L'EXPANSION FRANÇAISE

DE LA SYRIE AU RHIN

 

INTRODUCTION.

 

 

DU RHIN

CONDITION DE L'EXPANSION FRANÇAISE

 

Ce sont des conférences vieilles de trois, quatre, cinq ans. La dernière fut prononcée dans l'été de 1914. S'est-il, depuis cet été-là, écoulé trois ans ou trois siècles ? Le Monde a été agité de telles secousses et de cette crise il va sortir sans doute si renouvelé, que des pages écrites d'hier risquent de paraître plus anciennes que si elles dataient de la veille de 1789. Mais si, précisément, ces pages étaient consacrées aux problèmes historiques que pose derechef cette crise, peut-être était-il opportun de les publier à la veille du jour où va se liquider un Monde. C'est l'argument que m'ont fait valoir d'anciens auditeurs, gens bienveillants, trop bienveillants, qui, dans leurs lettres, expriment le désir de pouvoir lire aujourd'hui ce qu'ils ont jadis, avec tant d'indulgence, écouté.

A ces causeries, je n'ai rien voulu changer — même le style qui paraîtra souvent un peu bien primesautier. Je désire que mes auditeurs me reconnaissent ; j'aurais tant de plaisir à les retrouver eux-mêmes.

Peut-être les trouverais-je un peu changés. Lorsqu'en 1912, 1913, 1914, je parlais au Foyer devant une élite, vraiment, d'excellents Français, j'étais, oserai-je l'avouer, frappé par la modestie nationale que décelaient parfois devant certaines affirmations ou certaines espérances leurs mouvements de surprise.

Que la France, dont les fils avaient régné à Jérusalem et Antioche comme à Mayence et à Aix-la-Chapelle — sans parler de Metz et de Strasbourg, — que la France qui, pendant des siècles, sous tous ses souverains et sous tous les régimes, avait tendu à récupérer les domaines perdus et, avec son action en Orient, ses frontières naturelles ; que la France qui, par ses princes, ses hommes d'État, ses grands soldats, ses explorateurs, ses savants, ses penseurs, ses professeurs, ses artistes, ses négociants, avait été mise, à maintes reprises et pour de longues périodes, à la tête de la Chrétienté, pût reprendre, avec son influence et ses frontières d'autrefois, un rang sinon prééminent, du moins grandement éminent dans le Monde, telle chose paraissait souhaitable, mais quelque peu chimérique. Et quand, excité, sans doute à l'excès, par l'étude d'un passé, à la vérité magnifique, l'historien laissait parfois percer les espérances du citoyen, le sourire indulgent de certains de mes auditeurs — patriotes cependant de toute leur âme — m'apprenait sur la mentalité singulière de beaucoup d'excellents Français du vingtième siècle plus de choses que je ne pouvais leur en enseigner sur les aspirations des Français du treizième ou du dix-septième siècle — et même de tous les temps.

De ce qui m'était ainsi plutôt confirmé que révélé je ne pouvais être très surpris. Il y avait un quart de siècle que je regardais avec tristesse et j'irai jusqu'à dire avec enragement, s'affirmer, s'étaler, s'aggraver chez nous ce que d'un mot juste on a appelé une mentalité de vaincu.

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Nous avions été très haut et très loin. Nos rois, par un travail prodigieusement persévérant, nous avaient, en huit siècles, sous la poussée d'ailleurs de la nation, permis de reconstituer à peu près l'antique Francie de Charlemagne : et, pendant qu'ils reportaient la France aux Pyrénées, aux Alpes, à l'Océan, au Jura, au Rhin, lui avaient assuré dans la Chrétienté une incontestable primatie à laquelle avaient collaboré tous les éléments d'un pays admirablement doué. La Révolution et l'Empire avaient complété nos frontières en nous faisant maîtres de toute la rive française du Rhin et transformé — peut-être à l'excès — notre primatie en hégémonie.

L'Europe, tout entière conjurée contre nous en 1813 et 1814, avait par la suite brisé cette hégémonie et remis en question nos limites naturelles. Le Rhin nous avait été en partie enlevé en 1814 et 1815. Et, en 1871, le reste nous avait été arraché. Ainsi, en moins de soixante ans, nous avions perdu toute la précieuse partie des Gaules qui avait été le berceau de nos premières races royales et, après avoir vécu sous le sceptre de Clovis, sous celui de Charlemagne et, pour une partie, sous celui de Louis XIV, avait tout entier fait retour à la communauté française depuis 1795 et fait partie de l'Empire de Napoléon. Perdre des provinces, et ces provinces-là, était grave, mais nous avions déjà connu de pires aventures dont nous étions sortis. Songeons à la guerre de Cent ans et à la façon dont nous l'avons terminée. Mais ce qui fut un malheur plus grand, c'est que, un Empire de proie se fondant sur notre flanc ouvert et s'y fortifiant, nous semblions, par ailleurs, après 1814, et surtout après 1871, frappés d'une sorte d'hémiplégie. Nous n'étions, en effet, certes pas totalement paralysés ; mais il sembla qu'une demi-paralysie nous condamnât à des gestes, à des actes et même à des pensées amoindris. Cette France, qu'on avait connue si fière, l'insolente nation qui excitait chez un Guillaume d'Orange une admiration irritée, la grande Nation ainsi que parlaient les soldats de Napoléon, la France qui avait été à la tête des Croisades et avait fait la Révolution, la France qui avait fondé, au dix-septième siècle, un des plus beaux empires coloniaux du Monde et, sous le Comité de salut public et l'Empereur, vaincu et conquis l'Europe, la France qui, à plusieurs reprises, avait imposé ses sentances — ainsi qu'on le disait, au treizième siècle, de l'Université de Paris, soumis, dans le cours des dix-septième et dix-huitième siècles, à son art et à sa pensée l'étranger, de Londres à Naples et de Madrid à Pétersbourg, la France qui avait donné au Monde Charlemagne, saint Louis, Louis XIV et Napoléon, la France qui jadis et naguères encore n'avait estimé impossible aucune entreprise, — de quelque ordre qu'elle fût et si téméraire qu'elle parût, — sembla se résigner aux petits projets et aux petits profits, aux petites pensées, aux petits efforts, aux petits travaux, aux petites ambitions.

Aux petites ambitions surtout. Quelques années, après 1871, elle pensait encore recouvrer à coup sûr, par les armes, les provinces qui lui avaient été arrachées par le traité de Francfort. Mais si, trente ans après, elle le souhaitait, c'était à se demander si elle le voulait encore, j'entends en en faisant l'objet de ses pensées et, provisoirement, le but unique de son labeur. Que de sourires sceptiques j'ai vus vers 1905 encore, sur les lèvres des meilleurs d'entre nous quand, revenant tout frémissant de Strasbourg ou de Metz, j'exprimais ma foi absolue dans le retour des terres non rédimées dans le giron de la France. Mais quant aux provinces qui — tout aussi françaises d'origine — avaient été, sans aucun droit, attribuées à la Prusse en 1815, certains Français semblaient penser que, nos droits y étant certainement entiers, le temps ne pouvait venir où nous serions autorisés à les faire valoir.

Tel n'était pas mon sentiment. Ni le traité de Francfort de 1871, ni les traités de Paris de 1814 et de 1815, ni les décisions de Vienne de 1815 ne me sont jamais apparus comme fermant l'histoire de l'énorme lutte qui, depuis le traité de Verdun de 843, dresse l'une contre l'autre la France et la Germanie.

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Le traité de Verdun est, une de ces conférences le dira et je ne cesserai de le redire, tout à la fois le fruit et le point de départ d'un véritable malentendu historique contre lequel la France n'a cessé et ne doit pas cesser de s'inscrire en faux. Je veux y insister dès cette préface.

Charles, roi des Francs, a hérité de Pépin, roi des Francs, d'un royaume qui va jusqu'au Rhin — à ce titre que la région rhénane, après avoir été précisément le berceau de la race des Francs, est, plus précisément encore, celui de la famille même de Pépin et de Charles. Aussi bien le royaume de Francie — tel qu'il avait existé après Clovis — était-il, par ses limites, conforme à ce qu'on avait toujours appelé les Gaules. César avait donné aux Gaules comme limites les Pyrénées, les Alpes, le Rhin. Et ce n'était point là fantaisie arbitraire. Le conquérant — observateur des mœurs, des caractères et des races — n'avait point vu de différences sensibles entre les tribus vivant sur les bords de la Seine et de la Somme avec celles qui occupaient les rives de la Moselle, de l'Escaut et du Rhin. Là où la différence se manifestait, c'était lorsque, le fleuve franchi, il se heurtait aux bandes germaines aussi différentes des autres par leur caractère que par la couleur de leur poil. En tout cas, arrêtant là sa conquête, il s'était plu à y installer, au milieu des Celtes, les légions romaines. Les colons latins-étaient venus se mêler aux populations gauloises. Des cités gallo-latines s'étaient fondées — d'Aix la Chapelle, qui s'appelait Aquæ-Grani, à Coblence, qui s'appelait Confluentes, de Cologne, qui s'appelait Colonia Agrippina, à Spire, qui s'appelait Noviomagus, de Trèves, qui s'appelait Augusta-Trevirorum, à Strasbourg, qui s'appelait Argentauratum. La population était incontestablement celto-latine et il aurait paru aussi singulier de placer Trèves en Allemagne que Reims ou Langres. Nous voyons saint Jérôme, au moment des invasions barbares, citer Tournai, Spire, Strasbourg sur le même pied que Langres, Reims ou Arras, pour se plaindre de voir ces cités romaines occupées par les Goths.

Les Francs, d'origine batave et lointainement scandinave, fondent, là-dessus, un royaume très précisément-entre le Rhin et l'Escaut. C'est le berceau de la race de Mérovée. Clovis étend le pouvoir de sa race à la Gaule-entière grâce à l'adhésion des populations gallo-romaines. Et la Gaule devient Francie, mais s'il est une région essentiellement franque, aux yeux de la dynastie, c'est la région mosellane, c'est la Marche de l'Est. Metz est une des capitales du royaume ; et l'Austrasie s'étend sans conteste jusqu'au Rhin ; Dagobert a régné de Metz sur cette rive gauche du Rhin avant de régner à Paris. Et certes Dagobert se fût non seulement indigné d'être traité de roi germain, mais étonné si on eût prétendu devant lui qu'il régnait sur un seul Germain.

A la fin du huitième siècle, une famille surgit qui absorbe le pouvoir d'abord, puis s'empare de la Monarchie défaillante : c'est une race de leudes francs issus eux aussi de cette terre par excellence franque, qui est entre l'Escaut et le Rhin. Pépin de Landen, Pépin d'Héristal, Charles Martel sont sortis de cette contrée rhénane et ce sont des Francs et non des Germains. Et lorsque Pépin le Bref monte sur le trône des Francs, c'est en représentant de la plus pure race franque. Son fils Charles lui succède ; c'est le futur Charlemagne : il étend son Empire au delà des limites de la Gaule, en Espagne, en Italie, en Germanie. Il devient l'Empereur romain, titre qui n'a rien de germanique. S'il pense aux Germains, c'est certainement avec le mépris du vainqueur pour des vaincus abjects, du jour où il a cessé de les considérer comme des ennemis incommodes. Il a eu à lutter âprement contre un Witikind et ses tribus saxonnes ; il les a vaincues et leur a imposé le baptême : pour une tunique de lin et quelque argent on a vu ces Saxons — au comble de l'humiliation, puisqu'ils la consentent et presque s'y complaisent — se faire baptiser plutôt deux fois qu'une. Voilà le Germain que Charlemagne tient sous son sceptre : plus qu'un sujet, un esclave mortifié et avili. Et comme il faut toujours craindre qu'un esclave même à plat se révolte, l'Empereur a établi, en pleine Marche du Rhin, à Aix-la-Chapelle, l'une des capitales de son Empire — et aussi parce que cette région, berceau de sa race, lui paraît terre franque par excellence, en même temps que boulevard solide contre la barbarie germanique.

Il meurt : son fils Louis lui succède, mais faible et débonnaire, il laisse ses fils partager de son vivant son héritage. Ils sont trois : Lothaire, Louis et Charles. Aix-la-Chapelle étant réputée capitale impériale, Lothaire, l'aîné des trois, y prétend ainsi qu'au titre d'empereur ; on lui concède capitale et titre, mais il reçoit en outre une large bande de territoire franc — toute la partie située à l'ouest du Rhin, à l'est de la Meuse, de la Saône et du Rhône, avec l'Italie. Charles aura le reste de la terre des Francs et Louis— qui s'appellera le Germanique, — toutes les terres conquises jadis par Charles sur la race allemande. C'est le traité de Verdun de 843.

Mais, en 869, s'éteint avec Lothaire II, fils de Lothaire Ier, la race de celui-ci. Que va devenir cette Lotharingie artificiellement formée des terres rhénanes, meusiennes et mosellanes, cette Lotharingie qui est purement et simplement depuis Clovis partie de l'empire des Francs ? Terre franque, elle devrait revenir au roi des Francs, Charles. Mais c'est un pitoyable roi dont la postérité n'a retenu que ce trait médiocre qu'il était prématurément chauve. Ce fils tard-né d'un vieillard est un adversaire peu redoutable pour son frère aîné, le rude Louis. Celui-ci, parce que petit-fils aîné de Charlemagne, prétend à Aix-la-Chapelle et avec Aix-la-Chapelle à la Lotharingie. Et après contestations assez longues, Charles consent, par le traité de Mersen (869), moyennant diverses compensations, à laisser à Louis, avec le tombeau de Charlemagne, la possession de la rive gauche du Rhin, des vallées de la Meuse, de la Sarre, de la Moselle, de la Meurthe, de la Saône et la rive gauche du Rhône.

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Notons que, pas un instant, Charles ne croit consentir la cession de ces terres à la Germanie. Si Louis hérite de Lothaire, ce n'est pas en qualité de roi des Germains, mais de prétendant à l'Empire romain : Louis va régner sur Aix-la-Chapelle, Trèves, Coblentz, Liège, Namur, Metz, Toul, Verdun, Strasbourg, Bâle, Besançon, tout comme sur Lyon, Aix, Marseille, en qualité d'aîné des héritiers de Charles, roi des Francs et empereur romain. Et ces villes, si, de ce fait, elles relèvent de l'Empire, relèvent non d'un Empire germanique, mais d'un Empire romain, qui, plus normalement, eût dû, d'après ses origines, s'appeler Empire franc. Si Louis mourait sans héritier, tout son hoir reviendrait à Charles, si Charles mourait sans héritier, tout son hoir reviendrait à Louis ; et alors tout serait rétabli comme sous Charlemagne ; Louis ou Charles posséderait des terres françaises et des terres germaniques, mais le Rhin continuerait à être la limite reconnue des terres françaises de tout temps possédées et des terres germaniques naguère soumises.

Mais Louis — lorsqu'en 869, il reçoit, à Mersen, l'héritage de Lothaire — règne depuis plus de trente ans en Germanie ; il est Louis le Germanique. Ses premiers sujets ont été les Souabes, les Saxons, les Franconiens, les Bavarois, que son grand-père Charlemagne a soumis, mais qui réagissent sur le petit-fils — première revanche prise sur le grand aïeul. A la cour d'Aix-la-Chapelle, on va voir margraves et burgraves d'Allemagne prévaloir presque tous d'origine franque, mais conquis déjà, suivant une loi connue, par leur conquête.

Lorsque Louis meurt, son fils, plus germanique encore, lui succède sur ces terres, les unes germaniques, les autres franques, à l'est et à l'ouest du Rhin, car il lui succède à l'Empire. Les faibles descendants de Charlemagne qui règnent à Paris se débattent en de si âpres difficultés qu'ils ne peuvent disputer à leurs cousins d'Allemagne ce titre impérial. D'ailleurs les barons allemands se sont habitués à voir ce titre impérial confié à leur souverain. Peu à peu se fait la confusion entre le titre de roi de Germanie et le titre d'Empereur romain. Un jour viendra où on ne dira plus seulement le Saint-Empire Romain, mais le Saint-Empire Romain Germanique — deux mots qui hurlent d'être accouplés, puisque c'est associer Marius et les Teutons, César et Arioviste, Varus et Hermann. Dès le commencement du dixième siècle — cent ans après la mort de Charlemagne — la confusion est si bien établie que, la race de Charles s'éteignant en Allemagne, une nouvelle dynastie de rois germains se fonde — la dynastie de Saxe — qui, aussitôt, revendique le titre impérial comme inséparable de la couronne allemande. Comme par surcroît cette dynastie saxonne est représentée par des gens distingués ou par leurs talents, ou par leurs vertus Othon le Grand, Henri le Saint — et qu'au contraire, à Paris, s'éteint dans l'abaissement la branche cadette des Carolingiens, les souverains allemands n'ont pas de peine à faire prévaloir leurs prétentions : l'Empire reste aux princes qui règnent sur l'Allemagne, et avec l'Empire, les terres rhénanes.

Jamais ces prétentions ne furent agréées en droit par les rois de France, même ceux de la troisième race. L'Empire restait à leurs yeux une institution internationale dont le bénéficiaire pouvait être le roi de Paris au même titre, au moins, que le prince qui régnait à l'est du Rhin Mais surtout ils s'insurgeaient avec raison contre une des conséquences — extrêmement graves — qu'avait le malentendu créé depuis Verdun : je veux dire la possession par les rois de Germanie des Marches lotharingiennes, Pays-Bas, région rhénane, vallée de la Saône. Ce n'était point comme rois de Germanie que ces princes saxons, puis bavarois, tenaient ces terres : c'était comme héritiers — très contestables — et on eût dit usurpateurs de la couronne impériale. Aix-la-Chapelle et Mayence, Trèves et Coblentz, Metz et Strasbourg, Toul et Verdun, Bâle et Besançon, c'étaient des villes mouvant du Saint-Empire, des villes impériales, non des villes germaniques. Elles restaient peuplées de Celto-Latins, la population y parlait la langue romane et à peine à cette époque les Allemands même eussent prétendu qu'elles fussent germaines, mais tout de même elles dépendaient d'empereurs saxons, bavarois, souabes, franconiens. Et ainsi le malentendu se consommait : ces cités, si celto-latines par leur origine, ces terres si franques, puisque les Francs en étaient sortis, elles allaient verser vers l'Allemagne, elles gravitaient dans l'orbite de l'Allemagne — parce que, dans l'esprit des peuples et des princes, se perpétuait et se fortifiait la confusion entre Saint-Empire et Germanie. Et on assistait à ce résultat surprenant, paradoxal, des conquêtes de Charlemagne, que, parce que le grand roi des Francs avait écrasé Witikind et ses bandes et soumis l'Allemagne, les terres essentiellement gallo-latines et franques de la rive gauche du Rhin vivaient, deux siècles après, sous le sceptre d'un roi dans les veines duquel coulait le sang des esclaves saxons et que les fils de Witikind tenaient le palais et le tombeau de Charlemagne. Tenant son tombeau et son palais, ils s'emparaient du glorieux empereur, faisaient rétrospectivement de celui-ci — fait stupéfiant — un Empereur germain, le volant en quelque sorte à la Francie, se fortifiant de sa gloire et, par un paradoxe historique incroyable, transformant le plus dur et le plus entreprenant adversaire du germanisme en ancêtre de la monarchie germanique.

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Contre une telle prétention d'abord, contre l'usurpation du titre impérial et plus pratiquement contre celle des terres franques de la rive gauche du Rhin, les rois de France de la dynastie de Capet ne cessèrent de protester et d'entreprendre. Leur politique, on la trouvera définie dans une partie de ces conférences ; d'un Henri Ier, deuxième successeur de Hugues Capet, réclamant le palais d'Aix-la-Chapelle, possession des ancêtres, et surtout d'un Philippe Auguste, vainqueur d'un Othon à Bouvines, à Louis XIV recevant Strasbourg dans la communauté française et à Louis XV recueillant la Lorraine comme un beau fruit français, en passant par Philippe le Bel qui profite de la crise de l'Empire à la fin du treizième siècle, pour faire repasser en France tant de villes et bourgs usurpés, par Charles VII qui, en 1444, à peine délivré du terrible cauchemar anglais, entend porter remède à plusieurs usurpations... faites sur les droitz de nos royaume et couronne de France, en plusieurs pais, seigneuries, citez et villes estans deça la rivière du Rein qui d'ancienneté vouloient estre et appartenir à nos prédécesseurs rois de France, par Henri II qui, poursuivant le grand dessein du voyage d'Austrasie, réunit Metz, Toul et Verdun, mais dont les jeunes capitaines entendent, par surcroît, faire boire leurs chevaux en la rivière de Rhin, par Henri IV qui, souple et insinuant, attire à son alliance et presque sous son protectorat les seigneurs de la rive gauche, par un Louis XIII qui, servi par Richelieu, récupère l'Alsace et atteint enfin le Rhin, vingt rois poursuivent, pendant huit siècles, le grand dessein, bien peu s'en laissent détourner et pour bien peu de temps.

S'ils poursuivent ce dessein, je le montrerai, c'est qu'en réalité ils servent non le rêve d'une dynastie ambitieuse, mais la pensée profonde d'une nation qui sent d'instinct que ses intérêts essentiels sont d'accord avec les droits de sa race. Les territoires jadis usurpés par les princes germains et que peu à peu les Allemands ont essayé de réputer germaniques, ils ne sont pas seulement l'héritage de César, de Clovis, de Charlemagne, terres celtes colonisées par des Latins, et domaine des Francs, fondateurs de la Monarchie, ils sont des Marches nécessaires. A l'époque où la Germanie était un ramas de tribus sauvages, il avait déjà paru bon aux successeurs de César en Gaule d'échelonner le long du Rhin les légions et les camps. A mesure que l'Allemagne s'est organisée, cette barrière a paru plus nécessaire encore et justement cette barrière, les Allemands — sans coup férir, par un subterfuge singulier et un malentendu historique — ont mis la main dessus. Non seulement ils ont la rive gauche du Rhin, mais ils ont à dix, vingt et trente lieues en avant, porté leur suzeraineté, et les Marches que Charlemagne avaient créées contre eux après César, elles sont tout entières entre leurs mains et tournées contre nous. Ils ont non seulement la Marche du Rhin — Alsace comprise — mais les Pays-Bas et la Lorraine ; et la capitale française, ce Paris où, dès le douzième siècle, bat le cœur de la Nation, est comme livrée, tant est proche la menace germanique. Dès lors le peuple a compris que, tant qu'il ne serait pas refoulé au delà de la Meuse et de l'Escaut, puis au delà de la Moselle et au delà du Rhin, l'Allemand était l'ennemi, essentiel, parce que — même aux périodes où il semble s'affaisser — l'ennemi le plus menaçant pour l'existence et l'obstacle constant à l'expansion de la France.

Sans doute l'Anglais a parfois paru ennemi plus incommode et plus pressant, mais si l'Anglais, gouverné par des dynasties normandes et poitevines, est un adversaire dangereux de la Monarchie Capétienne et, partant, de la Nation, on n'a jamais eu l'impression que ce fût un ennemi-né de notre race, un destructeur de notre nationalité. Les victoires populaires en France sont les victoires contre l'Allemand ; Bouvines est vraiment — je le montrerai — la première journée nationale ; l'échec infligé à Charles-Quint par le duc de Guise devant Metz a, pour un siècle, rendu populaire la famille des Guise en France ; la Maison d'Autriche — considérée comme incarnant le péril allemand— fut si détestée que Louis XV s'alliant à elle — je dirai quelles furent alors ses raisons légitimes — parut au populaire un traître et il n'est pas jusqu'à la fille d'Autriche, qui, mariée au futur Louis XVI, — en gage de ce rapprochement, — n'ait un jour connu ce que le peuple de France gardait de haines pour les Césars germaniques : L'Autrichienne ! c'est-à-dire : la fille des Césars allemands !, cela suffit à rendre odieuse une belle et séduisante et aimable princesse. Et lorsque, bien après Louis XV, on eut, par le coup de foudre de 187o, connu en France que l'ennemi allemand était maintenant non à Vienne, mais à Berlin, quel ennemi aura été plus détesté en France que le Hohenzollern ?

C'est que l'Allemand — tant qu'il tenait le Rhin — était telle menace que notre grandeur dans le monde, même quand elle atteignait son apogée, en restait instable. Ces conférences montreront à quelle hauteur nos rois portèrent notre prestige — secondés, soutenus, parfois poussés par une Nation féconde en grandes ressources, superbe en ses ambitions et résolue en ses desseins. Mais tandis que notre influence s'étendait au loin, en Europe et hors d'Europe, Paris continuait à être à quelques journées de marche de la frontière indécise créée par le détestable traité de Verdun. En vain, au douzième siècle, les Francs ont, nous le verrons, rempli de leur gloire et peuplé de leurs guerriers les principautés d'Orient et en vain, au dix-septième siècle, ils ont, nous le verrons encore, fondé, en Asie et en Amérique, un magnifique empire, en vain ils recommenceront au dix-neuvième siècle à conquérir et à coloniser. En vain ils se feront reconnaître, par l'expansion tout à la fois de leur esprit et de leur politique, pour la première nation du monde, si chez eux, tout près de leur capitale, l'ennemi tient la terre des aïeux. Par ailleurs, la Gaule de César, la Francie de Charlemagne, restait amputée des magnifiques provinces du Nord-Est. L'équilibre de notre Nation — l'équilibre politique, moral, social, — exigeait que, la vallée de la Garonne étant réunie à la fin du treizième siècle, celle du Rhin nous revînt. Jamais la nature ne semblait avoir tracé si intelligemment les frontières d'un peuple qui, atteignant à un rare degré de perfection lorsqu'il s'était reconstitué au cours des siècles, ne pouvait, cependant, atteindre sa perfection totale que si les solides Gallo-Latins-Francs des Marches de l'Est nous revenaient après les subtiles et précieux Latins des Marches de Gascogne.

Tout — lois de la nature et origines de la race, traditions anciennes et gloires passées, nécessités politiques et nécessités militaires, sécurité de la capitale et pérennité de nos plus belles entreprises, équilibre de la Nation et conditions de sa durée, intérêts essentiels et droits acquis — oui, tout imposait aux rois et au peuple la reconquête des terres françaises jusqu'au Rhin. Et telle chose était si évidente que lorsqu'après avoir reconquis, par un travail séculaire, les trois quarts des Marches de l'Est, Trois Évêchés, Alsace, Flandre, Lorraine, la Monarchie succombant laissa la parole à la Nation, celle-ci, aux accents de l'Hymne à l'armée du Rhin, s'élança vers le fleuve.

En vain des idéologues avaient-ils — Robespierre en tête — proclamé le 22 mai 1790, à l'Assemblée constituante, que le peuple français, satisfait de ses frontières, renonçait aux conquêtes. Les faits sont plus forts que les ordres du jour des Assemblées. Le peuple français pouvait redouter la guerre et, d'avance, la détester, le peuple français pouvait ne point souhaiter d'immédiates ruptures et de sanglants combats, en 1790 et 1791. Et les pacifistes de l'Assemblée pouvaient — pour les besoins de leur politique et la satisfaction de leurs principes — interpréter comme un renoncement un désir de paix. Mais dès que la guerre parut s'imposer, la Nation y entraîna ses représentants parce que, maîtresse maintenant de Flandre, Lorraine et Alsace, la France allait pouvoir achever enfin l'entreprise et se compléter des régions qui, trop longtemps, étaient restées séparées de la mère patrie.

C'est pourquoi, lorsqu'à Valmy, elle eut déconcerté et fait reculer l'invasion allemande, elle s'élança vers ses limites naturelles.

On sait avec quelle rapidité elle les atteignit sur les deux terrains qui n'avaient cessé d'occuper la pensée de nos rois : Belgique et bords du Rhin. Dès les premiers jours de l'automne de 1792, Dumouriez est à Bruxelles et déjà le 21 octobre, Custine, après avoir été accueilli à Spire, Worms et Philippsbourg, entre à Mayence, appelé par tout ce qu'il y avait d'éminent dans l'illustre cité, et occupe la rive française du Rhin. Il occupe plus qu'il ne conquiert. Car partout il est acclamé — tout comme Dumouriez, plus même que Dumouriez — en libérateur serait trop peu dire, en frère retrouvé. C'est au milieu des acclamations attendries des patriotes rhénans que ce Lorrain occupait Spire, Worms, Mayence, le 21 octobre. Le 17 mars, la Convention mayençaise, où l'illustre savant Georges Forster joua le rôle le plus éminent, proclamait l'union — il eût pu dire la réunion — avec la France et ses députés étaient, le 3o mars, accueillis en triomphe à la Convention nationale. L'image du Rhin, une fois évoquée, ne s'efface plus, écrit Albert Sorel.

Évincés un instant, en 1793, et de Belgique par les armes, et d'une partie des provinces rhénanes, il était fatal que nous y reparussions. La Nation avait repris contact avec les Wallons et Welches — Welches et Wallons, ce sont Galli, Gaulois — des vallées de la Meuse et du Rhin. A leur accueil même — si altérée qu'eût paru la race par la colonisation allemande — la France avait vu se confirmer la tradition et s'affirmer le droit, — avec la parenté. Les orateurs les moins suspects de pactiser avec la politique d'ancien régime, avaient proclamé, du haut de la tribune de la Convention, que le droit nouveau sortait de l'ancien droit.

Dès le 27 novembre 1792, Grégoire a déclaré qu'après avoir compulsé les archives de la Nation, il affirmait que la France ne pouvait avoir d'autres frontières que les Pyrénées, les Alpes, le Rhin.

Mais quel autre effet devait produire le discours de Danton qui, accourant précisément le 31 janvier 1793 des Marches de l'Est, se ralliait — revenant de son pacifisme de 1790 — aux frontières naturelles. Je dis que c'est en craindre de donner trop d'étendue à la République. Ses limites sont marquées par la nature. Nous les atteindrons des quatre coins de l'horizon : du côté du Rhin, du côté de l'Océan, du côté des Alpes. Là doivent finir les bornes de notre République.

Les fortes paroles d'un Danton n'ébranlaient pas seulement la France et l'Europe de 1793. Elles arrivent jusqu'à nous — après un siècle et quart — pleines de destinées. Elles ne pouvaient pas ne pas faire loi. Aux yeux des hommes qui avaient fait une Révolution au nom de la Nation, tout ce à quoi avait toujours aspiré la Nation se devait réaliser, et, libre, la Gaule devait être entière. La doctrine des frontières naturelles se lia à celle même de la Révolution et à l'existence même du pays. En 1795, le Comité de salut public proclamait : Les frontières de la République doivent être portées au Rhin. Ce fleuve, l'ancienne limite des Gaules, peut seul garantir la paix entre la France et l'Allemagne. Et la Constitution de l'an III déclarait les limites naturelles de la France limites constitutionnelles. Formellement, enfin, les traités de Bâle avec la Prusse en 1795, de Campo-Formio avec l'Autriche en 1798, assuraient la restitution à la France de l'antique domaine usurpé par les Allemands.

Si l'on pouvait douter qu'il fût nôtre, même après l'accueil fait en 1792 à nos armées, comment ce doute ne tomberait-il point lorsqu'on étudie de quelle façon vécurent sous l'administration française — vingt ans les départements rhénans et mosellans ? Départements de la Lippe (Munster), de la Roer (Aix-la-Chapelle), de la Sarre (Trèves), du Rhin-et-Moselle (Coblentz) et de Mont-Tonnerre (Mayence), point de départements de l'Empire qui se soient montrés tout à la fois plus satisfaits et plus zélés. Lorsque le grand ordonnateur, Bonaparte, fut venu apporter là, comme partout, cette administration admirable, féconde en œuvres matérielles et morales, quand, par treize ans d'un labeur magnifique, les préfets du Consulat et de l'Empire eurent assuré aux provinces rhénanes une prospérité sans précédent, créant canaux, routes, écoles, hôpitaux, monuments, à l'antique amitié s'ajouta une amitié nouvelle. Personne, sur la rive gauche du Rhin, ne se tenait plus pour Allemand. Le Prussien et l'Autrichien y furent, en 1814, reçus avec tristesse et irritation. Ces Allemands étaient des étrangers : l'Invasion commençait à Mayence comme à Coblentz.

 

Mais la Fortune nous fut contraire ; elle nous est longtemps restée contraire. Nous dûmes, aux traités de Paris de 1814 et de 1815, renoncer successivement aux rives du Rhin, puis à la vallée de la Sarre, et les traités de Vienne, sanctionnant notre défaite, donnèrent à la Prusse des provinces sur lesquelles jamais roi de Prusse n'avait eu l'ombre d'un droit. Prusse rhénane, ainsi les dominateurs eurent-ils l'audace de baptiser leur conquête. Prusse rhénane ! Cela vaut comme hérésie des mots l'Empire romain germanique. Car qu'est-ce que la Prusse, sinon cette Borussia — en avant de la Russie —, marche slave germanisée par les Teutoniques dont, par ailleurs, l'esprit durement militaire et la rude inculture étaient aux antipodes de l'esprit rhénan — fils de l'esprit gallo-latin, policé, doux et libéral ? Mais la Prusse — précisément parce qu'elle s'installait là en intruse — entendit imposer jusqu'à son nom et, chose stupéfiante, ridicule et odieuse, des Mayençais, des Trévirois et des Coblençais furent réputés Prussiens, gens de la Borussia, parce que les diplomates de Vienne, armés d'une plume, l'avaient ainsi décidé.

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Nous avions, en 1815, perdu la plus grande partie de la rive gauche du Rhin et jusqu'à certains cantons de la Lorraine. La France s'y résigna moins que ne le pensent nos contemporains. Nos grands-pères ont — de 1815 à 1870 — vécu dans l'espoir que le Rhin français nous serait rendu et que, par les armes ou la diplomatie, seraient, suivant la formule célèbre, déchirés les traités de 1815. Tandis que bien des citoyens de Mayence, Coblentz et Trèves, fils et petit-fils de soldats de Napoléon, comme leurs pères étaient les arrière-neveux de ceux de César et de Charlemagne, ne trouvaient nullement invraisemblable l'hypothèse d'une nouvelle réunion, des Français patriotes, hommes d'État et poètes, soldats et historiens envisageaient comme le but désirable de notre effort national la reprise des provinces du Rhin. Par là, ils ne croyaient point entreprendre contre la race allemande, car la plupart étaient imbus du principe des nationalités. Lorsqu'en 1830, en 1848, le peuple français faisait des barricades, un mouvement se produisait pour la libération des peuples opprimés, mais ce mouvement avait précisément pour conséquence — logique — une plus forte revendication des provinces rhénanes passées sous le joug de la Prusse. En 184o, un Adolphe Thiers, ministre et président du Conseil, se rencontrait avec un Alfred de Musset, poète national, pour appeler de ses vœux le retour à la patrie du Rhin qui fut dans notre verre, avec un Victor Hugo, autre poète national, pour déclarer que le Rhin appartient naturellement à la France.

Mais précisément, trop d'agitations nous usèrent. Il manquait aux gouvernements la stabilité, au peuple le calme, conditions nécessaires à la poursuite d'un grand dessein. Nous dépensâmes à la poursuite de chimères la force dont le quart eût suffi pour nous ramener sur le Rhin et, en 1870, au lieu de conquérir, nous fûmes conquis. Ce qui nous restait du Rhin nous fut enlevé et, non content de nous arracher l'Alsace, le nouvel Empire allemand nous vola-la Lorraine messine. Ne faisons entre les deux provinces aucune différence : l'une et l'autre étaient également françaises ; l'une et l'autre l'ont suffisamment montré en résistant quarante-trois ans à toutes les entreprises de germanisation.

Ainsi, après avoir atteint, en 1795, le but que poursuivait, sous ses rois, la Nation française depuis huit siècles, nous étions dépouillés du fruit de tant de labeurs : non seulement ce que nous avions conquis par les armes des soldats de la Nation nous avait été, en 1815, enlevé, mais nous perdions, en 1871, et l'Alsace réunie par Richelieu et Louis XIV, et l'un des Trois Évêchés lorrains venus spontanément à nous sous Henri II, en 1552 ! Nous rétrogradions de deux et trois siècles.

Par surcroît, un Empire formidable se fondait sur notre flanc — sur notre flanc ouvert, un Empire militaire mille fois plus dangereux que le Saint-Empire, même quand le chef du Saint-Empire s'appelait Barberousse, même quand il s'appelait Charles-Quint. Nous étions, nous, saignés, pillés, foulés : l'ennemi, après avoir volé nos provinces et tué nos fils, avait emporté notre or pour forger contre nous de nouvelles armes. Nous avions été si écrasés — si totalement écrasés — que nous restions humiliés plus profondément que nous ne l'avions jamais été. Car, en 1814 et 1815, nous avions succombé sous les coups d'une coalition qui groupait contre nous l'Europe entière et nous n'avions succombé qu'après une résistance qui, si elle était en partie le fait de l'Empereur, n'en restait pas moins — de Montmirail à Waterloo — l'honneur de la Nation. En 1870, la grande France, la France de Charlemagne, de Louis XIV et de Napoléon avait été vaincue — presque facilement — par une nation qui, la veille encore, passait pour de second plan, par des soudards de Prusse, mais mieux disciplinés, mieux entraînés et mieux commandés que nous. L'humiliation s'augmentait de cette effroyable épilogue : la convulsion de la Commune, Paris soulevé par des Français contre des Français et assiégé par des Français, brûlé par des Français et fusillé par des Français.

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Nous entendîmes nous relever. Ce fut une magnifique velléité qui eut plus d'un effet. Car sur bien des terrains nous nous relevâmes. Mais l'instabilité de nos institutions entraînait celle de nos desseins. Et il parut souvent que nous errions, que nous vaguions, que nous trébuchions.

Dès lors se créa cette mentalité de vaincu dont je parlais au début de cette trop longue préface. Certains peuples trouvent dans leur défaite un ressort nouveau : tels avaient été le Piémont après 1848, la Prusse après 18o6, la Hollande après 1672. Le Français, lui, se sent comme paralysé par le désastre. Le succès, la gloire, le montent et l'incitent à obtenir encore mieux, toujours mieux ; c'est par une suite de victoires toujours plus belles que la Nation fut, de 1792 à 1800, portée à l'incroyable esprit d'entreprise dont, sur tous les terrains, elle a fait preuve. Nous avons besoin de réussir pour prétendre et persévérer. Parce que nous avions été battus par la Prusse et que le Monde nous en témoignait plus de mépris qu'il ne convenait, nous fûmes portés à nous enfermer dans une attitude bien singulière ; on eût dit vraiment que loin de détester notre défaite, nous nous y complaisions, non point pour y chercher la résolution d'employer tous nos moments à préparer la revanche, mais pour nous consoler avec nos Gloria victis. Gloria victis ! cette humiliante consolation peut être formulée pour panser l'amour-propre d'un voisin qui a succombé avec honneur : ce n'est pas à la nation même qui a succombé qu'il appartient de se tresser une si pitoyable couronne. La défaite ne doit pas être glorifiée ; elle doit être abhorrée. Et s'il apparaît opportun de commémorer l'infortune, ce ne peut être que pour se jurer de s'en relever avec éclat et de réparer, avec les revers subis, les fautes qui les ont justifiés.

Il sembla tout d'abord que, battus à Sedan, nous n'avions, au cours de notre histoire, jamais été vainqueurs, car si on commémorait les défaites, pas une fête ne rappelait le souvenir des triomphes. De 1892 à 1909, nous eussions pu célébrer presque chaque année le centenaire d'une grande victoire : Valmy en 1892, Fleurus en 1894, les victoires d'Italie en 1896, Rivoli en 1897, les Pyramides en 1898, Zurich en 1899, Marengo en 1900, la magnifique paix d'Amiens en 1902, Austerlitz en 1905, Iéna en 1906, Friedland en 1907, Wagram en 1909. Chose curieuse, il n'y eut qu'une manifestation du souvenir — en 1912 — pour aller commémorer en Russie Borodino qui fut bien une victoire, mais à la Pyrrhus.

Je voyais arriver l'heure où, n'ayant pu en vérité aller décemment célébrer avec les Allemands l'anniversaire de Leipzig, nous accepterions peut-être d'aller en 1915 commémorer avec les Anglais le centenaire de Waterloo. Mais lorsqu'il fut question de célébrer, le 24 juillet 1912, le deuxième centenaire de Denain, le 27 avril 1914 le sixième centenaire de Bouvines, il fallut que l'Académie française se substituât au gouvernement de la France pour donner quelque éclat semi-officiel à ces fêtes.

Par ailleurs, baissait sensiblement en France le culte des grands hommes de guerre. Dans nombre de nos écoles, nos héros — parce que l'histoire batailles était proscrite — furent systématiquement méconnus quand ils n'étaient pas bafoués. Du Roland de Roncevaux au Bavard du Garigliano, du Bertrand Du Guesclin de Cocherel au Condé de Rocroi, du Turenne de Turckheim au Villars de Denain, du Montcalm des plaines d'Abraham aux grands soldats de la Révolution et de l'Empire, ils furent tenus pour gens dont il fallait le moins possible parler aux enfants. Et c'est bien inconsciemment et sans les connaître que nos soldats de 1914, 1915, 1916 et 1917 ont fait renaître les vertus des grands ancêtres. Quant à Jeanne d'Arc, l'État français laissa à l'Église le soin de répandre son culte et si Napoléon n'a cessé de grandir dans les imaginations, c'est bien contre le gré de certains de nos politiques et de certains de nos professeurs.

Si le passé le plus glorieux était comme systématiquement étouffé, le présent s'en ressentait. Certes, on ne peut dire que, depuis 1871, la France n'ait pas partout montré qu'elle renfermait de rares ressources d'initiative et d'énergie : soldats qui, du Tonkin au Dahomey, de Madagascar au Maroc, faisaient revivre les vertus des vieux soldats d'Afrique, missionnaires qui propageaient au milieu des périls, avec le culte chrétien, le prestige du pays, explorateurs civils et militaires qui, hardiment, pénétraient les continents inconnus et les découvraient, industriels hardis que n'effrayaient point les grandes entreprises, écrivains que ne rebutaient point les grandes pensées, cent noms se pressent sous ma plume ; il faut bien cependant reconnaître que, en masse, le peuple français semblait s'enfermer dans une attitude de gagne-petit, parce que dans un esprit d'ose-petit.

Je n'insiste pas. Le Français sous les armes a montré qu'il savait oser — plus que personne au monde : Mais qui nierait que, cinq ans avant cette guerre, notre race ne se laissât partout distancer dans le Monde. Plus particulièrement, ses ambitions semblaient si modestes, elles l'étaient si réellement, que j'ai peur que de cette modestie il ne reste encore trop dans l'âme de certains de mes compatriotes — même après des événements qui nous ont restitué la première place morale parmi les nations.

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La carte du Monde va être jetée sur le tapis vert. En déclarant la guerre à la France, après la Russie, en déchirant les traités les plus sacrés, en semblant d'une façon plus générale faire litière de tout droit, de tout accord, de toute convention, les Allemands et leurs alliés Autrichiens — et, en se solidarisant avec eux, leurs alliés Bulgares et Turcs ont ainsi rendu caducs tous les traités. Il est certain que les Nations en guerre entendent qu'un nouveau remaniement — plus important assurément que celui de 1815 — soit fait du Monde.

C'est, pour chacune des puissances intéressées, le moment de voir très large : c'en est fini pour nous de l'ère des petites vues, des petits désirs et des petits profits : nos regards doivent se porter très loin dans l'espace et le temps. Nos intérêts sont partout, mais plus particulièrement ils sont là où une longue histoire les a fixés : au fond de la Méditerranée où deux cents ans d'exploits et six cents ans de bienfaits les ont fondés, aux rives du Rhin où se peut compléter enfin notre nationalité. L'heure est venue — solennelle entre toutes — où il s'agira, probablement pour de longs siècles, de laisser inachevé ou de consommer le grand dessein qui, depuis près de mille ans, a possédé la Nation et ses chefs. Que l'Alsace et la Lorraine messine — provinces revenues à la France l'une depuis le dix-septième, l'autre depuis le seizième siècle, et arrachées depuis quarante-sept ans à la communauté française, — nous soient rendues, la question ne se pose pas : elle ne se peut poser. Tout nous rend l'Alsace-Lorraine : sa fidélité dans l'épreuve fortifie notre droit s'il en était besoin — et l'assentiment de l'Humanité, et je dirai les tardifs remords de l'Europe. Le traité de Francfort a été déchiré par nos ennemis même ; ils l'ont voulu ; qu'ils subissent les conséquences de leur geste insensé et qu'ayant perdu la partie qu'ils se croyaient dix fois assurés de gagner, ils la paient — tout au moins de ce qu'ils nous avaient pris.

Mais, ce qu'ils nous avaient pris, ce n'est pas seulement l'Alsace-Lorraine en 1870 : c'est, en 1815, une autre partie de la Lorraine ; c'est, en 1814, la rive gauche du Rhin. Les traités de Paris de 1814 et 1815 sont-ils plus intangibles que celui de Francfort de 1871. Pourquoi ? Ou bien estime-t-on que nous devons être discrets même dans nos demandes de restitutions ? Car comment pourrait-on ici parler pour notre race de conquête sur une autre race, quand il s'agit de terres peuplées par notre race, colonisées par elle, défendues par elle pendant de longs siècles contre les barbares germains, gouvernés par les proconsuls de César, les comtes de Charlemagne et les préfets de Napoléon, quand il s'agit de ces provinces dont la restitution à la communauté celto-latine fut le rêve constant de nos rois, de nos hommes d'État, de nos hommes de guerre et de millions de Français parce qu'elles sont séculairement nôtres.

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Tous les rêves d'expansion nous sont permis. A la vérité, — et cela seulement contredit ce que tout à l'heure je disais de l'étrange abstentionnisme du Français depuis quarante ans, — à la vérité, la France a, depuis 1880, construit un empire colonial qui, après la conquête du Maroc, était devenu le second du monde. Mais que d'hésitations tout de même dans cette entreprise, et, partant, que d'à-coups fâcheux, de reculades, de faux pas jusqu'à la cession, en pleine paix, à l'Allemagne d'une partie de notre Congo ! Ces hésitations, d'où venaient-elles ? De ce que, à beaucoup de tenants mêmes de l'expansionnisme colonial, il paraissait soudain téméraire d'engager les armées et les richesses de la France si loin de la France quand notre flanc était ouvert à l'ennemis'il osait passer sur le corps de la Belgiqueà six journées de Paris. Dans les conférences qu'on lira ici, tout d'abord je résume l'histoire glorieuse en ses débuts, finalement lamentable des colonies françaises avant 1789. Nous allâmes partout. Les Francs furent maîtres de dix États en Orient : des souverains issus de dix de nos provinces régnèrent des bords du Jourdain aux rivages de Chypre, des monts d'Arménie à l'île de Rhodes, du Bosphore byzantin aux lieux où fut Sparte, de l'Acropole d'Athènes à la vallée de l'Euphrate. Je montrerai le saint roi Louis IX partant pour sa Croisade, les enseignes fleurdelisés déployées et — en dépit même de l'échec de son expédition d'Égypte — reçu en suzerain par des princes tous d'origine française qui, des déserts d'Arabie aux rives de Sicile, eussent pu constituer une fédération française enveloppant le bassin oriental de la grande mer latine. A la fin du treizième siècle, la France dut laisser tomber cet empire franc. Pourquoi ? Parce qu'avec un sens très réaliste et un souci, à mon avis, parfaitement légitime, des vrais intérêts de la France, nos rois entendaient se consacrer à reculer, par la diplomatie et, au besoin, les armes, notre frontière du Nord et de l'Est qui, à la fin du règne de Louis IX, passait encore par l'Argonne, l'Ardenne, le plateau d'Artois. Aux expéditions certes utiles, certes fécondes — vers les rives lointaines, ils préférèrent — car il fallait choisir — la lente reconquête des Marches de l'Est. Tant qu'elles n'étaient point à nous, le péril était mortel. Comment user nos hommes à nous garder Jérusalem et Antioche et Saint-Jean-d'Acre quand l'ennemi était à quarante lieues de Paris ? Et on dut abandonner l'Orient.

Et, pour la même raison, au fond, on dut abandonner, après l'Italie du seizième siècle, le magnifique empire colonial fondé au dix-septième et au dix-huitième siècle, des rives du Mississipi et du Saint-Laurent aux monts du Dekan et aux bords du Gange, par les Champlain, les Cavelier de la Salle, les Dumas, les Dupleix et les La Bourdonnais. Si nos Valois durent renoncer au beau rêve italien, c'est qu'Henri II entendait faire boire ses chevaux dans la rivière du Rhin — nécessité essentielle. Si nos Bourbons durent laisser sans secours un Dupleix dans l'Inde et un Montcalm au Canada, c'est que, même après la réunion de l'Alsace, de la Lorraine, de la Flandre française, l'ennemi germanique n'était séparé de Paris par aucune barrière, la seule barrière possible entre eux et nous étant tout le Rhin. On ne s'occupe pas des écuries quand le feu est à la maison, répondait aux demandes de Montcalm le cabinet de Versailles. On s'est indigné du mot ; il a pourtant son sens si l'on songe que la maison, ouverte à l'ennemi, peut toujours être incendiée. Et, lorsque, derechef, nous voyions s'étendre, de 1880 à 1913, nos colonies, nous ne pouvions nous empêcher de nous demander si nous ne travaillions pas en vain tant que la frontière passerait sur le sol même des Gaules, de Dunkerque à Belfort.

De tels soucis ne seraient plus permis le jour où, entre la Germanie renfermée chez elle et la France reportée aux limites de la Gaule, le grand fossé, comme disaient les soldats de la Grande Armée, serait derechef la frontière. Alors la France, délivrée de la plus pressante inquiétude, pourrait, sans arrière-pensée, travailler à étendre et à faire fructifier dans la sécurité son empire d'outre-mer. L'expansion française hors d'Europe dépend avant toutes choses de l'expansion française à ses limites naturelles. La France ne pourra porter son drapeau en toute sûreté aux quatre coins du monde que lorsque ce drapeau flottera sur tous les territoires que notre race a jadis civilisés ces limites que Danton proclamait, le 31 janvier 1793, marquées par la nature. Nous les atteindrons sur quatre points : à l'Océan, aux bords du Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées.

On les atteignit alors. Pourquoi notre race, qui vient d'affirmer une vertu sans défaillance, se montrerait-elle inférieure à ce qu'elle fut alors ? Ne valons-nous point nos pères, et Danton — après les leudes de Charlemagne et les ministres des Capétiens — devrait-il nous renier ?

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Depuis que ces conférences ont été faites, en ces années 1912, 1913, 1914 où nous avions un pressentiment si poignant de ce qui se préparait, je n'ai fait qu'un métier de soldat — de bien modeste soldat. Le 8 août 1914, je commandais un petit poste qui, sur un éperon des côtes de Meuse, montait consciencieusement la garde bien en avant de Verdun. Et vingt-six mois, je suis resté, à des titres divers, dans ce redan de Verdun où vint se briser, en 1916, l'effort germanique. Après avoir joué le rôle bien humble d'une de ces sentinelles qui veillent à une des poternes de France, le dos à Verdun et face à Metz, j'ai été mêlé à cette formidable bataille qui, la poterne ayant été un instant enfoncée, se livra sur le plateau même où l'antique Virodunum est assis. Pourquoi fallait-il que, dût-on y laisser cent mille vies de Français, Verdun fût défendu ? Pourquoi la France, tout entière frémissante, a-t-elle senti, pourquoi l'univers, un instant en suspens, a-t-il compris que devant cette place se jouait une des grandes parties de l'Histoire du Monde ? Parce que la Germanie, maîtresse de Verdun, après que déjà elle s'était emparée d'Aix-la-Chapelle et de Mayence, de Metz et de Strasbourg, de Liège et de Bruxelles, d'Anvers et de Lille, c'était la fin de la France. Quelle activité féconde pourrions-nous déployer quand serait reconstituée — et avec quelle aggravation ! — la situation que nos rois, nos ministres, nos chefs de guerre, avaient mis huit cents ans à réduire ? Quel rôle pourrions nous jouer dans le monde lorsque l'Argonne serait notre limite ou même la Meuse ? Si la perte des bords du Rhin en 1814, de l'Alsace et de la Lorraine en 1871 nous avait condamnés, à une influence sans cesse diminuée, n'était-ce point notre vie même que nous jouions sur les rives de la Meuse ?

Que de fois, voyant nos soldats issus de toutes les provinces, précipités dans cette fournaise, je sentais mon cœur se serrer, mais que de fois me vint la pensée que l'enjeu valait que tous les Français se jetassent dans la mêlée : tout les y incitait, l'avenir comme le passé de leur race.

Un soir d'août 1914, au moment même où le sort semblait hésiter, je veillais assis sur un petit tertre de Woëvre — on ne s'enterrait pas alors pour veiller d'où je voyais les sentinelles se promener dans la pénombre d'une magnifique nuit d'été. Les hommes du poste, roulés dans leurs couvertures grises, dormaient sur l'herbe humide — braves gens que n'agitaient point, je pense, les problèmes historiques. Le ciel, d'un azur sombre, scintillait d'étoiles, invitant aux larges pensées et aux grandes espérances. Devant moi, l'énorme plaine s'étendait remplie de mystères et de menaces ; quelques villages flambaient très loin, m'apprenant, mieux que les rares dépêches arrivées jusqu'à nous depuis quinze jours, qu'Attila était rentré en Gaule. Obstinément je fixais  le point de l'horizon où je situais Metz. La ligne surélevée des collines de Moselle que marquaient certains feux, me dérobait la vieille ville mérovingienne usurpée depuis quarante-trois ans par les bandes germaines. Derrière moi, l'énorme camp de Verdun, à l'abri de ses côtes de Meuse, reposait. Des bruits sourds — coups de canon, départs ou éclatements assez lointains — parfois rompaient le silence de la nuit. A quatre lieues en avant de Verdun, à dix en arrière de Metz, je me sentais sur une terre sacrée — celle où depuis huit siècles se débat le sort de ma Nation, de ma Race et de ma Culture. Et la nuit se peuplait pour moi d'ombres, de fantômes qui conseillaient l'énergie, non seulement l'énergie qui permet de défendre son bien, mais encore celle qui permet de reprendre. La nuit ne me parut pas longue : entre chaque relève de sentinelle, entre chaque départ et retour d'une patrouille, l'historien donnait congé au sergent chef de poste. J'ai bien mal retracé, dans les pages qui précèdent, les souvenirs, les idées, les regrets, les envies, les espoirs qui se pressaient dans ma tête. A 4 heures, l'aurore rosit le ciel : Verdun était encore dans l'ombre derrière ses collines ; la butte de Douaumont, la colline de Vaux, le défilé de Vaux étaient encore sombres, mais la Woëvre s'éclairait. Rapidement le soleil s'éleva derrière Metz. Je saluai cette aurore comme une apothéose. Belle matinée, sergent ! murmura un homme qui s'éveillait. La journée sera belle. Je voulais que ces premiers mois de guerre fussent la belle matinée d'une splendide journée. Je ne pensais point que la journée serait si longue. J'eusse dû le penser. Des intérêts séculaires ne se débattent ni ne se tranchent en quelques jours. Mille fois déjà depuis ce matin-là, le soleil s'est levé sur Metz resté allemand, mille fois, grâce à Dieu, sur Verdun resté français, au prix de quels labeurs et de quelles douleurs ! Mais pour que tant de peines, tant de maux, tant de deuils ne restent pas vains, il faut que chacun de nous se persuade que notre avenir se joue, — non point celui de vingt, de cinquante et même de cent ans, — mais notre avenir tout entier et à travers le Monde entier, que des millions d'aïeux tombés pour la meule cause dictent le devoir qui n'est point seulement de repousser l'ennemi, mais de le refouler, qui n'est point seulement de le battre et de le vaincre, mais de lui arracher cette Marche de France sans laquelle toute expansion dans le monde et — partant — toute vie est désormais refusée à notre Nation.

Si la lecture de ces conférences amène quelques Français à ces conclusions, je ne pourrai regretter de les avoir ici réunies.

 

Aux armées, 14 octobre 1917.