LA FRANCE DU DIRECTOIRE

Conférences prononcées à la Société des Conférences en 1922

 

III. — LA GLOIRE DES ARMES ET LA POLITIQUE.

 

 

Nos deux premières conférences nous ont permis de prêter l'oreille au tumulte singulier qui s'élève de la France du Directoire. Murmures tous les jours grandissants d'un pays opprimé, violentes diatribes des partis extrêmes, communistes qui aspirent à détruire la société et royalistes qui, tout au moins dans l'Ouest, font encore parler la poudre, protestations des catholiques, cruellement réprimées, qui veulent faire sonner leurs cloches, cris de discorde dans les conseils où gauche et droite se mesurent, polémiques entre Corps législatif et gouvernement, clameurs de colère et clameurs de justice que n'étoufferont que momentanément les coups de force du Directoire. Et, dans ce hourvari, le bruit de cinq cents orchestres, les flonflons de trois mille violons, pistons et pianoforte, les pétarades des feux d'artifice tirés tous les soirs dans les jardins illuminés, le bruissement d'une foule fébrile qui court des bals aux théâtres et du jeu aux festins, les coups de grosses caisses et les appels de cors qui saccadent les quadrilles, étouffant le gémissement de ceux qui ont faim et qu'à peine traverse, brusquement, le grand cri d'un désespéré qui, à bout de misère, s'ouvre la gorge.

Ce double tumulte se mêle tragiquement. Parfois il tombe. La nation se sent lasse, mortellement lasse. Il y a des moments où règne un lourd silence accablé, tous les témoignages concordent pour y insister. La France, démoralisée, parfois s'affaisse. La politique se décourage et le plaisir se fatigue de lui-même. Aucun sursum corda ne part plus d'aucune bouche. Le canon, qui gronde tous les trois mois depuis quatre ans sur le Rhin, ne trouve plus d'écho dans cette nation qui naguère vibrait aux accents de la Marseillaise, parce qu'on n'aspire plus qu'à la paix, et que la victoire même piétine sur place.

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Soudain cette nation dresse l'oreille. Dominant le bruit des discordes politiques et de la débauche de plaisir, une fanfare de clairon a sonné. Il faut qu'elle sonne bien forte, bien claire, bien pleine, car elle a traversé les Alpes.

Soldats, vous avez en quinze jours remporté six victoires, pris 21 drapeaux, 55 pièces de canon, plusieurs places fortes, conquis la plus riche partie du Piémont. Vous avez fait 15.000 prisonniers, tué ou blessé plus de 10.000 hommes. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la Liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert... Mais, soldats, vous n'avez rien fait puisqu'il vous reste encore à faire... Soldats, la patrie a le droit d'attendre de vous de grandes choses : justifierez-vous son attente ? Les plus grands obstacles sont franchis sans doute, mais vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer. En est-il entre vous dont le courage s'amollisse ? Non !... Tous veulent dicter une paix glorieuse et qui indemnise la patrie des sacrifices immenses qu'elle a faits ; tous veulent, en rentrant dans leurs villages, pouvoir dire avec fierté : J'étais de l'armée conquérante d'Italie.

La proclamation, datée du 7 floréal an IV, était signée d'un nom presque inconnu : Bonaparte.

La nation en tressaillit. La victoire ne stagnait plus : elle était en marche et ne s'arrêterait qu'à une paix glorieuse.

La fanfare ne sonnait pas seulement claire, elle sonnait juste. Depuis quinze jours, une petite armée française, se jetant sur trois armées, les avait déconfites au prix d'exploits si singuliers, avec un tel élan, au milieu de chants si enthousiastes et sous un jeune chef si entraînant, qu'un vent nouveau semblait souffler qui dissipait, un instant, pour la Nation entière les miasmes de la mort lente.

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La nation avait naguère connu de ces grandes émotions. C'était hier et cela paraissait loin. Oui, il était loin, le grand coup de passion patriotique de 1792, les volontaires courant au canon dans leurs sabots, le plateau de Valmy où Kellermann agitait son chapeau au-dessus des baïonnettes de la Nation, l'orgueil de Jemmapes, le grand émoi de la France quand elle avait appris que le drapeau tricolore, tout neuf encore, claquait au vent du Rhin sur les murs de Mayence, cet autre émoi profond quand il en avait été arraché par le reflux allemand, les grandes fureurs devant les défaites et le dernier délire qui a accueilli, après trop d'échecs, la lumineuse victoire de Fleurus.

Depuis Thermidor, peu à peu, cette grande passion s'était affaissée. On avait trop souvent chanté :

Le jour de gloire est arrivé.

Il était arrivé trop souvent et la gloire même semblait s'être usée. Ce peuple n'aspirait qu'à la paix. Les défaites et les victoires s'étaient succédé en 1795 et 1796 : les défaites aigrissaient et on accueillait les victoires avec méfiance. Cela nous donnera-t-il la paix ? répondait le peuple aux bulletins glorieux.

Ces victoires avaient cependant donné une paix partielle. Le 16 germinal an III, la Prusse l'avait signée à Bâle. Puis l'Espagne s'était, à son tour, dans le courant de l'été, retirée de la lice. Mais l'Europe, en réalité, restait debout. Elle traitait de déserteur le roi de Prusse Frédéric-Guillaume qui s'excusait, prêt à reprendre les armes le jour où cette félonie lui serait profitable. La tsarine Catherine qui, sans être en guerre avec nous, excitait, depuis trois ans, nos ennemis, paraissait disposée à jeter décidément ses cosaques dans l'arène. En attendant l'heure, elle poussait l'Autriche à porter de nouveau sur le Rhin ses Kaiserlicks ; le roi de Sardaigne, dépouillé de Nice et de la Savoie, restait en armes sur notre frontière des Alpes, avant-garde des puissances italiennes toutes hostiles et soutenu par la présence de deux armées autrichiennes en Lombardie. Et l'ennemie la plus dangereuse peut-être, l'Angleterre, renforçant le blocus de nos côtes, jetait à pleines mains l'or pour que la coalition derechef nous tînt tête. La paix générale était loin.

Le gouvernement post-thermidorien, à la vérité, s'en arrangeait presque. Cette oligarchie, dont je vous ai parlé il y a quinze jours, savait que la moindre irruption d'une des armées ennemies au delà de nos frontières serait le signal de sa chute. Bien plus : la paix qui ne consacrerait pas les frontières naturelles lui serait aussi fatale qu'une invasion. Si le Comité de Salut public s'était imposé, c'était au nom de la patrie en danger d'abord, au nom de la France agrandie à défendre ensuite. D'ailleurs, disons-le, car il faut rendre à chacun justice, les hommes de la Révolution étaient nourris de la doctrine dont les légistes, leurs pères, avaient imprégné depuis des siècles la politique des rois de France. Depuis des siècles, on visait à recompléter les Gaules. Elles l'étaient depuis ces jours glorieux de 1792 où le Rhin et les Alpes avaient été atteints et les grands révolutionnaires n'entendaient pas que le rêve réalisé se brisât aussitôt entre leurs mains.

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Mais, pour imposer la paix glorieuse à toute l'Europe, il fallait encore des victoires, et, pour se faire accorder la rive gauche, aller la chercher sur la rive droite ou au delà des Alpes.

Les Alpes paraissaient cependant front secondaire. Le Rhin surtout appelait nos troupes. On avait, après Fleurus, reconquis la Belgique, puis la Hollande. On avait réoccupé Coblentz et Cologne. Et déjà, au Comité, Merlin de Thionville disait : La République, après avoir reculé ses limites jusqu'au Rhin, dictera des lois à l'Europe. Le pays, lui, n'en demandait pas tant. On avait cependant de nouveau passé le Rhin, Jourdan au nord, Pichegru au sud. Mais ils y avaient été bientôt ramenés. Les Autrichiens avaient même franchi le fleuve derrière Pichegru et l'avaient rejeté sur Wissembourg. Moreau, lui ayant succédé, avait reçu l'ordre de repasser encore le fleuve tandis que Jourdan, à sa droite, recommencerait l'opération en liaison avec lui.

Mais Carnot qui, au Directoire, avait repris son rôle d'organisateur de la victoire, avait conçu un plan plus large. Tandis que les deux armées du Rhin se porteraient vers le Danube, une armée serait, subsidiairement, jetée en Italie, et tenterait contre l'Autriche, menacée de front, un gigantesque mouvement tournant par le Pô et l'Adige.

Le Directoire espérait peut-être la victoire ; le pays semblait s'en désintéresser. L'échec final de la campagne de 1795 en Allemagne avait achevé le désabu. On était assez sceptique sur les grands projets d'invasion qui, de fait, après de brillants succès, allaient encore aboutir à une nouvelle retraite de nos armées sur le Rhin. En réalité, l'extrême impopularité du Directoire faisait tort à sa politique de guerre. On disait que les gouvernants prolongeaient la guerre pour se rendre nécessaires. On soupçonnait que le Directoire avait, pour continuer à guerroyer, des raisons de derrière la tête. Il en avait en effet. En réalité, on voulait occuper les soldats et leurs chefs.

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Les soldats étaient en effet devenus, pour le gouvernement, un très gros souci, parce que, longtemps simples citoyens aux armées de la République, ils étaient devenus très précisément des soldats.

Voilà trois ans seulement que la patrie en danger a appelé à sa défense les fils de la nation. Avec quelle magnifique fureur ils ont couru à la frontière, vous le savez, et la besogne qu'ils y ont faite. Ces volontaires étaient des enthousiastes : leur enthousiasme leur paraissait les dispenser de discipline. Ainsi, après quelques victoires, avaient-ils amené les déconfitures de 1793. Mais, amalgamés avec les vieux soldats, ils avaient appris l'obéissance. Magnifique armée que celle de 1795 : les vieux bataillons de l'ancienne monarchie étaient déjà pâte solide ; les jeunes volontaires de la République avaient apporté le levain. Trois ans de combats incessants, en toutes saisons, trois ans de souffrances et de privations acceptées non seulement avec résignation, mais avec cette gaieté qui, chez nos hommes de tous les temps, est le plus beau des héroïsmes, trois ans d'épreuves, de revers, de succès en ont fait des soldats physiquement et moralement si aguerris que, même aux heures de défaite, ils ont fait trembler leurs vainqueurs.

En 1792, ils avaient apporté dans les camps la vertu, au sens latin du mot. A cette heure, ils n'avaient pensé qu'à la Patrie à sauver, avec la Liberté, plus tard avec la République. Vrais soldats de France, ils se battaient pour un idéal. Ainsi avaient-ils tout supporté. Il y avait chez eux de l'apôtre et même du martyr. Comme certains se plaignaient, un jour, de mourir de faim, le brave général Chancel leur avait répondu : C'est par une longue suite de privations, soldats, qu'il faut mériter l'honneur de mourir pour la patrie. Tous, de 1792 à 1794, eussent applaudi à ces paroles. J'ai jadis fait de ce soldat une étude spéciale et pourrais vous citer mille traits de cette étonnante vertu. Elle subsistait encore. Écoutons Fricasse qui adresse au ciel une brûlante prière : Dieu de toute justice... prends sous ta protection sainte une nation généreuse qui ne combat que pour l'Égalité. Bénis les généreux citoyens qui exposent leur vie et leur fortune pour défendre la patrie. Parce qu'ils assimilaient la patrie à la Révolution et à la République, ils étaient restés des révolutionnaires, des républicains, beaucoup même des jacobins. Et si, derrière eux, après Thermidor, le pays évoluait vers la réaction, eux en restaient encore aux vieilles formules : Liberté, égalité, fraternité ou la mort. — Haine aux tyrans. — Guerre aux rois et paix aux peuples. — Brisons les fers des esclaves. Quand retentissaient dans les camps la Marseillaise ou le Chant du départ, ces grands enfants y allaient de leur petite larme. Ils étaient très loin, vous le voyez, des salons de Barras, des jardins de Tivoli, de Frascati et d'Idalie.

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Précisément, un divorce s'était fait entre eux qui étaient ce que nous appellerions le front et les civils qui constituaient l'arrière. Et ce divorce était d'autant plus grave que, par ailleurs, nos volontaires étaient devenus soldats de carrière avec une nouvelle mentalité. Ayant conquis des États, ils s'étaient fait des âmes de conquérants, peu scrupuleux, d'autant moins scrupuleux que, mal vêtus, mal nourris, mal chaussés, mal soldés, ils s'étaient crus autorisés à se payer sur le pays conquis. Et parce qu'ils avaient, trois ans, couvert de leurs peu à peu arrivés à penser qu'eux seuls corps la Nation tout entière, ils étaient servaient ce pays que desservaient, au contraire, ceux qu'ils englobaient sous ce terme, dans leur bouche méprisante : les avocats. Enfin, ils avaient vaincu sous de grands chefs et, tout naturellement, s'étaient attachés fanatiquement à ces chefs, comme jadis les guerriers francs, leurs pères, à leurs leudes. Et déjà, tout en restant les soldats de la Nation, ils se proclamaient volontiers soldats de Hoche, soldats de Pichegru, soldats de Jourdan, soldats de Moreau.

Ces chefs même entraient dans cet esprit. Anciens sous-officiers de l'armée royale à qui la Révolution avait valu l'épaulette de lieutenant, ou volontaires élus naguère capitaines par leurs hommes, ces jeunes chefs avaient, en moins de trois ans, escaladé les quatre grades : Hoche, Masséna, Moreau, Bernadotte, Marceau, Kléber, Jourdan, Brune, Joubert, Augereau, Lannes, Ney, vingt autres, c'était la nouvelle équipe de généraux qui, maintenant, conduisaient les hommes à la victoire.

Ils restaient, en 1795, des soldats de la Révolution, mais généraux de trente ans, ils avaient les passions de leur âge, bouillonnantes et redoutables : bravant la mort, ils aimaient la vie. Et la vie leur sortait par tous les pores. Fiers de leurs victoires, ils en étaient venus à mépriser tout ce qui n'était pas militaire. Défenseurs de la patrie, ils commençaient à regarder derrière eux et, s'apercevant qu'on pérorait, spéculait, s'enrichissait et jouissait à l'arrière, ils englobaient, comme leurs hommes, dans un mépris général, gouvernants, députés, financiers, royalistes, modérés, jacobins, tout le civil, — des jeanfoutres. Amenés à gérer les cantons conquis, ils prenaient goût à l'autorité. Certains déjà commençaient à concevoir que le militaire sauverait la République, non plus seulement en la défendant, mais en la réformant. Ils honnissaient la politique et déjà ils en faisaient.

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Le gouvernement avait peur maintenant de ses soldats. Barras, dont le cynisme nous est souvent précieux, disait : Faire la paix ! Et alors que faire des généraux ? Iraient-ils planter les choux ? Encore faudrait-il qu'ils en aient ! Le fait est que, jusque-là désintéressés, ils n'en avaient pas encore, mais aspiraient maintenant à en avoir : un Augereau, un Masséna, vingt autres allaient en Italie agir en conquistadors lâchés dans l'Eldorado. La guerre aurait pour eux un attrait de plus. Le Directoire préférait encore qu'ils y fussent, même de cette façon-là, occupés.

Enfin le pays était ruiné et je dirai qu'aucun expédient financier n'arrivait à remplir notre trésor. N'ayant nullement gardé, eux, la vertu de 1792, les directeurs concevaient que le pays qui avait plus ou moins nourri la guerre s'en pouvait maintenant nourrir. Et Barras ne dissimule guère qu'une campagne en Italie se présentait à ses yeux comme une manière de gigantesque razzia. Le sévère Carnot y voyant une belle opération stratégique, son collègue y apercevait une magnifique opération financière.

C'est là-dessus qu'ils avaient eu à choisir un chef. Schérer qui commandait l'armée des Alpes piétinait depuis un an dans les Alpes Maritimes. Il fallait le remplacer.

Ils désignèrent un général inconnu de la nation parmi tant de chefs illustres. C'était ce petit Corse de vingt-six ans qui avait aidé Barras à réprimer l'insurrection royaliste du 13 vendémiaire et qu'il avait fait nommer au commandement de Paris. Ce général Buona Parte, comme on l'appelait alors, n'avait alors guère à son actif, en dehors du siège de Toulon, où il avait commandé l'artillerie, que cette victoire singulière remportée sur les marches de Saint-Roch. On le tenait pour général de guerre civile : on disait qu'il avait été protégé de Robespierre, pour avoir beaucoup jacobinisé. Un Corse terroriste, nommé Buonaparte, bras droit de Barras, écrit Mallet à l'époque de sa nomination.

Barras lui-même ne le tenait que pour tel : il voyait en lui une de ses créatures et d'ailleurs ne le jugeait pas très fort. L'homme, sombre, renfermé, apparaissait si mesquin, petit, maigre, la figure souffreteuse sous des longs cheveux mal peignés et de mise si minable, peu liant, passant à travers la fête du Luxembourg comme un oiseau de nuit. Et il avait achevé de faire sourire Barras, en s'énamourant jusqu'à la frénésie d'une des merveilleuses, la ci-devant vicomtesse de Beauharnais, et surtout en prenant pour femme en légitime mariage cette belle personne, plus âgée que lui et très compromise.

C'est Carnot cependant qui proposa Bonaparte, mais tous l'agréèrent, simplement avec des idées différentes. Carnot avait deviné un stratège ; Rewbell le tenait pour bon jacobin ; Larévellière qui, tout à sa marotte, rêvait d'abattre le pape de Rome après l'Autrichien de Milan, prisait en lui, sur certaines apparences, un ennemi du fanatisme ; Barras le jugeait complaisant. Tous pensaient que, désintéressé et peut-être naïf, il saurait rafler l'or sans en garder. Au moment où ils lâchaient l'aigle, ils pensaient lancer un faucon. D'ailleurs, à leurs yeux, l'opération n'était qu'une diversion et on comptait beaucoup plus sur les armées d'Allemagne pour terminer la guerre. Lui, était parti le 22 ventôse pour Nice sans avoir livré ses pensées ni ses plans.

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Il était apparu à Nice le 1er germinal et avait pris contact avec son armée. Elle était misérable. Ces 35.000 hommes, presque tous du Midi avec un fort contingent de Parisiens et les cavaliers alsaciens de Stengel, piétinaient depuis trois ans à la porte de l'Italie, négligés plus qu'aucune des armées de la République, s'étant donc habitués à la maraude et ayant pris peu à peu l'aspect de brigands, dit un Italien. Pas de souliers, des lambeaux d'uniforme, les buffletines seules rappelant l'ancienne tenue, les cheveux longs sous les bicornes de feutre amollis par les pluies, roussis par le soleil, une vraie ladrerie du Midi, conclut un témoin. Ils formaient quatre divisions commandées par de rudes chefs, Augereau, Masséna, La Harpe, Sérurier, qui, comme leurs terribles hommes, attendaient avec méfiance ce nouveau venu sans passé militaire, sans prestige, sans nom, regardèrent à la première minute avec mépris ce mince mathématicien et furent, à la minute suivante, subjugués par l'éclair de son œil gris, ses paroles ardentes et son geste impérieux.

Avant un mois, il les avait déjà menés à dix victoires.

Je n'ai pas la prétention de raconter une fois de plus ici, ou même de résumer, l'immortelle campagne où se révéla le plus grand génie militaire des temps : ces 36.000 hommes jetés brusquement contre 70.000 Autrichiens et Piémontais, Augereau battant le 12 avril, les Autrichiens à Montenote, Masséna et La Harpe, le 15, à Dego, Augereau de nouveau, le 16, à Millesimo, et toutes les communications ainsi rompues entre les deux camps ennemis et leur centre crevé ; l'Autrichien battant en retraite, les Piémontais, de Colli, enveloppés dans Ceva, écrasés à Mondovi, et le roi de Sardaigne contraint par six jours de campagne à signer à Cherasco l'armistice qui livre son pays et ouvre la Lombardie ; le passage du Pô surpris à Valenza, le feld-maréchal Beaulieu rejeté de l'autre côté de l'Adda et l'Adda forcée au pont de Lodi, et l'ennemi courant en déroute jusqu'au Mincio, talonné par les dragons de Stengel, l'armée, transportée d'enthousiasme, jurant qu'elle a vu le jeune général en chef se jeter sur le pont balayé par la mitraille, un drapeau à la main, et l'acclamant le soir petit caporal, et lui, ce soir-là, écrivant au Directoire : Je ne vous citerai pas les hommes qui se sont distingués par des traits de bravoure, il faudrait nommer tous les grenadiers et carabiniers.

C'est alors l'entrée à Milan.

Floréal : le mois des fleurs. Il semble que cette date du 15 mai ait été choisie bien d'avance pour que tout concoure, et la nature d'abord, à l'ivresse de cette fête. C'est une fête pour tous, .pour les Français victorieux et pour les Milanais libérés.

On a, vingt fois, tracé le tableau de cette journée : la foule délirante, délivrée des Tedeschi, prête à acclamer, avec les vainqueurs, leur gloire et sa liberté. Stupéfaits dans leur joie, les Milanais voient défiler une armée en guenilles, des soldats aux pieds nus, la face noire, balafrée parfois de blessures ou traversée par un pansement sanglant, l'œil enflammé, le rire et le chant aux lèvres, hurlant, avec la Marseillaise et le Ça ira, les éternelles chansons gauloises, narquois et glorieux, bruyants, superbes dans leurs haillons, acceptant les fleurs en riant, les renvoyant aux dames avec un compliment souvent vif ou un quolibet railleur. Floréal avait préparé la fête qui fut celle du printemps autant que de la gloire et de l'amour. Certains soldats en garderont, après trente ans, l'ivresse au cœur. Beyle-Stendhal, qui fut de la fête, a décrit la scène ; il a vu l'arrivée chez une patricienne somptueuse du capitaine sans semelles, s'asseyant avec aisance, la culotte en lambeaux, à une table étincelante, et n'en paraissant que plus admirable. Ce capitaine en réalité était légion. Milan acclamait amoureusement ces soldats prodigieux qui, avec le rire et la gloire, ramenaient la Gaule en Cisalpine, Bayards de la démocratie qui mettaient leurs pas dans les pas du Bayard des Guerres d'Italie et de mille héros de l'ancienne France. Et, eux, jouissaient de ce qui peut le plus épanouir un Français, le sentiment d'être aimé pour avoir, de sa victoire, fait jaillir la liberté des peuples.

Dans cette orgie de tendresse et de démocratie, de festins et de liberté, Bonaparte demeure grave. Réorganisant la Lombardie, il continue à épingler ses cartes. Il conquiert de l'œil le Trentin et le Frioul. L'immortelle proclamation du 1er prairial apprend aux soldats qu'ils vont achever leur ouvrage. Ils y aspirent : l'amour de la gloire grandit avec la saveur de la victoire ; on dira d'eux : Il était de l'armée d'Italie, et l'Italie va jusqu'à l'Isonzo et les monts tyroliens.

Le Mincio passé à Borghetto, Mantoue assiégé et les débris de l'armée Beaulieu rejetés sur le Tyrol, les grands exploits recommencent.

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Cependant, toute l'Italie vient au général vainqueur. Les ducs de Parme et de Plaisance courent, pour obtenir la paix, verser des millions avec des flatteries. L'aventureux Murat se jette sur Livourne et y rafle pour douze millions de marchandises anglaises. Le roi de Naples frappé de terreur sollicite la paix et, de Bologne, en attendant Tolentino, Bonaparte la dicte au pape en exigeant une rançon fabuleuse, la dépouille des musées et des églises. L'Italie entière est aux pieds de Bonaparte et il la met aux pieds de la France.

Tout grandit l'homme. D'abord heureux, ses émules des armées du Rhin, après avoir connu de grandes victoires et pénétré au cœur de l'Allemagne, ont été arrêtés net par l'archiduc Charles et, de nouveau, forcés de rétrograder jusqu'au Rhin. Et cet échec des autres soldats, Moreau, Jourdan, Kléber, cet éternel retour au Rhin, faisait encore plus apprécier à la nation la marche ininterrompue de l'armée d'Italie.

Le fait est qu'elle avançait à pas de géants. Ces mois d'août et novembre 1796 sont pour elle et pour son général fulgurants de gloire.

Qu'on m'excuse de me citer moi-même (La Révolution, p. 460) :

C'est Wurmser qui, descendant avec 70.000 hommes pour débloquer Mantoue, est surpris en pleine marche, ses lieutenants battus à Lonato, lui-même à Castiglione et refoulé avec les débris de son armée jusque dans le Haut Adige. C'est Davidovitch, vaincu à Roveredo et Caliano, Trente prise, Wurmser atteint, le 7 septembre, dans son retour offensif à Primolano, complètement déconfit à Bassano et forcé de s'enfermer dans Mantoue après le glorieux combat de Saint-Georges, du 15 septembre : encore une armée autrichienne, en dix grands coups de hache, réduite à rien.

C'est ensuite Alvinzi qui, survenant avec 50.000 hommes, essaie de déloger Bonaparte de sa conquête, lui tient tête, trois jours, dans les marais d'Arcole où, comme à Lodi, le héros paie de sa personne et parvient le troisième jour à faire reculer l'Autrichien, le 17 novembre.

Si, en janvier 1797, Alvinzi reparaît avec 70.000 hommes, qu'importe ! Pour ses soldats, Bonaparte est maintenant invincible. Cette foi en la victoire et en sa fortune fanatise nos hommes.

Sur le plateau de Rivoli, un instant, la division Masséna elle-même fléchit sous le choc de forces quatre fois supérieures. Dans la direction de Colombara, rapporte Thibault, les crêtes des montagnes se couvrirent de troupes autrichiennes qui claquaient des mains comme si elles nous tenaient déjà. A cette apparition, tous les regards se portèrent vers le général Bonaparte, mais après un court examen, il se borna à dire : Ils sont à nous.

Ils furent à lui. Lui-même forma la colonne d'attaque qu'il lança contre l'ennemi et qui l'enfonça. Et quand quelques-uns de ses corps tenaient encore, d'un geste, le général déchaînait les escadrons qui balayaient le plateau.

Le soir tombant, tandis que 22.000 prisonniers défilaient en colonnes dans la brume bleuâtre, Bonaparte, à cheval, grave et pâle, voyait les hommes venir jeter à ses pieds les drapeaux de l'Empire, trente, dit-on. Lasalle, le héros de la cavalerie, qui venait d'étonner par ses prouesses ceux mêmes qui déjà l'avaient vu à l'œuvre, se tenait, debout, blême de fatigue, en face du général. Celui-ci, lui montrant de la main les trophées entassés : Couche-toi dessus, Lasalle, tu l'as bien mérité. L'armée d'Italie tout entière, après ces neuf mois invraisemblables, Montenotte, Dego, Millesimo, Mondovi, Lodi, Borghetto, Salo, Lonato, Castiglione, Roveredo, Calliano, Trente, Bassano, Saint-Georges, Arcole et Rivoli, oui, l'armée d'Italie tout entière méritait, comme le jeune hussard, de s'étendre sur un lit de trophées.

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Elle ne songeait qu'à en conquérir de nouveaux.

Comment, Mantoue ayant capitulé avec les débris de l'armée Wurmser, la Piave, le Tagliamento et l'Isonzo furent franchis, j'aimerais à vous le dire et les exploits étonnants qui maintenant se multipliaient. Un redoutable adversaire, cet archiduc Charles, naguère victorieux en Allemagne, était cependant en face de Bonaparte. Mais qui pouvait tenir en face d'un chef chez qui la jeunesse fortifiait le génie et qui, par ailleurs, avait en main son armée, et quelle armée ! comme une épée ? Je retiens un trait, caractéristique du haut degré de gloire où cette armée d'Italie était parvenue. Bernadotte est arrivé de l'armée d'Allemagne avec une division de renfort, qui, comme entrée de jeu, est chargée de passer sous la mitraille le Tagliamento. Son chef se retourne ; il sait quels quolibets courent dans les rangs de l'armée victorieuse d'Italie aux dépens des soldats d'Allemagne naguère moins heureux, et, de sa belle voix claironnante du Midi, il crie simplement : Soldats de Sambre-et-Meuse, l'armée d'Italie vous contemple. D'un seul élan ils se jetèrent à l'eau sous une pluie de balles et de boulets.

Jadis nous admirions de tels exploits presque sans y croire. Cette épopée nous paraissait fabuleuse, ces hauts faits merveilleux. Le soldat de l'an VI, nous le disions incomparable. Nous avons connu d'autres exploits, d'autres souffrances et d'autres vertus : la gloire ne les paya qu'après quatre ans de martyre et d'héroïsme. Hugo disait, avec nostalgie, des soldats de la grande époque :

Nous sommes les enfants de ces grands lions-là.

Ces grands lions, nous savons qu'ils ont laissé, après des enfants, d'arrière-petits-enfants qui ont égalé les plus grands aïeux et, par une vertu restée longtemps sans récompense, les ont dépassés.

Le 22 mai 1797, ayant forcé le passage du Tyrol, le général commandant l'armée d'Italie arrivait à Leoben, à quarante lieues de Vienne, tandis que Hoche et Moreau, relancés depuis trois mois sur l'Allemagne, menaçaient le Danube. Prise entre deux feux, l'Autriche réclamait l'armistice et députait à Leoben où s'allaient traiter, mieux que d'un armistice, des préliminaires de paix.

***

Je n'entends point refaire ici, pour la deuxième fois, une histoire du Directoire, et je ne vous dirai point au milieu de quelles difficultés se conclut le traité de paix de Campo-Formio. Bonaparte dut arracher au Directoire un consentement maussade. Nous savons pour quelles raisons celui-ci ne voulait point que la guerre cessât. Plus que jamais les généraux lui paraissaient redoutables. Hoche organisant la rive gauche du Rhin et Bonaparte surtout agissant en souverain maître au-dessus de l'Italie soumise, la situation paraissait menaçante pour un gouvernement civil discrédité en face de généraux entourés d'un incomparable prestige.

L'Autriche renonçait à la Belgique et à la Lombardie. Elle offrait de livrer, avec Mayence, tout ce qui restait entre ses mains de la rive gauche du Rhin. Elle consentait, en échange de la Vénétie qu'on lui laisserait prendre, à sanctionner l'abandon de toute la rive gauche sous réserve qu'on traitât, à Rastadt, avec les représentants des Etats allemands dépossédés. La paix signée, l'Europe, pour un temps, nous laisserait peut-être jouir des fruits de nos victoires. Et le Directoire refusait. Il venait de laisser un plénipotentiaire anglais repartir de Paris sans avoir rien conclu. Il délibéra de désavouer les préliminaires, de continuer la guerre. Nous serions perdus si on faisait la paix, avait dit Sieyès.

Mais Larévellière est d'avis qu'ils eussent été perdus en refusant d'y consentir. Le général jeta son épée, devenue terriblement lourde, dans la balance : il offrit sa démission. Il allait, dit-il, se retremper dans la masse des citoyens. Les Directeurs frémirent. D'ailleurs un seul cri s'élevait du pays : La paix. Ils autorisèrent Bonaparte à signer, ce qu'il fit le 17 octobre 1797. Ces singuliers gouvernants se réservaient de ne faire de cette paix qu'une trêve et, pour occuper les généraux, de rallumer la guerre. Ce que la gloire avait fait, la politique le déferait.

La paix avait cependant été accueillie par la nation avec une joie sans réserve. Elle venait de porter à un degré supérieur la popularité de Bonaparte.

Celle-ci avait été un instant immense. Ses premières victoires avaient, je l'ai dit, retenti comme une magnifique fanfare. La proclamation immortelle du 6 floréal était à peine connue, résumant en traits de feu quinze jours de campagne uniques dans la mémoire des peuples, qu'on avait appris l'épisode héroïque de Lodi et l'entrée triomphale à Milan. Paris avait pris feu pour ce héros. Ce peuple, qui se désintéressait de tout sauf de son plaisir et de sa misère, avait pu sentir un instant se réveiller son âme. Des cabarets aux salons, il ne fut plus question que de lui : Les journaux, pour réveiller seulement l'intérêt du public n'avaient qu'un seul moyen de le faire, écrit un contemporain, faire faire une chute au héros, lui casser un bras ou une jambe. Les femmes sensibles disaient : Il s'expose trop. Il nous sera enlevé quelque jour. Un général, arrivant d'Italie, disait : J'ai vu Bonaparte. Il m'a paru au-dessus de l'homme et l'est en effet. Dans les salons, Mme Tallien se vantait de l'avoir inventé et on allait voir dans toutes les mansardes la fameuse estampe du pont de Lodi. Le général — il n'y en avait plus qu'un — faisait frissonner de gloire un peuple qui, par surcroît, attendait de lui la paix après la victoire. On le trouvait grand, beau, généreux, magnanime. Joséphine, restée à Paris, était entourée d'une cour. La rue Chantereine, où était son hôtel, allait être baptisée rue de la Victoire et la créole Notre-Dame des Victoires. Une curiosité passionnée, presque amoureuse, entoura le héros passé presque demi-dieu.

Mais c'était beaucoup que, quelques semaines, la gloire eût, suivant l'expression d'un policier, absorbé le plaisir.

La campagne d'Italie s'était, prolongée et si, de temps à autre, des noms éclatants sillonnaient l'horizon d'un éclair, Arcole, Rivoli, le peuple revenait à son éternel refrain : La paix ! Hier soir, ai-je lu dans un rapport de police du 16 vendémiaire an VI, mille colporteurs faisaient retentir les rues de la grande victoire remportée par l'armée de Bonaparte et ils ne vendaient pas un numéro de plus. Chacun disait : Ah ! une victoire ! La paix n'est donc pas faite ! Puis ils parlaient d'autre chose.

Mais quand on apprit qu'après tant de victoires, le vainqueur se faisait pacificateur, sa popularité rebondit plus haut qu'elle n'avait jamais été. Quand il eut signé à Campo-Formio, ce fut dans Paris un immense cri de joie. Un rapport du 6 brumaire an VI nous montre le peuple ivre du bonheur d'avoir la paix, les citoyens s'embrassant dans les rues, tandis que, ajoute le policier, on exaltait de tous côtés les louanges du général Bonaparte.

De tous côtés est le mot. Des campagnes lointaines — nous possédons quelques notes grossièrement rédigées où se trouve béni son nom écorché — aux faubourgs où nous font pénétrer les rapports de police, ce fut une explosion. Ce peuple de France, si j'ose dire, aime aimer et, depuis quatre ans, il était sevré d'amour ne sachant plus que craindre, mépriser et détester. Il aima Bonaparte d'être, dans l'expression propre du mot, un être aimable. De ce héros pacificateur, le peuple se fit, ainsi qu'il arrive toujours dans les grands amours, un portrait idéal que d'ailleurs renforçaient des traits fort réels.

A Mombello, ce château lombard où, au printemps de 1797, il avait tenu, trois mois, une véritable cour, le général avait reçu la visite de beaucoup de Français ; devant eux, cet homme, naguère si taciturne, avait beaucoup parlé. Ce qu'il disait était bien différent de ce que, depuis des années, on entendait : Paix aux consciences, paix aux intérêts, union pour le bien commun, oubli des querelles, ordre et liberté. Ce grand chef militaire n'était pas — qu'on me permettre ce néologisme — un militariste. Il recevait volontiers les savants. Et on se répétait ce propos rassurant : C'est un grand malheur pour une nation de trente millions d'habitants, et au dix-huitième siècle, d'être obligée d'avoir recours aux baïonnettes pour sauver la patrie. Il excitait ainsi l'admiration et n'éveillait pas l'inquiétude.

On l'attendait à Paris avec une frénétique impatience.

***

Le Directoire ne partageait pas cette impatience ; il essaya de retarder sa venue. Il en avait peur maintenant, et Barras, tout en l'accablant de flatteries, l'eût voulu envoyer au diable. Il l'envoya aux Allemands, d'ailleurs dans un dessein complexe.

Le traité de Campo-Formio n'engageait que l'Autriche. Celle-ci avait consenti, de fort mauvaise humeur, à nous céder la rive gauche du Rhin. Elle nous cédait en somme ce qu'elle n'avait qu'en petite partie. La rive gauche était, avant notre occupation militaire, entre les mains de vingt princes allemands, dont le roi de Prusse. Il avait été convenu qu'on discuterait à Rastadt des indemnités à fournir aux princes dépossédés. En réalité, l'Autriche et le Directoire avaient, en acceptant cette clause réservatoire, conçu, chose curieuse, la même espérance.

L'empereur allemand n'avait consenti à signer le traité que contraint et forcé. Comme tous les cabinets européens, la chancellerie de Vienne n'agréait une paix avec la République française que comme une trêve. Dès qu'on aurait pu se refaire, obtenir de l'Angleterre encore plus d'or et de la Russie cent mille Cosaques, on repartirait en camp.

L'Allemagne entière partageait les sentiments de Vienne. On a dit des mauvaises querelles : querelles d'Allemands. Nous savons de longue date et nous pouvons aujourd'hui mieux savoir qu'on dirait tout aussi bien d'un traité biseauté traité d'Allemand et d'une paix fourrée paix d'Allemand. Les Allemands allaient à Rastadt dans l'espérance de discuter longuement, d'ergoter, de revenir sur les promesses faites et les engagements pris. Pendant ce temps, on essaierait de reformer la coalition qui nous chasserait enfin de la rive gauche.

Mais j'ai dit que le Directoire, de son côté, se faisait complice de ces desseins. Nous savons qu'il n'avait signé à Campo-Formio, lui aussi, qu'à son corps défendant et par peur de Bonaparte, et nous savons aussi ce qu'il redoutait de la paix. D'autre part, il y avait chez la plupart des hommes issus de la Révolution une sorte de mégalomanie. Le mot que j'ai cité de Merlin de Thionville est caractéristique : La République, après avoir reculé ses limites jusqu'au Rhin, dictera des lois à l'Europe. Cet esprit que nous qualifierions impérialiste avait passé du Comité de Salut public de 1794 au Directoire. En réalité, ces gens rêvaient moins d'agrandir la France que de remanier toute l'Europe, d'y faire tomber les empires et de leurs débris former des républiques inféodées. Des rêves énormes s'ébauchaient. Comme si notre seul souci n'eût pas dû être d'obtenir purement et simplement le Rhin et de nous en tenir là !

Quand on lit l'admirable ouvrage d'Albert Sorel, on voit quel plan grandiose s'échafaudait. On nous dit : En quoi était-il insensé puisque Napoléon le devait réaliser ? Il faudrait d'abord savoir si Napoléon eut toujours raison de le réaliser, grosse question qui nous entraînerait loin. Mais en tout cas, un gouvernement doit-il proportionner ses rêves à ses moyens. Des combinaisons de cette envergure sont à longue échéance. Elles ne peuvent être que chaotiques, si le gouvernement est entre les mains de cinq hommes divisés entre eux, sollicités par les soucis électoraux, sans cesse renversés les uns par les autres et qui, c'est le cas des Directeurs, ne sont jamais assurés d'être là le lendemain du jour même où ils s'installent.

Bonaparte, Premier Consul, révisera un jour le traité de Campo-Formio, à Lunéville, et, Empereur, fera sans cesse reculer l'Europe devant la France jusqu'au jour du grand reflux. C'est qu'il sera seul le gouvernement, omnipotent, sûr du lendemain. En ne se contentant pas du traité de paix, en allant à Rastadt avec l'idée de le remettre en question, le Directoire lâchait un tiens pour deux tu l'auras — et deux tu l'auras bien hasardeux.

***

La crainte de voir arriver Bonaparte à Paris à l'heure où la grande ville bouillait d'envie de le voir, fut du moins bonne conseillère. On soupçonnait véhémentement les Allemands qui arrivaient à Rastadt de vouloir revenir sur ce qui avait été signé. Nous avons toujours constaté que rien ne vaut, aux yeux d'un Allemand, le prestige de la force, et ce prestige était, pour l'heure, tout entier dans le général vainqueur. Lui-même, qui tenait à ce qu'on ne galvaudât point son traité, désira aller à Rastadt. Le grand chef militaire fut nommé premier plénipotentiaire de la France, comme l'avait été, en ce même Rastadt, au commencement du siècle pour le roi Louis XIV, le maréchal de Villars, vainqueur de Denain. Et il est à regretter qu'en des circonstances plus proches de nous, les Allemands n'aient pas trouvé en face d'eux, derrière le tapis vert des conférences, le maréchal vainqueur de 1918.

Dans quelle mesure le Directoire était-il résolu à laisser à Rastadt le soldat de Rivoli ? Talleyrand, devenu ministre des Relations extérieures, était-il sincère quand il lui écrivait : Le Directoire ne compte pas peu avec l'ascendant de votre génie ? Il est difficile de- le dire.

Lui, sembla prendre au sérieux sa mission. Connaissant les Allemands, il entendit les impressionner, et par l'appareil d'un guerrier, et par l'attitude d'un soldat. Lui qui négligeait volontiers la tenue militaire, ne parut à Rastadt qu'en costume de général en chef et le sabre au côté. Devinant que les Allemands entendaient se dérober, il les cloua au mur par des propos fermes et parfois rudes. Ainsi obtint-il l'évacuation réelle de Mayence qui n'était que promise. Bientôt il apparut que ce terrible soldat allait faire du traité de Campo-Formio une réalité, mais par là même, achever de se donner la gloire d'avoir doté la France de toute sa frontière du Rhin.

Le Directoire ne l'entendait pas ainsi. Entre deux craintes, il se décida à l'enlever à Rastadt. Le Directoire, lui écrivait-on, est impatient de vous voir... Ce qui était un bien grand mensonge.

Le général obéit.

Il pensait avoir fait passer ses idées dans l'esprit des plénipotentiaires français qu'il laissait en Allemagne et, de fait, Treilhard, le plus sage d'entre eux, allait écrire : Si nous pouvons avoir la rive gauche, nous aurons fait pour la République tout ce que désirent les hommes les plus exigeants. Et il parlait d'or.

***

Bonaparte partait avec la pensée de faire prévaloir cette idée à Paris. Il y arriva le 3 décembre 1797 ou plutôt s'y glissa. On apprit tout à coup que le héros attendu de tous était là de la veille et, suivant l'expression bizarre d'un rapport de police, descendu chez sa femme.

Paris, pris d'une fièvre de curiosité, se pressa pour le voir dans la rue de la Victoire. Mais lui, dont le génie s'accompagnait de finesse, entendait ne point satisfaire la curiosité pour rie pas lasser trop vite l'amour.

Certes, il avait dès cette époque des projets. Mais il estimait, suivant ses termes, que la poire n'était pas mûre.

De fait, il se séquestra. On en conclut, parce qu'on lui voulait du bien, qu'il joignait à toutes les vertus du héros la modestie d'un philosophe et la réserve d'un républicain.

Le Directoire le reçut le 10 frimaire très solennellement. Paris s'écrasa rue de Tournon et rue de Vaugirard pour le voir entrer, et toute la société du Directoire dans les cours du Luxembourg pour l'entendre.

Le voici ! : le mot fit se soulever cette foule. C'était, dans son simple uniforme, le Bonaparte que nous a laissé Pierre Guérin : les cheveux longs encadrant une face pâle, ivoirine, un peu creusée, le nez impérieux, la bouche serrée, sans le pli boudeur qu'elle prendra, le menton long et fort, un grand air de jeunesse, mais de jeunesse grave. Pas de broderies : en face des directeurs à panaches, à dentelles et à manteaux brodés, des ministres à robes de velours et députés à toges rouges et à toques galonnées, un évident dédain de la parure. Une démarche raide et saccadée, mais parfois dans le regard un éclair inquiétant. L'impression fut si poignante que, suivant les termes d'un rapport, un silence religieux l'accueillit, bientôt rompu par de folles acclamations.

Barras, qui présidait, l'enveloppa de flatteries où il glissa deux ou trois perfidies. Lui, répondit d'une voix brusque et saccadée, par un discours intentionnellement banal. Une seule phrase frappa : Lorsque le bonheur du peuple sera assis sur de meilleures lois organiques... Talleyrand, qui pensait toujours au lendemain, se pencha vers Barras et lui dit : Il y a là de l'avenir ! Peut-être y voyait-il le sien, car il donna, en l'honneur du héros, une fête où, dit le compte rendu, se pressaient les deux cents femmes les plus jolies et les plus parées de Paris, mais où le ministre affecta de ne voir que Joséphine.

Cette soirée resta une exception. Le général refusa toutes les invitations, au grand dépit des dames qui, dans tous les temps, ont aimé produire, à l'heure du thé ou du dîner, un homme célèbre en leurs salons.

On le vit cependant chez François de Neufchâteau qui faisait figure de grand homme de lettres en cette indigente époque. Toutes les classes de l'Institut y étaient représentées. Mon ami Lacour-Gayet rappelait récemment que c'est à ce dîner que le vainqueur de Rivoli conquit les Académies, flattant, en les éblouissant tour à tour par l'étendue et la variété de ses connaissances, les savants Lagrange et Laplace, le dramaturge Chénier, l'érudit Daunou, le grand artiste Louis David.

Il voulut être des leurs. L'honneur est grand pour l'Institut, écrit l'Ami des lois du 10 nivôse. Élu dans la classe des sciences, il parut mêlé — et comme s'y dissimulant — dans les rangs de l'Institut, à la séance du 15 germinal. Mais le poète Andrieux n'ayant point voulu perdre l'occasion d'un discours fleuri et glorieux, le salua et lui valut trois ovations. C'était la tradition qui, de Villars, s'est perpétuée jusqu'à Joffre, Foch, Lyautey, Pétain et Castelnau.

Pour le reste des mortels, il demeurait invisible. Signalé un soir, au théâtre des Arts, dans une baignoire, il quitta précipitamment la salle devant les acclamations. On en conclut que celui, dont certains disaient déjà qu'il serait César, n'était que Cincinnatus. Il ne se promène, écrit-on, que dans son modeste jardin.

***

Il avait si peur de lasser la popularité qu'il cherchait un moyen de s'évader. Il suggéra au Directoire de l'envoyer en Egypte avec une armée. Les Directeurs l'eussent, je l'ai dit, envoyé aux lieux infernaux ; ils adoptèrent d'enthousiasme un projet qui les en débarrassait et, ne pouvant toujours l'expédier à Satan, ils l'envoyèrent cette fois aux Mamelouks.

Le projet cadrait d'ailleurs avec les grandes combinaisons du Directoire.

Celui-ci, avant même que l'Autriche eût définitivement signé à Rasfadt, préparait, dans son désir fébrile d'occuper les dangereux soldats, une gigantesque expédition contre l'Angleterre. On essayait, contre la vieille ennemie, d'exciter l'opinion : des couplets couraient :

Soldats, le bal va se rouvrir

Et vous aimez la danse,

L'Allemande vient de finir,

Mais l'Anglaise commence.

L'opinion restait assez froide et, pour qu'elle restât froide en face de la perfide Albion, il fallait qu'elle fût bien lasse. Elle l'était, et inquiète de voir son héros préparer son départ. Le Directoire avait accepté la formule du général : gigantesque mouvement tournant qui, d'Égypte, atteindrait l'Angleterre dans les Indes qu'on chercherait à insurger. Quarante mille hommes allaient être détachés de notre armée qui, pendant deux ans, allaient assurément se couvrir de gloire, mais où ? En Égypte, en Syrie, alors que la France, sans administration sérieuse, sans finances, sans union morale et sans organisation matérielle, n'était nullement assurée de ses nouvelles frontières.

A Rastadt, les Allemands, débarrassés de Bonaparte, jouaient leur jeu, amusant le tapis. Le 9 mars, à la vérité, la délégation impériale avait consenti, une fois de plus, à la cession de la rive gauche. Mais l'empereur ne se pressait pas de la ratifier. Il négociait avec l'Angleterre, avec la Russie, avec Naples, avec la Sublime Porte. Une coalition plus formidable que l'autre se nouait derrière la façade de Rastadt.

Et le Directoire, poursuivant son projet favori, fournissait les prétextes pour le jour où il conviendrait à nos ennemis de se démasquer. Partout il suscitait des révoltes, des révolutions. On avait organisé la Hollande en République batave complètement asservie ; on révolutionnait la Suisse pour y créer une République helvétique sur le même modèle ; on renversait le pape Pie VI pour instituer une République romaine, et demain ce serait le tour de Naples, ce pendant qu'on s'inféodait tous les jours davantage la République cisalpine fondée à Milan et la ligurienne fondée à Gênes.

L'Autriche n'était pas prête et la coalition n'était qu'en formation. L'Europe attendait d'ailleurs le départ de Bonaparte et de ses 40.000 soldats. Mais les sentiments des Allemands étaient tels qu'ils avaient peine à ne se pas trahir. Le 15 avril, une émeute se déchaînait à Vienne contre notre ambassade ; on y arrachait le drapeau tricolore ; on y insultait le général Bernadotte.

Bonaparte allait partir ; on le retint à Paris par un retour de bon sens. L'Autriche sentit que ses Viennois étaient allés trop vite. Elle fit des excuses, mais en pressant ses futurs alliés.

Et le vainqueur de Rivoli, ayant quitté Paris le 4 mai pour Toulon mettait à la voile le 19.

Il avait eu le temps d'apprendre qu'à Paris un nouveau coup d'État venait de briser une seconde fois les Conseils, dirigé cette fois contre l'extrême gauche, et qu'ainsi les querelles civiles s'alimentaient de nouveaux feux. Et il ne sera pas devant le Caire, que déjà l'Autriche rompra brusquement les conférences, ayant enfin constitué la coalition qui, du Zuyderzée à la Lombardie, va, avant trois mois, menacer nos frontières.

Quand Barras avait su Bonaparte parti, il avait écrit : Enfin ! L'Europe disait aussi : Enfin !

Au fond, le Directoire s'était fait le complice de nos ennemis. Bonaparte avait rendu possible par ses victoires la paix que, par ailleurs, il avait imposée tout à la fois à l'Autriche et au gouvernement français. Une politique ambitieuse jusqu'à l'aliénation, le désir de révolutionner le continent, la peur de voir nos armées inoccupées porter leurs chefs au pouvoir, et cette fièvre qui, chez ce malheureux gouvernement, remplaçait l'action par l'agitation, avaient conduit le Directoire à saper la paix glorieuse qu'avaient value à la nation la gloire et le sang de nos soldats. Ainsi avait-il sacrifié une très belle réalité à de fumeuses chimères, et, au lieu de ne s'attacher qu'à notre seul établissement sur le Rhin, avait-il cherché à remanier toute la carte de l'Europe.

Quand, à Rastadt, en pressant les affaires et en bousculant les Allemands, ainsi que Bonaparte l'avait fait, on pouvait déjouer les projets d'ajournement de l'Autriche, le Directoire avait favorisé les atermoiements de nos adversaires dans l'espoir d'une rupture qui arrangerait ses convenances. Ainsi avait-il fait le jeu de nos ennemis et, par ailleurs, fourni, par sa propagande jacobine, les raisons qui finalement jetaient le tsar Paul dans la coalition.

Et quand près de 400.000 soldats ennemis se présenteraient à nos frontières, ils y trouveraient une armée diminuée par l'expédition d'Orient et des chefs assurément valeureux, mais dont aucun n'arrivait à la cheville du grand soldat, éloigné par une politique que seule la peur avait inspirée.

Ainsi la France va-t-elle être amenée vers l'abîme où nous la verrons s'enfoncer.

La politique ayant rendu vaine la gloire, compromis la paix et trahi la nation, il semblait que la France, dont nous verrons par ailleurs l'effroyable anarchie, n'eût plus qu'à sombrer.

Il faudra un miracle pour l'arracher à l'abîme. Le miracle se fera — l'éternel miracle français qui déconcerte, à chaque siècle, l'attente de nos ennemis et sauve notre pays.