LA FRANCE DU DIRECTOIRE

Conférences prononcées à la Société des Conférences en 1922

 

II. — LE PLAISIR ET LA VIE CHÈRE.

 

 

Un diplomate étranger, Sandoz Rollin, arrive à Paris à la fin de l'automne 1795, — an IV de la République. Il promène des regards stupéfaits sur cette France si changée, en apparence, depuis sept ans, qu'elle est aussi inconnue de l'Europe que le serait la Chine ou le Japon.

Nous possédons, datées de décembre 1795, ses premières impressions.

Ce qui le frappe, c'est d'abord la queue interminable des femmes aux boutiques pour obtenir d'un boulanger dédaigneux quelques onces de pain médiocre (à 60 francs la livre) et d'un boucher plein de morgue, de bas morceaux (à 97 francs). C'est ensuite le nombre des théâtres et des bals ouverts au public et particulièrement la splendeur des ballets. C'est encore le caractère ignoble du public qui s'assoit à l'orchestre, presque tout entier peuplé de nouveaux riches. C'est enfin cette prodigieuse abondance du papier-monnaie qui rend absolument factices fortune privée et fortune publique.

Ce sont traits essentiels du tableau : il y pourrait ajouter, comme tant de visiteurs dont nous avons les lettres ou les journaux, l'indifférence du public vis-à-vis de la politique, de la guerre et de la littérature, l'extravagance et l'indécence des modes, le fabuleux essor de la spéculation, la folie de la danse et du jeu, l'universel désir de bien manger, l'incroyable popularité des gens de théâtre, la vogue toute nouvelle des sports et le culte du muscle, la ripaille du peuple dès qu'il a quelques sous à dépenser, le mauvais ton d'une société de parvenus, la dissolution de la famille et la ruine du foyer, la crise des âmes qui, arrachées momentanément à la religion traditionnelle, se jettent dans la superstition, l'invraisemblable augmentation du prix de la vie qui, si elle paraît presque enivrer les nouveaux riches, accule à la misère les nouveaux pauvres et, d'ailleurs, les trois quarts du peuple, enfin la démoralisation qui, du haut en bas, résulte de cette situation ; tous traits auxquels je veux m'arrêter successivement aujourd'hui, en étudiant cette société de fin de crise.

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Que cette société soit détachée de la politique, telle chose se comprend. La France vient de se livrer depuis 1789, je vous l'ai rappelé, à une telle débauche de politique qu'elle en a, tout naturellement, une sorte de nausée. On laisse cette mauvaise cuisine aux députés et aux gouvernants également méprisés.

La guerre a jadis et naguère encore passionné. Valmy, Jemmapes, Hondschoote, le siège de Mayence, Wattignies, Fleurus, les victoires, les défaites ont longtemps retenti au cœur de la nation. Depuis 1794, on est las de cette guerre sans résultats décisifs. Je dirai comment, seules, les victoires de Bonaparte secoueront un instant l'opinion, mais pour un temps seulement. Les conscrits ne partent plus et les anciens volontaires désertent. Et la société ne parle pas de la guerre.

On s'occupe peu de littérature, écrit Ch. de Constant le 17 mai 1796. Et nous le comprenons mieux. Nous savons quelle était cette littérature, ces poèmes sans flamme, ce théâtre sans grandeur, ces romans sans couleur. Et cette littérature rancie, anémique, s'adresse à des gens qui ont, sept ans, joué une tragédie sans précédents, frémi jadis aux accents tout neufs de la Marseillaise, vécu eux-mêmes les plus extraordinaires romans qui jamais se soient écrits. Sauf de très mauvais livres, qui cherchent les bas-fonds de l'être —j'y reviendrai —, on ne lit pas. D'ailleurs, la moitié des nouveaux riches ne sait pas lire.

Alors, comme on ne s'intéresse ni à la politique ni à la guerre ni à la littérature, que voulez-vous que fasse la société ?

La soif des plaisirs, des promenades à Bagatelle, le torrent de la mode, écrira le 11 messidor an VII un journaliste, le jeu, les dîners, le luxe des ameublements, les maîtresses, sont les objets qui occupent le plus particulièrement la jeunesse parisienne. Mais tout le monde prétend être jeune à Paris en l'an VII de la République. Plus généralement, un jeune émigré rentré écrit : Chacun ne pense plus qu'à jouir, boire et manger. Et Ch. de Constant : Le plaisir est à l'ordre du jour. On veut rattraper le temps perdu et qui sait combien de temps on a à vivre ?

On veut rattraper le temps perdu. Voilà le mot. Cette nation qui, avec tant de qualités sérieuses, est, à travers les siècles, restée gauloise par la pratique du rire et des joyeux propos, on a voulu en faire une nation romaine, puis spartiate. Ainsi en avaient décidé les jacobins. Elle a donc fait semblant, pour satisfaire ses tyrans, d'être romaine et spartiate. Leur joug brisé, elle a pensé jouer à Athènes et d'un bond est allée à Byzance. Disons plus net : ayant connu les affres de la mort, elle a goûté soudain avec une sorte de violence la volupté de vivre et, ayant éprouvé toutes les angoisses, elle veut toutes les jouissances.

Au lendemain de Thermidor une sorte d'explosion s'est produite.

Tout le monde, libéré en huit jours des menaces de la mort, s'est rué au plaisir.

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L'exemple est venu de haut — si on peut appeler haut le groupe qui, la veille, menacé de mort, a saisi, dans une ivresse, le pouvoir arraché à ses ennemis.

Le ménage Tallien dont Barras a, dès après Thermidor, fait un ménage à trois, a paru alors au pinacle de la République. Therezia Cabarrus, épouse du représentant Tallien, — Son Altesse Sérénissime Mme Cabarrus, a saisi le sceptre et ce sceptre est une marotte à tête de folie.

Fille de banquier, marquise de Fontenoy par son premier mariage, citoyenne Tallien par son second, elle finira, après avoir été la sultane favorite de Barras et la maîtresse du financier Ouvrard, princesse de Chimay. Mais, dès 1795, Therezia a passé par de tels avatars que sa vie peut lui sembler un rêve : marquise devenue amazone de la Terreur quand, à Bordeaux, elle accompagnait son amant, le proconsul Tallien, et, un joli petit bonnet de velours rouge bordé de fourrure sur la tête, lisait, dans le temple de la Raison, un plan d'éducation pour la jeunesse dont je ne m'inspirerais pas pour élever mes enfants. Bonne personne d'ailleurs, elle avait dès lors arraché à Tallien bien des grâces et son influence avait été si manifeste, que Robespierre, ennemi des femmes, le lui avait, à son retour, fait cruellement payer en la jetant en prison. On disait que c'était elle qui, de cette prison, avait poussé Tallien affolé à la tribune où, le 9 thermidor, il avait porté à Maximilien le coup mortel. Oui, c'était Therezia qui, se répétait-on, avait, pour un jour, transformé ce pleutre en téméraire. Et le monde parisien, délivré du cauchemar, avait appelé Therezia Notre-Dame de la Délivrance, Notre-Dame de Thermidor.

De la fameuse chaumière de Chaillot où s'étaient données les premières fêtes post-thermidoriennes, elle avait dès lors régné sur Paris, car, Tallien tombé décidément dans le mépris public, elle s'en était détachée et tout entière donnée à Barras qui, bien avant que Tallien s'éclipsât tout à fait, l'avait faite reine du Luxembourg, où il s'installait.

C'était une aimable courtisane, bien faite pour doubler cet élégant coquin qui la proclamait dictateur de la beauté.

Délicieuse, elle dut l'être surtout par le charme de son abord et la grâce de son sourire, car ses portraits aujourd'hui déçoivent. Mais vingt témoins — et les moins suspects de partialité — sont d'accord sur le charme qu'au sens presque propre du mot, elle devait exercer. Ce charme, elle le cultivait ; elle aimait être aimée, et de tous, femmes et hommes. Bonne amie, pas jalouse, elle traînait avec elle tout un cortège de jolies femmes et — chose incroyable — ces femmes admettaient que son empire restât souverain. Mais les hommes surtout semblaient ensorcelés, les plus graves, et naguère les plus hostiles.

Dans un certain monde, elle fut vraiment dictateur, ainsi que disait Barras, dictateur de la mode, lançant ces coiffures, ces tuniques, ces chaussures, ces cachemires, ces bijoux que je vais dire, forçant deux mille femmes à passer, suivant son caprice, du chapeau spencer au turban, du soulier au cothurne, de l'anticomanie à la turcomanie, des cheveux noirs aux cheveux blonds et de la haute coiffure à la grecque aux courtes boucles à la Titus. Quel pouvoir ! Quel pouvoir supérieur à celui d'un Barras même qui ne règne que sans cesse menacé d'être détrôné !

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Elle est avant tout la reine du Luxembourg, et cela veut dire des salons de Barras. Les autres directeurs seront toujours, aux yeux du monde, des balourds. Quand ils veulent s'amuser, ils descendent chez Barras. Il a le département des fêtes.

J'ai vu les cinq rois vêtus du manteau de François Ier avec son chapeau, ses pantalons, ses dentelles, écrira un témoin : la figure de Larévellière avec les gras et noirs cheveux de Clodion... M. de Talleyrand en pantalon de soie lie-de-vin, assis sur un pliant aux pieds du directeur Barras, dans la cour du Petit-Luxembourg... A droite, cinquante musiciens et chantres de l'Opéra, beuglant une cantate patriotique sur la musique de Méhul ; en face, sur une autre estrade, deux cents femmes, belles de jeunesse, de fraîcheur et de nudité, décolletées, dépouillées, s'extasiant sur la majesté de la pentarchie ; elles portaient des pantalons couleur chair et avaient des bagues aux orteils. C'est un spectacle qu'on ne verra plus. Téméraire affirmation ! On ne saurait jurer de rien.

Mais ce sont là les fêtes officielles. Le salon de Barras a d'ordinaire des allures moins solennelles. Autour de lui évolue le monde le plus mêlé, microcosme de celui du Directoire : des ci-devant nobles qui ont repris contact avec le cousin fourvoyé et des fournisseurs qui font affaire avec le directeur, de vieux camarades de la Convention maintenant châtelains et millionnaires et des députés nouveaux qui aspirent à cette fortune, d'anciens bonnets rouges et d'anciens talons rouges. Et les femmes ! Des parentes nobles de Provence — une ci-devant duchesse de Brancas par exemple — ont peu à peu amené des dames de l'ancienne caste, avides d'obtenir des grâces, riant, sous l'éventail, des balourdises des nouvelles riches. Entre celles-ci et celles-là, Therezia qui a été marquise et s'en souvient maintenant, et cette grande femme brune aux yeux de velours, à la démarche molle et aux toilettes voyantes, qui est la veuve du vicomte de Beauharnais — et sera impératrice des Français. Et, avec elles, Juliette Récamier, toujours de blanc vêtue et qui passe pour une hermine encore qu'elle ne paraisse pas, pour le moment, éviter les bas-fonds. Et puis toute la troupe des Merveilleuses, cent femmes venues de tous les coins de l'horizon social et mondial : des coloniales, des étrangères, des cosmopolites, des jacobines, des marquises, des financières, toutes viennent chez Barras, toutes sauf cette bonne dame, la vicomtesse Paul de Barras, restée fort sagement en Provence depuis 1789, la seule que Barras semble laisser indifférente.

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D'autres salons se sont ouverts, — peu. Les mœurs y sont libres et les manières atroces. Il y règne une sorte de carnaval continuel. On y voit, écrit Ch. de Constant, des femmes nues presque jusqu'à la ceinture et à la lettre sans chemise comme sans vergogne. D'autres en habit de huzard, de Turc, en Grecque, en Flore, en Hébé, en paysannes : c'est une brillante mascarade. C'est cette société qui a donné le bal dit des Victimes, où les fils et filles des guillotinés dansent avec les fils et filles des bourreaux.

Les hommes y sont d'une grossièreté incroyable. La jeunesse dorée, la fameuse jeunesse dorée qui a surgi après Thermidor, si affectée qu'elle soit dans ses manières, n'est que dorée : le fond reste du plomb le plus vil. Ces muscadins, ce sont fils de petits bourgeois qui, ayant vécu leurs années de prime jeunesse en pleine Révolution, sont élevés à la diable et le montrent. Et bientôt ces muscadins se grossissent de tous les jeunes gens à qui soudain d'heureux coups de Bourse ont permis de passer brusquement de la boutique où ils étaient commis et des études d'hommes de lois où ils étaient gratte-papier, aux salons de la nouvelle société. Les jeunes gens qui ont remplacé les marquis et les pages, écrit-on le 25 juin 1796, sont des fournisseurs, des agioteurs et des clercs de procureurs.

C'est l'avant-garde de la grande cohue des nouveaux riches.

L'invasion des nouveaux riches ! C'est la conséquence fatale de cet énorme bouleversement politique et social aggravé par la guerre. Depuis 1789, mille filons se sont trouvés ouverts devant les gens que les scrupules n'embarrassaient pas trop. Pendant que les terres de la noblesse émigrée et, du clergé dépouillé passaient, en partie, aux mains des paysans, la bande noire s'était abattue sur les hôtels, châteaux, abbayes et églises. Tentures, tapis, meubles, toiles de maîtres, bibelots de tout ordre, livres aux précieuses reliures, ce n'est rien, et rien même les trésors de sacristies, à côté des gains que procure la simple démolition. Tel millionnaire de 1795 a trouvé, dès 1792, l'origine de sa fortune dans la seule exploitation des plombs arrachés aux toitures. Et je ne cite qu'un exemple entre mille. La guerre était venue et, avec elle, le blocus des côtes par les Anglais. Alors deux nouveaux filons s'étaient ouverts, magnifiques : la fourniture des armées et la spéculation sur les denrées coloniales. Tandis que café, sucre, cotonnades, parvenant avec peine, donnaient matière à un prodigieux agio, deux ou trois milliers de gens s'étaient jetés sur nos armées comme sur l'Eldorado. Race détestable et éternelle : des armes et munitions aux vêtements et chaussures, et des plus gros canons aux boutons de guêtres, que de millions réalisés. On a dit la honteuse exploitation de la défense nationale, ces 150.000 canons de fusil revendus peu après comme ferraille de rebut, ces quintaux de farine de 10 livres vendus 21 au ministère et cent autres traits. Ce qu'on a vu alors, on l'avait vu sous le sévère Louis XIV lui-même, on le verra toujours tant qu'il y aura des guerres, des ministères et des gens sans scrupules.

Les gens ainsi enrichis se sont alors jetés sur la banque petite et grande ; les grandes spéculations ont commencé. Les millions se sont ajoutés aux millions.

Ainsi a-t-on vu se grossir de toutes les façons ce groupe des nouveaux riches. Leur origine est très basse en thèse générale : le type est ce vigneron de Corbigny, ce grossier Leuthrand, venu à Paris en blouse et qui a pu acheter, dès 1795, l'hôtel de Salm, le domaine de Bagatelle au bois de Boulogne, l'attelage de douze chevaux du prince de Croï et les bonnes grâces de Mlle Lange, étoile de la Comédie. J'en citerais bien d'autres, anciens portefaix, anciens commis, anciens valets, qui maintenant ont, comme Leuthrand, hôtel, villa, carrosse, valetaille... et le reste. Il faut lire toutes les pages de l'admirable tableau brossé par les Goncourt, qui, si souvent, me fourniront des traits.

Les parvenus ont gardé — parfois avec une affectation qui, après tout, est leur seule ressource — les façons de leurs jeunes ans, et ils les ont imposées. Mais leurs femmes ! Celles-là essaient de se faire aux belles manières, aux modes raffinées, aux danses légères et aux propos ailés. Ces anciennes femmes de chambre et vendeuses-des-quatre-saisons copient Mme Tallien, et livrent aux grands couturiers désespérés leur corps épais, et leurs malheureux pieds aux cothurniers en vogue. Mais elles n'aboutissent qu'au type de Mme Angot, émaillant de pardi ! leurs propos, s'extasiant devant les belles façons de quelque muscadin. Queu magnières ! Queu galantise ! et faisant des efforts touchants pour y répondre, car il faut leuz-y montrer qu'on a zeu de l'éducation comme il faut. Tout ce monde se jette sur l'Art d'écrire de Rolland, parce qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire ; ces dames ont des maîtres à parler, des maîtres à marcher, des maîtres à s'asseoir. L'industrie est née, des maîtres de danse et de maintien. Malgré tant de louables efforts, les honnêtes gens n'osent plus aller au théâtre : on n'y coudoie que ce public ignoble dont parlait le diplomate étranger, et si les nobles dames de 1789 revenaient, elles y trouveraient couvertes de diamants et drapées dans des cachemires de cent louis leurs anciennes filles de cuisine au bras de leurs anciens porteurs d'eau habillés à la Barras.

Au-dessus de ce monde, le grand état-major de la finance fait tout juste meilleure figure. Ouvrard, qui a tout exploité, y a gagné une fortune immense, mais jeune encore — il a trente ans en 1795 il est, par ailleurs, trop intelligent pour ne pas s'être fait à cette galantise qui fige d'admiration Mme Angot. Il a les châteaux de Marly, du Raincy, de Louveciennes, dix autres ; c'est le marquis de Carabas du Directoire. Il essaie de jouer au financier sérieux, et comme lui, toute la bande de la Bourse, de Hainguerlot à Venderberghe. Ils sont les grands maîtres de l'agio et, avec le Directoire, cet agio prend des allures vertigineuses. Tout le monde spécule : les petits marchands et les jolies femmes, les grisettes et les ministres, et ainsi les gros — ces maréchaux de la spéculation sont-ils pour tous des conseillers précieux. Les fortunes s'édifient ou croulent, cependant, en quelques mois, si bien que, sans cesse, de nouveaux riches remplaçant de nouveaux riches, cette société n'a pas même le temps de se policer. L'invasion des Barbares n'est jamais close.

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Qui vient de gagner en quelques mois une fortune aspire à en jouir — j'entends dans l'expression la plus brutale du mot. Si la France, qui a tremblé sous Robespierre, se dédommage sous Barras en se jetant au plaisir, la France qui a profité s'y rue, et les deux tourbillons se mêlent et se renforcent.

Paris n'est plus qu'un vaste lieu de plaisir à huit cents compartiments : les jardins à spectacles, les bals publics, les théâtres, les restaurants et glaciers, les salles de jeu, les hippodromes.

L'étranger, lit-on dans l'Ami des lois, l'étranger qui est étonné du luxe étalé aux bals d'Aligre ou de Richelieu, aux concerts de l'Opéra et au théâtre de la rue Feydeau, comme il était ravi, dans la belle saison, des fêtes du jardin Boutin, du Champ-de-Mars et des Champs-Élysées, ne peut s'empêcher de convenir que Paris est la première ville du monde. L'étranger veut bien en effet en convenir, mais, comme il est l'étranger de tous les temps, il écrit chez lui — nous avons ses lettres — que Sodome et Gomorrhe n'avaient rien à envier à cette Babylone.

Au fond, les amusements ne sont pas tous si babyloniens ! Ruggieri tire ses feux d'artifice à Tivoli, et Ruggieri est très à la mode. Un soir on a compté à Tivoli 12.000 entrées. Ce sont, s'écrie un journaliste, les jardins d'Armide transportés au sein de la ville. Mais soudain Franconi, l'admirable Franconi, l'écuyer tout chamarré d'or, fait courir son cheval dans l'arène du jardin des Capucines et tout Paris jure par Franconi après avoir juré par Ruggieri. Les dames l'exaltent, et, comme à Byzance, arborent les couleurs de l'homme du Cirque. Cela est assez innocent, mais c'est la moindre attraction. Le bal de Richelieu est l'arche des robes transparentes, écrit Mercier, cent déesses parfumées, couronnées de roses s'y égaillent dans les bosquets, entraînant... loin toute une suite d'adorateurs. Les fêtes prennent un caractère tous les jours plus abandonné : fêtes de Tivoli, de Frascati, de l'Élysée-Boutin, du hameau de Chantilly, fêtes des Jardins Marbeuf, de Paphos, de Mousseaux, fêtes d' Idalie où, entendant battre tous ses rivaux, un entrepreneur de spectacles donne des tableaux vivants de telle nature qu'on me dispensera d'y insister.

Mais le grand attrait, c'est la danse. Dès qu'il peut danser, le monde du Directoire se déclare satisfait. Six cent quarante bals publics sont ouverts où se rencontrent toutes les classes. Paris est atteint, depuis le 9 Thermidor, de cette sorte de folie chorégraphique qui suit si fatalement les grandes crises, qu'un historien pourrait en prédire les retours comme ceux du printemps après l'hiver. Paris est un grand bal, écrit Manet en 1797, on danse partout... Il est certain qu'on danse éperdument. Après l'argent, dit Mercier, la danse est aujourd'hui ce que le Parisien aime, chérit ou plutôt ce qu'il idolâtre et, du petit au grand, c'est-à-dire du riche au pauvre, tout danse. C'est une fureur... On danse partout. Le fait est qu'au-dessus du cimetière de Saint-Sulpice désaffecté, les girandoles de verres de couleur dessinent les mots affriolants : Bal des Zéphyrs. Évidemment ce bal des Zéphyrs sous les tours de Saint-Sulpice, c'est tout dire. On danse partout !

Certains inventent des quadrilles étranges. Le bal du ci-devant hôtel de Longueville donne des quadrilles de nègres et de négresses avec accompagnement de cors. Frémissez, revenants de la cour de Versailles qui, au son du clavecin, dansiez, il y a dix ans à peine, — un siècle ! — les menuets délicats et réglés. Voici les nègres qui gigotent, les inévitables nègres, les arrières-grands-pères de nos nègres de jazz-band.

Mais, cependant, trois cents danseuses valsent, autour de ces nègres, qui, elles, sont blanches — et on peut même bien constater, — tant elles sont peu habillées, qu'elles le sont de la tête aux pieds.

C'est la walse qui fait tourbillonner toute cette société, la walse toute neuve alors, si neuve qu'elle scandalise encore les vieilles gens et paraît, par là — car tout recommence — plus attrayante aux jeunes. On regarde avec curiosité ces enlacements tout nouveaux, ce corps-à-corps qui, auprès des anciennes danses, paraît d'une sensualité brutale, et ce tournoiement éperdu qui, dit un témoin, fait des femmes des sabots tournants, cette danse qui, écrit un enthousiaste, exige l'amalgame des deux danseurs et qui coule comme l'huile sur le marbre poli. Les femmes, dit-on, semblent s'y délecter, s'y enivrer. Mais on remarque avec tristesse que les hommes dansent d'un air froid. On dirait qu'ils pensent à la politique et à l'agio, écrit un témoin. Et il me semble que nous avons vu de ces danseurs graves en train de tanguer.

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Les théâtres attirent : eux aussi se sont multipliés ; on s'y précipite ; mais c'est moins pour y applaudir de grands artistes que pour continuer la fête promenée des jardins à attractions aux bals publics. Les théâtres, dit un policier, deviennent de véritables cloaques de débauche et de vices. Les coulisses sont de mauvais lieux. C'est là qu'on va. Parfois néanmoins la foule reflue dans la salle. On va entendre ou voir un des dieux de Paris. Car Paris qui ne connaît plus Dieu, a des dieux, ce sont les acteurs, chanteurs et danseurs. Les tragédiens, qui ont tenu le haut du pavé pendant la Révolution et qui le reprendront sous l'Empire, sont, provisoirement, peu populaires. Entre Robespierre et Napoléon, Talma est en disgrâce pour avoir jacobinisé ; et puis la tragédie, pour une heure, ennuie. Quant à la comédie, si elle est spirituelle, on ne la comprend pas. Les dieux sont ailleurs. C'est le chanteur Lays, et on l'écoute plus favorablement que Mlle Maillard, magnifique personne qui a, dit-on, figuré, à Notre-Dame, la déesse Raison ou la déesse Liberté, une de ces fortes bacchantes à la gorge d'airain, à qui on confie, dans les jours de gloire, le soin de chanter la Marseillaise ; mais la généreuse et âpre Marseillaise n'est plus de mode. Lays plaît parce que tendre et moelleux. Un autre dieu, c'est Garat : quand, dans un concert, il entonne le délicieux rondeau Enfant chéri des dames, tout le monde se pâme, mais, tout de suite, on réclame la Visitandine, et la gravelure obscène succède à la romance sentimentale. C'est toute cette société. Un dieu enfin, c'est Vestris, le danseur qui lui-même se proclame, avec son accent italien, diou dé la danse, bien vu des muscadins parce qu'il a refusé jadis de danser la Carmagnole. On chérit aussi Michu. Les femmes, écrit l'Ami des lois, voient avec douleur que Michu vieillit. On adore l'homme de théâtre et il s'en enfle. Garat, invité chez Talleyrand, parce qu'on a fait attendre le repas après son arrivée, menace de ne plus venir dîner chez le ministre. On adore ce que nous appelons d'un vilain mot les cabotins et on adore les planches : les gens veulent leurs planches à eux et, avec les trente-deux théâtres publics, on compte plus de deux cents théâtres à côté.

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Au fond, ce qu'on recherche, c'est le lieu de réunion. Je dirai tout à l'heure que, la famille lézardée, le foyer est éteint. Tout le monde vit dehors. Et l'attrait du public, c'est le public même. Les femmes font le principal de ce mutuel attrait.

A les voir aujourd'hui dans les estampes de l'époque, les femmes et les hommes du Directoire nous semblent les acteurs d'une vaste mascarade. Jamais les modes n'ont été plus excentriques. Mme Tallien y a mis sa marque. Elle a d'abord imposé l'anticomanie, prétexte à se déshabiller. On en vit, dit un témoin, qui poussèrent si loin leur amour pour le costume antique qu'il n'eût fallu que leur ôter bien peu de vêtements pour les faire ressembler à la Vénus de Médicis. Tout à l'antique : robes à la Flore, à la Diane, à la Vestale, tuniques à la Cérès, à la Minerve. Victor de Broglie a vu dans sa jeunesse Mme Tallien paraître au Ranelagh, la tunique rose ouverte sur le flanc, les jambes moulées dans le maillot couleur chair, les pieds nus scintillants de bagues, la gorge découverte, ses beaux bras encerclés de diamants. Mille femmes la copient. Et ce sont les raisonnables. Lés déraisonnables comme la citoyenne Hamelin, ce sont les fameuses sans-chemises dont le règne succède à celui des sans-culottes.

Dans les salons officiels même, Mme Hamelin s'exhibe ayant vraiment, pour tout vêtement, un chiffon de gaze chair. La mode est si répandue qu'un médecin déclare avoir vu mourir plus de jeunes filles depuis le système des nudités gazées que dans les quarante années précédentes.

Soudain un ambassadeur du Grand-Turc arrive, qui est pour un jour, la curiosité de Paris, où il promène sa turquerie du Luxembourg aux bals publics. Mme Tallien, pour lui plaire, — j'ai dit qu'elle prétend ensorceler l'univers, — arbore hardiment le turban, et voici le turban lancé, imposé pour deux ans, et la veste courte ouverte sur la poitrine nue et le large pantalon de gaze rose retenu à la cheville par des anneaux d'or. C'est la turcomanie.

Puis soudain les modes anglaises : l'anglomanie. Pour tout concilier, voici que sur les coiffures antiques se posent des chapeaux exagérant la forme d'une casquette de jockey et, par-dessus les robes de gaze, de grosses redingotes britanniques, ce qui rassérène un peu les médecins. Un témoin, assistant à un bal, regarde un trio de femmes. Ces trois êtres amphibies, écrit-il, franco-turco-anglico-grecs, étaient cependant des Françaises.

Perruques blondes, perruques noires, cheveux à la Titus, puis, de nouveau, perruques et déjà les perruques tendent à devenir bleues, vertes, violettes quand Brumaire mettra fin— et un froncement de sourcil de Bonaparte — à la grande mascarade. Les cothurnes ont remplacé les souliers ; ils sont en peau de chèvre rose brodée de soie verte, de ces chaussures devant la déchirure desquelles un cothurnier perplexe finit par s'écrier : Je gage cinquante louis que madame aura marché avec.

Tout cela coûte cher. C'est une remarque bonne pour toute époque, que plus les robes raccourcissent, plus montent les factures. Dès janvier 1795, Malet a écrit : L'effronterie du luxe, surtout celui de la parure, surpasse à Paris tout ce que les temps de la monarchie offraient en ce genre de plus immoral. Dernièrement la femme d'un député nommé Tallien a payé 12.000 livres une robe à la grecque. Douze mille ! Therezia, trois ans après, en sourirait. Elle paraît à l'Opéra si couverte de diamants que le buste entier en est cuirassé, ce qui, au point de vue de la pudeur, est toujours autant de gagné.

Les hommes, eux, portent ces costumes stupéfiants destinés à les transformer tous en manière d'infirmes, cravate pour écrouelles, habit qui dessine une bosse, pantalon simulant des jambes cagneuses. Et ainsi complètent-ils ce carnaval de fous.

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Eux, on les voit surtout chez le restaurateur.

Un rapport de police du 14 floréal an III disait déjà : Les garçons restaurateurs de la maison Égalité — Palais-Royal — disent que jamais il ne s'était fait autant de dépenses qu'il s'en fait maintenant par tous les jeunes gens et les agioteurs. Le restaurateur ! C'est une chose tout à fait nouvelle alors. L'ancien régime avait connu des guinguettes, des cabarets, des auberges, mais point le restaurant. Il est né des circonstances. Grands seigneurs et prélats fastueux émigrés ont laissé sur le pavé leurs chefs, presque tous des artistes. Ceux-ci ont pensé à mettre leur génie culinaire au service du nouveau souverain, Sa Majesté le Public. Et justement à ce moment Sa Majesté le Public cherchait qui lui donnerait à se régaler.

Les nouveaux riches se sont précipités à ces repas cuisinés par les maîtres-queux des ci-devant. Et ces gens providentiels sont en quelques mois devenus célèbres : Beauvilliers qui a inventé la livrée des garçons, Robert, l'ancien cuisinier de l'archevêque d'Aix, et Véry, dont le nom se devait, au Palais-Royal, perpétuer jusqu'à nous, et Méo que l'on appelle le grand Méo, parce qu'il offre chaque jour au choix de ses clients une liste de cent plats. Le Palais-Royal, avec ses quinze restaurants, est le grand centre culinaire. Mais sa fortune est telle que le restaurant se multiplie : on en compte bientôt dans Paris deux mille poussés en trois ans. Mercier en aperçoit à chaque coin de rue.

L'Itinéraire des gourmands, publié en 1797, y guide les citoyens, les menant du Veau qui tète, où se cuisinent les anguilles aux truffes, à la Marmite perpétuelle, seul sanctuaire où se déguste le vrai chapon au gros sel.

Tout le monde mange dehors : car le pot-au-feu a été renversé. L'on mange beaucoup, et l'on aime manger. C'est le temps où Brillat-Savarin médite et où Grimod de la Reynière écrit. L'un saluant la renaissance de la truffe, le diamant de la table, l'autre voit avec joie finir une révolution, ce règne de Vandales sous lequel pour un peu allait se perdre jusqu'à la recette des fricassées de poulet. La nourriture devient grand objet de préoccupation. Grimod écrit que le cœur des Parisiens opulents s'est tout à fait métamorphosé en gésier. Le mot est brutal. Mais, de fait, cette société dévore-t-elle. Les thés, importés d'Angleterre, réunissent maintenant, vers cinq heures, la nouvelle société, mais ces thés se transforment en quatrième repas avec dindes, beefsteaks, lourdes salades, etc., au point de coûter parfois 75 écus.

Ils ne font pas tort aux glaciers qui restent favoris des dames : Velloni, au pavillon de Hanovre, n'arrive pas à battre Garchy, ce Garchy dont les divines glaces jaunissent en abricots et s'arrondissent en pêches succulentes, Garchy, encore un grand homme à qui M. de Ségur dédie un poème.

Sans quitter le Palais-Royal, hommes et femmes peuvent satisfaire une autre passion qui, en ces années de perversion, tourne à la folie. Les maisons de jeu se sont multipliées ; elles répondent trop à la mentalité fiévreuse, et j'oserai dire risqueuse, de cette société d'agioteurs, pour ne pas prospérer. Dès 1792, un rapport décrivait les ravages qu'une telle multiplication entraînait. Avec le Directoire, où tout devient effréné, le jeu est effréné, de chez Barras, où l'on perd au pharaon ou à la bouillotte des sommes énormes, à cette maison où la police signale que, sur une seule carte, la citoyenne Bentabole, femme d'un député, a perdu 2 millions — ce qui, au surplus donne à penser que son mari ne s'est pas toujours contenté de l'indemnité parlementaire.

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Tout cela, les fêtes, les bals, les théâtres, les restaurants, les glaciers, les salles de jeu même voient d'ailleurs passer des gens que l'ennui guette au tournant du plaisir. L'on cherche alors d'autres distractions.

Cette société s'est éprise soudain de sports. Voici naître ce que les Goncourt appellent le culte du muscle. On organise palestres, luttes, courses à pied et à cheval et vrais jeux antiques. Et là encore l'exagération se donne carrière. Il faut que les triomphateurs des courses soient solennellement couronnés au Champ de Mars au milieu des acclamations du peuple.

Et puis soudain autre vogue : celle des conférences. Oserai-je l'avouer ? La conférence date du Directoire. Je sais bien que, du temps de Molière, Vadius et Trissotin conférencieraient volontiers. Mais, en fait, c'est sous le Directoire que naît la conférence ; on y va dans ce qu'on appelle les lycées qui sont alors les salles de conférences publiques : on court de Dumoustier qui, au lycée des Étrangers, fait un cours de morale très agréable, à un médecin qui, au lycée Marbeuf, parle sur les vapeurs, et surtout à La Harpe qui, se faisant un succès de son éclatante conversion, réinvente le christianisme et ressuscite Dieu avec condescendance. Mme Angot elle-même se laisse entraîner aux conférences. C'est commode ; elle ne sait pas lire ; mais elle a une paire d'oreilles magnifiques pour entendre. Comprend-elle ? Qu'importe ; on l'a vue au lycée ; elle s'y est ennuyée ; elle a usé de son droit de cité et s'y est fortifiée.

C'est le seul côté par où la futilité rende hommage à l'intelligence. Au fond cette société est la moins intellectuelle que la France ait connue. L'esprit y est médiocre : le calembour seul y réussit. Esprit facile ; esprit aussi d'hyperbole, propre aux époques de décadence. Toute expression est outrée : un chanteur est divin, un tailleur est un Michel-Ange, un soulier a de l'éloquence, un pantalon de l'esprit ; tout est charmant, délicieux, exquis. Legouvé est Racine, Luce de Lancival Corneille, Lemercier Eschyle ; en revanche, un homme qui ne partage pas vos idées est un scélérat, un infâme, un homme infernal.

Aucune politesse. On n'annonce plus à l'entrée des salons ; on ne donne plus le bras aux dames pour passer à table. Les vieillards excitent les risées de la jeunesse en se découvrant pour parler à une dame. Dans les bals, les jeunes gens passent sur le front des darnes assemblées avec une insolence incroyable avant de venir, sans présentation aucune, inviter celle qui a eu l'heur de leur plaire. La politesse a sombré.

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Ce qui sombre plus lamentablement, c'est la famille. Elle était, sous l'ancien régime, le fondement de la société. Le triomphe de l'esprit critique a émancipé déjà filles et fils. Mais surtout le divorce est venu disloquer le foyer. Le décret du 20 septembre 1792, aggravé en 1794 par la Convention, porte, quatre ans après, déjà des fruits imprévus du législateur même. La conception du mariage, purement matérialiste, défini par Cambacérès la nature en action, a tué le mariage lui-même. Le divorce, accordé avec une incroyable facilité, est devenu si courant, qu'à la tribune des Cinq-Cents, Delville pourra s'écrier : Vous avez introduit en France un marché de chair humaine.

La société s'est ruée au divorce. Dès la fin de 1793, quinze mois après le décret, 5.994 divorces étaient enregistrés dans le seul Paris qui alors n'a qu'un million d'âmes. Sous le Directoire, certaines femmes passent, en cinq ans, entre les mains de cinq maris. Que deviennent les enfants de ces successives unions ? On s'en soulage parfois : le nombre des enfants trouvés monte en l'an V à 4.000 dans Paris, à 44.000 dans les autres départements. On épouse successivement plusieurs sœurs. Le record, comme nous dirions aujourd'hui, est battu par un citoyen qui, ayant ainsi épousé deux sœurs, demande, par une pétition aux Cinq-Cents, à épouser leur mère, sa belle-mère, sa double belle-mère. On en rit : on devrait en pleurer. La famille française dissoute, que restera-t-il d'une nation bâtie sur le foyer ? Le gouvernement du Directoire y pourvoit : il institue une Fête des époux, le 10 floréal, une Fête de la piété filiale, le 16 pluviôse. Ainsi sera sauvée la famille.

Nous pouvons alors penser ce qu'il y a d'effroyable perversion derrière toute cette façade de fêtes perpétuelles. Et le pis est que la dissolution a gagné les basses classes. Le rapport d'un commissaire, Picquemard, du 5 prairial an VI, qu'il me serait difficile de lire ici dans toutes ses parties, fait frémir. Il est impossible de se faire une idée de la dissolution et de la dépravation publiques, dit-il. Et il signale que les ouvriers, entraînés dans le tourbillon, viennent dépenser toute leur paie dans les bals publics où ils contractent les pires habitudes. Le palais Égalité est devenu le rendez-vous de ce que la plus audacieuse obscénité offre de révoltant. L'enfance elle-même est contaminée. Les leçons de l'exécrable roman de Justine, écrit Picquemard, sont mises en pratique avec une audace qui n'eut jamais d'exemple. Le fait est qu'on ne lit guère que les romans les plus osés, écrit un journaliste, corrompant l'âme tendre de nos filles dont ils sont la lecture favorite. On écrit qu'on les voit lire par tous : même la paysanne quand son mari est aux champs, la cuisinière en écumant son pot et le décrotteur en attendant la pratique, tous lisent des romans. Que n'ont-ils connu le cinéma ! C'eût été folie.

Le débordement des mœurs passe toute idée..., lit-on dans un autre rapport. L'impudicité le dispute à l'immoralité... La débauche et l'escroquerie se prêtent un mutuel appui... Et un visiteur, qui, à la vérité, est Genevois, écrit : La peinture que la sainte Bible nous fait des débordements de Sodome n'approchait pas de cette ville prostituée à tous les vices. Disparition des principes religieux, disent les catholiques.

Le fait est que la religion qui, dans le peuple des campagnes, reste cependant si vivace, n'existe plus pour la société. Je ne sais si l'on a connu une époque où les femmes particulièrement aient été aussi indifférentes au christianisme et en cela les dames de la ci-devant noblesse, élevées par leurs parents, comme leurs maris, sur les genoux de Voltaire, de Diderot, de d'Alembert, en remontreraient en irréligion à leurs aimables compagnes, les merveilleuses de la couvée révolutionnaire. Mais, ainsi, qu'il arrive toutes les fois la religion baisse, on remarque une magnifique recrudescence de superstition : la croyance aux fantômes notamment — en apparence illogique chez des personnes qui nient l'immortalité de l'âme — est si vive et si répandue, que les romans de l'époque sont pleins d'apparitions et de spectres. On ne sait pas encore évoquer les morts : ils reviennent spontanément vous tirer, la nuit, par les pieds. Disons le mot : dans ce Paris, une société tourbillonne dont l'âme désaxée, affolée, agite le corps énervé jusqu'au spasme. Un contemporain dit le mot : Aliénation.

Le pis est qu'en face de cette société en qui le goût du plaisir supprime toutes entrailles, la misère pousse toute une partie de la population au désespoir.

A la tribune de la Convention, on a entendu, après l'exposé de tout un programme humanitaire, Robespierre s'écrier : J'ose le demander : où sera maintenant l'indigence ? Et en effet il osait beaucoup. C'est la grande illusion des faiseurs de système ; ils croient toujours supprimer les faits avec des phrases. L'indigence s'est, au contraire, étendue à ceux qui, en 1789, s'y fussent le moins attendus. A côté des nouveaux riches, il y a, en bien plus grand nombre, les nouveaux pauvres.

La Révolution n'avait pas créé de moratorium, mais, amenant le renchérissement effroyable que je vais dire, elle avait immobilisé, ce pendant, les revenus d'un grand nombre de gens, en dehors de ceux qu'elle ruinait totalement. Les propriétaires ne pouvaient réclamer à leurs fermiers que le fermage de 1789, ou à leurs locataires que le loyer de 1789. Le rentier ne touchait, de son côté, que ses rentes de 1789. Et cela vous paraît assez naturel. Mais, outre que la vie avait non point quadruplé ou quintuplé, ainsi que de nos jours, mais décuplé, vingtuplé, fermiers et locataires étaient autorisés à ne payer qu'en assignats : et c'était en assignats que les rentiers touchaient leurs rentes. Et comme, je vais vous le dire, l'assignat arrive, vers 1795, à perdre 80, 90 et 95 pour 100 de sa valeur, propriétaires et rentiers touchent 20, 10, 5 pour 100 et sont par conséquent ruinés.

Qu'est-ce que l'assignat ? C'est, vous le savez, le papier émis pour la première fois en 1791 sur le gage, à la vérité considérable, que représentaient les biens du clergé déclarés nationaux. Son origine l'a, dès l'abord, déprécié, mais plus encore l'abus incroyable qu'on a fait, sous les gouvernements successifs, de la planche aux assignats. L'agio s'en étant mêlé, puis la contrefaçon, l'assignat a, d'année en année, avec des soubresauts de hausse suivis de nouvelles chutes, abouti, en 1795, à ce que je viens de dire. Le louis d'or, qui déjà valait 130 livres en assignats en janvier 1795, en est, à l'époque où le Directoire s'installe, à en valoir 1.200.  Mais le Directoire, qui déjà a trouvé en circulation 35 milliards de papier gagés sur des domaines qui n'en valent pas 3, a poussé jusqu'à la folie l'abus du tirage : plus de 10 milliards de ce papier ont été créés en six mois, si bien qu'après ces six mois, l'assignat n'a plus été qu'un papier sans valeur. Les paysans le refusent en disant : Nous l'accepterions si nos chevaux voulaient en manger. — Les assignats achèvent d'aller au diable, écrit Ch. de Constant, le 7 brumaire an IV.

J'ai dit la ruine qui en résultait pour un grand nombre de gens. D'autre part, une pareille disproportion entre la valeur réelle et la valeur fictive, résultant de cette formidable inflation fiduciaire, comme on dit aujourd'hui, avait contribué à cette autre inflation, l'inflation des prix qui, dès 1795, dépassait toute imagination. Certes bien des choses y avaient contribué : le trouble apporté dans les affaires par la Révolution, la guerre et surtout le blocus des côtes par l'Angleterre et bien d'autres causes, petites et grandes. La vie avait doublé, puis quadruplé, puis décuplé en quelques années. En 1796, un journal dresse un tableau qui est plus éloquent que toutes les dissertations. On y voit par exemple que le boisseau de farine, qui coûtait, en 1790, 2 livres, en vaut 225 en 1795, le boisseau de haricots 120 livres au lieu de 4, une voie de bois 500 livres au lieu de 20, le boisseau de charbon 10 livres au lieu de 7 sols, une livre d'huile d'olive 62 livres au lieu de 1 livre 16, 1 livre de sucre 62 livres au lieu de 18 sols, 1 livre de café 58 livres au lieu de 18 sols, une livre de chandelles 41 livres au lieu de 18 sols, 1 botte de navets 4 livres au lieu de 2 sols, une paire de souliers 200 livres au lieu de 5, une aune de toile 330 livres au lieu de 18, et tout à l'avenant.

Un document montre comment un serrurier s'est ruiné en une semaine en voulant faire le riche, s'étant payé une livre de lard de 560 livres, une dinde de 900, un quarteron d'œufs de 236, un habit neuf et sa culotte de 15.300 et le fameux gigot de 1.248 livres, dont l'évocation, en 1919, inspirait, vous vous le rappelez, à un héros de Maurice Donnay, le dégoût du Directoire. Je pourrais multiplier les chiffres : ils deviendraient fastidieux. Les marchands abusent évidemment : une vendeuse de radis ne se déclare satisfaite qu'après une journée de 1.000 livres. Que voulez-vous que devienne une ménagère quand nous voyons, d'après un compte, que deux douzaines de mouchoirs en percale coûtent 3.400 livres, que le raccommodage d'une montre vaut 200 livres, une livre de café 210 livres, la moitié d'un porc 7.000 livres, deux douzaines de torchons 5.200 ; qu'un citoyen inscrit mélancoliquement sur son livre de compte : pour ma redingote, ma blouse, ma veste et ma culotte 18.650, mes bas 1.500, mon chapeau 2.700, mes bottes 3.000, et qu'un employé doit pour son papier, sa plume, sa cire et sa bougie payer 2.800 livres ?

Chacun, pris de panique, essaie de se rattraper. L'artisan réclame de forts salaires, à la ville comme à la campagne. Dès l'an III, on écrit de Beauce que le moissonneur exige 50 livres par jour et tout est à l'avenant. Les paysans sont à la base de la spéculation : le 14 floréal an III, un bœuf est livré aux bouchers pour 5.000 livres ; en l'an VI, le livreur en exigeait 12.000.

Le pis est que, l'agriculture étant en partie délaissée par suite des troubles et les denrées coloniales empêchées de parvenir, la nourriture essentielle manque parfois. Bien souvent, après une queue de cieux heures aux boulangeries où le pain se paie, en prairial an IV, jusqu'à 80 livres la livre, on voit le boulanger fermer ses volets sans avoir pu satisfaire le tiers de ceux qui ont attendu. Des jours entiers, Paris est sans charbon, sans farine, sans pommes de terre et sans haricots, ou du moins rien de tout cela ne sort, car bien entendu la spéculation continue fondée sur l'accaparement, qui aggrave cet abominable état de choses.

Il résulte de cette situation une misère sans précédent. Les artisans touchent parfois de gros salaires, mais sans cesse le chômage les jette à la rue, et comme, pris dans le tourbillon de jouissance que j'ai dit, l'artisan, aussitôt payé, a dépensé, rien ne lui permet de faire face au chômage et il se fâche.

Plus silencieusement, les anciens propriétaires à qui leurs locataires ou leurs fermiers remettent ironiquement, pour un terme, de quoi se payer tout juste un paquet de chandelles, les petits rentiers qui dévorent en une semaine, en se privant de tout, la rente qui jadis leur faisait trois mois, les employés qui, sans cesse augmentés, sont cependant toujours misérables, se désespèrent. Un beau jour, le nouveau pauvre, après avoir, des mois, caché sa misère, se pend ou se jette par la fenêtre. Tous les jours, ce sont drames de la faim se terminant par drames de la rue. Charles de Constant écrit, le 17 juin : Une femme, au bout de la rue, vient de se couper la gorge ; un père de cinq enfants s'est jeté par la fenêtre, dans la rue voisine. Un rapport de police du 14 brumaire an VI, avant-dernière année du Directoire, dira : La misère est très grande dans tous les états. Et un autre ajoute que cette misère est telle qu'elle comprime l'essor du patriotisme.

Elle excite, par contre, et développe chez tous la haine des dirigeants et la haine des possédants.

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Ceux-ci ne font rien pour la désarmer. Et il faut vraiment que les six ans de révolution qui ont pris fin avec la Convention aient brisé l'énergie de tous pour que, devant le luxe impudemment — et imprudemment — étalé, la misère ne se soulève pas. Les jardins continuent à s'illuminer tous les soirs ; les feux d'artifice en jaillissent ; on entend du dehors bruire la fête galante et éclater les ronrons de l'orchestre. Dans la journée, les voitures élégantes, chargées de merveilleuses et de muscadins, ont traversé les faubourgs, allant au Bois ou au Ranelagh. Des toilettes folles qui ont coûté 200 ou 300 louis s'y étalent. Des restaurants on voit à toute heure sortir, congestionnés par un repas de 10 louis, les profiteurs parvenus, qui vont prendre au café leur demi-tasse de 40 livres. A travers les vitres, on peut apercevoir des citoyennes aux chatoyants bijoux déguster les fameuses glaces de Garchy ou de Velloni. Les journaux sont pleins des toilettes de la citoyenne Tallien et de ses émules, des délices de Tivoli et de Frascati, des fêtes données au Luxembourg. Et dans ce Paris d'un million d'habitants, 500.000 ont parfois faim.

Aucun geste de charité : la charité est morte et de toutes les faillites, c'est la plus triste, parce que, dans notre généreuse France, la plus rare. Nous avons connu des époques de luxe et de plaisir, mais où le riche parfois se penchait sur le pauvre. Ici rien de pareil. Pas une pensée d'altruisme même dans cette société, et c'est par là qu'elle est vraiment ignoble. Mais comment voulez-vous que pousse en ces cœurs, les uns pervertis jusqu'à la folie par le plaisir, les autres durcis par les épreuves passées, dans ces cœurs surtout de parvenus aux sentiments si naturellement bas et vils, cette fleur exquise de la charité ? Le christianisme n'a pas seulement été chassé des églises, il l'a été des cœurs, des âmes, des consciences, et toute charité avec lui. Et la charité ne repoussera que vingt ans après la religion.

Parfois le peuple murmure : Il faut que les ouvriers se montrent contre les marchands accapareurs et les égoïstes, crie-t-on, le 23 floréal, dans les faubourgs. Les nouveaux riches sont détestés. Dans la Société de la Réunion, dit un rapport, on a beaucoup parlé des fortunes immenses de différents individus qui ont aujourd'hui de bonnes voitures à leurs ordres, tandis qu'il y a dix-huit mois, ils étaient réduits à loger au quatrième étage. Le 16 floréal an IV, dans différents groupes du faubourg Antoine, on disait que l'on avait détruit les rois, les nobles et les aristocrates, mais que les députés, les fermiers et les marchands les remplaçaient, présentement, que cela ne durerait pas... Évidemment on a l'impression que rien dans ce régime ne saurait durer.

Cependant personne ne bouge. Sous la Convention, on a essayé de bouger : ceux qui se proclamaient les ventres creux ont essayé de crever ceux qu'ils appelaient les ventres pourris. Ils ont été écrasés. Et fatigués par une trop longue crise, ils se terrent, appelant un vengeur.

Chose étrange, au-dessus d'eux, cette société qu'ils abominent attend aussi quelque chose ou plutôt quelqu'un. On se lasse même de la jouissance. On s'amuse encore en l'an IV, en l'an V. En l'an VI, on verra cette société s'énerver. Les fêtes deviendront mornes et la gaieté forcée tombera comme le fard s'écaille sur les joues de Therezia Tallien. Chacun a le sentiment qu'on court à l'abîme s'il ne survient quelqu'un pour remettre toutes choses et toutes gens à leur place, et, afin que la famille se reconstitue, que les mœurs s'assagissent et que les fortunes se stabilisent, faire taire l'insupportable fanfare de toute cette fête continuelle.

Les citoyens, dont le Directoire a, au 18 Fructidor, étouffé la voix, aspirant à un libérateur et les misérables que ruine le régime, à un vengeur, cette société dissolue elle-même attend un ordonnateur.

Et déjà les clairons d'Italie, que nous allons entendre éclater, ont jeté à la nation, un instant galvanisée, le nom du général vainqueur.