DANTON

 

CHAPITRE XIV. — LE PROCÈS ET LA MORT.

 

 

LE PROCÈS : LES JUGES PARAISSENT DEVANT DANTON — DEUXIÈME AUDIENCE : DANTON ÉCRASE LE PRÉSIDENT — TROISIÈME AUDIENCE : L'ACCUSATION S'ÉCROULE — L'APPEL AUX COMITÉS : LA MISE HORS DES DÉBATS — LA DÉLIBÉRATION. LA CONDAMNATION. LA MORT.

 

LE décor est connu où allaient se jouer les dernières scènes du drame. C'était la grand'chambre où le Parlement avait siégé, entouré de splendeur, sous le Christ de Dürer, sur les tapis fleurdelisés. On avait arraché des murs les tapisseries et les tapis du parquet, décroché le Christ, enlevé, du coin du roi, le lit où siégeait le souverain. Des magnificences d'antan, il ne restait que l'admirable plafond bleu et or et le pavé de marbre blanc et noir qui donnait à la salle un aspect funèbre qu'augmentait la triste lumière arrivant, par les fenêtres, de l'étroite cour de la Conciergerie.

Des tables de bois fort ordinaire avaient été disposées. Au fond, derrière la plus longue, dans leurs vêtements sombres et sous leurs chapeaux à panaches noirs, siégeaient les juges. Devant eux, derrière une plus petite table, l'accusateur public dans le même costume funèbre. A gauche du tribunal, les chaises et les tables du jury et, leur faisant face, les gradins où s'entassaient les prévenus. Face au tribunal, la barre où déposaient les témoins. Tout cela présentait un aspect mortel. Danton ne pouvait reconnaître le splendide décor où il avait plaidé ses premières causes.

Le 13 germinal (3 avril), à 10 heures, les juges entrèrent en audience avec les jurés, tandis que les gradins des prévenus se remplissaient de la plus prodigieuse fournée d'accusés qu'on eût vue depuis les Girondins.

Depuis des heures, une foule énorme s'entassait dans l'enceinte du public, tandis que, piétinant dans la salle des pas perdus, sur les paliers, dans les escaliers, débordant sur la place ci-devant Dauphine, une bien autre foule essayait de forcer l'entrée, tendant l'oreille aux éclats de voix et frémissant quand roulera le tonnerre de Danton, le rugissement du fauve traqué.

Les juges étaient des bons sur lesquels on pouvait compter, âmes plus noires que leurs panaches. Le président, c'était Herman, qui allait gagner au procès un portefeuille de ministre, l'accusateur, c'était Fouquier, trop célèbre. Ces deux derniers avaient certes fait leurs preuves, et cependant, tant Danton paraissait prévenu redoutable, le Comité, ainsi qu'il résulte d'un document, avait cru devoir prendre avec eux de spéciales précautions. Au moindre signe de faiblesse, ils seraient arrêtés sur leurs sièges. Ni l'un ni l'autre ne devaient ignorer qu'ils jouaient leur tête si celle de Danton paraissait échapper. Herman eût été aussitôt remplacé par Dumas, le vice-président, vrai tortionnaire aux ordres du Comité, qui venait d'étrangler proprement la défense d'Hébert. Le 12, ce Dumas avait été mandé par le Comité, désireux évidemment de s'assurer ses services éventuels. Ainsi, du côté du Tribunal tout était paré. Fouquier, menacé lui aussi, si, suivant son expression familière, l'affaire lui pétait dans la main, devrait donner son maximum d'énergie — même contre son cousin Desmoulins que, le 20 août 1792, il priait, en termes si plats, de lui obtenir de M. Danton une place et qui, effectivement, lui avait fait donner le siège même d'où il allait requérir.

Les jurés, encore que tous éprouvés, avaient été, au témoignage du greffier même, triés sur le volet. Il ne fallait point qu'ils se laissassent émouvoir. Le peintre Topino-Lebrun avait lui-même refusé de broyer du rouge et n'assistera qu'en témoin aux audiences que ses précieuses notes permettent à peu près de reconstituer. N'ayant estimé sûrs que sept jurés, on avait réduit le jury à ce minimum. Parmi eux, s'apercevaient des ennemis déclarés de certains prévenus. Une déposition au procès Fouquier apprendra que ces jurés allaient tous les jours chez Robespierre.

Point d'avocats ou — pire chose — des avocats donnés d'office à quelques prévenus par Fouquier, de l'espèce de ce Pantin qui, quelques jours après, contera à sa Société de Gisors comment, venu en badaud, il a été désigné pour défendre Chabot, à la mort duquel il applaudit de tout cœur. Presque pas de témoins. Les accusés en ayant cité, on refusera de les mander sous divers prétextes.

Par ces traits, nous pressentons déjà que le procès sera une parodie de justice — comme d'ailleurs tous ceux qui se déroulaient là depuis six mois.

Aussi bien, la vue même des prévenus est édifiante. Ils sont quatorze qui, au cours des débats, se verront adjoindre deux prévenus, Westermann et Luillier. Or les seize hommes sont traduits là, pêle-mêle, pour trois ou quatre affaires totalement étrangères les unes aux autres. Il y a là Danton, Fabre, Desmoulins, Philippeaux, Delacroix, Hérault de Séchelles, accusés d'avoir voulu rétablir la royauté, sans qu'on semble d'ailleurs se soucier un instant d'établir leur connivence ; l'accusation est si peu nourrie contre chacun d'eux, qu'on a espéré, en les groupant, donner l'impression d'un complot. L'autre groupe est composé de gens prévenus de tripotages et de corruption de députés. C'est la pensée machiavélique qui, depuis des mois, se poursuit : compromettre Danton et ses amis avec les drôles qui ont servi d'agents à la Compagnie des Indes, Chabot et ses corrupteurs, puis toute une tourbe d'intrigants étrangers, l'Espagnol Gusman, le Danois Deisderichen, les deux juifs autrichiens Frey destinés à répandre sur les prévenus un surcroît de mauvaise odeur. Les affaires qui amènent ainsi sur les mêmes bancs des hommes politiques, des financiers véreux, des agents cosmopolites, sont si différentes, qu'à l'audience, elles seront traitées distinctement, sans même que Fouquier cherche à établir entre elles le moindre lien. Mais l'effet est néanmoins produit : en masse, ce sont des fripons et des vendus. Danton, s'il n'était généreux, pourrait dire comme le pauvre Anacharsis Clootz qui, huit jours avant, mené à l'échafaud dans la charrette des Hébertistes, criait au peuple : Mes amis, ne me confondez pas, je vous en prie, avec ces coquins.

Ainsi, tout était, dans cette salle, dès cette première minute, mensonge et iniquité : les juges menacés de mort si les prévenus échappaient, les jurés soigneusement choisis avec mission de condamner et sans cesse travaillés, les avocats constitués pour trahir leurs clients, les témoins à décharge absents, enfin les prévenus mêmes accouplés dans le dessein de compromettre l'or pur de Desmoulins avec le plomb vil de Chabot. Oui, une parodie de justice en pleine maison de Justice.

 

La veille, les prévenus avaient subi, dans leur prison, un interrogatoire fort sommaire. Celui de Danton s'était réduit à deux questions et à deux réponses. Avouait-il avoir conspiré contre le peuple français, en voulant rétablir la monarchie, détruire la représentation nationale ? Il avait riposté qu'il avait été républicain même sous la tyrannie et qu'il mourrait tel. A la question : S'il avait un défenseur ?, il avait répondu qu'il se suffirait à lui-même. Cela promettait de belles audiences. Il paraissait en effet plein d'assurance. Parlant du tribunal et du jury, il dit, avant d'entrer dans la salle d'audience : Nous allons voir comment ces b...-là paraîtront devant moi. Il semblait que, lui, l'accusé, allait faire comparaître ses juges.

Quand, à dix heures, ils comparurent cependant, tous les yeux cherchèrent Danton. Il avait cette figure hautaine et crispée où l'orgueil, la colère, le dédain composaient une grimace menaçante. Le juré Suberbielle, un ancien ami, avouera qu'il n'osait le regarder.

Le président Herman fit prêter à chaque juré le serment d'impartialité qui, dans la bouche de ces misérables, était un parjure en cinq phrases. Et, tout de suite, on le vit, car, Desmoulins ayant impétueusement récusé Renaudin qui, aux Jacobins, l'avait voulu assommer, le tribunal refusa de faire droit à sa réclamation et maintint au jury cet ennemi avéré des prévenus.

Herman fit alors l'appel de ceux-ci. A l'appel de son nom, Danton cria : Georges-Jacques Danton, trente-quatre ans, né à Arcis, avocat, député à la Convention. Son domicile ? Bientôt ma demeure sera dans le Néant et mon nom au Panthéon de l'Histoire, quoi qu'on puisse dire. Le peuple respectera ma tête, oui, ma tête guillotinée.

Son irritation paraissait déjà grande : c'est qu'il apercevait, se glissant derrière les juges, quatre membres du Comité de Sûreté générale qui, acharnés contre lui, venaient surveiller juges et jurés. Le vieux Vadier, notamment, grimaçait des sourires ironiques devant l'attitude hautaine des accusés ; près de lui, Amar, Vouland et, comble d'infamie, ce David, hier encore familier du foyer Danton. Ils seront là pendant les trois jours, s'agitant, déclarera le greffier, parlant aux juges, jurés et témoins, disant à tous venants que les accusés étaient des scélérats, particulièrement Danton. Les prévenus, exaspérés à leur vue, réclamèrent vivement qu'on traduisît à la barre seize témoins à décharge et notamment des députés qui, désignés par eux, recevraient leurs dénonciations contre les Comités.

Le greffier, cependant, commençait la lecture de l'acte d'accusation en partie double contre les complices de Danton et ceux de Chabot. Un policier note que, pendant cette lecture, les prévenus feignaient d'apprendre pour la première fois, par le rapport même, les délits énormes qui leur étaient imputés.

Alors, brusquement, le président leva l'audience. L'impression devait être franchement mauvaise pour l'accusation. On en juge par les efforts que fait, le lendemain, Couthon pour affirmer le contraire : Quoiqu'ils affectassent au dehors une contenance assurée, écrit-il, on voyait bien dans le jeu forcé de leurs muscles et les mouvements extérieurs de leurs yeux que leur cœur n'était pas tranquille.

Danton avait à peine pu parler, mais il comptait sur la seconde audience pour confondre les juges ; ce serait à lui ensuite à demander leur grâce.

 

De fait, ses ennemis ne voyaient point sans appréhension approcher l'interrogatoire. Il semble bien qu'on ait voulu le reculer dans l'espoir de l'éluder. La deuxième audience en effet, celle du 14, devait être en grande partie occupée par l'affaire de la Compagnie des Indes où — et pour cause — Danton n'avait pas à intervenir. Mais il était impatient de se montrer et le fit voir. Un incident se produisit qui le lui permit dès le début de l'audience. Westermann avait été, la veille, arrêté et immédiatement traduit devant le tribunal. Le général protestait : on ne lui avait même pas notifié l'acte d'accusation, et son identité n'avait pas été constatée. Herman haussa les épaules : tout cela était forme inutile. Alors, Danton, la bouche ironique, se dressa : Nous sommes tous cependant ici pour la forme, s'écria-t-il. A ce mot, les rires partirent, les plus indécents, dit Pantin, et comme le président rappelait les prévenus au devoir : Et moi, président, riposta l'autre de sa voix tonnante, je te rappelle à la pudeur : nous avons le droit de parler ici ! Herman, voulant couvrir sa voix, sonnait éperdument : N'entends-tu pas ma sonnette ? dit-il. — Un homme qui défend sa vie se moque d'une sonnette et hurle, répondit-il.

Cependant Westermann insistait pour être interrogé préalablement aux débats. Le président, fort ennuyé, détacha un juge qui, dans une pièce voisine, s'acquitterait de cette formalité. L'audience fut alors un moment suspendue. Mais Danton était décidé à ne point laisser de répit aux juges : Pourvu qu'on nous donne la parole, criait-il, et largement, je suis sûr de confondre mes accusateurs, et si le peuple français est ce qu'il doit être, j'aurai à demander leur grâce. Et Desmoulins criait aussi : Ah ! nous aurons la parole, c'est tout ce que nous demandons. Danton maintenant ricanait : C'est Barère qui est patriote à présent, n'est-ce pas ? Et aux jurés : C'est moi qui ai fait instituer le Tribunal, aussi je crois m'y connaître ! Apercevant Cambon, cité comme témoin à charge : Cambon, lui dit-il, nous crois-tu conspirateurs ? Cambon ne put réprimer un sourire : Voyez, il rit ! il rit ! Il ne le croit pas ! Greffier, écrivez qu'il a ri ! Et, au moment où, évidemment, un mouvement d'audience se produisait, Westermann rentrant, tout fumant de fureur lui aussi, de la salle voisine, en créa un second : Je demanderai, criait-il, à me mettre tout nu devant le peuple pour qu'on me voie. J'ai reçu sept blessures, toutes par devant. Je n'en ai reçu qu'une par derrière : mon acte d'accusation !

Herman, alors, reprit les débats. Il entendait s'arrêter longtemps à l'affaire de la Compagnie des Indes. Cambon, venait déposer à ce sujet, mais, auparavant, il crut devoir parler de la mission en Belgique de Danton et de Delacroix ; mais il ne les chargea nullement : Ils avaient dénoncé Dumouriez dès qu'on avait pu suspecter sa trahison, dit-il ; et, au Comité où il siégeait alors avec eux, il leur avait entendu assurer que la République, après de grandes crises, triompherait. Si les témoins cités par Fouquier tournaient ainsi sous le regard de Danton, qu'allait devenir l'affaire ? Il est vrai qu'au sujet des trafics de la Compagnie, Cambon fut accablant, mais pour Chabot, Danton n'y étant pour rien. Le président s'y éternisa d'autant plus : le tribun n'avait ainsi aucun prétexte à parler.

Cette partie des débats close, il fallait bien cependant passer à l'affaire Danton. Elle arrivait enfin sur le tapis et, impatient de se disculper, il se leva.

Nous n'avons pas hélas ! sa défense. Ni le Bulletin du Tribunal, à dessein bref et terne, maquillé d'ailleurs après coup, ni le rapport du policier au Comité, ni le discours de Pantin, ni les dépositions faites plus tard au procès Fouquier, ni la brochure de Vilain d'Aubigny, ni même les curieuses notes prises à l'audience par Topino-Lebrun ne permettent de reconstituer cette défense. Prononça-t-il un discours suivi ou répondit-il à des questions qui se formulaient ? C'est ce qu'il est même difficile de voir.

A lire les notes de Lebrun, on croit voir un homme parant un peu au hasard, non seulement les coups qu'on lui porte, mais ceux qu'on s'apprête dans l'ombre à lui porter. L'acte d'accusation était vague et il n'y avait, dans cette étrange affaire Danton, aucun dossier Danton. On incriminait toute sa vie publique, mais on n'articulait aucun fait précis. Il était donc forcé de repousser comme à tâtons les griefs qu'on n'osait ou ne pouvait formuler.

Le fait est qu'essayant de l'entendre à travers Topino-Lebrun, je vois un homme errant les mains tendues, d'une façon parfois titubante, dans toute sa vie passée. Cette vie, que nous venons de parcourir, nous la voyons repasser sous nos yeux, dans cette audience du, 14, comme dans un nuage trouble traversé d'éclairs éblouissants et de formidables coups de tonnerre. Dans cette vie d'où soudain tout remonte, il y a trop de choses confuses, glorieuses et affreuses, trop de boue, d'or, de sang remués, trop d'épreuves et de violences. On dirait que, si résolu qu'il soit à se justifier, l'homme n'en peut plus, tombe, se relève, s'excuse, s'exalte, se confesse et se vante tour à tour du même fait, supplie, menace, appelle du passé ses gloires et ses chagrins. Mais, inégal dans cette défense, incertain peut-être sur ce terrain qu'il sait semé de pièges, où on l'a entraîné, il trébuche parfois pour reprendre, un instant après, tout son équilibre. Peut-être d'ailleurs me trompé-je. Peut-être cette impression cauchemaresque est-elle le résultat de ces notes hachées, désordonnées prises par le témoin. Ou bien, pressentant qu'on l'allait couper, l'accusé, peut-être se hâtait-il de tout dire pêle-mêle et de précipiter les phrases.

Il parlait d'une voix si forte que les éclats s'en entendaient bien au delà des portes : son tonnerre semblait les faire sauter.

Danton, lui avait dit le président, la Convention vous accuse d'avoir favorisé Dumouriez, de ne l'avoir point fait connaître pour ce qu'il était, d'avoir partagé ses projets liberticides, tels que de faire marcher une force armée sur Paris pour détruire le gouvernement républicain et rétablir la royauté.

Alors il s'écria : Ma voix, qui tant de fois s'est fait entendre pour la cause du peuple, pour appuyer et défendre ses intérêts, n'aura pas de peine à repousser la calomnie. Les lâches qui me calomnient oseraient-ils m'attaquer en face ? Qu'ils se montrent, et bientôt je les couvrirai eux-mêmes de l'ignominie, de l'opprobre qui les caractérisent ! Je l'ai dit et je le répète : Mon domicile est bientôt dans le néant et mon nom au Panthéon !... Ma tête est là ! Elle répond de tout.... Puis, avec ce grand geste de lassitude furieuse ou de dédain hautain qui lui était familier : J'ai trop servi. La vie m'est à charge. Je demande des commissaires de la Convention pour recevoir ma dénonciation sur le système de dictature ! Oui, moi Danton, je dévoilerai la dictature qui se montre entièrement à découvert !

C'était passer si brusquement à l'offensive que le président en fut effrayé.

Danton, dit-il, l'audace est le propre du crime, et le calme est celui de l'innocence. Sans doute, la défense est de droit légitime ; mais c'est une défense qui sait se renfermer dans les bornes de la décence et de la modération, qui sait tout respecter, même jusqu'à ses accusateurs....

L'audace individuelle est sans doute réprimable, et jamais elle n'a pu m'être reprochée, riposta-t-il, mais l'audace nationale dont j'ai tant de fois servi la chose publique, ce genre d'audace est permis ; il est même nécessaire en révolution, et c'est cette audace dont je m'honore. Lorsque je me vois si grièvement, si injustement inculpé, suis-je le maître de commander au sentiment d'indignation qui me soulève contre mes détracteurs ? Est-ce d'un révolutionnaire comme moi, aussi fortement prononcé, qu'il faut attendre une défense froide ?

Moi vendu ! Moi ! Un homme de ma trempe est impayable ! La preuve !... Que l'accusateur qui m'accuse d'après la Convention, administre la preuve, les semi-preuves, les indices de vénalité ! C'est moi, moi, que l'on accuse d'avoir rampé aux pieds des vils despotes, d'avoir toujours été contraire au parti de la liberté, d'avoir conspiré avec Mirabeau et Dumouriez ! Et c'est moi que l'on somme de répondre à la justice inévitable, inflexible !... Et toi, Saint-Just, tu répondras à la postérité de la diffamation lancée contre le meilleur ami du peuple, contre son plus ardent défenseur !... En parcourant cette liste d'horreurs, je sens toute mon existence frémir !

Le président l'interrompit encore : il manquait à la représentation nationale, au Tribunal et au peuple souverain. C'est probablement à ce moment qu'il se sera écrié : Quoi qu'on dise, notre gloire est certaine ; nous irons à l'échafaud, mais le peuple déchirera nos ennemis par lambeaux quand nous ne serons plus. A quoi, s'il faut en croire Pantin, Herman riposta que les accusés injuriaient le Tribunal en annonçant qu'ils étaient sûrs de la mort, que c'était là se méfier de la justice... Je vais donc, reprit Danton avec plus de calme, descendre à ma justification. Je vais suivre le plan adopté par Saint-Just. Moi vendu à Mirabeau, à d'Orléans ! Qu'ils paraissent ceux qui ont connu ce marché ! Combien m'a-t-on acheté ? Moi, le partisan des royalistes et de la royauté ? A-t-on oublié que j'ai été nommé administrateur contradictoirement avec tous les contre-révolutionnaires qui m'exécraient ? Des intelligences de ma part avec Mirabeau ?... Mais tout le monde sait que j'ai combattu Mirabeau, que j'ai contrarié tous ses projets toutes les fois que je les ai crus funestes à la liberté.... Et il donna quelques détails, puis il sembla de nouveau emporté par la fureur. J'ai toute la plénitude de ma tête lorsque je provoque mes accusateurs, lorsque je demande à me mesurer avec eux ! Qu'on me les produise, et je les replonge dans le néant dont ils n'auraient jamais dû sortir !... Vils imposteurs, paraissez, et je vais vous arracher le masque qui vous dérobe à la vindicte publique !

Est-ce à ce moment qu'éclatèrent les applaudissements dont parlera le greffier Fabricius Pâris ? En tout cas, le président de nouveau s'alarma. Ce n'est pas, dit-il, par des sorties indécentes contre vos accusateurs que vous parviendrez à convaincre le jury de votre innocence. Parlez-lui un langage qu'il puisse entendre, mais n'oubliez pas que ceux qui vous accusent jouissent de l'estime publique et n'ont rien fait qui puisse leur enlever ce témoignage précieux !

Un accusé comme moi, riposta-t-il, répond devant le jury, mais ne lui parle pas ; je me défends et ne calomnie pas ! Jamais l'ambition ni la cupidité n'eurent de puissance sur moi ; jamais elles ne dirigèrent mes actions ; jamais ces passions ne me firent compromettre la chose publique ; tout entier à ma patrie, je lui ai fait le généreux sacrifice de toute mon existence. C'est dans cet esprit que j'ai combattu... La Fayette, Bailly et tous les conspirateurs qui voulaient s'introduire dans les postes les plus importants pour mieux et plus facilement assassiner la liberté. Il faut maintenant que je parle de trois plats coquins qui ont perdu Robespierre. J'ai des choses essentielles à révéler....

Le président, au comble de l'inquiétude, l'interrompit vivement, le priant de s'enfermer dans sa défense. Alors il revint sur toute sa vie, notamment sur ses rapports avec Mirabeau. C'est une chose bien étrange que l'aveuglement de la Convention jusqu'à ce jour sur mon compte, ajouta-t-il ironiquement ; c'est une chose vraiment miraculeuse que son illumination subite !

L'ironie à laquelle vous avez recours, s'écria Herman, ne détruit pas le reproche à vous fait de vous être couvert en public du manque du patriotisme pour tromper vos collègues et favoriser secrètement la royauté...

Je me souviens effectivement, ricana l'accusé, d'avoir provoqué le rétablissement de la royauté, d'avoir protégé la fuite du tyran en m'opposant de toutes mes forces à son voyage à Saint-Cloud, en faisant hérisser de piques et de baïonnettes son passage, en enchaînant en quelque sorte ses coursiers fougueux : si c'est là se déclarer partisan de la royauté, s'en montrer l'ami, si à ces traits on peut reconnaître l'homme favorisant la tyrannie, dans cette hypothèse, j'avoue être coupable de ce crime !

Il s'expliqua alors sur ses relations avec les Lameth, l'affaire du Champ-de-Mars, son voyage en Angleterre, sa lutte avec les Brissotins, son voyage à Arcis la veille du 10 août, sa conduite pendant la nuit historique du 9 au 10 août. Il n'avait jamais donné sa voix à d'Orléans : personne ne pouvait prouver qu'il l'eût fait nommer. Quant aux fonds qui lui avaient été confiés en août 1792, il avait eu 400.000 francs dont 200.000 pour choses secrètes : il avait dépensé devant Marat et Robespierre pour les commissaires des départements. Il s'étendit sur l'affaire d'Adrien Duport. Quant aux Brissotins qu'il avait, disait-on, protégés, ils l'avaient pardieu bien attaqué. Il s'étendit aussi sur ses rapports avec Dumouriez : c'était un orgueilleux qu'il ne fallait pas irriter : il l'avait ménagé, et c'est d'ailleurs Billaud qu'il avait chargé de la négociation. Celui-ci n'avait jamais alors pu discerner si Dumouriez était un traître.

Il parlait depuis une heure et il semblait que rien ne pût l'arrêter. D'après Pâris, on avait l'impression que rien ne tenait debout de l'acte d'accusation. Une grande partie de l'assistance applaudissait à cette justification. De la salle d'audience, le bruit se répandait que Danton confondait ses accusateurs et, pénétrant jusque dans les prisons, ce bruit remplissait d'une anxieuse espérance les prisonniers. L'un d'eux, le 15, écrit dans son Journal : Un citoyen, qui a été témoin des débats, nous a rapporté que Danton fait trembler juges et jurés ; il écrase de sa voix la sonnette du président.... Le public murmurant pendant les débats, Danton s'écria : Peuple, vous me jugerez quand j'aurai tout dit ; ma voix ne doit pas être seulement entendue de vous, mais de toute la France.

En fait, devant lui, président, juges, jurés, accusateur public, tous semblaient écrasés. La salle houlait, murmurait, applaudissait. L'inquiétude était extrême. Déjà Herman, éperdu, avait fait parvenir à Fouquier un billet portant : Dans une demi-heure, je ferai suspendre la défense. Brusquement, il l'interrompit. Le Bulletin du Tribunal porte : En parcourant la série des accusations qui lui étaient personnelles, il (Danton) avait peine à se défendre de certains mouvements de fureur qui l'animaient ; sa voix altérée indiquait assez qu'il avait besoin de repos. Cette situation pénible fut sentie par tous les juges qui l'invitèrent à suspendre ses moyens de justification pour les reprendre avec plus de calme et de tranquillité. Danton se rendit à l'invitation et se tut. On a bien l'impression d'une tartuferie. Au milieu des notes de Topino-Lebrun, qui deviennent de plus en plus brèves, on relève cette parole : On me refuse des témoins, allons je ne me défends plus ! Je vous fais d'ailleurs mille excuses de ce qu'il y a de trop chaud, c'est mon caractère ! Le peuple déchirera mes ennemis par morceaux avant trois mois. Cette explosion d'indignation venait évidemment de ce qu'on coupait sa défense. Le président dut lui promettre qu'il pourrait, après l'interrogatoire des autres, en reprendre la suite. Il accepta, et l'audience fut levée au milieu d'une impression générale de plus en plus favorable à Danton et à ses amis.

 

Le 15, l'audience parut devoir être tout d'abord consacrée à ces derniers. Ils répondirent avec moins de vivacité et d'abondance que Danton ; mais, de leurs réponses, il était facile de conclure que rien ne tenait plus debout de l'accusation ; ils repoussaient comme en se jouant les allégations. On avait produit notamment contre Hérault des lettres écrites de l'étranger qui, même falsifiées, coupées, maquillées, n'arrivaient nullement à l'impliquer dans aucune affaire grave. Desmoulins n'eut pas de peine, quant à lui, à démontrer que son principal crime était d'avoir dénoncé Hébert que le Tribunal avait, huit jours avant, envoyé à l'échafaud. Enfin Delacroix, s'il se défendit assez mal des pillages en Belgique, rétorqua pour le reste toutes les accusations. Il demandait à produire des témoins : il en avait donné une liste trois jours auparavant et on ne les avait pas assignés. Et d'une altercation entre Fouquier-Tinville et lui à ce sujet, l'accusateur se tira assez mal : alors Herman d'affirmer qu'il voyait le prévenu conspirer en pleine enceinte du Tribunal ; comme Delacroix, soutenu par Danton, insistait vigoureusement sur l'évidente iniquité qu'était ce procès sans témoins à décharge, l'accusateur, au comble de l'énervement, s'écria : Il est temps de faire cesser cette lutte, tout à la fois scandaleuse et pour le Tribunal et pour ceux qui vous entendent : je vais écrire à la Convention, pour connaître son vœu ; il sera exactement suivi.

A la vérité, la situation du Tribunal devenait scabreuse : Danton, derechef, donnait de la voix et, appuyé par lui, Delacroix continuait à faire front, tandis qu'Hérault revenait à la rescousse. Fouquier était hors de lui d'inquiétude et de colère : Philippeaux, Westermann, tour à tour interrogés, le confondaient, l'un avec une parfaite aisance de parole, l'autre avec une rude franchise de soldat. Pas un instant cependant on ne vit les accusés se soulever, ainsi que va l'affirmer Fouquier : J'atteste, déposera quatre mois après un témoin, qu'il n'y a eu de la part des accusés ni révolte ni insulte envers personne. Mais il est certain que Danton avait défoncé l'accusation et que, passant à travers la brèche, tous ses amis l'élargissaient. Les juges et jurés étaient anéantis devant de tels hommes, dira le greffier, et le déposant a cru un instant qu'ils n'auraient pas l'audace de les sacrifier. Le public, complètement édifié, partageait cette opinion : pour tous, l'acquittement s'imposait ; les jurés eux-mêmes commençaient à faiblir. Et si Danton reprenait la parole, appuyé sur l'opinion, il achèverait la déroute. Acquittés, les prévenus rentreraient triomphalement à la Convention sur les épaules du peuple ; mais la conséquence était que les deux Comités crouleraient sous cette défaite : ceux de leurs membres qui assistaient aux débats, en blêmissaient : pâles, la colère et l'effroi étaient peints sur leurs visages, dira Fabricius Pâris.

Herman et Fouquier, contrairement à la loi, échangeaient de fiévreux billets où ils concertaient en vain leur action. Fouquier surtout était atterré. Voici qu'en plein Tribunal l'affaire allait lui péter dans la main. Il rédigea, séance tenante, une lettre au Comité qu'il soumit à Herman. Celui-ci la corrigea. On y lisait : Un orage terrible gronde depuis que la séance est commencée ; les accusés, en forcenés, réclament l'audition des témoins à décharge, des citoyens députés Simon, Courtois, Laignelot, Fréron, Panis, etc., ils en appellent au peuple du refus qu'ils prétendent éprouver. Malgré la fermeté du président et du Tribunal entier, leurs réclamations multipliées troublent la séance, et ils annoncent à haute voix qu'ils ne se tairont pas avant que leurs témoins ne soient entendus et sans un décret ; nous vous invitons à nous tracer définitivement notre conduite sur cette réclamation, l'ordre judiciaire ne nous fournissant aucun moyen de motiver le refus.

Et l'audience continua dans l'attente d'une réponse du Comité.

 

Le Comité, depuis la veille, travaillait à trouver le moyen que réclamait Fouquier ou plutôt à le forger. Comme par miracle on avait, depuis quelques heures, une pièce décisive. Un détenu du Luxembourg, Laflotte, dénonçait une conspiration qui s'organisait dans les cachots et allait éclater : deux prisonniers, l'ex-général Dillon et le député Simon en étaient les fauteurs ; ils avaient appris à Laflotte que les accusés tenaient tête au Tribunal soutenus par le peuple, que Dillon allait recevoir mille écus de Lucile pour envoyer du monde autour du Tribunal, qu'il fallait se réunir suivant un plan que Laflotte s'offrait à aller révéler aux Comités.

En admettant que cette lettre n'eût pas été, la veille, préparée par certains membres des Comités, elle n'en sentait pas moins l'imposture à chaque ligne. Quelle vraisemblance y avait-il à ce que Lucile fût allée porter ses mille écus à des prisonniers pour ameuter du monde autour du Palais, et comment Dillon, sous les verrous, pouvait-il provoquer un soulèvement ? C'est ce qu'aucun des membres des Comités ne se demanda — et pour cause. Ce rapport était tout ce qu'il fallait pour enlever un vote qui mettrait fin au procès si Saint-Just, chargé du rapport, s'y prenait bien.

Le jeune homme se présenta, transporté d'une indignation feinte, à la tribune de la Convention, agitant des papiers, les pièces. Il se garda de lire la lettre de Fouquier qui proclamait maladroitement la forfaiture dont se plaignaient les accusés ; il la travestit impudemment : L'accusateur public, dit-il, nous a mandé que la révolte des coupables avait fait suspendre les débats de la justice jusqu'à ce que la Convention ait pris des mesures. Vous avez échappé au danger le plus grand qui jamais ait menacé la liberté ; maintenant tous les complices sont découverts, et la révolte des criminels aux pieds de la justice même, intimidés par la loi, explique le secret de leur conscience ; leur désespoir, leur fureur, tout annonce que la bonhomie qu'ils faisaient paraître était le piège le plus hypocrite qui ait été tendu à la Révolution.... Il ne faut plus d'autres preuves. Il parla alors du complot des prisons à sa manière encore : La femme de Desmoulins avait touché de l'argent pour exciter un mouvement pour assassiner les patriotes et le Tribunal. Tout prouvait le crime des malheureux ; ils l'avouaient en résistant... Et il concluait en demandant qu'on décrétât que tout prévenu qui résisterait ou insulterait à la justice nationale serait mis hors des débats sur-le-champ. Après lecture de la lettre de Laflotte, le décret fut voté et expédié à Fouquier — garrot préparé par les mains de Saint-Just, tandis que Robespierre, toujours secret, n'apparaissait que par derrière, impassible et implacable.

Amar et Vouland, frémissant de joie, coururent au Palais. Croisant le greffier, ils lui crièrent : Nous les tenons, les scélérats. Ils conspiraient dans la maison du Luxembourg ! Ils firent prévenir Fouquier : il accourut. Amar lui tendit le décret : Voilà qui va vous mettre à l'aise !Ma foi, répondit Fouquier en souriant, nous en avions besoin ! Il rentra dans la salle d'audience et donna lecture du décret ainsi que de la déclaration de Laflotte.

Les accusés comprirent qu'on les bâillonnait pour les pouvoir égorger. Camille, lui, vit surtout une chose : Saint-Just faisait tomber, avec sa tête, celle de Lucile. Ce fut son premier cri : Ah ! les scélérats ! non contents de m'assassiner, ils veulent assassiner ma femme ! Et comme les membres du Comité avaient reparu derrière les juges, la figure épanouie : Voyez, s'écria Danton, voyez ces lâches assassins. Ils nous suivront jusqu'à la mort ! On dit aussi qu'assuré désormais de son sort, il devina, qui, derrière Saint-Just, avait serré le garrot : Infâme Robespierre ! L'échafaud te réclame ! Tu me suis, Robespierre ! D'ailleurs il protestait que le décret ne les atteignait point : Je n'ai point insulté le Tribunal ; j'en prends le peuple à témoin ; ce décret est une machination infernale pour nous perdre. Je suis Danton jusqu'à la mort : demain je m'endormirai dans la gloire, j'en suis sûr.

On les ramena, ivres de colère, à la Conciergerie.

 

L'audience du 16 ne pouvait être qu'illusoire. Le procès était bien clos pour tous. Dès l'abord l'accusateur fit faire lecture du décret qui l'armait. Puis il déclara à Danton et à Delacroix qu'il avait une foule de témoins à produire contre eux et qui tous tendaient à les confondre, mais qu'en se conformant aux ordres de l'Assemblée, il s'abstiendrait de faire entendre tous ces témoins, et qu'eux, accusés, ne devaient point compter faire entendre les leurs ; qu'ils ne seraient jugés que sur des preuves écrites et n'avaient à se défendre que contre ce genre de preuves. Si l'on en croyait le Bulletin, les deux prévenus auraient alors renouvelé leurs indécences en réclamant l'audition des témoins. En fait, je crois volontiers que Danton ne dut point accepter sans protestations violentes cette invitation à se laisser bénévolement étrangler.

Fouquier dépêcha les derniers accusés — les frères Frey qu'on avait oublié de questionner. Ces misérables expédiés, Danton entendait bien que, suivant la promesse faite le 14, il pourrait achever de se défendre. Mais Herman, lui, ne l'entendait point. Il se fallait presser. Il invita le jury à se déclarer suffisamment éclairé. Les jurés se retirèrent quelques minutes et rentrèrent avec la déclaration sollicitée.

Les jurés étant satisfaits les débats sont clos, dit le président. Clos ! s'écria Danton, comment cela ? Ils n'ont pas encore commencé ! Vous n'avez pas lu de pièces ! Point de témoins !

Il avait raison : à ce singulier procès on n'avait rien produit que l'acte d'accusation fabriqué par Saint-Just ; on avait-interrogé les témoins désordonnément, les interrompant avant qu'ils eussent fini ; on n'avait produit aucun document, — sauf un faux ; les témoins à décharge n'ayant pas été mandés, ceux de l'accusation même avaient été congédiés. Chose plus curieuse encore, il n'y avait même pas eu de réquisitoire, et l'on ne parut point songer un instant qu'on n'avait point plaidé.

Nous allons être jugés sans être entendus, criaient les prévenus. Desmoulins avait préparé un mémoire réfutant les mensonges de Saint-Just ; il ne le put lire ; il le froissa, le jeta à terre. On prétendit qu'il l'avait jeté en boulette à la tête des juges. En réalité, nous imaginons facilement que ces hommes n'étaient point calmes. Fouquier s'écria alors que l'indécence des prévenus l'obligeait à requérir que les questions fussent posées aux jurés et le jugement à intervenir prononcé en l'absence des accusés. Même condamnés d'avance, ils faisaient peur. Le Tribunal jugea conformément à la requête. Les prévenus se cramponnaient à leurs bancs. Camille poussait des cris aigus. Il fallut trois hommes pour l'arracher de la salle. Danton ne devait guère être moins bruyant. Il disait : Moi conspirateur ! Mon nom est accoté à toutes les institutions révolutionnaires : levée, armée révolutionnaire, comités révolutionnaires, Comité de Salut public, Tribunal révolutionnaire : c'est moi qui me suis donné la mort, et je suis un modéré !

 

Les jurés s'étaient retirés. Si triés qu'ils eussent été, si travaillés avant et pendant le procès, si étouffés qu'eussent été les moyens de défense, chose incroyable, les jurés hésitaient. Ils étaient impressionnés par la défense, même écourtée, même incomplète, de Danton, et, disons-le, par l'impossibilité de trouver une assise à leur verdict. Plusieurs, s'il faut en croire Courtois, se vinrent ouvrir à David : ils ne croyaient pas Danton coupable. Comment, s'écria le peintre, comment, pas coupable ! Est-ce que l'opinion publique ne l'a pas déjà jugé ? Qu'attendez-vous ? Il n'y a que des lâches qui puissent se conduire ainsi !

Pendant la délibération qui fut plus longue qu'on ne l'espérait, témoigne le greffier, le bruit se répandit dans le Tribunal que les jurés n'étaient point d'accord, que la majorité était pour absoudre. Les membres du Comité présents au Tribunal furent consternés. Ils montèrent avec le président à la buvette, pièce contiguë à la salle où délibérait le jury, et y appelèrent les bons jurés. Ceux-ci devaient menacer les autres de la colère des Comités. A un juré qui pleurait devant l'affreuse situation où il se trouvait, Suberbielle aurait dit : Lequel de Robespierre et de Danton est le plus utile à la République ?C'est Robespierre. — Eh bien il faut guillotiner Danton !

Il semble qu'il y ait eu une dernière manœuvre. Herman et Fouquier entrèrent dans la salle du jury, et il parait, d'après certains témoignages, qu'ils produisirent une lettre qu'ils disaient venir de l'étranger et qui était adressée à Danton. Quelle était cette pièce secrète destinée à dissiper les scrupules ? M. Joseph Reinach se l'est demandé sans arriver à répondre. Mais le fait de la pièce produite lui semble assuré. S'il ne s'agit pas d'un faux, ce put être quelque lettre ancienne relative à Marie-Antoinette.

Quoi qu'il en soit, Pâris vit soudain les jurés descendre les escaliers avec des airs de forcenés. Trinchard, apercevant le greffier, lui cria avec un air furieux : Les scélérats vont périr ! Et il fit avec son bras le geste atroce du couperet qui tombe. Un instant après, le jury apportait sur la double question : Il a existé une conspiration tendant à rétablir la monarchie.... Il a existé une conspiration tendant à diffamer et avilir la représentation, un verdict affirmatif qui — sauf Luillier — déclarait coupables les prévenus.

L'accusateur, alors, présenta ses conclusions et, le Tribunal consulté, le président, en face des bancs maintenant vides des prévenus, prononça la sentence qui les condamnait à mort et ordonna que le jugement leur serait notifié entre les deux guichets de la prison.

 

Le 16 germinal même (6 avril), au début de l'après-midi, le bourreau Sanson se rendit à la Conciergerie pour y faire la toilette de ses hommes : Gros gibier aujourd'hui ! lui cria un gendarme.

La journée était superbe. Paris se ruait à ce prodigieux spectacle : Danton et Desmoulins conduits à la guillotine. Mais, en dépit du ciel bleu et des arbres en fleurs, que signale un témoin, ce n'était pas, de la part de la foule, cette joie indécente qui avait récemment souffleté Hébert et sa bande : Français, écrira sous peu Dyannière, rappelez-vous le deuil qui régnait à Paris lorsque Danton fut conduit à l'échafaud.

Danton avait, à l'arrivée de Sanson, montré une tragique gaîté et la conserverait sur la charrette : il voulait être Danton jusqu'à la mort. Depuis sept jours, il plaisantait la camarde, envisageait en riant l'heure où Sanson leur démantibulerait les vertèbres cervicales. A Camille qui sanglotait en murmurant le nom de Lucile, il prodiguait de rudes consolations, gardant jusqu'au bout, avec cet homme enfant, les façons d'un frère aîné. Fabre, qui était d'un autre caractère, n'avait qu'un souci : ce misérable Billaud, qui jadis s'était fait siffler au théâtre, n'était-il pas capable de s'approprier un manuscrit saisi sur le bureau de l'immortel auteur de Philinte , l'Orange de Malte : de si beaux vers ! Ah ! des vers ! ricanait Danton, des vers ; avant huit jours, tu en feras ! Il restait ainsi jusqu'au bout un acteur de Shakespeare. Pour donner peut-être l'exemple de la fermeté à Camille, il ne parlait, lui, ni de sa jolie Louise ni de ses petits Danton ; il est impossible qu'il n'y songeât pas.

Les charrettes avaient quitté la Conciergerie à quatre heures. Elles suivaient le chemin ordinaire : le Pont Neuf, le quai du Louvre et la longue rue de la Convention, ci-devant Saint-Honoré, pour aboutir à la place de la Révolution par la rue ci-devant Royale. Elles cheminaient lentement et chacun put contempler, entraînés au supplice, ces grands révolutionnaires.

Frénilly les vit passer. Trois charrettes peintes en rouge attelées de deux chevaux, escortées de cinq à six gendarmes, traversaient au pas une foule immense et silencieuse qui ne montrait pas de joie et n'osait montrer d'horreur. Chaque voiture contenait cinq ou six condamnés. Danton attirait tous les regards : Son énorme tête ronde fixait orgueilleusement la foule stupide. Hérault semblait morne et abattu. Un autre témoin nous peint Camille avec un air effaré, parlant à ses voisins avec beaucoup d'agitation.

Quel chemin pour Danton, de ce Palais où il avait, tout jeune homme, basoché pour le patron Vinot, à cette place de la Révolution où tant de sang déjà avait coulé, dont il avait, parfois malgré lui, déchaîné le flot ! Il passa devant la place de l'École, le petit café du Parnasse où il avait connu sa bonne Gabrielle et échangé avec elle tendres paroles et gais propos. Plus loin, au café de la Régence, il aperçut David qui osait, de la terrasse, croquer l'ami qu'il avait envoyé à la mort : Danton eut un sursaut devant tant d'impudence. Valet ! lui cracha-t-il. Maintenant on était engagé dans la rue ci-devant Saint-Honoré : on atteignit la maison Duplay, le logis de Robespierre. Se tournant vers la maison, le condamné cria encore : Tu me suis ! Ta maison sera rasée ! On y sèmera du sel ! S'il avait vu la scène qui, le 10 thermidor, se passera en ce lieu : la charrette qui mène Robespierre à l'échafaud arrêtée là pour que le dictateur déchu puisse voir sa porte aspergée de sang de bœuf par le peuple en délire !

Enfin voici la place. Au centre, la statue de la Liberté se dressait, en face de l'échafaud très élevé, la déesse de plâtre, que Manon Roland avait si tragiquement interpellée.

C'est par la rue ci-devant Royale que le poète Arnault vit déboucher les charrettes : Le calme de Hérault était celui de l'indifférence, écrit-il, le calme de Danton celui du dédain. Hérault cherchait quelqu'un de l'œil à une fenêtre du Garde-Meuble : une main de femme agita une dentelle ; il sourit ; chacun allait mourir comme il avait vécu.

Ils descendirent des charrettes quand le soleil couchant rougissait le ciel derrière les arbres fleuris des Champs-Élysées. Depuis quelque temps, l'abbé de Kéravenant, ce prêtre qui avait marié Danton, suivait les charrettes en prononçant les paroles de l'absolution. Sur la place, il les murmurait encore. Mme Gély, belle-mère de Danton, prétendait en avoir reçu l'assurance de la bouche même du prêtre. Celui-ci était d'ailleurs, les documents le prouvent, de ces aumôniers de la guillotine qui s'étaient donné la mission de suivre les charrettes jusqu'à l'échafaud.

Le bourreau était pressé : il bouscula ses gens. Il fallait que les quinze hommes fussent dépêchés avant la chute du jour. Hérault voulut embrasser Danton ! Sanson les sépara. Imbécile, fit Danton, empêcheras-tu nos têtes de s'embrasser dans le panier ?

Le jour tombait, dit Arnault. Au pied de l'humble statue dont la masse se détachait en silhouette colossale sur le ciel, je vis se dresser comme une ombre de Danton ; le tribun éclairé par le soleil mourant semblait autant sortir du tombeau que prêt à y entrer. Rien d'audacieux comme la contenance de cet athlète, rien de formidable comme l'attitude de ce profil qui défiait la hache, comme l'expression de cette tête qui, prête à tomber, paraissait dicter des lois.

Il s'avança le dernier, les pieds dans le sang de ses amis. Alors, étant seul sur l'échafaud, il eut, lui aussi, un sanglot : Ma bien-aimée, dit-il, ma bien-aimée, je ne te verrai donc plus ! ; mais se ressaisissant : Allons, Danton, pas de faiblesse ! se cria-t-il, et au bourreau : Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine !

Un instant après, la nuit tombant, cette tête puissante roulait dans le panier.

 

Georges-Jacques Danton mourait à trente-quatre ans et six mois. Il avait joué, cinq ans, sur la scène du monde le rôle tumultueux d'un athlète de la Révolution et finissait comme il avait vécu, tout à la fois sentimental, brutal, grandiloquent, sur les planches d'un échafaud, sa dernière tribune.

Il avait fait du mal ; il ne l'avait pas toujours voulu, il avait pleuré avec de grosses larmes les fautes commises, et dans une certaine mesure — trop tard — avait pensé les réparer. C'était en cherchant à faire triompher la clémence et à abattre l'échafaud que l'homme de Septembre s'était voué à la mort.

Il ne laissait point l'impression d'une belle âme. Il ne laissait pas non plus l'impression d'une âme basse. Malgré de tristes côtés dont nous n'avons rien celé, il avait même parfois donné celle d'une âme assez haute. Les circonstances avaient fait de lui un révolté, mais il y avait en lui l'étoffe d'un autre rôle. Il mourait ayant en apparence donné une mesure énorme, sans avoir cependant peut-être donné sa vraie mesure.

Mais, un jour, au milieu de grandes fautes et d'aucuns disent de grands crimes, il avait sauvé la France. Dans le silence consterné de ce peuple, habitué depuis des mois à huer le vaincu, il y avait, ce soir-là, l'expression muette d'une légitime gratitude.

Et puis la multitude aime les forts. Danton n'était certes pas un saint, mais c'était un homme.

 

FIN DE L'OUVRAGE