DANTON

 

CHAPITRE XIII. — LE SUPRÊME EFFORT DE DANTON.

 

 

MARIUS PERD COURAGE — BILLAUD RÉCLAME LA TÊTE DE DANTON — DANTON MENACE ET N'ATTAQUE PAS — CHUTE DES HÉBERTISTES — LE DERNIER TRIOMPHE — ROBESPIERRE LIVRE DANTON — DANTON S'ÉCLIPSE — L'ARRESTATION : DANTON ABANDONNÉ — DANTON AU LUXEMBOURG.

 

MARIUS n'est plus écouté, il perd courage et devient faible ! C'est encore Lucile qui, le 24 nivôse, écrit à Fréron, et Marius, c'est Danton.

Il est certain que la disgrâce de ses amis lui tranchait les jarrets. Mal guéri de sa neurasthénie de septembre, il retombait, devenait faible, perdait courage. Des paroles amères lui échappaient : Quelque séduisant que soit le pouvoir, mérite-t-il les efforts que je vois faire autour de moi pour l'obtenir ? Devant les horreurs qu'on commettait — les têtes tombent comme des ardoises, criait joyeusement Fouquier-Tinville —, le Cordelier se posait la terrible question : La liberté peut-elle exister ? A Courtois, disait : Ils me font tellement haïr le présent que quelquefois je regrette le temps où le revenu de ma semaine était fondé sur une bouteille d'encre. Tous les témoignages concordent pour le montrer pris de torpeur. Un adversaire, Levasseur, un ami, Thibaudeau, le peignent fatigué. Ses ennemis en profitaient : les calomnies couraient : Il achetait des biens immenses, ayant maintenant des millions ; il subventionnait le théâtre de la Montansier ; il menait une vie de bombance avec sa jolie femme. En fait, il était désorienté, sentant que la partie se perdait. Cependant, des bancs de la Convention, où l'on souffrait mal le joug du Comité, aux prisons de Paris, tout le monde, suivant le mot de Beugnot, attendait de lui le salut.

Alla-t-il dans son dégoût jusqu'à rêver le rétablissement du trône ? Couthon l'affirmera ; Boissy-d'Anglas en fera plus tard mille contes. Danton s'était écrié un jour : Que Robespierre prenne garde que je ne lui jette le Dauphin à travers les jambes. Saint-Just fera allusion au projet. Mais ne dira-t-on pas gravement, le 10 thermidor, que Robespierre entendait se faire épouser par la fille de Louis XVI ? Danton ne voulait plus rien ; tout faisait faillite.

Entre deux accès de neurasthénie, il se contentait de monter à la tribune pour y défendre, toujours avec de singulières précautions, sa nouvelle politique. Elle ne s'inspirait parfois que du bon sens : un pétitionnaire étant venu, le 26 nivôse, à la barre de la Convention, chanter un hymne à la liberté, il s'en plaignit avec une ironie amère et, le 26 ventôse, devant une autre manifestation de ce goût, il interrompit avec une sorte de violence : Je demande, conclut-il, que dorénavant on n'entende plus à la barre que la raison en prose. Ce bon sens plut : on applaudit. Il parlait au nom d'une majorité apeurée qui se taisait.

Mais c'est au discours du 5 pluviôse (24 janvier 1794), qu'il se faut arrêter. Ce fut la dernière tentative faite par le tribun pour insinuer la modération au nom même de l'autorité que lui conféraient ses services révolutionnaires. Il les rappela ; il avait bien fallu se rendre terrible quand la République était menacée. Mais la République n'est-elle pas formidable à tous ses ennemis ? N'est-elle pas victorieuse et triomphante ? Il fallait saisir ce moment pour éviter les erreurs et les réparer. Il poursuivait cette idée lorsque, le 8 ventôse (27 février), il demandait l'épuration des comités, peuplés de faux patriotes à bonnets rouges.

Ce qui frappe dans ces derniers discours, c'est, en dépit de quelques phrases vigoureuses, de quelques sorties violentes ou plaisantes, une certaine mollesse ; le ressort semble détendu. On en est à soupçonner que sa voix elle-même faiblissait : Cette salle, déclare-t-il avec mauvaise humeur le 5 ventôse, est une véritable sourdine. Il faudrait des poumons de Stentor pour s'y faire entendre. Où était le temps où nulle salle ne l'effrayait. Stentor s'essoufflait.

Cet affaissement n'échappait point à ses ennemis. Ils s'enhardissaient. Longtemps le Comité avait hésité à frapper la plus forte tête de la République : tous ne tenaient pas l'homme pour coupable de lèse-révolution, à peine pour suspect. Billaud seul — s'il faut l'en croire —, dès frimaire, réclamait cette tête. C'était un ancien ami intime de Danton — partant, le pire ennemi. Rectiligne, il n'admettait pas qu'on biaisât, et depuis un an, disait-il, Danton ne suivait plus la ligne droite. Ce qui est vrai, c'est que Billaud, étroit jacobin, était moins fait qu'homme du monde pour comprendre les nécessités de la politique : de ce que Danton eût pratiqué l'opportunisme, ce cerveau muré induisait qu'il trahissait, et il ne cessait de dénoncer sa trahison. Collot, autre ancien ami, s'était rallié à Billaud. Lui n'était point un rectiligne, mais un pur misérable. Il venait de se livrer, à Lyon, à une effroyable débauche de sang que d'autres débauches rendaient plus odieuse. Revenant de ce charnier, il avait appris que le groupe Danton s'était indigné à haute voix des massacres de la plaine des Brotteaux. Il pouvait tout craindre d'une réaction. Avant peu, concluait-il, nous trouverons bien les moyens de conduire à l'échafaud Danton et tous ceux qui pensent comme lui. Mais longtemps Collot et Billaud étaient restés isolés.

Au Comité de Sûreté générale, Danton avait plus d'ennemis. Vadier, surtout, montrait pour lui de l'horreur : ce vieillard affichait, malgré de séniles débauches, le culte de la Vertu qui était à la mode. Il ne parlait que d'arracher le masque au vice — pour qu'on ne songeât point à toucher au sien. Amar et Vouland, personnages influents du Comité, suivaient Vadier. A entendre Courtois, ils faisaient depuis des mois campagne contre Danton : jusqu'au bout, ils resteront ses ennemis acharnés. Avant peu, David leur emboîtera le pas. Ce grand artiste était le moins sûr des amis, et, lié intimement jadis avec Danton, il le reniait avant même que Robespierre eût prononcé.

Devant ces hostilités d'amis de la veille, l'irritation de Danton croissait, mais il se perdait en récriminations au lieu d'agir. Il menaçait, ne frappait pas. Rencontrant David, il l'interpella rudement sur ses palinodies : soudain, voyant passer Vadier, il se montra vivement ému : serrant le bras du peintre violemment : Cet homme qui passe a dit de moi : Et ce gros turbot farci, nous le viderons aussi ! Dis bien à ce scélérat que le jour où je pourrai craindre pour ma vie, je deviendrai plus cruel qu'un cannibale, que je lui mangerai la cervelle et que je ch...rai dans son crâne. Courtois, qui accompagnait Danton, le reconduisit jusqu'à sa porte ; mais le tribun s'était vidé lui-même ; il s'enferma, des Tuileries à la cour du Commerce, dans un lourd silence.

Sortant, quelques jours après, de la Convention avec Barras, Fréron, Courtois, Panis et Brune, il se heurta encore à quelques membres du Comité. Danton, fort animé, les entreprit sur la guerre de Vendée : Lisez les mémoires de Philippeaux, dit-il ; ils vous fourniront les moyens de terminer cette guerre de Vendée que vous avez perpétuée pour rendre nécessaires vos pouvoirs. Les autres prirent fort mal l'objurgation. C'étaient Vadier, Amar, Vouland et Barère, qui l'accusèrent violemment à leur tour de répandre les mémoires de l'ex-commissaire : Je n'ai point à m'en défendre, cria le tribun ; et d'ailleurs il était temps de dénoncer leurs malversations, leur tyrannie ; il monterait, pour le faire, à la tribune. Ils le quittèrent sans un mot, mais on pense dans quels sentiments. Barras — qui rapporte l'anecdote — aurait dit alors à Danton : Rentrons à la Convention : prends la parole, nous te soutiendrons, mais n'attendons pas à demain : tu seras peut-être arrêté cette nuit. — On n'oserait pas, répondit-il. Puis se tournant vers Barras : Viens manger la poularde avec nous. Barras refusa, mais prenant à part Brune : Veillez sur Danton : il a menacé au lieu de frapper.

Ces sorties violentes, mais sans lendemain, constituaient bien en effet la pire des attitudes. Elles excitaient les ennemis qui fatiguaient maintenant Robespierre de leurs sollicitations. Un soir de ventôse, celui-ci en parut irrité. Il n'aimait point qu'on le talonnât et voulait rester maître de l'heure.

Il hésitait sur l'opportunité : peut-être aussi un dernier scrupule l'arrêtait-il devant cette chose énorme : livrer au bourreau l'homme du Dix Août. Mais, autour de lui, l'opinion s'échauffait contre, Danton. Des notes de police parvenaient à Robespierre depuis longtemps ; on y lisait : Danton et Lacroix, ces deux coquins si scandaleusement enrichis de nos dépouilles, sont notoirement complices de Dumouriez. Cependant on les laisse tranquilles. Mallet écrira, le 8 mars, que Danton est fort menacé, ayant à se reprocher sa vénalité, les sommes qu'il a reçues de la liste civile, une fortune scandaleuse, des connivences avec le Temple et son opposition au procès du roi (sic). Morris, à la même époque, écrivait à Washington que Danton avait sur la conscience l'achat de Westermann par le roi de Prusse. Évidemment tout remontait contre l'homme, griefs réels, grossis ou imaginaires, de son tumultueux passé.

Par ailleurs, Robespierre se sentait envahir par une peur vague. Il préparait la chute d'Hébert, mais ne voulait nullement clore la Terreur et, dans tous les propos de Danton, l'idée s'affirmait qu'il fallait en finir. Robespierre en était sûr. Des amis communs les avaient réunis dans l'espoir que l'entente se renouerait, et loin de le combler, ces rencontres avaient élargi le fossé. En janvier déjà, chez Robespierre lui-même, la conversation s'était muée en altercation : Danton, déplorant que la Terreur persistât où l'innocent était confondu avec le coupable, Maximilien avait aigrement répondu : Eh ! qui vous a dit qu'on ait fait périr un innocent ? Danton, stupéfait de tant d'inconscience, s'était tourné vers un des témoins de l'entrevue : Qu'en dis-tu, avait-il ricané, pas un innocent n'a péri ! et il s'était brusquement retiré. Il était d'ailleurs revenu, avait conjuré Maximilien de s'unir à lui pour modérer un régime qui finirait par les faire périr l'un et l'autre. Robespierre avait montré une froide politesse. A plusieurs reprises encore, Desforgues, l'ancien clerc de Danton, resté ministre, essaya de réunir à sa table les deux hommes pour anéantir, écrira-t-il, ce qu'il croyait des préventions. Loin de tomber d'accord, ils se livrèrent aux récriminations. Robespierre s'aigrissait de tous les propos — parfois maladroits — de l'intempérant tribun.

Le 8 ventôse (27 février), Saint-Just, rappelé de nouveau par Robespierre, lut à la Convention son rapport contre les factions. Ce qui constitue la République, c'est la destruction de tout ce qui lui est opposé. On est coupable contre la République parce qu'on s'apitoie sur les détenus ; on est coupable parce qu'on ne veut pas de la vertu ; on est coupable parce qu'on ne veut pas de la terreur. Chaque phrase visait clairement Danton. C'était la préface d'un acte d'accusation.

Danton n'en parut pas très ému. C'est ce jour-là même qu'il vint dénoncer les faux patriotes à bonnets rouges, dont l'éviction permettrait aux vrais patriotes d'être sûrs de la paix et de la liberté. Le 13, par des propos patriotiques, le 14, par des propos égrillards, il fit vibrer et rire l'assemblée. Ce diable d'homme à tout instant reprenait son emprise. Toutes ses motions étaient votées.

Le 24, un coup de tonnerre éclata, mais qui, en apparence, éclaircissait son ciel : Hébert avait été arrêté dans la nuit, sur l'ordre des Comités, avec toute sa bande. Danton et Desmoulins semblaient triompher. Le tribun entendit souligner le trait, mais aussi compromettre les Comités. Négligeant de piétiner l'ennemi à terre, il exprima le vœu qu'on cheminât sans saccades dans la carrière difficile où l'on avançait. Il voyait dans les Comités l'avant-garde du corps politique. Il fallait envisager avec calme ces agitations : Ne vous effrayez pas de l'effervescence du premier âge de la liberté. Elle est comme un vin fort et nouveau qui bouillonne jusqu'à ce qu'il soit purgé de toute son écume. Ce n'était point parler certes le langage d'un homme traqué. Avec une sorte de sérénité hautaine, il décernait des satisfecit aux Comités et à la Convention qui jamais ne lui avait paru si grande. Il fallait maintenant faire taire les passions personnelles : Si jamais, quand nous serons vainqueurs — et déjà la victoire nous est assurée —, si jamais les passions personnelles pouvaient prévaloir sur l'amour de la patrie, si elles tentaient de creuser un nouvel abîme pour la liberté, je voudrais m'y précipiter le premier. Mais loin de nous tout ressentiment. Le temps est venu où on ne jugera plus que les actions. Les masques tombent, les masques ne séduiront plus — visait-il Robespierre et ses amis ? —. On ne confondra plus ceux qui veulent égorger les patriotes — c'était Billaud — avec les véritables magistrats du peuple.... N'y eût-il parmi tous les magistrats qu'un seul homme qui eût fait son devoir, il faudrait tout souffrir plutôt que de lui faire boire le calice d'amertume.... Ces paroles n'étaient pas seulement éloquentes, elles étaient habiles. Le vieux Rühl, qui présidait, avait, au début de la séance, reçu rudement les membres de la Commune réputés hébertistes et qui, effectivement, étaient venus fort tard désavouer Hébert du bout des lèvres. Danton, évidemment, entendait se les attirer.

Par surcroît, la phrase donna lieu à un incident qui sembla mettre le comble au succès de Danton. Rühl entendit descendre du fauteuil à la tribune afin de s'expliquer. Mais le vieil Alsacien aimait Danton de tout son cœur. Faisant mine de quitter le bureau, il s'écria : Je vais répondre à la tribune : viens, mon cher collègue, occupe toi-même le fauteuil. Ce furent de grandes exclamations. Danton, sur le ton le plus sentimental, refusa : Ne demande pas que j'occupe le fauteuil, tu le remplis dignement. Et au milieu du plus vif enthousiasme, il ajouta : Vois en moi un frère qui dit librement sa pensée. Il acheva son discours en demandant de l'union, de l'ensemble, de l'accord. Et comme il regagnait son banc, il rencontra Rühl descendu du fauteuil. Les deux hommes s'embrassèrent, tandis que, suivant le compte rendu, la salle retentissait d'applaudissements.

Un journal affirme que la Convention avait d'enthousiasme voté l'impression du discours de Danton. L'intervention émue du vieux Rühl avait consommé son triomphe.

Triomphe trop complet ! Hébert abattu, Danton, par un coup de maître, semblait, tout en louant le Comité, saisir la direction de l'opinion et le gouvernement moral au milieu des applaudissements. On eût sans doute vu, ce soir-là, les membres des deux Comités sortir de la salle des séances, pleins de crainte, de jalousie et de rancunes. Danton devait payer cher cette dernière ovation.

En fait, quittant, ce nonidi 29 ventôse an II (mercredi 19 mars 1794), la tribune, Danton en descendait les degrés pour la dernière fois. Jamais il ne les gravirait de nouveau — mais, avant vingt jours, ceux de l'échafaud.

 

Hébert fut guillotiné le 5 germinal (26 mars). L'impression était que Danton serait le bénéficiaire de l'événement. Son discours du 29 ventôse l'avait porté si haut ! Du coup, le crédit de Robespierre avait paru baisser : un Dantoniste, Bourdon, n'avait-il pas osé, ce 29 ventôse même, demander qu'on arrêtât Héron, le policier de Maximilien, et la Convention ne l'avait-elle pas suivi ? Il avait fallu que Robespierre vînt, le lendemain, réclamer son homme qu'on lui avait d'ailleurs rendu. Le coup avait été sensible. D'autre part, Tallien, qu'on disait à Danton, arrivait au fauteuil de la Convention le 1er germinal, tandis que Legendre, séide du grand Cordelier, était porté à la présidence des Jacobins. Robespierre se crut enveloppé : il était temps qu'il brisât le cercle ; la perte de Danton devenait urgente.

Le 1er germinal (22 mars), ils se rencontrèrent une dernière fois à la table d'un ami commun, Humbert, chef du bureau des fonds, en compagnie de Legendre, Panis, Desforgues et autres. A croire un des convives, Danton adjura Robespierre une dernière fois de se dérober aux intrigues que nouaient contre lui, Danton, plusieurs membres du Comité, de ne plus prêter l'oreille aux bavardages de quelques imbéciles. Il devint chaleureux à l'excès : Oublions nos ressentiments pour ne voir que la patrie, ses besoins, ses dangers.... Tu verras que la République, triomphante et respectée au dehors, sera bientôt aimée au-dedans par ceux-là même qui jusqu'ici s'en sont montrés les ennemis. Robespierre, qui avait gardé un froid silence, répondit avec humeur : Avec tes principes et ta morale, on ne trouverait donc jamais de coupables à punir ?En serais-tu fâché, s'écria Danton, en serais-tu fâché qu'il n'y ait point de coupables à punir ? D'après Courtois, le mot aurait été prononcé à propos du cas précis du comte Loménie de Brienne que Danton entendait arracher à l'échafaud parce qu'il avait fait beaucoup de bien dans son département (l'Aube). Il eût réclamé aussi la mise en liberté des 73 députés de la Droite incarcérés. Robespierre s'irrita : La liberté ne peut s'établir qu'en faisant tomber la tête de ces scélérats, dit-il. Alors, s'il faut en croire Courtois, Danton se fût emporté au point que les larmes lui eussent jailli des yeux. Cependant, d'après Vilain d'Aubigny, témoin de cette scène, il eût, un instant après, embrassé Robespierre au milieu d'une émotion générale, Maximilien, seul, restant froid comme un marbre.

Le lendemain soir, Billaud ayant, au Comité, réclamé pour la dixième fois la tête de Danton, Robespierre la lui livrait. On ne pouvait cependant agir incontinent. Il fallait que l'Hôtel de Ville, débarrassé de l'état-major hébertiste, fût entre les mains des Robespierristes. La nomination d'un maire et d'un agent national à la dévotion de Maximilien, Fleuriot et Payan, allait rassurer : avec ces gens-là à la Commune, aucun mouvement de la rue ne serait à craindre en faveur du redoutable suspect.

Les deux hommes se revirent une dernière fois, dit-on, mais de loin, à la première représentation d'Épicharis et Néron, de Legouvé, au Théâtre-Français. Danton était à l'orchestre avec ses amis, Robespierre, dans une loge d'avant-scène. A peine le mot : Mort au tyran ! fut-il prononcé par l'acteur que Danton et les siens se tournant vers la loge applaudirent avec affectation : quelques-uns, dit Legouvé, allèrent jusqu'à montrer le poing au dictateur. Celui-ci, pâle de rage, agitait sa petite main d'un geste à la fois craintif et prometteur.

Cette petite main, durant cette semaine du 23 au 30 mars, dressait fort laborieusement l'échafaud de son ennemi. Tous les soirs, dans la fameuse chambre bleue de la maison Duplay, on eût sans doute vu Robespierre classer des fiches et rédiger des notes. II réunissait les éléments du rapport dont, toujours prudent, il confierait la rédaction à Saint-Just. De ces fameuses notes, une chose ressort clairement : l'ami qui, le 13 février 1793, écrivait encore à Danton : Je t'aime jusqu'à la mort !, notait soigneusement, depuis des années, tout ce qui, un jour, servirait à l'accabler : c'était un homme prévoyant.

Ces notes que Saint-Just ne fera que suivre, — parfois que copier, — respirent une vieille antipathie : on y voit Robespierre mettre sur le même pied les boutades gauloises, jadis lancées par Danton au cours de conversations amicales et dont il est ainsi prouvé que le puritain s'était fort offusqué, et ses démarches les plus graves, d'ailleurs presque toutes travesties. Danton avait été l'ami de Mirabeau et des Lameth en 1790 et 1791 et avait voulu entraîner Robespierre en cette mauvaise compagnie. Il avait écarté Camille de la bonne voie, mais, causant avec Robespierre, avait attribué au journaliste ami un vice honteux et privé. Pendant son ministère, il avait laissé tripoter dans le Trésor public, par Fabre notamment. Il avait, en septembre, fait élargir Duport et Lameth, notoirement contre-révolutionnaires. Quand Robespierre lui avait offert d'écraser la conspiration (girondine) et d'empêcher Brissot de renouer ses trames, il avait hautement rejeté toutes ces propositions sous le prétexte qu'il ne fallait que s'occuper de la guerre. Il avait, par ses intrigues, assuré le salut du roi de Prusse et de son armée. Il avait protégé les Girondins, et, Robespierre lui ayant mis sous les yeux les calomnies des Roland, il avait répondu : Que m'importe ; l'opinion est une p..., la postérité une sottise. Et ici le puritain se révoltait. Le mot de vertu faisait rire Danton : il n'y avait pas de vertu plus solide, disait-il plaisamment, que celle qu'il déployait toutes les nuits avec sa femme. Comment un homme à qui toute idée de morale était étrangère, ajoutait l'Incorruptible, pouvait-il être le défenseur de la liberté ? Il aimait à s'entourer d'intrigants et d'impurs. On ne pouvait oublier les thés chez Robert où, en compagnie de Danton, d'Orléans faisait lui-même le punch : ainsi s'expliquait l'élection de 1792. Danton avait trempé dans les complots d'Égalité avec Dumouriez.

Alors il revenait sur tous ces événements, par peur qu'un seul fait — si minime fût-il — échappât qui pouvait être exploité contre l'ancien ami. Lors de l'affaire du Champ-de-Mars, Danton avait laissé 2.000 patriotes se faire égorger, mais lui s'était retiré à Arcis où il avait joui d'une sécurité bien suspecte. Il s'était encore, la veille du 10 août, retiré à Arcis dont on avait désespéré de le voir revenir et, dans la nuit du 9 au 10, il avait voulu se coucher et avait dû être entraîné par les Marseillais. A la Convention, il avait désavoué Marat, Robespierre, la Montagne, pour se montrer aux conspirateurs conciliateur tolérant : il ne s'était prononcé contre la Droite que parce qu'elle réclamait de lui des comptes. Il n'avait pas voulu la mort du tyran, mais son bannissement, et n'avait voté la mort que par la force de l'opinion publique. Il avait vu avec horreur la révolution du 31 mai, cherché à la faire avorter, essayé de sauver les Girondins, frayé avec les insurgés de Normandie. Il avait projeté de dissoudre la Convention et d'établir la Constitution. Il avait, le 8 mars 1793, excité une fausse insurrection pour donner à Dumouriez le prétexte de marcher sur Paris. Enfin il avait voulu récemment une amnistie pour tous les coupables.

La semaine s'avançait : Robespierre ne jetait plus sur le papier, le temps pressant, que des notes informes : elles visaient les amis qui, avec Danton, s'étaient rendu coupables de tous les crimes à la fois. Et ayant terminé son travail, l'ancien ami de Danton les porta à Saint-Just qui saurait bâtir là-dessus le réquisitoire virulent qu'il fallait. Saint-Just n'ajoutera que quelques faits probablement fournis par Billaud, autre ancien ami jusqu'à la mort, qui, de 1789 à 1792, n'avait jamais perdu de vue son ancien bienfaiteur. Pour le reste, il se contentera d'envelopper d'une littérature de ministère public les notes de Maximilien.

Il dut mettre la dernière main à son morceau le 9 germinal. Et quand il fut prêt, il s'achemina vers les Tuileries et vint déposer sur le tapis vert du Comité ces feuillets où l'on voyait s'associer, pour la perte d'un homme, la trahison d'un ancien ami et la haine d'un jeune fanatique.

 

Que faisait, ce pendant, l'homme ainsi menacé ? Descendu de la tribune, le 29 ventôse, au milieu des applaudissements, il semblait ce jour-là qu'il fût capable de conjurer tous les périls. Mais précisément ce succès l'avait à l'excès rassuré. Sorti un instant de la torpeur où sans cesse il retombait, il lui avait suffi de constater qu'à sa parole, la Convention se pouvait encore émouvoir et soulever. Qui oserait venir l'y attaquer ? Le jour où ses ennemis s'y hasarderaient, il les confondrait d'une phrase et, ayant jusqu'au bout gardé le beau rôle, il leur mangerait les entrailles.

Ses amis étaient moins rassurés. Tous l'incitaient à prendre l'offensive. Il leur opposait, lui, l'homme de Septembre, d'étranges scrupules. Il avait jadis voulu jeter bas Brissot et naguère Hébert, mais jamais il n'avait réclamé pour eux l'échafaud. Il ne voulait pas plus y acheminer Robespierre, un tyran soit, mais un vieil ami qui était venu prendre la soupe que trempait, dans la petite salle à manger de la cour du Commerce, la pauvre Gabrielle. Aux incitations pressantes d'un Legendre étonné, il répondait avec un geste las : Mieux vaut être guillotiné que guillotineur ! Il était derechef las et énervé.

Le printemps de 1794 s'annonçait charmant. Jamais je n'en ai vu un si beau, écrit une contemporaine ; on eût dit que la nature voulait consoler le monde des crimes de la société. A Paris, les marronniers déjà étaient en fleurs et la campagne aussi se fleurissait. Une sorte d'appétit de la nature, écrivent les témoins, avait saisi le Cordelier. Le plus qu'il le pouvait, emmenant avec lui sa jolie Louise, il courait à Sèvres où la Fontaine d'Amour avait pris sa parure printanière. Depuis le 30 ventôse, il ne paraît pas au Club et rien ne signale sa présence à la Convention. Une crise d'alanguissement voluptueux — coupé de sombres rappels — le jetait sans cesse hors de ce Paris qui évoquait pour lui tant de souvenirs terribles.

A Paris, on se préoccupait. Danton travaille à s'éclipser, écrivait, étonné, Mallet, dès le 8 mars. Thibaudeau se décida à l'aller relancer à Sèvres, le 3 germinal (24 mars), inquiet de le voir moins assidu aux séances. Il le trouva semblable à un malade qui abjurerait le monde parce qu'il le va quitter. — Ton insouciance m'étonne, lui dit le député de la Vienne, tu ne vois pas que Robespierre conspire ta perte ? Ne feras-tu rien pour le prévenir ?Si je croyais, répliqua-t-il, qu'il en eût seulement la pensée, je lui mangerais les entrailles. A d'autres, il répondit : Il faudrait encore verser le sang. Il y en a assez comme ça. J'en ai répandu quand je l'ai cru utile. Le mot était bien de Danton. Un neveu, le petit Menuel, qu'il emmenait à Sèvres, se rappellera toujours la dernière soirée qu'il y passa. C'était la veille de l'arrestation : il nous peint Danton assis à droite de la cheminée du grand salon, les jambes garanties du feu par des jambières en carton, Desmoulins occupant l'autre coin et l'énorme Delacroix au milieu, tandis que l'enfant s'ébattait sur le tapis de la chambre. Il les entendait discuter passionnément. S'il n'agissait pas, ne pouvait-il fuir ? On n'emporte pas, criait Danton, la patrie à la semelle de ses souliers. Ce jour-là, il s'était, à Courtois, montré si las, qu'il semblait presque appeler la mort.

Au fond, il ne croyait pas au péril. Le 8 germinal, Rousselin courut encore le prévenir que tout était prêt pour sa perte. Il répéta son éternel mot : Ils n'oseront pas, puis, se regardant dans la glace : Ne craignons rien, enfants que vous êtes. Voyez ma tête : ne tient-elle pas bien sur mes épaules ? Et pourquoi voudraient-ils me faire périr ? A quoi bon ? A quel sujet ?

Ce jour-là, Saint-Just, penché sur les notes de Robespierre, mettait la dernière main au rapport qui allait assommer l'homme par derrière.

 

Le 9 germinal (30 mars) au soir, les deux Comités étaient convoqués à une réunion plénière, ainsi qu'il arrivait lorsque devait être prise une importante résolution. A en croire un des membres du Comité de Sûreté générale, Lavicomterie, beaucoup d'entre eux ignoraient de quoi il allait être question : Saint-Just, rapporte-t-il, tira de sa poche des papiers. Que n'est notre surprise d'entendre le rapport contre Danton et autres ! Le rapport était si séduisant ! Saint-Just le débita avec tant d'âme ! Après la lecture, on demanda si quelqu'un voulait parler. Non ! non !

La mémoire de Lavicomterie le trompait sur ce point. Lindet, sans s'élever contre le fond du rapport, refusa de signer l'ordre d'arrestation : Je suis ici, dit-il, pour nourrir des citoyens — il avait les subsistances —, non pour tuer les patriotes. Le vieux Rütli, fidèle à son amitié, eut la même attitude. Jeanbon écrira, un an après : Si j'avais été là, je l'aurais défendu de toutes mes forces. Cela n'est pas si sûr, car plusieurs signèrent, qui d'abord avaient paru vouloir protester. Carnot fut du nombre : Songez-y bien, eût-il dit, une tête comme celle de Danton en entraîne beaucoup d'autres. Mais Billaud combattit tout ajournement. Il se récria quand Saint-Just émit l'idée de ne faire arrêter Danton qu'à l'issue de la séance de la Convention où il aurait lu son rapport. En fait, ce rapport semble bien avoir été écrit avec l'idée que Danton serait là : orgueilleux à l'excès, le jeune homme se croyait de taille à jeter bas l'homme en pleine arène conventionnelle. Vadier, plus prudent, préférait qu'on frappât l'ennemi déjà garrotté. Il y eut à ce sujet une scène très vive au cours de laquelle Saint-Just aurait jeté son chapeau au feu et fait mine d'anéantir son rapport. Mais l'un des ennemis de Danton cria à Robespierre : Tu peux courir la chance d'être guillotiné. Si nous ne le faisons pas guillotiner, nous le serons. Le grand mot était dit : il domine la Terreur. Que de gens, depuis dix mois, guillotinaient pour ne pas l'être. Robespierre dut se rallier à l'idée de l'arrestation immédiate. Et il eut raison. Quand on verra Danton ébranler tout à l'heure jury et tribunal violemment hostile, comment penser qu'il n'eût point soulevé la Convention où tant d'amis lui restaient.

Tous, sauf Lindet et Rühl, signèrent.

Nous avons le papier. II trahit quelque désarroi. C'est un brouillon informe. D'après Robinet, Barère tint la plume, en contrefaisant son écriture — ce qui était bien sa façon — : mais il dut raturer, surcharger : on a l'impression que ces quelques lignes furent écrites au cours d'une discussion où à peine les proscripteurs se possédaient. L'ordonnance même des signatures est intéressante : Billaud, littéralement, se dut précipiter ; cet ancien obligé de Danton signa le premier et très fermement, comme si, de sa main de fer, il agrippait enfin sa victime. Vadier signa aussitôt après : il vidait le gros turbot farci d'un bon coup de plume. Les autres suivirent, mais c'est dans un coin, tout en bas du papier, que s'aperçoit, tracé d'une écriture chafouine, le nom de Robespierre. Jusqu'au bout, l'homme semblait hésiter à se découvrir.

L'ordre fut expédié au maire : une heure après, les gendarmes étaient en mouvement : Danton, Delacroix, Philippeaux et Desmoulins rejoindraient Fabre et Hérault sous les verrous.

Rühl avait dépêché Panis à Danton. Il trouva le tribun assis au coin de son feu. L'homme parut indifférent d'abord, tisonnant sans mot dire. Et il resta là, dans ce fauteuil, le reste de la nuit, ne voulant pas être arrêté dans son lit. Le pas des gendarmes s'entendant dans la cour du Commerce, il prévint sa femme : On vient m'arrêter, et comme, éperdue, elle pleurait : N'aie pas peur, dit-il machinalement, ils n'oseront pas. Il se laissa emmener sans aucune résistance à la prison toute proche du Luxembourg.

Desmoulins, à la même minute, s'arrachait aux bras de Lucile. Il paraissait calme.

Danton et lui ne se croyaient peut-être pas perdus. Même devant le Tribunal hostile, ils espéraient faire éclater leur innocence. Une lettre de Philippeaux, incarcéré, à sa femme montre à quel point leur paraissaient inintelligibles les accusations portées contre eux. En postscriptum, il écrit : Je viens d'apprendre que Danton, Camille et Lacroix sont également arrêtés. J'en ignore la cause.

 

Paris apprit, à son réveil, l'invraisemblable nouvelle : Danton, Desmoulins arrêtés ! L'homme du Dix Août et l'homme du Quatorze Juillet ! Ce fut, dit Vilain d'Aubigny, une stupeur générale. En vain répandait-on qu'ils préparaient la restauration de la royauté : l'incrédulité était universelle, mais aussi la consternation. Des députés coururent cour du Commerce se faire confirmer la nouvelle, puis refluèrent aux Tuileries.

La Convention s'y réunit à onze heures dans une émotion facile à imaginer. Tout porte à croire qu'elle était au fond plus dantoniste que robespierriste. Tallien, son président, était un vieux Cordelier. Des amis de Danton se voyaient partout : Legendre, Fréron, Courtois, Bourdon, Barras, vingt autres. Mais tout de même le bataillon dantoniste était décapité : Hérault, Fabre, Philippeaux, Delacroix ; Desmoulins, tout l'état-major était en prison. Fréron était prudent, Courtois incapable de parler, Tallien un médiocre. Seul le brave boucher Legendre osa s'élancer à la tribune. Citoyens, s'écria-t-il, quatre membres de cette Assemblée ont été arrêtés cette nuit. Je sais que Danton en est, j'ignore le nom des autres. Je demande que les membres arrêtés soient traduits à la barre pour être accusés ou absous par vous. Je le déclare, je crois Danton aussi pur que moi ! Il y eut des murmures approbateurs tandis que Legendre continuait à exalter son grand ami, poursuivi, dit-il, par des haines particulières. Il répéta sa motion. Fayau la combattit, mais l'Assemblée semblait prête à la voter : déjà se faisaient entendre des cris de : A bas la dictature ! Si Tallien eût mis incontinent aux voix la motion Legendre, l'affaire, dit Courtois, eût été enlevée d'emblée. Il tarda trop, laissa le Comité accourir.

Robespierre parut et tout fut perdu. J'ai dit ailleurs quel sorte de pouvoir d'hypnose ce petit homme, si médiocre à mon sens, exerçait sur les assemblées. Déjà, en ces jours de germinal an II, sa puissance était faite du désarroi inexplicable que sa seule apparition à la tribune causait à ses adversaires : lorsque, le q thermidor, on le voudra tuer, il faudra qu'avant tout on l'empêche d'atteindre la tribune. De là, il terrifiait et fascinait ses gens. Il le prit de haut : A ce trouble depuis longtemps inconnu, dit-il, qui règne dans cette Assemblée, il est aisé de s'apercevoir qu'il s'agit ici d'un grand intérêt. Il s'agit en effet de savoir si quelques hommes aujourd'hui doivent l'emporter sur la patrie, si l'intérêt de quelques hypocrites ambitieux doit l'emporter sur l'intérêt du peuple français ! On commença à applaudir. On était venu, continuait Robespierre, demander, en faveur de Danton et de ses amis un privilège. Nous n'en voulons point de privilèges ! Non, nous ne voulons point d'idoles. Les applaudissements devenaient plus nourris. Pourquoi Danton serait-il mieux traité que Brissot, Pétion, Chabot, Clootz ? Nous verrons si dans ce jour, conclut-il, la Convention saura briser une prétendue idole pourrie depuis longtemps ou si dans sa chute elle écrasera la Convention et le peuple français. Et fixant Legendre : Quiconque tremble est coupable. Le boucher, lui-même terrifié, se vint excuser. L'effroi l'avait pris aux entrailles : quelques mois après, on lira, dans la Gazette (du 15 brumaire), que le citoyen Legendre vient de mourir des suites de la frayeur que lui avaient causée les menaces des membres des Comités lorsque ce député prit la défense de Danton.

Barère, toujours courtisan du succès, vint appuyer Robespierre. Pas de privilèges pour Danton ! Et la motion Legendre fut écartée. Saint-Just lirait sa catilinaire sans que Catilina fût là. Et alors parut à la tribune le beau et terrible jeune homme. Barras nous le peint lisant son monstrueux acte d'accusation de son ton flegmatique, tenant son manuscrit d'une main immobile, de l'autre faisant un seul geste, levant son bras droit et le laissant retomber d'un air inexorable et sans appel comme le couperet même de la guillotine.

La Révolution est dans le peuple, disait-il, et non point dans la renommée de quelques personnages. Cette idée vraie est la source de la justice et de l'égalité dans un État libre : elle est la garantie du peuple contre les hommes audacieux qui s'érigent en quelque sorte en patriciens par leur audace et leur impunité. Alors il commença à dénoncer ces derniers partisans du royalisme, ceux qui depuis cinq ans ont servi les factions et n'ont suivi la liberté que comme un tigre suit sa proie. Et il interpella l'absent : Danton, tu as servi la tyrannie... et, pendant une heure, il malmena ce fantôme, coupant sans cesse et sans cesse coupant de sa main droite la tête de l'accusé. A quoi bon redire ces phrases où tout le fiel de Robespierre était simplement délayé dans la phraséologie chère à Saint-Just ?

Il proposait, pour conclure, le décret d'accusation contre Desmoulins, Hérault, Danton, Philippeaux, Lacroix, prévenus de complicité avec d'Orléans et Dumouriez, avec Fabre d'Églantine et les ennemis de la République ; d'avoir trempé dans la conspiration tendant à rétablir la monarchie et à détruire la représentation nationale et le gouvernement républicain et leur mise en jugement avec Fabre d'Églantine. Le décret fut voté sans qu'une voix s'élevât. Fréron, sur qui Lucile avait compté pour sauver Camille, resta impassible. En rentrant chez lui, Robespierre dit à Duplay : Il faut convenir que Danton a des amis bien lâches, et lorsqu'à la séance du 9 thermidor, Garnier de Saintes criera à Robespierre traqué : Le sang de Danton t'étouffe, celui-ci aura le droit de riposter : C'est donc Danton ! Lâches ! pourquoi ne l'avez-vous pas défendu ?

Lucile courait Paris : elle entraîna Louise Danton chez Robespierre. Elles se heurtèrent à une porte défendue avec soin. D'ailleurs il était l'homme le plus insensible aux larmes des femmes.

Ce pendant, la victoire des Robespierristes produisait l'effet ordinaire du succès. L'assurance, avec laquelle Saint-Just avait affirmé l'existence du complot, en imposait. Le député Delbrel écrivait à ses amis de Moissac : Depuis plusieurs jours que la Convention nationale et les Comités font la chasse aux intrigants et aux fripons, ces messieurs, qui sentaient le poids de leurs iniquités et qui n'avaient pas la conscience pure... s'agitaient beaucoup dans la Convention.... Danton a prononcé l'autre jour un grand mot ; il ne croyait sans doute pas parler pour lui : La République, disait-il, doit bouillonner sans cesse jusqu'à ce qu'elle ait rejeté son écume !

Aux Jacobins, le soir, ce fut Couthon qui fut chargé d'impressionner les purs. Depuis huit jours, cet infirme semblait possédé d'une sorte de sombre mysticisme — que trahissent ses lettres — et maintenant il chantait un Te Deum à sa façon. Enfin l'horizon politique s'éclaircit : le ciel devient serein et les amis de la République respirent !... Il félicita le peuple de l'arrestation de ces vieux Cordeliers qui n'étaient que de vieux conspirateurs ; les Jacobins, il en était sûr, allaient se joindre à la Convention. On rechercherait les ramifications de la conspiration. La République doit se purger des crimes qui l'infectent. La justice et la vertu en sont les bases. Sans elles, il est impossible qu'elle subsiste ; avec elles, elle est impérissable. Il y eut de frénétiques applaudissements : Legendre, dûment averti du sort qui l'attendait s'il récidivait, fut très faible il avait toujours regardé Danton comme un patriote pur. S'il avait commis une erreur, elle était involontaire. Au reste, ajoutait-il, je m'en rapporte au jugement du Tribunal. Les reniements commençaient. On comprend donc que Saint-Just, montant à son tour à la tribune, ait été couvert d'applaudissements unanimes et multipliés. Vilain d'Aubigny dit que, dès la soirée du 10, il rencontrait des patriotes qui, avec des larmes, s'écriaient : Il existe des preuves qui constatent que ce sont des traîtres, des conspirateurs, qui l'aurait cru ? Cependant si cela est vrai, pas de pitié pour eux, qu'ils meurent ! Jusque dans les prisons, si j'en crois le Journal d'un détenu, en date du 10 avril, l'affaire Danton piquait la curiosité, mais le bruit y courait que tous ces messieurs avaient prodigieusement volé. L'opinion se montrait bien telle que Danton, on s'en souvient, l'avait, d'un mot gaulois, définie un jour devant Robespierre.

 

Danton avait pénétré dans la prison du Luxembourg, le 10 germinal, à six heures du matin. Elle était alors pleine de détenus appartenant à toutes les catégories. Certains se trouvèrent groupés sur le passage de ce compagnon fort inattendu de captivité. Il se présenta bien, écrit l'un deux : Messieurs, dit-il, je comptais bientôt pouvoir vous faire sortir d'ici, mais malheureusement m'y voilà enfermé avec vous : je ne sais plus quel sera le terme de tout ceci. Delacroix restant silencieux, Danton essayait de l'égayer par de grosses plaisanteries. A d'autres prisonniers, il dit encore : Quand les hommes font des sottises, il faut savoir en rire. Mais si la raison ne revient pas sur ce bas monde, vous n'avez encore vu que des roses. Il était bon prophète : sa mort sera le signal de la grande terreur qui, en quarante-neuf jours, enverrai 1.376 victimes à l'échafaud.

Il garda cette attitude un peu fanfaronne avec une remarquable constance. Il ne fut bientôt plus bruit que des propos que, de la fenêtre de sa cellule, il lançait à ses amis. Il tenait à finir en Danton, écrit Riouffe ; sa verve cynique s'épanchait, ajoute-t-il, en phrases entremêlées de jurons et d'expressions ordurières. — Je laisse tout, disait-il, dans un gâchis épouvantable : il n'y en a pas un qui s'entende à gouverner. Au milieu de tant de fureurs, je ne suis pas fâché d'avoir attaché mon nom à quelques décrets qui feront voir que je ne les partageais pas. Parfois le souvenir des Girondins le hantait : il se battait alors avec sa conscience : Ce sont des frères Caïn : Brissot m'eût fait guillotiner comme Robespierre ! C'étaient encore des réflexions amères : Dans les révolutions, l'autorité reste aux plus scélérats. Il vaut mieux être un pauvre pécheur que de gouverner les hommes ! Les f... bêtes ! ils crieront : Vive la République ! en me voyant passer. Puis, repris de son amour de la campagne, il parlait sans cesse des arbres de la nature. A Thomas Payne, il dit en anglais : On m'envoie à l'échafaud : j'irai gaîment !

Le 12, les prévenus reçurent leur acte d'accusation. Desmoulins en pleurait, mais Danton ricanait : Eh bien, Lacroix, qu'en dis-tu ?Que je vais me couper les cheveux pour que Sanson n'y touche pas. Mais, lui, devait garder de l'espoir : Il faut, dit-il, tâcher d'émouvoir le peuple !

Chacun suivait son caractère : Danton plastronnait et gouaillait, Hérault recherchait les jolies femmes, Desmoulins écrivait à Lucile des lettres douloureusement tendres, mais Fabre, homme de lettres aux moelles, se consolait à l'idée d'une gloire immortelle : Fouquier, disait-il avec une fatuité admirable, pourra faire tomber ma tête, mais non pas mon Philinte !

Le 13, ils furent transférés à la Conciergerie, leur procès devant commencer ce jour-là. En en franchissant le seuil, Danton aurait dit, suivant une tradition : C'est à pareil jour, il y a un an, que j'ai fait instituer le tribunal révolutionnaire. J'en demande pardon à Dieu et aux hommes. J'ai toujours douté de l'authenticité de ces derniers mots ; ce n'était point du tout son style. Un témoin affirme qu'il ajouta — propos beaucoup plus vraisemblable : C'était pour prévenir le renouvellement des massacres de Septembre.

A cette heure, le tribunal l'appelait à sa barre.