LA BATAILLE DE FRANCE

21 MARS - 11 NOVEMBRE 1918

 

CHAPITRE VII. — LA REPRISE DU GRAND ASSAUT (5-31 OCTOBRE).

 

 

1. — La situation au 5 octobre.

Le 4 octobre au soir, Foch a le droit de promener sur l'énorme champ de bataille un regard satisfait. Sans doute l'offensive conjuguée de la 1re armée américaine et de la 4e armée française entre Meuse et Suippe n'a pas, du 26 au 30, donné l'effet considérable qu'on en attendait : devant une résistance exceptionnellement vigoureuse, explicable par l'importance même que les deux adversaires attachent, en cette région, l'un, à l'attaque, et, partant, l'autre, à la défense, les Américains, d'ailleurs embarrassés par l'accumulation même de leurs forces et le terrain difficile, et les soldats de Gouraud, accrochés par l'arrêt de nos alliés en Argonne, ont dû suspendre leurs attaques. Mais la position qu'ils devaient lointainement tourner tombait, sur ces entrefaites, pour la plus grande partie, devant l'assaut enragé des soldats de sir Douglas Haig et de la 1re armée française. La position Hindenburg était, en sa partie la plus redoutable, crevée de toutes parts et, si cette éclatante victoire n'avait pas été une surprise pour le commandant en chef des armées alliées, le magnifique exploit qui aboutissait à un tel résultat n'en facilitait pas moins sa tâche au point que, de ce jour, l'écroulement de l'Allemagne lui paraissait probable avant la fin de l'année en cours. L'événement l'aidait à se résigner, d'autre part, à voir l'offensive des Flandres, si brillamment engagée, stopper à son tour pour un moment. Les attaques d'ailes étant momentanément enrayées, l'attaque du centre avait, par son succès, dépassé toutes les espérances. Et, par surcroît, la manœuvre, entre l'Oise et la Vesle, venait d'ébranler soudain, entre le champ dé bataille de Debeney et celui de Gouraud, en face des armées Mangin et Berthelot, une partie importante du front allemand au point d'en faire crouler tout un pan.

Pas d'attaque d'ailleurs — même les moins heureuses — qui n'eût eu comme résultat le profond ébranlement du front allemand tout entier. Sous ces coups de bélier, de grandes lézardes se produisaient et presque aussitôt on voyait le mur lézardé s'écrouler soudain devant l'assaillant aux aguets. Le haut commandement allemand se devait décider aux grands sacrifices. Nous avons vu comment, menacés tout à la fois par la victoire des armées britanniques devant Cambrai et l'avance qui en résultait au sud de la région fortifiée de Lille, et, plus au nord, par la poussée des armées des Flandres vers Roulers et Menin, les Allemands avaient dû commencer un large mouvement de repli entre Lys et Scarpe. Le front qui, le 10 octobre, s'étendait encore de l'ouest d'Armentières à Lens, avait été reculé dans les journées des 2, 3, 4 octobre, sur une ligne Frelinghien (sur la Lys)-est d'Armentières-Erquinghem (ouest de Lille)-Vendin-le-Vieil-Sallaumines (est de Lens) et Acheville (est de Vimy). Le saillant d'Ypres supprimé, Lille était serré de près — la ligne n'était plus qu'à 9 kilomètres de la ville —, tandis qu'Arras, déjà dégagé au sud et à l'est par les grands succès britanniques d'août et de septembre, l'était, au nord, par l'évacuation de tout le bassin de Lens. Reculant sur un front aussi considérable, l'Allemand, par ailleurs, était contraint à un repli plus important entre Oise et Suippe : l'ordre en était déjà donné ; la retraite allait commencer le 5 octobre même. Et de ce fait encore, Foch avait des raisons de s'estimer satisfait.

Mais un Foch ne se satisfait point facilement. Il écrirait comme le jeune général Bonaparte après Montenotte, Millesimo, Dego et Mondovi : Soldats, vous n'avez rien fait, puisqu'il vous reste à faire. Plus la bataille prend d'envergure et plus il importe qu'elle n'hésite, ne se ralentisse et, à plus forte raison, ne s'arrête sur aucun des points. La directive du 3 septembre n'est point entièrement réalisée ; il faut qu'elle le soit, car déjà le maréchal médite, ces résultats obtenus, les termes d'une nouvelle directive, celle qui sortira le 10 octobre et qui embrassera de nouveau le champ de bataille entièrement rénové. Les résultats obtenus en Champagne après huit jours de combat sont inférieurs à ceux qu'il était permis d'escompter : il entend que l'attaque soit reprise par le commandement avec plus de vigueur. En général, il veut que la bataille soit partout commandée, poussée. C'est en donnant en plein avec ensemble, au jour favorable, que nous ménageons les troupes et obtenons économiquement de grands résultats. Et, définissant le rôle du haut commandement, il caractérise sa propre action en la dictant aux autres : Animer, entraîner, veiller, surveiller reste avant tout sa première tâche.

Un Pétain est fait pour l'entendre. Jamais cette âme si forte, cet esprit si clair ne se sont mieux manifestés. Ce jour-là même, le général en chef des armées françaises adresse à ses commandants de groupe la note si ferme où il les excite à presser la bataille : Chacun doit regarder au delà de sa propre situation et se convaincre qu'aucun effort ne serait fait en pure perte, même s'il n'est pas immédiatement couronné de succès. Dans une grande bataille comme celle qui est actuellement engagée, la victoire est au plus tenace ; il faut se pénétrer soi-même de cette conviction et la faire partager à ses subordonnés.

A chacun de ses lieutenants, le général en chef des armées françaises explique nettement et largement la mission dont il est investi : En ce qui concerne le G. A. C. (groupe Maistre), les actions de force doivent être appliquées d'abord sur le front nord-ouest de la 4e armée, de Liry à Saint-Soupplets, en direction générale de Machault-Rethel, pour rompre d'abord le dispositif ennemi et permettre ensuite l'exploitation rapide soit vers Attigny, soit vers Rethel et Warmeriville... On s'efforcera, dans tous les cas, de devancer au passage de l'Aisne les éléments ennemis engagés dans la région de Reims et, à l'est, de tendre la main, dans la mesure du possible, à la 1re armée américaine, sans se laisser arrêter par le retard éventuel qu'elle pourrait subir. Pour compléter cette manœuvre et lui donner plus d'ampleur, le général Maistre préparera immédiatement une nouvelle attaque de la 5e armée en vue d'en finir avec la position de Brimont, et, l'ennemi cédant, de pousser jusqu'à la Suippe. Le général Fayolle devra porter son maximum de moyens du côté de la 1re armée poussée vers Guise. La Me armée n'en agira pas moins fortement en direction de Laon. Par sa gauche, elle profitera de toutes les circonstances pour chercher la liaison avec la 1re armée vers la Fère et compléter ainsi l'investissement du massif de Saint-Gobain.

Voilà les armées françaises parfaitement orientées entre la Somme et l'Argonne. Et Pétain sait à qui il s'adresse : un Fayolle, un Maistre, ces commandants de groupe d'armées qui sont d'admirables manœuvriers. En cette bataille qui, tous les jours, s'est élargie depuis deux mois, ces grands chefs jouent un rôle capital. C'est, sous l'impulsion de Pétain, de leurs cabinets, que partent les ordres précis que l'on voudrait pouvoir citer, où se traduit, pour chacune des armées qu'ils actionnent, la pensée du général en chef des armées françaises. Ces deux maîtres de l'École de Guerre, Fayolle et Maistre, sous ces deux autres maîtres, Foch et Pétain, comprennent, avant qu'elles soient même exprimées, les intentions, les vues, les conceptions de leurs chefs. Et cette entente spontanée, plus qu'aucune autre circonstance, assure et prépare le succès.

Le maréchal Haig, de son côté, a envoyé à ses armées un ordre fort net au sujet des opérations qui vont, sans arrêt, suivre la rupture réalisée de la position Hindenburg. Les 3e et 4e armées, couvertes à droite par la 1re armée française, effectueront, le 8, une attaque sur un front étendu en direction de la ligne générale Bohain (15 kil. est du Catelet)-Busigny. La 1re armée britannique se bornera à faire de fortes démonstrations au sud de la Sensée jusqu'au moment où la 3e armée sera maîtresse des hauteurs au sud-est de Cambrai. Elle attaquera alors en liaison avec cette armée pour s'emparer des passages de l'Escaut à Ramillies. Le maréchal entend donner à l'ennemi un coup vigoureux et exploiter le succès obtenu par des troupes montées avant que l'adversaire n'ait pu organiser une nouvelle position défensive.

Foch a en main, le 5, les ordres Pétain et Haig : le voilà donc satisfait. Restent les deux ailes extrêmes de la bataille. Le général Degoutte pense qu'on pourra, en Flanche, reprendre l'offensive le 13 ; Foch le presse de la reprendre dès le 10. On lui envoie un nouveau corps d'armée français, on lui va expédier trente chars d'assaut Saint-Chamond. Quant aux Américains, s'ils ne parviennent pas à avancer entre Argonne et Meuse, en revanche, ils pourront obtenir de meilleurs résultats sur la rive droite du fleuve où l'on déchaîne, appuyées de troupes françaises, les divisions de la nouvelle 2e armée américaine (Bullard). Et si Gouraud et Ballard avancent, ils entraîneront par les deux mains l'armée Hunter Ligget.

Rassuré sur son champ de bataille, Foch porte ses regards sur les autres fronts. Orlando a promis, le 3, au nom du général Diaz, que l'armée italienne reprendrait l'offensive à très bref délai. Bien ! Les troupes alliées ont débarqué en Sibérie. Bien ! L'armée d'Orient, sous le commandement de Franchet d'Espérey, a, le 15 septembre, pris l'offensive avec le foudroyant succès que l'on sait. Les Serbes et les Français sont arrivés le 22 septembre sur le Vardar ; les Bulgares sont en pleine retraite, entraînant dans leur désastre les divisions allemandes et autrichiennes. Très bien ! Le 27 septembre, l'armée bulgare a demandé un armistice. Le gouvernement de Sofia a accepté toutes les conditions dictées par Franchet d'Espérey. Quelle suite peut être donnée à ces heureux événements ? Courant à Versailles, Foch y participe à la conférence où sont envisagés les divers projets pour l'exploitation de la situation dans les Balkans. Et l'Autriche, à son tour, va demander, sous peu, à capituler. Soyons assurés que la rupture de la ligne Hindenburg n'est pas étrangère à toute cette lointaine débâcle.

Et déjà l'Allemagne, à son tour, esquisse le signe de détresse. Ludendorff lui-même, actionnant Hindenburg, a, dès le 28 septembre, demandé au chancelier von Hertling d'avoir égard à l'extrême gravité de la situation militaire et l'a invité à solliciter de toute urgence un armistice qui permettrait de gagner du temps et de rétablir momentanément la situation. Le 2 octobre, a eu lieu, au palais de la Wilhemstrasse, une réunion présidée par l'empereur d'où est sortie la nomination à la chancellerie du prince Max de Bade, uniquement chargé d'obtenir l'armistice au meilleur compte possible. Et, le 5 octobre, celui-ci l'a laissé clairement entendre au Reichstag : Hindenburg a, dès le 3, en une lettre solennelle, déclaré au nouveau chancelier que, par suite de l'écroulement du front de Macédoine et de la diminution de réserves qui en est résultée pour le front occidental, par suite aussi de l'impossibilité où nous nous trouvons de combler les pertes très élevées qui nous ont été infligées dans les combats de ces derniers jours, il ne reste plus aucun espoir,autant qu'il est possible à un homme d'en juger, de forcer l'ennemi à faire la paix et ajouté que dans ces conditions, il vaut mieux cesser la lutte pour éviter au peuple allemand et à ses alliés des pertes inutiles. Hindenburg, Ludendorff, hier encore, jetaient bas Kühlmann pour avoir parlé de l'improbabilité de la victoire ! Qu'est-il survenu ? Quel événement inspira soudain aux chefs allemands un respect si insolite de la vie humaine ? L'écroulement du front de Macédoine, dit Hindenburg. Le Bulgare a bon dos. C'est bien de l'écroulement du front de la France qu'Hindenburg devrait parler, s'il était sincère. L'effroyable défaite, essuyée, du 26 septembre au 3 octobre par les troupes allemandes, a retenti jusqu'à Berlin. Et l'Allemagne implore le président Wilson de se faire, de belligérant, arbitre pitoyable. L'espoir de l'Empire n'est plus dans Erich von Ludendorff, mais dans Woodrow Wilson.

Le maréchal Foch suit d'un œil attentif l'événement. Il sait l'ennemi déjà aux abois. Pratiquement, les réserves de Ludendorff sont presque nulles : que sont devenues, depuis le 26 septembre, les divisions fraîches qui étaient le seul élément tout a fait solide de l'armée ? La crise de l'artillerie arrive à l'acuité ; Ruprecht de Bavière recommande, le 10 octobre, l'économie des munitions et l'ordre se répète sur tout le front allemand. La démoralisation qui en résulte éclate à tous les échelons ; l'affaiblissement de l'esprit combatif dans l'infanterie est signalé jusque dans les ordres aux troupes et, l'expression est encore faible : des unités se rendent en masse. Une paix, si mauvaise soit-elle, ai-je lu dans une lettre le 7 octobre, est préférable pour le soldat au front à l'attente de sa dernière heure, et le fusilier du 28e régiment qui écrit ainsi, s'appelle légion.

Foch, s'il ne sait pas tout cela, le pressent. De notre côté, au contraire, tout va bien. Le 8 octobre, le ministre de l'Armement, M. Loucheur, est venu assurer au maréchal que, pour ce qui est des munitions, on pourra faire face à tous les besoins. Les Américains arrivent en masses croissantes. Et l'Angleterre prépare un nouvel effort pour 1919.

Le grand chef ne se laisse point leurrer par les mensonges dont Wolff couvre les démarches des puissances centrales. — De quoi s'agit-il ? L'Allemagne acculée veut arrêter la marche victorieuse de nos armées et essaie de prévenir les gouvernements alliés. Il faut bien prendre garde de se laisser jouer ; si c'est une manœuvre de l'ennemi pour gagner du temps, la déjouer, et si c'est une capitulation qui se prépare, faire nettement éclater le caractère de cette démarche de vaincu. Déjà Foch indique à quelles conditions, — ce sont celles qui, un mois après, prévaudront, — la demande d'armistice doit être, à son sens, agréée. Et, en attendant, il crie à tous : Pressons, poussons, bousculons, exploitons : en avant !

L'assaut concentrique est repris.

 

2. — La reprise de la bataille entre Meuse et Suippe (3-13 octobre)

Les armées de droite étaient reparties les premières. Elles sont maintenant quatre agissant en liaison, les 2e et 3e armées américaines des deux côtés de la Meuse, la 4e armée française opérant de concert avec la je à l'ouest de la Suippe, toutes deux, comme devant, sous les ordres supérieurs du général Maistre. Car c'est, de Soissons à l'Argonne, ce savant soldat qui mène, depuis des semaines, la grande bataille.

Le 3, la 4e armée s'est relancée ; à dire vrai, les opérations n'ont jamais complètement cessé ; Gouraud a, depuis plusieurs jours, par des conquêtes locales, assis sa nouvelle base de départ ; le 2, il a pris Sainte-Marie-à-Py, refoulé l'ennemi sur le plateau de la Croix-Gille, enlevé Challerange. Le 3, il attaque sur le front Marvaux-Sainte-Marie-à-Py, soutenu par des chars d'assaut ; les ne et 210 corps font enfin, par une savante manœuvre, tomber le plateau de Notre-Dame-des-Champs qui, à la gauche, on se le rappelle, arrêtait la marche de l'armée, tandis que les divisions américaines, prêtées à la 4e armée, se couvrent de gloire, les 3 et 4, en emportant avec une rare vigueur les hauteurs d'Orfeuil. Le 21e corps progresse rapidement vers l'Arnes et cette marche coïncidant avec la reprise, par la droite de Berthelot, du massif de Saint-Thierry, met à ce point en l'air la région des Monts, que le repli a immédiatement commencé devant la gauche de Gouraud (14e et 11e corps). Le soir du 4, la ligne était portée, au mont Sans-Nom (3 km. de Moronvillers), aux lisières sud et est de Vaudesincourt, à la lisière nord de Saint-Martin-l'Heureux, au nord du Blanc-Mont, au sud de Saint-Étienne-à-Arnes, au nord d'Orfeuil et à 600 mètres au sud de Monthois.

Le 5, ce repli s'accentuait et s'étendait considérablement. L'ennemi abandonnait tout le massif des Monts, dont le 4e corps, jeté à la poursuite, franchissait la crête dans la matinée. Le 16e corps atteignait l'Arnes et le 11e franchissait la rivière. L'ennemi, qui battait en retraite sur la Basse-Suippe, au nord des Monts, de Beine et de Reims, était également talonné, plus à l'ouest, par la 5e armée. Celle-ci avait attaqué, le matin du 5, sur Loivre et la Neuvillette. L'Allemand avait cédé sur toute la ligne : le 1er corps colonial, lancé à la poursuite, dépassait Soulaine, Witry et Cernay, arrivait au sud du fort de Nogent-l'Abbesse. Et tandis que, dans Reims, enfin dégagé, les dernières cloches sonnaient la délivrance au milieu des ruines, les avant-gardes du 13e corps franchissaient la Suippe à Orainville et atteignaient Pont-Givart et Bourgogne ; le 5e traversait le canal à Sapigneul et le 20e abordait le mont de Sapigneul fortement tenu. Devant les deux armées, le front était, le 5 au soir, porté du confluent de la Suippe au sud de Berry-au-Bac à la Suippe entre Aguilcourt et Orainville, à Bourgogne, à Witry-les-Reims, à Beine, enfin à la ligne de l'Arnes entre Saint-Clément et Saint-Étienne.

La poursuite continuait le 6 : les 5e et 4e armées atteignaient toute la Suippe du confluent avec l'Aisne à Armenancourt et la ligne Pont-Faverger, Bétheniville et l'Arnes. La résistance de l'ennemi, à la vérité, se faisait très violente, devant Gouraud, au nord de la Suippe et de l'Arnes. L'armée Berthelot, après avoir pris Berry-au-Bac, était également arrêtée devant l'Aisne. Les 8 et 9 octobre, on tentait de jeter des ponts sur les cours d'eau disputés. Le 10, l'ennemi résiste sur tout le front des 5e et 4e armées. Mais l'attitude résolue de nos troupes et les événements que nous allons voir se produire du côté de Mangin faisaient aux Allemands, d'un nouveau repli, une impérieuse nécessité. La 5e armée, forçant partout, le 11, les passages de la Basse-Suippe, puis de la Retourne, enlevait Warmeriville, atteignait le Chemin-des-Darnes, poussait vers le Porcien (nous y reviendrons sous peu), pénétrait jusqu'au nord de Neufchâtel, s'installait ainsi au cœur même de cette partie (considérable) de la ligne Hindenburg. Le 13, le 13e corps (de la 5e armée) jetait des ponts sur l'Aisne à Cateaux, à Asfeld, à Vieux-Asfeld, sous un feu violent de mitrailleuses, poussait l'ennemi en retraite sur le plateau de la Maladrerie et le bois d'Avaux, parvenant, en fin de journée, à Saint-Germainmont et Villiers devant le Thor. Le 5e corps refoulait les arrière-gardes ennemies encore à Maguivillers. Le 3e corps arrivait au sud de Sissonne.

La gauche de Gouraud, étroitement liée à la droite de la 5e armée, avait, de son côté, vivement poussé vers le nord. Le 10, elle avait, par une forte pression, fait cesser la résistance, et, le ri, s'était jetée sur les trousses de l'ennemi en retraite. A la fin de la journée, elle avait atteint Montaut-le-Grand, la route du Mesnil-Lepinois à Aussange, la voie Romaine, le cours de la Retourne, le nord-est de Machault, le nord de Courtreuve, le Champ-Bernard, le ruisseau des Bains et le cours supérieur de l'Aisne. Le 12, raflant un gros matériel abandonné, l'armée Gouraud précipitait sa marche : elle occupait, en cette seule journée, trente-six villes et villages. Et, en fin de journée, le 9e corps entrait à Vouziers et venait border l'Aisne, tandis que les autres corps prenaient position sur les hauteurs au sud de la rivière. Le 13, toute l'armée s'y alignait.

La droite de Gouraud, de son côté, n'était pas restée inactive : elle avait, dès le 9, repris son essor dans la vallée argonnaise de l'Aisne, à l'ouest de la chaîne où le 38e corps s'était emparé de Vaux-les-Mourons, Senuc, Grand-Ham et Lançon, ce qui l'acheminait enfin vers Grandpré.

Les Américains y tendaient de leur côté. Ils avaient, le 4, déclenché une nouvelle offensive ; le 3e corps, obliquant à gauche, avait suivi la route Brieulles-Cuinet, le 5e pris Gesnes et, le long de la vallée de l'Aire et de l'Argonne, le 1er renversé tous les obstacles sur une profondeur de plus de 3 kilomètres. Le soir de ce jour, le front atteint avait été la ligne Binarville-Baulny-Exermont-Gesnes et lisières nord du bois du Fays. Le 7, nos alliés s'étaient emparés de Châtel-Chéhéry en bordure orientale de l'Argonne et s'étaient avancés jusqu'à Cornay. Étendant leur action à l'est, ils avaient, les 7 et 8, d'autre part, attaqué sur la rive droite de la Meuse et, appuyés par des troupes françaises, enlevé Consenvoye et le bois d'Haumont, puis, sur la rive gauche, Romagne-sous-Montfaucon et Cunel. Le 10, ils avaient, de part et d'autre de l'Aire, réalisé de tels progrès que, suivant l'expression du général Pershing, l'Argonne au sud de Grandpré était, ce jour-là, au soir, complètement nettoyée, tandis que la droite de Gouraud occupait entre l'Arnes et l'Aisne inférieure, les monts Chéry, Monthois et Challerange et allait pouvoir donner la main, par le col de Grandpré, à nos alliés américains.

 

3. — La bataille entre Aisne et Oise (9-13 octobre.)

Ce pendant, Pétain organisait fortement l'action des armées entre Aisne et Oise. Le 9, il avait prescrit à Fayolle, toujours sur la brèche depuis des mois, de conjuguer étroitement l'action de ses armées, — les 1re et 10e, — avec lesquelles, d'autre part, la 5e devait se tenir en liaison constante. La 1re armée Debeney, qui, nous allons le voir, avait, le 8, poussé vivement ses actions vers la région de Guise, était en train d'occuper par sa droite la rive ouest de l'Oise qu'elle atteignait, le 9, de Bernot, au nord, à Mézières, au sud.

La 5e armée, passée de Berthelot[1] à Guillaumat, allait, en quelque sorte faire à son nouveau chef une manière de don de joyeux avènement, en franchissant enfin, le 10, l'Aisne en trois points : à Pontavert, à Chaudardes et à Cuiry-les-Chaudardes, dépassant Beaurieux, débordant Ailly, emportant la falaise de Pargnan. Entre Debeney et Guillaumat, en étroite liaison avec l'un et l'autre, Mangin, conformément aux ordres de Pétain, mènerait une action vigoureuse sur l'axe Chavignon-Laon. La chute du Chemin-des-Dames et du massif de Craonne, ajoutait Pétain, doit résulter de l'avance de ces deux armées (10e et 5e) en direction respective, de Laon et d'Amifontaine.

On ne prescrit point deux fois à un Mangin une action vigoureuse. Déjà le commandant de la me année lançait ses soldats sur un ennemi qui essayait de se dérober. C'est lui qui, à cette heure, donne la note de cette guerre de mouvements devenue guerre de poursuite : Il ne s'agit pas de suivre l'ennemi ; mais de le bousculer et toutes les initiatives doivent se donner carrière pour gagner du terrain et du temps... En avant ! En fin de journée, la 10e année occupait la ligne Bray-en-Laonnois-Beaulne-Verneuil et donnait, à Beaurieux, la main à la 5e. Tandis que celle-ci, dans la journée du ii, forçait : nous l'avons vu, le passage de la Suippe à sa droite et enlevait Warmeriville, poussait vers la Retourne, l'attaquait, entre Poilecourt et le sud-est de Neufchâtel, et, à sa gauche, poussant ses avant-gardes sur le Chemin-des-Dames au Poteau-d'Ailles, atteignait le rebord ouest du plateau à la vallée Foulon, progressait encore, le 12, au delà de la Miette, arrivait en face de Château-Porcien, franchissait la Retourne et, en fin de journée, atteignait la ligne Amifontaine-Prouvais, Mangin achevait de faire tomber le massif de l'Aisne, ainsi tourné, à l'est, par Guillaumat.

Tandis que les 35e et 2e corps (de la 10e armée) réduisaient la résistance allemande dans les régions de Braye-en-Laonnois et sur le Chemin-des-Dames, on abordait de front le massif à Pontarcy, à Bourg et Comin, et l'on atteignait déjà l'Ailette de toutes parts. Le 2e corps italien sautait, sans trouver de résistance sérieuse, sur le Chemin-des-Dames, le 11. Le massif était à nous ce soir-là. Déjà des incendies, éclairant le ciel du côté de Laon, faisaient penser que, chassés ainsi des plateaux au sud de l'Ailette, les Allemands allaient abandonner l'énorme forteresse naturelle dont nous venions, pour la seconde fois, de reprendre la première enceinte. De fait, dès le 12, l'Ailette étant franchie, les Allemands évacuaient le massif de Saint-Gobain, y laissant, dans l'espoir de nous retarder au moins vingt-quatre heures, de très fortes arrière-gardes. C'était compter sans Mangin : trop longtemps, le général avait couvé d'un regard impatient ce redan opposé à sa marche ; il faisait bousculer en quelques heures les arrière-gardes ennemies et, dès le soir, occupait l'énorme massif.

Dès lors, Laon ne pouvait tenir. Tandis que tout flambait autour de la ville, nos troupes abordaient cette position, tenue de tout temps pour redoutable, cette colline où s'était, les 9 et 10 mars 1814, brisée la fortune de Napoléon. Et, le 13, à 11 heures du matin, — épilogue des combats incessants menés depuis un mois par la 10e armée contre la forteresse dont nous tenions maintenant le réduit, — le général Mangin entrait à pied, l'a canne à la main, à la tête de ses troupes, dans Laon abandonné.

 

4. — La bataille du Cateau (8-23 octobre)

A gauche de nos armées de l'Aisne, une autre bataille se livrait, qui, achevant de faire tomber les derniers débris de la ligne Hindenburg, amenait l'armée Debeney et les deux armées britanniques à sa gauche sur une ligne qui, du nord-est de Cambrai au nord de la Fère, était déjà distante de 15 à 20 kilomètres de la célèbre position naguère conquise.

Le 5, on se le rappelle, Haig avait déclaré qu'un coup vigoureux allait être donné, nécessaire pour que fût exploitée et complétée la splendide victoire de la semaine précédente. Les 3e et 4e armées britanniques avaient attaqué le 8 octobre, entre Cambrai et Saint-Quentin, en direction générale Busigny-Bohain et le Grand-Verly-Ribemont, appuyées à droite par la 1re armée française. L'avance avait été, dès les premières heures, importante.

Les troupes britanniques, attaquant entre le sud de Cambrai et Sequehart, appuyées de gros tanks, pénétrèrent profondément dans les positions ennemies sur une profondeur de 5 kilomètres et, franchissant rapidement les lignes de tranchées à peine achevées par l'ennemi, atteignirent, écrit Haig, le terrain découvert. La résistance, très violente au début de l'action, s'affaiblit bientôt sensiblement. Brancourt et Brimont étaient pris par une division américaine, tandis que Serain était enlevé, Villers-Outreaux nettoyé, Malincourt emporté. Les Néo-Zélandais traversaient Lesdins, prenaient Esnes, tandis qu'à gauche de cette attaque, nos Alliés emportaient Seranvillers, Forenville et Niergnies, après une lutte très chaude au cours de laquelle l'ennemi contre-attaqua avec des tanks.

Comme conséquence de cette attaque, écrit sir Douglas Haig, l'ennemi cessa temporairement de résister. Son infanterie se débanda et se retira sans arrêt vers l'est, tandis que nos aviateurs rendaient compte que les routes convergeant vers le Cateau étaient bloquées par les entassements de troupes et de convois. Plusieurs milliers de prisonniers et de nombreux canons tombèrent entre nos mains Pendant la nuit suivante, le corps canadien prit Ramillies et traversa l'Escaut à Pont-d'Aire ; des patrouilles canadiennes entrèrent dans Cambrai par le nord et donnèrent la main à des patrouilles de la 57e division qui s'étaient infiltrées dans la partie sud de la ville.

Appuyant l'attaque, Debeney avait lancé son armée sur le plateau de Fontaine-Uterte, dernier débris de la ligne Hindenburg. Nos troupes avaient atteint Essigny-le-Petit et la route de Fontaine-Uterte ; un instant arrêtées, à la fin de la journée, par une vive résistance, elles avaient aussitôt manœuvré, suivant l'esprit de leur chef, pour encercler la ferme Bellecourt, centre de cette résistance, qui tombait à 15 heures entre nos mains avec 500 prisonniers. Ce point d'appui réduit, on avait avancé et, à 18 heures, on bordait la route de Fontaine-Uterte à Montbrehain, ayant fait 1.700 prisonniers.

Le front était, ce soir-là, porté, sur tout ce champ de bataille, à la ligne générale Proville-Niergnies-EsnesNolincourt-Seraing-Freimont-Brancourt-le-Grand-abords ouest de Méricourt aux Anglais, l'est du plateau de Fontaine-Uterte et Lesdins, et la voie ferrée Saint-Quentin-Cambrai entre Essigny-le-Petit et Harly à Debeney. De ce coup, les derniers remparts de la position Hindenburg étaient tous franchis de Cambrai à Fontaine-Notre-Dame. Comme l'écrit Haig, on était enfin en terrain découvert.

Les Allemands ne nous y attendirent point. L'ordre de repli dut être donné le 8 au soir, car, le 9, les armées de Below, Marwitz et Hutier étaient en pleine retraite.

La cavalerie britannique maintenant marchait en tête de l'infanterie. Tous ces soldats étaient animés d'une magnifique ardeur. Les cavaliers pressaient vigoureusement l'ennemi et l'empêchaient de se livrer à ses destructions habituelles, tandis que l'infanterie enlevait Bohain, attaquait Caudry, approchait à 3 kilomètres du Cateau. Comme notre infanterie, rapporte Haig, se trouvait arrêtée par des feux violents de mitrailleuses partant du bois de Catigny et de Clary, une charge audacieuse des Fort Garry Horse put prendre pied dans le bois de Catigny et aida l'infanterie à reprendre sa progression. Plus à l'est, les dragons-gardes et la cavalerie canadienne contribuaient à la prise de Honnechy, Reumont et Troisvilles.

De son côté, Debeney talonnait la retraite de l'ennemi. A la fin de la nuit du 8 au 9, on s'était emparé des tranchées ébauchées par l'ennemi entre Harly et Neuville-Saint-Amand ; à l'aube, Essigny et Itancourt étaient enlevés. Nos troupes atteignaient, sur les talons de l'ennemi, le front bois des Étraves-ouest de Fontaine-Notre-Dame-Marcy-Mézières-sur-Oise.

Les Allemands couraient vivement à la ligne de la Selle devant les Britanniques et, devant Debeney, à celle de l'Oise. A mesure qu'on s'approchait des deux lignes, la résistance s'accentuait. La cavalerie britannique, abordant, le 10, la Selle, ne put la franchir ; mais l'infanterie bordait bientôt la rivière sur la rive ouest jusqu'à Vieily, la ligne se dirigeant au nord par Saint-Hilaire et Avesnes, puis l'Escaut à Thun-Saint-Martin.

Ayant enlevé le bois de Landricourt et Fontaine-Notre-Dame, Debeney, poursuivant toujours l'ennemi, poussait ses troupes vers l'Oise ; le cours du fleuve était, de Bernot à Mézières, atteint. En cette journée du 10, la 1re armée britannique s'étant, au nord de la 3e, associée à la poursuite, et ayant pris Loison, Noyelles et Bois-Bernard, la ligne atteinte était, sur le front des armées assaillantes, jalonnée par Hein-Lenglet, Estrem, Avesnes-les-Aubert, le Cateau, Saint-Souplet, Vaux-Andigny, Sebaucourt, Bernot, et la rive droite de l'Oise.

Retranchés derrière la Selle jusqu'au nord du Cateau, derrière l'Oise depuis Bernot jusqu'à la Fère, et, ayant, entre le Cateau et Bernot, créé hâtivement une solide bretelle, les Allemands paraissaient résolus à résister. C'était donc une nouvelle phase de combats qui allait commencer.

***

Celle qui se terminait avait été si brillante que, à la date du 13 octobre, les résultats dépassaient encore les plus belles espérances conçues dans les premiers jours de septembre. Les Américains, maîtres de l'Argonne, allaient donner, à Grandpré occupé par nous, la main à l'armée Gouraud qui, par sa 71e division, y avait pénétré ; la 4e armée, délivrée de la pesée que faisaient sur sa droite le massif enfin nettoyé et sur sa gauche les Monts maintenant enlevés, venait d'occuper la région de Vouziers et de pénétrer dans la ville. Guillaumat, engagé en plein dans la trouée de Juvincourt, marchait sur le Porcien et la ligne de la Serre ; les Allemands, ramenés de la Vesle à l'Aisne, n'avaient pu tenir sur les redoutables plateaux d'entre Aisne et Ailette, tournés à l'est par la 5e armée et attaqués de revers à l'ouest par Mangin ; celui-ci, ayant, par ses incessants coups de bélier, ébranlé l'imprenable position de Saint-Gobain, l'avait vue s'écrouler et s'était saisi de Laon. Debeney lui tendait la main dans la région de la Fère dont la chute était imminente. Notre 1re armée, assurant la liaison des armées françaises avec les Britanniques, avait, de concert avec ceux-ci, emporté, du 27 septembre au 10 octobre, la formidable position Hindenburg que, courant border la Selle, les années de Haig avaient de beaucoup dépassée. Et, au nord, le groupe d'armées des Flandres, ayant créé par son énergique assaut la base de départ nécessaire, pouvait attaquer, pour ne plus s'arrêter, en direction d'Ostende et de Gand, tandis que, de la Lys à la Scarpe, l'ennemi avait dû, abandonnant Armentières et Lens, découvrir le camp retranché de Lille.

Les résultats cherchés par la directive du 3 septembre étaient atteints et même dépassés. Il était temps que Foch traçât le programme de la nouvelle et décisive phase d'opérations qui s'ouvrait. Ce sera l'objet de la directive du 10 octobre.

Aux admirables soldats qui avaient, dans les mains de chefs éminents, réalisé et dépassé les espérances, on eût pu adresser les félicitations que Debeney exprimait à ses troupes :

En douze jours de lutte acharnée, vous avez, à côté de nos alliés britanniques, rompu la fameuse position Hindenburg, et les Allemands vaincus ont dû abandonner précipitamment le champ de bataille de Saint-Quentin, laissant entre vos mains plus de 5.000 prisonniers.

Vous avez supporté de dures fatigues, mes camarades, pendant ces deux mois de combats et de stationnement dans une région méthodiquement dévastée ; mais le spectacle de nos pauvres villages en ruines, de nos arbres mutilés, de nos maisons minées et pillées, en soulevant votre indignation, a décuplé vos forces...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Car, vous l'avez prouvé, la force est passée au service du droit et l'heure de la justice va enfin sonner, l'heure qui est marquée depuis quarante-huit ans au clocher de Strasbourg.

En avant !

 

Oui, c'était bien à toutes les armées alliées que ces belles paroles eussent pu être jetées.

 

5. — La directive du 10 octobre.

Le 13 octobre, le champ de bataille est, de la mer à Verdun, complètement transformé ; les quinze derniers jours de combats remplis par cet assaut concentrique dont le lecteur a suivi les phases, ont partout porté notre front de bataille au delà de la ligne Hindenburg. Elle est dépassée au nord de Lille où un saillant important a été créé dont le sommet menace Roulers, dépassée plus fortement encore au sud de Lille, puisque notre front partant de la Bassée et passant à quelques kilomètres à l'ouest de Douai, englobe Cambrai, le Cateau, touche presque à Guise et déborde largement Saint-Quentin et Laon, dépassée enfin au sud des Ardennes, puisque les armées françaises, maîtresses.des plateaux de l'Aisne, entament le camp de Sissonne, menacent Rethel, occupent Vouziers et se lient, à Grandpré, avec les armées américaines, en pleine marche sur les deux rives de la Meuse. Nous voici loin de ces journées de septembre où, en dépit des grands succès obtenus au cours de l'été, on se pouvait encore demander sur quel point et comment serait forcée la célèbre position.

Les Allemands savent que la défaite, essuyée entre le 27 septembre et le 13 octobre, sur toute la ligne, est proprement irréparable. S'étant vu arracher les trois quarts de la terre française tenue par eux le 8 août encore, ils ont, conséquence de cette défaite, perdu la plupart de leurs lignes de rocades avancées, les unes déjà saisies par les Alliés, les autres placées sous leur feu. Ce réseau, si riche au 15 juillet, est maintenant singulièrement restreint. Ils ne peuvent plus disposer, dans la région nord du champ de bataille, ni de la ligne ferrée Lille-Douai-Cambrai-Saint-Quentin, ni de la ligne ferrée Courtrai-Orchies-le Cateau-Guise-Laon, occupées par nous, et il ne reste au groupe des armées Ruprecht de Bavière que sa troisième ligne Gand-Grammont-Ath-Mons-Maubeuge-Aulnoye, mais déjà de façon bien précaire. Sur le front du kronprinz de Prusse, nos ennemis ont perdu les deux rocades avancées : Laon-Asfeld-le Catelet-Vouziers et Laon-Liart-Vouziers. Il leur reste à la vérité les rocades d'arrière : Valenciennes à Strasbourg, par Mézières ; Maubeuge à Strasbourg, par Luxembourg ; Courtrai à Cologne, par Bruxelles et Liège, et enfin Gand à Dusseldorff par Malines. Mais ils savent maintenant que Foch n'est pas homme à se contenter de peu, ni même de beaucoup, et que déjà il a l'œil fixé sur les voies les plus lointaines ; leur réseau avancé étant perdu, leurs communications sont partout visées, déjà menacées. Cependant, leurs ressources en hommes comme en matériel fondent à vue d'œil. Car, si l'armée allemande était déjà, le 8 octobre, dans l'état matériel et moral que j'ai dit, qu'était-ce après les éclatantes et meurtrières défaites encore essuyées pendant les six derniers jours de l'assaut allié ? Les Allemands, en vérité, se savaient perdus. L'aveu s'en inscrivait déjà dans la demande d'armistice adressée, sur l'initiative, puis les instances pressantes de l'état-major lui-même, par le nouveau chancelier au président Woodrow Wilson.

Foch, nous l'avons vu, en a bien compris le sens. Le désir d'épargner le sang des hommes, affiché par le chancelier, ne leurre personne et, moins que personne, ce vieux routier qu'est le maréchal commandant en chef les armées alliées. L'ennemi, vaincu en vingt rencontres depuis le 18 juillet, se sait sur ses fins et, avant d'être forcé en ses derniers retranchements, demande l'armistice parce qu'il sait que, la position Hindenburg ayant été partout forcée, aucune position, si fortifiée qu'elle soit, ne résistera longtemps à des armées qui, dans la main d'habiles manœuvriers, viennent de faire preuve d'une si rare capacité combative.

En d'autres temps, sa foi eût été moins facilement ébranlée. S'il a préparé, derrière la ligne Hindenburg, ces fortes positions qui, de Lille à Metz, semblent encore défier l'assaut, c'est qu'il a, jadis, décrété que, même dans l'hypothèse improbable d'une passagère défaite sur la première position, il saurait tenir sur la seconde, la troisième, la quatrième. Mais en ce milieu d'octobre, les positions restant ce qu'elles étaient, une chose manquait : la foi qui seule les pouvait faire inexpugnables. Sans doute, le commandement affiche-t-il cette foi : le 19 octobre, le commandement du LIVe corps écrit : Le groupe d'armées du kronprinz de Bavière va accepter la bataille décisive sur la position Lys-Hermann. Cette position doit être tenue à tout prix. Et le kronprinz impérial, de son côté : La défense de la position du canal de l'Oise à la Sambre est d'une grande importance pour le front du groupe d'armées : je compte expressément que l'armée tiendra sa nouvelle position coûte que coûte. Et vingt ordres et proclamations s'imprègnent de ces grandes résolutions. Mais pour le haut commandement, cette défense coûte que coûte déjà n'est plus qu'un procédé d'ajournement : il espère que, tenus en échec quelques jours, peut-être quelques semaines, devant ces nouvelles positions, les Alliés seront plus portés à écouter les demandes d'armistice et à adoucir la réponse qu'ils y feront. Tout son espoir réside en un arrêt de deux, trois semaines devant cette ligne de défense. Mais cet espoir n'est point celui du triomphe, déclaré par Hindenburg lui-même désormais impossible : la défense acharnée de5t nouvelles lignes n'est plus combat pour que soit ressaisie la victoire, mais manœuvre pour que la capitulation soit au meilleur compte.

C'est à la vérité, une redoutable position que celle qui, vers le 13 octobre, s'oppose à un nouvel assaut.

Sans doute, la Preuss Stellung ayant été percée par l'armée des Flandres, trouve-t-on au nord de Lille peu de défenses, mais si le camp retranché de Lille tient, l'avance vers Gand devient difficile. Et le camp a été depuis quatre ans fortifié d'appuis solides. Il forme maintenant dans nos lignes un saillant assez prononcé. Rappelons que l'offensive du 28 septembre en Flandre, ayant porté notre front à l'est de Dixmude, à l'est d'Houthulst, à 5 kilomètres à l'ouest de Roulers, à Ledeghem et à Gheluwe, avait ainsi créé une poche assez profonde au nord de la grande place. C'était sur ce front que les armées des Flandres s'étaient momentanément arrêtées. Notre front, suivant la Lys de Werwicq à Warneton, s'infléchissait en face de Lille, passant à 3 kilomètres à l'est d'Armentières, à Hartennes (8 kilomètres à l'ouest de Lille), Vendin (sud-ouest de Carvin), aux lisières ouest de Douai et, s'incurvant au sud de Lille, par Palluel, Aubigny-au-Bac, Hem-Langlet et Haspres, achevait ainsi de dessiner autour de la région fortifiée un demi-cercle assez large. Tenter d'emporter de vive force ce saillant de Lille eût été pure insanité. C'est en accentuant notre avance des deux côtés de la place, qu'on pouvait contraindre l'ennemi à abandonner ce magnifique bastion de sa défense, ainsi menacé d'encerclement.

Mais si l'avance au nord était relativement facile, au sud, elle se heurterait à l'Hermann Stellung. Cette position, on le sait, s'étendait du sud-est de Lille à Hirson, barrant les trouées de la Scarpe et de l'Escaut, en avant de Valenciennes, de la Sambre entre le Cateau et Landrecies. Son fossé extérieur était, au sud de son confluent avec l'Escaut, la Selle, derrière laquelle nous avons vu se réfugier les armées allemandes rejetées de la position Hindenburg. Une bretelle jetée de la Selle inférieure à l'Oise en avant de Guise défendait l'accès de cette dernière ville. A l'ouest de la Selle, les armées britanniques occupaient Montecourt, Briastre, le Cateau, Saint-Souplet et Vaux-Andigny. En face de la bretelle Selle-Oise, l'armée Debeney, bordant, d'autre part, l'Oise de Bernot à la Fère, visait Guise. A l'est de cette ville, l'Hermann Stellung se continuait au sud-est d'Hirson et de Vervins.

Là commençaient à se dresser les premiers bastions de l'Hunding Stellung. Depuis l'abandon forcé du massif de Saint-Gobain, de la Fère, de Laon, des plateaux de l'Aisne, l'Allemand se repliait sur cette redoutable position et les lignes de la Serre.

Cette petite rivière se jette dans l'Oise près de la Fère ; coulant des premières pentes boisées de l'Ardenne, en passant par Rozoy, Chaourse-en-Thiérache. Marles-Crécy, Auguilcourt, elle offrait, de la Fère à Crécy, de l'ouest à l'est, une ligne presque droite, très défendable, et derrière laquelle les Allemands avaient organisé une forte ligne de résistance. Abandonnant vers Crécy cette ligne, ils avaient, entre cette région de Crécy-sur-Serre et Rethel, bâti leur mur Hunding, exactement au nord-est de Laon, de Sissonne et d'Asfeld.

Le 13 octobre, nous n'étions pas encore tout à fait sur la rive gauche de la Serre ni au pied même de la Hunding, mais un dernier repli des Allemands, les 14 et 15, allait nous permettre de venir border la rivièrette à Assy, à Pouilly. Notre front, redescendant au sud-est vers Montereau, le Wast, Marchais (sud de Notre-Dame-de-Liesse), n'était encore, le 13, on se le rappelle, qu'aux lisières sud du camp de Sissonne, à Villers-devant-la-Thour, à Juzaucourt (nord d'Asfeld), à Acy-Romanée ; un autre repli de l'ennemi allait nous permettre de la porter à Sissonne, à la Selve, à Taizy, en contact avec la redoutable position Hunding.

A Taizy, la ligne allemande rejoignait l'Aisne, au sud-est de Château-Porcien et à l'est de Rethel que, l'on s'en souvient, l'Allemand tenait encore. La rivière, de Rethel à Vouziers — dont Gouraud, on le sait, s'était, le 13, emparé —, séparait les belligérants : elle constituait le fossé extérieur d'une autre position, la Brunehilde Stellung, couvrant Mézières et Sedan. En amont de Vouziers, nous tenions maintenant la rivière et, par la trouée de Grandpré, allions donner la main aux Américains, enfin à peu près maîtres de la vallée de l'Aire et des collines nord de Verdun. Mais au nord de l'Argonne, entre Vouziers et Dun, une autre barrière s'opposait à notre marche vers Mézières, la Kriemhilde Stellung.

Ainsi nous trouvions-nous de toutes parts, entre le 13 et le 15, en contact avec le second mur d'enceinte dont l'Allemand avait, en prévision de la perte de la ligne Hindenburg, enveloppé la région des Ardennes, et, en fait, les approches de l'Empire. En d'autres temps, les défenseurs de cette ligne, fort remarquablement conçue, se fussent sentis invincibles et ses assaillants fort peu assurés de l'emporter. Mais j'ai dit qu'on était arrivé à cette phase de bataille où, le moral l'emportant sur le matériel, il n'y avait plus d'obstacle valable aux yeux du vainqueur.

***

Le lieutenant-colonel Foch a écrit en 1897[2] : N'est-ce pas dans l'influence du commandement, de cet enthousiasme communiqué par lui, qu'il faut aller chercher l'expression de ces mouvements inconscients de la masse humaine, dans ces moments solennels où, sans savoir pourquoi, une armée sur le champ de bataille se sent portée en avant comme si elle glissait sur un plan incliné ? Et, dans un autre ouvrage, il parlait de ce don du commandement qui anime encore les troupes les plus épuisées[3]. Dans son quartier général, le maréchal Foch ne pense pas autrement que, jadis, dans sa chaire de l'École, le lieutenant-colonel Foch, et il sent que l'heure est venue où, se pénétrant de cet enthousiasme dont il est autant qu'homme du monde capable, il va diriger cette masse humaine vers le plan incliné d'où elle glissera, et venue l'heure où, à ces troupes épuisées, il peut demander l'effort décisif qui consommera la victoire. Le plan incliné, c'est sur les nouvelles positions conquises qu'il l'appuiera, mais déjà, il a senti, dans les premiers jours d'octobre, ce mouvement inconscient de la masse portée par ses propres succès vers la victoire et maintenant, — n'ayant jamais connu ni peur ni hésitation, — par surcroît, il n'a plus un doute. Comme Napoléon, il s'écrierait : La bataille est mûre !

II a sans cesse demandé des renseignements. Le 14 octobre, le 2e bureau du grand quartier général français qui, maintenant entraîné par tant d'années de labeur ingénieux, a vraiment poussé jusqu'à la prescience l'art de reconstituer la bataille ennemie, va communiquer au grand chef, après la masse des renseignements demandés, la note suivante qui mérite d'être retenue : L'ennemi semble vouloir se retirer incessamment sur la ligne : canal de Gand-cours de l'Escaut-Valenciennes-Hirson-Mézières-Longuyon, ce qui le privera de sa rocade principale : Valenciennes-Mézières-Longuyon. Il est à penser que l'ennemi, rejeté rapidement sur la Hagenstellung[4], aura une proportion de forces beaucoup trop grande à l'ouest des Ardennes, par rapport à celles qui seront à l'estactuellement environ 150 divisions sur 187 entre la mer et la Meuse; cette proportion, il ne pourra la changer que très lentement — par voies ferrées : une division par jour —. Donc, il sera dans une situation très difficile au point de vue effectifs devant une attaque française en Lorraine. Une concentration, rapidement menée, dès que possible, sur le front Nancy-Avricourt, permettrait d'envisager avec les plus grandes chances de succès une irruption en Lorraine dont la portée militaire et politique aurait les plus grandes conséquences.

Foch est, dès le 10 octobre, fort au fait de cette situation. Sa vue s'étend, dès lors, des Flandres, où Degoutte va, à l'instant, reprendre l'offensive en direction générale de Bruxelles, non plus seulement à la Meuse, mais à la Moselle, mais au delà de la Moselle où, on se le rappelle, dès le 24 juillet, il a déjà porté son regard. Un coup droit frappé entre Metz et Sarrebourg peut être, dans quelques semaines, le coup de grâce, cette massue dont on se souvient que parlait encore le lieutenant-colonel Foch. Et déjà, à ce coup de massue, il destine l'homme qui, le 18 juillet, a porté, au début de la bataille offensive, le coup de bélier à l'ennemi désemparé : Mangin sous Castelnau.

Mais, nous l'avons constaté en maintes circonstances, les pensées qui déjà prennent corps en son esprit, Foch ne les expose point d'avance ; il les réserve, les mûrit, en prépare en secret la réalisation. Ses directives, si elles débordent le présent, évitent toute espèce d'apparences chimériques. Tandis qu'il les écrit, son esprit court en avant, mais sa plume s'en tient à l'obstacle à vaincre présentement et ne jette à ses lieutenants que des ordres immédiatement, largement réalisables.

Le 10 octobre, la voix du grand chef s'est de nouveau élevée. La situation que nous avons vue se réaliser entre le 8 et le 15, lui paraît, dès le 10, acquise. La directive l'envisage pour relancer chaque armée à l'assaut des nouvelles positions à conquérir. C'est le début de l'action décisive. La directive du 19, qui suivra de si près, parce que, rapidement, la bataille se transforme, — en dictera la suite. Et ce sera la fin.

La directive du 10 octobre ordonne, — dans les deux sens du mot, — la poursuite des offensives si heureusement menées dans les trois directions convergentes. Ces trois directions convergentes sont : celle de la Belgique, celle de Solesmes-Wassigny, celle de l'Aisne-Meuse.

Les trois actions visent à l'enveloppement de l'ennemi dans la région ardennaise par le nord, l'ouest et le sud. Mais le maréchal sait par expérience, depuis la fin de septembre, quelle résistance désespérée les Allemands font aux ailes. Il a vu les attaques entre Yser et Lys, entre Suippe et Meuse, arrêtées après de brillants succès, tandis qu'au centre, Debeney et les lieutenants de Haig défonçaient si délibérément la position.

La plus avantageuse des directions à exploiter est donc celle qui, de cette ligne Hindenburg défoncée, vise, au delà du Cateau, la ligne Solesmes-Wassigny : Elle est en conséquence à poursuivre avec le plus de forces possible pour en faire sortir en même temps les progrès vers Mons-Avesnes (au nord).

A gauche de cette nouvelle bataille, il s'agit, par surcroît, d'ébranler la nouvelle ligne ennemie par la chute de Lille. Tandis qu'au nord, l'offensive sera reprise et vigoureusement menée dans les Flandres, une attaque des armées britanniques en direction du nord-est entre l'Escaut et la Sambre isolera, par son sud, la région fortifiée qui, devant cette manœuvre combinée, sera, espère-t-on, promptement dégagée. En même temps, à droite de la bataille Solesmes-Wassigny, une autre manœuvre sera combinée avec l'offensive de Gouraud et des Américains entre Aisne et Meuse, pour déborder la ligne de la Serre et sera confiée à l'infatigable 1re armée française (Debeney). Ainsi attaquée aux points sensibles, la nouvelle ligne opposée à nos efforts croulera comme la première.

Dès le 9, Degoutte, major général du groupe des Flandres, avait été averti que les succès remportés par les armées britanniques créaient une situation si avantageuse pour la continuation de l'offensive en Belgique qu'il devait sans tarder en préparer la reprise, et, incontinent, la préparait.

Le 11, de son côté, le maréchal Haig, saisi de la directive du 10, expédiait à ses lieutenants les ordres qui en étaient la conséquence. La 3e armée britannique s'établirait sur la Selle et s'efforcerait de s'emparer, dès qu'il serait possible, des passages de la rivière. A sa droite, la 4e armée, en liaison avec la 1re armée française, s'établirait sur la ligne Wassigny-le-Cateau, poussant ses postes avancés jusqu'au canal de la Sambre. Si l'ennemi exécutait un nouveau repli, le corps de cavalerie britannique pousserait vigoureusement en direction de Mons.

Pétain organisait, de son côté, avec Fayolle, Maistre et Pershing, la bataille de droite. Il s'agissait de combiner en une même manœuvre la poussée de l'aile gauche du groupe d'armées Fayolle et l'offensive franco-américaine de Champagne-Meuse. Cette manœuvre aurait pour but de déborder les défenses de la Serre et de l'Aisne par l'ouest, d'une part (1re armée française), et par l'est, d'autre part (4e armée française et 1re américaine). Entre ces deux ailes, la liaison serait établie par les armées intérieures (10e et 5e). L'objectif du gros des armées Fayolle serait la région Fourmies-Hirson-Vervins ; la conquête de cet objectif résulterait d'une action continue et puissante de la 1re armée sur l'axe général Guise-la Capelle en liaison étroite avec la 4e armée britannique. La ne armée se bornerait, pour l'heure, à assurer la continuité du front et la liaison avec le groupe Maistre. En conséquence, la 1re armée serait considérablement renforcée. L'objectif général de l'offensive Champagne-Meuse est constitué par la région Mézières-Sedan. La 1re armée américaine continuerait ses attaques sur les deux rives de la Meuse en vue tout d'abord : sur la rive gauche, de rompre la position Kriemhilde et d'atteindre la région de Buzancy (sud de la ligne Vendresse-Mouzon), et, sur la rive droite, de conquérir la falaise de Damvillers à Dun-sur-Meuse. Elle maintiendrait sa liaison étroite avec la 4e armée française le long du massif de l'Argonne — par les défilés de Grandpré, de la Croix-aux-Bois et des Quatre-Champs. Les armées du groupe Maistre (4e et 5e armées) ont pour mission de rejeter l'ennemi sur la rive droite de l'Aisne et de chercher à établir, du même coup, des têtes de pont offensives sur cette rive. Si l'ennemi faisait tête sur le front Aisne, ce groupe manœuvrerait ce Iront par ses deux ailes : l'aile droite (Gouraud), se liant aux Américains, opérerait par l'est de Vouziers et d'Attigny en direction de le Chesne et Poix-Terron ; l'aile gauche (Guillaumat) déborderait l'Aisne suivant l'axe général Amifontaine, Nizy-le-Comte, Chaumont-Porcien, en liaison à sa gauche avec la I0e armée.

En peu d'ordres, on voit à ce point se traduire la belle ordonnance du cerveau d'un Pétain.

De cette bataille, cependant, le grand chef français ne mènera personnellement que la partie gauche, la plus considérable à la vérité. Le 13, le général John Pershing sollicitera et, le 16, obtiendra sa complète autonomie. Les deux armées américaines, tout en restant, bien entendu, intimement liées aux armées françaises, vont manœuvrer sous l'unique commandement du général en chef américain, passé sous les ordres directs de Foch.

Ainsi, chacun a son rôle et sa mission. Jamais bataille n'a été si bien préparée. Rien n'y est laissé au hasard. Le plan incliné où l'auteur des Principes de la guerre voit déjà pour un avenir prochain glisser ses armées, est dressé de main de maître — le maréchal, toujours prêt à faire la part de ses grands lieutenants, dirait : de mains de maîtres.

A peine la directive du 10 est-elle lancée, que tout se prépare pour que celle du 18 jaillisse de la situation encore améliorée.

 

6. — La reprise d'offensive dans les Flandres (14-20 octobre)

Le 13, le général Degoutte adressait à l'armée des Flandres une proclamation où il l'appelait de nouveau à l'assaut : Après tant d'héroïsme déjà déployé par vous, la France vous demande un nouvel effort ; et, suivant l'esprit de Foch qui, on se le rappelle, n'aime point qu'on soit mystérieux avec ses subordonnés, il expliquait carrément à ses troupes ce dont il s'agissait. On allait à Bruges, à Gand, et pour que le plus petit soldat sût où le porterait son courage, le général démontait sans aucune timidité la manœuvre projetée. Il restait major général du groupe d'armées et, pour être tout à sa mission, passait au général de Boissondy le commandement de la 6e année qui, on se le rappelle, en faisait partie.

L'attaque du 14 emporta tous les objectifs qui lui étaient immédiatement proposés. Ce fut une journée magnifique, microcosme de l'immense bataille engagée, car Belges, Français, Anglais étroitement unis — et Foch appelait à cette heure à cette nouvelle bataille des Flandres deux divisions américaines — se portèrent, la main dans la main, à l'assaut, tandis que les aviations des trois armées faisaient merveille, bombardant rassemblements ennemis et trains en marche, mitraillant de près l'infanterie ennemie q, e les chars écrasaient ; cependant la marine britannique prenait déjà à la gauche de l'armée franco-belge sa part à l'action ainsi étend jusqu'à la mer. A la fin de la journée, on avait emporté Cortemark, Hooglede, Morsleede, et, au centre, Roulers, objectif qui si souvent avait été visé et jamais n'avait été atteint depuis octobre 1914. Le front était, de ce fait, porté à la ligne Cortemark-Beveren-lisière ouest d'Iseghem et à la Lys entre Menin et Werwicq. A la vérité, c'était un pays en flammes que nous conquérions, car les Allemands, fidèles jusqu'au bout à leurs sauvages pratiques, avaient mis le feu non seulement à Roulers et à Menin, mais à des centaines de villages et de fermes ; le soir du 14, le ciel, déjà embrasé au-dessus de nous, s'embrasait devant nous ; l'ennemi lui-même accusait sa défaite et presque la précédait en mettant également le feu à Thourout, Lichtervelde et Thielt, pour deux jours encore dans ses lignes. Le cœur se serrait à la vue de ces manifestations d'une barbarie si atrocement entêtée à détruire. Est-ce ainsi que les précieuses villes de Gand et Bruges seraient traitées ? On n'y voyait à la vérité qu'une raison de plus de pousser vivement l'avance.

La menace suspendue sur la tête des Allemands était redoutable. Ils avaient accumulé en Belgique, — arrière naguère encore réputé de tout repos, — un matériel énorme. Si les progrès des Alliés continuaient tels que ceux du premier jour, comment aurait-on le loisir de sauver parcs et magasins qui — en ce moment où la crise du matériel paralysait déjà en partie la défense allemande, — devenaient plus que jamais précieux ? Est-il dès lors surprenant que l'ennemi ait opposé, le 15, une résistance désespérée ; elle le fut en particulier au centre où cette résistance arrêtait pour quelques heures notre avance. Mais à gauche comme à droite, cette résistance était brisée. Le groupe du nord occupait Booscheede, Marckhove, Vyfhuyshbek ; le groupement Nudant s'emparait de Gits, Gitsberg, Turckeghem et atteignait la voie ferrée Thourout-Roulers ; le groupement Massenet saisissait Beveren, arrêté seulement devant le ruisseau le Krombeck par l'opiniâtre résistance dont je parlais tout à l'heure. Le groupe belge du sud enlevait Winkelhœk, Lendelede, atteignait la lisière ouest de CapelleSainte-Catherine et bordait la route Courtrai-Ingelminster, pendant que, plus au sud, la 2e armée britannique (Plumer), pénétrant dans Comines et Werwicq, abordait Menin, occupait Gemeenhof, se reliant aux Belges à Capelle-Sainte-Catherine, puis achevait d'enlever Menin, emportait Schœn-Walter, Heule, Ingelminster et franchissait la Lys à Courtrai.

Ces deux jours de bataille coûtaient à l'ennemi, avec de fortes positions, 12.000 prisonniers et 120 canons.

L'ardeur des combattants était extrême ; encore que le vent soufflât en tempête et que la pluie tombât bientôt à torrents, les troupes franco-anglo-belges se relançaient, le 16, à l'assaut. Le front s'était singulièrement étendu vers le nord : on attaquait, ce matin-là, sur 50 kilomètres. de l'est de Ramscapelle, en direction de l'Yser, à la région de Menin. Partout l'ennemi fut refoulé à une profondeur de plus de 6 kilomètres. On enlevait, entre autres localités, Thourout, Lichterwelde et Ardoye. Les Belges, à gauche, — revanche qu'ils attendaient depuis octobre 1914, franchissaient l'Yser — l'Yser maintenant historique — en aval de Dixmude jusqu'à Shoorbeck. Cependant, à droite, la 2e armée britannique atteignait la Lys au nord-est de Courtrai et poussait dans cette ville ses patrouilles. Elle enlevait Halluin et progressait au sud de Comines, menaçant ainsi Lille qui allait tomber.

Dès la veille, cette bataille était en effet en passe d'obtenir le résultat qu'avant tous autres Foch en avait attendu. Les Allemands commençaient le repli espéré vers Lille et tout faisait prévoir, avant peu d'heures, l'abandon forcé de la grande cité. Se retirant le i5 sur la ligne Ennetières-Englos-rive ouest du canal de Douai entre Haubourdin et Lenighien, ils étaient pressés par la 5e armée britannique (Birdwood) qui, derrière eux, franchissait le canal de la Haute-Deule à Pont-à-Vendin et occupait le front Bauvin-ouest de Carvin-Estevelles, puis le 16, le repli continuant, la ligne Herrin-CarvinOignies. On était aux portes de Lille.

Degoutte poussait, cependant, les armées des Flandres si vivement, que les Allemands, le 17, cédaient sur toute la ligne et battaient en retraite sur une profondeur considérable. Ce repli était prévu dès le 6 : ordre avait été donné aux Britanniques de créer des têtes de pont sur la Lys, aux Français de franchir la Lys et de pousser des avant-postes sur la route d'Harlebeke à Peteghem, à l'armée belge de se jeter aux trousses de l'ennemi en retraite vers Ostende, à la cavalerie de s'efforcer de couper les communications de l'ennemi vers Bruges. C'est en exécution de ces instructions que, le 17, l'armée d'Albert Ier, ayant, sur les talons de l'ennemi, occupé la région de l'est de l'Yser, nettoyait toute la côte de Nieuport à Ostende, enlevait cinquante villes et villages, et pénétrait à Ostende. Déjà sa cavalerie arrivait, ce 17 au soir, aux abords de Bruges. Les soldats français de Boissoudy enlevaient, de leur côté, Pitthem, Meulebeke, Wynghene. Les Belges du sud occupaient Ingelminster et l'armée Plumer, bordant la Lys au nord de Courtrai, franchissait la rivière au sud de cette ville et arrivait aux abords de Tourcoing.

La poursuite continuait le 18. Une instruction très précise définissait, pour les jours suivants, la zone d'action des armées jusqu'à l'Escaut. L'armée belge marcherait sur Gand avec le maximum de ses forces, en se soudant étroitement à la française. Celle-ci atteindrait, de part et d'autre, Audenarde entre Werchem et Melsen. La 2e armée britannique pousserait sur l'Escaut, dès que serait vidée la poche Lille-Tourcoing-Roubaix.

Elle se vidait. Le 18, les Allemands, menacés sur le flanc droit de la façon la plus alarmante, étaient contraints au cruel sacrifice qu'ils avaient essayé jusqu'au bout de différer. Sous peine d'être pris, comme en une souricière, dans Lille de toutes parts menacé, il leur fallait se résigner, et, à plus forte raison, quitter Douai. C'était, tout en livrant le plus fort bastion de la muraille, abandonner une très large bande de terrain, car c'était à Lauwe-Marcq-en-Barœul-est de Lille-Ronchin-la Neuville-en-Phalempin-Ostricourt et Douai, que notre front était, le 17 au soir, ainsi porté et, dès le lendemain, le repli s'accentuerait encore. Quoi qu'il en soit, dès le 17 octobre, à la tombée de la nuit, — minute solennelle dans la chronique de cette guerre, — la ville de Lille s'ouvrait aux Alliés. La 59e division britannique ayant atteint, dès ce soir-là, les faubourgs, le 18, à 5 h. 50, les troupes pénétraient dans la ville aux acclamations de la malheureuse population délivrée après quatre ans de l'abominable régime qui nous a été, depuis, tant de fois décrit. Le lendemain, la statue de Lille sur la place de la Concorde était pavoisée et couverte de fleurs, tandis que celle de Strasbourg, toute voisine, semblait, sous ses crêpes noirs, frémir d'impatiente espérance.

A cette heure, le repli allemand continuait, livrant un terrain plus large encore. Abandonnant, le 18, Tourcoing, Roubaix, et, jusqu'à Wavrechain-sous-Faulx (au nord de Cambrai), une bande qui, sur plus de 60 kilomètres de large, atteignait, en certains endroits, 10 kilomètres de profondeur, l'ennemi reculait au delà de la ligne Marckelisières ouest de Mouscron-Herseaux- est de Roubaix-Arcq-Pont-à-Marcq-Bersée-Escaillon-Wavrechain-sous-Faulx.

Les armées des Flandres continuaient leur pression et si la droite et le centre, après une légère avance, étaient, ce 18 octobre, pour quelques heures, arrêtés, en revanche la gauche, poussant devant elle l'ennemi en retraite, progressait très sensiblement en direction de Bruges : franchissant, à l'ouest de Nieuweghem, le canal de Passchendaele, elle occupait le front Saint-André-Saint-Michel-Laphem et Oostcamp. A Saint-Michel, on était dans les faubourgs de Bruges où les soldats belges sentaient, le cœur serré d'émotion, frémir une population ivre de joie. Des flammes allaient-elles jaillir de l'adorable cité ? L'avance si rapide de ce côté ne donnait pas à l'ennemi le loisir de commettre ce nouveau sacrilège. Le 19 au matin, on allait, du front, entendre les carillons de Bruges saluer le départ en panique des dernières troupes allemandes.

Ce jour-là, tout le monde repartit : la résistance, qu'avaient rencontrée le centre et la droite, n'avait pas tenu devant une attaque entêtée. Au jour, l'aviation signala que Bruges était pavoisée, que les habitants appelaient à grands gestes les libérateurs. A ce moment même, toute la côte était nettoyée d'ennemis sur une profondeur de plus de 25 kilomètres, d'Ostende aux abords de la frontière hollandaise. Les Belges, ayant occupé Zeebrugge, s'y emparaient d'un magnifique butin. Par ailleurs, ils entraient dans Bruges qui, ce soir-là, ne fut pas Bruges-la-Morte, mais Bruges-la-Ressuscitée et qui, chantant sa délivrance, alternant les Brabançonne et les Te Deum, acclamait avec frénésie le roi Albert et ses troupes. Par ailleurs, le canal de Gand était atteint. A droite, la 6e armée française, talonnant vivement l'Allemand, atteignait le front est de Beer, de Schuyffers, de Capelle, de Thielt et de Marialop ; les Belges du sud franchissaient le Hertzberghebeck sur des passerelles de fortune, tandis que les Anglais, attaquant au sud de Courtrai, déterminaient, pour le 20, un nouveau repli.

Le 20, en effet, tandis que les soldats d'Albert Ier atteignaient, sur une largeur de 20 kilomètres, de la mer au sud de Eede, la frontière de Hollande, tout le groupe des armées des Flandres se portait en avant. L'armée belge ayant enlevé Keynelaere, Aeltre, Bellem et Ursel, venait s'aligner le long du canal de Deynze. L'armée française, ayant, dès le matin, bordé la Lys entre Oyghem et Grammène, se liait aux Belges sur le canal de Deynze, entre Moelle et Peteghem et franchissait la Lys en plusieurs points. La 2e armée britannique, enfin, ayant, en dépit d'une assez vive résistance d'artillerie et de mitrailleuses, traversé de son côté la Lys pendant la nuit du 19 au 20, arrivait à proximité du chemin de fer de Courtrai ; le repli allemand, que décidément rien ne semblait plus devoir arrêter, s'étendait, à droite de Rolleghem à Dottine, à Templeuve, aux abords ouest de Tournai, bien au delà d'Orchies, de Marchiennes, et, au sud, jusqu'à la région de Denain, à son tour délivré.

L'étendue et la profondeur de ce repli, qui vraiment ressemblait à un écroulement, dépassaient, le 20, toutes les espérances que Foch avait, pour assurer la chute de la région de Lille, fondées sur la reprise de l'offensive en Flandre. Cette offensive même venait de nettoyer en quelques jours une province belge entière. Et maintenant, après Ostende et Zeebrugge, Roulers et Thourout, Gand était directement menacé. Si, le 20 au soir, l'action semblait se ralentir, elle ne pouvait être interrompue. Dès le 19, Foch prescrivait à Degoutte de la pousser avec la plus grande vigueur et l'on sait que l'entreprenant major général des armées des Flandres était homme à l'entendre.

 

7. — La bataille de la Selle (17-25 octobre)

Tandis qu'au nord de l'immense champ de bataille se déroulaient des événements si favorables, les soldats de Haig faisaient, eux aussi, de magnifique besogne.

Le 12 octobre, les 1re et 3e 'armées britanniques avaient achevé de border, d'Haspres à Briastre (nord du Cateau), la Selle dont la 4e armée britannique, on se le rappelle, tenait déjà, dans la région du Cateau, la rive gauche. Haig n'entendait pas cependant engager la bataille avant que les communications, à travers le terrain reconquis dans les deux dernières semaines, ne se fussent améliorées. Le 17 seulement, il signait l'ordre d'opérations prescrivant aux trois armées l'attaque générale ayant pour but de s'emparer, la Selle franchie, du canal de la Salubre, de la lisière ouest de la forêt de Mormal et, de Ghissegnies à Querenaing, de la région sud de Valenciennes.

La 4e armée attaqua, le 17, entre le Cateau et la forêt d'Andigny, en liaison, à sa droite, avec la 1re armée française (car Rawlinson continuait à avoir avec Debeney partie liée). Trois corps, dont le aie américain, partaient à 5 heures du matin à l'assaut des positions. Elles étaient défendues par une forte artillerie et des centaines de mitrailleuses. Le terrain, sur la droite, était difficile et boisé et, sur la gauche, l'ennemi semblait résolu à disputer violemment le passage de la Selle.

Les 17 et 18, la résistance de l'ennemi fut, en effet, très vive. Elle ne fut brisée que le 18 au soir. La Selle était franchie et la forêt d'Andigny entièrement enlevée. L'ennemi était rejeté au delà du canal de la Sambre et le front porté, au sud du Cateau, à Wassigny.

A droite de Rawlinson, Debeney avait également attaqué, Le H octobre, il avait franchi le canal de l'Oise à la Sambre, attaqué, dès les 12 et 13, entre l'Oise et la forêt d'Andigny, où il s'était heurté à une forte résistance, élargi, le 14, sa tête de pont sur l'Oise, emporté et, en dépit de vives contre-attaques, gardé les abords de Mont-d'Origny, position fort importante, au nord de Ribémont ; du 13 au 15, ses 15e et 36e corps avaient été engagés en de très âpres combats autour de Bernoville (sud-ouest de Grand-Verly). Le 17, il déclencha, en liaison avec Rawlinson, une attaque plus importante sur les deux rives de l'Oise. L'infanterie ennemie opposa la plus vive résistance : la consigne était de tenir coûte que coûte et de reprendre par des contre-attaques tout terrain perdu. Mont-d'Origny, qui dominait la vallée de l'Oise, fut âprement disputé, conquis maison par maison. Dans la soirée, Debeney occupait la ligne ouest du Petit-Verly-Marchavenne-lisières nord de Grougis-Aisouville-abords ouest d'Hauteville, ayant fait 1700 prisonniers. Il s'emparait, le 18, de Mennevret, de Mepas et de Verly et était récompensé de la ténacité qu'il avait mise à vaincre une si violente résistance puisque, dès midi, l'Allemand était en pleine retraite. La forêt d'Andigny, attaquée au nord par Rawlinson, était enlevée, au sud, par nos soldats qui, en fin de journée, atteignaient le canal de la Sambre, ayant fait en deux jours plus de 3.000 prisonniers. Le 19, ils achevaient de border le canal de Hannapes à Noyale et le franchissaient entre Oisy et Hannapes. Ils enlevaient, plus au sud, Ribémont et Lucy et n'étaient arrêtés, sur le front sud d'Origny-Catillon-du-Temple, que par la Hunding Stellung où l'ennemi, rejeté du fossé sur le mur, semblait décidé à disputer âprement la victoire, Et l'on marqua le pas toute la journée du 20.

A gauche de Rawlinson, la 3e année et la droite de la 1re armée britannique avaient attaqué sur toute la ligne de la Selle, au nord du Cateau. Elles s'étaient, elles aussi, heurtées à la résistance la plus résolue. L'ennemi s'était fortifié et, fait assez insolite, disposait d'un grand nombre de tanks. Appuyé par eux, il ne se contenta pas de résister, il contre-attaqua violemment. Nos alliés, néanmoins, après de violents combats autour de Neuvilly, d'Amerval, de Solesmes et d'Haspres, enlevaient les hauteurs est de la Selle, tandis que la 1re armée britannique progressait sur les deux rives du canal de l'Escaut et occupait Denain. On était, ce 20 au soir, maître de toute la Selle.

Mais ce n'était là pour Haig qu'une avant-bataille. Il visait à conquérir la ligne qui, du canal de la Sambre, par la forêt de Mormal, atteignait les abords sud de Valenciennes. La ville, débordée par le sud, devait être, un jour ou l'autre, abandonnée par l'Allemand.

Les 23 et 24 octobre, les 4e et 3e armées britanniques assaillirent celui-ci sur un front mesurant, de l'est de Mazinghien au nord-est de Haussy, près de 25 kilomètres.

Rawlinson attaqua, le premier, avant l'aube, puis Byng. Le 24, Horne entra en scène à la gauche, prolongeant de 9 kilomètres le front d'attaque au nord.

En dépit d'un temps défavorable et d'une rude résistance, infanterie et tanks britanniques parvinrent, en ces deux jours, à 10 kilomètres de leur point de départ. Ce fut une belle mêlée ; des combats se livrèrent violents autour de chaque village, dans chaque bois : Vendegies-sur-Écaillon, entre autres, fut deux jours disputé. Mais, le 23 au soir, les objectifs étaient atteints : les Britanniques occupaient les lisières de la grande forêt de Mormal et étaient à moins de 2 kilomètres du Quesnoy. La voie ferrée le Quesnoy-Valenciennes allait, dès le surlendemain, tomber entre leurs mains, et la grande ville était vouée à une chute prochaine.

Au cours de ces âpres combats, où vingt-quatre divisions britanniques et deux divisions américaines s'étaient heurtées à trente et une divisions allemandes, plus de 20.000 prisonniers et 475 canons étaient tombés aux mains des soldats de Haig, qui se préparaient déjà, pleins de résolution, à une nouvelle bataille cette fois sur la Sambre.

 

8. — Les opérations des armées de droite (13-20 octobre)

L'armée Debeney, que nous venons de voir, à sa gauche, lier son action à celle de Rawlinson, avait, nous le savons, une complexe mission, appuyant l'attaque des Britanniques en direction du canal de la Sambre, elle devait, par ailleurs, aider les armées françaises de sa droite à triompher des difficultés qu'allaient offrir les positions de la Serre, — en les prenant de revers.

Que l'opération dût être dure, il n'en fallait pas douter. La Hunding Stellung était proprement le rempart que, plus encore que la ligne Hindenburg de ce côté, l'ennemi défendrait à outrance. Il fallait, avant de l'attaquer, que chacune des armées fût en position sur l'Oise comme sur la Serre, ce à quoi étaient employées les journées du 13 au 18.

Le 13, le repli allemand avait commencé entre l'Oise et l'Aisne, en direction de la Serre. La droite de la 1re armée, les 10e et 5e armées avaient talonné les vaincus jusqu'au front la Fère-Vivaise-Montceau-le-Waast-Marchais-Viller-devant-le-Thour et Jezaucourt, puis nos deux armées de droite jusqu'au front Angullevent-Combes-cote 193 (sud-ouest de Pouilly-sur-Serre)-Marchais-Sissonne-la Vilette (sud de Château-Porcien). Et pendant ce temps-là, la 1re armée attaquant, nous le savons, les hauteurs de la rive est de l'Oise, menaçait le flanc de l'ennemi, ainsi forcé d'accélérer sa retraite.

Il commençait néanmoins à résister. Les troupes italiennes de la ne armée avaient dû emporter Sissonne de haute lutte. Mangin donnait au 18e corps l'ordre de pousser en direction d'Autremencourt (sud de Marle) ; les autres corps se tenaient prêts à exploiter le succès. Mais la résistance s'intensifiait encore le 15. Chery-Pouilly et Remies n'étaient enlevés qu'après un violent combat. Les 18e et 16e corps furent chargés d'emporter le front Moulin-de-Verneuil-ancien Moulin ; ils manœuvreraient pour faire tomber la résistance des inabordables marais situés au nord-ouest de Sissonne. Ils attaquèrent le 19 entre la Serre et les marais ; ils ne parvinrent point à briser la défense.

Il fallait que la 1re armée agît. Elle agissait : le 18, la droite de Debeney poussait l'ennemi entre Serre et Oise et atteignait la ligne Surfontaine-Renansart-Catillon, ce qui était menacer nettement, par ses derrières, la ligne de la Serre. Mais l'ennemi entendait bien là défendre son flanc : le 19, Ribémont et Lucy enlevés, Debeney était arrêté devant la ligne Villers-le-Sec-Catillon-du-Temple, couvrant ]a droite des défenses Hunding. Ce jour-là, la rœ armée était également maintenue sur la ligne Verneuilsur-Serre-Missy-Notre-Dame-de-Liesse. La gauche de la 5e armée (Guillaumat), de son côté, ayant, malgré la résistance de l'ennemi, fait quelques progrès vers le nord, s'organisait sur les positions au sud de Château-Porcien, mais ayant envoyé des reconnaissances vers la Hunding Stellung elle vit celles-ci se heurter partout à une formidable ligne de mitrailleuses. Cependant, l'armée ayant stoppé les i7 et 18 derechef attaqua.

Après une courte préparation, la 3e division coloniale assaillait, le 19, les premières positions de la Hunding (à l'ouest de Château-Porcien), entre Herpy et la cote 145. Malgré les feux nourris de mitrailleuses, l'attaque progressa jusqu'au contact immédiat de la position. L'ennemi fut refoulé à 600 mètres à l'ouest de Herpies et on lui prit près de 500 prisonniers. On enleva, d'autre part, plus à l'ouest, Bethancourt et la Selve. Partout on atteignait les réseaux de la Hunding. Et pendant trois jours, on se contenta de tâter partout la position.

En somme, on était tout prêt à l'assaillir. Debeney, Mangin, Guillaumat l'enserraient étroitement. Ils reconstituaient et organisaient leurs forces en vue d'une bataille de la Serre.

Leurs opérations étaient par ailleurs liées, par la droite, à la bataille fort difficile que livraient Gouraud et les Américains entre Rethel et la Meuse où la résistance de l'ennemi se faisait plus âpre encore.

***

J'ai dit qu'en cette région, celui-ci défendait tout simplement sa peau. Car si le mouvement en direction de Mézières et Sedan réussissait décidément, c'était, pour les armées allemandes, tenant encore tant bien que mal entre Valenciennes et Château-Porcien, la menace d'un effroyable désastre.

La 4e armée française et les armées américaines avaient trop sensiblement éprouvé l'acharnement de cette résistance pour qu'avant toutes choses, elles ne tinssent pas à assurer leur liaison. Elle se devait faire par le passage de Grandpré : le 10, le col était largement débordé, à l'ouest, par Gouraud ; mais la 1re armée américaine, à l'est, était à peine parvenue à sa hauteur sans l'avoir pu conquérir.

Tout en cherchant par sa gauche à franchir l'Aisne dans la région de Rethel, Gouraud entendait, le 14, appuyer l'action de nos alliés sur l'indispensable passage. Le 38e corps fit poussé vers le nord de l'Aisne entre Olizy et les Termes ; ayant, par une manœuvre très hardie de la 74e division d'infanterie, franchi l'Aisne et l'Aire, il s'empara d'Olizy, de Mouron et, après un rude combat, des Termes, le soir du 14. De ce fait, Grandpré était serré de fort près à l'ouest.

L'année américaine, de son côté, avait, ce 14, fait un grand effort. Il lui fallait, pour déborder le passage, pénétrer dans ce que le général Pershing appelle la formidable ligne de Kriemhilde. Poussant dans la vallée de l'Aire, les soldats de Hunter Liggett emportèrent Saint-Juvin et abordèrent la Kriemhilde sans timidité. Cependant, le 1er corps de cette armée, jeté sur Champigneulle (au nord-ouest de Grandpré), enlevait le village. Grandpré, débordé maintenant des deux parts, tombait enfin, devant la droite du 38e corps français et, vers le soir, les deux armées établissaient leur liaison par le col décidément nettoyé.

Libéré de toute préoccupation de ce côté, Gouraud remit sa gauche en marche. Le 15, le 4e corps s'emparait de Nanteuil-sur- Aisne (entre Rethel et Château-Porcien). Le 16, à la vérité, il attaquait Acy-Romance, sans succès, mais le 18, les troupes franchissaient par surprise l'Aisne sur un front de 5 kilomètres, de part et d'autre de Vouziers, et prenaient pied sur les hauteurs de la rive droite. La lutte s'y continuait acharnée, dans la journée du 19. L'ennemi s'y défendant à coups de mitrailleuses, il les fallait réduire l'une après l'autre. On avançait lentement, mais l'on avançait. Ayant enlevé Chestres, le 19, on prit, le 20, Terron au nord et les abords de Falaise au sud. Le dernier massif boisé d'Argonne était donc, à son tour, débordé le 20, par l'ouest, tandis que, poussant vers Boult-aux-Bois et Buzancy, les Américains le pouvaient déborder à l'est. Grandpré aux mains des Américains et l'Aisne franchie par Gouraud, les armées de droite étaient en position de repartir, et leur avance pouvait avoir une influence considérable sur la bataille de la Serre engagée à leur gauche.

En fait, les deux groupes allaient, par leurs attaques, à l'est comme à l'ouest du Porcien, amener soudain la chute de la Hunding dans la première semaine de novembre.

 

9. — La directive du 19 octobre.

En somme, les dix jours qui 'venaient de s'écouler, marqués assurément partout de succès, grands ou petits, avaient, partout aussi, révélé l'âpre résolution que l'ennemi avait prise de tenir coûte que coûte. Le grand succès avait été en Flandre : de ce côté, les armées alliées semblaient en passe de ne se point arrêter, et leurs victoires, en libérant toute une partie considérable des Flandres et toute la côte belge, avaient eu, d'autre part, pour effet, l'abandon par l'ennemi de toute la région de Lille et d'une bande considérable de terrain entre celle-ci et la région de Denain. Les armées britanniques, plus au sud, avaient bordé, puis enlevé la ligne de la Selle et assaillaient la Hermann Stellung jusqu'à la pénétrer en certains points. Debeney, tout en les y aidant, avait établi son armée à l'est de l'Oise et était en mesure de menacer le flanc de la Hunding Stellung et de prendre à revers les défenseurs de la Serre que Mangin et Guillaumat abordaient de front. Gouraud avait franchi l'Aisne entre Rethel et Vouziers. Les Américains, ayant en liaison avec lui conquis Grandpré, abordaient la Kriemhilde Stellung. Cette avant-bataille avait été d'ailleurs très dure, mais si elle prouvait la résolution de l'ennemi de ne céder que pied à pied, elle prouvait aussi qu'on finissait toujours par le faire céder. Un grand assaut était nécessaire contre le cercle de positions que constituaient, avec les défenses allemandes de la Basse-Lys, les positions Hermann, Hunding, Brunehilde et Kriemhilde. A cet assaut, toutes les armées devaient concourir avec une égale résolution, une égale activité. Mais il fallait que leurs efforts fussent parfaitement coordonnés pour que frappés, ébranlés, bousculés sur quelques points, les Allemands fussent contraints d'abandonner par de nouveaux replis les positions résistantes. Foch va donner l'ordre d'assaut final. C'est l'objet de la directive du 19 octobre.

Le 18, pour être plus à portée du centre de l'action, le maréchal a porté de Bombon à Senlis son quartier général. C'est de là qu'il envoie aux armées sa directive, désormais fameuse. Et ce sera la dernière :

Pour exploiter les avantages acquis, l'action des armées alliées est à poursuivre comme il suit :

1° Le groupe d'armées des Flandres marchera en direction générale de Bruxelles : sa droite vers Hal, abordant l'Escaut à Pecq, la Dender à Lessines.

Dans cette marche, le forcement des lignes d'eau importantes : Escaut, Dender..., est à combiner, au besoin, avec une action de flanc tournant ces lignes et exécutée par les armées britanniques ;

2° Les armées britanniques (5e, 1re, 3e, 4e) s'avanceront au sud de la ligne Pecq-Lessines-Hal, leur droite se dirigeant par Froid-Chapelle[5] et Philippeville-sur-Agimont (nord de Givet).

La mission des armées britanniques reste de rejeter les forces ennemies sur le massif difficilement pénétrable des Ardennes où elles coupent leur rocade principale et, en même temps, d'aider la marche du groupe d'armées des Flandres en leur permettant de franchir les principales lignes d'eau : Escaut, Dender... qui arrêteraient cette marche. Elles seront elles-mêmes appuyées par la 1re armée française ;

3° Les armées françaises (1re, 10e, 5e, 4e) et la 1re armée américaine opéreront au sud de la ligne précitée.

Leur rôle consiste :

Pour la 1re armée française, à appuyer l'attaque des armées britanniques en marchant en direction de la Capelle-Chimay- Givet et à manœuvrer par sa droite pour tourner la résistance de l'ennemi sur la ligne Serre- il Sissonne.

Pour les 5e, 4e armées françaises et 1re armée américaine, à atteindre la région Mézières, Sedan et la Meuse en amont, en faisant tomber la ligne de l'Aisne par une manœuvre des deux ailes : — celle de gauche (5e armée française) en direction de Chaumont-Porcien, — celle de droite (4e armée française et 1re armée américaine) en direction de Buzancy-le Chesne.

 

La lecture du document, d'un style cependant si sec, émeut profondément. On évoque, un instant, ces quatre années de guerre : les Allemands se déchaînant sur la France à deux reprises, à l'été de 1914, au printemps de 1918, et, entre ces deux invasions, cette lutte effroyablement longue où, tour à tour attaqués et attaquant, nous avons combattu, arrêtant l'ennemi ou le faisant reculer, disputant ou reconquérant le territoire pouce par pouce, toujours finalement déçus, parfois cruellement menacés et, tandis que nos provinces du Nord et de l'Est gémissaient sous le joug, le cœur du pays, Paris, en constant péril ; — un cauchemar de cinquante mois et de tous les jours. Ce 19 octobre, un chef décrète la libération de notre territoire et on le sent aussi sûr de la victoire libératrice que si, sous ses yeux, l'ennemi refoulé, décimé, rejeté, demandait grâce. La main qui, en termes si simples, mais fulgurants en leur netteté, écrit l'ordre et le signe, n'hésite ni ne tremble. C'est l'ennemi vaincu hors de France qu'il y a au bout de ces quelques paragraphes. Et nous savons qu'en effet tous les articles de ce programme se vont exécuter — dont seule la capitulation de l'ennemi empêchera la complète réalisation,

Et cependant ce programme même ne satisfait pas le cerveau du chef. Cet ennemi, on ne le chassera pas seulement de ses derniers retranchements. Une grande manœuvre se décide enfin qui, le prenant revers, doit aboutir à l'aller chercher chez lui, sur la Moselle, sur la Sarre, sur le Rhin : la grande opération de Lorraine.

C'est le 20 octobre que se précise, dans une lettre à Pétain, le projet qui, depuis si longtemps, — très exactement depuis trois mois, — mûrit en ce cerveau. Les opérations en cours, écrit Foch, visent à rejeter l'ennemi à la Meuse... Pour faire tomber la résistance sur cette rivière, il y a lieu de préparer des attaques de part et d'autre de la Moselle, en direction de Longwy-Luxembourg, d'une part, en direction générale de la Sarre, d'autre part. Le général en chef des armées françaises est invité à créer des disponibilités pour l'exécution de cette attaque dont nous verrons sous peu se grouper les moyens, s'élaborer les plans et se préparer le déclenchement. Ce serait ce coup de massue dont parlait, dans sa Conduite de la guerre, le lieutenant-colonel Foch.

Pétain, pour l'heure, tout en préparant avec Castelnau ce coup de massue, organise sa présente bataille. E transmet à ses deux autres lieutenants, Fayolle et Maistre, la directive du 19. Elle confirme trop exactement les ordres donnés par lui le 11, pour qu'il y ait lieu, lui semble-t-il, de la commenter longuement. Mais il ajoute, à l'adresse de Fayolle, que la 10e armée (Mangin) sera relevée, remplacée sur le front de la Serre par la 3e armée (Humbert), alors en réserve. La relève sera tenue rigoureusement secrète, car cette armée Mangin est celle dont, comme toujours, on entend faire la massue ; c'est elle qui, avec la 8e (Gérard), attaquera à l'est de Metz sous le commandement supérieur de Castelnau, et il faut que la surprise soit un des atouts principaux de ce grand jeu.

Un Foch ne se contente jamais d'indiquer purement et simplement de grandes lignes. Si un coin du champ de bataille le préoccupe, il ne saurait s'en cacher. Or, dans la manœuvre qui va, d'un- coup décisif, faire écrouler la puissance allemande, il n'y a guère qu'une partie des armées d'assaut qui lui donne quelque souci. Les Américains ont été sans cesse arrêtés. On ne saurait méconnaître, aussi bien, l'effort accompli par cette armée depuis le 12 elle a perdu par le feu, du 20 septembre au 20 octobre, 54.158 hommes en combattant sur un terrain particulièrement difficile et en présence d'une sérieuse résistance de l'ennemi. Il est certain qu'il faut que les armées opérant de Rethel à la Meuse adoptent une tactique nouvelle. Les troupes lancées à l'attaque ne doivent connaître qu'une direction d'attaque ; elles opèrent non sur des lignes indiquées a priori, d'après le terrain, mais contre un ennemi qu'elles ne lâchent plus, une fois qu'elles l'ont saisi. Et ces principes, où la tactique de Foch se formule après sa stratégie, valent pour toutes les armées. Nous savons maintenant non plus seulement où vont les quinze armées jetées à l'assaut, mais suivant quel mode elles s'y vont ruer.

A ce moment court, à travers l'armée allemande angoissée, le mot d'ordre donné par le kronprinz de Prusse à ses soldats : Coûte que coûte. C'est, en dépit de la démoralisation qui se propage, pour quelques jours encore, le solide soldat allemand à qui est jeté ce suprême appel, et le désespoir, s'il peut parfois paralyser la défense, peut aussi la surexciter. Et ce soldat a encore sous les pieds une position magnifique. C'est pourquoi l'assaut décisif ordonné doit à ses débuts se heurter à une résistance qu'il faudra user là où on ne saurait encore la forcer. On l'usera donc, et c'est des combats ingrats, âpres, cruels parfois, de cette dernière quinzaine que sortira soudain la marche victorieuse des premiers jours de novembre.

 

10 — La suprême résistance ennemie (21-31 octobre)

Le 19, l'état-major des armées des Flandres avait distribué les rôles. C'était à la 2e armée britannique (Plumer), maintenant au delà de la Lys, qu'incombait cette fois l'effort principal. Son avance rapide vers l'Escaut, la droite en avant, devait avoir pour résultat final de faire tomber de proche en proche les plateaux entre Lys et Escaut. Sans attendre le résultat de cette manœuvre et pour la précipiter, l'armée française (6e) pousserait des têtes de pont sur la Lys jusqu'à la route Courtrai-Deynze. L'armée belge chercherait également à franchir de vive force le canal de Dérivation. Le lendemain, la manœuvre de rabattement général vers le sud-est était prescrite ; l'armée française chercherait à atteindre l'Escaut, nettement, au sud de Gand ; l'armée Plumer, se redressant vers l'est, franchirait la Dender au nord de Messines et la Senne au nord de Hal. L'armée française marcherait en direction de Bruxelles, la belge sur Malines.

Pendant la nuit du 21 au 22, Plumer fit occuper la rive ouest de l'Escaut de Bailleul à Heichin ; les détachements français franchirent la Lys et se portèrent vers l'est ; l'armée belge progressa vers le canal de Dérivation.

L'ennemi cependant semblait, là aussi, décidé à résister. Contre les Belges, il réagit vivement le 22, et c'est en dépit d'une opiniâtre opposition que les Français développaient de 3 kilomètres vers l'est leur tête de pont au sud de Deynze et franchissaient la Lys à Vière-Saint-Bavon. Les Britanniques, arrêtés par la même résistance, marquèrent à peu près le pas.

Cette reprise d'offensive paraissait donc pénible : il était clair que le coûte que coûte trouvait un écho dans le cœur du soldat allemand et que, là et ailleurs, il ne céderait que devant un effort persévérant. C'étaient six, huit, dix jours de combats tenaces à soutenir.

Les 23 et 24 octobre se passèrent sans que les progrès fussent plus importants. Le 25, on dut se contenter de combats locaux qui améliorèrent nos positions sans les avancer très sensiblement. L'ennemi, suivant l'expression d'un soldat, tenait comme un pou. Le 26, la progression reprenait, mais toujours en dépit d'une résistance acharnée. Au soir, le front passait par Antryse, l'ouest d'Avelghern, Drietsch, Bosch, Coleghem, Ingoyghem et la bifurcation des voies ferrées à l'ouest d'Anseghem. Mais personne ne perdait courage devant l'âpreté de la défense ennemie. Dès le 26, Degoutte préparait avec le roi Albert une nouvelle opération d'ensemble, destinée à rejeter, le 31, l'ennemi au delà de l'Escaut. Les journées des 27, 28, 29 et 30 se passèrent à s'assurer une base de départ. On finirait bien par avoir raison de l'obstination de l'Allemand.

Au moment où leur parvenait la directive du 19, les Britanniques achevaient de conquérir, entre la Selle et le canal, le terrain que l'on sait. Le 25, ayant atteint les réseaux de la Hermann Stellung, ils s'étaient arrêtés. La position était ardue ; Haig assure qu'il était alors certain de l'emporter et résolu à en finir ; mais plus il l'était, plus il lui paraissait essentiel de préparer à fond l'attaque ; dans la victoire comme jadis dans les revers, il restait froid, désireux de n'entreprendre qu'une parfaite opération, bien préparée, bien organisée, bien pourvue, bien nourrie à l'anglaise. Le 25, ses 1re et 3e armées avaient, on s'en souvient, atteint la voie ferrée Valenciennes-le Quesnoy ; la 1re avait occupé Farnais et Artres, pris pied sur les hauteurs, de la rive droite de la Rhonelle ; elle avait, d'autre part, rejeté l'ennemi sur la rive droite de l'Escaut et occupé la rive gauche entre Maulde et Condé. Les autres armées st préparaient méthodiquement à l'assaut prochain.

L'armée Debeney ne s'était pas arrêtée. Le 27, elle fit un effort magnifique : ayant, la veille, porté le front à l'est de Ribémont sur la ligne Mont-d'Origny-Richecourt, elle étendit soudain son action vers le nord-est en direction de Guise qu'elle entendait déborder. Elle conquérait, au nord, Grand-Verly, au sud, la Hérie-la Viéville, tandis que, par sa droite, — j'y vais revenir, — elle faisait, dans la vallée de la Serre, une heureuse irruption. Le 27 au soir, elle avait si bien approché Guise qu'elle en occupait les faubourgs. Debeney marquait la ferme volonté de poursuivre très vigoureusement, le 29, ses avantages, de forcer le canal de la Sambre à l'Oise, et Foch signalait à Haig l'urgence de reprendre au plus tôt, plus au nord, ses attaques, favorisées par l'avance ainsi réalisée dans la région de Guise.

***

Les succès de Debeney avaient une autre conséquence à sa droite. Entre Oise et Serre, il avait bousculé, le 27, l'ennemi de belle façon ; par sa gauche, il menaçait la région de Crécy-sur-Serre. Il prenait ainsi à revers les positions que Mangin attaquait de front. Celui-ci, pour peu d'heures encore dans la région, avait bordé, le 22, la Serre d'Assis à Mortiers, puis la Souche du sud de Mortiers à l'ouest de Pierrepont, et tâtait l'ennemi de toutes parts. Le 25, il avait franchi les deux rivières en dépit d'une vive résistance et n'était arrêté, le 26, que par une forte ligne de mitrailleuses derrière laquelle l'ennemi battait en retraite. Lorsque, le 27, la 32e division franchit la Serre à gauche, au nord de Pouilly, elle trouva, sur la rive droite, les tranchées allemandes abandonnées, et il en était de même devant la aie division franchissant la rivière au sud-est de Crécy. Ordre était aussitôt donné à la 10e armée de manœuvrer par sa gauche de façon à faire tomber successivement par débordement la ligne de la Haute-Serre, puis celle de la Brune. Et c'est à cette heure que, destiné à la mission que l'on sait, l'état-major de cette armée passait ses troupes à celui de la 3e et que le général Humbert remplaçait le général Mangin en face de la Hunding.

La 5e armée avait, de son côté, repris, sur tout le front, l'attaque de la position plus à l'est. Tandis que le 13e corps enlevait son premier objectif, puis le deuxième, atteignant la route de Recouvrance à Condé, le 21e abordait la position Hunding, franchissait le premier réseau, mais se heurtait au deuxième, très dense et fortement battu par les mitrailleuses. Partout, on rencontrait une résistance tenace. Elle se faisait même agressive, car, le 26, il fallait repousser de violentes contre-attaques, et c'est en vain qu'on reprenait l'assaut. Sans doute se pouvait-on consoler en dénombrant 2.463 prisonniers, mais il fallait bien reconnaître que la Hunding était morceau difficile où mordre. Les 29, 30 et 31, l'armée allait, en dépit de ses vives attaques, ne faire que de très légers progrès.

Il en était de même sur le front de la 48 armée ; les 21, 22, 23 octobre, on avait dû repousser de violentes contre-attaques, et, du 23 au 31, l'armée stoppa, préparant une nouvelle opération d'ensemble sur la région du Chesne. L'armée américaine continuait, de son côté, à marquer le pas devant une défense désespérée.

L'ennemi, qui jouait son va-tout, y mettait un naturel acharnement. A la vérité, aucune armée ne perdait à l'attaquer son temps et sa peine. Le nombre des prisonniers faits à chaque attaque, même limitée, était un indice que si, sur des positions remarquablement organisées et bourrées de mitrailleuses, la défense pouvait, quelques jours, tenir en échec les assaillants les plus résolus, les défenseurs continuaient à subir une crise que rien n'enrayerait. Et chaque coup faisait une lézarde qui, compromettant la solidité du mur, le ferait soudain s'écrouler.

 

 

 



[1] Celui-ci allait repartir pour la Roumanie qui ressuscitait, et y jouer derechef le rôle magnifique que l'on sait.

[2] Des principes du commandement, p. 271.

[3] De la conduite de la guerre, p. 355.

[4] La Hagenstellung était, je le rappelle, la troisième position allemande couvrant, du nord-ouest, de la région de Vervins à celle de Sedan-Mézières, le massif ardennais.

[5] Au nord-ouest de la forêt de Chimay.