LIVRE II — LA RENAISSANCE FRANCAISE (fin du XIe siècle et commencement du XIIe)
Texte mis en page par Marc Szwajcer
I. LA RÉFORME AVANT GREGOIRE VII ET LES THÉORIES RÉFORMISTES[1]La période de notre histoire qui comprend le dernier quart
du xie siècle et le premier tiers du siècle suivant, a vu se
produire, dans la société française, des changements profonds. LA RENAISSANCE FRANÇAISE.
Un violent effort de l'Église pour se régénérer et rejeter
les éléments féodaux ; la constitution définitive de la monarchie des papes,
dont la réforme et la croisade inaugurent le pouvoir universel ; les
tentatives de la grande féodalité pour fonder des gouvernements ; la
résurrection de la Royauté en la personne de Louis VI ; le premier essai
d'émancipation du peuple dans les campagnes et dans les villes ; l'éveil de
la raison indépendante qui donne un caractère nouveau aux études théologiques et un regain de vigueur à l'hérésie; les
progrès décisifs de l'art manifestés par les premiers chefs-d'œuvre de la
littérature en langue vulgaire, par le prodigieux épanouissement de
l'architecture romane et par la création de l'architecture ogivale : tel est
le spectacle auquel ont assisté les contemporains de Grégoire VII, de saint
Bernard et de Louis le Gros. La plupart de ces grands événements sont liés les uns aux autres ; ils attestent un mouvement universel de réaction contre le régime d'émiettement politique et d'asservissement social et intellectuel qui résultait de la Féodalité. LA RÉFORME ECCLÉSIASTIQUE.
L'Église a pris l'initiative de cette transformation. La réforme ecclésiastique, en effet, a remué à la fois les
papes, les évêques, les clercs, les moines, les empereurs, les rois, les barons
et jusqu'aux bourgeois des villes. Elle a suscité une polémique ardente, de
paroles et d'écrits, déchaîné la guerre entre les différentes fractions de la
société religieuse, ébranlé les pouvoirs laïques. La perturbation s'étendit à
presque tout l'Occident. Elle amena une crise aiguë sous les pontificats de
Grégoire VII, d'Urbain II et de Pascal II (1073-1119); mais, à vrai dire, par
les combats préliminaires, comme par les dernières secousses auxquelles elle
donna lieu, la réforme n'a pas cessé d'inquiéter et de surexciter les âmes depuis
le milieu du xie siècle jusqu'à la fin du xiie,
pendant près de cent cinquante ans. En faisant la réforme, les directeurs de l'Église entreprenaient une double tâche : moraliser les clercs envahis par les habitudes de la vie féodale, et soustraire toutes les fonctions religieuses, depuis les hautes prélatures jusqu'au plus humble sacerdoce de paroisse, à la domination des seigneurs laïques. Ces deux progrès s'entraînaient l'un l'autre ; il importait à la fois de transformer les mœurs et de changer les institutions. L'avilissement du personnel ecclésiastique venait surtout de la façon dont il se recrutait, de la part que prenait la Féodalité, grande et petite, à la nomination des évêques, des chanoines et des curés, du trafic des bénéfices ouvertement pratiqué, c'est-à-dire de la simonie. Il ne s'agissait donc pas seulement de chasser l'esprit féodal de l'Église ; il fallait encore mettre l'Église hors de la Féodalité. Le difficile était de lui restituer son indépendance, d'arracher les biens ecclésiastiques aux rois, aux barons, aux chevaliers qui avaient pris l'habitude de les donner ou de les vendre. Cela aboutissait à modifier profondément l'organisation politique et financière des États et des seigneuries. Besogne redoutable ! La réforme comportait à proprement parler une révolution. LA RÉFORME EN ALLEMAGNE ET EN FRANCE.
Elle fut terrible dans un pays comme l'empire d'Allemagne, où se rencontrèrent des souverains doués d'énergie et maîtres d'une grande partie des forces de leur nation, où les prélats étaient presque tous de hauts barons investis de vastes domaines et d'un pouvoir temporel de premier ordre. Ce clergé allemand, particulièrement attaché aux intérêts matériels, se trouvait sous la main de l'Empereur, dans sa vassalité directe : il lui fut possible, aidé par le chef de l'État, de repousser violemment les novateurs. La question de réforme se compliquait, en Allemagne, des prétentions des empereurs à dominer l'Italie et Rome, et même de leurs aspirations au gouvernement de l'Europe entière. Poursuivie avec un acharnement furieux sur le sol allemand et italien, la querelle des investitures fut, dès le début, le duel gigantesque des deux puissances générales de la chrétienté. Dans les limites du royaume capétien, l'histoire de la réforme ne présente ni le même caractère, ni le même intérêt. La lutte fut ici, moins ardente et moins dramatique, parce que la résistance des Français à la passion réformatrice ne put se concentrer dans la personne d'un roi puissant. L'autorité politique, en France, était affaiblie et dispersée : on y trouvait, en réalité, dix rois et dix États. Les Capétiens ne tinrent tête aux papes que par boutades, sans conviction ni esprit de suite. Nos évêques, dénués, sauf quelques exceptions, d'autorité temporelle, n'avaient pas les mêmes raisons que leurs confrères allemands de rejeter la réforme. L'opposition de certains d'entre eux se manifeste moins par la rébellion déclarée que par la force d'inertie : ils se dérobent, plus ou moins groupés derrière le roi de France qui les soutient, sans oser en venir à une lutte ouverte. Pas de grandes batailles : la guerre n'offre, en France, qu'une série d'opérations de détails, combats isolés, escarmouches obscures avec de petits souverains régionaux qui se défendent mal. Enfin, les papes, trop occupés avec les Allemands et les Italiens, ne viennent pas diriger les hostilités en personne. Urbain II, Pascal II, Gélase II, Calixte II, n'apparaissent chez nous qu'en exil, faute de pouvoir séjourner à Rome ou en Italie. Ils n'ont guère agi en France que par leurs moines ou leurs légats. LES PRÉCURSEURS DE LA RÉFORME.
Les soixante premières années du xie
siècle ont été la période de préparation à la crise. L'abbaye de Cluny, que
nous avons vu commencer la réforme pour son propre compte et sur elle-même,
mit les esprits en éveil. Elle ne fut pas seule, d'ailleurs, à personnifier
le progrès moral et religieux. Un lettré comme l'abbé de Fleuri, Abbon, était
aussi un réformateur, à la fois théoricien et homme d'action. Dans son
ouvrage intitulé Liber apologeticus, il s'élève avec véhémence
contre le mariage des prêtres et
l'achat des dignités d'Église, et nous avons vu que, peu satisfait de prêcher
la bonne doctrine, il essaya de la mettre en pratique dans son prieuré de la
Réole, où il périt, victime de ses convictions. Quelques évêques prennent part
au mouvement : Gerbert et Fulbert de Chartres, adversaires déclarés de la
simonie, ont été de vrais précurseurs de la réforme. Dans la France du Nord
et la région belge, un évêque de Cambrai, Gérard Ier, un évêque de Liège,
Wazon, devancent Grégoire VII en revendiquant la supériorité du pouvoir
episcopal sur le pouvoir impérial. « Autant la vie est supérieure à la mort,
autant l'onction qui fait le prêtre est au-dessus de l'onction qui fait
l'empereur », fière déclaration, adressée publiquement par l'évêque de Liège
au tout-puissant César, Henri III ! Hildebrand, le futur Grégoire VII,
n'aurait-il pas puisé sa doctrine sur l'indépendance de l'Église à l'école de
Wazon, autant qu'à celle des abbés de Cluny?
PRINCIPES RÉFORMISTES.
Que voulaient avant tout ces moines et ces clercs? Que le
Clergé, à tous les degrés de la hiérarchie, menât une vie plus canonique et
se résignât au célibat. L'idée que le sacerdoce est incompatible avec le
mariage, et que le célibat, état moral très supérieur, s'impose à ceux qui
ont charge d'âmes, n'avait jamais cessé d'être un dogme pour l'élite des
esprits chrétiens. Au milieu du xie siècle, elle
prenait une force irrésistible. Interdire aux prêtres, aux chanoines, aux
évêques, le mariage et le concubinat, écarter les fils de prêtres des
fonctions ecclésiastiques, rendre désormais impossible l'hérédité des
prélatures et des cures paroissiales, la tâche était lourde et pouvait
suffire aux plus entreprenants. Les réformateurs n'hésitèrent pas à la
compliquer en déclarant absolument illicite le commerce des dignités et des
biens d'Église. Comme la vente des bénéfices était devenue, pour les
seigneurs de tous rangs, une source régulière et permanente de revenus, ils
s'attaquaient par là à la hiérarchie laïque tout entière, au simple
chevalier, patron d'une cure, comme au comte, au duc et au roi, maîtres
temporels des évêchés et des chapitres. PREMIER MOUVEMENT D'OPINION.
Malgré la gravité de ses conséquences, la doctrine
réformiste rallia d'abord la plupart des consciences vraiment religieuses,
révoltées de voir le prêtre engagé dans les liens charnels, menant la vie
d'un laïque, et les fonctions spirituelles mises à l'encan par des soldats.
Le mouvement d'opinion se manifesta avec une telle force, que les rois
eux-mêmes ne purent y résister et s'associèrent au Clergé pour le
redressement des abus. Soit conviction personnelle, soit désir de se
concilier les partisans de la réforme, nos rois, Hugues Capet et Robert,
favorisent l'œuvre de Cluny. Ils font venir dans leurs domaines les abbés Maïeul et Odilon, et, avec leur aide,
corrigent les désordres de leurs propres monastères, à commencer par celui de
Saint-Denis. Plusieurs seigneurs français suivent leur exemple et rivalisent
de zèle pour soumettre les abbayes de leur ressort à la règle que Cluny
s'était donnée. Mais il était plus facile de ramener des moines à une vie
régulière que de châtier les vices de l'épiscopat et surtout d'empêcher les
princes de pratiquer la simonie. LE CONCILE DE REIMS.
La prédication ne suffisait pas : il fallut que les directeurs de la réforme en vinssent à effrayer les récalcitrants. Les premières mesures de rigueur furent prises par le pape Léon IX, au concile de Reims (1049). Théoriquement, cette assemblée condamna, sous la forme la plus solennelle, non seulement le mariage des prêtres et la simonie, mais encore le service militaire du Clergé et la nomination directe des prélats par l'autorité seigneuriale. En fait, elle excommunia et déposa quelques-uns des évêques et des abbés français, reconnus coupables des excès les plus scandaleux. Le précédent était établi ; et dès lors les papes ne cessèrent pas d'intervenir dans les affaires du clergé français pour essayer de tout ramener, personnes et institutions, aux principes de la doctrine nouvelle. PROGRAMME D'HILDEBRAND.
Sous le pontificat de Victor II, une impulsion plus vive est donnée au parti réformiste : il avait trouvé son chef, le cardinal-diacre Hildebrand, et celui-ci, avant de devenir pape lui-même, tint réellement en main, pendant vingt ans, le gouvernement de l'Église romaine. Son programme ne comportait pas seulement la réforme des institutions et des mœurs ecclésiastiques, mais encore la rupture des liens qui unissaient la Papauté à l'empire allemand et la transformation de l'Église universelle en une monarchie centralisée. Cette politique hardie se fit jour, dès 1059, dans le décret par lequel Nicolas II émancipait les élections pontificales de toute ingérence de l'aristocratie féodale de Rome et de l'influence excessive des rois de Germanie : acte révolutionnaire qui commença, de l'autre côté des Alpes, à soulever la tempête. Hildebrand n'en continua pas moins à travailler, en France comme partout ailleurs, au progrès de l'œuvre réformiste. DÉCRETS RÉFORMISTES.
En 1056, il avait paru lui-même, comme légat, dans le royaume capétien, où il enleva leurs sièges à six évêques. A partir de l'avènement de Nicolas II, sa main énergique se décèle dans la succession ininterrompue des décrets lancés contre les prêtres simoniaques et mariés. Les conciles français, de plus en plus fréquents, multiplient les anathèmes et entreprennent l'épuration systématique de l'épiscopat. Sous Alexandre II (1061-1073), Rome intervient, tous les jours, dans les moindres détails du gouvernement ecclésiastique de la France : simoniaques et concubinaires sont exécutés sans pitié, et les réformistes agissent avec d'autant plus de passion que, dans le camp des rois et des barons atteints par les décrets, l'opposition grandissait. OPPOSITION DES ROIS ET DES BARONS.
Elle s'était manifestée dès les premières tentatives de Léon IX. Des chefs d'États seigneuriaux, comme Geoffroi Martel, comte d'Anjou, et Guillaume le Bâtard, duc de Normandie, avaient refusé, nous l'avons vu, de se soumettre aux ordres du Pape. Les évêques sentant le danger que la réforme faisait courir à leur pouvoir temporel comme à leur indépendance, résistaient sourdement. Un simoniaque avéré, tel que Guifred, le métropolitain de Narbonne, donnait, depuis de longues années, les exemples les plus intolérables, sans qu'aucun des papes dirigés par Hildebrand eut le courage ou le pouvoir de l'arracher de son siège. En haut de l'édifice féodal, le roi de France, Henri Ier, dont nous avons fait ressortir l'attitude hostile à Léon IX, battait monnaie avec ses évêchés, si bien que le cardinal Humbert, auteur d'un manifeste contre les simoniaques (1058), épuise, pour l'invectiver, l'arsenal de ses métaphores. Il l'appelle le « fléau de la France occidentale et le tyran de Dieu qui se conduit en fils de perdition et en antéchrist à l'égard du Christ ». Il voit en lui cette « queue du dragon qui entraîne d'innombrables et splendides étoiles du ciel, c'est-à-dire de l'Église des Francs, et les précipite ensuite dans les régions ténébreuses de la mort ». Il le compare « à un arbre nuisible, à Simon le Magicien, à Julien l'Apostat ». Mais les injures passent et l'argent reste. Le parti réformiste, si indigne qu'il fût, n'osa pas en venir contre le roi de France à des mesures de rigueur. Henri continua ses pratiques lucratives, et son fils, Philippe Ier, les reprit après lui pour les étendre. C'était le moment où leur contemporain, l'empereur Henri IV, se mettait à vendre, lui aussi, ses monastères et ses évêchés. LE PARTI INTRANSIGEANT.
La résistance du Capétien, de ses barons et d'une partie
notable de son clergé fut bientôt d'autant plus visible que la doctrine des
novateurs devenait tous les jours plus rigoureuse. Exaspéré des obstacles
qu'il rencontrait, craignant de perdre les conquêtes déjà faites, s'il n'en
faisait pas d'autres plus importantes, encouragé par l'avènement d'Hildebrand
à la papauté sous le nom de Grégoire VII (1073), l'esprit de réforme alla
jusqu'au bout de ses principes. La direction du parti ou plutôt de l'armée
réformiste se concentra entre les mains des plus violents, de ceux qui
pensaient que l'interdiction du mariage des prêtres et de la simonie ne
suffisait pas. Ce programme, déjà si plein de
difficultés et de périls, se trouva être celui des modérés, pour ne
pas dire des tièdes. Les théoriciens intransigeants, comme le cardinal
Humbert, Pierre Damien et Placide de Nonantola, en Italie, Geoffroi de
Vendôme et Honorius d'Autun, en France, greffèrent sur la question du célibat
et de la simonie celle de
l'investiture d'où devait sortir la rupture éclatante des
relations de l'Église avec l'État. THÉORIE RÉFORMISTE SUR L'INVESTITURE
Rois et princes féodaux s'étaient partout arrogé le droit,
non seulement de désigner les titulaires des évêchés et des abbayes, mais de
les investir de leur
fonction spirituelle par des insignes religieux, tels que la crosse et
l'anneau, et d'exiger d'eux, en retour, un véritable hommage de vassal joint
au serment de fidélité. La thèse radicale contesta à l'autorité laïque tout pouvoir de conférer l'investiture. Cette investiture étant un véritable sacrement, l'Église seule avait qualité pour la donner. Une main laïque, c'est-à-dire profane, ne peut toucher les insignes sacrés, crosse ou anneau, sans qu'il y ait souillure. Les réformistes du parti intransigeant ne comprennent même pas que les suzerains féodaux confèrent l'investiture temporelle, celle qui s'applique uniquement aux domaines, aux revenus, au pouvoir territorial et politique : car ils ne distinguent pas les deux investitures. Pour eux, le pouvoir du curé, de l'évêque, du bénéficiaire quel qu'il soit, ne saurait se décomposer; il est un et irréductible. L'autorité religieuse du dignitaire ne se sépare pas de sa juridiction et de son autorité temporelles ; les biens de l'Église ne se séparent pas de l'Église. L'évêque gouverne à la fois les domaines épiscopaux et les consciences, parce qu'il est évêque, en raison de sa consécration, par la vertu du sacrement et des lois, nullement par la volonté d'un laïque Comment celui-ci pourrait-il donner ce qui ne lui appartient pas? Il ne peut être, à aucun point de vue, propriétaire d'une église. S'il la possède, en réalité, dans son domaine, c'est qu'il l'a usurpée. Il a sur le lieu saint un droit de patronage, un devoir de protection, nullement un droit de propriété, même pas un droit de suzeraineté. De ce principe il résulte qu'un dignitaire du Clergé à qui il est interdit de recevoir l'investiture de la main d'un laïque, ne doit pas lui prêter l'hommage féodal. Le prêtre ne peut être vassal : l'Église ne doit au souverain que le serment de fidélité exigé de tous les sujets. CONSÉQUENCE DE LA THÉORIE SUR L'INVESTITURE.
Il ne s'agissait plus ici simplement de redresser des
abus. En voulant placer l'Église hors des cadres féodaux, les réformistes
changeaient, de fond en comble, la constitution de la société. Et non
contents de résoudre en ces termes la redoutable question de l'investiture,
ils présentaient sous un jour nouveau la prohibition de la simonie. Pour eux, la simonie n'est pas seulement une
pratique détestable; elle a le caractère d'une hérésie. Les ordinations
faites par des simoniaques sont nulles et à recommencer; les messes dites par
des simoniaques ne comptent pas; les sacrements conférés par eux n'ont aucune
valeur. Les princes qui vendent des églises ou des dignités ecclésiastiques
se rendent coupables, eux aussi, du crime d'hérésie et passibles
d'excommunication. On juge du bouleversement qu'une telle doctrine amenait
dans les consciences et dans le milieu social où l'on cherchait à l'imposer. Mais la logique de la réforme entraînait d'autres conséquences. Si la féodalité n'a aucun droit sur les dignités et les terres ecclésiastiques, si l'Église est vraiment libre et dégagée de l'État, il est nécessaire que l'Église soit au-dessus de l'État. Car elle lui est supérieure par son institution divine, par sa fonction, qui est de servir d'intermédiaire entre le peuple et Dieu, par les vertus des hommes qui composent le double clergé. S'il est naturel que le pouvoir civil soit soumis au pouvoir religieux, il ne l'est pas moins que l'Église intervienne souverainement pour constituer et consacrer le pouvoir civil. Le roi légitime est celui qui est établi par la vertu du sacre et par le consentement de la hiérarchie ecclésiastique. L'Église, ayant le droit de donner la couronne, peut en priver le souverain laïc qui n'obéit pas à sa loi, délier ses sujets du serment de fidélité, exercer sur sa conduite publique et privée un contrôle de tous les instants. La théorie radicale du réformisme menait droit à la théocratie. II. LA CRISE GRÉGORIENNE[2]La guerre déclarée au pouvoir civil par les partisans de
la Réforme durera près de trente ans, jusqu'au pontificat de Pascal II
(1099). Dans le camp opposé à celui des novateurs se trouve la majorité des
évêques, les rois et les souverains féodaux, c'est-à-dire les laïques qui ne
veulent pas être dépouillés de leur pouvoir sur l'Église, et les
ecclésiastiques qui refusent de pousser l'indépendance jusqu'à la rupture
avec l'Etat. Les uns sont devenus franchement hostiles à la Réforme, parce
qu'elle les touche et menace d'ébranler l'ordre social : les autres, moins
hardis, lui témoignent une froideur
visible. Pour combattre le bon combat, il ne reste que la Papauté, un petit
nombre d'évêques convaincus de la nécessité d'un changement ou dévoués à la
politique romaine, et presque tout le clergé monastique dont la Réforme
allait satisfaire à la fois les intérêts et les passions. LES LÉGATS.
Depuis son avènement au siège de saint Pierre, Grégoire
VII ne parut plus en France, mais il fut présent par ses lettres, ses
décrets, ses conciles, ses moines, et surtout par ses légats. Ces personnages, investis d'un pouvoir discrétionnaire, ont tenu leur rôle avec une conviction, une vigueur, une rapidité de mouvement, un mépris du danger bien faits pour intimider les adversaires et surprendre les indifférents. Presque tous étaient d'origine monastiques, clunistes ou imprégnés de l'esprit clunisien, cardinaux en service détaché, ou pourvus en France d'un siège épiscopal et d'une légation permanente : Pierre Damien, Hugues de Die, Amat d'Oloron, Lambert d'Arras, Mathieu d'Albano, Conon de Préneste. Pour se rendre compte de l'ardeur presque farouche avec laquelle opérèrent les lieutenants du Pape et des procédés qu'ils employaient, il faut étudier surtout la période du pontificat de Grégoire comprise entre 1076 et 1082. LA CAMPAGNE RÉFORMISTE.
Pendant ces six années, les légats Hugues de Die et Amat d'Oloron se partagent le territoire français, le premier agissant dans les provinces du Nord et du Centre, le second dans l'Aquitaine et le Languedoc. Parcourir les principales villes de leur ressort, convoquer des conciles, lancer l'anathème sur les prélats qui s'abstiennent, prononcer la suspension, l'interdiction ou la déposition des évêques concubinaires et simoniaques, exiger des barons la renonciation à l'investiture et condamner leur conduite privée quand ils violent les lois de l'Église, bouleverser les situations établies, semer partout derrière soi les malédictions et la haine : telle fut l'œuvre de ces apôtres. Après avoir renversé, ils reconstruisent. On les voit intervenir dans les opérations électorales, surveiller ou confirmer les élections, sacrer les évêques élus sous leur influence, parfois même introniser d'office les évêques de leur choix. Partout où passèrent ces représentants tout-puissants de la Papauté et de la Réforme, le fonctionnement de la hiérarchie fut profondément troublé, les juridictions régulières anéanties ou suspendues. Le caractère révolutionnaire de cette campagne ne peut faire
doute. Pour atteindre plus sûrement et plus vite les concubinaires et les
simoniaques, les légats suppriment le privilège judiciaire des évêques et
changent les règles établies pour l'instruction et le jugement. La délation, partout encouragée, devient un
procédé normal. L'accusation portée contre un clerc ou un évêque est toujours
accueillie, de quelque source qu'elle émane. On trouve exemplaire que les
moines dénoncent leur abbé, les chanoines, leur évêque, les suffragants, leur
archevêque. Plus d'une fois, les accusations sont reconnues fausses, ce qui
n'empêche pas les délateurs de continuer. Nombre d'ecclésiastiques sont mis
en suspicion et en danger, comme simoniaques, avec une légèreté incroyable ou
une insigne mauvaise foi. On permet à l'évêque incriminé de se défendre, mais
il ne lui suffit plus, comme autrefois, de prêter un simple serment pour
prouver son innocence ; on exige qu'il produise une série de témoins à
décharge, tenus de jurer en même temps que lui. Enfin l'anathème prononcé
contre le prêtre ou l'évêque simoniaque entraîne maintenant ses effets les
plus rigoureux. Les décrets de Grégoire VII, confirmés plus tard par Pascal
II, défendent d'entendre la messe d'un clerc coupable de simonie ou de
mariage. Les diocésains d'un évêque indigne sont autorisés à lui refuser
l'obéissance et à demander les sacrements au prélat de la région voisine.
Rien ne peut donner l'idée de la perturbation que produisit dans les âmes et
dans la vie quotidienne des fidèles cette rupture subite des liens qui les
unissaient à leur évêque, cette proscription en masse décrétée contre une
moitié du clergé français. LES NON-RÉFORMISTES.
Ce qui apparut en pleine lumière dans cette crise, ce furent les théories, l'ardeur militante et les actes de vigueur des réformistes. On voit moins clairement comment parlaient et agissaient les clercs et les laïques intéressés à maintenir l'ancien régime; ce qui s'explique, les chroniqueurs se recrutant surtout parmi les moines, auxiliaires naturels de Rome. Des documents tels que la lettre des clercs de Noyon aux clercs de Cambrai et celle des clercs de Cambrai aux clercs de Reims sont rares, mais significatifs. Ils prouvent que, dans la région voisine de l'Empire et du théâtre principal de la querelle des Investitures, le clergé de second ordre et le bas clergé opposèrent aux décrets de réforme une résistance plus vive encore que celle des hauts prélats. LA LETTRE DES CLERCS DE CAMBRAI.
Invités à garder le célibat et à se restreindre à une
seule prébende (1077), les clercs cambrésiens ripostent avec une âpreté
singulière : « Les Romains, disent-ils, s'attaquent à tout
et ne reculent devant aucune entreprise. Voilà qu'ils osent amoindrir même la
dignité royale, excommunier les métropolitains, déposer ou créer à leur gré
les évêques, et cela sous le couvert de la religion ! Ils convoquent à cet
effet de nombreux conciles et nous soumettent au tribunal de juges étrangers.
Mais que sont ces prétendues réformes? Des inventions, des suggestions de certains hommes qui
conspirent pour détruire la religion catholique. Et ces hommes, qui sont-ils?
Des imposteurs qui font toutes choses par esprit de lucre et dont la main est
toujours tendue pour recevoir. Si ces hommes détestent le mariage, c'est
qu'ils pratiquent avec impiété des vices qu'on ne peut même pas nommer. »
Après cette sortie virulente contre les légats étrangers, les clercs se
retournent contre leur évêque qu'ils accusent de n'être que l'instrument
passif et aveugle des volontés de Hugues de Die. Leur conclusion est qu'il
faut agir virilement et ne tenir aucun compte des arrêts de ces conciles qui
leur infligent tant et de si grandes humiliations. « Pour nous, ajoutent-ils,
voici notre immuable décision. Nous voulons garder nos habitudes antérieures,
permises par la sage modération de nos religieux ancêtres, et nous refusons
de nous soumettre en quoi que ce soit à des prescriptions aussi dangereuses
qu'inusitées ». OPPOSITION DES ARCHEVÊQUES.
Dans la France proprement dite, les légats rencontrèrent
surtout l'opposition des archevêques. Ces hauts barons d'Église,
rattachés par les liens les plus étroits à la Royauté et aux grands
feudataires laïques, étaient plus engagés que les simples évêques dans les
habitudes féodales. Par malheur, certains d'entre eux donnaient prise à
toutes les attaques. Des hommes d'une immoralité notoire, comme Guifred,
archevêque de Narbonne, et Raoul de Langeais, archevêque de Tours, n'étaient
pas faits pour désarmer leurs adversaires et conserver du prestige à
l'institution des métropolitains. Les pouvoirs extraordinaires confiés aux
légats lui portèrent un coup funeste. Les suffragants d'un archevêque,
heureux de se soustraire à sa domination, trouvaient avantage à se faire
élire, confirmer, sacrer directement par les lieutenants du Pape ou par le
Pape lui-même. On admettait qu'un évêque d'Amiens (en 1078) se fit sacrer à
l'insu de son métropolitain, que les suffragants de l'archevêché de Tours
portassent les accusations les plus graves contre le chef de leur province,
que ceux de Reims se plaignissent du leur dans une lettre rendue publique.
Attaqués par en haut et par en bas, les métropolitains sont amenés fatalement
à repousser la doctrine romaine et les hommes qui la propageaient. Ils commencent par ne pas paraître aux conciles convoqués
par les légats de Grégoire VII, notamment à Autun et à Poitiers, abstention
significative, qui ne resta pas longtemps impunie. Hugues de Die en interdit
quatre d'un seul coup. Les archevêques frappés en appellent à Rome; Richer,
archevêque de Sens, un des prélats les plus dévoués à la cause monarchique,
proteste contre les élections et les sacres faits par les légats. Il fait
mieux que protester; il ose agir. Hugues de Die ayant élu et sacré un évêque
de Meaux, Richer, dont les droits sont méconnus,
casse cette élection faite sans son aveu, choisit un autre évêque et lui
donne la consécration légale. Mais l'exemple le plus frappant de la
résistance vint du premier dignitaire de l'Église française, de l'archevêque
de Reims, Manasses Ier. L'ARCHEVÊQUE DE REIMS, MANASSES Ier.
Était-il le prêtre incontinent et le simoniaque endurci que certains chroniqueurs se plaisent à représenter? Pour l'affirmer, il faudrait oublier que les historiens de ce temps sont plutôt favorables à la réforme, qu'ils tendent à exagérer les vertus des chefs du parti dont ils font des saints et des thaumaturges, et à déprécier, inconsciemment ou par système, les hommes de l'autre camp. Déféré en cour de Rome, impliqué dans un procès qui dura de longues années, Manasses s'est défendu, et avec une vivacité extrême, dont témoignent ses lettres. Il n'ose rien dire contre l'autorité personnelle du Pape, mais s'élève contre celle des légats. Il déclare ne reconnaître que le pouvoir des envoyés directs, nés à Rome et résidant près du Saint-Siège. Les autres, les légats français établis à demeure en deçà des Alpes, n'ont pas le droit, suivant lui, de le citer à leur tribunal. Grégoire VII lui répond que la curie peut choisir ses représentants partout où elle les trouve, Romains ou non, et qu'on doit obéir à tous ceux qu'elle a investis de pleins pouvoirs. Le légat et le Pape ne font qu'un. Manasses se soumet pour la forme, mais il continue à ne pas se rendre aux conciles réformistes. Dans un mémoire apologétique adressé à son principal adversaire, le légat Hugues, il prend une attitude hardie : « Si vous persévérez dans votre opiniâtreté, si vous prétendez nous excommunier ou nous suspendre au gré de votre caprice, je sais ce qu'il me reste à faire, ainsi que je l'ai écrit au Pape ; je m'en tiendrai à ce que dit saint Grégoire : qu'un pasteur se prive de la puissance de lier et de délier, quand il l'exerce arbitrairement et sans raison. Si vous m'excommuniez, j'affirmerai qu'en cela le privilège de Pierre ou du Pape, c'est-à-dire le pouvoir de lier et de délier, ne vous appartient pas. Le privilège de Pierre cesse de subsister toutes les fois qu'on ne juge pas selon l'équité. » De semblables paroles dans la bouche du plus haut
personnage ecclésiastique de France étaient dangereuses pour la cause
réformiste. Grégoire VII insista énergiquement auprès du roi Philippe Ier
pour que Manasses, condamné dans plusieurs conciles, fût remplacé comme
archevêque. Il ordonna au clergé de Reims et aux suffragants de la province
de ne plus le reconnaître et d'élire un autre métropolitain. Manasses essaya
quelque temps de se maintenir par les armes contre ceux qui avaient mission
de l'expulser, mais n'étant pas soutenu par le roi de France, il tomba,
victoire importante pour Rome et pour les légats.
Ils avaient eu raison du primat des Gaules, de celui qui sacrait les rois :
quel évêque pouvait désormais leur résister?
DANGERS COURUS PAR LES LÉGATS.
Cependant la victoire ne leur resta pas toujours, et ils durent parfois la payer cher. Le métier d'apôtre de la Réforme et surtout de légat avait des côtés périlleux, même en France, où lès passions n'étaient pourtant pas surexcitées au même degré qu'au-delà des Ardennes et des Alpes. Sous le pontificat d'Alexandre II, on avait déjà vu l'archevêque de Rouen, Jean, chassé de sa cathédrale par les prêtres concubinaires à qui il ordonnait de quitter leurs femmes. En 1078, au premier concile de Poitiers, présidé par Hugues de Die, les récriminations de l'archevêque de Tours contre les décisions du légat amenèrent un tumulte scandaleux. Les gens de l'archevêque enfoncèrent les portes de l'église et menacèrent les prélats réformistes de leur faire un mauvais parti. En 1100, dans la même ville, une autre assemblée, tenue par les cardinaux Jean et Benoît, qui étaient chargés de prononcer l'excommunication de Philippe Ier, eut à subir des violences plus graves. La sentence rendue, on commençait les prières habituelles pour la clôture du concile, lorsqu'un laïque, du haut des tribunes, jeta une pierre énorme sur les légats. Ils ne furent pas atteints, mais un prêtre placé à côté d'eux reçut le coup et tomba tout ensanglanté. Aussitôt une foule hostile, entrant de force dans l'église, assaille les évêques et les abbés à coups de pierres. Quelques-uns s'enfuient; d'autres, plus intrépides, attendent la mort avec calme, attitude qui déconcerta leurs ennemis et les empêcha d'en venir aux derniers sévices. A Cambrai, un malheureux clerc nommé Ramird, qui prêchait contre les prêtres fornicateurs et simoniaques, fut brûlé vif comme hérétique par la populace. La foule manifestait son sentiment par des actes de sauvagerie que les hautes puissances de l'État et de l'Église réprouvaient, sans pouvoir les empêcher. Mais qui était responsable du sang répandu et du trouble profond jeté dans les âmes, sinon le parti intransigeant de la Réforme qui avait déchaîné les passions et recouru à la force pour obtenir un progrès moral? GRÉGOIRE VII.
Grégoire VII, chef de ce parti, a commis, au nom de la
vérité et de la justice, des actes excessifs qui ont nui à sa cause ; il a humilié,
plus qu'il n'était nécessaire, ses ennemis vaincus, abusé des armes
spirituelles et donné un dangereux exemple quand il appela des souverains
laïques à exécuter ses décrets par la violence. Cependant ses rapports avec
la France, son clergé, ses hauts barons et son roi, prouvent qu'il n'a pas
été le personnage intraitable, outrancier, tout d'une pièce, que dépeint
l'histoire traditionnelle. On lui a attribué l'attitude de ses légats, plus implacables que lui-même, sans
remarquer qu'il est intervenu souvent pour tempérer leur zèle. On l'a jugé,
avant tout, sur la rigueur des formules de ses décrets ou de ses manifestes,
sur les emportements bibliques de certains passages de ses lettres ; mais il
faut tenir compte de ce qu'il a fait, non de ce qu'il a dit, et l'on
reconnaîtra qu'il fut moins intransigeant en actions qu'en paroles. Cet
Italien appartenait à une race déliée et souple; il a fait preuve en bien des
cas d'une modération relative et d'une patience qui surprend. IL TEMPÈRE LE ZÈLE DE SES LÉGATS.
En 1073, le légat Gérald d'Ostie dépose, au concile de Châlons, l'archevêque d'Auch et l'évêque de Bigorre. Grégoire lui écrit que si ces prélats n'ont commis d'autres fautes que d'avoir communiqué avec des excommuniés, ce n'est pas là une cause de révocation suffisante, et il exige que leur procès soit révisé. Gérard II, évêque de Cambrai, a reçu l'investiture des mains de Henri IV. Il le reconnaît formellement et donne au Pape cette excuse étrange qu'il ne savait pas (en 1077) que l'Empereur eût été excommunié et qu'il ignorait les décrets apostoliques sur l'investiture. Grégoire, considérant les bons antécédents du prélat, consent, malgré les représentations de Hugues de Die, à confirmer son élection. En 1078, le même pape rétablit sur leurs sièges l'archevêque de Reims, celui de Besançon, celui de Sens, l'évêque de Chartres, les archevêques de Bourges et de Tours que ses légats ont déposés. En 1080, il rend leurs fonctions aux évêques de Normandie, à l'évêque du Mans, à l'abbé de la Couture, tous condamnés par Hugues de Die. En 1082, bien qu'hostile à l'évêque simoniaque de Thérouanne, Lambert, il réprouve, en termes indignés, l'attentat commis par les habitants qui l'avaient odieusement mutilé et leur ordonne, sous peine d'excommunication, de donner satisfaction de leur forfait. Pendant assez longtemps, il a défendu Manassès de Reims contre son légat, et attendu bien des années avant de se résoudre à prononcer contre lui l'arrêt définitif. L'indulgence caractérisée avec laquelle il traita l'hérésiarque Bérenger de Tours, prenant ou affectant de prendre au sérieux ses rétractations, lui décernant même (1079), en dépit des fanatiques, un certificat d'orthodoxie, n'est pas le fait d'une intolérance fougueuse. Il avait l'esprit plus large que ses légats. GRÉGOIRE ET LE DUC DE NORMANDIE.
Avec les souverains féodaux, Grégoire montra plus de
hauteur et moins de patience ; mais il sut, au besoin, faire fléchir les
principes ou en tempérer l'application. Le duc de Normandie disposait de ses
évêchés et de ses abbayes de la manière la plus despotique, la moins conforme
à la lettre et à l'esprit des décrets sur l'investiture. Mais ce duc était
Guillaume le Conquérant, celui que le cardinal Hildebrand avait encouragé à prendre l'Angleterre
et que la prudence romaine avait intérêt à ne pas heurter. Grégoire
recommande à ses légats d'agir doucement et de fermer les yeux à propos : «
Cet homme, leur écrit-il en 1080, ne se comporte pas en certaines choses
aussi religieusement que nous le souhaiterions ; cependant, parce qu'il ne
détruit pas et ne vend pas les églises, qu'il n'a pas voulu entrer dans le
parti des ennemis du Saint-Siège et qu'il a fait serment d'obliger les
prêtres mariés à quitter leurs femmes, et les laïques, propriétaires de
dîmes, à les abandonner, il mérite plus de louanges et d'honneurs que les
autres rois. » Ici Grégoire subordonne volontairement la question de
l'investiture à celle de la réforme des mœurs. Il fait un choix entre ses
principes et tolère chez les Anglais ce qu'il interdit chez les Allemands. GRÉGOIRE ET PHILIPPE Ier.
Il traita plus durement le roi de France, Philippe Ier, moins puissant que Guillaume, et qui ajoutait au crime de l'investiture laïque celui de la simonie, sans parler de son immoralité notoire. A plusieurs reprises, Grégoire l'a invectivé, flétri, menacé des anathèmes apostoliques, jusqu'à déclarer que, s'il persévérait dans sa conduite, l'Église lui enlèverait sa couronne et délierait ses sujets du serment de fidélité. Mais il en est resté aux menaces. On ne l'a jamais vu mettre le domaine royal en interdit, encore moins frapper le Roi d'excommunication personnelle. Et pourtant, durant tout ce pontificat, Philippe a persisté dans ses pratiques simoniaques et n'a jamais renoncé complètement à l'investiture. Tout au plus s'est-il résigné, de temps à autre, à des simulacres de soumission que Grégoire, plus ou moins dupe, accueillait avec un empressement qui étonne. En réalité, le Pape l'épargna, comme ses prédécesseurs avaient ménagé Henri Ier. OPPORTUNISME DE GRÉGOIRE VII.
La politique réelle de Grégoire VII, celle que révèlent
ses actes, ne fut donc pas tout à fait d'accord avec les lettres impérieuses
qu'il se croyait obligé d'écrire pour stimuler le zèle religieux et terrifier
les récalcitrants. Elle se résume dans cette courte phrase de sa correspondance
avec Hugues de Die : « C'est la coutume de l'Église romaine de tolérer
certaines choses et d'en dissimuler d'autres, et voilà pourquoi nous avons
cru devoir tempérer la rigueur des canons par la douceur de la discrétion. »
Hugues, beaucoup plus radical (peut-être parce qu'il n'était pas pape ; il
essayera de le devenir, mais sans succès), s'est plaint avec amertume de la
modération de Grégoire VII. « Que Votre Sainteté fasse en sorte que nous ne
recevions plus d'affronts des simoniaques ou d'autres coupables, que nous
avons suspendus, déposés ou condamnés et qui courent à Rome, où, au lieu
d'éprouver une plus grande rigueur, ils obtiennent leur absolution à volonté
et reviennent ensuite pires qu'ils
n'étaient. » L'histoire ne devra pas oublier que Grégoire fut accusé de
tiédeur par ses légats. URBAIN II, PAPE INTRANSIGEANT.
Urbain II (1085-1099), un Français, ancien prieur de
Cluny, autoritaire et inflexible, fut le vrai pape intransigeant de cette
période. Au plus fort de sa lutte avec l'empereur Henri IV, en hostilité
ouverte avec le roi anglo-normand, Guillaume le Roux, chassé de Rome, exilé à
Bénévent, il n'hésite pas à déclarer la guerre à un troisième souverain,
Philippe Ier. Nous avons vu comment il le condamna pour une affaire de vie
privée, son union adultère avec Bertrade, osant l'excommunier, dans son
royaume, en présence des évêques français rassemblés à Clermont et à Tours.
Non seulement il sévit contre le Roi, mais il cesse de ménager les évêques
royalistes. Il dépose Geoffroi, que Grégoire avait laissé sur son siège de
Chartres. Il enlève le pallium, insigne du pouvoir
métropolitain, à l'archevêque de Sens, Richer, pour le punir de s'obstiner à
méconnaître la primatie de l'église de Lyon. Jusqu'ici Rome n'avait pas eu le
courage de toucher à cet archevêque, bien qu'il eût fréquemment désobéi aux
ordres des représentants du Saint-Siège. Au lieu de retenir Hugues de Die,
dont les excès de pouvoir avaient inquiété Grégoire VII, Urbain II approuve
son zèle et l'excite. Ce n'est pas seulement l'investiture laïque qu'il prohibe en termes formels : il va jusqu'au bout de la doctrine radicale et défend aux prêtres et aux prélats de faire hommage au pouvoir civil : Grégoire n'avait pas nié aussi explicitement la sujétion féodale des évêques. La prédilection d'Urbain pour les moines et sa défiance de l'église séculière éclatent dans le dixième canon du concile de Nîmes qu'il présida en 1096. Il y dévoile tout entière et sans ambages la pensée des plus ardents réformistes : « Les clercs, jaloux des moines, prétendent que ceux-ci, étant morts au monde pour se consacrer à Dieu, ne peuvent remplir les fonctions sacerdotales, donner l'absolution et le baptême ! Erreur grossière : ceux qui ont tout quitté pour Dieu sont, au contraire, en état d'administrer plus dignement le baptême, la communion et la pénitence, précisément parce que leur vie approche plus de celle des apôtres et qu'ils sont en rapports plus intimes avec la Divinité. » Jamais la nécessité d'une association étroite entre la Papauté et les ordres religieux, base essentielle de la théocratie, n'avait été si hautement proclamée. III. LE TIERS PARTI. RÉSULTATS DE LA RÉFORME[3]LES MODÉRÉS.
Dans les grandes querelles de politique ou de religion, le dernier mot reste d'ordinaire aux hommes qui représentent l'opinion modérée, l'esprit de conciliation et d'apaisement. On peut regretter seulement que le dernier mot vienne bien tard, comme le résultat de la lassitude générale, après que la société a été bouleversée et le sang répandu. La période critique du conflit des investitures s'est terminée par le triomphe d'un tiers parti, que composait surtout un groupe d'ecclésiastiques français, aussi attachés à la cause du progrès qu'éloignés des opinions extrêmes et violentes. La correspondance d'Ive de Chartres et le traité de la puissance royale d'Hugues de Fleuri (un moine, exception à noter) nous font connaître leurs idées. Partisans sincères de la Réforme, ils ont combattu la simonie, le mariage ou le concubinat des prêtres, l'immoralité des souverains, avec la même énergie que les plus ardents sectateurs de Grégoire VII et d'Urbain II. Et non pas seulement en paroles. Mêlés à la politique active, ils ont souffert pour la bonne cause. Ive de Chartres surtout a été persécuté, frappé, emprisonné par les adversaires des réformistes. Mais, d'autre part, ces hommes ont la conviction que l'union intime de l'Église et de l'État est indispensable à l'ordre social ; ils veulent que les droits du Roi soient respectés comme ceux du prêtre. OPINION D'IVE DE CHARTRES ET DE HUGUES DE FLEURI.
Ive de Chartres, dans une lettre adressée à Hugues de Die
(1096), s'est exprimé avec une clarté et une force qui ne laissent rien à
désirer. « Les choses humaines ne peuvent être sauves ni sûres, sans la
concorde du sacerdoce et de la Royauté. » Et comment concilier les droits du
Roi avec la liberté de l'Église? Divisant ce que les radicaux considéraient
comme un tout indissoluble, le tiers parti distingue et sépare les biens de
l'Église, de l'Église même ; le pouvoir domanial et politique de l'évêque, de
son autorité religieuse ; l'investiture féodale des terres et de la
juridiction, de l'investiture spirituelle qui confère les droits
ecclésiastiques. Ive n'admet pas que l'investiture laïque soit une hérésie.
Il affirme même hardiment que « la forme de l'investiture est chose
indifférente en soi, parce que les rois, en la donnant, ne s'imaginent pas et
ne peuvent pas s'imaginer qu'ils confèrent un
avantage spirituel ». Hugues de Fleuri proclame, comme Ive de
Chartres, la nécessité de l'union des deux puissances, mais il va plus loin
quand il dit : « Le Roi représente, dans le royaume, l'image du Père,
l'évêque, celle du Christ. Ainsi tous les évêques du pays doivent être soumis
au Roi comme le fils est soumis au père. » D'où la conséquence directe que le
Roi a le pouvoir de nommer les évêques : « IL peut, sous l'inspiration de
l'Esprit saint, donner l'épiscopat à un clerc religieux. » La doctrine d'Ive de Chartres fut celle qui rallia peu à peu tous les esprits modérés. Non seulement elle prévalut dans l'entourage du roi de France, mais elle finit par franchir les monts et par inspirer, à Rome même, ceux qui dirigeaient la Chrétienté. PASCAL II ET PHILIPPE Ier.
Le successeur d'Urbain, Pascal II (1099-1116), un moine italien devenu cardinal, porta aussi haut que son prédécesseur les vertus privées, le désintéressement personnel, les convictions religieuses. Mais il n'avait plus la même ardeur ni la même rigidité de conduite. En France, il s'empressa de faire prévaloir la politique de conciliation à laquelle le portaient, au fond, ses préférences. Il permit à ses légats, Richard d'Albano et Lambert d'Arras, de donner l'absolution à Philippe Ier et de le réconcilier solennellement avec l'Église, au concile de Paris (1103), bien qu'il ne pût se faire illusion sur la valeur du serment par lequel le Roi jura de renoncer à toutes relations avec Bertrade de Montfort. On vit le roi de France pieds nus, vêtu de l'habit de pénitent, courber la tête et protester de son repentir. Des historiens ont parlé, à ce propos, de « Canossa français »; mais la doctrine grégorienne ne triomphait ici que dans la forme. Le Pape sanctionnait simplement le fait accompli; il régularisait ce que l'intraitable Urbain II lui-même n'avait jamais pu empêcher. ALLIANCE DES CAPÉTIENS AVEC LA PAPAUTÉ.
En 1106, un envoyé de Pascal assista au mariage de la fille de Philippe, Constance, avec Bohémond d'Antioche. L'année suivante, Pascal lui-même vint en France et fut reçu solennellement à Saint-Denis par le Roi et par son fils Louis, « qui humilièrent à ses pieds, dit Suger, la majesté royale, comme les princes ont coutume de le faire, en se prosternant et en abaissant leur diadème devant le tombeau du pécheur Pierre ». Un concile avait été convoqué à Troyes. Le Pape, entouré de tout le clergé français, le présida, lança de nouveau l'anathème contre l'empereur Henri V et renouvela les décrets de réforme (1107). Ainsi se manifestait, pour la première fois, un revirement
capital de la politique du Saint-Siège. Au lieu de continuer le combat contre
la dynastie capétienne, la Papauté réformatrice jugeait plus avantageux de s'en faire une alliée, un point d'appui
solide contre les violences des Impériaux et des Italiens. C'est depuis cette
époque qu'on vit les papes, aux moments de crise, se transporter sur notre
territoire, y installer leur gouvernement, y réunir des conciles, et, de ce
lieu d'asile, foudroyer impunément leurs ennemis du dedans et du dehors. Le
Capétien commençait à mériter ce surnom de « fils aîné de l'Église » qui devait
rester attaché à tous ses successeurs jusqu'à la fin de l'ancien régime. LES TRANSACTIONS EN FRANCE ET EN ANGLETERRE.
La question des investitures se résolvait, en France,
d'elle-même, sans bruit, sans traité formel. Pascal II ne paraît pas avoir
conclu de concordat avec Philippe Ier ou son fils Louis. Et pourtant, dès le
commencement du xiie siècle, Philippe ne
pratiquait plus l'investiture spirituelle et cessait de recevoir l'hommage
féodal des évêques. Non pas qu'il renonçât à toute ingérence comme à tout
profit dans la nomination aux prélatures, mais cette ingérence ne se
produisait plus sous les formes que le parti grégorien tenait pour illégales.
L'Église pouvait se déclarer satisfaite, puisque le principe restait intact
et que les apparences étaient sauves. Philippe avait cédé, sur ce point, pour
ne pas aggraver les difficultés que lui suscitait son mariage adultérin et
parce qu'il subissait aussi l'influence du clergé royaliste qui composait le
tiers parti. Le courant était décidément à la transaction. En 1107, Pascal II
mettait fin à la longue querelle du gouvernement de l'Angleterre et d'Anselme
de Cantorbéry, en acceptant le concordat de Londres. Henri Ier abandonnait,
lui aussi, l'investiture par la crosse et l'anneau, mais, plus heureux que
Philippe, il conservait le droit à l'hommage féodal de l'épiscopat. COMPROMIS DE PASCAL AVEC L'EMPIRE.
Même dans la lutte avec l'Allemagne, Pascal II descendit à des concessions et à des compromis qui prouvaient que l'âge héroïque de la Réforme était passé. Lorsque l'armée allemande eut envahi de nouveau l'Italie
en 1111, sans rencontrer d'obstacle, Pascal, abandonné par la grande comtesse
Mathilde, cette protectrice attitrée du Saint-Siège, désespérant d'obtenir le
secours des Normands de Sicile, se trouva à peu près seul en face de
l'ennemi. Dans l'entrevue de Sutri, les négociations du Pape et de l'Empereur
aboutirent à une solution qui était logiquement la meilleure de toutes :
l'Église renonçant à son domaine temporel, et l'Empereur à toute ingérence
dans les élections et les investitures. Elle n'avait que le tort d'être
impraticable : les évêques d'Allemagne furent les premiers à la repousser.
Henri V n'avait paru l'accepter que pour amener Pascal à le couronner; mais,
malgré la résistance très justifiée du Pape, les scènes de violence et de meurtres qui ensanglantèrent
l'église Saint-Pierre et les rues de Rome brisèrent la volonté de celui qui
n'était pas le plus fort. Pascal se laissa arracher par Henri V le droit d'investir
par la crosse et l'anneau. INDIGNATION DES PRÉLATS FRANÇAIS.
C'était un éclatant démenti donné à la politique de combat que les papes soutenaient depuis un demi-siècle ; on cria à l'apostasie. Les clameurs d'indignation vinrent surtout de la France, où la Réforme comptait encore d'ardents prosélytes. La faiblesse de Pascal II fut condamnée sans ménagements par le fougueux abbé Geoffroi de Vendôme, par le légat Gérard d'Angoulême, par l'archevêque de Vienne, Gui, qui visait à la papauté. Elle provoqua cette virulente apostrophe de Jean, l'archevêque de Lyon : « Détestable pilote! qui dans les temps calmes, exerces avec arrogance ton autorité et qui, dans la tempête, abandonnes le gouvernail et tous les agrès du navire. » On vit alors ce spectacle curieux : des réformistes français obligeant le Pape à désavouer ses concessions, à reconnaître sa faute, et dirigeant des conciles, comme celui de Vienne (1112) où ils usèrent contre l'Empereur et ses complices des armes spirituelles que Pascal II n'avait pas su manier assez hardiment. Les intransigeants de la Réforme n'étaient plus guidés par la Papauté : ils la remorquaient. CALIXTE II ET LE CONCORDAT DE WORMS.
Néanmoins, les idées conciliantes du tiers parti français
avaient fait un tel chemin qu'en 1119, l'archevêque de Vienne, élu pape sous
le nom de Calixte II, après avoir montré tant d'ardeur à désavouer Pascal,
s'empressa de suivre sa politique. Il entra, à son tour, dans la voie des
transactions. Celle qui fut conclue en 1122, avec l'empire d'Allemagne, dans
le concordat de Worms, dédoublait l'investiture et la partageait entre le
pouvoir ecclésiastique et le pouvoir laïc. L'Empereur investissait par le
sceptre, le Pape par la crosse et l'anneau. Les deux pouvoirs n'intervenaient
plus que par la présence de leurs mandataires dans l'élection des prélats,
confiée désormais aux chapitres. L'œuvre de Calixte II faisait honneur à son
habileté et à sa persévérance ; mais elle ne suffit pas, comme on l'a dit,[4] à lui assurer une
place parmi les plus grands papes du Moyen Age. Si le compromis de Worms
réglait la question de l'investiture, il ne résolvait pas le problème
redoutable de la conciliation du pouvoir universel des papes avec les
prétentions des empereurs au gouvernement de l'Europe. Il n'était, d'autre
part, que la dernière et la plus solennelle application des principes posés
par Ive de Chartres et son école. C'est dans les sages habitudes et les
opinions conciliantes d'une partie
du clergé de France qu'on alla chercher les éléments et les formules de la
paix. RÉSULTATS, EN FRANCE, DE LA QUERELLE DES INVESTITURES.
Cette politique d'accommodement entre l'Église et l'État était en opposition directe avec la conception radicale de la Réforme. Il importe de savoir, en ce qui concerne la France, ce qu'avaient obtenu, au total, les promoteurs de l'action grégorienne, et dans quelle mesure échecs et victoires se balançaient. On a montré que les Capétiens renonçaient aux intronisations scandaleuses et simoniaques, à l'investiture spirituelle, à l'hommage et au serment féodal des prélats. L'évêque est tenu seulement de leur prêter serment de fidélité; cette formalité accomplie, il entre aussitôt en possession de tout le temporel du diocèse. Néanmoins la Royauté conserve toujours son droit sur l'élection : elle n'a pas été dépouillée, comme le voulaient les plus ardents des novateurs, de la collation des évêchés et de la haute propriété du domaine ecclésiastique. Il faut lui demander même son consentement, et, en temps de vacance du siège épiscopal, lui céder la régale, c'est-à-dire la jouissance des revenus diocésains. En réalité, le clergé reste uni au roi et dans une dépendance étroite de la monarchie. Mais le clergé royal n'est qu'une petite partie de l'Église de France, où les évêchés relevant des seigneurs forment la majorité. Avant Grégoire VII, les ducs et les comtes jouissaient, dans leurs États, d'un pouvoir ecclésiastique aussi complet et souvent plus étendu que celui du souverain. L'attitude de la haute féodalité devant les revendications du parti réformiste différa suivant les régions et le tempérament des princes, et variables aussi furent les résultats obtenus. Un certain nombre de barons suivirent l'exemple du Roi, c'est-à-dire abandonnèrent l'investiture ancienne, la nomination directe aux évêchés et l'hommage féodal. D'autres allèrent jusqu'à se montrer les serviteurs particulièrement dévoués et obéissants de la Papauté : tels le duc d'Aquitaine, Gui Geoffroi, et le comte de Flandre, Robert II. LES ÉVÊCHÉS SEIGNEURIAUX.
Ailleurs les résistances furent vives et de longue durée.
Les comtes d'Anjou continuèrent longtemps, malgré les décrets, à donner
l'investiture sous la forme primitive. La Normandie se montra encore plus
réfractaire : là l'autorité féodale s'arrêtait à la réforme des mœurs et
refusait de s'engager plus avant. Dans le synode normand de Lillebonne, que
le duc Guillaume le Conquérant convoqua et présida lui-même (1080), il fut
question de tout, sauf des investitures. En 1081, Hugues de Die et Amat
d'Oloron inspectent la Normandie ; plusieurs évêques refusent de se rendre à
leur convocation. En 1096, lorsque le concile
de Clermont, où furent agitées à la fois les trois graves questions de la
croisade, de la réforme et de la paix de Dieu, eût rendu ses décrets qu'on
devait publier et exécuter dans toutes les provinces, l'archevêque de Rouen
réunit les évêques de son ressort, leur fit connaître les principales
décisions prises par là grande assemblée, mais se garda bien de promulguer le
canon qui condamnait l'investiture. Il modifia même l'article relatif à
l'hommage féodal : en interdisant cet hommage au clergé inférieur, il passa
sous silence celui que les abbés et les évêques devaient au duc de Normandie. Dans certaines régions du Midi de la France, le droit de
propriété du comte ou du vicomte sur l'évêché demeura intact ; l'usage de
l'hommage féodal des prélats fut conservé, et c'est à peine si, même au
commencement du xiiie siècle, toutes les églises
du Languedoc et des Pyrénées se trouveront affranchies de l'ancienne
servitude, L'Église n'arrivait pas à se dégager de la Féodalité, encore moins
à exercer sur les pouvoirs régionaux cette domination absolue que rêvaient
les plus hardis de ses théoriciens. LA RÉFORME DES MŒURS.La réforme des mœurs du clergé avait-elle mieux réussi? Oui, si l'on considère le clergé supérieur, épuré, débarrassé d'une partie des éléments féodaux qui dénaturaient son caractère et son action, allégé de ses entraves temporelles les plus gênantes, recruté plus souvent qu'autrefois dans le monde monastique. L'épiscopat, sans doute, se relevait ; les prélats étaient mieux choisis par la raison que les élections ecclésiastiques étaient plus libres ; et encore venons-nous de constater que cette liberté, très limitée, n'était pas celle que le parti grégorien avait demandée. Mais le bas clergé bénéficia peu de la réforme. Moraliser la masse des prêtres de campagne, arracher aux laïques le patronage des églises rurales et la jouissance des dîmes était plus difficile que de régénérer l'épiscopat et de limiter le pouvoir ecclésiastique des hauts barons. L'entreprise effraya les novateurs les plus résolus. LE BAS CLERGÉ ÉCHAPPE A LA RÉFORME.Un fait significatif à cet égard se passa, en 1119, au
concile de Reims, présidé par Calixte II. Le Pape avait présenté, sur la
question des investitures, un canon ainsi formulé : « Nous défendons
absolument qu'on reçoive d'une main laïque l'investiture d'aucune église, ni
d'aucun bien ecclésiastique. » Dans ces termes absolus, la prohibition
s'appliquait aux églises paroissiales aussi bien qu'aux évêchés et aux
abbayes. A peine la lecture de l'article fut-elle achevée que des
protestations très vives se firent entendre, venant d'un groupe de clercs et
de la plupart des laïques qui assistaient à l'assemblée. Une discussion
orageuse s'ensuivit,
qui dura jusqu'à la fin du jour. Le lendemain, le Pape prononça un
réquisitoire indigné contre ceux qui avaient ainsi manifesté leur opposition,
les traita d'« infidèles » et de « complices de l'esprit malin » et les
invita à se retirer pour laisser les vrais fidèles s'occuper de la liberté de
l'Église. L'homélie fut écoutée avec recueillement : personne n'osa ouvrir la
bouche. Ce qui n'empêcha pas le Pape de céder sur ce point même et de
modifier le canon ainsi qu'il suit : « Nous défendons expressément que
l'investiture des évêchés et des abbayes soit donnée par des mains laïques. »
Aveu d'impuissance en ce qui concerne le bas clergé ! La réforme des mœurs du sacerdoce rural était pourtant
décrétée en détail dans tous les synodes diocésains comme dans les conciles
des légats. Mais prédications et prohibitions arrivaient à peine, comme un
écho affaibli, aux oreilles des curés, des desservants et des chapelains.
L'immoralité profonde des prêtres de campagne, tels que la dénote encore, au
temps de Saint Louis, le Journal
des Visites de l'archevêque de Rouen, Eude Rigaud, atteste l'insuffisance
des progrès accomplis. RÉSULTATS DE L'ŒUVRE GRÉGORIENNE.
L'œuvre grégorienne eut cependant des résultats décisifs : ce ne furent pas ceux que désiraient le plus ardemment les meilleurs esprits. Les changements effectués eurent un caractère politique autant que religieux ; quelques mots suffisent à les résumer. La réforme a porté une atteinte irrémédiable à l'ancienne hiérarchie chrétienne et donné au corps ecclésiastique un régime gouvernemental nouveau. AFFAIBLISSEMENT DE L'ÉPISCOPAT.
Il en sortit d'abord, fait de toute évidence, l'affaiblissement des métropolitains. On a montré plus haut le symptôme le plus visible de cette décadence : la fréquence croissante des confirmations et des consécrations épiscopales faites à Rome et par la main des papes. L'archiépiscopat, au lieu de rester un rouage actif et essentiel de la société religieuse, est devenu un pouvoir de surface et d'apparat. Mais l'épiscopat lui-même, que les réformistes sincères voulaient affranchir et purifier pour lui donner une forme nouvelle, s'est trouvé, après la crise, aussi amoindri qu'amélioré. Pendant que le personnel épiscopal gagnait en intelligence et en vertus, il perdait une partie de son indépendance. On le relevait devant la Féodalité pour l'abaisser devant les deux puissances directrices de la Réforme, la Papauté et les ordres religieux. MULTIPLICATION DES EXEMPTIONS.
Pour mieux combattre les prélats simoniaques et
concubinaires, la cour de Rome avait dû multiplier les exemptions et
accélérer le mouvement qui poussait les moines à se rendre indépendants de l'évêque. L'hostilité des deux clergés
se faisait jour, même au sein des conciles les plus ardents pour la Réforme.
A Reims, en pleine séance publique (1119), l'archevêque de Lyon se lève avec
ses suffragants et dénonce aux prélats l'abbé de Cluny qu'il accuse
d'outrager son église en lui enlevant ses dîmes et en lui refusant la
soumission qui lui est due. Plusieurs évêques se joignent à lui, formulent
les mêmes plaintes contre la grande abbaye. Attaqué, l'abbé prend la parole
pour se défendre : « Notre église, dit-il, depuis sa fondation, n'a été
soumise qu'à l'Église romaine. Les papes nous ont accordé des privilèges que
ceux qui se plaignent voudraient abolir. Nos frères et moi ne travaillons
qu'à conserver les biens du monastère, tels que saint Hugues et mes autres
prédécesseurs les ont possédés. Nous ne causons aucun préjudice à personne,
mais parce que nous défendons avec courage les biens que les fidèles nous ont
donnés pour l'amour de Dieu, on nous appelle usurpateurs ! Au reste, pourquoi
s'en mettre en peine? Cluny est une église qui appartient spécialement au
Pape, et c'est à lui à la défendre. » Le Pape la défendit, en effet, et, sous
la pression de son autorité, le concile maintint les privilèges monastiques
qui étaient une négation formelle de l'ancien droit. ÉMANCIPATION DES CHAPITRES ET DES BOURGEOISIES.
Dans les cités mêmes, sièges du pouvoir épiscopal, la Réforme favorisa les tentatives de révolte ou d'autonomie qui tendaient partout à le diminuer. Les chapitres cathédraux, ou corps de chanoines affectés au service de l'église principale, en profitèrent pour opposer leur juridiction à celle de l'évêque et empiéter sur ses prérogatives. Là où la guerre était déclarée aux prélats schismatiques, les papes réformateurs appuyaient les chanoines et, inconsciemment ou non, les aidaient à se constituer en corps privilégiés vivant de leur vie propre, affectant de ne reconnaître au-dessus d'eux que l'autorité de la cour de Rome. D'autres adversaires de l'épiscopat, les bourgeois et les petits nobles habitant la cité, gagnèrent beaucoup de leur côté à ces changements fréquents d'évêques et au désordre qui en résultait. Ils y trouvaient le moyen d'imposer leurs conditions à l'évêché, d'en obtenir l'adoucissement de leurs charges, et même de conquérir la liberté. A Cambrai, à Beauvais, à Reims (1080), à Thérouanne (1082), l'agitation réformiste tourna au profit du mouvement d'émancipation populaire, qui aboutit lui-même plus tard à la commune. Certes, Grégoire VII et ses successeurs n'ont pas cherché, par système, à développer l'esprit d'insoumission dans les bourgeoisies, pour venir plus facilement à bout de l'épiscopat. Ceux qui ont fait de Grégoire un démocrate, parce que sa correspondance offre quelques phrases pleines d'un mépris superbe pour les puissances monarchique et féodales, ou empreintes de compassion pour les petits et les humbles, se sont singulièrement mépris. Mais il est hors de doute que les promoteurs de la Réforme, troublant profondément les situations établies, ont préparé les voies à l'affranchissement des villes, pour qui l'évêque était à la fois le maître et l'ennemi. LA MONARCHIE ROMAINE.
C'est la monarchie des évêques de Rome qui recueillit naturellement le bénéfice des atteintes portées au principe aristocratique que les hautes prélatures représentaient dans l'Église. Tout concourait, sans doute, depuis longtemps, dans l'histoire du monde et de la société religieuse, à soumettre l'Occident à cette haute souveraineté qui prendra, vers la fin du xiie siècle, la forme d'une véritable autocratie spirituelle. Mais Grégoire VII et ses successeurs, leurs moines et leurs légats, en attirant à eux, pour combattre la Féodalité, toutes les forces vives du grand corps ecclésiastique, en tendant avec violence tous les ressorts de cet organisme, en ont changé la constitution et l'ont changée à leur profit. De tous les résultats de la Réforme, le plus frappant, le plus complet, le plus indiscutable, c'est l'avènement de la théocratie. |
[1] Ouvrages a consulter. P.
Imbart de la Tour, Les Élections épiscopales dans l'église de France du IXe
au XIIe siècle,
1891. Rocquain, La Cour de Rome et l'esprit de réforme avant
Luther, t. I, 1893.
A. Cauchie, La Querelle des Investitures dans les diocèses de Liège et de
Cambrai, 1re
partie, 1890. C. Will, Die Anfänge der Restauration der
Kirche im elften Jahrhundert, 1859-1864.
W. Bröcking, Die französische Politik Papst Léo's IX, 1891. J. Auerbach, Die
französische Politik der päpstlichen Curie vom Tode Léo's IX bis zum Regierungsantritt
Alexanders II, 1893
(thèse de Halle). C. Mirbt, Die Publizistik im Zeitalter Gregors VII, 1894.
[2]
Ouvrages a consulter. W. Mervs, Zur Legation des Bischofs Hugo von Die unter Gregor VII (thèse de Greifswald), 1887. L. Compain, Etude sur Geoffroi de Vendôme, 1891 (Biblioth. de l'Ec. des
Hautes-Etudes, fasc. 86). Max Wiedemann, Gregor VII und
Erzbischof Menasses I von Reims,
ein Beitrag zur Geschichte der französischen Kirchenpolitik des Papstes Gregor
VII, 1884. Gigalski, Stellung des Papstes Urban II zu den
Sakramentshandlungen der Simonisten,
Schismatiker und Haeretiker, dans la Theologische
Quartalschrift, 1897-1898, Giry, Grégoire VII et les évêques de Thérouanne, dans la Revue historique,
1876. W. Martens, Gregor,
VII, sein Leben und Wirken, 1894.
[3] Ouvrages a consulter. Esmein,
La question des Investitures dans les lettres d'Ive de Chartres, 1889. Paul Fournier, Yves
de Chartres et le droit canonique [av. § sur la Querelle des Investitures],
dans Compte rendu du quatrième Congrès scientifique internat, des catholiques de Fribourg,
5e section, 1898. W. Schum, Kaiser
Heinrich V und Papst Paschal II im Jahre 1112, dans Jahrbücher der Akad, zu Erfurt, nouv. sér., t. VIII. U.
Robert, Histoire du pape Calixte II, 1891.
[4] Ulysse
Robert, Histoire du pape Calixte II, p. 150.