LIVRE PREMIER — LA FÉODALITÉ ET L’ÉGLISE (XIe siècle)
Texte mis en page par Marc Szwajcer
I. LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE[1]Une par la foi, profondément divisée par sa constitution sociale
et politique, la France du xie siècle donne à l'histoire le
spectacle des contrastes les plus frappants. Peu d'époques ont été marquées
par une opposition aussi absolue entre l'expansion désordonnée de la force
matérielle, mise au service d'un individualisme sans frein, et l'énergie du
sentiment religieux qui a pris souverainement possession de toutes les
consciences. De même, dans le domaine des faits intellectuels, la variété
presque infinie des manifestations de la pensée et de l'art n'empêche pas de
constater l'identité des aspirations et des formes essentielles qui dérivent
d'une croyance commune à toutes les classes de la nation. Dans cette France
anarchique, où se heurtent les mille seigneuries de l'épée et de l'autel,
l'idée religieuse règne en maîtresse sur la littérature, sur l'enseignement,
sur la production artistique. Elle apparaît
comme le trait distinctif de cette civilisation encore rudimen-taire ; elle
en est l'âme et l'unité. LES DIALECTES.
La langue que parlent les Français est fragmentée comme
leur terre ; le particularisme du dialecte n'est pas moins intense et vivace
que celui de la province ou du fief. Depuis l'époque mérovingienne, le latin
vulgaire, langue parlée par les Gallo-Romains, se transformait et devenait le
roman. D'un bout à l'autre du territoire national, les dialectes dont se servaient
le peuple et les nobles existaient à côté du latin savant que parlait et
écrivait le Clergé ; ils étaient plus harmonieux et plus sonores dans le
Midi, plus assourdis et plus contractés dans le Nord. Le « français
proprement dit », ou langue d'oïl, s'étendait sur toutes les
provinces situées au nord de la Loire, ainsi que sur la Saintonge, le Poitou,
le Berri, la Bourgogne et la Franche-Comté. Le « provençal », ou langue d'oc, en était séparé par une ligne
tracée de Bordeaux à Lyon, suivant le cours du Rhône et les Alpes et
englobant, du côté de l'Espagne, les pays catalans. Mais les différences
entre les deux domaines étaient moins accusées, au xie
siècle, qu'elles ne le seront dans l'âge postérieur. Plusieurs des monuments
les plus anciens de notre langue sont des textes hybrides, où les formes
françaises se mélangent aux formes provençales. Certains caractères propres à
la langue du Nord ne se trouvent pas encore dans le poème de Saint Alexis, qui appartient au milieu du xie
siècle, et commencent à peine à prévaloir dans la Chanson de Roland. PARLERS FRANÇAIS.
Les dialectes, déjà formés depuis longtemps, constituent, comme on l'a dit, « une vaste tapisserie, aux mille nuances insensiblement dégradées ». Dans le domaine français, le parler de la Bourgogne ne se confond plus avec ceux de la Normandie, de la Picardie ou du pays wallon. Le dialecte de l'Ile-de-France est placé au point de jonction des principaux groupes linguistiques du Nord ; les circonstances historiques lui assureront la prédominance ; il marchera, avec le Roi, à la conquête du royaume. PARLERS PROVENÇAUX.
Le domaine provençal présente, entre la Garonne, les
Pyrénées et l'Océan, un premier dialecte très distinct, le gascon, avec ses
caractères tranchés qu'expliquent la proximité de l'espagnol et, sans doute
aussi, les traits propres à la langue ibérienne dont se servaient les anciens
Aquitains. A l'autre extrémité, le parler usité dans la vallée du Rhône
moyen, en Savoie et en Dauphiné, forme également un groupe spécial,
reconnaissable à ce mélange d'éléments du Nord et du Midi, d'où vient le nom
de franco-provençal que lui a donné un savant italien. Au centre, les dialectes provençaux proprement
dits, tels que le languedocien, le catalan, l'auvergnat, reconnaîtront
bientôt la supériorité du limousin destiné à devenir, grâce aux troubadours,
le langage de la littérature courtoise et de la poésie cultivée. Les différences entre les dialectes ne correspondent pas absolument aux divisions féodales. C'est la nature qui les a créés par l'action continue de sa force obscure ; la politique n'a pas eu d'action sur ce développement linguistique. Les dialectes ne suivent les limites des grands fiefs que lorsque ceux-ci ont leurs frontières nettement dessinées par des cours d'eau ou des montagnes. Mais, comme les circonscriptions féodales se sont modelées, en général, sur les cadres naturels du sol, la carte linguistique de la France ressemble, en bien des points, à la carte politique. LA POÉSIE ROMANE. L'ALEXIS.
Français du Nord ou du Midi, ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas employer la langue des clercs, possèdent dès lors un moyen d'expression littéraire et commencent à en user. Dans la période qui précéda les grands mouvements de la réforme ecclésiastique, de la croisade et de l'émancipation communale, la littérature romane s'est essayée sous le patronage de la religion et du Clergé. La poésie, comme toujours, précède la prose, mais elle n'est encore occupée qu'à traduire les livres sacrés ou à célébrer les vertus des saints. Elle édifie ayant d'amuser. De cette époque lointaine, la seule œuvre en langue d'oïl
qui soit restée et appartienne vraiment à la littérature, est un poème de six
cent vingt-cinq vers, en strophes assonancées, où revit la légende latine de
saint Alexis. C'est l'histoire romanesque d'un jeune noble italien qui
sacrifie à Dieu l'amour de sa fiancée, abandonnée le jour même du mariage,
et, après mille péripéties, revient dans la maison paternelle, sans se faire
reconnaître, pour y mener la vie du serviteur le plus infime et donner aux
hommes une grande leçon d'humilité. Remanié sous des formes variées, aux xiie,
xiiie et xive siècles, le poème de saint
Alexis, malgré sa vogue, nous est parvenu sans nom d'auteur. On l'a attribué
à un chanoine de Rouen, Thomas, né à Vernon, qui l'aurait composé entre 1040
et 1050 : hypothèse plus ou moins plausible. La langue, qui ne manque ni de
couleur ni de relief, y est, sans nul doute, plus archaïque que dans la Chanson de Roland. Le vers est le décasyllabe dont
abusera l'épopée. Quelques scènes pathétiques, traitées avec un vague
sentiment d'art, relèvent cette esquisse primitive. Elle a surtout le mérite
d'être la première composition littéraire que l'on possède dans l'idiome
français. POÈMES HÉROÏQUES ET LYRIQUES DU NORD.
Depuis le ixe siècle, l'habitude s'était
établie de célébrer, dans des cantilènes héroïques d'une forme plus ou moins
populaire, les actions vraies ou fausses des prédécesseurs des Capétiens
(Clovis, Dagobert et Charlemagne), la fougue guerrière des grands barons (Girart
de Roussillon, Guillaume d'Orange ou Raoul de Cambrai), et les sanglantes
batailles que se livraient les races provinciales (Français contre Aquitains,
Lorrains contre Bourguignons), ou les religions ennemies (Chrétiens contre
Sarrasins). Ces chansons primitives se sont perdues, mais elles ont été
l'embryon des épopées que la fin du xie siècle et surtout
le xiie verront éclore en si grand nombre. La poésie lyrique ne consiste guère encore que dans les chants à refrain qui accompagnaient les danses, aux fêtes du printemps. C'est un large courant d'inspiration populaire ; on le restreindra plus tard pour en tirer des poèmes de cour, ceux des troubadours et des trouvères. La fable, dont les personnages sont les animaux, apparaît déjà dans des récits très simples, imités de l'apologue classique. Ils donneront naissance plus tard, lorsqu'ils seront fécondés par l'imagination des ménestrels, aux innombrables « branches » du roman de Renart. Au xie siècle, s'annonce aussi le
drame liturgique, sous la forme de demandes et de réponses ajoutées au texte
des offices de Noël ou de Pâques, d'abord en latin, et bientôt en roman. LITTÉRATURE PROVENÇALE. LE BOÈCE.
Au Midi, comme au Nord, c'est la pensée religieuse qui
inspire les premières tentatives de la littérature en langue vulgaire. Et
pourtant, le plus ancien monument littéraire de la langue d'oc, le fragment
du poème sur Boèce, qui est de la fin du xe
siècle, est d'une inspiration philosophique presque profane. Le clerc inconnu
qui a écrit ces deux cent cinquante vers de dix syllabes où se décèlent, çà
et là, les caractères du dialecte limousin, n'était certes pas un ignorant.
Il emprunte à une ancienne biographie latine de Boèce les détails qu'il donne
sur la vie et la captivité de celui qu'on a appelé le « dernier Romain »;
mais il a lu aussi ses œuvres, puisqu'il imite le De consolatione
philosophiae dans
de longues tirades destinées à montrer le néant des choses humaines. A coup
sûr, ce philosophe n'est pas un artiste et l'on chercherait vainement, dans
ce document linguistique, une étincelle de poésie. LITTÉRATURE LATINE.
Combien ce premier développement de la littérature romane
est peu de chose, à côté de l'efflorescence colossale de la littérature
latine, qui commence avec l'avènement de nos Capétiens pour durer près de
quatre cents ans ! Le latin règne en maître, au xie siècle,
puisque, dans l'ordre intellectuel et moral, la puissance qui prévaut est
l'Église. La littérature sérieuse (et
même parfois celle qui ne l'est pas), la philosophie, l'histoire, le droit,
la science vont s'exprimer, plus que jamais, dans la langue du Clergé. Fait
regrettable sans nul doute, car l'élite des esprits se trouvait du côté latin
; et qui sait ce qu'auraient pu donner les lettres françaises cultivées par
la partie la plus instruite et la plus distinguée de la nation? Imposant ses traditions et ses formes consacrées, la littérature ecclésiastique fait vivre une langue morte, mais elle y enferme l'intelligence et ne lui permet guère de s'élever aux conceptions originales. Ici surtout, on ne trouve presque rien qui ne porte la marque de l'esprit religieux. Cependant l'activité littéraire des clercs et des moines, plus épanouie et plus libre que sous l'ère carolingienne, s'exerce dans les genres les plus différents. Elle n'est plus dominée, comme jadis, par le génie d'un chef d'empire ni par une académie de lettrés courtisans, comme celle que dirigeait Alcuin, et dont les arrêts avaient force de loi. Elle dépend moins du dehors : elle n'est pas commandée au même degré par les événements historiques, et cède davantage à ses impulsions propres. Mais elle se meut toujours à peu près dans les mêmes cadres, ne pouvant s'affranchir de l'autorité religieuse qui lui dicte sa pensée et l'empêche jusqu'à un certain point d'en changer le moule. LA PROSE.
En prose, dans l'énorme masse des écrits latins, on trouve surtout ce que le Moyen Age aimait le mieux : des commentaires sur la Bible, des sermons et des opuscules édifiants, des traités d'enseignement moral ou politique, pieusement inspirés de la tradition cléricale, des écrits de polémique sur le dogme ou la discipline, des vies de saints, des biographies d'évêques ou d'abbés, l'histoire des monastères, des évêchés ou des chapitres. Peu importent les redites, les longueurs, la sécheresse, ou la monotonie de ces compilations narratives ou didactiques. Il y a des grâces d'état pour des lecteurs dévots, que rien ne rebute. Fulbert de Chartres, Odilon de Cluny, Bérenger de Tours, Abbon et Aimoin de Fleuri, Odoranne de Sens, Fulbert de Saint-Ouen, Adémar de Chabannes, Dudon de Saint-Quentin, Guillaume de Poitiers, Raoul Glaber, attirent l'admiration d'un public qui se soucie peu de la mesure et du goût, pourvu qu'on l'édifie avec des récits de miracles, et qu'on l'instruise en gros des vérités éternelles ou des événements contemporains. LA POÉSIE.
La plupart de ces prosateurs cultivent aussi, sous mille
formes, la poésie latine, ouvrant ainsi la voie aux Marbode, aux Baudri et
aux Hildebert de la période suivante, qui seront des versificateurs hors
ligne. Fulbert de Chartres et beaucoup d'autres commencent l'interminable série des hymnes, des éloges, de poèmes
moraux, des légendes versifiées, des épitaphes, dont les manuscrits sont
remplis. A défaut d'imagination et d'art véritable, ces poètes ont l'habileté
de main, la souplesse et la fécondité. Ils se plaisent aux tours de force,
excellent dans l'acrostiche et dans les inventions rythmées et rimées les
plus étranges. C'est le triomphe du mauvais goût et de l'ingéniosité puérile
; mais c'est justement par là qu'ils charmaient leurs contemporains, au moins
la société lettrée. Le xie siècle, à ses débuts, ne
connut pas d'autre poésie lyrique, et les Français du Nord s'en contenteront
encore pendant longtemps. II. L'ENSEIGNEMENT[2]Le mouvement intellectuel de ce temps sort tout entier de l'école. Prosateurs ou poètes latins, tous ont enseigné comme professeurs ou reçu des leçons comme étudiants, auprès des évêchés ou des monastères en vogue. L'Église, en effet, ajoutait à ses fonctions sociales la lourde charge de l'instruction publique : il n'y a pas d'autre corps enseignant que le Clergé. C'est qu'il est seul instruit et en état d'instruire, et que tout l'enseignement du Moyen Age a pour fin dernière l'étude de la théologie. L'ÉGLISE, CORPS ENSEIGNANT.
Non seulement le Clergé fournit les éducateurs, mais il a
la surveillance et le contrôle de l'enseignement. Dans chaque diocèse, c'est
l'évêque qui accorde aux maîtres la capacité légale nécessaire pour remplir
leur fonction, la licentia docendi. Une autorité de même nature est dévolue à des corps
collectifs, aux chapitres cathédraux et collégiaux, qui ont parfois aussi
leurs écoles, distinctes de celles de l'évêque. Dans les abbayes, surtout
dans les monastères exempts (nous l'avons montré pour Cluny), la haute
direction de l'école est attribuée à l'abbé. Au début, le chef du diocèse ou
de l'abbaye exerçait son droit en personne. Plus tard, quand les écoles se
furent multipliées, il se déchargea de ce soin, au moins pour la partie
technique, sur un fonctionnaire spécial, le maître de l'école ou écolâtre. Il
existe déjà, dans les paroisses de campagne, de petites écoles, dont
l'organisme est plus ou moins simple, selon l'importance des localités. Les
unes n'ont qu'un « recteur d'école », qui, naturellement, est le curé : dès
le temps de Charlemagne, les chefs de paroisse avaient été invités à
instruire les enfants de leur ressort. Ailleurs on trouve un ou plusieurs
maîtres spéciaux, placés sous la surveillance du prêtre de la paroisse, et
peut-être même, en certains cas, nommés par lui. Mais de cet enseignement
rural nous ne savons à peu près rien; l'attention des contemporains s'est
portée exclusivement sur les grandes écoles des cathédrales et des abbayes. ÉCOLE DE REIMS.
Au premier rang se place celle de Reims, illustrée d'abord par l'écolâtre Gerbert, dont les fils de roi, comme le futur Robert II, venaient suivre les leçons, à côté d'un clergé d'élite. De là, partirent une foule de disciples qui se répandirent en Lorraine et en France, à Toul, à Liège, à Chartres et à Angers. Plus tard, la même école aura un regain de popularité sous les archevêques Gervais de Château-du-Loir et Manassès II, lorsque l'écolâtre Bruno, le fondateur de la Chartreuse, comptera parmi ses élèves le moine qui deviendra le pape Urbain II. ÉCOLE DE CHARTRES.
L'école de Chartres, personnifiée surtout par Fulbert, vit sa renommée portée au loin par des Français et des étrangers. Ses étudiants n'y faisaient pas seulement de la littérature ou de la science : ils consacraient une partie de leur temps à chanter la messe et à célébrer les offices liturgiques avec les chanoines de l'église Notre-Dame. Ils vivaient dans une certaine communauté et se traitaient de « frères ». Leur affection pour un professeur comme Fulbert se traduisait en termes touchants ; « Non, lui écrit Hildegaire, le trésorier de Saint-Hilaire de Poitiers, je ne puis plus endurer, si ce n'est contraint par vos ordres, et mon exil, et la trop longue impuissance où je suis de rendre mes devoirs à Notre-Dame et à vous. Comme le cerf qui aspire à l'eau pure des sources, je désire m'imprégner plus pleinement de vos enseignements, de cette parole qui m'est plus précieuse que l'or, l'argent et la vie même. » Adelman de Liège déplore, lui aussi, la nécessité de vivre éloigné du maître : « Chacun des souvenirs que j'ai gardés de lui augmente mes pleurs. J'étais son convive, je me tenais souvent à ses côtés, je buvais avidement les paroles d'or tombées de ses lèvres douces comme le miel. » ÉCOLES D'ANGERS, DE PARIS ET DE LAON.
Déjà connue au xe siècle, mais
restaurée au siècle suivant par les élèves de Fulbert, l'école d'Angers était
fréquentée par Geoffroi Martel, le
futur comte d'Anjou, Marbode et Baudri de Bourgueil, qui seront des évêques
lettrés, et Robert d'Arbrissel, le fondateur de Fontevrault. Elle se peuplait
d'étudiants venus non seulement de l'Anjou, du Maine et de la Touraine, mais
de la Normandie, de la Bretagne et même de l'Angleterre. Un autre disciple de Fulbert, Lambert, enseignait à Paris. Autour des chaires de l'école de la Cité se pressaient les jeunes gens venus de tous les pays d'Europe. On y voyait, à côté d'Etienne Harding, l'Anglais qui sera le premier abbé de Cîteaux, l'Italien Pierre de Léon, qui deviendra l'antipape Anaclet II, le Polonais Stanislas, plus tard évêque de Cracovie, et les Allemands Adalbéron, Gebhard et Altmann, à qui seront donnés les sièges épiscopaux de Würzbourg, de Salzbourg et de Passau. A Laon, Anselme professait avec éclat la théologie, entouré de disciples que lui fournissaient la France et les contrées voisines. La célébrité de l'école d'Orléans, plus ancienne, dépassait aussi de beaucoup les limites du royaume. Le Midi lui-même, bien que moins favorable au développement de la culture ecclésiastique et savante, était fier de ses écoles épiscopales de Périgueux et de Poitiers. Dans celle-ci étudiaient l'historien Guillaume, dit de Poitiers, le prédicateur Raoul Ardent, et Hilaire, le maître du philosophe Gilbert de la Porrée. ÉCOLES MONASTIQUES.
Partout la renaissance scolaire exaltait les enthousiasmes, provoquait les vocations, élevait, au moins dans le Clergé, le niveau général des esprits. L'Église séculière n'en gardera pas longtemps le monopole. Quoique tenus à plus de réserve dans leurs rapports avec le siècle, les moines voulurent avoir leur part de l'influence que les hautes études donnaient à ceux qui les propageaient. A la fin du xe siècle, dans l'école
monastique de Fleuri ou de Saint-Benoît-sur-Loire, des milliers d'auditeurs
recevaient l'enseignement d'Abbon. A Tours, l'école métropolitaine pouvait
difficilement soutenir la concurrence de celle de Saint-Martin, où l'on
entendait le maître Bérenger et ses disciples, Eusèbe Brunon et Hildebert de
Lavardin. De Marmoutier sortirent le philosophe Gaunilon, le savant Sigon,
abbé de Saint Florent de Saumur, et le médecin Raoul de Maucouronne. Dans
l'Anjou, les écoles de Saint Aubin et de Bourgueil; à Paris, celle de
Saint-Germain-des-Prés, de Saint-Denis et de Saint-Maur ; au Nord, celle de
Saint-Riquier, où enseignait Angelramn ; à Sens, celle de
Saint-Pierre-le-Vif, illustrée par l'orfèvre lettré Odoranne ; dans le Midi,
enfin, celles de la Daurade de Toulouse, de Saint-Martial de Limoges, de Saint-Hilaire
de Poitiers et de Saint-Victor de Marseille, attiraient au clergé régulier de nombreux étudiants,
qui restaient les admirateurs décidés de la vie monastique. ÉCOLE DE CLUNY.
De toutes les écoles claustrales, aucune n'eut plus d'action sur la société religieuse et séculière que celle de Cluny. Le système de l'enseignement clunisien se répandit dans toutes les régions où la puissante congrégation étendit sa domination directe. Au premier rang de ses propagateurs se place Guillaume de Dijon ou de Saint-Bénigne (961-1031), apôtre infatigable. L'abbaye de Saint-Bénigne devint, grâce à lui, une école célèbre fréquentée par les Italiens et même par des clercs orientaux. La réputation européenne de Guillaume décida le duc de Normandie, Richard II, à lui confier une des œuvres les plus importantes de cette époque, la réforme et la réorganisation scolaire de l'abbaye de Fécamp. La grande province normande se montrait une des plus
zélées pour les hautes études. Ce même duc Richard avait attiré à sa cour des
savants grecs et arméniens et, tous les ans, des moines du Sinaï venaient
prendre part à ses largesses. Saint Siméon, que ses contemporains admiraient
pour sa connaissance des langues d'Orient et d'Occident, avait fondé à Rouen
l'école de la Trinité. A Jumièges, à Saint-Wandrille, à Avranches, à
Saint-Vigor de Bayeux, à Saint-Evroul, à Saint-Ouen de Rouen, les étudiants
de Normandie et d'Angleterre affluaient; des légions de copistes y
travaillaient à répandre les manuscrits de l'Antiquité. Mais tout pâlit
bientôt, au milieu du xie siècle, devant l'éclat
singulier que jeta tout à coup l'école de l'abbaye du Bec, sous l'impulsion
d'un professeur de premier ordre, l'Italien Lanfranc. L'ÉCOLE DU BEC ET LANFRANC.
On a déjà vu en lui l'homme d'État, l'associé de Guillaume
le Conquérant : mais sa gloire la plus incontestée est peut-être celle qu'il
dut à l'enseignement. Orateur, théologien, grammairien, légiste, écrivain
correct et élégant, il occupe une aussi grande place dans le mouvement
littéraire que dans la politique de son siècle. Il fut pourtant plus
professeur qu'éducateur, s'adressant moins au cœur qu'à l'esprit ; mais il
étonna ses contemporains par la variété de son érudition et par un talent de
parole fait surtout de clarté et de finesse. L'école du Bec lui dut son
auditoire cosmopolite, où se formèrent des savants et des théologiens comme
saint Anselme et Ive de Chartres, des historiens comme Eadmer, des papes
comme Alexandre IL La Papauté donna elle-même à cette école la consécration
la plus éclatante. En 1071, Alexandre II se leva pour aller au-devant de
Lanfranc, qui entrait dans la salle des audiences, et dit aux assistants
étonnés : « Cet honneur ne s'adresse
pas à l'archevêque de Cantorbéry, mais au maître d'école du Bec, aux pieds
duquel je me suis assis avec les autres étudiants. » Nobles et clercs, riches et pauvres, placés sur les mêmes bancs, recevaient, en effet, les mêmes leçons. Dans les écoles rurales, des prescriptions fort anciennes recommandaient au curé de donner l'instruction, avec un soin égal, aux enfants de toutes conditions et de la donner à « titre gratuit ». En théorie, l'Église recommandait aux professeurs mêmes des grandes écoles de n'exiger aucun salaire. Pour la pratique, on distinguait. Les écoles d'abbaye donnaient et pouvaient donner l'instruction gratuite : la condition du professeur qui était moine, soumis au vœu de pauvreté et assuré de sa subsistance, permettait et commandait même le désintéressement. Les écoles épiscopales ou capitulaires ne réclamaient pas d'argent des clercs de famille pauvre : elles en demandaient aux jeunes nobles. L'exigence était légitime. On finit par l'outrepasser. Les professeurs en vogue arrivèrent à se faire payer fort cher, par les élèves de toutes catégories : ce qui soulevait l'indignation des moines, peu indulgents pour le clergé séculier. A tout prendre, l'Église du xie siècle
a fait bénéficier un grand nombre de personnes de l'instruction gratuite.
Elle alla même plus loin dans cette voie de libéralité. Le corps enseignant
était invité à donner les moyens de subsistance aux écoliers qui n'en avaient
pas. Fulbert de Chartres écrivait à son disciple Hildegaire : « Veille à ce
que tes élèves ne souffrent ni de la faim, ni du manque de vêtements. » «
Dans les écoles de Fécamp, assure le biographe de Guillaume de Saint-Bénigne,
non seulement serfs et libres, riches et pauvres, recevaient uniformément les
leçons de la charité, mais beaucoup d'écoliers sans ressources étaient
entretenus aux frais de la communauté. » CARACTÈRES DE L'ENSEIGNEMENT.
Si l'on jugeait de la renaissance des études, au xie
siècle, par le nombre des écoles célèbres, l'affluence des étudiants et
l'admiration qu'ils professaient pour leurs maîtres, on se ferait une idée
très exagérée de la valeur de cet enseignement. La distinction en trois ordres,
sur laquelle repose notre système d'instruction publique, est une conception
toute moderne. Dans les écoles d'évêchés et d'abbayes, on donnait aux clercs,
souvent âgés, qui venaient y commencer leurs études, un véritable enseignement
primaire. D'autre part, on ne séparait pas l'enseignement secondaire de
l'enseignement supérieur : l'étudiant passait insensiblement de l'un à
l'autre. Beaucoup des questions de grammaire, de rhétorique, de dialectique,
d'arithmétique et de géométrie, qui faisaient le fond de l'enseignement, à
Reims ou à Fleuri, appartiendraient aujourd'hui au programme de nos lycées.
Tous les étudiants n'arrivaient pas à la théologie, ce couronnement de
l'édifice scolaire. La plupart se
contentaient de l'ensemble des connaissances qui constituaient le « trivium »
et le « quadrivium », c'est-à-dire les « arts libéraux ». LES SEPT ARTS.
Grammaire, rhétorique et dialectique ou logique, formant le « trivium »; arithmétique, géométrie, astronomie et musique, formant le « quadrivium » : telle était la base de l'enseignement public dans les grandes écoles. Cette organisation datait de l'époque carolingienne et devait persister durant tout le Moyen Age. Peu de temps après l'an mil, on ne trouvait pas de terme plus expressif pour vanter la science d'Abbon, l'abbé de Fleuri, que de dire qu'elle s'appuyait « sur les colonnes des sept arts ». Que cette image magnifique ne nous fasse pas illusion ! L'enseignement consistait surtout dans la lecture et le commentaire littéral d'un certain nombre d'auteurs latins, ou traduits du grec en latin. La plupart des maîtres ne traitaient guère les matières
littéraires ou scientifiques « ex professo », d'après leurs propres idées ;
ils ne faisaient pas de cours personnels, originaux ; ils se contentaient de
lire quelques ouvrages considérés comme les sources de la science, en donnant
sur les passages difficiles les explications indispensables. Pour faire de la
grammaire, on lisait les livres de Donat sur les huit parties du discours et
sur le barbarisme, ainsi que les œuvres de Priscien. La rhétorique
s'apprenait dans les traités de Cicéron, de Séverianus et de Capella ; la
dialectique, dans certaines œuvres (traduites en latin) de Porphyre,
d'Aristote et dans les traités de logique de Boèce ; l'arithmétique, dans les
traités de Boèce et de Capella ; la musique, dans le De musica de Boèce ; la
géométrie, dans les ouvrages de Frontin, de Columelle et de Gerbert ;
l'astronomie, dans le Poëticon astronomicon d'Hygin et dans les tables (en
latin) de Ptolémée. INSUFFISANCE DE L'ENSEIGNEMENT.
Ce système d'enseignement par la lecture était aride, terre à terre, presque enfantin. Il avait le grave défaut de ne développer ni la personnalité du maître ni les qualités naturelles de l'étudiant. Le travail propre de celui-ci se bornait à peu près à la fabrication du vers latin, imité de l'antique ou accentué et rythmé à la façon moderne, et aux exercices de style épistolaire et oratoire. Sa connaissance des auteurs classiques était singulièrement incomplète et restreinte. En général, le grec restait pour lui lettre morte : les grands érudits de ce temps, Gerbert, Abbon et Fulbert, ne le savaient pas ; les auteurs helléniques, peu nombreux, ne leur parvenaient que dans des traductions latines d'une exactitude douteuse. Le contact direct avec l'antiquité romaine semble même avoir fait défaut à la grande majorité des gens instruits. Ils entrevoyaient les chefs-d'œuvre de la poésie et de la prose latine à travers les gloses et les citations des grammairiens de la décadence. L'écrivain le plus lu, le plus commenté, le plus admiré, c'est Boèce, l'intermédiaire universel, la source de toute science, l'oracle dont on ne doute pas. Le caractère encyclopédique de cette renaissance frappe
tout d'abord l'esprit, mais ne l'abuse pas longtemps. Si ces connaissances
sont étendues, elles perdent en profondeur ce qu'elles gagnent en surface. Et
que de lacunes à signaler ! L'histoire, en tant que matière enseignée,
rentrant dans la grammaire ou la rhétorique, existe à peine. La philosophie
tient presque tout entière dans la logique et elle est comprise de la façon
la plus étroite : gymnastique portant sur les mots plus que sur les idées,
jonglerie avec des formes vides. La science du droit, enseignée dans un très
petit nombre d'écoles, est rudimentaire et ne produit encore que des
vocabulaires ou des traités élémentaires de droit romain. La science
canonique elle-même, viciée par l'intrusion des fausses décrétales, reste
encore dans l'enfance. Le traité d'Abbon sur les devoirs des clercs, n'est
qu'un centon assez mal construit. Les canonistes du xie
siècle sont des Italiens ou des Allemands : il faudra attendre Ive de
Chartres et le début du xiie siècle pour trouver en
France un vrai maître dans l'étude du droit sacré. LA MÉDECINE.
La médecine, bornée à la connaissance de quelques recettes, est un pur empirisme, où l'on s'inspirait d'Hippocrate et de Galien. On se passait les recettes et les médicaments, choses précieuses, comme on se prêtait des manuscrits. Fulbert de Chartres, avant son épiscopat, préparait des onguents pour lui-même et pour ses amis : « Voici trois potions de Galien et autant de thériaque, écrivait-il. Dans vos antidotaires, vous trouverez la manière de les prendre. Voici de plus le vomitif que vous avez demandé. Je vous conseille, plutôt de la racine de valériane ou mieux encore des pilules laxatives ; je vous en offre quatre-vingt-dix. » — « Cette potion que vous envoie l'évêque, écrivait Hildegaire à l'évêque de Laon, prenez-la dans de l'eau chaude, avant le lever du jour ; vous ne souperez pas le soir, et la nuit, vous jetterez dans la tasse où elle se refroidira du sel gemme ou, à son défaut, une pincée de sel fin. » LES SCIENCES.
Les hommes de ce temps qui possédaient quelques notions
élémentaires d'arithmétique et de géométrie et savaient faire les quatre
opérations en se servant de la planche à calcul, de l'abaque, excitaient l'admiration
générale. Raimbaud de Cologne et Raoul de Liège, deux élèves de Fulbert et de
l'école de Chartres, échangent entre eux une
correspondance animée pour se mettre à même de comprendre les données
de Boèce en mathématiques. L'un démontre à son ami que les trois angles d'un
triangle sont égaux à deux angles droits. L'autre s'efforce de prouver que le
triangle équivaut à la moitié d'un carré coupé par une diagonale. Pour juger
la science de ce temps, il suffit de voir ce qu'elle était chez Gerbert, le
plus grand savant du premier âge capétien.
GERBERT.
Gerbert, dont on a fait, à tort, un penseur aux idées originales et profondes, fut, avant tout, un professeur érudit, qui eut l'idée de synthétiser les idées et les notions empruntées à l'antiquité sacrée et profane, pour en constituer un corps de doctrines. Sa philosophie, assez peu personnelle, consista surtout à
étudier les catégories, le genre et l'espèce, d'après Porphyre et ses
commentateurs anciens. Il expliquait les Topiques de Cicéron et les traités de Boèce sur le
syllogisme, la définition et la division, et connut, par le Tintée, la doctrine platonicienne. On
sait qu'il passa toute une journée à discuter en présence de l'empereur Otton
II, avec un autre savant, Otric, la question de savoir si la physique est
subordonnée à la mathématique, comme l'espèce au genre. Il composa un traité
de dialectique quintessenciée (le Libellus de rationali et ratione uti) pour montrer comment il est
possible de dire que l'être raisonnable use de la raison. Les Alexandrins,
Jean Scot Érigène et Boèce, lui ont fourni presque tous les éléments de ses
théories. Mais il sut faire de ses emprunts un ensemble méthodique et il eut,
dans une certaine mesure l'idée de l'unité de la science. En rhétorique, il aimait à placer directement les élèves
en présence des auteurs latins dont il faisait rechercher et copier les
œuvres avec un zèle infatigable. Cette chasse aux manuscrits le passionnait.
Il y dépensa, sans compter, une grande partie de son avoir, fouillant par ses
amis et ses rabatteurs les
bibliothèques de Rome, d'Italie, de Germanie, de Belgique, faisant exécuter
partout des copies, mais réclamant aussi, avec violence, les ouvrages
empruntés qu'on ne lui rendait pas. Enthousiaste de l'Antiquité, comme le
seront les humanistes de la Renaissance, il a, toujours comme eux, l'amour du
livre, l'érudition encyclopédique, et l'habitude de mélanger le sacré et le
profane. Cet esprit fureteur et curieux de tout a devancé son temps. Il l'a dépassé aussi par son goût particulier pour les
sciences, mais ici il faut se garder de l'exagération. En arithmétique, il a
vulgarisé et non pas imaginé l'usage de l’abaque, procédé
matériel qui remonte à Boèce et aux Latins. Il paraît n'avoir connu ni
l'emploi du zéro ni la fraction décimale, et il n'a nullement rapporté de
Cordoue (il n'y est jamais allé)
les prétendus chiffres arabes dont l'Occident, au ve
siècle, se servait déjà. Il a, tout au moins, appris à ses contemporains à
faire en peu de temps des multiplications et des divisions fort complexes, ce
qui a bien son prix. En musique, l'historien Richer, son élève, semble lui
attribuer des études théoriques sur la distinction et la classification des
sons. Gerbert connaissait sans doute les règles élémentaires de l'harmonie et
les procédés de construction des orgues, mais on ne voit pas que la musique
lui doive aucun progrès marquant. Sa géométrie, toute d'applications
pratiques, est surtout la science de l'arpentage, empruntée en grande partie
aux agrimensores romains, et son
astronomie, l'art de construire des sphères pleines et creuses où il rendait
sensibles les données les plus simples de la cosmographie. Cet homme, que le Moyen Age a pris pour un novateur
puissant, au génie surhumain et diabolique, n'a en somme rien inventé. Il
suffit à sa gloire d'être le précurseur de ces clercs des xie
et xiie siècles qui ont restauré les lettres et les sciences,
créé ou ravivé des foyers d'études et propagé la lumière par l'enseignement.
Mais la lumière était faible, l'enseignement sans originalité ni élévation,
la science superficielle et timide. Il y a progrès sur l'âge antérieur.
Néanmoins, c'est à l'époque de la première croisade que s'ouvrira seulement
une phase décisive dans le développement intellectuel de la nation. III. LA PENSEE LIBRE[3]Ce qui manque le plus à la pensée, c'est l'indépendance,
bien difficile à conquérir dans un temps où la toute-puissance de l'Église
dérivait encore moins des institutions établies que de la profondeur du
sentiment religieux et de l'intensité de la foi. Avant tout, le Clergé devait
se préoccuper de conserver intacte la croyance populaire. Au xie
siècle, il a pu rester, sans grands efforts, le maître absolu des esprits ;
aucun danger sérieux n'a menacé l'Église ni dans son dogme, ni dans sa
hiérarchie, ni dans l'organisation intime de son sacerdoce. Il est pourtant
vrai que ce siècle, si naïvement soumis de pensée et de cœur, a vu se produire les premières réactions
contre l'autorité et la tradition. Un mouvement d'opposition s'est dessiné,
mais les tentatives de résistance ou d'attaque sont restées vaines. Les chroniqueurs
ont enregistré ces révoltes comme des phénomènes extraordinaires qui
frappèrent la curiosité des masses chrétiennes, sans ébranler leurs
convictions. MANIFESTATIONS ANTIRELIGIEUSES.
Les manifestations dirigées contre le principe de la
révélation et l'essence même du surnaturel sont rares. Dans nos plus anciennes
chansons de geste, comme celle de Raoul de Cambrai, la parole impie n'est
qu'une boutade, échappée à la colère d'un chevalier à demi sauvage.
L'histoire offre encore moins souvent que la littérature le type du baron
blasphémateur et mécréant. On peut voir pourtant, dans Raoul Glaber,
l'étrange figure d'un comte de Sens, Rainard, qui judaïsait, commettait
des actes d'irrévérence pendant la messe et cracha un jour au visage de son
archevêque. L'indignation prolixe de Guibert de Nogent nous en apprend davantage
sur Jean Ier, comte de Soissons, protecteur des juifs et des hérétiques,
accusé de parler du Christ dans les termes les plus criminels. Il détestait
les prêtres au point de dire sur son lit de mort, au clerc qui le veillait :
« Tu veux que je donne mes biens aux parasites, c'est-à-dire à tes pareils,
ils n'en auront pas une obole. » S'il fréquentait les églises, à l'époque des
grandes fêtes; c'était, de son propre aveu, « pour s'amuser à regarder les
belles femmes qui venaient y passer la nuit ».
LES HÉRÉSIES SCOLAIRES.
Au xie siècle, l'hérésiarque est,
la plupart du temps, un clerc qui s'oppose à la tradition par sa façon de
comprendre le dogme ou de juger les institutions d'Église. Ce n'est point par
incrédulité, mais par religiosité, qu'il s'écarte du sentier battu, voulant
ramener les mœurs et la discipline à l'âge d'or de la constitution
chrétienne. Son hérésie sort de l'école, car il est lui-même rhéteur, érudit
ou théologien et il recrute ses premiers disciples dans le monde des moines
ou des clercs qui étudient. L'esprit d'indépendance à l'égard de la religion
établie apparaît d'abord dans les villes où il trouve son aliment et des
soutiens. Les clercs communiquent peu à peu leurs opinions aux bourgeois avec
qui ils sont en relations. Et les bourgeoisies, qui commencent déjà
sourdement leur lutte contre l'évêque et les pouvoirs ecclésiastiques,
accueillent favorablement les idées nouvelles.
Il semble que le courant hérétique se soit propagé, au
commencement du xie siècle, dans les principales
cités de la France du Nord. On le surprend à Arras en 1025, dans le diocèse
de Châlons entre 1042 et 1048. La région de la Loire et celle de la Garonne
en subissent aussi, et de très
bonne heure, les atteintes. L'hérésie est signalée à Orléans en 1022, à Limoges
vers le même temps, à Tours et à Toulouse un peu plus tard. Gauzlin, ce
bâtard de Hugues Capet qui était devenu archevêque de Bourges, se crut
obligé, en 1013, de faire une profession de foi orthodoxe. Les conciles de
Reims (1049) et de Toulouse (1056), qui signalèrent ce mal, ne paraissaient
pas avoir travaillé bien activement à le réprimer. BÉRENGER DE TOURS.
La tentative de Bérenger, l'écolâtre de Saint-Martin de
Tours, fut un acte d'opposition isolée, dont les conséquences se firent
sentir uniquement dans les milieux scolaires. Disciple de Fulbert de
Chartres, chargé de l'école de Tours vers 1031, nommé archidiacre d'Angers
vers 1040, ce théologien commença par être une des gloires de l'Église. Il
édifiait le monde par sa vie exemplaire. Sa réputation, ses qualités
séduisantes d'homme et de professeur multipliaient autour de lui les
disciples et lui procuraient, nous l'avons vu, de puissantes amitiés. Mais
bientôt les fidèles apprennent que le célèbre docteur a professé et publié
des opinions contraires à la croyance générale. Il met en doute la valeur de
l'autorité, fait un choix parmi les Pères, s'attache surtout à saint
Augustin, à saint Ambroise, à saint Jérôme, et propage les idées,
rationalistes au fond, de Scot Érigène. On l'accuse de rejeter, comme les
Manichéens, le baptême des enfants et le mariage. A coup sûr, il n'accepte
pas la doctrine traditionnelle sur l'Eucharistie, l'idée de la
transsubstantiation. Il nie que le vrai corps et le vrai sang du Christ
soient reçus par les fidèles qui communient sous les espèces du pain et du
vin. Ce n'est pas réellement, selon lui, mais par une fiction de l'esprit (intellectualiter) que s'opère cette
transformation. Vivement attaqué, il se défend d'abord avec énergie,
travaille même à faire des prosélytes et répond à l'école du Bec et à
Lanfranc en essayant de convertir à sa doctrine le jeune duc de Normandie,
Guillaume le Bâtard. La cour de Rome s'inquiète de cette audace et sévit. Les
conciles de Rome, de Verceil, de Paris, de Florence, de Tours, de Latran, de
Poitiers (1050-1076), condamnent et excommunient l'hérésiarque. Ses
adversaires le dépeignent, cela va de soi, sous les couleurs les moins
flatteuses. A les entendre, il aurait envoyé de l'argent à une foule
d'écoliers pauvres, dans toutes les régions de la France, non par charité,
mais pour que ces mauvais garnements (nebulones) lui fissent une popularité malsaine. L'évêque d'Aversa,
Guimond, conteste même son talent et sa science. Il fait de Bérenger un
simple charlatan, engagé dans l'hérésie par dépit d'avoir succombé dans une
lutte de dialectique, sous les coups de Lanfranc. « On le voyait, dit-il,
affecter une démarche théâtrale, se donner des airs de supériorité,
s'attacher à faire remarquer en lui
ce que la dignité de professeur offre d'éclatant, bien plus que ce qu'elle a
de sérieux; paraître au milieu de ses élèves, la tête enveloppée dans son
capuchon, simuler une méditation prolongée, et après avoir fait désirer
longtemps sa parole, s'exprimer avec une lenteur affectée et, par ses modulations
prétentieuses, tromper les esprits inattentifs de manière à s'attirer la réputation
d'un docteur sans en avoir le mérite. » Un évêque de Langres, écrivant à Bérenger,
lui reproche « de ne pas voir ce que les autres voient, d'abandonner l'unité
par orgueil et de se glorifier de faire bande à part ». Saurons-nous jamais ce que fut au juste l'écolâtre de Tours? Un convaincu, amené, par le libre exercice de sa raison, à nier un dogme essentiel du catholicisme? ou un ambitieux, désireux de faire du bruit, heureux de penser autrement que le vulgaire et de le faire savoir au monde entier? Ses opinions théologiques n'étaient pas très originales, il reconnaît lui-même, dans ses lettres, avoir emprunté sa négation à Jean Scot. A coup sûr, ce dialecticien n'avait pas le goût du martyre. Comment a-t-il pu échapper aux conséquences graves de tant d'anathèmes lancés, du haut de la chaire de Saint-Pierre, contre ses écrits et sa personne? Ce miracle ne s'explique pas seulement par l'appui qu'il trouva auprès de son évêque diocésain, Eusèbe Brunon, et du comte d'Anjou, Geoffroi-Martel. Il se préserva lui-même en abandonnant ses théories quand les circonstances menaçaient, quitte à les reprendre après l'orage. On se perd dans l'histoire embrouillée de ses affirmations et de ses rétractations. Il paraît que sa dernière abjuration au concile de Bordeaux (1080) fut sincère et définitive, et qu'il vécut encore huit ans, près de Tours, dans une pieuse retraite. Ce novateur a donc fini comme finira Abélard. Mais il avait donné, au moins par intermittence, l'exemple de la pensée libre et ouvert la voie aux hardiesses du siècle suivant. HÉRÉTIQUES D'ORLÉANS.
L'hérésie orléanaise, la mieux connue avec celle de
Bérenger, eut son point de départ dans l'école capitulaire de Sainte-Croix.
Ses promoteurs furent des maîtres de cette école, les chanoines Etienne et
Lisoie, Héribert, maître de l'école de Saint-Pierre le Puellier et l'un des
hauts dignitaires de l'église d'Orléans, le chantre même du chapitre,
Théodat. L'existence de cette secte, révélée involontairement par un clerc de
Normandie, dénoncée aussi par les rumeurs de la populace, parut au roi Robert
le Pieux une monstruosité intolérable. Il convoque, en 1022, une assemblée
d'évêques et de barons qui se réunit dans la cathédrale, fait comparaître
devant lui les hérétiques enchaînés, et, aidé de ses évêques, argumente
contre eux pendant neuf heures. Terrifiés,
mais nullement convaincus, les malheureux s'écrient à la fin : «
Mettez un terme à vos discours et faites de nous ce que vous voudrez; déjà
nous voyons notre Roi qui règne dans les cieux ; il nous tend les bras et
nous appelle à des triomphes immortels, en nous conférant les joies d'en
haut. » Le peuple ne comprenait pas qu'on discutât avec des coupables : il demandait leur mort à grands cris. Robert jugea qu'il était plus facile de les envoyer au supplice que de les ramener à la foi. Il les fit brûler solennellement. Beaucoup des condamnés étaient des clercs ; une religieuse, convaincue avec eux, renia leur doctrine et obtint sa grâce. Telle était la répulsion qu'inspirait l'hérésie que la reine Constance, placée à la porte de la cathédrale d'Orléans, au moment où les hérétiques en sortaient, creva l'œil d'un coup de canne à son ancien confesseur, le chanoine Etienne. Le roi Robert est le premier qui ait appliqué à l'hérésie la peine du feu. Cet homme si doux fut le père de l'Inquisition. Il innovait, et cette nouveauté étonna. Un moine de Fleuri écrivait à un abbé de ses amis, le lendemain de l'exécution : « Je veux vous apprendre ce qui concerne l'hérésie découverte à Orléans. Si vous en avez déjà entendu quelque chose, sachez que c'est bien la vérité. Le roi Robert a fait brûler vives près de quatorze personnes d'entre les meilleurs clercs et les premiers laïques de la ville. » Les contemporains furent surpris, mais nullement indignés. Robert date fièrement une de ses chartes de « l'année où l'hérésiarque Etienne et ses complices furent condamnés et brûlés à Orléans ». INTOLÉRANCE DES FOULES.En rompant avec les habitudes de l'époque antérieure, les
autorités du xie siècle ne faisaient qu'obéir aux
passions de la multitude. La populace des grandes villes se montrait plus
intolérante et plus acharnée contre les hérétiques que les rois et les
évêques. Un prélat de la région lorraine, Wazon, évêque de Liège, indigné de
ces cruautés, conseille à ses collègues de France de procéder avec moins de
rigueur. A l'évêque de Châlons, qui lui demande s'il faut livrer les
hérétiques de son diocèse au bras séculier, il répond que ce serait agir
contre l'esprit de l'Église, et contre les paroles même de son fondateur. «
Le Christ a ordonné de ne pas séparer l'ivraie du bon grain, de peur qu'en
arrachant l'ivraie on n'enlève aussi le froment. » Sa conclusion est qu'il
faut laisser la vie aux coupables et se borner à les excommunier. La
chronique liégeoise, qui nous rapporte ses paroles, ajoute cette assertion
singulière : « Wazon s'efforçait par là d'arrêter la rage aveugle des
Français avides de meurtre : car il avait appris qu'ils condamnaient les gens
suspects d'hérésie sur la seule pâleur de leur teint. » Le teint pâle
décelait l'abstinence
de la viande, et l'on savait que cette abstinence était une règle pour les «
manichéens ». LES HÉRÉSIES POPULAIRES.
L'hérésie, sortie des écoles et communiquée par des clercs aux bourgeois de quelques grandes villes, a-t-elle fini par gagner les campagnes et atteindre jusqu'aux paysans? Ou faut-il croire que les misères sociales aient déterminé, dans certains milieux ruraux, une opposition spontanée à la loi et à la croyance de l'Église? L'hérésie de type populaire apparaît déjà, à la fin de l'an 1000, dans un coin de la Champagne, à Vertus. Un simple paysan, Leutard, se déclare inspiré de l'Esprit-Saint, renvoie sa femme « pour obéir au précepte évangélique », brise les crucifix et se fait bien venir des cultivateurs en leur enseignant qu'ils ne doivent pas payer la dîme. Il fait un choix dans les Écritures, disant qu'il ne fallait croire qu'une partie de ce que les prophètes avaient prêché. L'évêque de Châlons, Jébuin, le fait saisir et l'oblige à avouer qu'il ne sait rien de la doctrine de l'Église ; ce qui le discrédita aux yeux de ses partisans. « Quand il se vit vaincu et abandonné de ses disciples, ajoute Raoul Glaber, il se jeta la tête la première dans un puits. » LE CATHARISME
Savante ou populaire, l'hérésie du xie
siècle semble se rattacher à une même doctrine, celle du « néo-manichéisme »
ou « catharisme ». Le fondement métaphysique de la religion cathare, qui
deviendra, au siècle suivant, celle des Albigeois, était le dualisme, la
coexistence éternelle du principe bon et du principe mauvais, le diable étant
l'auteur de la matière et du monde visible, foyer de tout mal physique et
moral. Le péché consiste surtout dans l'amour de la créature matérielle ;
d'où la prohibition relative du mariage et de la bénédiction matrimoniale, et
l'interdiction absolue des secondes noces. Défense de s'alimenter par le lait
et la viande : car le catharisme admet la métempsycose et ne veut pas qu'on
tue les animaux, ceux-ci pouvant être des personnes jadis humaines qui n'ont
pas achevé la série de leurs transformations.
L'opposition avec le dogme catholique est absolue sur des
points essentiels. Les cathares ne reconnaissent pas l'autorité de l'Ancien
Testament, nient que le Christ soit apparu aux hommes sous une forme vraiment
corporelle, rejettent la présence réelle dans l'Eucharistie, la supériorité
de la Vierge sur les autres femmes et la nécessité du baptême. Ils n'attaquent
pas seulement le dogme : leur doctrine sur l'origine mauvaise du monde
visible les oblige à condamner, dans le culte orthodoxe, toute manifestation
extérieure et matérielle, les cérémonies qui agissent sur les sens, la
vénération des images et des reliques. On ne veut plus de la hiérarchie
catholique. L'hérésie déniant aux
évêques le don de l'Esprit-Saint, le droit de faire des prêtres, condamne en
réalité l'épiscopat. Et pourtant le catharisme est une religion positive, ayant sa tradition, son rituel, et même un embryon d'organisation hiérarchique. C'est qu'il n'a pas appliqué, jusque dans leurs conséquences extrêmes, les principes sur lesquels il reposait. Il admettait deux séries de fidèles, deux degrés de pureté. Les « parfaits » sont les purs par excellence, les vrais cathares, ceux qui s'assujettissent à toutes les rigueurs du système, surtout au célibat, manifestation de sainteté absolue. Ils forment l'élite, l'aristocratie spirituelle de la société. Les « croyants » sont la masse des fidèles, pour qui l'on tolère le mariage et les autres nécessités matérielles. Ils vivent de la vie ordinaire, bien que tenus de se rapprocher le plus possible de l'état de pureté. LE CONSOLAMENTUM.Un des traits distinctifs et fondamentaux du catharisme
est le rite appelé consolamentum, qui met les fidèles en communion avec les parfaits. Par
cette sorte de baptême, le parfait impose les mains sur la tête du croyant,
lui donne la bénédiction et le baiser de paix, et lui communique ainsi 1' «
esprit », grâce spéciale qui purifie l'âme et la relève de sa chute. Un
certain nombre de parfaits, choisis parmi les plus saints, sont chargés de
parcourir la région placée dans leur ressort et d'administrer le
consolamentum. On les considère comme des réceptacles de l'esprit divin et
les dévots s'agenouillent devant eux avec adoration. Nul doute que ce dogme
de la consolation ne se retrouve dans l'hérésie de 1022 : « Frère, disent les
cathares Orléanais à un de leurs adeptes, jusqu'à présent tu as été plongé
avec les ignorants dans le gouffre de l'erreur : mais aujourd'hui, placé sur
le sommet de toute vérité, tu as commencé à ouvrir les yeux de l'esprit à la
lumière de la vraie foi. Nous t'ouvrirons les portes du salut; et si tu
consens à y entrer par l'imposition des mains, tu seras délivré de toutes les
fautes et rempli du don de l'Esprit qui t'apprendra à connaître le sens
profond des Écritures. Nourri d'un mets céleste et réconforté par cet aliment
intérieur, tu jouiras avec nous de la vue des anges : rien ne te manquera, et
Dieu, en qui sont les trésors de toute sagesse, sera avec toi. » Le fanatisme
des suppliciés d'Orléans s'explique par cette ferme croyance des consolés que la mort, survenant
dans l'état de pureté, est un gage certain de salut. SPONTANÉITÉ DE CERTAINES HÉRÉSIES.On ne sait par quelle voie le catharisme s'est introduit dans la France du Nord et du Midi. D'après Raoul Glaber, une femme venue d'Italie aurait converti aux doctrines manichéennes les clercs d'Orléans. Adémar de Chabannes en attribue la propagation à un paysan du Périgord. Si l'on en croit les actes du synode d'Arras, les
promoteurs de l'hérésie découverte en 1025 auraient été des Italiens dirigés
par un certain Gondolfo. Ces affirmations s'accordent assez bien avec
l'opinion généralement admise qui veut que l'hérésie ait été communiquée à
l'Occident par des moines gréco-slaves. Leur doctrine, venue de Thrace,
aurait gagné la Dalmatie, l'Italie, et finalement la Provence, le Languedoc
et l'Aquitaine. Mais devant les textes positifs qui montrent, dans le Nord,
les premiers symptômes de la dissidence religieuse, pourquoi serait-il
nécessaire de supposer toujours un emprunt direct fait à l'Italie et à
l'Orient? Le manichéisme peut avoir trouvé son point d'appui, sinon son
origine, dans la pensée de certains professeurs, pénétrés, comme savants, de
la doctrine des anciens dualistes, et décidés, comme philosophes, à réprouver
le dogmatisme intolérant du Clergé et le développement abusif des pratiques
matérielles où la religion du Moyen Age semblait vouloir se renfermer tout
entière. Ce mouvement d'opposition à l'Église dut être, sur beaucoup de
points, l'effet d'une réaction spontanée, analogue à des réactions d'une
autre nature qui n'allaient pas tarder à se produire dans l'ordre économique
et social. Les hérésies du xie siècle, sauf certains
phénomènes isolés d'illuminisme, sortaient naturellement de la renaissance
scolaire, comme la révolution communale aura pour principale origine la
rénovation du commerce et de l'industrie dans les cités. IV. CARACTÈRES GENERAUX DE L'ART ROMAN[4]Plus encore que la littérature et la science, l'art du xie
siècle est essentiellement religieux. Ce n'est pas chez les lettrés et les
théologiens de cette époque qu'il faut chercher l'expression la plus élevée
et la plus puissante de l'idée chrétienne mais chez les architectes et les
sculpteurs, pour la plupart inconnus, qui commençaient sur tous les points de
la France à édifier et à embellir nos églises romanes.
Ces monuments fidèles des croyances d'autrefois, témoins encore
vivants de la fécondité des artistes, dont la foi guidait l'imagination et la
main, sont alors les vrais chefs-d'œuvre de l'intelligence française. Pour
les comprendre, une passion d'archéologue ou d'historien ne suffit pas ; il
faudrait l'état d'âme de ces foules
pour qui la maison de Dieu était le domicile d'élection, le refuge contre
l'impitoyable dureté de l'état social, et comme le vestibule d'un monde
meilleur. RECONSTRUCTION DES ÉGLISES
« A l'époque où allait s'ouvrir la troisième année après l'an 1000, un même fait se produisit presque dans le monde entier, mais surtout en Italie et en France : on se mit à réédifier les basiliques des églises. La plupart étaient pourtant convenablement construites, et il n'y avait pas nécessité de les changer ; mais, entre tous les pays chrétiens, on rivalisa à qui aurait les plus beaux temples. On eût dit que le monde se secouait et rejetait ses vieilleries, pour revêtir une blanche robe d'églises. Partout, dans les cathédrales, dans les monastères, dans les plus petites paroisses, le sanctuaire fut amélioré. » Le chroniqueur Raoul Glaber n'attribue donc pas aux terreurs de l'an 1000 et à l'explosion de la reconnaissance populaire ce magnifique développement de constructions religieuses. Mais la vraie cause n'est pas davantage celle qu'il indique. L'ARCHITECTURE ROMANE.
Pendant les invasions normandes et les guerres féodales,
beaucoup d'églises avaient été brûlées avec leurs trésors de reliques et
d'objets d'art. Leurs charpentes et leurs plafonds lambrissés les
protégeaient mal contre l'incendie et l'intempérie des saisons. Les architectes
du xie siècle voulurent remplacer le toit de bois par le toit
de pierre, et fortifier l'église en la voûtant. Mais on ne peut dire qu'ils
aient réussi du premier coup. Bon nombre de ces églises, bâties au temps du
roi Robert, n'étaient pas encore assez solides pour durer : on dut les
reconstruire à la fin du xie siècle ou au commencement du
xiie. L'église romane sortait d'ailleurs, par une évolution
naturelle, de la basilique carolingienne, dérivée elle-même de la basilique
latine. Dans l'édifice carolingien existaient déjà une nef centrale avec deux
bas-côtés plus étroits ; un transept figurant les bras de la croix ; un chœur
séparé de la nef et du transept par des clôtures de pierre et un peu
surélevé, de manière à permettre l'établissement de la crypte voûtée où les
saints reposaient; un portail d'entrée, placé en face du chœur. Tous ces
éléments essentiels de la construction basilicale, l'architecte roman n'avait
qu'à les prendre comme point de départ. Il n'eût même pas à imaginer la
voûte, qui apparaît, sous des formes variées, dans les monuments de l'art latin.
Mais il l'appropria aux besoins de la construction religieuse, employant
surtout cette arcade de plein-cintre prolongée, qu'on appelle la « voûte en
berceau », et ce système à compartiments reposant sur des angles saillants,
qui constitue la « voûte d'arêtes ». Dans certaines régions de la France
aquitanique (par exemple, dans le
Périgord), il reprit par exception, pour couvrir les nefs, la coupole, chère
aux constructeurs romains. Pour remédier aux inconvénients de la poussée des voûtes sur les murs latéraux, il fallut, non seulement rendre ces murs plus épais et diminuer la surface des fenêtres, ainsi que leur nombre, mais encore soutenir la voûte au-dedans par des cintres de pierre ou « arcs doubleaux », au-dehors, par des contreforts symétriques, renforcer les piliers intérieurs, multiplier les faisceaux de pilastres et de colonnes, en un mot, diminuer l'air et l'espace pour gagner la solidité. Les besoins de la défense expliquent, d'autre part, la construction de ces clochers massifs, d'abord ronds, puis carrés ou polygonaux, véritables donjons d'églises, d'où le guetteur voit l'ennemi de loin, où l'on peut, au besoin, se retrancher et soutenir quelque temps l'attaque. Et pourtant, il y a, dans la construction romane, un élan qui révèle clairement les aspirations plus élevées dans la pensée religieuse. Ces arcs et ces voûtes montent, tout en s'arrondissant et se brisant. Habitués jusqu'ici aux lignes horizontales du temple antique, les yeux se prennent à l'attrait plus grand de la ligne verticale, poussée énergiquement vers le ciel. Déjà commence cette ascension de la pierre qui, dans la période de l'art gothique, deviendra prodigieuse d'essor et d'audace. L'ORNEMENTATION NOUVELLE.
L'architecture romane sait d'ailleurs compenser l'aspect disgracieux et massif du gros œuvre par la richesse de l'ornementation dans le détail. L'artiste pare le chœur d'une charmante ceinture de chapelles absidales, rayonnant autour du sanctuaire. Il déploie sur la façade, faite de plusieurs étages d'arcatures et surmontée souvent d'un fronton en triangle, toutes les opulences d'une décoration éblouissante. Rosettes, dents de scie, chevrons, damiers, courent en moulures gracieuses autour des portails enfoncés et varient à l'infini le plaisir des yeux. L'ensemble est dominé par le clocher que percent des fenêtres en plein cintre, avec des cordons délicats d'arcades minuscules et de colonnettes. A l'intérieur, se multiplient les colonnes, cannelées et surmontées de chapiteaux à feuille d'acanthe dans beaucoup d'églises du Midi ; plus simples, dans le Nord, avec leurs chapiteaux cubiques à surface lisse ou découpés en feuillages, en animaux bizarres, en figures humaines, dont la réunion constitue souvent une scène d'histoire religieuse ou militaire. Malgré tout, les nefs, le transept et le sanctuaire seraient un peu sombres, s'ils n'étaient éclairés par les fresques des grandes parois et la polychromie à tons vifs qui s'étale sur les chapiteaux et les voûtes. Il n'est pas jusqu'aux sculptures extérieures, peintes et dorées, qui ne donnent à la façade l'aspect d'une gigantesque enluminure, vraie fête pour les sens d'un peuple jeune que l'union du relief et de la couleur ne choquait pas. ORIGINES DE L'ART ROMAN.
Cet art du xie siècle ne dérive donc pas tout entier de la formule latine ou gallo-romaine dans laquelle on se plaisait jadis à l'enfermer. Il est aussi le produit direct de l'esprit religieux, et même, par certains côtés, des nécessités du monde féodal, où il était appelé à vivre. Il a subi, d'autre part, on ne peut le nier, certaines influences orientales, ou du moins byzantines, dues aux relations de la France avec l'Italie et l'empire grec, avant comme après la première croisade. Mais les éléments complexes qui l'ont formé se sont harmonieusement fondus en une création originale, bien française, dont les caractères d'unité subsistent à travers la diversité des traits régionaux. Les conceptions et les procédés de l'esprit local, si intense et si vigoureux à cette époque, présentent le même spectacle sous les formes les plus variées. Ce n'est d'ailleurs qu'à la fin du xie siècle et au commencement du xiie siècle que l'art roman, en pleine possession de tous ses moyens, est arrivé à combiner matériaux, formes et couleurs, de manière à révéler le génie propre aux différentes écoles de production. Nous parlerons alors, en les caractérisant, de ces groupes artistiques et des chefs-d'œuvre qu'ils ont laissés. |
[1]
Ouvrages a consulter. Histoire littéraire de la France, t. VII. Gaston
Paris, Manuel d'ancien français :
la littérature française au Moyen Age (XIe-XIVe
siècle), 2e éd., 1890. Petit de Julleville, Histoire
de la langue et de la littérature françaises, t. I, 1896. Groeber, Grundriss der
romanischen. Philologie,
1886-1901, et notamment Übersicht über die
lateinische Literatur von der vi Jahrhundert bis 1350,
t. II, 1re
partie, 1893. Suchier et Birsch-Hirsfeld, Geschichte
der französischen Literatur.
Die, altere Zeit, 1900. Gaston Paris, La Vie de St Alexis, 1872 (Biblioth. de l'Ec. des
Hautes-Etud., fasc. 7). P. Meyer, Le Poème de Boèce revu sur le manuscrit, dans la Romania, t. I, 1872,
pp. 226 et 383 (corrections).
[2]
Ouvrages a consulter. L. Maître, Les écoles épiscopales et monastiques de l'Occident
depuis Charlemagne jusqu’à Philippe Auguste, 1866. G. Bourbon, La licence d'enseigner et le rôle
de l'écolâtre au Moyen Age, dans
la Revue des questions historiques, t. XIX, 1876. Cuissard-Gaucheron, L'École
de Fleury-sur-Loire à la fin du Xe siècle et son influence, dans les Mém. de la Soc.
archéologique de l'Orléanais, t. XIV, 1875. Porée, L'Abbaye du Bec et ses
écoles, 1892, J. de
Crozals, Lanfranc, 1877.
Picavet, Gerbert, un pape
philosophe d'après l'histoire et la légende, 1897. Clerval, Les
écoles de Chartres au Moyen Age du Ve au XVIe siècle, 1895. Tannery, Une
correspondance d'écolâtres du XIe siècle, dans les Notices et extraits des manuscrits, t. XXXVI, 2e
partie, 1901.
[3]
Ouvrages a consulter. Pfister, Etudes sur le règne de Robert le Pieux, chap. iv. Doellinger, Beiträge zur Sektengeschichte
des Mittelalters, 1890.
Harnack, Lehrbuch et Grundriss der Dogmengeschichte, 1887-90. H. Reuter, Geschichte
der religiösen Aufklärung im Mittelalter, 1875-1877. Ch. Schmidt, Histoire et doctrine de la secte des
Cathares ou Albigeois, 1849.
Charles Molinier, L'hérésie et la persécution au XIe siècle, dans la Revue des Pyrénées,
t. VI, 1894. J. Havet, L'hérésie et le bras séculier au Moyen Age jusqu'au
XIIIe siècle, dans
la Bibl. de l'Ecole des Chartes, t. XLI, 1880. Sudendorf, Berengarius Turonensis, 1850. L. Schwabe, Studien
zur Geschichte des zweiten Abendmahlstreits, 1887. W. Broecking, Bischof Eusebius Bruno von
Angers und Berengar von Tours, dans
la Deutsche Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, t. XII, 1895, p. 344.
[4] W. Lübke, Essai
d'histoire de l'art, trad.
Koëlla, 9e éd. J. Quicherat, Mélanges d'archéologie et d'histoire, t. II, 1886. Anthyme
Saint-Paul, Histoire monumentale de la France, 3e éd., 1888. Courajod, Les sources du
style roman du VIIIe au IX' siècle, dans le Bulletin des Musées, 1891. Dehio et von Bezold, Die kirchliche Baukunst des Abendlandes, 1884-1891. W. Vöge, Die
Anfänge, des monumentalen
Stiles im Mittelalter, 1894. F.-X. Kraus, Geschichte der
christlichen Kunst, 1896.
Choisy,
Hist. de l'architecture, 1899.