LIVRE PREMIER — LA FÉODALITÉ ET L’ÉGLISE (XIe siècle)
Texte mis en page par Marc Szwajcer
I. HUGUES CAPET[2]Entre la Féodalité et l'Église, qui se sont partagé la
terre et le gouvernement des hommes, quelle place reste-t-il pour le Roi? On
a incidemment parlé de lui dans les pages qui précèdent, mais pour constater
surtout son impuissance. Il suffit de jeter les yeux sur une carte de la
France au xie siècle : le mince territoire qui
constitue le domaine de la Monarchie donne la mesure de sa déchéance. Le plus
étonnant est qu'elle persiste à vivre, et qu'une dynastie nouvelle ait pu
reprendre et faire durer pendant des siècles le pouvoir qui échappait aux
Carolingiens. HUGUES CAPET, DUC DES FRANCS.
L'homme qui fonda cette dynastie, Hugues Capet, était le
fils aîné du « Duc des Francs », Hugues le Grand. Ce dernier avait tantôt
combattu, tantôt protégé Louis d'Outremer, travaillant à le supplanter dans
la France du Nord, comme dans
l'Aquitaine et la Bourgogne, sans pouvoir ou sans oser le déposséder tout à
fait. En 956, Hugues Capet succédait à son père dans les comtés de Paris, de
Senlis, d'Orléans, de Dreux, dans sa dignité d'abbé laïque de Saint-Martin de
Tours et de Saint-Germain-des-Prés, et dans cette espèce de vice-royauté qui
était attachée au duché de France. Il hérita aussi de sa politique astucieuse
et de ses habitudes équivoques, tour à tour adversaire et ami de la dynastie
carolingienne, mais gagnant toujours à jouer l'un ou l'autre rôle. Peu à peu,
il réduit le roi Lothaire à s'enfermer dans Laon, et va jusqu'à Rome (981)
pour s'allier contre lui à l'empereur d'Allemagne, Otton II. Puis il fait
tout à coup volte-face, et, réconcilié avec la famille royale, embrasse publiquement
Lothaire comme le plus dévoué des vassaux. L'énigmatique personnage
aspirait-il secrètement à la couronne? On ne peut l'affirmer, puisqu'en 979
il ne fit rien pour empêcher l'association au trône du jeune Louis, le prince
royal, et qu'à la mort de Lothaire, en 986, il ne s'opposa pas davantage au
couronnement du dernier Carolingien. Il apparut même dans l'armée de Louis V,
pour remplir son devoir de feudataire, lorsque celui-ci marcha sur Reims,
décidé à punir l'archevêque Adalbéron de ses complaisances envers
l'Allemagne. INTRIGUES DU CAPÉTIEN.
Depuis quelques années cependant, Hugues avait noué des intelligences avec le prélat de Reims et avec son secrétaire, Gerbert. Ces deux intrigants lui promettaient l'appui du premier évêché de France et, au besoin, le concours de la puissance impériale. Ils voyaient clairement que la force et la faveur populaire s'éloignaient du Carolingien pour se tourner vers le duc à qui appartenait la réalité du pouvoir. L'Église les suivit volontiers. Le dévot Capétien aimait à enrichir le Clergé, surtout les moines. Il avait pris une part active à la réforme des cloîtres, favorisé les efforts des abbés de Cluny, imposé une règle plus sévère aux religieux de Saint-Magloire, de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-Denis. Ce chrétien modèle ne craignait pas les fatigues d'un pèlerinage au tombeau de saint Maïeul (à Souvigny). On le vit un jour, pieds nus, porter sur ses épaules la châsse d'argent de saint Valéri. Avec de tels soutiens, Hugues Capet aurait pu tenter la fortune,
et, par un coup d'État, se substituer au Carolingien. Louis V, abandonné de
ses vassaux, en lutte avec l'archevêque Adalbéron, suspect aux Ottons par ses
prétentions sur la Lorraine, n'eût pas longtemps résisté. Mais le duc des
Francs avait peut-être des scrupules, et d'ailleurs, ce politique finassier,
temporisateur, ennemi des décisions nettes, n'était pas habitué aux actes
d'énergie. Il ne connaissait que les petits moyens et les ruses mesquines,
jusqu'à se déguiser en palefrenier, à son retour d'Italie, pour voyager sans crainte et dépister les amis de
Lothaire. Alliances conclues et rompues au jour le jour, mobilité de
sentiments extraordinaire, contradictions, reculades, voilà ce qui rend la
conduite de Hugues, dans ses rapports avec les Carolingiens, difficile à
définir et à suivre. Princes et prélats, mêlés comme lui aux luttes inextricables
de cette période, n'ont pas eu plus de fermeté ni de consistance politique.
Il fallut, pour décider le duc des Francs, un événement qu'on ne pouvait
prévoir : la mort subite du roi Louis V, qui ne laissait pas d'héritier
direct (987). L'ÉLECTION DE HUGUES CAPET.
Une occasion inespérée s'offrait à l'aristocratie féodale de pousser jusqu'au bout sa victoire et la logique des idées qu'elle représentait. Elle n'avait qu'à laisser tomber la Royauté, qui s'affaissait d'elle-même. Elle s'empressa au contraire de la relever. A ce moment décisif, personne, parmi les barons et les évêques, n'eut la volonté, ni même la pensée, de laisser le trône vacant ou simplement de différer la nomination d'un nouveau roi. L'existence d'un souverain parut à tous une nécessité sociale. Hugues Capet avait un compétiteur, l'oncle de Louis V,
Charles, duc de Basse-Lorraine. Pour l'écarter, l'archevêque Adalbéron se
hâta de réunir les grands à Senlis. Ils étaient si loin de vouloir supprimer
la Monarchie qu'ils se refusèrent même à l'affaiblir. Ils auraient pu choisir
le moins puissant des deux candidats, Charles, qui n'avait pour lui que
l'avantage d'être carolingien, Adalbéron les engagea à opter pour Hugues
Capet, si du moins le discours que lui prête Richer n'est pas un simple
morceau de style : « Nous n'ignorons pas que Charles a des partisans : ils
prétendent que le trône lui appartient par droit de naissance. Si l'on pose
ainsi la question, nous répondrons que le trône ne s'acquiert pas par droit
héréditaire. On ne doit y élever que celui qui se distingue non seulement par
la noblesse corporelle, mais par la sagesse de l'esprit, qui trouve son appui
naturel dans sa loyauté, sa force, sa magnanimité. L'histoire nous montre des
empereurs d'illustre origine exclus pour cause d'indignité et remplacés par
des titulaires d'une naissance même inférieure. Or, quelle dignité conférer à
Charles de Lorraine? C'est un homme sans honneur, sans foi, sans caractère :
il n'a pas rougi de se faire le serviteur d'un roi étranger et de prendre
pour épouse une fille sortie de la classe des vassaux. Comment le noble duc
(des Francs) pourrait-il supporter qu'une femme du dernier rang des vassaux
soit sa reine et le domine? Si vous y réfléchissez attentivement, vous verrez
que Charles a préparé lui-même sa déchéance. Nul ne l'a précipité de son rang
: il en est tombé par sa propre faute. Faites donc un choix qui assure le
bonheur de l'État au lieu de causer sa ruine. Voulez-vous que la patrie soit malheureuse, nommez
Charles ; la voulez-vous prospère, couronnez le glorieux duc des Francs,
Hugues. » Le 3 juillet 987, Hugues fut proclamé roi et sacré à Noyon. « Moi, Hugues, qui dans un instant vais devenir roi des Francs par la faveur divine, au jour de mon sacre, en présence de Dieu et de ses saints, je promets à chacun de vous de lui conserver le privilège canonique, la loi, la justice qui lui sont dus et de vous défendre autant que je le pourrai, avec l'aide du Seigneur, comme il est juste qu'un roi agisse, en son royaume, envers chaque évêque et l'église qui lui est commise. Je promets aussi de faire justice, selon ses droits, au peuple qui nous est confié. » Tel est le serment royal qu'une tradition prête à Hugues Capet et que tous ses successeurs furent tenus de répéter après lui : il n'y est guère question que de leurs devoirs envers le Clergé. La dynastie capétienne, en effet, devait beaucoup à l'Église, et c'est une monarchie à demi ecclésiastique que l'archevêque de Reims installait sur le trône des Carolingiens. CARACTÈRES DE LA RÉVOLUTION.
L'avènement des Capétiens s'explique très simplement.
Depuis que la Royauté s'était affaiblie, elle était devenue, en fait,
élective. A mesure que l'ordre public disparaissait, le régime du lien
personnel, de la « fidélité », qui rattachait des hommes à un homme, avait
pris toute sa force. Hugues Capet était le chef d'un groupe considérable de «
fidèles ». La mort de Louis V donnant lieu à une élection, il était naturel
que le duc des Francs fit tourner à son profit l'extinction de la famille
carolingienne. Il ne personnifiait pas plus que les Carolingiens eux-mêmes
l'idée française et nationale, mais il représentait, au moins implicitement,
l'idée « féodale », puisque lui-même était un haut baron, héritier d'une
maison qui s'était fondée et accrue par des concessions ou des usurpations de
bénéfices royaux. Il est possible qu'il ne se fût jamais décidé à user de
violence pour chasser du trône et remplacer le dernier Carolingien, si
celui-ci eût vécu ; mais il avait certainement envisagé l'hypothèse (déjà
réalisée deux fois dans la période précédente) d'une substitution de sa
famille à la famille de Charlemagne. Pendant toute la seconde moitié du xe
siècle, les descendants de Robert le Fort avaient cherché, par tous les
moyens, en dépossédant systématiquement les Carolingiens de leur pouvoir réel
sur la France du Nord, la Bourgogne et même le Midi aquitain, à se rapprocher
du but suprême de toute ambition humaine. Rien de plus prévu que l'avènement
au trône du puissant seigneur qui, depuis si longtemps, traitait d'égal à
égal avec le souverain. Cette haute fortune ne surprit personne et moins que
tout autre celui qui en bénéficiait. Il s'était assuré, du reste, l'appui de
la Normandie, et celui de l'empereur allemand Otton II. LE DOMAINE DE HUGUES.
Au moment où Hugues Capet devint roi, le patrimoine de sa famille était déjà fort diminué. Le temps n'était plus où l'on voyait Hugues le Grand conduire le roi Lothaire à travers son pays de Neustrie et lui faire visiter triomphalement ses villes de Paris et d'Orléans, Chartres, Tours et Blois. En 987, la situation avait changé. Il s'était opéré, dans les domaines des ducs des Francs, une transformation analogue à celle qui avait rendu les hauts feudataires indépendants de la Monarchie. Ce que le Roi avait perdu d'autorité sur son vassal de Paris, celui-ci le perdait à son tour sur ses propres vassaux. Les grandes familles de la région de la Seine et de la Loire, surtout les comtes d'Anjou et de Blois, ne voulaient plus relever que de la couronne. Et puis, comment les ducs auraient-ils lutté avec succès contre les Carolingiens, sans multiplier les concessions de terres à leurs fidèles? Distribuer des bénéfices était, en ce temps, l'unique moyen de se procurer des soldats et des appuis. Hugues Capet continua à s'affaiblir, même après son élection, par le besoin qu'il avait de consolider sa victoire et de réduire les derniers représentants de la dynastie tombée. En réalité, de la vaste domination territoriale qui avait fait jadis la fortune de sa maison, il ne possédait plus que des débris. RECONNAISSANCE DE LA DYNASTIE NOUVELLE.
Par bonheur, son avènement ne rencontra, chez les grands,
qu'une opposition insignifiante. Albert, comte de Vermandois, avait fait mine
de protester : une simple menace de guerre l'obligea à se tenir en repos.
Séguin, l'archevêque de Sens, n'avait paru ni à l'élection ni au sacre. On le
somma de venir prêter serment et de remplir auprès du nouveau roi son devoir
de conseiller. Certains vassaux du Languedoc se déclarèrent pour Charles de
Lorraine ; mais partout ailleurs la déchéance des Carolingiens fut acceptée
sans murmures. Une charte de l'abbaye de Serrateix, en Roussillon, était déjà
datée du règne de Hugues, un mois après son couronnement. A peine était-il
installé qu'il promettait au comte de Barcelone, Borrell, de l'aider contre
les Sarrasins de l'Espagne. La promesse ne fut pas tenue; Borrell n'en fit
pas moins reconnaître le Capétien dans tous les comtés de son ressort féodal.
Les principaux seigneurs de l'Aquitaine et le duc Guillaume Fierebrace,[3] lui-même,
s'empressèrent de demander à Hugues la sanction des privilèges qu'ils accordaient à leurs abbayes. Il
intervint ainsi, comme souverain, dans les affaires des églises les plus
célèbres du Poitou, de la Saintonge, du Limousin et de l'Angoumois. Sa
domination théorique s'étendait à l'Est, dans la Bourgogne, au moins sur les
terres d'Église et même bien au-delà du Rhône, puisqu'il pria un jour le Pape
de venir conférer avec lui à Grenoble. Il se croyait, comme les Carolingiens, le roi de la France
entière. A leur exemple, mais sans plus de succès, il s'efforça de ressaisir
les parties du pays qui s'isolaient dans l'indépendance. Dès le début de la
dynastie apparaît, entre les ressources limitées du prince et ses prétentions
à gouverner tout le royaume, cette disproportion singulière que le xiie
siècle seul verra cesser. Pas plus que les descendants de Charlemagne, il ne
put empêcher l'affermissement des États seigneuriaux héréditaires dont la
France entière s'était couverte. La révolution de 987 ne changeait rien que
la dynastie. LUTTE DE HUGUES CAPET CONTRE CHARLES DE LORRAINE.
Si facilement maître du trône, et si vite reconnu par les barons et les prélats, Hugues Capet sentit pourtant que sa royauté avait besoin d'être affermie. L'œuvre devait rester fragile, tant que Charles de Lorraine n'aurait pas abdiqué ses prétentions. Pour s'assurer l'avenir, le roi associa son fils Robert à la couronne, quelques mois après sa propre élection (25 décembre 987), acte de sage politique que ses successeurs imiteront. Le mécontentement que témoignèrent à ce propos les grands et même l'archevêque de Reims, lui prouva qu'il avait bien fait. Quant au prétendant, Charles, il s'était hâté de mettre la main sur Laon, la ville carolingienne, inexpugnable sur sa montagne isolée (988). L'année suivante, Adalbéron mourait, coup funeste pour la dynastie nouvelle. Hugues vint aussitôt à Reims, pressé de se rendre maître de la première église de France. Malheureusement, il s'imagina être habile en écartant Gerbert, pour donner la crosse à un Carolingien intrigant et fourbe, Arnoul. Celui-ci, au lieu de livrer au Roi, comme on l'espérait, les derniers partisans de la famille déchue, employa son pouvoir à tenter une restauration. Charles de Lorraine entra dans Reims. Par le fait, tout fut à recommencer. GUERRE DE LAON.
La lutte qui s'engagea entre les deux rivaux ne fit pas
honneur au Capétien. En 988, il essaie deux fois, sans succès, de s'emparer
de Laon ; l'ennemi fait une sortie, le surprend à l'heure du repas et
incendie son camp. En 990, Hugues revient avec une armée plus nombreuse,
pille et brûle les campagnes du Laonnais, du Vermandois et du Rémois. Très
supérieur en forces, au moment de livrer bataille, il hésite, parlemente avec
ses conseillers et, piteusement, bat en retraite. En vain achète-t-il fort cher (par la cession de Dreux) le
concours d'un de ses vassaux, Eude Ier, comte de Blois. Charles de Lorraine
se maintient à Laon. Pour arriver à se débarrasser de l'autre Carolingien,
l'archevêque Arnoul, Hugues négocie avec l'impératrice Theophano et le pape
Jean XV; la diplomatie ne lui réussit pas mieux que les armes. La situation
devenait périlleuse pour le Capétien. Charles, dans ses relations avec
Gerbert et avec Rome, se montrait plus vraiment habile : il faisait preuve
surtout de plus d'énergie. Pour l'abattre, il fallut avoir recours à la
trahison. Le traître fut un ami du Carolingien, l'évêque de Laon, Adalbéron ou
Ascelin. LE COMPLOT D'ASCELIN.
« Une nuit, pendant que tout le monde dormait au palais
habité par le duc de Lorraine, Ascelin enleva du chevet de Charles et
d'Arnoul leurs épées et les cacha, puis, appelant l'huissier, qui ignorait
son stratagème, il lui ordonna de courir vite chercher quelqu'un des siens,
promettant de garder la porte pendant ce temps. L'huissier sortit : Ascelin
se plaça lui-même sur le milieu de la porte, tenant son épée sous son
vêtement. Bientôt aidé des complices de ses crimes, il fit entrer tout son
monde. Charles et Arnoul reposaient, alourdis par le sommeil du matin.
Lorsqu'en se réveillant, ils aperçoivent leurs ennemis réunis en troupe
autour d'eux, ils sautent du lit et cherchent à se saisir de leurs armes
qu'ils ne trouvent pas. Ascelin leur dit : « Vous m'avez forcé à m'exiler de
cette ville; nous vous chassons à notre tour, mais d'une autre manière, car
je suis resté mon maître et vous, vous passerez au pouvoir d'autrui. »
Charles se jette avec fureur sur le traître. Mais des hommes armés
l'entourent, le poussent sur son lit et l'y retiennent : ils se saisissent
aussi d'Arnoul qui avait assisté à cette scène dans une stupeur silencieuse.
On traîne ensuite les deux prisonniers dans une tour qu'on ferme à clef et
dont on fait garder les portes. Cependant les cris des femmes, les clameurs
des enfants et des serviteurs, réveillent et troublent les bourgeois de Laon.
Les partisans de Charles se hâtent de prendre la fuite. A peine en eurent-ils
le temps, car Ascelin avait donné ordre de fermer toutes les portes. Un fils
de Charles, âgé de deux ans et portant le même nom que son père, fut
soustrait aux recherches et échappa à la captivité.[4] » DÉPOSITION D'ARNOUL.
Informé de l'heureuse issue du complot, Hugues n'eut que
la peine d'accourir et de se saisir de son ennemi. Il l'enferma avec sa
femme, son fils Louis et ses deux filles dans la tour d'Orléans (990). Le
prétendant survécut peu à sa chute : il mourut en 992. Trois ans après, son fils Louis servait encore de
prétexte à une intrigue ourdie entre l'évêque de Laon et le comte de Blois
pour livrer la France à Otton III. L'insuccès de cette nouvelle perfidie d'Ascelin
prouva que toute résistance était inutile. Hugues était enfin maître de Laon
et de la Royauté. Il ne lui restait plus qu'à enlever l'archevêché de Reims à
Arnoul, pour le donner à Gerbert. Le 17 juin 991, les évêques de France se
réunissaient près de Reims avec le Roi, dans l'église de Saint-Basle, pour
juger et condamner l'archevêque. La scène fut imposante. Arnoul avoua qu'il
avait trahi son souverain et, se prosternant devant les princes, les bras
étendus en forme de croix, il les supplia, en pleurant, de lui faire grâce de
la vie. On le releva ; il attendait sa déposition d'un air hébété : on lui
demanda s'il voulait être déposé avec la solennité prescrite par les canons.
Il déclara s'en remettre à la décision des évêques. Alors il rendit au Roi ce
qu'il en avait reçu, c'est-à-dire le bâton pastoral, et souscrivit un acte
d'abdication où il se reconnaissait indigne des fonctions épiscopales et y
renonçait pour toujours. Les évêques présents le signèrent et ajoutèrent à
haute voix : « Suivant ton aveu et ta signature, n'exerce plus ton ministère!
» On délia le peuple et le clergé de Reims du serment de fidélité afin qu'ils
eussent le droit de se donner un autre archevêque, et Gerbert fut élu. HUGUES CAPET ET LA PAPAUTÉ.
La révolution était terminée et le triomphe de la race de
Robert le Fort ne faisait plus cloute. Mais le procès d'Arnoul avait soulevé
une question d'un intérêt plus général, celle des rapports de la monarchie
nouvelle avec le chef de l'Église. Le Pape avait accueilli sans défaveur
l'arrivée de Hugues au pouvoir. Il garda le silence, quand le Roi lui demanda
de rendre son jugement sur la légitimité des opérations du concile de
Saint-Basle. Plus tard, il refusa de souscrire à la déposition de
l'archevêque Arnoul et de reconnaître l'élection de Gerbert. La lutte sourde
entre le Roi et le Pape devait durer jusqu'à la fin du règne. Elle fut un des
épisodes les plus marquants de l'opposition faite par le clergé de France aux
prétentions de la puissance romaine. Ce serait sans doute aller trop loin que
de prêter à Hugues Capet des idées parfaitement arrêtées sur un problème
aussi grave. L'attitude d'Arnoul, évêque d'Orléans, prouva cependant que les
prélats les plus dévoués à la dynastie nouvelle furent ceux-là mêmes qui, à
Saint-Basle, soutinrent avec véhémence ce qu'on appela, aux temps modernes, «
la tradition gallicane ». Dans la période la plus aiguë de la crise, le Capétien
défendit à ses évêques d'aller à Rome, à Aix-la-Chapelle et à Mouzon, où se
tenaient des conciles favorables au Pape. Il garda Arnoul prisonnier et refusa jusqu'à son dernier jour
d'abandonner, devant la volonté de la curie, ce qu'il regardait comme son
droit. Derrière la Papauté, Hugues rencontrait l'empire allemand. L'Empereur, successeur de Charlemagne, prétendait à la monarchie de tout l'Occident. Le Pape représentait, comme lui, l'ancien ordre de choses en Europe, l'héritage de l'empire romain, l'aspiration au pouvoir universel. A ces deux puissances s'opposait la France féodale indépendante, personnifiée dans le chef de la nouvelle dynastie. Ce n'étaient pas seulement les seigneurs, « fidèles » de Hugues Capet, qui le poussaient à résister à l'Empire et à la Papauté; une grande partie des évêques de France semblait avoir déjà quelque idée de ce qu'exigeait, à cet égard, l'intérêt de toute la nation. LA QUESTION DE REIMS.
Au xe siècle, les archevêques de
Reims, et Adalbéron plus que tout autre, tendaient, par leur politique
ambiguë, à faire de leur province une principauté indépendante sous la protection
de la Germanie. Il importait de couper court à ces tentatives et de mettre
fin à l'espèce d'hégémonie que la dynastie des empereurs saxons s'était
arrogée, sans aucun droit, sur le royaume de Charles le Chauve. L'impératrice
Théophano, régente pendant la minorité d'Otton III, avait favorisé
secrètement les intrigues d'Arnoul et les prétentions de Charles de Lorraine.
La pression qu'elle exerça sur la cour de Rome, lorsque les envoyés du roi de
France sommèrent le Pape de déclarer son sentiment au sujet de la déposition
d'Arnoul, explique, mieux que toute autre raison, pourquoi Jean XV s'obstina
à ne pas se prononcer. La mort de l'Impératrice (991) et les troubles au
milieu desquels se constitua, dans l'Empire, une nouvelle régence, prévinrent
peut-être des complications plus graves. Hugues Capet se montrait plus indépendant de l'Allemagne comme roi, qu'il ne l'avait été comme duc. Sous prétexte de demander une princesse grecque pour son fils Robert, il essaya (sans succès, il est vrai) de nouer avec Constantinople une alliance qui aurait pu isoler les Ottonides et les mettre entre deux périls. « Notre union, écrit-il à l'empereur Basile II, s'il vous plaît de la faire, vous sera bien profitable et elle portera de grands fruits. En effet, si nous nous y opposons, le Germain n'insultera plus les frontières de la Gaule, ni celles de l'empire romain. » IL ne paraît pas avoir rien tenté contre la Lorraine, pays que ses prédécesseurs avaient voulu conquérir et auquel ne renonceront pas ses successeurs. Il fit du moins quelques efforts pour agir sur le comté de Flandre, une des principautés de la France du Nord que se disputaient l'une et l'autre nationalité. Un mariage politique fut conclu entre son fils Robert et Suzanne, ou Rosala, fille du roi Bérenger d'Italie et veuve du comte de Flandre, Arnoul. LA FIN DU RÈGNE.
Sauf en ce qui touche les rapports du royaume avec l'empire allemand, les chroniqueurs ont ignoré ou résumé de la façon la plus sommaire la fin du règne de Hugues Capet (991-996). Ils indiquent vaguement que le Roi et son fils intervinrent, avec l'aide des Normands, dans la lutte engagée sur les bords de la Loire, entre le comte d'Anjou et le comte de Blois. Partisans de Foulque Nerra, ils réduisirent son ennemi, Eude Ier, à demander la paix. Lacune regrettable, car, à partir du moment où, délivré de toute compétition, le Capétien est devenu vraiment roi, il semble avoir changé de tempérament et montré un sens politique et une fermeté qu'on ne lui connaissait pas. Le temps et, aussi, comme toujours, le passage de l'opposition au pouvoir, avaient assagi le duc des Francs. Tout considéré, ce grand seigneur, dont nous ne connaissons ni la personne physique ni la vie intime, ne fut pas si médiocre. Il a su prendre la place des Carolingiens, garder ce qu'il avait pris, se maintenir libre et digne en face de la Papauté et de l'Empire, et transmettre sa couronne à son fils (24 octobre 996) sans que des résistances graves se soient produites. La fortune aveugle, ici, n'a pas tout fait. II. ROBERT LE PIEUX[5]Robert II, le second Capétien, avait une belle stature, les cheveux bien plantés, l'œil doux, un grand nez, la bouche agréable, la barbe assez bien fournie, les épaules un peu hautes. Ainsi le représente son chapelain, le moine de Fleuri, Helgaud. Il ajoute une particularité bizarre : « Quand Robert était à cheval, on voyait les doigts de ses pieds se réunir presque au talon. » ROBERT II, UN ROI LETTRÉ.
Ce fils de roi était plus instruit que la plupart des
laïques de son temps. Elève de Gerbert, étudiant de l'école de Reims, il
savait le latin, que son père ignorait, aimait les livres et les emportait
avec lui en voyage. Il avait du goût pour les études théologiques, la musique
et le chant. Peut-être même a-t-il composé, non pas les paroles, comme on l'a
souvent répété, mais la mélodie de certaines prières d'église, encore en
usage aujourd'hui. Les qualités de l'homme privé, vantées par Helgaud avec un
si naïf enthousiasme, l'affabilité, l'amour des pauvres et des petits, la charité, l'humilité
chrétienne, la piété fervente jusqu'au fanatisme, et la pureté des mœurs,
eussent fait de Robert un clerc excellent. Son biographe lui attribue des miracles.
Des historiens postérieurs ont même accueilli l'idée fausse qu'il avait
réellement fait partie du clergé, pendant sa jeunesse, et qu'il fut mis au
nombre des saints. Ce serait pourtant exagérer que de prendre le successeur de Hugues Capet pour un simple moine. Richer affirme qu'il excellait « dans l'art militaire ». Helgaud lui-même laisse aux historiens de l'avenir « le soin de dire quelle fut sa vertu à la guerre, les ennemis qu'il a vaincus, les honneurs qu'il a acquis par son courage ». Et, de fait, ce roi ne s'est pas contenté de chanter au lutrin ; il a fait la guerre, assiégé des villes, conquis même des provinces entières : on peut seulement lui reprocher de ne s'être pas battu aussi souvent que les circonstances l'exigeaient. Il aima trop à mettre en mouvement ses prélats et ses fidèles, au lieu de se montrer lui-même. Pour sa bonne réputation, il eut le tort d'avoir l'humeur pacifique, à une époque et dans un milieu où l'épée tenait lieu de raison, et la force brutale, de vertu. Le malheur voulut pourtant que la maison de ce souverain dévot ait été tout le contraire d'un asile de paix. LES MARIAGES DE ROBERT.
Son union avec la Flamande Rosala, beaucoup plus âgée que
lui, dura peu. Au bout d'un an de ce mariage de raison, Robert renvoyait la
femme, mais gardait le douaire, Montreuil-sur-Mer, le seul point qui permit
aux Capétiens d'avoir accès sur la Manche. A peine libre, il tomba
passionnément amoureux de la veuve du comte de Blois, Berthe (995). Mais ils
étaient parents au troisième degré, et Robert avait tenu sur les fonts
baptismaux un des enfants de la comtesse, mariage impossible. Il se fit
pourtant, aussitôt après la mort de Hugues Capet, grâce à la complaisance des
évêques français, et malgré l'opposition du pape Grégoire V. En épousant
Berthe, Robert abandonnait l'alliance d'Anjou, sur laquelle s'était appuyé le
premier Capétien, pour embrasser les intérêts de la maison de Blois. Il fut
amené surtout, fait plus grave, à une reculade humiliante dans la question de
l'archevêché de Reims. Pour conserver la femme qu'il aimait, il céda aux
réclamations de la Papauté, laissa Arnoul, l'ex-archevêque, sortir de prison
et reprendre sa crosse, tandis que Gerbert, exilé, courait chercher un refuge
à la cour d'Otton III (997). C'était annuler les décisions de Saint-Basle,
condamner la politique de Hugues, et livrer l'Église de France au Pape.
Robert n'eut même pas le bénéfice de sa défaite. Sa complaisance pour Rome ne
l'empêcha pas d'être excommunié par ce même Grégoire V dont il avait acheté si
chèrement l'appui. Le concile romain de 998
le condamna à une pénitence de sept ans pour avoir « épousé sa parente,
contre les lois ». LA REINE CONSTANCE.
Furieux d'avoir été joué, le pieux roi résista longtemps. En dépit de tous les anathèmes, il garda avec lui, près de cinq ans, celle dont on voulait le séparer ; puis, scrupule de dévotion ou impossibilité de prolonger la lutte, il parut renoncer à Berthe, qui, d'ailleurs, n'avait pas donné d'héritier à la couronne. Il fit choix d'une Provençale, Constance, fille de Guillaume Ier, comte d'Arles, et d'Adélaïde d'Anjou. Cette femme ambitieuse, avide, d'humeur acariâtre, prit sur son mari l'ascendant que toute nature violente exerce sur une nature faible. Elle peupla le palais capétien d'Aquitains et de Provençaux qui scandalisèrent les hommes du Nord par l'étrangeté de leur costume et la facilité de leurs mœurs. Les réformateurs de Cluny s'en émurent. Ils signalèrent au monde chrétien les modes exotiques et probablement aussi (ce qui les inquiétait davantage) les opinions hardies importées par les compatriotes de la nouvelle reine. Tout en subissant le joug de Constance, à qui il était obligé de cacher même ses actes de charité, Robert restait attaché de cœur à Berta. On le savait, et la souveraine déchue conservait à la cour un parti dévoué, composé surtout des amis ou des serviteurs de la maison de Blois. LE PARTI DE BERTA.
Un jour, le chef de ce parti, Hugues de Beauvais, comte du palais et favori du Roi, fut assassiné, dans une partie de chasse, sous les yeux de Robert, par des bandits qui trouvèrent asile auprès de Foulque Nerra (1008). Le comte d'Anjou, accusé de les avoir soudoyés, refusa, en termes insolents, de donner satisfaction à la justice royale. Constance, qui détestait Hugues, fut-elle soupçonnée par son mari d'avoir trempé dans le complot? On peut le croire, car deux ans après, Robert partait pour Rome, accompagné de Berta, l'ancienne reine. Il espérait sans doute obtenir du Pape la rupture de son mariage avec sa troisième femme, qui décidément lui était odieuse. La négociation n'aboutit pas. Constance resta au palais et se fit pardonner peu à peu en donnant au Roi trois fils qui assuraient l'avenir de la dynastie. DRAMES DOMESTIQUES.
A l'exemple de son père, Robert associa au trône l'aîné, Hugues,
(1017), puis, après la mort prématurée du prince royal, son second fils,
Henri (1026). Les grands ne laissèrent pas se perpétuer, sans murmurer, un
usage qui, par la force des choses, supprimait à peu près leur droit
d'élection. Mais leur opposition n'alla pas jusqu'à la résistance ouverte.
Les difficultés vinrent, pour le Capétien, non pas de la féodalité
mécontente, mais de sa propre famille. Constance avait désiré que son fils Hugues fût couronné, mais elle
refusa de lui laisser la moindre part de l'autorité et du domaine. Elle
devint hostile au jeune roi du jour où il réclama autre chose que le vêtement
et la nourriture. L'évêque Fulbert de Chartres fut obligé de prévenir Robert
que son fils se dédommageait en pillant les biens paternels : « J'implore
votre pitié sérénissime, dit-il, pour le roi votre fils qui m'a quitté fort
triste, car il ne lui est pas permis de rester en sûreté dans votre maison,
et au dehors il ne possède rien pour vivre avec les honneurs qui conviennent
à un roi. Il faut donc que vous preniez et que vous lui donniez un bon
conseil : si vous le laissez errer encore comme un étranger et un fugitif,
vous perdrez la réputation d'être un bon père. » Quand il fut question de couronner Henri, la Reine voulut lui substituer son troisième fils, Robert, qu'elle préférait. Elle fit tout pour empêcher le sacre, à la grande joie des princes féodaux, qui, feignant de prendre parti pour l'un ou pour l'autre, espéraient, au fond, que la cérémonie n'aurait pas lieu. Le Roi tint bon et fit sacrer son second fils, malgré les fureurs de Constance, qui, ce jour-là, quitta la cour. Le Capétien fut mal récompensé de son courage. En 1030, ses deux fils, poussés sans doute par leur mère, se révoltaient, s'emparaient de plusieurs villes royales dans la Bourgogne et dans la France proprement dite, et réduisaient un instant Robert à s'enfermer dans Beaugency. ROBERT FAIT SON DEVOIR DE ROI.
Cet intérieur agité et ces drames domestiques rendirent singulièrement difficile, pour le successeur de Hugues Capet, l'accomplissement de son devoir de roi. Il essaya, pourtant, de le remplir. Sur son domaine, il attaqua bravement, à plusieurs reprises, la petite féodalité qui détroussait les passants et persécutait les moines. Il démolit les châteaux de Yèvre en Orléanais, de Déols en Berri, de Gallardon, dans la Beauce chartraine. Mais, pour dompter les châtelains, prompts à recommencer leurs brigandages, il aurait fallu une énergie de tous les jours dont Robert n'était pas capable. Les évêques, harcelés par la noblesse locale, implorent, trop souvent en vain, son assistance. Fulbert de Chartres lui signale les déprédations commises sur la terre de son église par le vicomte de Châteaudun, et déclare avec désespoir que s'il ne vient pas à son aide « il se rendra auprès d'un roi ou d'un empereur étranger, et lui avouera que le roi de France n'a pas pu ou n'a pas voulu protéger la sainte église du Christ commise à ses soins ». Le malheureux Capétien ne pouvait se montrer partout à la
fois. Il faisait excommunier les ennemis qu'il n'osait combattre et
réunissait des assemblées de paix dont les décisions n'avaient qu'une valeur
purement morale. Dans celle d'Héri, en Auxerrois, qu'il présida lui-même
(1024), toutes les reliques des régions avoisinantes furent apportées. Le concile décréta que « si les fauteurs de
désordre ne voulaient pas faire la paix par respect et par crainte du Roi,
ils devaient au moins signer le pacte de concorde au nom de Dieu et de ses
saints ». A peine les moines de Montierender eurent-ils quitté Héri que le
comte de Nevers, Landri, se jeta sur eux et les dépouilla. CONQUÊTE DE LA BOURGOGNE.
Robert montra cependant que les grandes entreprises ne
l'effrayaient pas. En 1002, à la mort de son oncle Henri, duc de Bourgogne,
la question se posa de savoir si le duché resterait à la famille capétienne
ou passerait aux mains d'un vassal, le comte de Bourgogne, Otto Guillaume,
plus attaché à l'Empire qu'à la France. Celui-ci avait commencé par s'emparer
de la succession, mais Robert, très décidé cette fois, arriva pour lui faire
lâcher prise. Il avait à vaincre, outre son concurrent, la résistance
opiniâtre de Brunon, évêque de Langres, et de la plupart des châtelains du
pays. Malgré l'aide de Cluny et de l'évêque d'Autun, il mit dix ans à
conquérir la Bourgogne, emportant l'une après l'autre toutes les places du
duché, Avallon, Auxerre, Sens, Dijon. En 1015, la mort de Brunon détermina la
retraite, sinon le désistement d'Otto Guillaume. Robert donna le duché à son
second fils, Henri, mais ne lui confia qu'un pouvoir très limité, purement
nominal. Il continua à administrer, à signer les actes, à disposer des fiefs
et des alleux de Bourgogne comme s'il eût porté le titre de duc. C'était
rester fidèle à la tradition des rois du xe siècle
et tenter un dernier effort pour relier directement à la Monarchie la seule
grande seigneurie de la vallée du Rhône que les successeurs français de
Charlemagne eussent réussi à conserver. RELATIONS DE ROBERT AVEC LES PUISSANCES FÉODALES.
Le succès était décisif, mais Robert ne l'avait obtenu que par l'appui des Normands, ses alliés habituels. Les ducs Richard II et Richard III ne cessèrent jamais de mettre à sa disposition les ressources de leur fief. Singulier spectacle que celui de cette jeune royauté trouvant son plus solide soutien dans une puissance féodale ! Tous les hauts seigneurs ne lui furent pas aussi favorables. Les comtes d'Anjou et de Blois l'auraient mise en danger si, au lieu de se battre entre eux, ils s'étaient unis contre elle. Foulque Nerra bravait les colères du souverain, mais il n'avait pas un intérêt direct à lui nuire. La haine persistante du comte Eude IL fut plus à craindre. Robert le rencontra sans cesse sur sa route et n'osa même pas, en 1023, lui disputer la succession du comté de Champagne. Il le laissa s'installer à Troyes et à Meaux; faute grave, puisque le même ennemi, et un ennemi irréconciliable, déjà maître de Chartres, se plaçait désormais sur les deux flancs du patrimoine capétien. Au sud de la Loire, les rapports du Roi avec les chefs
d'État sont rares et trop peu directs. Le duc d'Aquitaine, Guillaume V, qui
prétendait lui enlever les droits régaliens sur les églises de Bourges et de
Limoges, le tenait en médiocre estime. Une lettre où il parlait de la «
nullité du roi » (vilitas regis) tomba entre les mains de Robert qui, heureusement,
n'avait pas de rancune. L'Aquitain aurait pu devenir dangereux, s'il avait
réussi à mettre la couronne lombarde dans sa famille. Nous avons raconté
ailleurs son échec, qui épargna au roi de France le désagrément d'avoir un
roi d'Italie pour vassal et pour voisin. Quant au comté de Toulouse, Robert
n'y parut qu'une fois, à la fin de sa vie, en pèlerin, pour laisser ses
prières et son argent dans les sanctuaires les plus connus (1031). ROBERT ET L'ÉPISCOPAT.
En général, il fut mieux apprécié de ses évêques que de ses barons. Il est vrai qu'il les choisissait à sa guise, usait sans ménagement de son pouvoir ecclésiastique, et n'hésitait pas à nommer ou à recommander des hommes d'humble naissance pourvu qu'ils fussent ses créatures. A Orléans, en 1010, un moine de Saint-Pierre-le-Vif, Thierri, l'emporta sur son concurrent, Oudri, que le peuple et le clergé préféraient. Peu de jours avant l'élection, Robert avait exilé les plus influents des adversaires de son candidat, et le jour même du vote, on s'était battu dans la rue. Défenseur des règles canoniques, Fulbert de Chartres protesta avec vivacité : « Cette élection arrachée par la crainte n'en est pas une. Qui dit élection, dit choix d'un candidat entre plusieurs, selon le libre arbitre de chacun. Or, peut-on parler d'élection, lorsqu'un seul est tellement poussé par le prince, qu'il n'est plus laissé au clergé et au peuple la faculté d'en choisir un autre? » L'évêque avait raison, mais il était bien naïf de s'étonner. Les choses presque partout suivaient le même cours. En 1028, à la mort de Fulbert, les chanoines de l'église
de Chartres désignent, pour lui succéder, leur propre doyen et font approuver
leur choix, selon la règle, par leur métropolitain, l'archevêque de Sens.
Mais le Roi, consulté, rejette l'élu et lui substitue un autre candidat. Le
métropolitain change d'opinion et consacre l'élu du Roi. Indignation des
chanoines. Ils s'adressent à l'archevêque de Tours, aux évêques de Beauvais
et d'Orléans : « Nous venons nous plaindre auprès de vous de notre archevêque
et de notre roi, qui, malgré nous, veulent nous donner comme évêque un «
idiot », indigne de cet honneur. Nous vous demandons secours et vous prions
de veiller devant l'Église en bons pasteurs, pour ne pas laisser pénétrer
dans le bercail un homme qui n'a pas demandé à y entrer par la porte, mais
qui s'y glisse, par escalade, comme un larron. » Cette protestation ne servit
à rien. L'homme du Roi resta maître
de l'évêché, et son premier soin fut de chasser de l'abbaye de Saint-Père de
Chartres les moines qui lui avaient fait opposition. Un scandale plus retentissant encore éclata en 1013, lorsque Robert éleva à l'archevêché de Bourges un fils naturel de Hugues Capet, Gauzlin, déjà imposé comme abbé aux moines de Saint-Benoît-sur-Loire. On trouva un archevêque et un évêque pour sacrer ce bâtard. Mais, à Bourges, les habitants et le vicomte furent unanimes à le repousser. Ils refusent de recevoir dans la ville « le fils d'une femme de mauvaises mœurs », et invoquent la loi d'Église qui exclut les enfants illégitimes des fonctions religieuses. Le Roi, voulant avoir le dernier mot, vient assiéger Bourges, et ne réussit pas à y pénétrer. Il fallut que son protégé s'en allât à Rome, implorer l'assistance du pape Benoît VIII et lui arracher une menace d'excommunication pour le peuple récalcitrant. En 1017 seulement, Gauzlin put s'asseoir enfin sur le siège que sa persévérance avait bien gagné. De tels faits prouvent que Robert fut maître de son clergé lorsqu'il voulut l'être, et que, dans le gouvernement intérieur de ses domaines, l'énergie et l'esprit de suite ne lui firent pas toujours défaut. POLITIQUE ÉTRANGÈRE DU SECOND CAPÉTIEN.
A l'extérieur, la difficulté principale était d'empêcher que la zone intermédiaire entre la France et l'Allemagne, Lorraine et Bourgogne, ne tombât tout entière au pouvoir des empereurs voisins. Robert a fait quelques efforts pour maintenir, sur la frontière de l'Est, la domination directe du pays qu'il représentait. En Flandre, son intervention fut assez heureuse. L'empereur Henri II était en démêlé continu avec les Flamands et leur comte Baudouin IV. Robert, qui avait aussi à s'en plaindre, ne laissa pas l'Allemand s'immiscer seul et sans contrôle dans les affaires du comté. Il s'entendit avec l'ambassadeur impérial, l'évêque de Liège, Notker, envoyé à Paris, puis avec Henri lui-même, venu sur les bords de la Meuse. Une expédition commune fut décidée. Français et Allemands assiégèrent Valenciennes, qu'ils ne purent prendre (1006). Ils se retrouvèrent unis, en 1019, contre le Flamand et l'attaquèrent, les uns par Gand, les autres par Saint-Omer. L'entente ayant cessé, Robert jugea plus profitable de marier sa fille Adèle avec Baudouin, qui devint dès lors, pour la France, un allié et un ami. Au même moment, la rivalité du royaume et de l'empire se produisait aussi à Cambrai, où l'évêque Gérard Ier était en lutte permanente avec le châtelain, Gautier. Robert leur fit conclure une transaction qui fut garantie par les principaux seigneurs de sa suite, et maintint, par là, le Cambrésis dans sa dépendance. En Bourgogne, s'il mit la main sur le duché et sur Dijon,
il ne put empêcher le roi bourguignon,
Rodolphe III, de placer son État sous la suzeraineté de l'Empire, par la
convention signée à Strasbourg ; premier pas vers l'incorporation de la
Bourgogne à là Germanie. En 1027, le traité de Baie permit à Conrad II
d'achever l'œuvre de son prédécesseur. Le roi de France, embarrassé depuis
1025 dans les querelles de famille, laissa sans bouger le roi de Bourgogne
transmettre solennellement sa couronne au chef de la nation allemande, pour
ne garder qu'une royauté viagère dont la mort n'allait même pas tarder à le
dépouiller. L'HOSTILITÉ CONTRE L'ALLEMAGNE.
Robert ne put pas davantage arrêter le courant qui emportait vers l'Allemagne cette autre partie de l'ancienne « Lotharingie », l'Italie. En 1002, pourtant, il avait négocié avec les Lombards, lorsqu'ils essayèrent de se donner un roi national, le marquis d'Ivrée, Arduin. En 1024, il accueillit leurs envoyés venus en France pour chercher un successeur à Arduin, un concurrent à l'empereur Conrad II. Il aurait pu se faire nommer lui-même roi d'Italie, mais conscient de son impuissance, il refusa pour lui, comme pour son fils aîné, Hugues. Ne voulant pas se lancer dans une aventure où les déboires n'étaient que trop certains, il laissa les seigneurs lombards offrir leur couronne à l'un de ses feudataires, le duc d'Aquitaine. Entre ce duc, le comte d'Anjou, le comte de Blois, Fulbert de Chartres et le Capétien, d'activés négociations s'engagèrent. On aurait voulu prêter aux Italiens un concours effectif et les défendre contre l'Allemagne, mais des intérêts trop divergents séparaient ces personnages. La renonciation de Guillaume V, la reprise des hostilités entre les comtes de Blois et d'Anjou, la mort du fils aîné de Robert et les discordes intestines qui la suivirent, paralysèrent le roi de France. Conrad II, à qui on laissait le champ libre, pénétra sans peine en Lombardie et se fit couronner à Milan. ENTREVUE D'IVOIS.
Latente ou déclarée, l'hostilité de Robert contre
l'Allemagne ne parut se démentir qu'une fois, dans l'entrevue d'Ivois (1023),
où il rencontra l'empereur Henri II. C'est qu'il espérait alors, avec l'aide
de son voisin, réaliser un projet caressé depuis longtemps par sa piété
fervente : le rétablissement de la paix dans l'Église et la réforme du
Clergé. Les deux souverains, entourés d'une suite nombreuse de seigneurs et
d'évêques, se donnèrent le baiser de paix, entendirent ensemble la messe et
dînèrent à la même table. Robert avait apporté pour Henri des objets d'art en
métal précieux, rehaussés de pierres fines, et cent chevaux richement
harnachés. L'Empereur n'accepta qu'un évangéliaire et une châsse contenant
une dent de saint Vincent. Le roi de France refusa à son tour les cent livres
d'or pur que l'Allemand lui offrait, pour se
contenter de deux boîtes en or. Cet échange d'amabilités n'aboutit à
aucune entente durable. A peine Henri II était-il mort (1024) que Robert manifesta
l'intention d'envahir la Lorraine. Quelques années après, le peuple et le
clergé de Cologne, écrivant à l'empereur Conrad II, se plaignirent vivement
que leur ville fut en butte « aux nombreuses et diverses machinations des
rois français ». A peine avaient-ils le droit de prendre peur. Robert ne pouvait aller au-delà d'une simple menace. S'il entrevit la possibilité de jouer, hors de son État, un rôle beaucoup plus important que ne le laisse supposer la puérile biographie d'Helgaud, il n'était pas homme à passer de la velléité à l'exécution. Les moyens d'action lui manquaient, mais plus encore le caractère et la volonté d'agir. L'histoire de son règne est tout entière dans ces quelques mots. III. HENRI Ier[6]Les deux fils de Robert le Pieux, Henri et Robert, s'étaient entendus, l'année même qui précéda la mort de leur père, pour se révolter et devancer l'héritage. Quand il eut disparu (20 juillet 1031), leur accord tourna en haine, et le règne de Henri Ier s'ouvrit: par une guerre civile. La crise fut d'autant plus grave que les hauts barons s'en mêlèrent. Le duc de Normandie, le comte d'Anjou et le comte de Flandre soutenaient l'héritier légitime ; le comte de Blois et le seigneur du Puiset voulaient le renverser et exercer à leur guise le droit d'élection. Au fond, l'hérédité monarchique était en jeu. GUERRE CIVILE.
La reine Constance avait pris parti pour Robert, son
préféré. Pendant qu'elle s'emparait de la plupart des villes du domaine
autour de Paris, le comte de Blois enlevait Sens, et Henri, presque complètement
dépouillé, ne trouvait de refuge qu'à Fécamp, auprès du Normand Robert le
Diable. Surpris d'abord, le jeune roi, qui ne manquait ni de décision ni de
courage, se ressaisit et attaqua, à son tour, ses adversaires. Victorieux
partout, surtout après la mort de Constance (juillet 1034), Henri n'éprouva
d'autre échec que dans une première tentative pour reprendre Sens. La lutte
se termina à son profit, quand il
eût reçu la soumission de son frère Robert. Par malheur, il se crut obligé,
pour assurer la paix, de l'investir du duché de Bourgogne, erreur politique
dont ses successeurs se ressentiront pendant trois siècles. HENRI Ier ET LE COMTE DE BLOIS.
Dans cette dure épreuve, Henri Ier avait pu voir combien était redoutable l'hostilité de la maison de Blois. Eude II, acharné, ne désarmait pas. Contre un tel adversaire, le roi de France ne faisait pas que se battre : il avait négocié avec les nombreux ennemis de son vassal et conclu même avec l'empereur Conrad II l'alliance offensive de Deville-sur-Meuse (mai 1033). Eude riposta en formant avec certains seigneurs de l'Ile-de-France une nouvelle coalition à laquelle prit part le second frère du Roi, mécontent de n'avoir reçu aucun apanage. Alors s'ouvrit une seconde période de guerres (1034-1039), « cause de ruine et de désolation pour le pays français tout entier », dit un chroniqueur. La mort du comte Eude II ne la termina pas : ses fils Etienne et Thibaut luttèrent avec la même âpreté. Menacé encore une fois d'être dépossédé de la couronne, Henri Ier reprit Sens, défit son frère Eude et l'emprisonna à Orléans. Les abbayes de Saint-Médard de Soissons et de Saint-Père de Châlons, que les comtes de Blois voulaient assujettir, rentrèrent sous la domination royale. Après la mort du comte de Sens, Rainard, allié fidèle d'Eude II, le Sénonais fut annexé définitivement au patrimoine capétien (1055). Un coup encore plus sensible fut porté à l'éternel ennemi, le Blésois, quand Geoffroi-Martel et ses Angevins eurent mis la main sur la Touraine. Henri Ier avait contribué à cette conquête et se donna la joie d'investir solennellement le comte d'Anjou d'une seigneurie que la lignée des Eude et des Thibaut ne recouvra jamais. HENRI Ier ET LES NORMANDS.
Grâce à la désunion des puissances féodales qui l'entouraient, la Royauté sortait vivante d'une double tempête. Elle dut en partie son salut à l'appui des fidèles Normands, mais elle le paya. Henri céda le Vexin français au duc Robert le Diable. Quand celui-ci partit pour la Terre Sainte, il pria le Roi de reconnaître son bâtard, Guillaume, comme héritier du duché de Normandie, et de défendre cet enfant contre les inimitiés trop certaines auxquelles il devait être en butte. Henri tint parole et servit de tuteur au jeune duc, harcelé par les continuelles révoltes de ses barons. En 1047, il l'aida à triompher d'une coalition formidable. Sur le champ de bataille du Val des Dunes, le roi de France, entouré de tous les contingents du royaume, paya vaillamment de sa personne. C'est à lui surtout et aux Français que les chroniqueurs normands eux-mêmes attribuent cette victoire, qui fut d'une importance capitale dans la vie du futur conquérant de l'Angleterre. Il semblait que l'union traditionnelle de la dynastie
royale et du puissant duché dût se resserrer plus que jamais. Deux ans ne
s'étaient pas écoulés que l'alliance était rompue et le Français aux prises
avec le Normand. Ce revirement brusque pouvait s'expliquer. La richesse et la
prospérité de la Normandie, sa population serrée et belliqueuse, n'avaient jamais
cessé d'exciter à la fois la crainte et la convoitise des rois de Paris. Ce
fief aussi important qu'un royaume, plus indépendant que toute autre région
vassale, enlevait aux Capétiens l'entrée de la Seine et les emprisonnait dans
des provinces sans issue. L'ambition de Guillaume le Bâtard inquiétait tous
ses voisins. On oublia, des deux parts, les services rendus et, au milieu du xie
siècle, l'inévitable conflit éclata. GUERRES AVEC GUILLAUME DE NORMANDIE.
La guerre eut surtout pour théâtre la vallée de l'Avre, où passait la limite des deux États, depuis que le comté de Dreux avait été cédé pour toujours à la couronne. La prise ou du moins le démantèlement de la forteresse de Tillières, clef de cette vallée, devint le principal objet des efforts du roi de France. Mais il essaya aussi de soutenir tous les barons qui faisaient défection au duc de Normandie. Il aida Thufstan Goz, ennemi de Guillaume, à s'emparer de Falaise. De concert avec l'Anjou, il encouragea, de 1048 à 1053, une autre révolte, celle de Guillaume Busac. Lorsque ce vassal, vaincu par le duc et dépouillé du château d'Eu, vint chercher un asile en France, Henri lui donna l'hospitalité et lui fit épouser, plus tard, l'héritière du comté de Soissons. En 1053, il prit une part directe à la rébellion du comte d'Arqués, Guillaume. Il ne put, il est vrai, faire lever le siège d'Arqués, et faillit même être victime d'une embuscade que les Normands avaient dressée à Saint-Aubin. Mais il prit sa revanche en nouant contre le duc Guillaume une coalition générale. La France proprement dite, l'Anjou, la Bourgogne, l'Auvergne, la Champagne, l'Aquitaine (et même la Gascogne, s'il faut en croire le chroniqueur Guillaume de Poitiers) réunirent leurs forces pour humilier une puissance dont tous les princes féodaux commençaient à être jaloux. Pendant que Henri Ier et Geoffroi-Martel ravagent la campagne d'Évreux, le frère du Roi, son ancien rival, Eude, pille et brûle les plateaux qui dominent au nord la basse Seine ; mais il se fait battre à Mortemer (1054), échec qui découragea le roi de France. La paix qu'il fut obligé de conclure avec Guillaume (1055) ne le condamnait pas seulement à renoncer à ses projets, mais encore à approuver d'avance les conquêtes que le duc prétendait faire sur le territoire de l'Anjou. De semblables concessions ne pouvaient être sincères : l'entente du Roi et de son vassal dura peu. Trois ans après, Henri, toujours allié à Geoffroi-Martel, envahissait le territoire normand, inquiétait Bayeux et menaçait Caen. Une nouvelle défaite lui fut infligée, au passage de la Dives, à Varaville (1058). Le traité qui en fut la conséquence stipulait la restitution du château de Tillières à la Normandie. Henri Ier était vaincu, mais il avait lutté avec une persévérance dont l'exemple ne sera pas perdu pour ses successeurs. IMPUISSANCE DE HENRI Ier.
La Féodalité triomphait en Normandie, et partout ailleurs elle achevait son évolution ; l'indépendance absolue des grandes seigneuries devenait la loi. La rareté des documents empêche de mesurer avec précision l'étendue du pouvoir que le petit-fils de Hugues Capet avait conservé, à titre de souverain, dans les pays éloignés de la Seine et de la Loire. Mais il semble bien que l'autorité générale du roi de France n'ait jamais été si restreinte. Les derniers liens qui subsistaient entre la Monarchie et les provinces, brisés un à un, disparaissent. Même en Bourgogne, le propre frère du Roi, Robert, exerce la suzeraineté dans sa plénitude et, dès la génération suivante, la séparation sera complète. Henri Ier n'a plus de relations avec le sud-est du royaume : tout au plus s'est-il gardé lé droit d'intervenir dans l'élection de l'évêque du Pui. On ne connaît qu'une circonstance où il ait agi en roi, dans le diocèse de Clermont. Les ducs d'Aquitaine n'apparaissent plus que par exception dans son entourage, en cas de grandes expéditions militaires ou de cérémonies religieuses auxquelles un prince chrétien ne saurait manquer. Pour les comtes de Bretagne et de Toulouse, aussi étrangers au Capétien que s'ils habitaient hors de France, le devoir féodal n'existe plus. Dans ses rapports avec les puissances voisines, Henri Ier paraît s'être inspiré des mêmes idées qui avaient guidé Robert et surtout Hugues Capet. RAPPORTS AVEC LA PAPAUTÉ.
En face de la Papauté, il a essayé de maintenir l'indépendance
du Clergé national et les droits du pouvoir civil. L'ancien évêque de Toul,
Léon IX, tendait par tous les moyens à fonder en France la domination du
Saint-Siège et à faire de ce pays le point d'appui de ceux qui voulaient
réformer l'Église. Nous traiterons à part cette grave question de la réforme,
si passionnante déjà pour les contemporains de Henri Ier, et qui touchait de
près la Royauté elle-même. On notera seulement ici l'attitude du roi de
France, lorsque, en 1049, Léon IX convoqua un concile à Reims et vint le
présider en personne. La foi du Moyen Age et le caractère à demi religieux de
la Royauté ne permettaient pas à Henri d'interdire au Pape l'entrée du
territoire français ni de s'opposer directement à la réunion du concile. Mais
il s'efforça d'entraver les projets
de la cour de Rome. Il prétexta l'urgence d'une expédition militaire pour
empêcher les évêques et les abbés de son domaine de se présenter à Reims : à
peine l'abbé de Saint-Rémi de Reims put-il obtenir de lui l'autorisation de retourner
auprès du Pape. La conduite de Henri ne s'explique pas simplement par l'influence qu'auraient prise sur son esprit les évêques simoniaques et les barons incestueux, menacés de la réprobation du concile. S'il désapprouva la démarche du Pape et défendit à son clergé de s'y associer, c'est qu'il y voyait une atteinte au pouvoir royal et, pour l'épiscopat français, une diminution de liberté. Lors des discussions ardentes que souleva, en France et à Rome, l'hérésie du chanoine de Tours, Bérenger, Henri joua un rôle plus difficile à définir. On a prétendu, sans preuves, qu'il était favorable aux opinions du chanoine et qu'il le fit emprisonner pour le dérober aux conséquences d'une condamnation inévitable. A la vérité, Bérenger fut incarcéré par un vassal du roi; mais lui-même écrivit que Henri avait voulu eh profiter pour le mettre à rançon. Quoi qu'il en soit, les rapports du Capétien et de la Papauté, presque toujours tendus jusqu'en 1053, ne devinrent jamais très cordiaux. RAPPORTS AVEC L'ALLEMAGNE.
On l'accusait de pratiquer la simonie, et le parti réformiste ne l'épargnait pas ; mais la vraie raison de sa défiance et de ses froideurs est que les papes de son temps, presque tous d'origine allemande, devenaient des instruments dociles entre les mains des empereurs Conrad II et Henri III. La puissance des souverains d'Outre-Meuse s'accroissait d'une façon inquiétante. Pendant que la dynastie française se débattait dans la guerre civile, Conrad avait recueilli définitivement le royaume de Bourgogne (1031-1039) et transmis d'avance cette nouvelle couronne à son fils. Tout espoir étant perdu de ce côté, Henri Ier tenta au moins de conserver, sur l'archevêché de Lyon, un pouvoir nominal. Il s'entendit avec les moines de Cluny pour faire élire, en 1046, comme archevêque, l'abbé de Saint-Bénigne, Halinard ; faible compensation, mais succès utile en vue de l'avenir. Quand le successeur de Conrad, Henri III, épousa Agnès, princesse de l'ancienne maison de Bourgogne, alliée aux suzerains de l'Aquitaine et de l'Anjou, le roi de France eut avec son redoutable voisin une première entrevue à Ivois (1043). Ce mariage, qui consolidait la situation de l'Empereur dans la vallée du Rhône, n'était pas fait pour rassurer le Capétien. On put croire un instant qu'entre les deux Henri une lutte ouverte allait s'engager. VISÉES DE HENRI SUR LA LORRAINE.
Le point faible de l'Empire était la Lorraine : c'est là
aussi que portèrent les efforts du Français. Pour s'arroger la haute
suzeraineté de ce pays, il lui suffisait d'y favoriser les rébellions des
vassaux. Déjà, en 1044, le duc
Godefroi, ennemi de Henri III, s'était tourné du côté du roi de France, et
sans doute de concert avec ce dernier, avait entraîné à sa suite une partie
des mécontents de la Franche-Comté et de la Bourgogne. L'énergie avec
laquelle Henri III poursuivit le duc rebelle jusqu'à ce qu'il eût obtenu sa
déposition, écarta les dangers que cette coalition aurait pu faire courir à
l'Allemagne. Mais, en 1046, lorsque l'Empereur passa en Italie pour se faire
couronner à Milan, le roi de France parut vouloir aborder résolument
l'entreprise qu'avait rêvée Robert le Pieux.
Au témoignage d'un chroniqueur liégeois, de grands préparatifs militaires se firent alors dans toute la France; la levée générale des vassaux fut ordonnée par édit royal et l'armée commença même à se rassembler. Henri Ier déclara hautement qu'il réclamait, « en vertu de son droit héréditaire, le palais d'Aix-la-Chapelle, possession de ses ancêtres », et tout le royaume de Lorraine, « détenu par la perfidie de l'Empereur ». Sur les représentations réitérées de l'évêque de Liège, Wazon, ou, ce qui est plus vraisemblable, par suite des difficultés que lui suscitaient alors les barons de France, il renonça à son dessein. Mais il n'abandonna point ce qu'il tenait pour un droit imprescriptible de sa couronne. Quand il revit l'Empereur à Ivois, il lui reprocha, dit-on, avec vivacité, ses fausses promesses et l'obstination qu'il mettait à retenir entre ses mains cette portion du territoire français injustement acquise par les rois de Germanie, ses prédécesseurs. La discussion devint bientôt si acerbe que l'Empereur défia le roi de France en combat singulier. Henri Ier refusa, rompit les négociations, et, s'il faut en croire la chronique allemande, s'enfuit la nuit avec les siens. PREMIÈRE ALLIANCE FRANCO-RUSSE.
Ce roi de Paris et d'Orléans qui, du fond de son minuscule
domaine, osait revendiquer un pays d'empire, comptait donc pour quelque chose
aux yeux de l'étranger. Il représentait tout un passé de grandeur et de
puissance et continuait de loin à faire illusion. Le plus ancien exemple
d'une alliance franco-russe date de Henri Ier et de son mariage avec Anne,
fille du grand duc de Kief, Jaroslaf. La Russie du xie
siècle était en rapports, sinon réguliers, au moins fréquents, avec les pays
occidentaux. Roger II, évêque de Châlons, chargé, en 1048, d'une première
ambassade en terre slave, ramena, trois ans après, la princesse russe qui fut
épousée et sacrée à Reims. La naissance de celui qui devait être Philippe Ier,
le roi au nom byzantin, garantissait enfin aux Français et à leur chef la
perpétuité de la dynastie (1052). Fidèle à la tradition, Henri Ier fit couronner son fils, à
peine âgé de sept ans, par l'archevêque de Reims, Gervais de Château-du-Loir
: le premier sacre d'un roi de
France sur lequel l'histoire ait donné quelques détails (23 mai 1059). LE SACRE DE PHILIPPE Ier.
« Au commencement de la messe, avant la lecture de
l'épître, l'archevêque, se tournant vers l'enfant royal, lui exposa la foi
catholique : il lui demanda s'il croyait et s'il voulait être le défenseur de
l'Église. Philippe ayant répondu affirmativement, on lui apporta sa déclaration,
il la prit, en fit lecture, et la signa. Cela fait, il remit cette profession
de foi entre les mains de l'archevêque. Étaient présents : Hugues de
Besançon, légat du Pape ; Hermanfroi, évêque de Sion ; Mainard, archevêque de
Sens ; Barthélemy, archevêque de Tours, etc. L'archevêque de Reims, prenant
en main la crosse de saint Rémi, expliqua avec douceur et mansuétude comment
il avait, par-dessus tous les évêques, le droit d'élire et de consacrer le
Roi, depuis que saint Rémi avait baptisé et sacré Clovis. Il apprit aux assistants
comment le pape Hormisdas avait donné à saint Rémi et comment le pape Victor
lui avait donné à lui, Gervais, et à son église, le droit de consacrer par le
sceptre, ainsi que la primatie de toute la Gaule. Alors, du consentement du
roi Henri, il élut Philippe roi. Il avait été convenu que cela pouvait se
faire sans que l'on eût besoin de l'assentiment du Pape ; néanmoins les
légats apostoliques, pour honorer Philippe et lui donner un témoignage de
leur amitié, prirent part à la cérémonie. Après eux, le Roi fut élu par les
archevêques et les évêques, les abbés et les clercs ; ensuite par Gui, duc
d'Aquitaine, par Hugues, fils et représentant du duc de Bourgogne, par les
envoyés du marquis Baudouin (comte de Flandre), et ceux de Geoffroi, comte
d'Anjou ; par Raoul, comte de Valois ; Herbert, comte de Vermandois ; Gui,
comte de Ponthieu ; Guillaume, comte de Soissons ; les comtes Renaut, Roger,
Manassès, Hilduin ; Guillaume, comte d'Auvergne ; Aldebert, comte de la
Marche ; Foulque, comte d'Angoulême, et par le vicomte de Limoges. Vinrent
ensuite les chevaliers et le peuple de toutes classes, qui, d'une voix
unanime, donnèrent leur consentement et leur approbation, et crièrent par
trois fois : « Nous approuvons, nous voulons, que cela soit[7]! » Henri Ier ne survécut guère plus d'un an à cette solennité
qui consacrait, au fond, le droit héréditaire des Capétiens, et pour la
forme, le droit électif des évêques et des hauts barons du royaume. Il mourut
à Vitri-aux-Loges, près d'Orléans, laissant la tutelle du jeune roi à sa mère
Anne et à son oncle, le comte de Flandre, Baudouin V (4 août 1060). Le souverain qui disparaissait
avait été « un soldat brave et actif », expression typique, reproduite par
toutes les chroniques de l'époque. Et il est certain que la vie de Henri Ier,
série ininterrompue d'expéditions, de sièges et de combats, première ébauche
du règne de Louis le Gros, ne fut pas celle d'un impuissant. Il porta
seulement la peine de l'affaiblissement profond où était tombée la monarchie.
On regrette d'autant plus que sa figure reste, pour nous, aussi vague ; car,
sur sa personnalité physique et morale, les contemporains ne nous ont rien
appris. IV. PHILIPPE Ier[8]Le quatrième Capétien, Philippe Ier, fut roi pendant quarante-huit ans (1060-1108) : un des plus longs règnes de l'histoire de France, mais aussi un des plus vides, et de ceux qui ont fait le moins d'honneur à la dynastie. Jamais l'action personnelle du souverain sur les événements et sur les hommes n'a été plus limitée. A une époque où l'amour de la guerre et la ferveur religieuse entraînaient barons et évêques a de si grandes entreprises, Philippe, insensible aux enthousiasmes qui éclataient partout autour de lui, se passionna seulement pour ses intérêts et ses jouissances. Ce gros homme, sensuel et cupide, ne se contentait pas de vendre ses évêchés (on a vu avec quel cynisme) : il se fit le premier mercenaire de son royaume, allant jusqu'à louer ses services militaires, pour 700 livres, à un petit seigneur de Normandie. De condottiere à brigand, la distance est courte. Une lettre de Grégoire VII l'accuse d'avoir détroussé des marchands italiens qui se rendaient à une foire, et de s'être refusé à les dédommager. LÉGENDE SUR PHILIPPE Ier.
Les faits eux-mêmes accusent ce triste souverain, mais les
chroniqueurs de son temps l'ont peut-être plus malmené encore qu'il ne le
méritait. Il eut le malheur d'être presque toujours en conflit avec l'Église,
et les clercs, seuls, écrivaient l'histoire. Il s'est opposé à l'introduction
de la réforme grégorienne dans son État ; il n'a pas tenu compte des
anathèmes que lui attira son mariage adultérin avec Bertrade de Montfort. On
s'explique alors les colères de la Papauté et ces légendes édifiantes qui
représentèrent le roi de France excommunié,
atteint de la gale et d'autres maladies épouvantables, vivant comme un
pestiféré au milieu d'une cour déserte, n'osant plus mettre la couronne
royale, ni faire de nominations d'évêques, perdant même la vertu du sacre, le
privilège de guérir les scrofuleux. En réalité, ce maudit, mis hors l'Église et hors la loi, a vécu comme ses prédécesseurs. Au moins extérieurement, il fut aussi religieux que les autres rois. Quand le besoin d'argent se faisait sentir, on l'a vu dépouiller des églises (par exemple, celle de Saint-Germain-des-Prés) : mais, par compensation, il en a comblé d'autres de ses libéralités. Lui aussi a fondé, enrichi, réformé des abbayes. Les monastères qu'il favorisait ont essayé de lui faire une réputation excellente. Un moine de Morigni vante « sa prudence admirable et la profondeur de son esprit ». A Sens, on voit en lui « la providence, l'espoir, la consolation des moines, des clercs, et des pauvres ». DÉBUT DU RÈGNE.
Il faut, d'ailleurs, pour être équitable, ne pas confondre la première partie de son règne avec la dernière. Le début fit présager autre chose que la déchéance honteuse de la fin. De 1067, année de sa majorité, jusqu'en 1090, il s'est agité plus qu'on ne croirait, cherchant les aventures, s'essayant même aux expéditions lointaines. Celle qu'il tenta, en 1071, pour défendre la comtesse de Flandre, Richilde, contre son concurrent, Robert le Frison, l'amena jusque dans la région de l'Escaut. Il y parut, entouré des contingents féodaux de la France entière, mais gagna fort mal l'argent dont la comtesse avait payé son zèle. Complètement battu à Bavinkhove, il crut se venger de sa défaite en mettant Saint-Omer à feu et à sang. Ses conseillers lui firent comprendre qu'il avait tout avantage à accepter le fait accompli, à reconnaître Robert, et même à devenir son allié. Il se tourna, en effet, du côté du plus fort, et donna des gages au comte de Flandre, en épousant une de ses pupilles, la Hollandaise Berthe. L'alliance de Robert le Frison devait lui être utile dans sa lutte contre la Normandie et Guillaume le Conquérant. Il y renonça pourtant, en 1074, incapable de résister à l'appât d'un bénéfice immédiat. Corbie, importante par son commerce et son riche monastère, avait été donnée à la Flandre, lorsque la fille de Robert le Pieux épousa le comte Baudouin V. Philippe, jugeant l'occasion bonne pour la reprendre au Frison, s'y transporta tout à coup et força les habitants à lui jurer fidélité. En vain Robert, furieux, accourut et pilla les maisons des bourgeois : Corbie rentra dans le domaine capétien pour n'en être plus détachée. PHILIPPE Ier ET GUILLAUME LE CONQUÉRANT.
Philippe eut surtout l'intelligence de faire une opposition persévérante à la puissance toute nouvelle des Anglo-Normands. Quand la conquête de l'Angleterre commença, Baudouin V, beau-père du duc Guillaume, gouvernait encore le royaume à titre de régent. Il ne fit rien pour entraver l'expédition : ce ne fut pas la faute de son pupille, à peine âgé de quatorze ans. Celui-ci semble avoir compris de bonne heure que l'événement était un désastre pour lui-même et pour toute sa dynastie. Une tradition du Roman de Rou montre le duc Guillaume allant trouver le jeune roi de France à Saint-Germer, et lui demandant d'être son allié. Il lui promit de se reconnaître son vassal pour le royaume dont il entreprenait la conquête. Philippe, après avoir consulté son entourage, refusa, et Guillaume dut se retirer « le dépit dans le cœur et la menace à la bouche ». Cette résistance isolée n'empêcha rien. Philippe, du moins, ne négligea pas de susciter des embarras à ce vassal couronné. Il intervint en Bretagne, où Guillaume ne put prendre Dol, et contribua à rendre impossible l'annexion de la péninsule à la Normandie. Dans la région française, il fallait surtout défendre le Vexin contre un ennemi qui s'en disait le légitime propriétaire. En 1087, débarrassé de tout souci du côté de l'Angleterre et du Maine, Guillaume réclama hautement ce pays, avec les villes de Pontoise, de Chaumont, et de Mantes. Philippe répondit par une plaisanterie (assez mal placée dans sa bouche) sur la corpulence de son adversaire : « Le roi d'Angleterre est en couches, il y aura force cierges à ses relevailles. » — « Par la splendeur de Dieu, répliqua Guillaume, je vais en allumer cent mille aux frais de Philippe. » Pour tenir parole, il incendia le Vexin, et entra dans Mantes, qu'il livra aux flammes. ALLIANCE AVEC ROBERT COURTE-HEUSE
Philippe pouvait difficilement lui tenir tête par les
armes : mais il donna à ses successeurs l'exemple de cette tactique très
naturelle qui consistait à séparer la Normandie de l'Angleterre en favorisant
les rébellions des barons du continent et les querelles intestines dans la
famille de Guillaume. Le fils aîné du roi d'Angleterre, Robert Courte-Heuse,
réclamait, par anticipation, une partie de l'héritage paternel, au moins le
duché de Normandie et le comté du Maine. Le refus de Guillaume fut suivi
d'une guerre civile, et Philippe ne manqua pas d'intervenir en faveur du
prince révolté. Le protecteur et le protégé se trouvaient en forces, près de
Gerberoi en Beauvaisis, lorsque le Conquérant les rencontra (1079). Il fut
battu et faillit être tué. Pour prix de ses services, Philippe exigea de
Robert la cession de Gisors. Rien de plus légitime ; mais un jour qu'il
assiégeait un château au profit du prétendant,
Guillaume, qui le connaissait bien, lui fit passer en secret une forte somme
pour qu'il renonçât à l'entreprise. Philippe l'accepta et battit en retraite,
heureux de toucher des deux mains. GUERRE CONTRE GUILLAUME LE ROUX.
Sa politique générale déviait ainsi de temps à autre, mais ne changeait pas. Après la mort du Conquérant, blessé mortellement au sac de Mantes, le nouveau roi d'Angleterre, Guillaume le Roux (1087), continua à revendiquer le Vexin, et s'allia même avec le duc d'Aquitaine pour s'emparer du territoire capétien et détrôner son seigneur. Philippe, qui alors n'était plus capable de se défendre lui-même, eût été fort en péril si son fils Louis n'avait porté la guerre sur la frontière normande et retardé la marche des coalisés. Le comte de Meulan, les châtelains de Septeuil et de Houdan avaient livré leurs donjons aux Aquitains et aux Anglais ; les châteaux de Montfort et d'Épernon résistaient à grand-peine. Paris, découvert, était à la merci d'un coup de main. Heureusement que Guillaume le Roux échoua devant Pontoise, et que la forte place de Chaumont, dont il fit le siège en règle, subit sans faiblir tous les assauts (1098). L'héroïsme de ses défenseurs fut le salut de la dynastie et du Roi. Lorsque le prince royal, assez mal conseillé, laissa Henri Beauclerc, le successeur de Guillaume le Roux, s'emparer de son frère Courte-Heuse et réunir la Normandie à son royaume, « Philippe Ier, homme sage, dit une chronique, s'y opposa autant qu'il put, et, comme inspiré de l'esprit prophétique, prédit à son fils tous les malheurs qui en adviendraient (1106) ». Il resta, jusqu'à son dernier jour, l'ennemi de la famille normande et l'avenir lui donna raison. POLITIQUE D'ANNEXIONS TERRITORIALES.
Cet homme positif rechercha, de propos délibéré et par
système, les moyens propres à accroître les ressources matérielles de la
Royauté. On peut dire qu'il inaugura la politique d'annexions dont usèrent si
bien Louis le Gros et Philippe Auguste. Sa constante préoccupation fut
d'acquérir de la terre et de grossir le domaine royal, « réduit presque à
néant par l'incurie de ses prédécesseurs ». On a vu comment il prit Corbie.
En 1107 il accorda aux marchands qui fréquentaient cette place des privilèges
fort étendus. Il en fit ainsi un comptoir des mieux achalandés où affluaient
les négociants de la Flandre, de la Hollande et de l'Allemagne. Toujours à
l'affût des successions vacantes ou des héritages contestés, Philippe profita
de la mort d'un comte de Vermandois, pouf mettre la main sur une partie de
son fief. Il n'en put conserver la possession directe, mais il en investit
plus tard son propre frère, Hugues le Grand, et ainsi commença cette dynastie
capétienne du Vermandois qui allait être un des plus solides appuis de la
royauté au xiie siècle.
Lorsque Simon de Valois, comte du Vexin, se fut retiré
dans un monastère, Philippe ne manqua pas d'envahir le Vexin et devint ainsi
propriétaire du pays dont ses ancêtres n'avaient eu que la suzeraineté.
Derrière les châteaux du Vexin, du Vermandois et du Valois, Paris se trouvait
mieux protégé contre les ennemis venant de la Normandie et de la Flandre. Une
autre annexion, celle de Château-Landon et du Gâtinais, prix de la neutralité
promise par Philippe à Foulque le Réchin, l'usurpateur de l'Anjou et de la
Touraine, permit à la Royauté de relier le Sénonais aux possessions de
l'Orléanais et de la Brie. L'ambition de Philippe regardait même au-delà de
la Loire. Les Robertiens avaient acquis jadis, en Sologne et en Berri,
quelques alleux que leurs descendants possédaient peut-être encore à la fin
du xie siècle. Philippe, qui n'allait pas à la croisade,
exploita les besoins d'argent de ceux qui s'y rendaient. En 1101, le vicomte
de Bourges, Harpin, partant pour la Terre Sainte, lui vendit un territoire
étendu qui comprenait, outre Bourges, la châtellenie de Dun-le-roi. FAIBLESSE DU POUVOIR ROYAL.
Malgré tout, la Monarchie ne se relevait pas de l'abaissement où la Féodalité l'avait réduite. Philippe n'était même pas le seul maître des parties du territoire soumises à son pouvoir direct. Entre les prévôtés du domaine s'intercalaient de petites seigneuries dont les possesseurs ne respectaient que ceux qui savaient se défendre. La plupart des grands offices de la couronne étaient alors détenus, à titre héréditaire, par ces mêmes seigneurs qu'on trouvait en guerre avec le souverain, le lendemain du jour où ils avaient composé sa cour et contresigné ses diplômes. Celui qui se prétendait l'héritier de Charlemagne ne pouvait sortir de Paris sans se heurter à la petite féodalité qui infestait partout les routes et, pour passer, il fallait se battre. Quelques campagnes, mollement conduites, contre Etienne de Blois, Hugues de Dammartin, Hugues du Puiset, Simon de Valois, n'eurent pas de résultats décisifs. En 1081, Philippe, voulant se venger du seigneur du Puiset, fit, par exception, un grand effort; il convoqua les contingents féodaux et demanda l'aide de son parent, Eude, duc de Bourgogne. Une vraie bataille s'engagea dans la plaine d'Yèvre-le-Châtel ; mais l'ennemi qu'on pensait détruire, un vassal de troisième ordre, infligea au roi de France l'échec le plus déshonorant dont le Moyen Age ait gardé le souvenir. Peu de temps avant sa mort, Philippe était enfin parvenu à mettre la main sur le donjon de Montlhéry, repaire de pillards qui faisaient trembler le Roi quand il chevauchait vers Orléans : « Garde bien cette tour, dit-il à son fils Louis, elle m'a fait vieillir avant l'âge : la méchanceté et la perfidie de ceux qui l'habitaient ne m'ont jamais laissé un instant de repos. » PHILIPPE ET LA PAPAUTÉ.
Et pourtant l'homme qui faisait cet aveu d'impuissance osa résister à la Papauté, maîtresse alors du monde chrétien. Philippe Ier, soutenu, il est vrai, par une partie de l'épiscopat français, essaya de repousser la réforme que prêchait et imposait Grégoire VII. IL trouvait trop d'avantages à pratiquer la simonie et comprenait, d'ailleurs, que le triomphe des idées réformistes diminuerait fatalement le pouvoir de la Royauté sur les seigneuries d'Église. Œuvre excellente, en effet, au point de vue de la morale et du bien supérieur de la Chrétienté, la réforme, à d'autres égards, contrariait, au profit du pouvoir religieux, le développement politique des monarchies. Les divers incidents de la querelle engagée entre le Roi et le Pape, qui seront rapportés ailleurs, prouvent qu'en réalité les deux adversaires se disputèrent la domination sur les archevêchés de Lyon, de Tours, de Sens, de Reims et de Bourges, c'est-à-dire sur une assez grande fraction du royaume. Des intérêts temporels de la plus haute portée étaient en jeu. Les contemporains avaient le droit de s'étonner qu'un prince chrétien combattît les opinions et les progrès du parti que dirigeait le chef de l'Église : mais le roi de France, tirant sa principale ressource des évêchés et des abbayes de son domaine, vivant de ses clercs beaucoup plus que de ses vassaux laïques, ne pouvait favoriser une révolution qui l'aurait appauvri. Il ne pouvait pas davantage laisser Rome assujettir l'Église française, sans renier ouvertement la tradition léguée par le fondateur même de la dynastie. Ces raisons suffisaient à légitimer la résistance ; mais Philippe n'était pas homme à soutenir longtemps un combat dangereux pour une question de principes ou un intérêt d'ordre général. Son opposition, plutôt timide, sous Grégoire VII, lorsqu'il ne s'agissait que de simonie et d'investitures, devint opiniâtre et violente, sous Urbain II, lorsque la Papauté l'eût touché au vif en l'attaquant dans sa vie privée. MARIAGE AVEC BERTRADE DE MONTFORT.
« En 1092, dit le chroniqueur Orderic Vital, arriva en
France un événement scandaleux qui jeta le trouble dans le royaume. La
comtesse d'Anjou, Bertrade de Montfort, craignant de se voir traitée par son
mari (Foulque le Réchin) comme l'avaient été, avant elle, deux autres femmes
qu'il avait épousées, et d'être rejetée comme une vile courtisane ; persuadée
d'ailleurs qu'elle avait assez de beauté pour plaire au roi Philippe et assez
de noblesse pour être reine, lui envoya un message et lui découvrit la
passion qu'elle avait dans le cœur. Elle aimait mieux, disait-elle,
abandonner son mari pour en épouser un autre que d'être honteusement
délaissée par lui. Le Roi ne fut pas insensible à cette déclaration d'une
femme belle et voluptueuse : il consentit au crime et reçut Bertrade avec empressement dès qu'elle arriva en
France. Quant à sa propre femme, Berta, fille de Florent, comte de Hollande,
reine noble et vertueuse qui l'avait fait père de Louis et de Constance, il
la répudia et épousa Bertrade, qui était restée près de quatre ans avec le
comte d'Anjou. » De pareils incidents n'étaient pas rares dans ce milieu féodal où les mariages se nouaient et se rompaient avec une facilité que l'Église tolérait le plus souvent, impuissante à changer les mœurs. Mais ici le mauvais exemple venait de haut, et d'un prince hostile à la réforme. Les moines, dévoués à la sainte cause et à la Papauté, s'indignèrent : « Que personne, s'écrie Hugues de Flavigny, ne s'irrite contre moi, si j'ose censurer amèrement la conduite du prince, sans égard pour le nom et la majesté du trône. Quand on nous empêcherait d'écrire, la France entière élèverait la voix et tout l'Occident ne pourrait ignorer le crime de Philippe. » Excommuniés publiquement, à plusieurs reprises, dans les conciles de Clermont (1095), de Tours (1096), de Poitiers (1101), le roi de France et l'épouse adultère se soucièrent peu de l'anathème. Deux évêques (ceux de Troyes et de Meaux) avaient consenti à les marier : ils en trouvèrent d'autres encore pour les couronner aux fêtes solennelles et s'opposer ouvertement aux mesures prises par le Saint-Siège. Bertrade fut traitée en reine légitime même par le mari qu'elle avait abandonné. PHILIPPE RÉSISTE A L'ANATHÈME.
Elle vécut ainsi avec Philippe pendant douze ans (1092-1104), sous le coup des malédictions de l'Église, qui ne se lassait pas de les frapper. Non seulement des prélats, mais des hauts barons, des chefs d'États féodaux, s'associaient à leur résistance. Quand les légats du pape Pascal II et les membres du concile de Poitiers se préparèrent à lancer une fois de plus l'anathème, le duc d'Aquitaine, Guillaume IX, entra dans l'église avec ses soldats et dit, d'un ton menaçant, au milieu d'un profond silence : « Le Roi, mon seigneur, m'a mandé que, sans égard pour sa personne et pour moi, vous vous disposiez à l'excommunier dans une ville que je tiens de sa couronne : il m'a sommé, par la fidélité que je lui dois, de m'y opposer de toutes mes forces. Je vous déclare donc que je ne souffrirai pas un pareil attentat; et, si, malgré ma défense, vous osez le commettre, je vous jure, par la foi que je lui ai vouée, que vous ne sortirez pas d'ici impunément. » Les légats ne se laissèrent pas intimider et firent leur devoir. GOUVERNEMENT DU PRINCE LOUIS.
Ces excommunications répétées, et toujours vaines, ne
faisaient que nuire aux deux pouvoirs en lutte. Philippe et Bertrade se
soumirent au concile de Paris (1104), puis, en dépit de leur serment,
continuèrent la vie commune. La
victoire de la Papauté n'était qu'apparente et le Capétien, au fond,
l'emportait. Mais, vieilli et épuisé avant l'âge par ses infirmités et ses
vices, il ne régnait plus que de nom. Le prince héritier, le fils de la
malheureuse Berta, Louis, avait été armé chevalier en 1098 et associé, vers
la même époque, à la couronne, sans avoir cependant été sacré. Sous le titre
de dux
exercitus, il
remplissait la plus importante des fonctions royales, celles qui consistait à
repousser les attaques des Anglo-Normands dans le Vexin, et à punir les
brigandages des châtelains sur toute l'étendue du domaine. Il s'acquitta de
cette rude besogne avec une ardeur et un succès sans exemple, mais Philippe
n'y fut pour rien. Ces huit années de chevauchées victorieuses (1100-1108)
appartiennent déjà, en réalité, au règne de Louis le Gros. Si le jeune prince est maître de l'armée, le palais obéit à Bertrade. Elle dispose, en souveraine, des offices de la couronne, donne l'évêché de Paris à son frère, Guillaume de Montfort, et vend au plus offrant les bénéfices d'Église. Jalouse de Louis, qu'elle craint et déteste, à qui elle voudrait substituer Philippe et Florus, ses deux fils, elle essaie en vain de le faire emprisonner par le roi d'Angleterre, Henri Ier. Elle paye des clercs qui s'engagent à le tuer, en huit jours, par des maléfices. De guerre lasse, elle eut recours au poison et Louis n'échappa qu'à grand-peine. Philippe, tiré cette fois de son engourdissement, s'indigna, mais, toujours faible, pria son fils de pardonner. Il végéta encore quelques années et mourut le 29 juillet 1108. La haute et la basse féodalité s'agitaient, menaçaient de ne pas reconnaître l'héritier légitime. Louis, entouré d'évêques et de quelques vassaux fidèles, dut se faire couronner précipitamment à Orléans. Il était temps que la royauté passât en d'autres mains. V. LA MONARCHIE DU XIe SIECLEUn mélange singulier de misère et de grandeur, le
contraste de l'impuissance réelle avec l'éclat du titre et le prestige de la
fonction, tel est le trait caractéristique de cette royauté du xie
siècle qui prétendait continuer celle des Carolingiens. GRANDEUR APPARENTE DE LA ROYAUTÉ.
Les Capétiens calquent leurs diplômes sur ceux de
l'ancienne chancellerie impériale. Ils parlent comme parlait Charlemagne et
se font appeler par les clercs qui écrivent leurs lettres « rois glorieux »
ou « toujours augustes ». Ils copient aussi le cérémonial byzantin de la cour
de Charlemagne, entourés des mêmes hauts fonctionnaires, l'archichancelier,
le sénéchal, le chambrier, le bouteiller, le connétable. Un collège de clercs, pépinière d'évêques et
d'abbés, est attaché à leur chapelle. Le palais du Roi est rempli de grands
et de petits officiers. Les barons et les évêques des provinces voisines y
viennent faire des séjours temporaires, et cet ensemble incohérent de
conseillers à demeure et de courtisans de passage semble être resté, ce qu'il
était jadis, le centre et l'organe principal du gouvernement. Le Roi lui-même, personne sacrée et inviolable, jouit d'un pouvoir théoriquement sans limites, car il le tient de Dieu et doit l'exercer dans sa plénitude, sur toute l'étendue du royaume. Il a pour mission de défendre le pays contre ses ennemis extérieurs, de faire régner l'ordre au dedans, de rendre la justice, de protéger les faibles et les opprimés, mais surtout l'Église et ses membres. Toujours en théorie, sa volonté se confond avec la loi. « Tout ce qu'établit la puissance des rois très glorieux, dit Abbon de Fleuri parlant de Hugues Capet et de Robert, doit être stable et incontesté, sous quelque forme que se manifeste leur volonté, par la parole ou par les actes. C'est pourquoi celui qui contrevient aux préceptes royaux prouve qu'il n'aime ni ne craint le Roi. » Le Roi s'aide des conseils et de l'appui des grands, réunis en assemblées, mais cette consultation n'a aucun caractère obligatoire : c'est une nécessité de fait à laquelle il se soumet quand il lui plaît et dans des conditions déterminées par lui seul. A côté du Roi, la Reine et l'héritier présomptif associés au trône, ont reçu, par la double cérémonie de l'onction et du couronnement, la capacité morale nécessaire pour prendre leur part de cette souveraineté. Aucune constitution fixe ne règle d'ailleurs la transmission du pouvoir. Mais, dès l'origine, la dynastie capétienne a voulu opposer au droit électif que revendiquaient les chefs de la Noblesse et de l'Église le droit héréditaire, auquel aspire toute monarchie. Le sacre anticipé du prince royal a été le moyen détourné, mais sûr, qui lui a permis d'atteindre son but. Dans les provinces les plus éloignées, aux extrémités
mêmes du pays, en Flandre comme aux Pyrénées, seigneurs et prélats datent les
actes publics des années de règne des Capétiens. Au dehors, ceux-ci sont en
relations directes avec les autres souverains d'Europe. Ils se croient les
égaux des empereurs allemands et, dans leurs entrevues solennelles au bord de
la Meuse, déploient l'appareil luxueux et guerrier dont s'entourent les rois
en voyage. Ils ont encore des prétentions sur une partie de l'ancienne
Lotharingie, tout comme les petits-fils de Charles le Chauve dont ils
s'imaginent posséder les droits. Quelquefois même, ils se donnent le vain
plaisir de menacer de loin la terre d'empire. D'autre part, ils essayent de
défendre contre les papes et leur monarchie spirituelle les anciennes
libertés des évêques de France et s'étonnent
que Rome cherche à leur enlever la haute direction ecclésiastique du
royaume. A ne voir que la surface et l'apparence, ces rois français
semblent avoir hérité des pouvoirs généraux qui appartenaient réellement à
ceux du ixe siècle. Les formes, en effet, restent
les mêmes ; mais, dans ce vieux cadre, une puissance de fait, une force
réelle et vivante, la Féodalité, s'est introduite et a tout changé.
L'institution monarchique, qu'elle combattait et ruinait, sans avoir pu la
supprimer ni même voulu l'anéantir, à force d'être rapetissée, a pris un
caractère nouveau. IMPUISSANCE RÉELLE DES PREMIERS CAPÉTIENS.
Le soi-disant souverain est un simple baron qui possède
seulement en propre, sur les bords de la Seine et de la Loire, quelques
comtés équivalant à peine à quatre ou cinq de nos départements. Le domaine
royal, soutien insuffisant de cette majesté théorique, n'est ni la plus
vaste, ni la plus riche des seigneuries dont la réunion forme la France.
Moins puissant que certains de ses grands vassaux, le Roi vit, comme eux, du
produit de ses fermes et de ses péages, des redevances de ses paysans, du travail
de ses serfs, des impôts déguisés qu'il prélève, sous forme de dons «
volontaires », sur les abbés et les évêques de la région. Ses greniers de
Gonesse, de Janville, de Mantes, d'Étampes, lui fournissent le blé; ses celliers
d'Orléans et d'Argenteuil, le vin; ses forêts de Rouvrai,[9] de Saint Germain,
de Fontainebleau, d'Iveline, de Compiègne, la venaison. Il passe son temps à
la chasse, pour son plaisir ou pour alimenter sa table, et voyage constamment
de villa en villa, d'abbaye en abbaye, obligé de mettre à profit ses droits
de gîte, et de changer souvent de séjour, pour ne pas épuiser les ressources
de ses sujets. LA ROYAUTÉ AMBULANTE.
Dans ce va-et-vient perpétuel, des palais de Paris et d'Orléans à ceux de Melun, d'Étampes, de Pontoise, de Poissi, de Compiègne et de Mantes, une petite troupe de chevaliers, suivie des clercs ou scribes de la chapelle, forme l'escorte ordinaire de la famille royale. Ce n'est que par exception, en temps de guerre, les jours de grandes fêtes religieuses ou de jugements importants, que les évêques et les barons des provinces voisines viennent grossir l'entourage du prince et remplir leur devoir féodal. Alors la « Cour » change de caractère. Tour à tour, selon l'occurrence, elle devient l'armée prête à chevaucher, l'assemblée où se discutent les questions de religion et de politique, le tribunal qui prononce des arbitrages, rend des arrêts, ou assiste aux combats sanglants des champions de justice. ADMINISTRATION RUDIMENTAIRE.
Cette royauté ambulante est aussi peu administrative que possible. Des « prévôts » et des « maires », tout à la fois fermiers, receveurs, juges et agents de police, exploitent ses propriétés. Ils apportent au Roi une partie des revenus, en nature et en argent, et gardent le reste pour leur salaire : système de gestion rudimentaire, mais qui ne laisse pas d'être dangereux. Ces officiers à tout faire ne songent qu'à pressurer les sujets du maître, à le voler, à transformer leur charge en seigneurie indépendante. En certains endroits, leurs exactions font de la terre royale un désert. Les habitants redoutent le prévôt capétien tout autant que la petite féodalité qui les pille. Dans les bourgs et les cités où le Roi n'est pas le seigneur unique, à Beauvais, à Noyon, à Amiens, à Soissons, à Sens, il possède quelques maisons et une grosse tour que des « vicomtes » ou des « châtelains » gardent en son nom. Mais ces commandants militaires abusent aussi de leur pouvoir, odieux aux bourgeois qu'ils rançonnent, comme au roi lui-même qu'ils dépouillent de ses droits en s'appropriant les produits dus au fisc ou en se perpétuant héréditairement dans leur fonction. Ces agents sont devenus peu à peu des feudataires : cessant de rendre des services à la Royauté, ils ne cessent pas de partager avec elle le territoire et les impôts. Déjà amoindri par les donations faites à l'Église ou les bénéfices conférés aux soldats, le patrimoine capétien ne suffirait pas à nourrir la famille régnante, si des acquisitions nouvelles ne venaient combler, de temps à autre, les vides du domaine et réparer les brèches du trésor. Un prince avide, vénal, enfermé dans une politique mesquine, parce que l'argent et les soldats lui manquent et qu'avant de régner il faut vivre, tel nous apparaît celui à qui est échu l'honneur dérisoire de représenter la France en Europe et de perpétuer la tradition des Carolingiens. INDÉPENDANCE DES GRANDS VASSAUX.
En théorie, la Féodalité ne lui conteste aucune de ses
prérogatives de roi : en fait, elle l'a mis dans l'impossibilité d'en jouir.
Les grands feudataires sont, pour lui, de véritables souverains étrangers. Us
en usent librement avec les obligations féodales et font hommage quand ils
veulent. Ils tiennent compte des citations venues de Paris, s'ils sont les
parents ou les alliés du Roi, mais s'abstiennent de paraître à sa cour, s'ils
sont hostiles ou indifférents. Réclame-t-il le service d'ost, au nom des
intérêts généraux du pays? il leur est difficile de décliner l'appel ; mais,
pour être quittes avec le Roi, ils peuvent se borner à envoyer quelques
hommes d'armes. Chez eux, il n'a plus de droits sur leurs vassaux, et ce qui
se fait dans l'intérieur de leur fief échappe complètement à son contrôle. A
la fin du xie siècle, on ne voit même plus ce qui se passait quelquefois dans
les premiers temps de l'établissement de la dynastie : le Roi prenant son
gîte dans les États de ses hauts barons, séjournant dans leur capitale, y
tenant les assises solennelles du royaume. Confiné désormais dans sa terre,
il n'en sort que pour guerroyer, visiter un sanctuaire en vogue, ou se rendre
en grande pompe à une conférence avec les rois voisins. Même dans
l'Ile-de-France, il n'est obéi de ses vassaux immédiats que lorsqu'il se
présente, bien entouré, à la porte de leurs donjons. Au dehors du domaine,
l'isolement presque absolu ; au dedans, la pénurie, l'impossibilité de tenter
les grandes entreprises, la difficulté de réussir même dans les petites, la
honte de ne pouvoir réduire un châtelain et d'être tenu en échec par une
tour, voilà où en est réduit le successeur de Hugues Capet. S'il n'avait pas son titre, le privilège du sacre, et certains droits lucratifs ou honorifiques qu'il a pu garder sur des évêchés ou des abbayes éloignées de son patrimoine, il serait impossible de distinguer le roi de France d'un seigneur ordinaire. Il ne lui reste que les souvenirs du passé, l'espérance de voir, dans l'avenir, ses pouvoirs virtuels redevenir des réalités, et, dans le présent, les sympathies des moines et des clercs qui regardent un peu comme un des leurs cet homme dont l'onction a fait un être saint. |
[1]
Sources. Historiens de France, t. X, XI et XII. Ouvrage a consulter. Luchaire,
Histoire des institutions monarchiques de la France sous les premiers
Capétiens, 2e
éd., 1890.
[2]
Ouvrages a consulter. Lot, Les Derniers Carolingiens, 1890. Le même, auteur nous a communiqué un travail sur
Hugues Capet publié dans la Bibliothèque de l'École des Hautes-Études. G.
Monod, Etudes sur l'histoire de Hugues Capet, dans la Revue historique, t. XXVIII, 1885. R. Wilmans, Jahrbucher
des deutschen Reichs unter Otto III,
1840. J. Havet, Introduction à l'édition des Lettres de Gerbert, 1889.
[3] Il faut reléguer
la résistance de Guillaume Fierebrace au nombre des légendes qui dénaturent
l'histoire de ce temps. En affirmant que Hugues Capet fut obligé de venir
assiéger Poitiers et de livrer bataille à son vassal, Adémar de Chabannes a reproduit,
par inadvertance, un épisode de la vie de Hugues le Grand et attribué au fils
l'acte du père. Quant au fameux dialogue de Hugues Capet avec Audebert de
Périgord : « Qui t'a fait comte? — Qui t'a fait roi?» rapporté dans une des
trois rédactions de la chronique d'Adémar de Chabannes, il a tout l'air d
appartenir à la catégorie des mots historiques faits après coup.
[4] Richer,
l. IV, ch. 47.
[5]
Ouvrages a consulter. Pfister, Etudes sur le règne de Robert le Pieux, 1885. S. Hirsch, H. Bresslau, R. Usinger et H. Pabst, Jahrbücher des deutschen
Reichs unter Heinrich H, 1862-1874.
Davillé,
Note sur la politique de Robert le Pieux en Lorraine dans les Annales de
l'Est, t. XIV.
[6]
Ouvrages a consulter. Soehnée, Henri Ier, dans les Positions des thèses des élèves de l'École des
Chartes, a. 1891 De Caix de Saint-Aymour, Anne de Russie, reine de France et comtesse de Valois
au XIe siècle, 2e éd., 1896. E. Steindorff, Jahrbücher des deutsche Reichs unter Heinrich III, 1874-1881. L. Schwabe, Studien
zur Geschichte des zweiten Abendmahlstreits, 1887. W. Broecking, Die französische Politik Papst
Leo's IX, 1891, et Zu
Berenger von Tours, dans Zeitschrift für Kirchengeschichte t. XIII. I. Auerbarch, Die französische Politik der päpstlichen
Kurie vom Tode Leo's IX, bis zum
Regierungsantritt Alexanders II, 1893 (thèse de Halle).
[7] Historiens de
France, t. XI, p. 32-33 (procès-verbal de sacre, rédigé
probablement par l'archevêque de Reims, Gervais de Château-du-Loir).
[8]
Ouvrages a consulter. Brial, Examen critique des historiens qui ont parlé du divorce
de Philippe Ier, roi
de France, avec la reine Berte et de son mariage avec Bertrade de
Montfort, comtesse d'Anjou, dans le Recueil des
Historiens de France, t. XVI, 1814. Prou, Les diplômes de Philippe Ier
pour l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, 1895. Freeman, The history
of the Norman conquest, 1867-1879.
Kate Norgate, England under the Angevin Kings, t. I, 1887.
[9] Le bois de
Boulogne.