LIVRE PREMIER — LA FÉODALITÉ ET L’ÉGLISE (XIe siècle)
Texte mis en page par Marc Szwajcer
I. LES ÉVÊQUES[1]L'histoire de l'Église française, au début du xie
siècle, est surtout celle de l'épiscopat, organe essentiel du sacerdoce,
ressort principal du gouvernement chrétien. Mais les évêques n'ont plus le
même pouvoir ni le même prestige qu'autrefois. Les prétentions des papes et
les tentatives d'autonomie des moines ont déjà diminué leur autorité
spirituelle. Plus dangereux pour eux a été le changement même que l'ordre
social a subi du fait de la féodalité. L'ÉPISCOPAT ET LE RÉGIME FÉODAL.
Devenus grands propriétaires et seigneurs, ils se sont
laissé envahir par l'esprit du nouveau régime. Les mœurs et les habitudes des
nobles ont exercé sur eux l'action la plus dissolvante, la plus contraire à
la nature et aux intérêts de leur fonction. Cette décadence de l'épiscopat ne
se présente pas, il est vrai, dans toutes les provinces, sous une apparence identique. Ici l'évêque se
distingue à peine d'un baron ; là, il a pu conserver quelque chose de son
caractère spirituel, de son indépendance et de sa dignité. Il semble bien
pourtant que, par la faute des circonstances, le nombre des mauvais prélats
dépasse alors, de beaucoup, celui des bons. Le danger qui menace l'épiscopat
est visible ; aussi à Rome, comme dans certains monastères, un courant
d'opinion s'est formé depuis longtemps, qui entraîne le monde chrétien à une
réforme de l'Église. Arracher les évêques aux intérêts temporels qui les
absorbent, aux habitudes féodales qui les avilissent ; empêcher le Clergé
d'en venir à se séculariser lui-même, tel est le vœu général des partisans du
progrès religieux. Cette grave question ne sera vraiment résolue que dans la
seconde moitié du xie siècle, par l'union intime
des congrégations monastiques avec la Papauté ; mais elle s'agitait bien auparavant
dans les consciences ! Elle plane au-dessus de l'Église, influe sur ses
pensées, sur ses actes et deviendra peu à peu la préoccupation unique de tous
les esprits éclairés. ÉVÊCHÉS ROYAUX ET SEIGNEURIAUX.
A l'époque carolingienne, le roi des Francs nommait les évêques, et le palais régissait l'Église. A l'époque féodale, le Capétien n'a gardé son autorité sur les évêques que dans les provinces ecclésiastiques de Sens, de Reims, de Lyon, de Tours et de Bourges. Partout ailleurs, en Normandie, en Bretagne, en Aquitaine, en Gascogne, en Languedoc, le duc ou le comte s'est substitué au Roi. Comme le Roi, il choisit l'évêque; il lui confirme par l'anneau et la crosse, insignes de sa fonction spirituelle, la juridiction et le gouvernement du diocèse. L'évêque élu lui fait hommage. L'évêché par là se transforme en fief et le prélat en feudataire, soumis à toutes les obligations des vassaux. A sa mort, et pendant tout le temps de la vacance du siège, le duc ou le comte nomme aux bénéfices inférieurs et, en vertu du « droit de régale », jouit des revenus épiscopaux. C'est ainsi que l'ordre traditionnel a été brisé et que l'Église est entrée dans la Féodalité. L'ancien droit attribuait aux fidèles et aux clercs le pouvoir d'élire l'évêque. Ce sont maintenant les puissances féodales qui imposent au peuple et au clergé diocésains des candidats souvent peu recommandables, qu'ils repoussent ou n'acceptent que par force. A peine reste-t-il un semblant de consultation électorale. Encore le Roi ou le duc ne se donne-t-il pas toujours la peine de jouer cette comédie. UNE ÉLECTION.
En 1081, l'évêché du Mans devint vacant par la mort de
l'évêque Arnaud. L'élection appartenait au comte du Maine, duc de Normandie,
Guillaume le Conquérant. Celui-ci fait venir un de ses chapelains, Samson de
Bayeux et lui dit : « L'église du Mans est veuve de son pasteur. Par la permission divine, je veux
t'y installer et te donner le gouvernement pontifical, à toi que j'ai aimé et
nourri dès ton enfance et que je désire élever au rang des plus grands de cet
État. » Le clerc refuse cet honneur dont il se déclare indigne. Guillaume insiste
: « J'ai pourtant pris à ton égard une décision ferme et je ne changerai pas
de volonté que tu ne reçoives cet évêché ou ne me désignes quelqu'un qui
l'accepte à ta place. » Samson indique aussitôt un clerc de la chapelle
ducale et engage le maître à lui donner la fonction. Le duc fait alors
appeler ce clerc, de petite naissance et d'extérieur modeste. Il l'examine
et, après avoir hésité un peu, lui confère l'évêché. Quelle indépendance
pouvait montrer à l'égard du pouvoir laïque l'évêque arrivé par cette voie?
Encore fallait-il que l'Église se déclarât satisfaite, si le seigneur, en
désignant le clerc qui lui plaisait, se préoccupait quelque peu des aptitudes
et du mérite. Il arrivait souvent que l'appui prêté à un candidat ou la
nomination d'office n'était que le résultat d'un marché. L'évêché n'était pas
donné, mais vendu. LA SIMONIE.
Dans la France du xie siècle,
comme partout alors, la simonie est passée dans les mœurs. Les seigneurs de
certaines régions du Midi considèrent même le pouvoir de nommer l'évêque
comme un droit lucratif, attaché au fief ou au patrimoine seigneurial, aussi
légitime que celui qu'on prélève sur les marchandises ou sur les récoltes.
C'est une propriété qu'on peut transmettre par héritage, vendre, engager,
donner, aliéner de toutes façons. Tantôt l'aîné de la maison est seul à en
jouir, tantôt la famille entière l'exerce par indivis et s'en partage le
bénéfice. Rien n'empêche de le constituer en dot : on a vu des femmes
posséder l'évêché, désigner le titulaire, et céder la fonction au plus offrant.
Ce sont là, il est vrai, des exceptions. Mais brutale ou dissimulée, la
simonie existait et prenait mille formes. En 1049, au concile de Reims, on
accuse un évêque de Nevers d'avoir usé de procédés simoniaques. Il avoue que
ses parents ont dépensé de grosses sommes pour le faire nommer, mais déclare
qu'il n'en savait rien. L'évêque de Coutances reconnaît qu'un de ses frères a
acheté pour lui l'épiscopat, mais ajoute aussi qu'il ignorait l'opération.
Ayant appris ce qui s'était passé, il a voulu s'enfuir pour ne pas être
criminel ; mais son frère l'a saisi de force et l'a fait ordonner malgré lui.
L'évêque de Nantes avoue, devant le concile, qu'il a distribué beaucoup
d'argent pour remplacer son prédécesseur. Plus tard, sous le règne de
Philippe Ier, l'évêque de Noyon, menacé d'une enquête publique, confesse, lui
aussi, avoir acheté sa fonction. A la cour de France, la vente se fait cyniquement, au grand jour. La reine Bertrade, criblée de dettes, attend, pour désintéresser ses créanciers, qu'on ait pourvu à certain siège épiscopal. Un naïf, l'abbé de Bourgueil, Baudri, l'historien poète, arrive près du Roi, les mains vides, pour demander cet évêché. Il s'étonne de n'être pas admis, tandis qu'on reçoit son compétiteur, dont la bourse bien garnie garantit le succès. S'il faut en croire Ive de Chartres, Philippe Ier aurait accueilli les plaintes de l'abbé par ce mot admirable : « Attendez que j'aie fait mon profit avec celui-ci ; vous tâcherez ensuite de le faire déposer comme simoniaque, et nous verrons alors à vous contenter. » L'élection de Guifred de Cerdagne comme archevêque de Narbonne, coûta cent mille sous d'or. En 1038, à Albi, les vicomtes Bernard et Frotaire disposent de l'évêché pour une somme moins considérable, sans même attendre que l'évêque soit mort. Le contrat de vente est des plus curieux. « Nous donnons cet évêché pour le moment où mourra l'évêque Amelius, de façon que Guillaume (l'acquéreur) le possède sa vie durant, soit qu'il se fasse sacrer, soit qu'il fasse sacrer un autre à sa place. » Peu importe aux vendeurs que l'acheteur jouisse personnellement ou non de la crosse et de la mitre : l'essentiel, pour eux, est d'être payés. Aussi prennent-ils leurs précautions. « Ils retiendront en gage, jusqu'à solde complète de la somme convenue, la moitié du domaine de l'évêché. Quand Guillaume aura tout payé, il rentrera en possession de toute la seigneurie. » Que devient, dans cette transaction commerciale, le caractère spirituel de l'épiscopat? L'ÉVÊCHÉ DANS LE PATRIMOINE DUCAL OU COMTAL.
La plupart de ces acheteurs d'évêché sont des fils de
familles nobles, des cadets de grandes maisons seigneuriales. Mais la vente
n'est pas toujours nécessaire. Si le candidat a pour père ou pour proche
parent le comte ou le duc qui commande la province, il peut arriver au but
sans bourse délier. Un certain nombre de barons ont réussi, en effet, à
mettre l'évêché dans leur famille ; ils en ont fait une sorte d'apanage
réservé à leurs fils puînés, parfois à leurs bâtards. Accaparant entre leurs
mains le pouvoir laïque et le pouvoir ecclésiastique de la région, ils ont
trouvé une étrange manière de simplifier les relations du temporel et du
spirituel. Telle fut la politique suivie par les hauts seigneurs du Languedoc
et de la Gascogne, par les vicomtes de Limoges, par les comtes de Bretagne,
par les ducs de Normandie. Ces derniers surtout l'ont pratiquée en grand avec
un parfait dédain des prescriptions canoniques. Le duc Richard Ier fait de
son fils Robert un archevêque de Rouen, de son neveu Hugues un évêque de Bayeux,
de son autre neveu Jean, un évêque d'Avranches, de son petit-fils Hugues, un
évêque de Lisieux. Le duc Richard II donne l'archevêché de Rouen à son fils
Mauger; Guillaume le Conquérant, l'évêché de Bayeux à son frère utérin, Odon.
Pour ces évêchés patrimoniaux que le père réserve et lègue à ses fils, peu importe que le titulaire ait l'âge
légal. Mauger, l'archevêque de Rouen, atteint à peine l'adolescence. Guifred
de Cerdagne est archevêque de Narbonne à dix ans. Il suffit que le jeune
baron soit voué aux ordres. Il exercera sa fonction quand il pourra, comme il
pourra. En attendant, le père ou le tuteur administre l'évêché et en touche
les revenus. DYNASTIES D'ÉVÊQUES.
Tout naturellement, les évêques, de leur côté, essayeront
de transmettre leur fonction et leur domaine à des parents ou même à des
héritiers directs : car les mœurs de l'époque permettaient le mariage des
clercs, et les prélats eux-mêmes avaient quelquefois femme et enfants. Des
dynasties d'évêques se perpétuaient sur un même siège ; l'épiscopat se transformait
en caste. En Bretagne, au début du xie siècle, un comte de
Cornouailles, Benoît, réunit à son comté l'évêché de Quimper. Il meurt en
1026 et laisse l'évêché à son fils Orscand. Ce dernier se marie à son tour,
et son fils aîné, Benoît, lui succède dans la dignité épiscopale. Comté et
évêché se confondent et ne forment plus qu'une même seigneurie. En 1049,
l'évêque de Nantes, Budic, avoue publiquement que son père, Gautier, avait
été évêque avant lui et que lui-même fut investi de la prélature lorsque son
père vivait encore. L'épiscopat héréditaire en arrivait à employer le même
procédé que la féodalité laïque : l'association anticipée du successeur.[2] En Gascogne, à la
fin du xe siècle et au commencement du xie,
un baron issu de la famille ducale possédait non pas un évêché, mais huit
sièges épiscopaux et les transmit à son héritier. Aucune atteinte plus grave
ne pouvait être portée à la loi ecclésiastique, aux anciennes traditions, à
l'ordre établi. UN TYPE D'ARCHEVÊQUE, GUIFRED DE CERDAGNE.
Ces barons, métamorphosés en prélats, gardent sous la
mitre le tempérament batailleur, l'instinct de cupidité, les appétits
matériels de leurs congénères. La plupart n'ont qu'un souci : exploiter leur
évêché et pressurer leurs diocésains. De ces évêques féodaux, Guifred de
Cerdagne est le type accompli. Archevêque de Narbonne pendant plus d'un
demi-siècle (1016-1079), il a toujours traité sa province en pays conquis. Il
vend aux laïques les châteaux, les villas, les terres, les droits de l'archevêché
et même les propriétés du chapitre cathédral, qui ne lui appartiennent pas.
Il a un frère, Guillaume, qu'il voudrait bien faire évêque, car il trouve que
le métier est bon. Il achète très cher pour lui l'évêché d'Urgel, qu'il paye
en vendant les tableaux, les croix, les reliquaires d'or et d'argent, les
patènes, les calices de ses propres églises. A qui les vend-il? A des juifs,
et, quand les juifs ne se présentent
pas, à des Espagnols. Les clercs de son diocèse, appauvris par ses exactions,
sont presque réduits à la mendicité. Tout, pour Guifred, est objet de lucre :
fautes commises par les infracteurs de la paix de Dieu, ordination des clercs
et des évêques, justice, devoirs féodaux, rien n'échappe. Cet évêque
extraordinaire, qui avait acheté son église en bloc et la revendait tous les
jours en détail, préside, solennellement et sans rire, des synodes où l'on
flétrit la simonie. L'ÉVÊQUE DE LANGRES, HUGUES DE BRETEUIL.
Devant le concile de Reims et le pape Léon IX, comparut, en 1049, parmi d'autres prélats incriminés, Hugues Ier de Breteuil, évêque de Langres. Le diacre de l'Église romaine, qui jouait dans l'assemblée le rôle de ministère public, l'accusa d'avoir acheté sa crosse, vendu les ordres sacerdotaux, versé le sang dansées guerres et commis plusieurs homicides, de s'être arrogé « des droits matrimoniaux sur des personnes mariées », d'avoir été, non le pasteur, mais le tyran des clercs de son diocèse. Le réquisitoire s'appuyait sur des témoignages précis. Un prêtre se présente et affirme que, lorsqu'il était encore laïque, Hugues de Breteuil, déjà évêque, lui a enlevé sa femme et en a fait ensuite une religieuse. Un autre clerc dépose, sous serment, que l'évêque l'a livré à ses complices, qui l'ont tourmenté, pour lui arracher une somme de dix livres, « jusqu'à enfoncer des clous très pointus dans les parties les plus délicates de son corps ». Sans se démonter, l'évêque de Langres, tirant à part les archevêques de Besançon et de Lyon, les prie de vouloir lui servir de caution. L'archevêque de Besançon consent à plaider sa cause devant le concile, mais à peine a-t-il commencé que, pris d'un enrouement, il devient tout à coup aphone. Le moine qui raconte ces faits suppose que saint Rémi lui-même, dont les reliques étaient présentes, a privé miraculeusement de la parole un fidèle pour l'empêcher de défendre un scélérat. L'archevêque de Lyon voyant que son collègue ne peut prononcer un seul mot, se lève à son tour et déclare que l'évêque de Langres avoue avoir vendu les ordres et extorqué les dix livres, mais se refuse à confesser qu'il ait fait mettre la victime à la torture et repousse les autres accusations. Comme la nuit approchait, le pape remet l'affaire au jour suivant. Le lendemain on constate avec surprise que l'accusé n'a pas reparu. Deux évêques vont le chercher et reviennent sans lui. Redoutant un débat public sur ses crimes, Hugues de Breteuil avait pris la fuite. L'assemblée entière prononça sur-le-champ contre le coupable la sentence d'excommunication. De ces évêques immoraux du xie siècle,
la galerie serait longue à parcourir. Il est vrai que la plupart des
chroniques, recueils de faits divers, révèlent plutôt les mauvais côtés des
institutions et des hommes. Les gens vertueux n'ont pas d'histoire. Sur ce
fond de prélats simoniaques, issus
d'une origine viciée et vivant selon leur origine, se détachent quelques
figures respectables. On connaîtrait peu, sans doute, ces derniers évêques,
s'ils s'étaient contentés de ne pas donner prise au scandale et de remplir
honorablement leur tâche. Mais la place qu'ils ont tenue dans la littérature
ou la politique les a signalés à l'attention des contemporains. FULBERT DE CHARTRES.
Fulbert de Chartres (1007-1029), le plus célèbre de tous, était un disciple de Gerbert et un étudiant de la grande école de Reims. A la fois grammairien, dialecticien, rhéteur, épistolier, poète latin, cosmographe, mathématicien, canoniste, médecin même, il embrassa et enseigna toutes les connaissances de son temps. On peut croire que ce savoir encyclopédique n'était pas très profond et que ses admirateurs l'ont exagéré, comme d'autres ont grandi la science de Gerbert. Il avait, du moins, au plus haut degré, le don et l'amour de l'enseignement ; même devenu évêque, il ne renonça pas au professorat. Chef de l'école de Chartres, il forma un grand nombre d'hommes distingués, fournissant d'écolâtres, d'archidiacres, de doyens de cathédrales et même d'évêques, les églises de France et des pays voisins. Ce professeur était adoré de ses élèves qui l'appelaient volontiers « leur Socrate ». Il leur communiquait la science dans les promenades familières qu'il faisait avec eux autour de la cathédrale et prenait sur ces jeunes esprits une influence sans limites. Sa réputation le mit en rapport avec tous les grands personnages du temps, même avec le roi de Hongrie, Etienne Ier. Un de ses correspondants habituels, le duc d'Aquitaine, Guillaume V, essaya vainement, par tous les moyens, de l'attirer à Poitiers, pour donner par là un lustre incomparable à son école de Saint-Hilaire. D'une santé débile, affligé des maladies les plus
diverses, Fulbert aurait dû vivre en homme de paix, voué aux occupations de
l'esprit et aux choses de Dieu. Une légende le représente miraculeusement
sauvé d'un mal affreux par quelques gouttes de lait que la Vierge Marie,
entrant dans sa chambre de malade, et lui donnant le sein comme à un enfant,
aurait déposées sur sa langue. Ce vertueux personnage s'est trouvé mêlé plus
que personne aux affaires terrestres et plongé, malgré lui, dans le
tourbillon de la vie militante. Chef d'un diocèse important, voisin de Paris,
il fut l'homme de confiance du roi Robert, qui l'employa souvent, dans les
moments de crise, pour se dispenser d'agir par lui-même. Son existence
agitée, nullement conforme à ses goûts, fut une lutte continuelle. A
Chartres, il se débat contre la petite féodalité, toujours prompte à piller
les propriétés de l'évêché. Hors de son diocèse, il intervient journellement
dans les démêlés des comtes d'Anjou, des comtes de Blois, des ducs
d'Aquitaine, et s'efforce de maintenir
la paix générale, arbitre toujours écouté avec respect, rarement obéi.
Soutien de la couronne capétienne, il travaille à protéger celui qui la porte
non seulement contre ses ennemis extérieurs, mais contre ses propres
défaillances, mission ingrate dans laquelle il ne réussit qu'à moitié. Il eut
le malheur de vivre dans une des périodes les plus troublées de l'histoire de
France; au moins a-t-il fait tout son devoir et donné à son siècle l'exemple
de la moralité. Bien que l'Église ne l'ait jamais canonisé, ni même béatifié,
le peuple le regardait comme un saint.[3] LA QUESTION DES LIBERTÉS ÉPISCOPALES.
Une grave question s'agitait alors dans l'Église et commençait à diviser les meilleurs esprits. Quels devaient être les rapports de l'épiscopat avec le Saint-Siège? Les évêques étaient-ils tenus à une soumission absolue envers la puissance romaine? Devaient-ils accepter toutes les nouveautés prêchées par le parti qui voulait la monarchie des papes et la réforme profonde du clergé dans sa discipline et dans ses mœurs? Ou bien était-il permis de rester fidèle aux traditions comme aux intérêts particuliers du corps épiscopal, et de demander le maintien rigoureux de l'ancienne hiérarchie? Devant ce problème, vital pour l'Église, les prélats français s'étaient partagés. A la tête des conservateurs apparaît Arnoul d'Orléans (972-1003), nature vigoureuse, homme d'autorité et politique militant. Toute sa vie se passa à défendre ses droits d'évêque contre les rébellions des abbayes, ses droits de propriétaire contre les usurpations de la noblesse locale et l'indépendance du clergé français contre les papes. Conseiller intime et ami de Hugues Capet, il fut de ceux qui l'aidèrent avec le plus de dévouement à se mettre en possession de la couronne et à conserver intact le pouvoir enlevé au dernier Carolingien. Plus ardemment que personne il soutint la Royauté nouvelle dans ce concile de Saint-Basle, où se débattit le procès de l'archevêque de Reims, Arnoul, accusé d'avoir trahi le Capétien et livré Reims à Charles de Lorraine (991). ARNOUL D'ORLÉANS ET ABBON DE FLEURI.
La question de fait ne soulevait aucune difficulté : le
crime était patent, l'inculpé avait tout avoué. Mais il s'agissait de savoir
si les évêques de France avaient le droit de juger un de leurs collègues et
de le condamner à la perte de sa fonction, ou si un évêque ne pouvait être
traduit que devant le pontife siégeant à Rome ou devant un concile présidé
par les délégués du Saint-Siège. Ce qui était en jeu à Saint-Basle, c'était
l'autorité des conciles nationaux et la liberté de l'épiscopat. Arnoul plaida
la cause française, l'abbé de Fleuri, Abbon, la cause ultramontaine ; deux
avocats dignes l'un et l'autre de leur mission. Le discours de l'évêque
d'Orléans est un acte de hardiesse incontestable, car il y fait le procès de
la Papauté, mais sans parti pris d'agression. Sa philippique s'attaque moins
à l'institution qu'aux personnes. Il flagelle les papes féodaux du xe
siècle, les Jean XII et les Boniface VII, ces hommes de sang et de boue, les
protégés des courtisanes et des brigands de la Campagne romaine. Il a bien le
droit de se demander si c'est à de pareils « monstres » que sont obligés de
se soumettre tant d'évêques connus du monde entier par leur savoir et leurs
vertus. Quand l'évêque d'Orléans entre au vif de la question
spéciale, il la résout avec une timidité qui étonne. Il n'ose pas établir, en
principe, que le jugement d'un évêque coupable appartient à ses confrères
assemblés sans le concours et l'approbation du Saint-Siège. Il se contente de
montrer qu'en fait de pareils jugements ont déjà été rendus et que les papes
n'ont pas infligé de blâme aux évêques qui les avaient prononcés. Il invoque
même, pour justifier l'initiative prise à Saint-Basle, des circonstances
atténuantes, rappelant que Hugues Capet et son clergé, avant de se réunir,
avaient prié le pape Jean XV de donner son avis et qu'ils ne se sont résolus
à faire office de juges qu'en désespoir d'obtenir de lui une décision.
Pourquoi cet excès de prudence? C'est qu'Arnoul est embarrassé par les fausses décrétâtes, ce recueil de documents
apocryphes, fabriqués par un clerc du Mans au temps de Charles le Chauve,
dans l'intérêt de la Papauté. Il y croit, comme tous les fidèles, et serait
fort en peine d'en prouver la non-authenticité. Il se heurte surtout à la
prétendue lettre du pape Damase, qui décide que les causes des évêques et
toutes les affaires ecclésiastiques de quelque importance devront être
déférées en cour de Rome et jugées par la Papauté. L'OPPOSITION GALLICANE.
Telles sont les conditions dans lesquelles s'est produite cette manifestation d'opposition gallicane, dont beaucoup d'historiens ont exagéré l'audace et la portée, car Arnoul n'était pas l'ennemi des papes et le discours de 991 n'annonce que de fort loin la Pragmatique Sanction et les décrets du concile de Bâle. Mais cette plaidoirie, toute de circonstance, a eu plein succès. Hugues Capet et ses évêques ont jugé, condamné et destitué l'archevêque de Reims, au profit de Gerbert, qui le remplaça. Lorsque Robert le Pieux, réagissant contre la politique de son père, laissa la Papauté replacer sur le siège de Reims celui qui en avait été chassé, l'évêque d'Orléans, plus royaliste que le Roi, continua à soutenir Gerbert et mourut fidèle à ses opinions. LA FÉODALITE ET L'ÉGLISE
Fortifiée par de tels exemples, l'opposition épiscopale, n'osant pas toujours s'attaquer au Pape, s'en prenait à ses envoyés, aux légats, qu'elle accusait d'excéder leurs droits. Ce ne fut pas sans de vives résistances que Foulque Nerra fit dédier, en 1012, son église abbatiale de Beaulieu, par un représentant du pape Sergius V. Les évêques français, scandalisés, reprochèrent ouvertement à la cour de Rome de s'être laissé corrompre et d'avoir violé les canons. « Tous eurent horreur de voir un homme, appelé à gouverner la ville des apôtres, fouler aux pieds les lois canoniques, lorsqu'un usage, fondé sur les autorités les plus anciennes et les plus nombreuses, interdit aux évêques le droit d'exercer leur ministère dans le diocèse d'un autre, à moins d'y être autorisés par leur collègue. » Qui soutient ainsi contre Rome les prérogatives de l'épiscopat? Il est curieux que ce soit un moine, le chroniqueur Raoul Glaber. EUSÈBE BRUNON, ÉVÊQUE D'ANGERS,
Plus hardi encore fut l'évêque d'Angers, Eusèbe Brunon (1047-1081), qui défendit contre la Papauté, avec une singulière vivacité d'allures, la politique religieuse de son suzerain, le comte d'Anjou, Geoffroi-Martel. En 1050, Léon IX avait frappé d'interdit toutes les possessions de ce haut baron. Eusèbe, envoyé à Rome pour obtenir le retrait de la sentence, ne put arracher au Pape que des concessions dérisoires. Il écrivit alors à l'archevêque de Tours une lettre des plus énergiques. « Après toutes ces démarches, dit-il, j'ai encore, mais en vain, envoyé des messagers à Rome. Il m'a fallu constater que les dernières résolutions du Saint-Siège étaient pires que les premières. Qu'est-ce donc que le Pape veut que je fasse? De quel côté pense-t-il que je me tournerai? S'imagine-t-il que j'ignore que nous avons un pontife suprême, ce juste Jésus qui domine tout, et en dehors et au-dessus duquel je ne dois rien au siège apostolique? Je sais très bien que le serviteur est au-dessous du maître, et que ce qui m'est permis par le Christ, du moment que je suis son serviteur, ne peut, en aucune façon, m'être défendu par le Pape. Me croit-il assez aveugle pour ne pas voir que l'obéissance n'est pas due dans les choses qui ne sont pas de Dieu, quand même l'ordre serait donné par un ange descendu du ciel? Celui qui obéit au prophète, malgré le précepte divin, ressentit les morsures du lion. » Cet évêque, qui avait l'audace d'en appeler du Pape au
Christ, ne craignit pas non plus de justifier Bérenger de Tours, condamné par
plusieurs conciles. Les amis du pape Léon IX ont accusé Eusèbe Brunon de
partager les opinions de l'hérésiarque. Rien ne le prouve. Il était surtout
coupable, à leurs yeux, de personnifier l'indépendance de l'épiscopat et de
s'être associé au pouvoir civil pour résister aux ordres de Rome. Mais cette dernière
protestation d'une liberté à son déclin resta isolée et sans écho. CENTRALISATION ROMAINE.
Rien ne pouvait empêcher les papes de fonder leur monarchie universelle sur la soumission des consciences chrétiennes et des églises. Tout le Moyen Age tendait à cette fin. Depuis l'époque carolingienne, la Papauté ébranlait l'aristocratie épiscopale, par en haut, en ruinant le pouvoir des métropolitains, et, par en bas, en favorisant les tentatives d'indépendance des chapitres et des abbayes. L'exemption était le procédé habituel qui enlevait les chanoines et les moines à l'obédience de l'évêque et les plaçait dans la sujétion immédiate de saint Pierre et de ses représentants. Non pas qu'on puisse accuser ceux-ci d'avoir prémédité un plan de combat contre les chefs des diocèses. Mais à la diminution graduelle de l'autorité épiscopale correspondait, par la force des choses, un accroissement continu des prérogatives du Saint-Siège. Le clergé de France, à quelques exceptions près, cédait à l'irrésistible évolution qui concentrait à Rome toutes les pensées et toutes les énergies du monde religieux. II. LE CLERGE MONASTIQUE ET SON CONFLIT AVEC L'ÉPISCOPAT[4]DISSIDENCE DES CLERGÉS SÉCULIER ET RÉGULIER.
Si l'épiscopat était divisé sur la question de ses
rapports avec le Saint-Siège, le monde monastique, en grande majorité, était
ultramontain. La France du xie siècle fut donc le théâtre
d'un conflit prononcé et des plus vifs entre les évêques et les abbayes. La dissidence entre les deux clergés, le séculier et le régulier, n'était qu'une des formes d'un antagonisme aussi ancien que leur existence. Elle résultait non seulement des différences qui les séparaient, mais aussi de la concurrence des intérêts temporels. Entre les deux grandes fractions de la société ecclésiastique, la générosité des fidèles avait dû se partager. Les églises cathédrales n'étaient plus seules à attirer la terre ou l'argent des donateurs. Les abbayes s'enrichirent même plus vite que les évêchés, lorsque s'accrédita l'idée que les moines représentaient un idéal de vie chrétienne supérieur, une conception religieuse plus pure et plus détachée des passions terrestres. Dans le démêlé qui mettait le clerc aux prises avec le moine, la question de droit est difficile à résoudre. L'évêque étant régulièrement investi du pouvoir spirituel, illimité, sur toute l'étendue de son ressort, la dépendance des abbayes était légale et canonique. En plaçant le moine hors du diocèse, dans une condition exceptionnelle, on violait la loi et la hiérarchie. Aux bulles pontificales qui limitaient leur autorité, les évêques pouvaient opposer le cas de légitime défense et maintenir leurs prérogatives sans sortir du droit. D'autre part, comment ne pas reconnaître que certaines revendications des moines étaient fondées, et que lorsqu'ils demandaient, par exemple, une part sur les dîmes du diocèse, leur exigence n'avait rien de déraisonnable ni de contraire à la justice? Nombre de monastères et de prieurés s'étaient chargés, dès cette époque, du service religieux dans les campagnes. « Si l'on partage les biens temporels, disait l'abbé de Fleuri, Abbon, ils doivent servir à récompenser ceux qui supportent, jour et nuit, le poids du sacerdoce dans les églises ». LES ÉVÊQUES ET LES MOINES SOUS LE RÉGIME FÉODAL.
L'exemption monastique, elle-même, trouvait, à la rigueur, son excuse dans la situation nouvelle de l'épiscopat. Avant l'âge féodal, tant que les évêques conservèrent leur puissance entière et gouvernèrent la société par leurs synodes, ils eurent la force de maintenir sous leur dépendance les abbayes et ceux qui les dirigeaient. Entre le clerc et le moine, une harmonie relative avait pu subsister. Tout changea dès que le régime féodal eût prévalu. La plupart des évêques devinrent de vrais barons, soucieux avant tout d'intérêts temporels, visant à transformer leur pouvoir en suzeraineté et à exiger des monastères, aussi bien que des chapitres, un service ordinaire de vasselage. L'épiscopat que les moines avaient devant eux n'était plus celui de la primitive église, mais une puissance bâtarde, où le temporel semblait vouloir dominer et annuler le spirituel. Ils devaient rester des diocésains obéissants, mais ne pouvaient ni ne voulaient devenir des vassaux. Peut-être la rupture radicale avec l'évêché leur fut-elle imposée comme une nécessité de fait, devant laquelle s'inclinèrent la tradition et la loi. A mesure que le clerc s'enfonçait dans le siècle, le moine, par esprit de réaction, redoubla d'efforts pour en sortir. Le dissentiment dégénéra en lutte ouverte. On se battit sur tous les terrains. RÉSISTANCE DES ABBÉS.
Au temporel, les abbés refusèrent de reconnaître la
suzeraineté de l'évêque, de lui payer des redevances qui avaient trop l'air
d'un service de fief, et de subir la lourde dépense de l'hospitalité forcée,
du gîte et de la procuration. Ils voulurent leur part des
dîmes ecclésiastiques dont les clercs prétendaient garder le monopole. Au
spirituel, ils cherchèrent tous les
moyens d'échapper à l'obédience du chef du diocèse. Ils protestaient contre
son droit de visite, de correction, d'excommunication, essayaient de lui
interdire l'entrée des bâtiments claustraux, déclaraient ne vouloir recourir
à son office que dans les cas de nécessité absolue. De pareilles prétentions,
contraires à l'ordre traditionnel, auraient pu rester aussi vaines qu'elles
étaient peu légales, si elles n'eussent trouvé un appui dans la politique des
papes et dans celle des rois. LES EXEMPTIONS.
Les abbayes exemptes, mises sous la protection de saint Pierre, payant un cens à Rome, affranchies de toute obligation matérielle envers le chef du diocèse, passèrent assez vite de la liberté temporelle, qui seule leur fut d'abord attribuée, à la liberté religieuse, que l'ancienne loi de l'Église ne permettait pas. Comme elles ne pouvaient se priver complètement du ministère épiscopal, elles en arrivèrent à cette étrange situation de réclamer et d'accepter les services de tout autre prélat que leur diocésain. Elles excluaient impitoyablement leur chef naturel pour laisser entrer l'évêque d'à côté, ou l'étranger que Rome déléguait. De là de nombreux conflits, d'interminables procès qui relevaient presque toujours de la juridiction du Pape. On devine que le juge, le plus souvent, donna tort à l'épiscopat. ATTITUDE DU CAPÉTIEN DANS LA LUTTE DES DEUX CLERGÉS.
Au commencement du xie siècle,
le roi Capétien croyait, lui aussi, à la supériorité religieuse du moine : il
admirait les efforts de certains religieux, notamment des abbés de Cluny,
pour introduire dans les cloîtres l'ordre, la régularité, la perfection de la
vie chrétienne ; il était donc fortement tenté de favoriser les monastères et
d'y grandir le pouvoir de l'abbé en l'émancipant. Dans les cités de son
domaine, son autorité se heurtait à celle de l'évêque, tandis qu'elle avait
moins à redouter la concurrence des chefs d'abbaye. Sous Robert le Pieux, la
Royauté se fit ouvertement l'auxiliaire des moines et se plut à les défendre
contre leurs ennemis. Le corps épiscopal se plaignit de cette partialité,
avec une amertume dont témoigne le poème satirique écrit par l'évêque de
Laon, Ascelin ou Adatoéron. LE POÈME D'ADALBÉRON.
Adalbéron reproche au souverain de prendre
systématiquement ses évêques parmi les gens de basse naissance, « rustres,
grossiers, paresseux, difformes, abreuvés de honte ». « Qu'ils soient, dit-il,
au gré du pouvoir absolu, comblés de richesses, couverts de pierres
précieuses, coiffés de mitres splendides. Quant aux évêques, ces gardiens de
la tradition, les voilà contraints de garder le froc ; qu'ils aillent dire
les oraisons, s'incliner, observer le silence monastique, et baisser le
front; qu'ils aillent, ces
ministres dépossédés, suivre sans fin la charrue, l'aiguillon à la main, en
chantant les chants d'exil de notre premier père. Une place de prélat se
trouve vacante : vite, qu'on y consacre un pâtre, un marinier, le premier
venu, qu'importe ! Qu'aucun de ceux qui sont instruits dans la loi divine
n'aspire à l'épiscopat ; il nous faut un prélat ignorant des saintes
Écritures, qui n'ait jamais consacré un jour à l'étude, et sache seulement compter
sur ses doigts les lettres de l'alphabet. Voilà quels doivent être les
puissants du Royaume, les précepteurs qu'il faut que le monde adore et devant
qui les plus fameux monarques sont tenus de s'incliner. » Ces « ignorants » auxquels s'en prend l'évêque étaient les religieux inconnus que Robert allait chercher au fond des cloîtres. Adalbéron et son parti détestent ces moines et surtout l'abbé de Cluny, Odilon, qu'ils accusaient de vouloir réunir toute l'Église régulière sous sa loi. Ils le représentent comme un chef d'armée, qui transforme ses moines en soldats et les lance à l'assaut du monde. Robert croit être le roi de France et, par suite, le maître des abbayes du royaume ! Quelle erreur ! Adalbéron fait dire à un moine : « Je guerroie par ordre de mon roi, et mon seigneur et roi, c'est Odilon, abbé de Cluny. » Et il met en scène le général des moines organisant ses troupes et les préparant à la grande bataille. « Suspendez à votre cou le bouclier arrondi et attachez pardessus vos vêtements une cotte d'armes formée d'un triple tissu. Portez vos javelots derrière le dos et votre épée entre les dents. » Puis viennent des recommandations grotesques. Odilon prescrit aux jeunes gens de se placer sur des chars à marche lente, et à la foule des vieillards de monter de rapides coursiers. « Deux doivent être portés par un âne; d'autres par un chameau, et, si cela ne suffit pas, vous autres trois, grimpez sur un buffle. » Et dans cet attirail s'avance au combat la ridicule armée monastique. Le roi de France lui-même est menacé par une invasion sans précédents ! Le conflit des deux clergés ne se limita pas à des luttes de paroles et d'écrits. Évêques et moines en vinrent aux mains. DÉMÊLÉS ENTRE LES ÉVÊQUES D'ORLÉANS ET LES ABBÉS DE FLEURI.
En 987, l'évêque d'Orléans, Arnoul, et l'abbé de
Saint-Benoît, Oibold, toujours en guerre, se disputaient un clos de vigne.
Les gens de l'évêque réussissent à s'en rendre maîtres, mais l'abbaye, hors
d'état de résister par la force, veut pourtant récolter son vin. Le temps des
vendanges étant venu, les moines arrivent en procession dans le clos, leur
abbé en tête, précédé lui-même de plusieurs hommes qui portent sur leurs
épaules les châsses les plus vénérées du monastère. À cette vue, les
gardiens, saisis d'une sainte terreur, restent immobiles, et les moines font
leur récolte en toute sûreté. Mais les gens de l'évêque guettent leur revanche. Une nuit que
l'abbé se rendait à Saint-Martin de Tours, ils fondent sur lui, l'accablent
d'outrages, et blessent à mort une partie de ses hommes. En 1008, l'évêque
d'Orléans, Foulque, manifesta l'intention d'entrer dans le monastère de
Fleuri, à l'approche de la fête de saint Benoît, pour y exercer son office
pastoral. Les moines indignés, invoquent leur saint, se jettent sur la suite
du prélat et assomment quelques-uns de ses gens à coups de bâton. Foulque en
appelle à ses confrères et au Roi. L'archevêque de Sens réunit un concile
pour juger les inculpés. Les moines produisent, pour se justifier, une bulle
pontificale qui défendait à l'évêque d'Orléans de se présenter dans leur
abbaye sans y avoir été appelé. Une vive discussion s'engage : quelques
évêques trop zélés veulent arracher la bulle des mains des moines pour la
jeter au feu ; l'abbé de Fleuri est excommunié. Mais celui-ci a fait appel au
pape Jean XVIII. Le roi de France reçoit l'ordre de défendre contre les
évêques un monastère « placé sous la sauvegarde et dans le patrimoine de
saint Pierre ». Le moine devenait inviolable, du moment que Rome le
protégeait. LE CONCILE DE SAINT-DENIS.
Même réunis en conciles, les évêques pouvaient difficilement défendre leurs droits, puisque le Roi et le Pape étaient contre eux. En 995, un synode provincial, présidé par l'archevêque de Sens, Séguin, devait résoudre cette question : les moines ont-ils le droit de participer aux dîmes? L'épiscopat commit la faute grave de choisir, pour le lieu de concile, la ville de Saint-Denis, siège d'une abbaye de premier ordre, ardente pour ses privilèges, très hostile aux revendications des clercs. La population de Saint-Denis, qui vivait des aumônes de ses moines, complote une sorte de coup d'État. Au moment où les évêques délibéraient et allaient, sans doute, consacrer, une fois de plus, les principes chers à leur parti, les hommes du monastère font irruption dans la salle. « Une telle frayeur, dit Aimoin, saisit les pères qu'ils prirent la fuite. L'archevêque Séguin, qui avait la prétention d'être le premier prélat de la Gaule, ne fut que le premier à fuir. Frappé d'un coup de hache entre les épaules, couvert de boue par la foule, il parvint à grand-peine à s'échapper. Quant aux autres évêques, la peur leur donna des ailes, et, dans leur déroute, abandonnant un succulent et très copieux dîner qu'ils s'étaient fait préparer, ils ne se crurent en sûreté que derrière les murs de Paris. » Les coupables furent excommuniés par les évêques et le
monastère mis en interdit. Cette affaire donna lieu, dans les deux camps, à
un débordement de colères et d'injures. L'abbé de Fleuri, Abbon, accusé
d'être la cause indirecte de l'outrage fait à l'épiscopat, se défendit dans
une lettre apologétique, à laquelle Arnoul d'Orléans répondit par un factum des plus violents. Sur ces
entrefaites, l'archevêque de Reims, le fameux Gerbert, étant venu à
Saint-Denis rendre visite aux rois Hugues et Robert, fut invité par eux à
célébrer la messe dans l'abbaye interdite. Il s'y refusa énergiquement. Il
voulait rester fidèle à l'opinion de ses collègues, dût-il s'exposer, comme
il l'a dit lui-même, « à la morsure des chiens du palais ». LA QUERELLE DES DEUX CLERGÉS EN BOURGOGNE.
Les mêmes incidents se produisaient partout : mais nulle
part la lutte ne fut plus vive qu'en Bourgogne, dans ce foyer intense de vie
monastique, où rayonnaient les grandes abbayes indépendantes de Vézelay et de
Cluny. Les abbés clunisiens, soutenus par le Pape, rivalisèrent d'opiniâtreté
avec les évêques de Mâcon, encouragés par tout l'épiscopat. Plusieurs
conciles, entre autres celui d'Anse (1025), donnèrent tort aux abbés et
refusèrent de reconnaître la validité des privilèges accordés par le
Saint-Siège, comme étant contraires aux canons. Rome et Cluny, cependant,
l'emportèrent. En 1063, un évêque de Mâcon reconnaissait humblement, devant
le légat Pierre d'Ostie et tout un synode, qu'il s'était trompé, qu'il avait
mal lu et mal compris les bulles pontificales et qu'il se soumettait à leurs
prescriptions. Puis il se prosterna sur les dalles de l'église, implorant
l'indulgence. On le condamna au pain et à l'eau pendant sept jours. Mais avec
les successeurs de cet évêque, moins dociles, les luttes recommencèrent; tout
le xiie siècle en sera rempli.
Le conflit de l'abbaye de Pothières et des évêques de Langres amena des scènes d'une violence inouïe. En 1069, l'évêque Hugues Rainard arrive devant Pothières, bien résolu à entrer de force dans l'abbaye qu'on refusait de lui ouvrir. L'abbé et ses moines s'étaient solidement barricadés. L'évêque donne ordre à ses hommes d'armes de briser les portes. Le bourg abbatial est pillé, ses habitants égorgés, leurs maisons incendiées, l'abbaye elle-même livrée aux flammes. Suivant une autre version, l'évêque désespérant de réduire par la force un monastère que protégeaient de hautes murailles et de larges fossés, aurait eu recours à la ruse. Il déguise ses soldats en clercs et s'avance avec eux, précédé des croix, des gonfanons et de l'eau bénite. Les gens de Pothières accourent à leur rencontre pour leur faire honneur. A peine la procession est-elle introduite que les prétendus clercs jettent leurs manteaux, tirent l'épée et fondent sur les habitants sans défense. Le scandale fut retentissant. L'évêque déféré en cour de
Rome et le procès ouvert, comme l'accusé s'obstinait à ne pas comparaître,
l'abbé de Pothières attendit cinq ans la réparation de son désastre. Grégoire
VII finit cependant par condamner Hugues Rainard à rester éloigné de son
siège épiscopal, jusqu'à ce qu'il eût crié merci à l'abbé et à ses moines. Revenu en Bourgogne, il se
soumit, offrit de restituer ce qu'il avait pris et de payer le dommage causé.
Force lui fut de rebâtir à ses frais l'église abbatiale et de faire des
rentes au monastère qu'il avait détruit. L'APOSTOLAT DE SAINT MARTIAL.
La querelle entre clercs et moines se retrouve enfin dans
un débat qui passionna les chrétiens du xie siècle.[5] Saint Martial avait-il
été un des soixante-douze disciples des apôtres? La Gaule fut-elle
évangélisée par lui au ier siècle de l'ère chrétienne?
Oui, disaient les moines de Limoges, qui voulaient même que leur saint eût
été plus encore, c'est-à-dire un apôtre. — Non, soutenait l'évêque de
Limoges, Jordan, dont la cathédrale était dédiée à saint Etienne. Celui-ci
n'était qu'un martyr, et le martyr est très inférieur à l'apôtre. Les moines
de Saint-Martial de Limoges, forts de la supériorité de leur patron, en
inféraient qu'ils ne pouvaient être soumis à l'autorité de leur évêque. Ce
dernier, excommunié dans plusieurs conciles pour n'avoir pas reconnu
l'apostolat de saint Martial, ne se soumit qu'après une longue résistance.
Cette controverse religieuse, à laquelle prit part aussi le clergé de la
France du Nord, ne fit que marquer la rivalité des deux sociétés entre lesquelles
se partageait l'Église, lutte de principes et d'intérêts. III. CLUNY[6]LA RÉFORME CLUNISIENNE ET L'INDÉPENDANCE DE CLUNY.
La grande maison de Cluny est le type de l'abbaye exempte
et la plus haute expression de la puissance monastique. Elle eut, sur les
peuples comme sur les rois, une autorité sans égale, justement parce qu'elle
représentait, mieux qu'aucune autre abbaye, la résistance à la Féodalité et
le mépris des intérêts d'en bas. Lorsque la Papauté entreprendra de régénérer
l'Europe croyante, en la soumettant à son pouvoir, les moines de Cluny, dont
les aspirations se confondaient avec les siennes, lui serviront de
missionnaires et de soldats. De là, pour leur communauté, une rapidité de
développement qui tint du prodige, au point d'alarmer l'Église séculière. Cette prospérité inouïe était due aux
institutions que les Clunistes s'étaient données, mais aussi, pour une grande
part, aux hommes remarquables qu'ils eurent la bonne fortune ou l'habileté de
prendre pour chefs. Le premier caractère du monachisme nouveau était
l'indépendance absolue à l'égard des puissances laïques. Il importait de
réagir contre un des abus les plus caractéristique du xe
siècle : l'étrange conduite des ducs et des comtes, devenus abbés pour mieux
exploiter le bien des moines, le cloître envahi et assujetti par les
profanes. Cluny, l'abbaye modèle, devait être comme une île autonome au
milieu de l'océan des juridictions et des servitudes féodales. Guillaume
d'Aquitaine, son fondateur, avait reconnu cette nécessité dans l'acte même de
donation (910) : « IL m'a paru bon de décider par la présente charte, qu'à
dater de ce jour, les moines seront soustraits à toute domination temporelle,
qu'elle vienne de nous, de nos parents, ou même du Roi. » Cluny était bien
placée pour n'obéir à personne, dans ce pays de Bourgogne, zone neutre entre
la France et l'Allemagne, où l'action du Roi et celle de l'Empereur
s'équilibraient si bien qu'elles s'annulaient. Le duc de Bourgogne n'avait
qu'une autorité nominale ; son suzerain, le roi de France, luttait, sans
succès, contre la haute féodalité ou les Normands ; quelles circonstances
plus favorables? Charles le Simple, contemporain de la fondation de Cluny,
ignora ou laissa faire. Louis d'Outremer ne put que confirmer le privilège
qui écartait de l'abbaye toute suprématie temporelle (939). Cluny, dès sa
naissance, ne releva d'aucun maître séculier.
LIBERTÉ DE L'ÉLECTION ABBATIALE.
Il fallait que les moines pussent élire leur abbé,
librement, à l'abri de toute influence laïque et de toute pression venue du
dehors. Ici encore le fondateur a posé le principe.[7] Mais la pratique
sans réserves de cette liberté électorale eût présenté quelque danger. On
pouvait craindre que les moines investis de ce droit ne cédassent encore aux
mœurs du temps en laissant une porte ouverte à l'intervention extérieure.
Aussi les premiers abbés se recrutèrent eux-mêmes par désignation anticipée.
Chacun d'eux choisissait un coadjuteur et le recommandait, avant de
disparaître, aux suffrages de la communauté. Leur autorité était telle que ce
choix ne manqua jamais d'être ratifié par le chapitre : ainsi succédèrent à
Bernon (910-927) les abbés Odon (926-948), Maïeul (948-994) et Odilon
(990-1049). Ensuite ce procédé fut abandonné, mais l'élection fut toujours
garantie contre les caprices ou les surprises du scrutin. On prit l'habitude
de considérer comme virtuellement désigné pour l'abbatiat le haut dignitaire
qui, sous le nom de grand prieur, remplaçait l'abbé empêché ou
malade. Hugues Ier ou saint Hugues, qui succéda à Odilon en 1049, était en
possession du priorat. Il fut élu par acclamation. CLUNY DIRECTEMENT SUJETTE DE ROME.
Échappant à l'autorité spirituelle de l'évêque de Mâcon, leur diocésain, les Clunistes devaient appartenir cependant, par quelque endroit, à l'organisme ecclésiastique. Le fondateur les rattacha, dès le début, au centre même de la chrétienté, c'est-à-dire à l'Église romaine. La donation de 910 plaçait le monastère sous la protection des apôtres Pierre et Paul et leur cédait tous les droits de propriété que Guillaume d'Aquitaine exerçait sur sa villa de Cluny. Les moines, tenus de payer, tous les cinq ans, à Rome même, un cens de dix sous d'or pour l'entretien du luminaire de l'Église apostolique, appartenaient au domaine du Saint-Siège, mais comme un bien inaliénable assujetti seulement pour être protégé. Et quelle sujétion plus légère et moins dangereuse pouvait subir l'abbaye nouvelle que celle d'une autorité assez imposante pour que sa protection fût efficace, même à distance, trop éloignée, d'autre part, et matériellement trop peu puissante, pour devenir un sujet d'alarmes ! Ce n'était pas la première fois, sans doute, qu'un monastère français se trouvait mis sous la dépendance du Pape, mais l'exemple de Cluny devint contagieux. On s'explique dès lors l'intimité des relations établies entre la Papauté et les chefs de l'abbaye, l'étroite communauté d'idées et d'intérêts qui les unissait, les fréquents voyages des abbés en Italie, leurs longs séjours dans la capitale des apôtres. Conseillers et diplomates officieux de la puissance romaine, ils l'assistent dans les circonstances graves, et lui servent d'intermédiaires auprès des rois. Vienne la crise réformiste et l'on verra le lien se resserrer. Unis pour la guerre comme pour la paix, papes et abbés s'attaqueront aux mêmes abus, lutteront contre les mêmes ennemis, repousseront les mêmes assauts. L'identification sera complète, quand Urbain II, un cluniste militant, portera sur le siège de saint Pierre l'irrésistible ardeur de sa foi. LA PAPAUTÉ BIENFAITRICE DE CLUNY.
Les papes ne sont pas en reste avec Cluny. Depuis que Jean
XI a solennellement confirmé, en 931, les clauses de la charte de fondation,
tous ses successeurs du xe et du xie
siècle ont légiféré à l'envi en faveur du grand monastère. Ils lui
reconnaissent le droit de frapper une monnaie spéciale, l'enlèvent à
l'obédience du diocésain, défendent à tout évêque de l'excommunier, confèrent
au chef de l'abbaye les insignes
épiscopaux et le titre d' « archi-abbé ». Des légats sont envoyés, avec
mission spéciale de défendre l'ordre et de châtier ceux qui l'attaquent. On
encourage de toutes façons les fidèles qui veulent enrichir ces moines ; car
donner à Cluny, n'est-ce pas donner aux saints apôtres, propriétaires de l'abbaye,
et à l'Église universelle? De tous les points de la France et du monde
pleuvent les libéralités et les legs. Une foule de monastères nouveaux sont
dédiés à saint Pierre et incorporés à l'église clunisienne. Des abbayes déjà
florissantes se placent d'elles-mêmes sous son joug pour jouir des bienfaits
attachés à l'observance de sa règle et à la protection du Saint-Siège. L'EMPIRE MONASTIQUE DE CLUNY.
Cinquante ans après sa fondation, la modeste maison
religieuse où Guillaume d'Aquitaine plaçait les douze moines prêtés par
l'abbé Bernon, la petite abbaye cachée entre les hautes collines boisées de
la vallée de la Grosne, attirait les regards et les richesses de l'Europe
entière. Au bout de deux siècles, elle était la capitale du plus vaste empire
monastique que la chrétienté eût jamais connu. De ses possessions françaises,
Cluny fera sept provinces[8]; hors de France,
l'Angleterre, l'Allemagne, la Pologne, l'Italie, surtout l'Espagne, se rempliront
de ses prieurés. L'influence extraordinaire que les Clunistes avaient prise
sur les âmes, dans toutes les classes sociales, peut se mesurer à l'étendue
de sa domination. Cet empire formait un organisme, autre nouveauté introduite dans le monde religieux. Pour agir puissamment et régner au loin, Cluny s'était faite « congrégation ». Par ce temps de morcellement indéfini de la juridiction et de la souveraineté, le système de l'isolement était périlleux pour le clergé des cloîtres ; il le laissait sans défense devant les seigneuries laïques. L'intérêt vital du monachisme voulait qu'on en fît un corps capable de se mouvoir et d'agir avec harmonie et promptitude, sous l'impulsion d'une volonté maîtresse. On trouva le principe d'unité et le ressort de centralisation dans le pouvoir déféré au chef de la communauté. OMNIPOTENCE DE L'ABBÉ DE CLUNY.
L'omnipotence de l'abbé était un principe essentiel chez
les moines d'Occident;[9] le gouvernement
d'une abbaye bénédictine ressemblait singulièrement à une monarchie absolue.
Il suffisait donc, pour organiser la congrégation de Cluny, d'appliquer le
pouvoir direct de l'abbé à tous les monastères de l'ordre. Dans les maisons
dépendantes, le titre d'abbé est supprimé : leurs chefs prennent le nom
significatif de « prieur. ». Il n'y a qu'un abbé pour tout le corps, celui de
la métropole, souverain immédiat de la grande abbaye comme de toutes les
petites.[10]
Le chef de l'établissement affilié n'est pas directement élu par ses moines :
il est nommé par l'abbé général. Ce droit de nomination était une nouveauté
hardie, qui s'opposait à la tradition, à la règle bénédictine, au principe
sacré de la liberté de l'élection abbatiale. Il soulèvera de vives
résistances et de terribles orages. Un certain nombre d'abbayes ne se laissèrent pas englober, sans protester, dans le cadre de la congrégation. Elles refusèrent de perdre le rang que leur assignaient le nombre de leurs prieurés, la réputation de leurs reliques, l'antiquité de leur origine. Au lieu d'accepter de bonne grâce les abbés et les moines qu'on leur envoyait de Bourgogne, elles s'obstinèrent à garder leur autonomie. L'opposition se produisit au nord comme au midi de la France, encouragée par des évêques jaloux et inquiets de cette puissance conquise par un monastère exempt. Des conflits d'une violence extrême prouvèrent aux Clunistes qu'ils assumaient une tâche trop lourde et que le monde religieux n'était pas tout entier disposé à entrer dans leur obédience. L'abbaye de Saint-Martial de Limoges commença la lutte en 1063 : à peine s'avouera-t-elle vaincue en 1240. Beaulieu en Limousin, Saint-Bertin en Flandre, Lézat en Languedoc, résistèrent à l'annexion. Les désordres allèrent parfois jusqu'à l'effusion du sang. Désir d'échapper à la réforme et aux rigueurs de la règle cluniste, esprit d'indépendance et de particularisme régional, tout explique l'intensité de ces querelles. Mais Cluny brisa ou tourna les obstacles, et la victoire devait lui rester. Si l'œuvre de centralisation ne fut pas toujours désintéressée et s'accomplit, en plusieurs points, avec une âpre té condamnable, les abbés généraux, soutenus par l'opinion, puisant leur énergie dans la conviction intime de l'utilité et de la grandeur de l'entreprise, s'opiniâtrèrent à ne pas céder et à retenir surtout la nomination directe des prieurs. Leur but était d'arracher les cloîtres à la simonie, à l'irrégularité, au désordre moral et matériel et de régénérer le corps monastique en le façonnant à l'obéissance, avant d'en faire l'instrument de la réforme et de l'émancipation de l'Église. En dépit de toutes les difficultés, la congrégation s'organisa et vécut. ORGANISME DE LA CONGRÉGATION DE CLUNY.
Entre l'abbé et les maisons affiliées, le contact est fréquent et régulier. Il s'établit surtout par la « visite » du chef suprême, garantie d'unité et d'ordre, mais devoir absorbant autant que pénible. Quand l'ordre eût pris un développement considérable et se fut étendu à toutes les régions de la France et aux pays étrangers, il fallut que l'abbé passât sa vie sur les grandes routes. Tenant en main les fils qui faisaient mouvoir hommes et choses, il se crut d'abord obligé de tout voir et de tout faire par lui-même. Des moines comme Odon, Maïeul, Odilon et Hugues, semblent avoir eu le don d'ubiquité. L'organisation de la visite se compléta par celle du «
chapitre général », assemblée des prieurs ou abbés dépendants, tenue
périodiquement à Cluny sous la présidence de l'archi-abbé. Les textes du xie
siècle permettent de constater, dès le gouvernement d'Odilon, l'existence de
ces synodes imposants, où affluaient, avec les Clunistes, les évêques et de
hauts personnages d'Église. Mais l'institution du chapitre général ne prendra
qu'au début du xiiie siècle un caractère régulier. Elle se
fixera alors pour toujours, avec son organisme complexe de corps politique,
administratif et judiciaire, avec son personnel de « visiteurs » et de «
définiteurs » et ses pouvoirs sans cesse grandissants. Les chapitres généraux
tendront même, au xive siècle, à devenir une sorte
d'assemblée représentative, soumettant l'abbé général à son contrôle et
limitant cette monarchie. Rien de semblable au xie, l'âge
d'or de la congrégation, époque où le synode n'est qu'un corps consultatif,
comme l'était la « curia » solennelle dont s'entourait le roi de France. L'autocratie
de l'abbé demeure entière et incontestée. LA RÈGLE DE CLUNY.
L'observance d'une règle commune est le lien moral qui
unit les membres de l'ordre.[11] Celle de Cluny
renouvela la règle générale de Saint-Benoît pour l'accommoder aux transformations
que subissait la vie religieuse. Cette loi d'un grand peuple monastique n'avait pas le
caractère inflexible qu'on serait tenté de lui attribuer. Elle comportait une
certaine souplesse d'application : car les premiers abbés furent des hommes intelligents que leur amour de l'unité
n'aveugla pas au point de leur faire méconnaître la nécessité de laisser
place aux diversités régionales. On ne pouvait se contenter d'imposer la
règle, il fallait la rendre supportable, sinon aimable, seul moyen pour la
maison-mère d'assurer la durée de sa domination. Quand l'abbé Hugues Ier en
transmit le texte au monastère de Spire, il autorisa et même engagea l'abbé
allemand à la modifier par retranchement, addition ou changement, sur tous
les points où il jugerait nécessaire d'avoir égard aux usages particuliers du
pays. Une première modification générale consista dans l'importance extrême
qui fut donnée aux travaux de l'esprit. Le travail manuel n'exista plus à
Cluny que dans une mesure restreinte, juste assez pour que le moine n'oubliât
pas le précepte d'humilité qui était une des bases de son institut. La règle
obligeait le Cluniste à écosser des fèves, à arracher les mauvaises herbes, à
faire le pain, mais ces exercices duraient peu de temps. Les heures qu'il ne
consacrait pas à l'oraison et aux offices, il les employait surtout à
apprendre le chant, à copier les manuscrits, à lire les ouvrages de la
littérature sacrée et même de la littérature profane.[12] Le travail des
mains et surtout celui du défrichement, indispensable dans le système des
monastères isolés, alors qu'une grande partie du territoire avait besoin
d'être mise en culture, ne s'imposait plus, au xie siècle,
comme une nécessité impérieuse. Pour une congrégation telle que Cluny, propriétaire
de vastes domaines et d'un peuple de colons et de serfs, l'exploitation des
terres n'exigeait plus au même degré le labeur personnel des moines.
D'ailleurs, l'œuvre clunisienne ne visait-elle pas surtout à empêcher
l'Église de s'absorber dans la poursuite des intérêts matériels et à réagir
contre cette société féodale où l'abaissement de l'esprit allait de pair avec
la brutalité et la grossièreté des mœurs? LES ÉCOLES CLUNISIENNES.
La lutte contre l'ignorance était un des premiers articles
du programme réformiste. Il importait que Cluny dominât par l'esprit et
répandît autour d'elle la lumière en même temps que la moralité. Voulant agir
sur les intelligences, la grande abbaye fut un lieu d'enseignement, une
école, où des maîtres réputés donnaient l'éducation et l'instruction aux novices. Dans ces puerorum scholae, la discipline était rude. Les
maîtres de Cluny, comme tous ceux du Moyen Age, punissaient de corrections
corporelles les moindres manquements à la règle. Mais l'idée religieuse
appuyait cette discipline et la faisait accepter de tous. Les détails
minutieux dans lesquels entre, à cet égard, le législateur de l'ordre,
prouvent assez qu'on y prenait souci de la santé physique des enfants autant
que de leur développement moral. L'HOSPITALITÉ ET L'AUMÔNE.
Par un autre côté, Cluny donnait un exemple salutaire au
monde monastique : la règle y mit à un niveau très élevé les devoirs
d'hospitalité et de charité. Elle ne créa pas sans doute, mais elle
développa, sous forme d'obligations régulières et permanentes, les institutions
d'assistance publique et d'aumônerie. Deux fonctionnaires importants avaient
la direction spéciale du service des hôtes et des pauvres : le « gardien de
l'hôtellerie », qui recevait les cavaliers, et î'« aumônier », chargé
d'accueillir les gens de pied et les mendiants. Tous les jours, les pauvres
de la localité et ceux de l'extérieur prenaient part à d'abondantes
distributions d'aumônes. Un des rédacteurs de la règle clunisienne, Udalric
(1018-1093), a supputé que, l'année où il écrivit ses Coutumes, dix-sept mille indigents furent
assistés. Les maisons affiliées suivaient l'exemple de la métropole. A
Hirschau, un des prieurés d'Allemagne, les moines trouvèrent le moyen, dans
une des années les plus mauvaises, de secourir encore trente pauvres par
jour. L'abbé Odilon vendait les vases sacrés de son trésor en temps de
disette pour subvenir aux besoins des affamés. Partout où passait saint
Hugues, des troupes de misérables accouraient et recevaient de lui de
l'argent et des vivres. Les abbés de Cluny ne cessaient de répéter et, mieux
encore, de pratiquer la maxime de saint Ambroise : « Que l'argent de l'Église
n'est pas fait pour être entassé, mais pour être distribué à ceux qui en ont
besoin. » Ainsi parlaient et agissaient, du moins, les Clunistes des premiers siècles. L'immense popularité dont Cluny jouissait auprès des classes inférieures contribua encore à la prospérité d'un ordre que grandissait la protection des papes et que l'Europe entière enrichissait. LES PREMIERS ABBÉS DE Cluny ET LEURS MIRACLES.
Il eut, en outre, ce bonheur spécial d'avoir été organisé
et dirigé, au xie siècle, par des hommes supérieurs, vrais
religieux, apôtres dévoués à leur œuvre, admirables de vigueur et de
longévité. Maïeul administra Cluny pendant quarante-six ans, Odilon pendant
cinquante-neuf ans, Hugues pendant soixante ans. Ils ont rendu à leur maison
le grand service de durer, et de donner par là au gouvernement de l'abbaye la
stabilité, l'unité de direction, la
permanence des traditions. Les quatre premiers abbés ont été mis par l'Église
au nombre des saints ; mais le Moyen Age les avait déifiés presque de leur
vivant, faisant de ces héros des thaumaturges, des êtres extraordinaires qui
échappent aux nécessités de la vie humaine. La protection divine ne les
quitte pas. Odon, priant au tombeau de saint Martin de Tours, est assailli
par des renards qui le mordent, mais un loup énorme survient, les met en
fuite, et reste désormais le fidèle compagnon du saint. Un voleur veut,
pendant la nuit, dérober le cheval d'Odilon, mais le cheval et le voleur ne
peuvent plus bouger, restent cloués devant la porte de l'abbaye. Au point du
jour, Odilon sort et surprend le coupable toujours immobile : « Mon ami, lui
dit doucement l'abbé, il n'est pas juste que vous ayez perdu toute une nuit à
garder mon cheval », et il lui jette des pièces de monnaie. Quand les
fleuves, grossis par l'inondation, barrent la route à l'homme de Dieu, il les
traverse à pied sec. On a vu Odilon renouveler le miracle de la
multiplication des poissons à Saint-Martin de Tours, et celui des noces de
Cana dans un monastère d'Italie. Un jour que l'abbé Hugues Ier traversait les
Alpes pour se rendre à Rome, une vieille femme, cachée dans le creux d'un
arbre, effraye la mule qui le portait. Hugues et sa monture tombent, au
milieu de l'épouvante générale, dans un affreux précipice. Tout à coup on
aperçoit l'abbé accroché aux branches d'un arbuste : on le saisit, on le
remonte, et l'arbre, qui s'était trouvé si à point pour son salut, disparaît,
sans qu'on sache comment. Véritable féerie que la vie de ces premiers abbés ! ODILON.
Sous ce nuage de légendes édifiantes, leur personnalité physique et morale ne nous apparaît pas toujours bien nette. Cependant, au XIe siècle, certaines figures se dessinent. Odilon, petit homme maigre, nerveux, au teint pâle, dévoré d'une flamme intérieure que décelaient sa physionomie mobile et ses yeux vifs, fut un orateur médiocre, mais un écrivain habile et fécond. En lui se manifestent au plus haut degré les qualités communes à tous les créateurs de Cluny : la charité, la douceur, la foi robuste dans l'œuvre monastique, l'amour simultané de l'enseignement et de la vie active, une endurance et une mobilité incroyables. On le voit sur tous les grands chemins de l'Europe, tombant à l'improviste dans les monastères les plus éloignés pour y corriger abus et scandales, aidant les rois et les papes à réformer les cloîtres déchus, ou à résoudre les plus hautes questions de la religion et de la politique, et malgré cette besogne, épuisante pour l'esprit comme pour le corps, atteignant, en pleine possession de lui-même, une vieillesse avancée. HUGUES Ier.
Son successeur, Hugues Ier (1049-1109), de belle stature, beau parleur, diplomate souple et persuasif, né pour la politique et les affaires, a été l'ami et le collaborateur de Grégoire VII. Nul n'a plus contribué à la grandeur de Cluny, ni travaillé plus activement à la fondation de la théocratie romaine. Avocat de la Papauté, il parle pour elle dans tous les conciles, et ne cesse de la réconforter de sa présence et de ses avis. Sa réputation de sainteté l'a rendu l'homme nécessaire, l'arbitre toujours choisi pour régler les démêlés les plus délicats ou les plus graves. Hauts barons, évêques, rois, papes, ont recours à ses lumières et à sa justice. Par l'ascendant de son autorité personnelle, autant que par la puissance de son ordre, ce moine traite d'égal à égal avec les chefs du monde laïque comme avec ceux de l'Église. Son indépendance est absolue. Il refusa la dignité pontificale : elle ne lui aurait pas donné plus de pouvoir qu'il n'en possédait sur la Chrétienté. Contre la volonté formelle de Grégoire VII, il n'hésite
pas à faire du duc de Bourgogne, Hugues Ier, un moine de Cluny. Il aurait
aussi voulu attirer à son cloître le roi de France, Philippe Ier. L'abbé
jugeait avec raison que le royaume ne perdrait rien à voir ensevelir dans le
monastère un roi vieilli que son fils remplaçait déjà et qui ne régnait que
pour le scandale. Mais Philippe ne donna pas suite à son dessein. Au
contraire, quand le roi de Castille, Alphonse VI, voulut plus sérieusement
abdiquer et se vouer à la vie monastique, l'abbé de Cluny lui représenta
qu'il avait une tâche à remplir : la guerre contre les musulmans, la délivrance
religieuse et politique de l'Espagne, et il le retint sur son trône. Hugues
réprimande les rois, comme le fait Grégoire VII, mais il ne les injurie pas
sous prétexte de zèle apostolique. Il leur dit la vérité avec douceur et
respect : « O Roi digne d'être aimé, écrit-il à Philippe Ier, ouvrez
pleinement votre âme à la crainte du Seigneur. Hélas ! les périls qui environnent
votre vie sont sans nombre ! la mort se présente sous toutes les formes et il
est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant. Donc, changez de vie,
corrigez vos mœurs, approchez-vous de Dieu par une vraie pénitence et une
parfaite conversion. » Guillaume le Conquérant, voulant avoir en Angleterre
des moines de Cluny, propose à Hugues, s'il le faut, « de les payer au poids
de l'or ». Mot imprudent, par ce temps de guerre ardente faite aux
simoniaques ! L'abbé de Cluny lui répond sans aigreur, avec une fermeté
hardie : « Devant Dieu, l'or est sans valeur, l'argent sans profit. Que sert
à l'homme de gagner l'univers, s'il perd son âme? A aucun prix, très cher
seigneur, je ne veux vendre la mienne. Or, ce serait la vendre, assurément,
que d'envoyer un seul de nos frères là où je suis convaincu qu'il se
perdrait. J'ai, du reste, grand besoin de moines pour les diverses localités
qu'il nous faut pourvoir. Plutôt
que d'en vendre, je donnerais de l'argent pour m'en procurer. » Guillaume se
le tint pour dit et n'insista pas. La congrégation pénétra en Angleterre par
une autre voie. C'est vraiment le xie siècle
qui est l'apogée de l'ordre de Cluny. Plus tard, le prestige de ses moines
s'affaiblira : au xiie siècle
apparaîtront les premiers signes de décadence. L'abbaye sera en proie à la
guerre civile, en concurrence avec des ordres nouveaux. La surabondance des
biens temporels y attiédira la ferveur et relâchera la discipline. On verra
le pouvoir abbatial, clef de voûte de l'édifice, ébranlé par l'autorité
croissante des chapitres généraux. Au xiiie et au
xive siècle, on s'éloignera bien plus encore de
l'organisation primitive. Le Pape et le Roi en arriveront à nommer
alternativement le chef du grand monastère. Cluny perdra son indépendance,
et, avec elle, tombera d'une chute irrémédiable l'institution entière qui ne
fut vivante que par la liberté. IV. LA PAIX ET LA TRÊVE DE DIEU[13]Grâce aux ordres religieux et surtout à Cluny, l'Église réussissait déjà à soustraire une partie de ses membres aux influences féodales. Elle voulut, par surcroît, faire prévaloir, dans le monde profane, les principes religieux et moraux qu'elle représentait. Il lui fallait prévenir ou réparer les maux qu'entraînait fatalement la constitution de la société laïque. Remplaçant l'Etat qui n'existait plus, elle devait travailler sans relâche à refréner les instincts violents de la classe noble dont la guerre était l'occupation, le plaisir et le fléau. Pour remplir cette grande mission sociale, le Clergé oublia ses propres dissensions. Uni devant les laïques, toujours prêt à se dévouer et à lutter contre le désordre, il créa les institutions de paix. LA PAIX DE DIEU.
L'honneur d'avoir conçu l'idée de la « paix de Dieu » et
trouvé les moyens d'exécution revient aux évêques d'Aquitaine et de
Bourgogne. En 989, un concile réuni à Charroux, sous la direction d'un
archevêque de Bordeaux, lance les trois décrets suivants : « Si quelqu'un
entre de force dans une église et en enlève quelque chose, qu'il soit
anathème ! Si quelqu'un vole le bien des paysans ou des autres pauvres, sa
brebis, son bœuf, son âne, etc., qu'il soit anathème ! » En 990, à Narbonne,
un autre concile sévit contre les nobles qui envahissent les terres d'Église
et violentent les membres du Clergé. La même année, les évêques réunis au Pui se préoccupent aussi d'assurer la
tranquillité du paysan, celle du marchand et surtout l'inviolabilité des
propriétés épiscopales, canoniales et monastiques. Au concile d'Anse, en 994,
il s'agit de protéger l'abbaye de Cluny et ses sujets contre les excès des
seigneurs, car « il ne convient pas que les saints cénobites qui vivent en ce
lieu soient exposés à la malignité des hommes ». A Poitiers, en 1026,
l'épiscopat veut obliger les laïques à restituer à la sainte église de Dieu
et aux monastères « ce qu'ils leur ont dérobé ». La plupart des dispositions
législatives, plus développées et plus précises, auxquelles ont abouti les
délibérations du concile de Narbonne (1054), concernent encore les biens et
les personnes de l'Église. La paix de Dieu, on le voit, est faite surtout
pour les serviteurs de Dieu. Les clercs et les moines devaient recueillir le
premier bienfait des mesures de sauvegarde qu'on prenait dans l'intérêt de
tous. . Les contemporains trouvèrent naturel que l'Église ne
s'oubliât pas. La sécurité du Clergé était au Moyen Age une nécessité
publique, la garantie même de la prospérité générale. En le défendant, on
croyait se concilier la faveur divine et écarter les fléaux qui menaçaient
l'humanité. Dès le xie siècle, un grand nombre «
d'assemblées de paix » ont été réunies pour mettre fin à des pestes et à des
famines dont souffraient cruellement les diverses provinces. Tout ne se
bornait pas à des conciliabules d'évêques et d'abbés. On exhibait les
reliques les plus vénérées de la région. Une foule immense accourait pour se
guérir de ses maladies ou pour implorer du ciel, par la prière faite en
commun devant les châsses, le terme des calamités publiques. LE PACTE ET LE SERMENT DE LA PAIX.
L'Église s'aperçut bientôt que les prescriptions brèves
des premières assemblées de paix et les menaces d'anathèmes ne suffisaient
pas et qu'une sanction par les actes était nécessaire. Elle organisa une
ligue pour le maintien de la paix, un pactum pacis où entrèrent prélats et
seigneurs. D'après les dispositions votées à Poitiers, en l'an mil, les
méfaits des particuliers durent être déférés à la justice de l'évêque ou du
comte sur le territoire duquel ils s'étaient produits. Si celui-ci était
impuissant à faire ou à obtenir justice, il pouvait demander le concours de
tous ceux qui, ayant assisté au concile, étaient entrés dans le « pacte ».
Les forces réunies des associés devaient être déployées contre le contempteur
de la paix jusqu'à ce que satisfaction complète eût été donnée au droit. Pour que l'action de la ligue devînt efficace, il fallait
que les engagements pris au concile fussent réellement tenus. Le fait
d'apposer son sceau aux résolutions écrites ou de donner des otages n'entraînait
pas encore, semble-t-il, une obligation assez impérieuse. On demanda aux
membres du pactum un
serment solennel et explicite, juré sur les
reliques des saints. La ligue de la paix prenait le caractère d'une
association assermentée, troisième étape dans le développement de
l'institution. Depuis le concile de Verdun-sur-Saône, tenu en 1016 par les évêques bourguignons, l'usage d'exiger le serment de tous ceux qui assistaient aux assemblées de paix tendit à se généraliser. « Je n'envahirai en aucune manière les églises, ni les celliers des églises, sinon pour y saisir le malfaiteur qui aura violé la paix ou commis un homicide, je n'assaillirai pas les clercs et les moines qui ne portent pas des armes séculières. Je n'enlèverai ni bœuf, ni vache, ni aucune autre bête de somme. Je ne saisirai ni le paysan, ni la paysanne, ni les marchands ; je ne leur prendrai pas leurs deniers et ne les obligerai pas à se racheter. Je ne ferai pas en sorte qu'ils perdent leur avoir à cause de la guerre de leur seigneur et je ne les fouetterai pas pour leur enlever leur subsistance. Depuis les calendes de mai jusqu'à la Toussaint, je ne saisirai ni cheval, ni jument, ni poulain dans les pâturages. Je ne détruirai ni n'incendierai les maisons, je ne déracinerai ni ne vendangerai les vignes sous prétexte de guerre. » Cette édifiante énumération de choses défendues est le début d'un serment de paix, celui que l'évêque de Beauvais, Warin, soumit au roi Robert en 1023. ÉVÊQUES QUI S'OPPOSENT AUX INSTITUTIONS DE PAIX.
Certains prélats s'inquiétèrent pourtant de ces ligues assermentées qu'on étendait à un si grand nombre de personnes. Ne pouvaient-elles pas donner à la bourgeoisie de toute une ville des moyens de résistance et d'action dangereux pour l'épiscopat lui-même? Telle fut sans doute la secrète pensée d'un évêque de Cambrai, Gérard Ier (1013-1051). A ceux qui le pressaient de s'associer au pacte et de le faire jurer dans son diocèse, il répondit « que cette mesure lui semblait imprudente et que l'épiscopat sortait de son rôle. Ce n'était pas au Clergé à faire jurer la paix, à l'imposer et à punir les fauteurs de désordre : c'était l'affaire du Roi. La mission des clercs est de prier : celle du Roi, d'agir et de combattre. Et puis, contraindre une foule à jurer, n'était-ce pas provoquer de nombreux parjures et risquer d'être enveloppé soi-même dans ce crime? » Gérard oubliait que, si l'Allemagne avait encore une vraie royauté, celle de France n'était plus qu'un nom et ne pouvait remplir sa tâche. Il fallait donc que l'Église s'en chargeât. La paix de Dieu fut accueillie avec enthousiasme par tous
les opprimés. Raoul Glaber montre la multitude affluant aux conciles et
criant, les mains tendues vers le ciel : Paix, paix, paix ! tandis que les
évêques levaient leurs crosses. L'institution grandissait, prenait des
proportions imprévues. Non contente d'excommunier individuellement le noble
qui violait la paix, l'Église jeta l'interdit sur toute l'étendue de son ressort féodal. Une « grève » du clergé
refusant la messe, les sacrements, privant les fidèles du baptême et de la
sépulture ! situation intolérable. Presque fatalement le coupable était amené
à faire sa soumission. LA PAIX EN BERRY.
En 1038, au concile de Bourges, l'archevêque Aimon donna à
l'association de paix, dans tous les diocèses de sa province, une
organisation régulière. Tout fidèle âgé de quinze ans et au-dessus devait
jurer la paix et entrer dans les milices diocésaines chargées de punir les
infracteurs : service obligatoire, même pour les clercs. Ils étaient tenus de
marcher contre l'ennemi, à la tête de leurs paroissiens. Ici, pour la
première fois, la population entière d'un pays apparaît associée au pacte,
comme une sorte de garde nationale destinée à tenir la Féodalité en respect.
Ailleurs, un lien de paix, sous forme d'étroite alliance, était créé entre
des villes qui se garantissaient mutuellement protection et sécurité.[14] LA PAIX RÉVÉLÉE.
Pour légitimer l'agitation dont elle avait pris
l'initiative et apaiser tous les scrupules, l'Église propagea l'idée que la
paix était d'institution divine et comme le produit d'une révélation
spéciale. Un évêque déclara avoir reçu du ciel une lettre qui lui ordonnait
d'établir le règne de la paix sur la terre. Dans le décret du concile
d'Arles, de 1041, l'archevêque Raimbaud parle de la paix et de la trêve de
Dieu « que la miséricorde divine, dit-il, nous a transmise d'en haut et que
nous nous engageons à observer strictement ». La simple paix des documents de
la période primitive, fondée par l'épiscopat, jurée sur les reliques, devient
dès lors la paix de Dieu, parce que Dieu l'a révélée
directement à ses prêtres, chargés, à leur tour, de l'enseigner et de
l'imposer au monde chrétien. LA TRÊVE DE DIEU.
Cependant, divine ou humaine, la paix ne fut pas
accueillie de tous avec la même faveur. Le Clergé et les classes populaires
adhéraient naturellement aux ligues : mais on ne pouvait compter, il s'en
fallait, sur le concours sincère de tous les seigneurs. Aussi l'Église
ajouta-t-elle à la paix de Dieu la trêve
de Dieu qui, sans se confondre avec elle, la compléta. La paix
avait pour but de soustraire aux violences certaines catégories de victimes
qu'il était défendu de comprendre dans les guerres, que les seigneurs
devaient respecter en tout temps. La trêve interdisait la guerre pendant
certaines périodes soigneusement fixées. La trêve de Dieu remonte au moins à l'an 1027. Le concile
d'Elne, réuni cette année, confirme
les clauses ordinaires sur la protection des clercs, des moines et des
femmes, mais il y ajoute la disposition suivante : « Dans tout le comté ou
évêché d'Elne, il est interdit à tout habitant d'assaillir son ennemi depuis
la neuvième heure du samedi jusqu'à la première heure du lundi » et il donne
la raison de cette défense : « C'est afin que tout homme puisse rendre ce
qu'il doit à Dieu pendant la journée dominicale. » EXTENSION DE LA TRÊVE DE DIEU.
Voici la trêve de Dieu en germe, limitée au dimanche. L'idée ne tarde pas à faire son chemin et la trêve à s'allonger. Dans l'assemblée de Nice, de 1041, l'archevêque Raimbaud, les évêques d'Avignon et d'Arles, l'abbé de Cluny, Odilon, représentants du clergé français, adressent au clergé italien une lettre pressante, le conviant à accepter « la paix et la trêve de Dieu ». Il ne s'agit plus seulement du dimanche. Tout chrétien doit faire abstinence de guerre, depuis le soir du mercredi jusqu'au matin du lundi, sous peine d'excommunication. Il fallait expliquer aux nobles pourquoi on ne livrait plus à leurs appétits belliqueux que les trois premiers jours de la semaine. On leur rappela que le jeudi était sacré à cause de l'adoration au tombeau, le dimanche à cause de la résurrection. Le concile de Montriond (près de Lausanne), qui se tint la
même année dans le royaume de Bourgogne, enregistre l'interdiction des quatre
jours, mais décrète en outre la prohibition de la guerre pendant toute la
période de l'Avent jusqu'à l'octave de l'Epiphanie, et depuis la Septuagésime
jusqu'à l'octave de Pâques. En 1054, au concile de Narbonne, nouveau progrès.
L'interdiction s'étend à la semaine de la Pentecôte, à toutes les fêtes de la
Vierge, aux fêtes de Saint-Jean-Baptiste, de Saint-Pierre-aux-Liens, de
Saint-Laurent, de Saint Michel, de Saint-Martin, enfin aux périodes de jeûne
des Quatre-Temps. Le chômage de la guerre féodale menace de comprendre
l'année entière. L'institution de la trêve de Dieu a pris désormais sa forme
normale. Le décret du concile de 1054, modèle du genre, est partagé nettement
en deux parties, l'une consacrée à la trêve (capitula de treuga), l'autre à la paix (capitula de pace).
Dès lors les mêmes dispositions se retrouveront, en termes presque
identiques, dans tous les conciles du xie siècle.
Pas une réunion ecclésiastique qui ne soit aussi une assemblée de paix. Aux
articles qui ont pour objet la réforme du clergé, ou toute autre grave
question d'intérêt public, s'adaptent régulièrement ceux qui traitent de la
paix et de la trêve de Dieu avec tout leur cortège de sanctions morales et
matérielles. On voit même, à la fin du siècle, ces mesures de haute police
sociale inscrites dans les statuts municipaux ou régionaux que promulguent
les autorités laïques. Les « Usages de Barcelone
» (1067) et les coutumes de Bigorre (1097) sont, en partie, des chartes de
paix. LES ROIS ET LES PAPES FAVORISENT LA PAIX.
Impuissants à faire régner l'ordre autour d'eux, les premiers princes capétiens encouragèrent une innovation qui secondait leurs propres efforts et corrigeait leur insuffisance. Un roi tel que Robert le Pieux, ayant devant lui les mêmes ennemis que les évêques et une mission analogue à remplir, passa sa vie à réunir des assemblées de paix. Avec l'empereur Henri II, il caresse même l'idée d'une paix universelle, commune à la France, à la Germanie, à la Chrétienté tout entière. Les deux souverains discutèrent sérieusement cette utopie dans la conférence de Mouzon (1023). Il était de l'intérêt des papes de se mêler à tous les
grands événements qui passionnaient la Chrétienté et de tâcher d'y jouer le
principal rôle. Ils interviennent pour la première fois, en 1030, lors de la
conclusion de la paix entre Amiens et Corbie. Quand la trêve de Dieu est
décrétée par le concile de Montriond, le bruit se répand que les évêques ont
agi sur l'ordre de pape Benoît IX. Dans la seconde moitié du xie
siècle, Rome a pris la direction de l'entreprise. Ce sont les papes ou leurs
légats qui réunissent les conciles, confirment ou même imposent les mesures
de paix et menacent d'anathème les contrevenants. La grande œuvre de la croisade n'était possible que si l'intérieur du pays cessait d'être bouleversé par les guerres. Il fallait garantir, contre la violence des seigneurs qui restaient, la famille, les biens, les châteaux de ceux qui partaient. Les conciles réunis en vue de la croisade, et tout d'abord celui de Clermont, renouvelèrent, avec plus de solennité que jamais, les dispositions habituelles sur la trêve de Dieu. On y prêche la guerre sainte pour le dehors, la paix pour le dedans. Les nobles ne doivent plus verser leur sang que pour la cause de Dieu : tel est le thème ordinaire des prédicateurs de la croisade. La paix n'est plus limitée aux clercs, aux moines, aux paysans, aux femmes, aux marchands, aux pèlerins. Elle couvre aussi de sa protection les pèlerins par excellence, les soldats qui ont pris la croix. RÉSULTAT DES INSTITUTIONS DE PAIX.
Ainsi se développa l'œuvre fondée par les évêques,
création populaire entre toutes. L'intention était excellente; les résultats
furent médiocres. Malgré le concours empressé des papes et des rois, la paix
et la trêve de Dieu ne pouvaient pas supprimer la guerre. La terreur
religieuse ne suffisait pas à réprimer l'abus de la force brutale ; d'autre
part l'organisation militaire des diocèses, seule sanction matérielle de la
loi de paix, ne fut ni assez complète ni assez bien réglée pour vaincre toutes les résistances. Il eût fallu,
chose impossible, que la féodalité entrât par grandes masses dans
l'association ! Croyant apporter un remède souverain, le clergé du xie
siècle n'avait inventé qu'un palliatif. Ses victoires, tout en soulageant de
trop réelles souffrances, furent partielles, et sans lendemain. Où l'Église avait échoué, les rois de France réussiront. On verra cependant Louis le Gros, quand il manquera d'argent et d'hommes, se servir de l'organisation militaire créée par l'épiscopat et lancer les milices de la paix à l'assaut des donjons rebelles. La police de l'Église permit d'attendre la police du Roi. V. LA CHEVALERIE[15]Au lieu de légiférer contre les infracteurs de la paix, ne valait-il pas mieux prévenir le mal en agissant de bonne heure sur l'imagination et sur le cœur du jeune noble, de manière à ce qu'il fût pénétré de son devoir de chrétien? L'Église essaya de se faire l'éducatrice du soldat, d'intervenir dans une des circonstances décisives de la vie du guerrier féodal, au moment où, devenu homme fait, il acquiert le droit de porter l'épée et de s'en servir comme chevalier. En donnant à cette solennité la valeur d'une cérémonie religieuse et même d'un haut enseignement moral, le prêtre espéra discipliner d'avance la turbulente aristocratie que la crainte des châtiments célestes ne suffisait pas à contenir. ORIGINE DE LA CHEVALERIE.
L'Église s'est approprié la chevalerie ; elle ne l'a pas
créée. L'origine de l'institution, toute laïque et militaire, n'est pas
douteuse. C'est la « remise des armes », l'investiture qu'on donne au fils du
noble, parvenu à l'âge de combattre. Au sein de la caste des châtelains, la
chevalerie fut l'élite des soldats féodaux, de ceux qui portaient l'armure
la plus lourde, la plus coûteuse, et étaient assez riches pour avoir chevaux
et servants d'armes. Tous les nobles ne sont pas chevaliers, bien qu'ils
soient tous aptes à le devenir : beaucoup ne peuvent, par leur situation de
fortune, dépasser le grade d'écuyer. D'autre part, tous les chevaliers ne sont
pas nobles ; la chevalerie comprit à toute époque des roturiers parvenus, des
hommes de condition inférieure, jusqu'à des serfs : cas exceptionnels, il est
vrai, qui étonnaient et choquaient les contemporains. Les auteurs de
certaines chansons de geste blâment avec violence les barons qui élèvent des vilains à la dignité de
chevalier. Tout au moins peut-on dire que la noblesse est la condition
ordinaire et légale de la chevalerie. Mais tandis que la noblesse est
transmissible, la chevalerie ne l'est pas; les nobles, héréditairement bons
pour la chevalerie, ne naissent pas chevaliers. Le corps se recrute, en
effet, par cooptation. Pour être chevalier, il faut recevoir l'investiture
d'un noble qui l'est aussi : règle fondamentale, à laquelle le Moyen Age ne
dérogera qu'en faveur de l'Église, quand il permettra plus tard au prêtre de
conférer le « huitième sacrement ». APPRENTISSAGE DE LA CHEVALERIE. L'INVESTITURE.
Le jeune noble fait l'apprentissage de la chevalerie à la
cour d'un seigneur, auprès de qui il remplit l'office d'écuyer. Le temps
venu, l'apprenti devient chevalier, lorsque l'investiture ou l'adoubement lui
a permis de ceindre l'épée. Cette épée, avec le baudrier ou ceinture qui la
soutient, est le symbole de sa dignité nouvelle. La cérémonie se complète par
la colée, fort coup de poing que
l'investisseur donne, sur la nuque, à l'investi, pour lui rappeler l'honneur
qui lui est fait. Cela est l'acte essentiel : mais d'autres rites le suivent
ou l'accompagnent. Le chevalier étant, par définition, un cavalier, on lui
chausse des éperons dorés. Outre l'épée, on lui remet le haubert, le heaume,
l'écu et la lance en bois de frêne. Le récipiendaire prend un bain pour qu'il
puisse déployer toute la vigueur et toute la souplesse de ses membres. Il
faut qu'il donne, séance tenante, à l'assemblée, une idée de sa force et de
son adresse. Il doit sauter sur son cheval, le faire galoper, et abattre, en
courant, la quintaine. Enfin, on l'engage à remplir exactement ses devoirs de
soldat. Telle est la fête toute militaire et laïque, qui consacre
l'entrée solennelle du noble dans sa carrière de guerrier. Le mot « chevalier
» n'est pas seulement synonyme de « noble » ; il équivaut encore au mot «
soldat ». Ainsi l'entend l'auteur de la Chanson de Roland,
quand il dit de Turpin : « Cet archevêque est moult bon chevalier
— il n'en est pas de meilleur sur la terre et sous le ciel — bien sait férir
et de lance et d'épieu. » Et ailleurs : « Telle valeur doit avoir chevalier —
qui armes porte et en bon cheval sied — ou autrement ne vaut quatre deniers,
— moine doit être en un de ces moûtiers — et priera tous les jours pour nos
péchés. » CHEVALERIE ET FÉODALITÉ.
Un rapport intime existe, d'autre part, entre la
chevalerie et le régime des fiefs. « Chevalier » répond à « vassal ». L'âge
de la chevalerie est le même que celui de la majorité féodale. On devient
maître du fief, de la seigneurie, ou, tout au moins, associé au pouvoir
seigneurial, à partir du moment où l'on ceint l'épée. La majorité donne à la
fois, au jeune noble, le droit de
porter les armes et celui d'avoir un sceau particulier, symbole de
l'émancipation politique. L'âge de cette majorité variait, selon les régions
et selon les circonstances, pour la chevalerie, comme pour la capacité
seigneuriale, de dix à vingt et un ans et au-delà. Ce fut seulement au xiiie
siècle que la limite de vingt et un ans finit par s'imposer comme l'usage le
plus répandu. Enfin le futur chevalier demande l'investiture à la même
personne qui a le droit et le devoir de l'investir de son fief, c'est-à-dire
au suzerain. En fait, on est souvent le chevalier et le vassal du même
patron, situation normale, dont le résultat est important, car elle a
déterminé en partie les obligations morales attachées à la chevalerie. LES OBLIGATIONS PRIMITIVES DU CHEVALIER.
Ces obligations existaient avant que le chevalier fût consacré par l'Église. La morale primitive de la chevalerie est contenue tout entière dans les deux mots traditionnels : « Sois preux. » Le preux n'est pas obligé seulement de se montrer fort, résistant, et brave, excellent cavalier et combattant sans reproche : il doit encore observer, à l'égard de ses adversaires, certaines lois de générosité, celle qui défend, par exemple, de frapper un ennemi désarmé ; il faut enfin qu'il garde la foi due au suzerain, et la reconnaissance affectueuse qui revient au seigneur dont il a reçu l'épée. La remise des armes au nouveau chevalier était considérée, au Moyen Age, comme un véritable parrainage, une sorte d'adoption. Il est clair que cette morale est incomplète et que le chevalier des premiers âges féodaux n'est pas tenu d'être un homme parfait. Il apparaît trop souvent comme un brutal, incapable d'abnégation, irrespectueux des femmes, des enfants et des moines. Les documents historiques et les chansons de geste offrent à l'envi des hommes de cette trempe, bons soldats, bons vassaux, mais féroces, et brûlant les abbayes aussi bien que les donjons. Mais l'Église allait intervenir pour changer le caractère de l'institution et faire du chevalier le type du soldat chrétien. L'ÉGLISE S'APPROPRIE LA CHEVALERIE.
La tentative du Clergé se produisit déjà presque un siècle
avant la rédaction de la Chanson
de Roland, où
la chevalerie est toute militaire. La première en date des « Bénédictions du
chevalier » se trouve dans un cérémonial de l'Église romaine, contemporain de
l'empereur Otton III (996-1002). Le rituel comprend plusieurs actes : une
oraison pour bénir l'enseigne du chevalier, le vexillum bellicum ; une autre pour consacrer l'épée
qu'il va ceindre ; une troisième pour sanctionner l'investiture accomplie : «
Seigneur, dit le prêtre ou l'évêque qui officie, nous t'en supplions, exauce
nos prières et daigne bénir cette épée dont ton
serviteur désire être armé, pour qu'elle puisse défendre et protéger
les églises, les veuves, les orphelins et tous les serviteurs de Dieu contre
la cruauté des païens. » Et l'officiant ne fait pas que bénir les armes du novus miles : il est chargé encore
de l'en revêtir; ce qui est la modification la plus grave que l'Église ait
apportée au rite ancien. LE RITE RELIGIEUX.
Tous les actes de l'investiture prennent alors un aspect nouveau. Les armes du futur chevalier, déposées sur l'autel d'une église voisine, participent à la vertu des reliques et reçoivent même du prêtre ou de l'évêque une consécration solennelle. Avec une formule spéciale d'oraison, il bénit l'épée ou la lance. Puis la préparation religieuse s'étend des armes à la personne. Le récipiendaire ne peut se refuser à la subir, puisque la chevalerie est assimilée à un baptême. Le lavage hygiénique d'autrefois devient le bain allégorique et mystique qui régénère le soldat en effaçant les souillures du passé. Au sortir du bain, le jeune noble revêt le vêtement blanc, costume des catéchumènes, et se repose sur un lit de parade. Vient l'heure de la « veillée des armes », une nuit qu'il passe dans l'église à se recueillir et à prier, souvenir des veilles obligatoires qui précèdent les grandes solennités religieuses de l'année. Enfin, le matin même du jour où doit avoir lieu la remise de l'épée, il entend la messe, dernier acte de l'initiation chrétienne. Plus tard, l'Église exigera davantage : elle n'accueillera l'homme de guerre que confessé, absous et fortifié par la communion. OBLIGATIONS RELIGIEUSES DU CHEVALIER.
Du jour où il s'enrôle dans l'armée du Christ, le chevalier voit s'accroître et se compliquer ses obligations. Aux devoirs militaires et féodaux s'ajoutent, pour lui, les prescriptions religieuses d'une sorte de décalogue et celles d'une morale plus raffinée. Ce soldat sera, avant tout, un croyant ferme dans sa foi. Sa première fonction est de protéger l'Église et tout ce qui appartient aux clercs. Il ne doit verser son sang que dans l'intérêt de la cause chrétienne. « Reçois ce glaive, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et sers-t-en pour te défendre, secourir la sainte Église et confondre les ennemis du Christ et de la religion », telle est la phrase consacrée dans tous les pontificaux pour la bénédiction de l'épée. Les veuves, les orphelins, les marchands, les pèlerins sont placés sous la sauvegarde du chevalier, comme sous la protection de l'autorité religieuse. Quant aux autres articles du code : ne pas reculer devant l'ennemi, s'acquitter exactement des devoirs de vassalité et de suzeraineté, faire largesse à tous, ne pas mentir et rester fidèle à la parole donnée, ils sont d'origine féodale. L'Église n'a fait que leur donner une force nouvelle et les sanctionner de son approbation. SYMBOLISME POSTÉRIEUR.
Au déclin du Moyen Age, l'adaptation chrétienne de la
chevalerie sera complète. Le caractère matériel et humain de l'institution
fera place au symbolisme le plus compliqué et le plus artificiel. On en
viendra à cette conception mystique dont le curieux petit poème de l'« Ordène
de chevalerie » nous donne, dès le xiiie siècle, toutes
les formules. C'est le triomphe de l'allégorie. L'épée qu'on remet au
chevalier est à deux tranchants, « parce qu'avec l'un, il doit frapper le
riche qui opprime le pauvre, et avec l'autre, le fort qui persécute le faible
». Les éperons d'or qu'on lui attache « lui montrent qu'il doit être aussi
docile à l'éperon de la volonté divine que son cheval aux coups de ces
éperons matériels » ; les chausses noires ou brunes qu'il revêt sont
destinées « à lui rappeler la terre d'où il est venu et où il retournera ».
Il est déposé sur un lit de parade parce que « le but de la chevalerie est de
conquérir un lit au paradis ». Enfin le récipiendaire écoute avec respect ce
petit sermon édifiant ; « IL est quatre choses que doit toute sa vie observer
un chevalier, s'il veut garder son honneur intact. C'est d'abord de ne jamais
frayer avec les traîtres ; c'est de ne jamais mal conseiller une dame ni une
damoiselle, mais au contraire de leur porter grand respect et de les défendre
contre tous ; c'est ensuite d'observer pieusement les jeûnes et les abstinences
; c'est enfin d'entendre la messe tous les jours et de faire une belle
offrande à l'église. » Symboles et prescriptions dévotes ! nous voilà bien loin de Roland et de la première croisade. Les chevaliers de cet âge n'eussent rien compris à de tels raffinements : le point d'honneur où ils s'attachent est encore plus militaire que chrétien. La grande affaire, pour eux, est de se battre et d'éviter toute félonie. Ils s'astreignent aux cérémonies religieuses qui accompagnent l'investiture : mais comment pourrait-on prouver que le code chevaleresque a jamais été observé dans la pratique? Où trouve-t-on, comme réalité vivante, ce parfait vassal et ce parfait chrétien, défenseur de l'orphelin et de la veuve, serviteur fidèle de Dieu et de ses clercs? Faut-il voir dans la chevalerie une institution véritable, ou une conception théorique, idéal religieux pour le Clergé, idéal poétique pour les auteurs des chansons de geste et les romanciers du Moyen Age? Il était bien difficile, alors, de changer le tempérament de l'homme de guerre et de l'assujettir à une discipline qui gênait ses instincts. Laissons à l'Église le mérite et l'honneur de sa tentative; mais, en réalité, tout ce qu'elle a pu faire a été de déplacer, par la croisade, le théâtre de la turbulence des nobles et de leurs passions mauvaises. En lançant ces incorrigibles sur une terre lointaine, d'où la plupart ne devaient pas revenir, en faisant le vide dans les châteaux, elle n'a pacifié la France que pour un temps. |
[1]
Ouvrages a consulter. Imbart de la Tour, Les Élections épiscopales dans l'Église de
France, du IXe au
XIIe siècle (814-1150), 1890. Pfister, Etudes sur le
règne de Robert le Pieux (Biblioth. de l'Ec. des Hautes-Etudes, fasc. 64),
1885, et De Fulberti Camotensis episcopi vita et operibus, 1886 (thèse). J. Havet, Lettres de Gerbert (Introduction),
1889 (Coll. de textes pour servir à l'ét. et à l'ens. de l'hist., fasc.6). C. Mirbt, Die Publizistik im Zeitalter Gregors VII, livre III, 2e
partie. E.
de Certain, Arnoul, évêque
d'Orléans, dans la Bibl. de l'École des Chartes, t. XIV,
1853.
[2] Ce
fait curieux n'est pas seulement attesté par le compte rendu des séances du
concile de Reims, mais par la Chronique de Nantes (édition R. Merlet,
1896, p. 140).
[3] En
1873, on découvrit dans l'église de Saint-Hilaire, où Fulbert avait été
trésorier, une peinture murale qui le représente revêtu d'une grande robe grise
et d'un manteau jaune, la tête barbue, sans mitre, et les cheveux tonsurés.
L'artiste poitevin, exprimant la pensée de tous, a encadré sa figure d'un
nimbe, signe traditionnel des bienheureux.
[4] Ouvrages a consulter. E. Sackur, Die Cluniacenser in ihrer
kirchlichen und allgemeingeschichtlichen Wirksamkeit bis zur Mitte des elften
Jahrhunderts, 1892-1894,
2 vol. G.-A.
Hückel, Les Poèmes satiriques d'Adalbéron, dans la Biblioth. de la Faculté des Lettres de Paris,
fasc. 13, 1901.
[5] Aujourd'hui le
problème de l'apostolat de saint Martial n'a plus qu'une importance historique
: il est résolu par les travaux de la critique moderne sur la date primitive de
la fondation des églises de Gaule. On doit renoncer à croire que l'origine de
la plupart des évêchés de France, et notamment de ceux de l'Aquitaine, est
antérieure au me siècle de notre ère. Les beaux travaux de l'abbé Duchesne
ont mis ce point d'histoire hors de doute.
[6] Ouvrages a consulter. E. Sackur, Die Cluniacenser in ihrer
kirchlichen und allgemeingeschichtlichen Wirksamkeit, bis zur Mitte des elften Jahrhunderts, 2 vol.,
1892-1894. Ringholz, Der heilige Abt Odilo von Cluny in seinem Leben und
Wirken, dans les Studien
und Mittheilungen aus dent Benedictiner und dem Cistercienser Orden (Vienne
et Wurzbourg, in 8°), t. V et VI, 1884 et 1885. R. Neumann, Hugo I der
Heilige, Abt von Cluny, 1879
(programme de Francfort-sur-le-Main).
[7] Guillaume d'Aquitaine,
tout en nommant lui-même l'abbé de Baume, Bernon, premier abbé de Cluny, veut
que l'élection soit la règle. « Que les moines de Cluny soient sous la
puissance et domination de l'abbé Bernon, mais qu'après sa mort ils aient le pouvoir
d'élire comme abbé, selon le bon plaisir de Dieu et la règle de Saint-Benoît,
tout membre de l'ordre qu'ils jugeront digne de leur suffrage, et qu'aucune
puissance, la nôtre ou celle d'autrui, ne s'oppose à cette libre et religieuse
élection. »
[8] France
proprement dite, Lyonnais, Provence, Dauphiné et Tarentaise, Poitou et
Saintonge, Auvergne, Gascogne et Franche-Comté. Rien qu'en Provence, elle en
viendra à posséder directement quarante-quatre monastères, maîtres eux-mêmes de
quatre-vingt-un prieurés.
[9] L'assemblée des
moines, le chapitre, n'avait que voix consultative ; la décision appartenait à
l'abbé. Ainsi le veut la règle générale de Saint-Benoît. « Toutes les fois
qu'un acte important doit s'accomplir dans le monastère, que l'abbé convoque
tous ses frères, et qu'après avoir entendu leur avis, il y pense à part soi et
fasse ce qu'il jugera convenable. Que les frères donnent leur avis en toute
soumission et ne se hasardent pas à la défendre avec opiniâtreté. Que la chose
dépende de la volonté de l'abbé et que tous obéissent à ce qu'il a jugé
salutaire. Si, par hasard, quelque chose de difficile ou d'impossible est
ordonné à un frère, qu'il reçoive en toute douceur et obéissance le
commandement qui le lui ordonne. S'il voit que la chose fiasse tout à fait la
mesure de ses forces, qu'il expose convenablement et patiemment la raison de
l'impossibilité à celui qui est au-dessus de lui, ne s'enflant pas d'orgueil,
ne résistant pas, ne contredisant pas. Que si, après son observation, le
supérieur persiste dans son commandement, que le disciple sache qu'il en doit
être ainsi et que se confiant en l'aide de Dieu, il obéisse. »
[10] Par une faveur
exceptionnelle, quelques maisons anciennes et illustres (Vézelay, Saint-Gilles,
Moissac, Saint-Martial, Saint-Bertin) conservèrent la qualification d'abbaye,
mais non le droit d'élire leur abbé.
[11] La
règle de Cluny fut rédigée au xie
siècle, au moment même où la congrégation achevait de se constituer. Écrite par
le moine français Bernard, puis par le moine allemand Ulrich, la règle dite Antiquiores consuetudines Cluniacensis monasterii reste le livre
fondamental où se révèlent les traits originaux de l'institution. Voir E.
Hauviller, Ulrich von Cluny,
dans les Kirchengeschichte Studien, publiés par
Knopfler, III, 3.
[12] On a
reproché faussement à la réforme clunisienne d'avoir érigé en principe
l'ignorance et le mépris de la littérature des anciens. L'abbé Odon, rêvant que
son Virgile devenait un vase magnifique d'où s'échappèrent bientôt des serpents
qui l'entouraient de leurs replis ; Maïeul, après lui, interdisant la lecture
de l’Enéide, et
rayant des manuscrits les passages où il était question d'amour ! pieuses
légendes qui n'empêchent pas les écrivains clunistes d'être imprégnés de
littérature antique, de mêler le sacré au profane, de défendre les opinions des
Pères avec des citations de prosateurs latins. L'exclusion de l'antiquité
classique est si peu une habitude et une loi pour les moines de Cluny, qu'au xiie siècle, les disciples
de saint Bernard leur reprocheront avec âpreté un amour excessif des lettres et
de la poésie païennes. Nous nous trouvons ici d'accord avec Sackur, Die
Cluniacenser, II,
330, contre Pfister, Etudes sur le règne de Robert le Pieux, p. 6.
[13] Ouvrage a consulter. L. Huberti, Gottesfrieden und Landfrieden, t. I : Die
Friedensordnangen in Frankreich,
1892.
[14] Voir
ce qui a été dit plus haut de cette convention, conclue entre Amiens et Corbie,
en 1030.
[15] Ouvrages a consulter. Léon
Gautier, La Chevalerie, 1884.
Jacques Flach, Les Origines de l'ancienne France (Xe et XIe siècles), t. II,
3e partie (La Chevalerie),
1893. A. Schultz, Das höfische Leben zur Zeit
der Minnesinger, 1889,
2e éd., 2 vol. Guilhermoz, Essai sur l'origine de la noblesse au Moyen Age, 1901.