Texte mis en page par Marc Szwajcer
I. LES CONFLITS AVEC L’ÉGLISE ET LA GUERRE DE CHAMPAGNELOUIS VII ET SON DOMAINE.Louis VII, à son avènement (1er août 1137), avait seize ans. Son domaine comprenait la longue bande de territoire que les contemporains appelaient la Francia et qui s’étendait du Vermandois au Bourbonnais, sur les vallées moyennes de la Seine et de la Loire. En outre, duc des Aquitains de par sa femme Aliénor, il dominait de Châtellerault à Bayonne et du Pui à Bordeaux. Son sceau le représente assis sur un trône, avec de longs cheveux sur les épaules, la couronne sur la tête, un sceptre à la main droite, une fleur de lis à la main gauche. C’est l’attitude propre à la majesté royale, au roi sacré, au souverain de la France entière, au successeur de Charlemagne. Mais, sur le contre-sceau, Louis VII apparaît en costume ducal, portant l’épée et l’écu, cuirassé du haubert, coiffé du casque conique, fièrement campé sur un cheval au galop. Cela veut dire que l’Aquitaine, tout en appartenant au Roi, n’est pas absorbée dans la France et conserve son existence propre, avec son administration séparée. Le roi et le duc, en Louis VII, sont simplement juxtaposés. Ainsi l’ont voulu les seigneurs et les évêques du Midi qui avaient donné pour femme au fils de Louis le Gros l’héritière de leur dernier souverain, le duc d’Aquitaine Guillaume X. PREMIERS ACTES DU RÈGNE.Les circonstances extérieures étaient exceptionnellement favorables. En 1137, les deux puissances voisines de la France, l’Angleterre et l’Allemagne, se trouvaient affaiblies par des troubles et des querelles de succession. L’empereur allemand Lothaire venait de mourir sans héritier mâle ; son gendre, le duc de Saxe, disputait la couronne à Conrad de Hohenstaufen, que soutenaient le Pape et les archevêques. Les Normands et les Anglais, depuis la mort du roi Henri Ier Beauclerc (1135), étaient en pleine guerre civile. Etienne de Blois, soutenu par son frère Thibaut IV, comte de Champagne, luttait contre la fille d’Henri Ier, Mathilde, mariée au comte d’Anjou, Geoffroi le Bel. Pendant qu’on se battait à droite et à gauche du Capétien, celui-ci pouvait prendre tranquillement possession du royaume paternel et du fief conjugal. Une émeute des bourgeois d’Orléans, impatients de s’organiser en commune, une autre tentative communaliste des gens de Poitiers, la résistance insignifiante d’un petit seigneur de la Saintonge, furent les seules difficultés que rencontra Louis VII à son avènement. Il s’en tira par quelques exécutions rapides. Héritier du prestige qu’avaient donné à la Royauté les succès de Louis le Gros et d’un domaine beaucoup plus vaste que celui de ses prédécesseurs, ce jeune homme avait le droit de se faire l’illusion que les puissances féodales et ecclésiastiques n’étaient pas de force à lui tenir tête. RETRAITE DE LA REINE-MÈRE.L’histoire traditionnelle ne connaît guère que le Louis
VII d’après la croisade, le Roi dévot qui jeûne au pain et à l’eau tous les
samedis et obéit docilement aux volontés de ses clercs, le politique craintif
et maladroit qui humilia la Royauté devant les Plantagenêts. Mais Louis VII
débutant a une autre allure : celle d’un prince autoritaire et actif, dont l’ambition
inquiète s’attaque à plusieurs objets à la fois. Il se lance, avec une audace
brouillonne, dans les entreprises les plus difficiles. Les conflits avec la
haute féodalité, avec les évêques, avec le Pape semblent l’attirer. C’est lui,
nous le montrerons, qui a pris l’initiative de la seconde croisade. Peu de rois ont commencé aussi hardiment. A peine en possession de la couronne, il se débarrasse, non pas de la tutelle (il était majeur et sacré depuis 1131), mais de la surveillance de sa mère, la veuve de Louis le Gros, Adélaïde de Savoie. Celle-ci quitte le palais et se retire dans son domaine dotal. Elle renonçait si bien à sa situation de reine, qu’elle l’oublia tout à fait pour épouser un baron de quatrième ordre, le seigneur de Montmorency. Suger, parlant à mots couverts de cette révolution de cour, attribue la retraite subite d’Adélaïde à un motif intéressé. Elle aurait été mécontente des prodigalités de son fils, qui jetait l’or sans compter, comme tous les jeunes nobles, et serait partie par crainte de voir s’épuiser le trésor royal et compromettre sa propre fortune. La vraie raison est que, peu de temps après la mort de Louis VI, le désaccord se mit entre les différentes personnalités du palais qui pouvaient prétendre à diriger le jeune Roi : l’influence de la reine mère dut céder devant celle de l’abbé de Saint-Denis, le plus écouté des conseillers royaux. Suger, avec sa réserve ordinaire, se garde bien de dire qu’il a été une des causes principales du refroidissement survenu entre la mère et le fils. Mais sa phraséologie toujours obscure laisse entrevoir que la rupture n’eut pas lieu sans un échange d’explications assez vives. Lui-même se représente disant à Adélaïde et à ses partisans, qui menaçaient de quitter Louis VII : « Vous pouvez répudier la France, elle n’a jamais manqué d’épouseurs. » Entre sa mère et le ministre qui avait déjà si bien servi la Monarchie sous le règne précédent, Louis n’hésita pas. La Reine partit, et Suger continua à diriger le palais. SUGER.Il n’y domina pas cependant au point qu’il faille le considérer
comme l’inspirateur unique de la politique du jeune Roi pendant les dix
premières années du règne. Les déterminations importantes de Louis VII,
surtout quand il fit la guerre au pape Innocent II et au comte de Champagne,
ont été prises en dehors de Suger. Ce moine si modéré, si prudent, si
désireux de voir la Royauté vivre en paix avec le pouvoir ecclésiastique,
était plutôt enclin à exagérer la conciliation. Son premier acte fut une
concession impolitique à la haute féodalité. Sur son conseil, Louis VII
sollicita l’appui du comte de Champagne, Thibaut IV. Le Roi et le haut baron
se rencontrèrent à Auxerre (1138), au cours d’une chevauchée que Louis
faisait dans la partie orientale de son royaume pour y recueillir les
hommages des vassaux. Suger voulait assurer au Roi l’alliance d’un homme « connu
de tous pour sa droiture et sa fidélité aux engagements pris ». Et il raconte
qu’à l’entrevue d’Auxerre, Thibaut se montra ému jusqu’aux larmes, « déclarant qu’il
remerciait Dieu de ce que le Roi acceptait si aimablement ses services et
voulait bien renoncer aux sentiments d’animosité que ses prédécesseurs
avaient l’habitude de témoigner aux comtes de Champagne ». Allusion
inconvenante et injuste aux démêlés antérieurs de Thibaut avec la couronne.
Le comte de Champagne oubliait que Louis le Gros, deux ans avant sa mort et
toujours à l’instigation de Suger, s’était réconcilié avec lui, et, l’admettant
au conseil royal, lui avait presque confié la tutelle de son héritier. HOSTILITÉ DU COMTE DE CHAMPAGNE.Thibaut avait donné pendant trente ans, contre la Monarchie, des preuves d’une perfidie haineuse. Suger s’imagina peut-être faire un coup d’habileté en plaçant le Roi et le royaume sous la protection d’un feudataire que les clercs et les moines respectaient comme l’ami de saint Bernard et le soutien du clergé réformiste. L’illusion fut vite dissipée. En 1138, Louis VII, prêt à partir pour châtier l’insurrection des Poitevins, demande à Thibaut de lui venir en aide. Le comte se dérobe sous prétexte de consulter ses barons. On lui envoie Suger qui n’obtient de lui ni argent ni soldats. En 1141, le Roi, pour faire valoir les droits que ses prédécesseurs les ducs d’Aquitaine avaient revendiqués plusieurs fois sur Toulouse, organise une expédition contre le comte Alphonse Jourdain. Thibaut ne se souciait pas de voir le Capétien accroître encore ses territoires et sa puissance. Au mépris de la loi de vassalité, il refusa d’envoyer à Louis VII même le minimum de son contingent militaire. Le Roi rompit avec ce prétendu allié. LA REINE ALIÉNOR.L’abbé de Saint-Denis continuait à diriger les affaires courantes : mais, dans les questions de haute politique, Louis avait un conseiller auquel il n’était pas capable de résister. Sa jeune femme, Aliénor, lui inspirait une tendresse passionnée et jalouse, presque « immodérée ». La Reine, habituée à la vie facile des cours du Midi, amie de la poésie et des poètes, coquette, légère et sensuelle, comme tant d’autres dames divinisées par les troubadours, ne trouvait pas dans ses traditions de famille le respect du Clergé et des choses saintes. Son grand-père Guillaume IX, le chansonnier, se moquait volontiers des clercs et résista ouvertement aux papes. Son père, Guillaume X, avait été l’adversaire d’Innocent II et de saint Bernard. Aliénor entraîna peu à peu son mari à des hardiesses inattendues de la parade cet ancien élève du cloître Notre-Dame, nourri dans le giron de l’Église. POLITIQUE ECCLÉSIASTIQUE DU ROI.Louis se montra plus hostile que son père aux libertés ecclésiastiques. Il refusa, chose grave, d’être un instrument entre les mains des réformateurs. En 1138, un moine de Cluny avait été élu à l’évêché de Langres, et le Roi lui accorda l’investiture. Mais l’influence de saint Bernard lui fit substituer un prieur cistercien, pour lequel on demanda de nouveau l’approbation royale. Louis VII, mécontent de n’avoir pas été consulté, refusa tout d’abord de reconnaître le candidat de l’abbé de Clairvaux, et celui-ci dut écrire, à plusieurs reprises, des lettres pressantes : « Vos délais nous épouvantent, nous qui voyons le diocèse en proie à la rapine et à la dévastation. Cette terre de Langres est à vous : l’élection s’est faite selon les formes canoniques : l’élu vous est fidèle. Il ne le serait pas, s’il ne voulait pas tenir de vous ce qui vous appartient. Mais il n’a pas encore pris possession des biens du diocèse et il n’est pas entré dans votre ville. » Le Roi fit attendre son consentement. En 1139, à Reims, il favorise l’établissement de la commune, c’est-à-dire l’état des choses le plus contraire aux intérêts du clergé local, de même qu’en 1146 il fondera la commune de Sens, au détriment de l’archevêque et des abbés. En 1140, il pratique la candidature officielle dans l’abbaye de Morigni, si bien que les moines sont obligés de ruser pour conserver leur droit. Ce fils aîné de l’Église n’entend pas que les élections et les consécrations d’évêques se fassent sans son aveu. En 1141, l’archevêque de Bordeaux, Geoffroi de Loroux, intronise un évêque de Poitiers sans que le gouvernement royal ait été prévenu. Louis VII empêche l’évêque de mettre le pied dans sa ville épiscopale et cite l’archevêque en justice. Scandale qui amène l’intervention de saint Bernard, et une lettre virulente où l’abbé de Clairvaux incrimine le conseiller de Louis VII, Joscelin, évêque de Soissons, et rappelle l’imprécation biblique : « Malheur à la terre dont le Roi ne sera qu’un enfant ! » L’ÉLECTION DE BOURGES.L’émotion des chefs du parti réformiste s’accrut encore
lorsqu’ils apprirent, en 1141, qu’à Bourges, où l’archevêché était vacant, le
Roi osait opposer son candidat à celui que le clergé local avait choisi, et
que le Pape lui-même désignait. Alors que partout la bonne cause triomphait
et que le sacerdoce vivait en paix avec l’État, la querelle des Investitures
menaçait de se rouvrir, en France, par le caprice d’un prince de vingt ans !
Le candidat de Louis VII était un clerc de sa chapelle, le chancelier Cadurc
; celui d’Innocent H, Pierre de La Châtre, cousin du chancelier de l’église
romaine, Aimeri. Le Roi avait commencé par déclarer qu’il laisserait les
électeurs de Bourges libres de nommer qui bon leur semblerait « à l’exclusion
de Pierre de la Châtre ».
Quand celui-ci eut été élu, Louis jura sur les reliques que, lui
vivant, Pierre n’entrerait pas dans Bourges. La riposte fut prompte. Innocent
II sacra lui-même Pierre de La Châtre, blâma Cadurc et défendit de lui
conférer aucun bénéfice. Puis, voyant que Bourges restait fermé à son
candidat, il jeta l’interdit sur la terre du Roi. Louis VII n’était pas frappé
d’excommunication personnelle : mais, partout où il passerait, les offices
religieux cesseraient d’être célébrés. Même le bruit courut, invraisemblable
d’ailleurs, que le Pape, non content de sévir contre le roi de France, l’avait
bafoué : « Le Roi, aurait-il dit, est un enfant dont l’éducation est à faire
: il faut l’empêcher de prendre de mauvaises habitudes. » GUERRE AVEC THIBAUT DE CHAMPAGNE.On sait quelle valeur le Moyen Age attribuait à un serment prêté sur les reliques et quelles conséquences, d’autre part, entraînait l’interdit. Du premier coup, le Pape et le Roi s’étaient avancés si loin qu’ils pouvaient difficilement reculer. Suger n’était pour rien dans une pareille aventure. Il avait plaidé, auprès de son maître, mais sans succès, la cause de Pierre de La Châtre. Sans doute la reine Aliénor l’emporta, ici encore, sur les scrupules religieux de son mari. On eut par un nouvel incident la mesure de ce qu’elle pouvait. Le sénéchal de France, Raoul de Vermandois, répudie sa femme, nièce du comte Thibaut, pour épouser la sœur d’Aliénor, Pétronille d’Aquitaine. Trois évêques du domaine royal consentent à dissoudre le premier mariage, sous prétexte de consanguinité, et à bénir le second. Les partisans de la Réforme s’indignent. Un légat est envoyé en France, réunit un concile à Lagny et fait proclamer la validité du premier mariage de Raoul. Celui-ci refusant de se séparer de Pétronille, on les excommunie l’un et l’autre. La terre du comte de Vermandois est mise en interdit. Les évêques qui ont fait le second mariage sont frappés des peines ecclésiastiques. Le conflit religieux s’aggravait. Par surcroît, une crise politique allait s’ouvrir. Le comte Thibaut considéra comme un outrage personnel l’affront fait à sa nièce. Il était d’ailleurs favorable aux entreprises des réformistes et décidé, par principe et par habitude, à soutenir la politique du Saint-Siège. Il prit fait et cause pour Pierre de La Châtre et le reçut dans ses domaines. Il avait prêté sa ville de Lagny au concile qui excommunia le beau-frère du Roi. Cette conduite équivalait à une déclaration de guerre, et la guerre, en effet, suivit (1142). Louis VII s’attaquait donc à la fois à Innocent II,
triomphant du schisme, maître de l’Église, et au plus dangereux des hauts
barons de France, car Thibaut trouvait un appui dans la plus grande puissance
du siècle, saint Bernard. Celui-ci ne pouvait oublier que le comte de
Champagne était le protecteur et le banquier de l’ordre de Cîteaux. Le Roi pensait-il que,
dans cette querelle avec un vassal, il avait le droit de son côté et que
Thibaut, refusant par deux fois le service militaire à son suzerain, puis
devenant l’homme du Pape contre la dynastie, avait pris lui-même l’offensive
? Le comte restait fidèle à son passé, à ses traditions d’ennemi acharné du
pouvoir royal. Le Roi envahit rapidement la Champagne et prend Vitry, où
treize cents personnes périssent dans l’église en feu. Son frère Robert,
comte de Dreux, occupe militairement Reims et Châlons (1142-1143). ATTITUDE DE THIBAUT.Surpris, le comte de Champagne eut une attitude piteuse et se défendit à peine. On ne retrouve plus ici l’homme qui avait tant de fois guerroyé contre Louis le Gros ou Geoffroi d’Anjou. Ses propres sujets le plaisantent, lui reprochant les donations et les aumônes qui lui valaient si fréquemment les louanges du Clergé. « Pourquoi », disait-on, « le comte Thibaut n’a-t-il pas employé son temps et son argent à des choses plus utiles ? Il a ce qu’il mérite ; pour chevaliers, des moines, pour arbalétriers, des frères convers : il voit maintenant à quoi tout cela peut servir. » Dans une réunion à laquelle assistait saint Bernard, un évêque s’écrie : « Le comte Thibaut est entre les mains du Roi ; il n’y a personne qui puisse le sauver. — Permettez, répond un autre évêque, il y a quelqu’un qui peut le délivrer. — Qui donc ? — Dieu, qui est tout-puissant. — Oui, répond l’autre, s’il le veut bien, s’il prend la massue et frappe de tous côtés, mais jusqu’à présent il ne l’a pas fait. » Le comte de Champagne fut sauvé par l’abbé de Clairvaux.
Celui-ci prêchait d’ordinaire l’entente du pouvoir temporel et du pouvoir
spirituel, l’union « des deux glaives », mais sans désirer l’absorption de l’État
dans l’Église ; il avait l’esprit plus large que la fraction intransigeante
du parti de la Réforme. Il respectait d’ailleurs, dans la royauté française,
une puissance établie par Dieu et tenant du sacre une inviolable dignité. S’il
a traité durement, dans certaines lettres, les princes de la famille
capétienne, il n’a pas ménagé davantage les cardinaux et les papes. Les
saintes colères auxquelles il cédait parfois, pour défendre ce qu’il croyait
être la vérité et la justice, le poussaient à parler comme un prophète de la
Bible, avec une violence dont il s’excusait ensuite humblement. Mais ce
représentant de l’internationalité ecclésiastique ne pouvait être et ne fut
jamais, nous l’avons montré déjà4, le serviteur dévoué des Capétiens. Dans le
conflit de 1142, il prit parti pour la Champagne contre la France royale,
pour le vassal contre le suzerain, et Louis VII le lui a reproché. Bernard,
en effet, excita le pape
Innocent II à intervenir en faveur de Thibaut, tout en insistant auprès de
Louis VII et de ses conseillers pour arrêter les hostilités. SAINT BERNARD ET LE TRAITÉ DE VITRI.Grâce à ses démarches pressantes et réitérées, le comte de Champagne conclut avec le roi de France (1143) le traité de Vitry, par lequel Louis VII rendait ses conquêtes, à condition que le comte prendrait l’engagement de faire rapporter l’excommunication lancée contre Raoul de Vermandois et sa seconde femme. Avant tout, il fallait empêcher la ruine complète du feudataire ; l’excommunication est donc levée en effet, mais une fois Thibaut hors de danger, Raoul est de nouveau frappé d’anathème. La négociation n’était qu’une comédie destinée à sauver la Champagne et son suzerain. Et saint Bernard, dans une lettre adressée à Innocent II, approuve ce chef-d’œuvre de diplomatie : « Pour empêcher la désolation complète du pays et la ruine de tout un royaume divisé contre lui-même, votre fils très dévot (Thibaut), ami et défenseur de la liberté ecclésiastique, a été contraint de s’engager, sous la foi du serment, à faire lever la sentence d’excommunication prononcée par votre légat contre le tyran adultère (Raoul de Vermandois). Il a fait cette promesse, sur la prière et le conseil de plusieurs hommes fidèles et sages : car ils lui disaient que la levée de l’excommunication pouvait être obtenue de vous facilement, sans violer les lois de l’Église, et que, puisque cette excommunication était juste, vous auriez le droit de la renouveler immédiatement et de la confirmer à jamais. Ainsi la ruse sera déjouée par la ruse, la paix sera obtenue, et celui qui se glorifie dans sa malice, qui est puissant dans l’iniquité (Louis VII), n’en retirera aucun avantage. » Ici l’abbé de Clairvaux s’est montré plus politique qu’il ne convenait à sa grande âme. LIGUE FÉODALE.Louis VII, ainsi dupé, occupe de nouveau une partie de la
Champagne et refuse de laisser pourvoir aux sièges épiscopaux vacants. En revanche,
Thibaut essaye de former contre lui une ligue féodale. Il s’allie aux comtes
de Flandre et de Soissons. On annonce les fiançailles de son fils aîné avec
la fille du premier de ces deux seigneurs, et celles de sa fille avec le
second. Ces deux mariages avaient, en pareille circonstance, une
signification très claire. Louis VII les déclara illégaux en droit féodal,
puisqu’ils avaient été conclus sans l’aveu du suzerain, et il chercha à les
faire annuler par l’Église sous prétexte de parenté. Bernard essaya encore de
justifier Thibaut. A l’entendre, les deux projets de mariage devaient
rassurer le Roi au lieu de l’alarmer : « Le Roi reproche au comte, comme un
crime, de vouloir marier ses enfants avec les barons du pays ! L’affection
mutuelle de ses vassaux lui est suspecte ! Il croit la Royauté menacée, quand
les barons s’aiment et s’unissent
entre eux ! » Un autre contemporain a exposé la situation avec plus de
franchise : « Le comte Thibaut, tout à fait exaspéré, détournait le plus qu’il
pouvait les barons de France de la fidélité due au Roi. » EMBARRAS DE SAINT BERNARD.L’embarras de Bernard se reflète curieusement dans sa correspondance. Il désire la paix pour l’Église et pour Thibaut, mais il sait qu’il ne l’obtiendra pas si le Roi reste sous l’interdit, et il s’efforce d’amener Innocent II à faire trêve de sévérités. Il plaide auprès de lui la cause du roi de France, fait valoir sa dignité, sa jeunesse. Repoussé de ce côté, il se retourne vers Louis VII et lui reproche sa conduite envers les églises. « Faites ce qu’il vous plaît, s’écrie-t-il, de votre royaume, de votre âme et de votre couronne ; nous, fils de l’Eglise, nous ne pouvons dissimuler les injures faites à notre mère, et je vous en avertis, nous nous lèverons et combattrons pour elle jusqu’à la mort, s’il le faut, non avec des boucliers et des épées, mais avec les seules armes qui nous conviennent, les prières et les larmes... Je vous le répète, si vous persistez dans cette attitude, vous n’attendrez pas longtemps la vengeance. » II laisse enfin, dans une lettre à un cardinal, échapper cette parole grave, d’où sortira un jour le divorce d’Aliénor : « De quel front le Roi cherche-t-il à imposer aux autres un respect si rigoureux des empêchements de consanguinité, lui qui, notoirement, a épousé une femme qui était sa cousine au troisième ou quatrième degré ? » PAIX DÉFINITIVE AVEC LA CHAMPAGNE.On ne sait quelle aurait été l’issue de cette guerre religieuse et féodale, poursuivie, de part et d’autre, avec tant d’âpreté, si la disparition de l’un des adversaires n’était venue changer la face des choses. Le 24 septembre 1143, Innocent II mourait, et moins d’un an après, grâce aux efforts combinés de Suger et de saint Bernard, ainsi qu’à l’esprit conciliant du nouveau pape, Célestin II, la paix était conclue. L’interdit qui pesait sur le Roi et sur sa terre fut levé par le Pape, et Thibaut semble avoir abandonné ses projets de mariage. Louis VII, de son côté, dut évacuer la Champagne, et reconnaître Pierre de La Châtre comme archevêque de Bourges. Il lui fallut même se résigner à l’excommunication de Raoul et de Pétronille, dont le mariage ne fut validé par l’Église qu’au bout de quatre ans. En somme, la Royauté avait remporté les succès militaires, mais c’était la Papauté qui triomphait. SAINT BERNARD ET ALIÉNOR.Ce résultat fut attribué à l’effet de la vertu divine qui
s’attachait aux actes de saint Bernard. Si nous en croyons les biographes de
Clairvaux, le
saint aurait, dans un jour d’inspiration, prophétisé que la paix serait
conclue dans cinq mois. Ils nous montrent Bernard, au cours des négociations,
rencontrant la reine Aliénor dans l’abbaye de Saint-Denis et lui reprochant
de les entraver. Elle s’obstinait à faire demander par le Roi, comme
condition sine qua non, la
levée de l’excommunication de sa sœur et de son beau-frère. « Renoncez à
cette entreprise, lui dit le saint, et donnez au Roi de meilleurs conseils. »
Et comme elle se plaignait du chagrin qu’elle éprouvait de ne pas avoir d’enfants
après sept ans de mariage : « Faites ce que je vous demande, ajouta Bernard,
cessez de vous opposer à nos efforts, et je prierai Dieu de vous accorder l’héritier
que vous désirez. » Louis VII, au moment de conclure la paix, rappela à saint
Bernard sa promesse. Bientôt la Reine mit au monde une fille : le ciel ne l’avait
exaucée qu’à demi. Il est certain que Bernard a pris une grande part à la
conclusion du traité de paix, et l’on peut croire que son éloquence entraîna
le jeune Roi, comme elle agissait sur les foules. Mais, pour d’autres raisons
que l’abbé de Clairvaux, Suger convainquit son maître de la nécessité d’en
finir. Tous les hommes d’Église avaient intérêt à faire cesser une lutte
cruellement embarrassante pour eux-mêmes, puisqu’elle mettait leur devoir de
sujets du roi en opposition avec leurs sentiments de chrétiens. Au fond,
Louis VII se soumit, parce qu’au xiie siècle une royauté en guerre
avec l’Église, frappée d’anathème, était dans l’impossibilité de gouverner. L’ANJOU UNI A LA NORMANDIE.Pendant que la paix de 1144 se négociait, un événement
politique de la plus haute importance s’était passé dans la France de l’Ouest.
Etienne de Blois et son fils, Eustache de Boulogne, occupés en Angleterre par
leur lutte contre la fille d’Henri Ier, ne pouvaient plus défendre la
Normandie. Geoffroi le Bel, comte d’Anjou, s’en empara et compléta sa
conquête par la prise du château de Rouen (23 avril). La puissance normande
unie à l’angevine, le duché au comté, sujet de réflexions sérieuses pour le
roi de France ! Pouvait-il laisser s’accomplir cette annexion ? Mais comment
s’y opposer, sans se mettre sur les bras une nouvelle guerre ? Avec son
tempérament de soldat et ses appétits de conquérant, Geoffroi n’était pas
homme à se dérober, comme Thibaut de Champagne, et il avait pour allié son
beau-frère, le comte de Flandre, Thierri d’Alsace, à qui les forces
militaires ne manquaient pas. Louis VII fut assez habile, ne pouvant empêcher
la conquête de la Normandie, pour en tirer profit. Il se porte tout à coup
avec son armée vers la frontière
normande et fait mine d’assiéger Driencourt, place forte qui n’était pas
encore tombée au pouvoir du comte d’Anjou. Celui-ci, pour ne pas être
inquiété dans sa prise de possession du duché, se résigne à un sacrifice. Il
cède au Roi le château de Gisors, une des clefs de la Normandie, toujours
disputée entre Normands et Français, ainsi que plusieurs autres châteaux du
Vexin. Louis VII se trouva ainsi, sans coup férir, investi d’un territoire
que ses prédécesseurs avaient vainement réclamé à Guillaume le Conquérant. L’ASSEMBLÉE DE BOURGES.En somme, ce débutant n’avait pas si mal réussi. Il n’avait battu en retraite que devant la puissance religieuse, ce qui, au Moyen âge, n’humiliait pas. On pouvait espérer beaucoup de la hardiesse et de l’activité de Louis VII, s’il les avait employées au seul service de la Royauté. Or, le jour de Noël 1145, alors qu’il réunissait sa cour, à Bourges, pour prendre la couronne solennellement, comme c’était l’usage aux grandes fêtes, il révéla à ses barons une résolution dont le secret avait été jusque-là bien gardé. Il était décidé à porter secours aux chrétiens de Syrie, fort en danger depuis qu’Édesse était tombée, juste un an auparavant, entre les mains des infidèles. C’était la première fois qu’un roi s’engageait à prendre la croix. II. LA SECONDE CROISADEL’AUTEUR DE LA SECONDE CROISADE.A qui faut-il attribuer l’initiative de cette nouvelle prise d’armes ? Responsabilité grave, puisque l’expédition tourna en désastre. Les uns l’ont rejetée sur le pape Eugène III, d’autres sur saint Bernard, d’autres enfin sur le roi de France. Il semble que l’idée première de l’entreprise appartienne à Louis VII. C’est lui qui en a parlé avant tout autre, et sa résolution a entraîné celle de Bernard et du Pape. Mais quel motif détermina le roi de France ? MOBILES DE LOUIS VII.L’opinion la plus générale veut qu’il soit parti en Terre Sainte sous le coup du remords de la catastrophe de Vitri. D’après certains contemporains, il accomplissait simplement un vœu de pèlerinage formé par son frère aîné, Philippe, mort avant d’avoir pu l’exécuter ; d’après d’autres, il voulait expier le parjure qu’il avait commis en reconnaissant Pierre de La Châtre, la violation d’un serment prêté sur les reliques. L’historien de la seconde croisade, Odon de Deuil, donne pour raisons le zèle religieux du Roi et son désir de sauver la Terre Sainte, menacée de nouveau par le Musulman. La situation et le tempérament de Louis VII suffisent à expliquer son départ. Jeune, ardent, avide de mouvement et de bruit, en même temps très dévot, plus puissant que ses prédécesseurs, maître de la plus grande partie de la France et d’un royaume où nul danger sérieux ne le menaçait, il rêvait une entreprise propre à satisfaire à la fois son désir de gloire et ses sentiments religieux. La première croisade avait été surtout une œuvre française. Il appartenait au roi de France d’en sauvegarder et d’en compléter les résultats. EUGÈNE III ET LA CROISADE.La proposition du roi de France, dans l’assemblée de Bourges, trouva les barons si peu enthousiastes qu’il dut leur assigner une nouvelle réunion pour les fêtes de Pâques de l’année suivante, à Vézelay. La Noblesse, décimée par la croisade précédente, reculait visiblement. L’idée ne plut pas davantage aux politiques qui pensaient, comme Suger, que l’absence du Roi n’était pas conciliable avec les intérêts de la Monarchie. Le biographe de l’abbé de Saint-Denis affirme que celui-ci se déclara, au début, contre le projet. Le Pape aussi commença par se tenir sur la réserve. Eugène III, circonspect et timide, avait assez de peine à se débattre avec les Romains, sujets toujours révoltés, et à défendre contre les Allemands les prérogatives de la puissance spirituelle. Quand il apprit la résolution de Louis VII, ne pouvant s’y opposer, il lança la bulle destinée à provoquer les prises de croix, régla les détails et les préparatifs de l’entreprise, mais n’y mit aucun enthousiasme. Il accueillit même assez froidement, un peu plus tard, la nouvelle que l’empereur d’Allemagne, Conrad III, s’était croisé et lui reprocha de s’être engagé, lui et son peuple, sans l’avoir consulté. SAINT BERNARD A VÉZELAY.Saint Bernard lui-même, tout d’abord, hésita. Il ne voulut
entreprendre la prédication de la croisade que sur un ordre exprès du Pape.
Mais, quand il eut adopté l’idée, il la fit sienne et s’y dévoua tout entier
avec cette énergie brûlante qui rendait sa volonté irrésistible. Fort douteux
lors de la réunion de Bourges, le succès de la croisade devint certain quand il l’eut
prêchée à Vézelay (1146). On vit se reproduire alors, aux pieds de la tribune
improvisée d’où il parlait à la foule, les scènes d’enthousiasme qui s’étaient
produites à Clermont. L’étoffe pour les croix faisant défaut, Bernard déchira
ses vêtements et en fit des croix pour ses auditeurs. L’oracle universel s’était
prononcé, et le saint put écrire au Pape : « J’ai ouvert la bouche, j’ai
parlé, et aussitôt les croisés se sont multipliés à l’infini. Les villages et
les bourgs sont déserts. Vous trouveriez difficilement un homme contre sept
femmes. On ne voit partout que des veuves dont les maris sont encore vivants.
» CONCEPTION DE BERNARD.Bernard voulut donner à la croisade des proportions colossales. Il prit l’initiative d’offrir l’empereur Conrad III comme compagnon de route au roi de France. L’Empereur commença par résister : il avait d’excellents motifs pour ne pas quitter ses États. Mais l’éloquence du saint et les innombrables miracles qu’il sema sur sa route eurent raison de tous les obstacles. La diète de Spire, où l’Empereur céda au courant populaire et prit la croix, fut le pendant de l’assemblée de Vézelay. La croisade allemande y fut décidée. Les vues du puissant agitateur allaient plus loin. Par ses lettres et ses circulaires enflammées, il associa tous les autres pays d’Occident, l’Angleterre entre autres, à la pensée commune. Il eut l’idée grandiose d’attaquer, à la fois, sur trois points différents, le monde infidèle ou païen que la première croisade avait entamé seulement en Syrie. Tandis que la grande armée se dirigerait sur la Terre Sainte, deux autres croisades particulières devaient agir, l’une le long de l’Elbe, contre les Slaves, l’autre en Portugal, contre les Musulmans d’Afrique, maîtres de Lisbonne. Toutes les forces de l’Europe latine mobilisées en même temps ; l’islamisme attaqué à l’Est par l’immense cavalerie qui s’ébranlait de France et d’Allemagne, à l’Ouest par une flotte d’Anglais et de Flamands ; le paganisme slave combattu par une armée de cent mille Allemands : tel fut le résultat de la propagande de saint Bernard et son miracle le plus authentique. Le roi de France a le premier pensé à la croisade, mais c’est l’abbé de Clairvaux qui l’a faite, parce que lui seul était capable de vaincre les résistances des féodaux et de pousser l’Europe entière sur l’Orient. D’ailleurs la seconde croisade répondait à une nécessité
évidente. La prise d’Édesse par l’émir de Mossoul, Zengui, compromettait
sérieusement l’œuvre des premiers croisés, qui avait coûté tant de sang aux
Latins. Antioche et Jérusalem étaient menacées. « Le monde tremble et s’agite
», s’écriait Bernard, « parce que le Roi du Ciel a perdu sa terre, la terre
où jadis ses pieds ont posé. Les ennemis de la croix se disposent à profaner
les lieux consacrés par le sang du Christ ; ils lèvent les mains vers la montagne de
Sion, et si le Seigneur ne veille, le jour est proche où ils se précipiteront
sur la cité du Dieu vivant. » CARACTÈRE DE LA SECONDE CROISADE.La croisade de saint Bernard ne diffère pas seulement de celle d’Urbain II par la conception raisonnée d’une attaque d’ensemble dirigée contre les diverses parties du monde musulman et païen : on y voit un effort vers l’ordre, la régularité, la prudence. Le Pape défendit aux croisés d’emmener des chiens et des faucons, leur imposa même une forme particulière d’armes et de vêtements. Il aurait encore mieux fait de leur interdire de se faire suivre de leurs femmes et de leurs chambrières : mais ceci était difficile ; Louis VII donna l’exemple fâcheux de partir avec Aliénor. Un autre progrès fut que les combattants réguliers de 1147 se présentèrent en masses moins nombreuses que les barons et les chevaliers de 1095. L’armée de Louis VII ne comptait guère plus de 70.000 hommes d’armes ; celle de Conrad III en avait à peu près autant. Il s’agissait, cette fois, d’armées presque nationales, marchant sous les ordres de leur roi. On ne vit plus de bandes désordonnées partir en avant et compromettre par leurs excès le sort des chevaliers qui devaient passer par la même route. « S’il en est parmi vous », écrit Bernard aux Allemands, « qui veulent devancer l’armée du Royaume, ne souffrez pas cette audace. S’ils se disent envoyés par nous, niez-le. S’ils vous montrent des lettres de nous, tenez-les pour fausses ou falsifiées. Il importe qu’on élise pour chefs des hommes versés dans l’art de la guerre. Il faut que l’armée du Seigneur parte tout entière en même temps, pour être sur tous les points en force et à l’abri de toute attaque violente. N’avez-vous pas souvent entendu parler de ce moine nommé Pierre, si célèbre dans la première croisade ? Il se lança dans de tels périls que sa troupe succomba, à un petit nombre près, anéantie par le fer ou la faim. Craignez qu’une faute semblable ne vous prépare le même sort. » LES PÈLERINS DE 1147.La croisade de 1147, mieux préparée, plus régulièrement organisée, eut, à certains égards, un caractère moins populaire que la précédente. Pourtant, et par malheur, l’opinion chrétienne ne permettait pas de l’envisager exclusivement comme une simple opération militaire. Elle continuait d’y voir un pèlerinage, un moyen d’expiation pour les pécheurs. On laissa s’adjoindre aux chevaliers la foule des pénitents qu’attirait la perspective des indulgences accordées et des domaines promis. Saint Bernard lui-même dut faire appel à la multitude des pèlerins irréguliers ou même sans armes, la croisade étant faite pour sauver des âmes autant que pour repousser les ennemis de la foi. « N’est-ce pas une invention exquise et digne du Seigneur », écrivait-il aux habitants de Spire, « d’admettre à son service des homicides, des ravisseurs, des adultères, des parjures et tant d’autres criminels à qui s’offre ainsi une occasion de salut ? » Il en résulta que la chevalerie de France et d’Allemagne traîna encore à sa suite un trop grand nombre de gens de pied, de femmes et d’enfants. Il fallait faire marcher, défendre et nourrir ces non-valeurs, nécessité qui pesa lourdement sur l’expédition. ITINÉRAIRE DES CROISÉS.Louis VII, à l’assemblée d’Étampes, avait arrêté l’itinéraire. Le roi normand de Sicile, Roger II, voulait épargner aux Français la périlleuse et longue traversée de l’Allemagne, de la Hongrie, de la Grèce et de l’Asie Mineure. Il proposait de les transporter directement, par mer, en Terre Sainte. Le roi dé France préféra la voie de terre, qu’avaient suivie Godefroi de Bouillon et la majorité des pèlerins de la grande croisade. Les choses avaient été réglées par Bernard de façon que Louis VII ne pût se séparer de Conrad III. L’armée de France et celle d’Allemagne devaient effectuer leur marche et leurs opérations à peu de distance l’une de l’autre. D’ailleurs le roi de Sicile était en hostilité perpétuelle avec l’empereur de Constantinople, Manuel Comnène, et les croisés persistaient dans l’idée que l’alliance byzantine, l’union des chrétiens d’Orient et d’Occident, était la base nécessaire d’une expédition contre les Turcs. FRANÇAIS ET ALLEMANDS.En juin 1147, Louis VII partit de Metz avec les comtes de
Dreux, de Soissons, de Nevers, de Toulouse et de Flandre. L’armée française
se concentra à Mayence et rejoignit celle de Conrad à Ratisbonne. Elles
arrivèrent ensemble dans l’empire grec. C’était la première fois que Français
et Allemands se trouvaient en contact pour une expédition commune. Bernard
pensait trouver dans leur coopération la garantie du succès final. Son espoir
fut singulièrement déçu. Non seulement les armées de Louis et de Conrad
marchèrent, en général, isolément : mais elles se donnèrent des marques d’antipathie
dont les Grecs eux-mêmes ont été frappés. Au dire de leur historien, Cinname,
« les Français méprisaient les Allemands, se moquaient de la pesanteur de
leur armure, de la lenteur de leurs mouvements, et leur disaient dans leur
langue : « Pousse, Allemand ! » Le chroniqueur français, Odon de Deuil, les
représente comme des pillards et des ivrognes dont les excès en terre grecque
compromirent, dès le début, l’expédition. Les deux armées se faisaient
concurrence pour les marchés, pour l’approvisionnement. « Les Allemands,
écrit Odon, ne voulaient pas souffrir que les nôtres achetassent quelque
chose avant qu’eux-mêmes eussent pris amplement tout ce qu’ils désiraient. Il s’ensuivit une
rixe, avec des clameurs épouvantables : car les uns n’entendant pas les
autres, chacun criait à tue-tête et parlait sans résultat. » LES LATINS DANS L’EMPIRE GREC.La mésintelligence entre Latins et Grecs aggrava la situation. L’empereur Manuel ne se résignait à laisser les Occidentaux traverser son territoire et s’y approvisionner qu’avec l’espérance de bénéficier de leurs conquêtes. Quand il s’aperçut qu’il y fallait renoncer, ses défiances tournèrent presque à l’hostilité. Il est probable que les historiens latins de la croisade ont exagéré la perfidie de Byzance, trop portés à rejeter sur Manuel la responsabilité des mesures prises par ses fonctionnaires ou par les autorités locales. La vérité est néanmoins que les Grecs ont traité les croisés plus souvent en ennemis qu’en auxiliaires. Les guides qu’ils leur procuraient ont trahi et égaré ceux qu’ils étaient chargés de conduire. Les Grecs ont tout fait pour affamer les Latins au lieu de les approvisionner. Mais il est juste aussi qu’on tienne compte des frayeurs assez légitimes que leur causaient leurs frères d’Occident. Un parent de Conrad s’étant arrêté dans un monastère, à Andrinople, y fut tué par quelques soldats grecs ; le duc de Souabe brûla le monastère et égorgea tous les moines. Les historiens latins prétendent naturellement que les soldats de Manuel avaient agi par ordre, ce que nient les historiens grecs. Un jour, un pèlerin flamand, ébloui à la vue des tables couvertes d’or et d’argent qui servaient aux changeurs grecs, « se mit à crier : Haro ! Haro ! Et enleva des tables tout ce qui lui convenait. Par son audace comme par l’appât du butin, il excita ses compatriotes à faire comme lui. Tandis qu’ils se répandaient de tous côtés, les autres, qui avaient de l’argent à sauver, se précipitaient aussi de toutes parts. Les cris et les transports de fureur allaient croissant, les tables furent renversées, l’or foulé aux pieds et volé. Redoutant la mort et dépouillés, les changeurs prirent la fuite ». Louis VII réclama au comte de Flandre le malfaiteur qui avait causé cette bagarre et le fit pendre sur-le-champ. CONDUITE DE LOUIS VII.Non seulement certains Allemands traitaient l’Empire en
pays conquis, mais l’empereur Manuel put savoir qu’un des chefs de l’armée
française, l’évêque de Langres Godefroi, avait ouvertement proposé de s’emparer
de Constantinople. Louis VII n’y consentit pas. Les armées chrétiennes
passèrent en Asie Mineure où le pire destin les attendait. Dans cette expédition
périlleuse, Louis VII ne s’est pas seulement conduit en homme vaillant,
exposant sa vie pour sauver les siens ; il a toujours agi en chef de peuple,
prodiguant son argent aux pèlerins affamés, essayant même, chose plus difficile, de maintenir
une discipline sévère parmi ses soldats. « Pour punir leurs excès, dit Odon
de Deuil, il leur faisait souvent couper les oreilles, les mains et les
pieds, mais ceci même ne suffisait pas à réprimer leurs transports furieux. » DÉSASTRE DES ALLEMANDS.Cependant Conrad, poussé par les Grecs, eut l’idée malheureuse de se séparer de Louis VII et de marcher sur Iconium. Mais ses guides l’abandonnèrent et son principal corps d’armée fut attaqué par les Turcs près de Dorylée (octobre 1147). « Les Turcs avaient des chevaux forts, agiles et rafraîchis par un long repos. Ils étaient légèrement armés : la plupart n’avaient qu’un arc et des flèches. Au moment de fondre sur l’armée allemande, ils criaient, ils hurlaient, ils aboyaient comme des chiens ; ils frappaient leurs tambours et faisaient résonner leurs autres instruments d’une manière horrible, afin de jeter, selon leur coutume, l’épouvante dans les rangs ennemis. Les soldats de l’Empereur, couverts de cuirasses, de cuissarts, de casques et de boucliers, avaient de la peine à supporter le poids de leurs armes, et leurs chevaux harassés étaient exténués de maigreur. Ils ne pouvaient poursuivre les Turcs qui lançaient leurs flèches sur eux presque à bout portant. » Après cette boucherie, où les Allemands perdirent le dixième de leur effectif, Conrad se décida à rejoindre Louis VII Le roi de France le reçut « en frère », mais l’Allemand, humilié de son désastre, rebroussa chemin et s’en retourna seul à Constantinople. Il se plaignit à l’empereur Manuel des railleries dont, à l’entendre, les Français ne cessaient de l’accabler. De là, il se fit transporter par mer à Saint-Jean-d’Acre. LAODICÉE ET ATTALIA.L’armée française évita de s’engager dans l’intérieur de l’Asie Mineure, comme l’avaient fait les soldats de la première croisade. Elle suivit la côte, enleva le passage du Méandre, et, de Laodicée, se dirigea droit par la montagne sur le port d’Attalia. Mais, dans ce trajet, des fautes graves furent commises. L’avant-garde, commandée par un noble poitevin, Geoffroi de Rançon, pour arriver plus vite au campement dans la plaine, laissa fort en arrière le gros de l’armée. Les Turcs surprirent dans un défilé, où la défense était impossible, une foule énorme de pèlerins. Ceux qui ne furent pas massacrés roulèrent dans les précipices avec chevaux et bagages. Louis VII, presque isolé sur un rocher, adossé à un arbre, résista à plusieurs ennemis qui le prenaient pour un simple soldat. Enfin il trouva un cheval et rejoignit son avant-garde, où on le croyait mort. Il ne ramena à Attalia que les débris de ses troupes : mais alors la faim fit son œuvre, et le séjour d’Attalia équivalut à une catastrophe. LOUIS VII A ANTIOCHE.Louis VII fut obligé d’abandonner une partie de son armée, que les Grecs massacrèrent sur le rivage, et s’embarqua à Attalia pour Antioche. S’il avait pu demeurer dans cette ville et la prendre comme base d’opérations, peut-être, avec les chevaliers qui lui restaient, aurait-il fait œuvre utile et frappé un grand coup en rentrant dans Edesse. Mais les désastres de l’Asie Mineure n’avaient pas encore fait comprendre aux chrétiens l’absolue nécessité de l’union. Les princes établis en Syrie, les souverains de Jérusalem, de Tripoli, d’Antioche, divisés selon leur habitude, ne songèrent à profiter de la présence des croisés que pour les employer à satisfaire leurs intérêts particuliers. Raimond d’Aquitaine, prince d’Antioche, l’oncle de la reine de France, Aliénor, voulut faire de Louis VII l’instrument de ses projets de conquête. Il tenta vainement de l’empêcher de se rendre à Jérusalem. Le dévot Capétien était impatient de voir la ville sainte ; il eut, d’ailleurs, pour quitter précipitamment Antioche, une autre raison. Partant pour la croisade, il n’avait pas voulu se séparer d’Aliénor. Or, à Antioche (mars 1148), un grand scandale éclata brusquement. Raimond d’Aquitaine avait avec sa nièce des entretiens si fréquents et si longs que Louis VII, naturellement jaloux, en prit ombrage. Ses soupçons se fortifièrent lorsque, voulant partir d’Antioche pour aller à Jérusalem, il rencontra à la fois l’opposition d’Aliénor et celle du prince. « Celui-ci voulait, avec la permission du Roi, disait-il, garder sa nièce auprès de lui. La Reine déclara ouvertement à son mari qu’elle refusait de le suivre, qu’ils ne pouvaient plus vivre ensemble légalement par la raison qu’ils étaient parents aux quatrième et cinquième degrés. Le Roi fut profondément troublé et, bien que très épris de la Reine, il aurait consenti à la séparation si ses conseillers et ses barons ne l’en avaient détourné. Un de ses palatins les plus intimes, Thierri Galeran, un eunuque que la Reine détestait et dont elle avait l’habitude de se moquer, persuada au Roi de ne pas la laisser plus longtemps à Antioche. Ses relations avec son oncle n’étaient peut-être pas complètement innocentes ; en tous cas, il ne fallait pas ajouter aux malheurs de la croisade le déshonneur de la couronne royale, si on le voyait revenir en France sans sa femme. Cet avis prévalut. Louis VII partit d’Antioche subitement, emmenant Aliénor de force, et tous deux arrivèrent à Jérusalem, dissimulant leurs sentiments, mais le cœur ulcéré. » SIÈGE DE DAMAS.A Jérusalem, le roi de France joignit les débris de son
armée à ceux de l’armée allemande, et, faute de mieux, combina avec Conrad
III et le roi de
Jérusalem, Baudouin III, une attaque sur Damas. La prise de cette place
importante ne pouvait compenser le désastre déjà accompli et irréparable,
mais elle aurait sauvé au moins l’honneur. Les malheureux croisés n’eurent
même pas cette consolation. Établis devant Damas, dans les jardins et les
vergers qui entouraient les murs, ils auraient pu, avec un peu de patience,
emporter la ville. Dans une série d’engagements, Conrad fit des prodiges de
valeur. On le représente coupant en deux avec son épée, depuis l’épaule jusqu’à
la hanche, un Sarrasin armé de toutes pièces. Malheureusement les croisés
cédèrent à l’idée funeste qu’on leur suggéra de tenter une attaque par un
autre côté, moins propice ; ils se trouvèrent dans une plaine sablonneuse et
brûlante, sans vivres et sans moyens de ravitaillement, au pied de remparts
très hauts. Des renforts avaient pu pénétrer dans la ville ; bref, les rois
se résolurent à lever le siège, et tout fut perdu. TRAHISON DES LATINS DE SYRIE.La trahison aussi fit peut-être son œuvre. On vit, s’il faut en croire les historiens arabes, quelque chose de plus honteux et de plus incompréhensible que tout ce qui s’était passé jusqu’alors : les musulmans assiégés négociant en secret avec les Latins de Syrie et achetant leur concours pour faire échouer le suprême effort de la croisade. « Les Français, dit la chronique syriaque d’Aboulfaradj, attaquèrent hardiment la ville (Damas) et s’établirent près des eaux, dans les jardins qui entourent les murailles, Moyn-Eddin, qui la commandait, envoya secrètement des messagers au roi de Jérusalem et obtint de lui, à force d’argent et de prières, qu’il se retirât. Il donna au Roi deux cent mille pièces de cuivre légèrement recouvertes d’or. Il en donna cinquante mille autres de la même espèce au comte de Tibériade, et les chrétiens ne s’aperçurent de la fraude que lorsqu’ils eurent levé le siège. » D’après un autre historien, l’émir de Damas aurait fait croire aux Latins de Syrie que, si les croisés de Louis VII et de Conrad prenaient Damas, ils s’empareraient aussi de Jérusalem. RETOUR DE LOUIS VII.Les deux rois regagnèrent piteusement cette dernière
ville. Conrad se hâta de rentrer dans ses États par la route de terre. Louis
VII, après tant de fautes, commit encore celle de séjourner indéfiniment dans
la ville sainte, croyant se dédommager de ses échecs par des œuvres pieuses
et des visites à tous les sanctuaires. Il fallut les lettres pressantes de
Suger pour lui rappeler qu’il avait un royaume à administrer et le déterminer
à prendre la mer. Après s’être arrêtés quelque temps en Sicile et à Rome,
Louis VII et Aliénor rentrèrent presque seuls en France. Il ne restait plus
rien de la brillante armée que deux rois avaient enrôlée. La croisade de
saint Bernard aboutissait à un
échec lamentable et retentissant. Une banqueroute de l’homme de Dieu ! ÉCHEC DE LA CROISADE.On ne comprit pas qu’une expédition prêchée par un saint, inaugurée par tant de miracles, pût finir en cet effondrement. L’abbé de Clairvaux lui-même accusa presque la Providence : « Il semble que le Seigneur, provoqué par nos péchés, ait oublié sa miséricorde et soit venu juger la terre avant le temps marqué. Il n’a pas épargné son peuple ; il n’a même pas épargné son nom, et les gentils s’écrient : Où est le Dieu des chrétiens ? Les enfants de l’Eglise ont péri dans le désert, frappés par le glaive ou consumés par la faim. L’esprit de division s’est répandu parmi les princes, et le Seigneur les a égarés dans des chemins impraticables. Nous annoncions la paix, et il n’y a pas de paix. Nous promettions le succès, et voici la désolation. Ah ! Certes, les jugements de Dieu sont équitables : mais celui-ci est un grand abîme, et je puis déclarer bienheureux quiconque n’en sera pas scandalisé. » Le scandale alla jusqu’à ébranler la popularité du saint. « Je reçois volontiers, dit-il, les coups de langue de la médisance et les traits empoisonnés du blasphème, afin qu’ils n’arrivent pas jusqu’à Dieu. Je consens à être déshonoré, pourvu qu’on ne touche pas à sa gloire ! » Certains chroniqueurs de France et surtout d’Allemagne mirent en doute les miracles qui avaient attesté la mission de Bernard. Bien grandes devaient être, pour s’exprimer ainsi, la surprise et la désolation du peuple chrétien. Cependant un petit groupe d’hommes intelligents, et parmi eux la plupart des historiens de la seconde croisade, se bornèrent à expliquer le désastre par les vices des croisés, la désunion des chefs, la perfidie des Grecs et la trahison des chrétiens de Syrie. Otton de Freisingen, évêque et frère de l’empereur Conrad, démontre même, avec une rigueur toute scolastique, que si la croisade avait été mauvaise par son issue, elle avait été bonne pour le salut des âmes. N’avait-elle pas procuré le martyre aux chevaliers et aux pèlerins morts pour la croix ? Le plus malheureux était peut-être Louis VII, sorti de Terre Sainte avec son espérance de gloire anéantie et son bonheur domestique perdu. « Quant à la Reine votre femme, lui écrivait Suger, nous vous conseillons, si vous le voulez bien, de dissimuler votre rancune jusqu’à ce que, revenu chez vous, grâce à Dieu, vous puissiez régler cette affaire avec toutes les autres. » Vaincu et humilié, le Roi eut du moins cette consolation de retrouver son royaume aussi tranquille qu’il l’avait laissé. Suger l’avait administré, comme il gouvernait son abbaye, dans la perfection. Le moment est venu de mettre en lumière la grande figure de l’abbé de Saint-Denis, conseiller de deux rois capétiens et roi de fait pendant deux ans (1147-1149). III. SUGER ET LA RÉGENCESUGERCe moine était un homme de très petite taille, mince, malingre, d’une santé débile. Parti de très bas, il avait pu arriver très haut par l’esprit de conduite, l’intelligence des affaires, le sens pratique et le travail. Il avait une mémoire extraordinaire et parlait bien : ses contemporains le comparaient à Cicéron ; et ce fut en effet comme avocat et chargé d’affaires de l’abbaye de Saint-Denis qu’il se fit sa place, de bonne heure, dans le palais capétien. Sous Louis VII comme sous Louis VI, son principal office fut la direction des affaires ecclésiastiques ; mais, à une époque où l’Église se mêlait de tout et pouvait tout, rien n’échappait à sa compétence, à son incroyable activité. D’ailleurs, la connaissance des questions et des hommes, la modération du caractère, l’amour de la conciliation et de la paix, un désintéressement absolu, tout contribuait à le désigner comme le ministre nécessaire, fait pour gouverner à côté du Roi et pour le remplacer au besoin. Il s’en faut pourtant, nous l’avons vu, que Suger ait toujours réussi à imposer aux souverains qu’il conseillait ses idées et ses préférences politiques. De 1140 à 1147, l’influence qui prévalut auprès de Louis VII ne fut pas la sienne, et même les actes les plus importants du jeune Roi, y compris la croisade, n’ont pas eu son assentiment. Il se fit l’agent et le soutien de la Royauté, mais il ne la domina jamais. D’autre part, s’il fut le chef des Palatins et l’homme du Roi, il demeura aussi l’homme de l’Église, dont il était, comme abbé de Saint-Denis, un des plus riches et des plus puissants seigneurs. De là, dans ses jugements et ses amitiés, une sorte d’indépendance qui étonnerait, si l’on ne savait que l’Église, puissance universelle, était supérieure aux haines des partis politiques et aux querelles des rois. POLITIQUE DE SUGER.Homme de juste milieu, soucieux d’éviter les complications
et les conflits, Suger recherchait, dans la politique, le moyen de rester en
bons termes avec tout le monde, et le curieux est qu’il y parvint. Il eut des
amitiés un peu singulières. Lui, l’ecclésiastique modèle, fut lié avec l’archidiacre
Etienne de Garlande, ambitieux de mauvaises mœurs, qui n’avait du clerc que la tonsure. Il
demeura l’allié du haut feudataire qui fit le plus de mal à ses deux rois et
à la Royauté, le comte Thibaut de Champagne. Il se montre, dans son histoire,
très favorable à la royauté anglo-normande, ennemie héréditaire des
Capétiens. Il a fait un éloge pompeux du prince que Louis VI combattit toute
sa vie, Henri Beauclerc, et n’a jamais cessé d’entretenir avec lui des
relations affectueuses. Entre les Français et les Anglais, l’abbé de
Saint-Denis semble avoir pris l’attitude d’une puissance neutre, amie des uns
et des autres, attristée de les voir en lutte et toujours prête à les
concilier. En revanche, il a parlé avec mépris et colère des Allemands et de
leur empereur Henri V. SES PRINCIPES ADMINISTRATIFS.Son goût de la tranquillité et son esprit de modération expliquent le peu que l’on sait de ses principes et de ses habitudes d’administrateur. On entrevoit qu’il était très ferme dans l’exercice des droits monarchiques, mais conservateur d’instinct et répugnant aux mesures violentes. Il n’aimait pas à sévir contre les fonctionnaires, et ne les révoquait que lorsqu’il était impossible de les laisser en place. « Il n’y a rien de plus dangereux, disait-il, que de changer inconsidérément le personnel administratif. Les officiers qu’on révoque emportent, en s’en allant, tout ce qu’ils peuvent, et ceux qui les remplacent, craignant d’être traités comme leurs devanciers, se dépêchent de voler pour faire fortune. » SUGER, ABBÉ DE SAINT-DENIS.Le soin des affaires publiques ne lui fit jamais oublier son abbaye. Il en tripla et quadrupla les revenus par une administration originale. Au lieu de pressurer ses sujets, il allégeait leurs charges, les délivrait des exactions des prévôts, des avoués, des châtelains, nettoyait la terre de Saint-Denis des parasites féodaux qui la dévoraient. Des rachats opportuns, des traités adroitement rédigés, des échanges avantageux, parfois aussi l’armée royale employée à propos contre les brigands les plus incorrigibles, lui avaient permis de récupérer toutes les propriétés, tous les revenus, tous les droits lucratifs volés à l’abbaye. Il put repeupler et rendre à la culture une foule de localités changées en déserts. SUGER ET LA CLASSE POPULAIRE.Dès 1125, il donnait un des plus anciens exemples de l’émancipation
collective d’une localité tout entière, en affranchissant de la mainmorte les habitants de la
ville de Saint-Denis et certaines familles du bourg de Saint Marcel. Il fut
un des premiers, et peut-être le premier seigneur de l’Ile-de-France qui ait
créé une ville neuve, appelant manants et nomades à la peupler par l’appât d’exemptions
d’impôt et de privilèges considérables. Sa ville neuve de Vaucresson (1146)
servit de modèle à celles que Louis VII devait multiplier sur tant de points
du domaine royal : créations doublement précieuses puisqu’elles offraient un
asile sûr aux populations déshéritées et enrichissaient à la longue la
seigneurie. GOUTS ARTISTIQUES DE SUGER.Il a voulu laisser de magnifiques témoignages de son activité et de sa dévotion, augmenter le trésor religieux de Saint-Denis et rendre l’église digne de ses reliques. Convaincu que rien n’était trop beau pour orner la demeure du saint, protecteur spécial de la dynastie et du royaume, il achète, partout où il en peut trouver, des perles, des diamants, des pierres précieuses, fait venir de Lorraine les orfèvres les plus habiles, accumule les calices, les reliquaires, les croix, les étoffes somptueuses, revêt les autels d’or et de pierreries, réédifie enfin l’église elle-même sur un plan plus vaste et d’après les procédés de l’architecture nouvelle. On a vu comment l’église de Saint-Denis fut solennellement consacrée en 1144 ; un vrai triomphe pour Suger, et peut-être le plus grand bonheur de sa vie. Pour l’honneur de Dieu, il avait le goût du luxe et des belles choses, et mit le zèle du connaisseur à se procurer des objets d’art. Avec un orgueil naïvement exprimé, il énumère une à une toutes ses richesses et compare son trésor à celui de Sainte-Sophie de Constantinople. Il donne le texte de toutes les inscriptions qu’il a fait graver, et son nom y revient souvent. On dirait qu’il a placé là toute sa gloire et qu’à ses yeux le reste ne compte pas. SUGER ÉCRIVAIN.Mais ses contemporains l’admiraient à d’autres titres. « Il
était profondément instruit dans les études libérales, dissertait avec une
rare subtilité sur les sujets de rhétorique, de dialectique et dé théologie,
plein de la lecture des livres saints et en même temps des poètes de l’antiquité,
au point de réciter de mémoire jusqu’à vingt ou trente vers d’Horace. » Ce
lettré aimait à puiser aux sources profanes. L’Histoire de Louis le Gros abonde en citations ou en
réminiscences d’Horace, de Juvénal, d’Ovide, surtout de Lucain, que Suger
savait par cœur, et dont il imitait tous les défauts : l’emphase, l’affectation,
la concision poussée jusqu’à l’obscurité. Un style, en somme, point banal,
très oratoire et mouvementé, mais pénible, rocailleux et incorrect. Suger n’est
pas un écrivain,
et il n’est historien qu’à moitié, car sa vie de Louis VI est plutôt une
chrestomathie des actes de son héros, un livre d’édification pour les dévots
de la Royauté et de l’Église. Pas de chronologie, de graves lacunes, et
voulues, sur des faits qu’il nous importerait beaucoup de connaître. Mais on
peut le croire en tout ce qu’il affirme : car il a été témoin oculaire et
acteur de la plupart des événements qu’il raconte. Le xiie siècle a produit des historiens
plus précis, plus instructifs, mais non pas plus autorisés ni plus
intéressants. SUGER ET LA RÉFORME ECCLÉSIASTIQUE.Pour comprendre l’originalité de cette figure de moine, il faut la replacer dans son temps. La Réforme ecclésiastique était alors à l’apogée ; le monachisme se transformait par l’observance ascétique ; les apôtres de l’austérité et de la mortification essayaient de dégager l’Église de ses liens temporels pour l’élever à une hauteur de spiritualité inconnue avant eux. Et l’on voit ce religieux de Saint-Denis vivre dans le palais des rois, au milieu du tourbillon des affaires, diriger le monde au lieu de le fuir, et, quand il sort du palais, s’absorber dans les intérêts matériels de sa seigneurie ! Cet abbé n’a laissé que des études d’administration et d’histoire ; pas un sermon, pas un traité de morale, pas un écrit théologique ! Amateur éclairé des choses d’art, collectionneur d’objets précieux, il apprécie la beauté des formes et orne son église de tout ce qui éblouit et charme l’imagination par les sens. Au milieu des saint Bernard, des Bruno, des Robert d’Arbrissel, des Etienne de Muret, ces grands moines qui ont la haine de la matière et traitent l’homme en pur esprit, Suger est une exception. Il se place aussi loin que possible des écoles monastiques de Clairvaux et de la Chartreuse, où le religieux, voué à la vie sauvage, maudit la civilisation et dénude jusqu’aux églises. Au cœur de la période réformiste, il a représenté la modération dans le sentiment religieux, la conciliation de l’esprit et du corps, le goût de ce qui est naturel et humain. COMMENT VIVAIT SUGER.Au reste il a toujours vécu avec simplicité et comme un
sage. En 1128, cédant en cela, comme tout le monde, à l’esprit de réforme, il
soumet son abbaye à une règle plus sévère et diminue le train des abbés de
Saint-Denis. Il est très sobre, « usant d’une nourriture qui n’était ni
grossière ni recherchée, prenant de la viande quand il y était forcé par ses
infirmités, buvant de l’eau rougie ou de l’eau claire, couchant dans une
cellule assez étroite, sur un lit de paille recouvert d’une couverture de
laine ». Il remplit sans exagération ses devoirs religieux, mais de façon à
édifier ceux qui l’entourent. Saint Bernard, dont il était, à bien des
égards, l’antithèse vivante, lui a rendu justice. « S’il y a, dans notre
église de France, écrit-il au pape Eugène III, un vase d’honneur, et dans la cour du prince un
serviteur fidèle comme David, c’est, à mon jugement, le vénérable abbé de
Saint-Denis. Je le connais à fond, et je sais qu’il est fidèle et prudent
dans les choses temporelles, fervent et humble dans les spirituelles. Mêlé
aux unes et aux autres, il demeure, ce qui est on ne peut plus méritoire, à l’abri
de toute accusation. » Tel était l’homme à qui Louis VII, partant pour un
voyage dont on ne pouvait prévoir la durée, avait laissé le gouvernement de
son État. LA RÉGENCE.La tâche était difficile. Il n’y avait pas si longtemps que des soulèvements féodaux avaient troublé le royaume. Avec un baronnage toujours remuant, savait-on ce qui adviendrait de la France, délaissée par un roi qui n’avait pas d’héritier mâle ? Suger n’était pas seul investi de la dignité de régent. On lui avait adjoint le plus haut dignitaire de l’Église française, l’archevêque de Reims, Samson Mauvoisin, et un haut baron, parent de Louis VII, le sénéchal de France, Raoul Ier, comte de Vermandois. Puis, à titre officieux, saint Bernard et le pape Eugène veillaient, l’un de Clairvaux, l’autre de Rome, aux intérêts généraux du royaume. Mais de ces auxiliaires, les uns étaient trop loin et trop haut, les autres, plus occupés de leurs avantages privés que de la chose publique. Le chef effectif du gouvernement intérimaire fut l’abbé de Saint-Denis. LA QUESTION FINANCIÈRE.La principale difficulté était de trouver les ressources nécessaires pour faire face aux dépenses du Roi en Orient. En 1146, Louis VII avait prélevé sur ses sujets, surtout sur les évêques et les abbés de sa dépendance, une imposition extraordinaire qui mécontenta le Clergé et les habitants des terres d’Église. Les prélats criaient misère, refusaient de payer, ou du moins demandaient répit sur répit. Les prévôts du Roi furent obligés de prendre des mesures de rigueur contre les récalcitrants. Un chroniqueur assure que Louis VII partit « au milieu des imprécations populaires » ; un autre que l’expédition ne pouvait réussir puisqu’elle avait pour point de départ « l’oppression des pauvres et la spoliation des églises ». Suger mit près de trois ans à recueillir les sommes
exigées ou promises. Toutes les lettres que Louis VII lui adressait de la
Bulgarie, de Constantinople ou de l’Asie Mineure se terminent par des
demandes d’argent. Le Roi est contraint d’emprunter aux barons qui l’accompagnent,
surtout aux Templiers, banquiers de la Féodalité et des rois. Comme le Temple
n’ouvrait pas de crédits illimités, Louis VII insiste auprès de son ministre
pour qu’on le rembourse. Suger trouve le moyen de suffire aux dépenses de
France comme à celles d’Orient, usant, à la vérité, du trésor de Saint-Denis
et de sa fortune particulière. Cependant il maintient en état les châteaux royaux, les
tours et les murs des villes du domaine. Il paye la solde des chevaliers qui
forment le cadre de la garde royale. Pour ne pas rompre avec les habitudes de
somptuosité prises par le jeune souverain, « il fit largesse, dit son
biographe, aux personnes que le Roi avait coutume de gratifier de vêtements
et d’argent ». En 1149, la situation financière, qui aurait pu être désastreuse avec un autre administrateur, était presque bonne. Suger put écrire à Louis, qui ne se décidait pas à quitter Jérusalem : « Nous avons remis aux Templiers, suivant votre ordre, l’argent que nous nous disposions à vous envoyer. De même, nous avons payé au comte Raoul les trois mille livres qu’il vous avait prêtées. Vos revenus judiciaires, vos tailles, vos reliefs féodaux, les produits en nature de votre domaine vous sont réservés pour votre retour. Par nos soins, vos maisons et vos palais sont en bon état : ceux qui tombaient en ruines ont été réparés. » Et il ajoute : « Votre terre et vos hommes, grâce à Dieu, jouissent d’une bonne paix. » II avait en effet réussi à maintenir l’ordre, mais ce ne fut pas sans difficulté. OPPOSITION FAITE AU RÉGENT.L’opposition qu’il eut à vaincre fut surtout celle du Clergé. Les prélats, et en particulier les archevêques, ne pardonnaient pas à Suger la haute situation qu’il avait conquise et trouvaient dur de recevoir les ordres d’un simple abbé. Il lui fallut aussi résister aux exigences de certains amis ou courtisans de Louis VII. Un des plus remuants, l’ex chancelier Cadurc, ce clerc intrigant qui avait mis la France en feu en posant sa candidature au siège de Bourges contre Pierre de La Châtre, était au nombre des créanciers de Louis VII. Il se fit envoyer dans le duché d’Aquitaine, sous prétexte d’y récupérer le montant de la dette, et rançonna le pays sans vergogne. Geoffroi de Rançon, le chevalier poitevin dont la témérité avait causé le désastre de Laodicée, revenait de la croisade et prétendait que Louis VII, à qui il avait aussi prêté de l’argent, lui avait donné pleins pouvoirs sur le duché. L’Aquitaine, tiraillée entre des influences contraires, obéissait à peine aux prévôts que Suger lui envoyait. Il se passa quelque chose de plus grave. Raoul de Vermandois, l’un des corégents, donna exemple d’une guerre privée avec le comte de Clermont, intrigua avec Cadurc, et chercha à faire reconnaître son autorité dans les places fortes du Roi. Bourges devint le foyer de cette résistance. Il fallut que Suger mît Raoul en demeure de lui faire livrer la tour que Cadurc et les prévôts de la cité voulaient garder au nom du sénéchal. MOUVEMENT EN FAVEUR DU FRÈRE DU ROI.Au printemps de 1149, on apprit le retour en France du
frère de Louis VII, Robert, comte de Dreux. Il s’était brouillé avec le Roi
en Syrie et l’avait quitté brusquement. Quand il eut mis le pied sur la terre
française, il se fit, en sa faveur, dans les rangs de la Noblesse et même du
Clergé, un mouvement qui tendait à le substituer au roi légitime. Cadurc,
Raoul de Vermandois, Rotrou, comte du Perche, tous ceux qui jalousaient Suger
ou que son administration mécontentait, se joignirent aux partisans de Robert
pour le décider à se transformer en prétendant. Dans la situation critique où
se trouvait Louis VII, discrédité par l’insuccès de la croisade et obstiné à
rester en Orient, l’affaire pouvait être dangereuse. C’est alors que Suger,
sérieusement inquiet, conjure le Roi de hâter son retour : « Les
perturbateurs du royaume sont revenus, lui écrit-il, et vous, qui devriez
être ici pour le défendre, vous restez comme prisonnier, en exil ; vous avez
livré la brebis au loup et l’État à ses ravisseurs. » En même temps, il
convoque une assemblée générale des prélats et des barons et fait menacer d’excommunication
par le Pape ceux qui ont pris part au complot. Le frère du Roi se résigne à
faire amende honorable. Enfin Louis VII arrive. Il avait recommandé à son
ministre de venir le premier à sa rencontre, lui parler en secret. Dès lors
tout est sauvé. « Dès ce moment, ajoute le moine Guillaume, le prince et le
peuple décernèrent à Suger le surnom de père de la patrie. » RÉSULTAT DE LA RÉGENCE.L’abbé de Saint-Denis n’avait pas eu besoin de verser une goutte de sang. Le pouvoir et le domaine du prince n’avaient subi aucune atteinte grave. Un fait aussi extraordinaire prouve que la féodalité de ce temps avait voulu, dans une certaine mesure, observer la loi religieuse qui ordonnait de respecter le bien des croisés. Il montre ensuite à quel point l’édifice monarchique était déjà solide et la dynastie capétienne enracinée, et enfin qu’en l’absence du Roi, la régence avait été bien exercée par Suger. MORT DE SUGER.Cependant le lamentable échec de la croisade laissait une
tache sur la royauté de France, et Suger n’en avait pas pris son parti. L’homme
du Roi avait désapprouvé le départ de son maître : l’homme d’Église ne
renonçait pas à l’espoir de délivrer la Terre Sainte. Il avait conçu un plan
politique nouveau : allier la France au roi de Sicile, Roger II, réconcilier
ce dernier avec l’empereur Conrad, rompre avec l’empire grec et se servir de
la flotte sicilienne pour aller directement délivrer Antioche et reconquérir
la Syrie. Une assemblée générale des clercs et des seigneurs laïques fut
réunie à Chartres, le 7 mai 1150. Mais ni les barons ni surtout les évêques
ne se souciaient de recommencer l’expérience. Le pape Eugène III s’inquiétait de la
puissance que le projet de croisade attribuait aux Normands d’Italie. L’Empereur
refusa de sacrifier au roi de Sicile l’alliance de Manuel Comnène. Saint
Bernard soutint l’abbé de Saint-Denis, mais il avait si mal réussi avec sa
propre croisade qu’il ne put vaincre l’indifférence et la tiédeur. Suger, réduit à ne compter que sur lui-même, annonça l’intention de faire la croisade à ses frais sous sa direction personnelle, enrôla quelques milliers d’hommes, envoya des fonds à Jérusalem et se préparait à quitter la France quand Dieu appela ce vieillard de soixante-dix ans au pèlerinage suprême, celui dont on ne revient pas (13 janvier 1151). « C’est un fait constant que du moment où l’abbé de Saint-Denis fut admis dans les conseils du prince jusqu’à l’instant où il cessa de vivre, le royaume jouit d’une prospérité continue, étendit amplement et utilement ses limites, triompha de ses ennemis et parvint à un haut degré de splendeur. Mais à peine cet homme fut-il enlevé du milieu des vivants que la France en pâtit grièvement. Ainsi la voit-on aujourd’hui, par le manque d’un tel conseiller, dépouillée du duché d’Aquitaine, l’une de ses plus importantes provinces. » L’histoire peut prendre à son compte ce jugement prononcé par le biographe de Suger. |