LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE QUATRIÈME

 

LA POLITIQUE ROYALE ET LES VILLES LIBRES

 

 

Côté général de la question. — Les attributions diverses et contradictoires des Capétiens. — Les communes et les tentatives- communalistes dans le domaine royal proprement dit. — Le mouvement communal favorisé dans les terres d'Église et pourquoi. — Rapports du roi avec les communes des grandes souverainetés laïques. — Tendance du gouvernement royal à immédiatiser les communes. — Saint Louis violateur du droit féodal dans l'araire de Beauvais. — Incohérence de la politique royale. — Les rois destructeurs des communes et protecteurs du clergé.

 

Si l'on considère d'abord la royauté du XIIe et du XIIIe siècle, Mans l'ensemble de son développement, abstraction faite des particularités propres à chaque règne et à chacune des personnalités qui ont successivement occupé le pouvoir, on reconnaîtra que la politique suivie par le gouvernement monarchique, dans ses rapports avec les communes, a été mobile, illogique et incohérente au plus haut degré. Il est difficile d'en trouver la définition.

Les rois se sont montrés tantôt favorables, tantôt hostiles au mouvement communal ; quand ils protégeaient les villes libres sur un point, ils les combattaient au même moment sur un autre. Après avoir encouragé les tentatives d'émancipation et donné leur adhésion aux institutions nouvelles, ils faisaient soudain volte-face, condamnant et détruisant ce qu'ils avaient eux-mêmes édifié. Ces faits contradictoires, ces brusques revirements, ce désordre d'idées et de conduite ont dû singulièrement étonner les contemporains. Les gens du moyen âge n'ont peut-être jamais su dans quel sens était orientée la politique royale ; à plus forte raison pouvons-nous malaisément la comprendre et arrêter notre opinion. La plupart des mobiles individuels, des raisons temporaires et toutes d'actualité, qui ont souvent déterminé les actes des princes, échapperont toujours à l'historien. Il lui est permis cependant, si mal informé qu'il soit, d'expliquer l'incohérence de cette politique par la diversité et la multiplicité des rôles que jouait la royauté dans la partie de la France soumise à sa domination. Le roi capétien est un personnage complexe qui se manifeste à nous sous des aspects très différents.

D'abord il est seigneur direct et propriétaire d'un territoire, dont les revenus le font vivre, qu'il exploite dans les mêmes conditions que les autres seigneurs féodaux. De plus, comme tous les hauts barons, il possède la suzeraineté. Il est le supérieur féodal d'un certain nombre de petites seigneuries qui constituent son vasselage immédiat ; et il est aussi — en quoi sa prérogative l'emporte sur celle d'un haut seigneur — le chef hiérarchique des barons du rang le plus élevé, de tous les prélats, de tous les ducs et de tous les comtes souverains. En troisième lieu, il exerce sur un grand nombre d'évêchés et d'abbayes les droits inhérents au fondateur et au patron. Par là encore, sa prérogative diffère de celle des simples barons. Certains ducs ou comtes jouissent des avantages lucratifs attachés au patronage ecclésiastique, mais exclusivement dans le ressort de leur État. Le roi exerce ces mêmes droits dans beaucoup d'autres territoires que le sien propre. Non seulement il tient en sa main les églises de la France capétienne proprement dite ; mais virtuellement — c'est là un héritage de l'ancien pouvoir carolingien — il possède missi l'autorité sur toutes les autres églises comprises dans les limites du royaume.

Propriétaire féodal, suzerain immédiat d'une partie de la petite féodalité, suzerain général de toute la grande, patron des églises, le monarque capétien est tout cela à la fois ; il est encore quelque chose de plus. Il tient des dynasties précédentes la souveraineté. Il est roi, titre vague, élastique, qui ne donne rien ou qui permet tout, suivant que celui qui en est investi est, par lui-même, fort ou faible. Ce titre, qui porte avec lui les souvenirs de la monarchie de Charlemagne et ceux de l'empire romain confère théoriquement au Capétien une sorte de pouvoir absolu sur toute la population, noble et roturière, comprise dans les limites de la région française. Mais ià comme partout, le devoir est corrélatif au droit. La sauvegarde royale duit s'exercer principalement sur les faibles et les opprimés, sur le paysan et sur le moine, sur ceux qui travaillent comme sur ceux qui prient pour la société. Défenseur des petits et des humbles, le roi est donc le représentant naturel des intérêts et des aspirations populaires.

Par ces différents côtés, tous les monarques capétiens se ressemblent ; qu'il s'agisse de Philippe fer ou de saint Louis, la différence des personnalités importe peu ; ce sont les mêmes pouvoirs, les mêmes prérogatives, la même multiplicité de rôles et d'attributions. Ces situations et ces rôles ne sont pas seulement différents, ils sont divergents et même contradictoires. Quoi de plus opposé en effet que les droits et les intérêts du roi, propriétaire féodal, occupé par conséquent, comme tous ses pareils, à exploiter rigoureusement son domaine pour lui faire produire le plus possible, et ceux du roi souverain, chargé de défendre en tous lieux la société populaire contre les abus de l'exploitation seigneuriale ? Le même personnage bénéficie, ainsi que les autres barons, dès revenus ecclésiastiques, en cas de vacance dans les abbayes et les évêchés, et, par suite, il est intéressé à maintenir l'Église étroitement assujettie et comme captive du pouvoir séculier ; mais, d'autre part, n'est-il pas tenu de lui assurer, par tous les moyens possibles, la vie régulière, l'indépendance et la dignité ? Ces contradictions, et d'autres qu'on pourrait signaler, constituent comme la trame bizarre et tourmentée de la vie politique des Capétiens. Par elles s'expliquent précisément, entre autres étrangetés, les innombrables variations de leur conduite à l'égard du mouvement communal. La royauté, en effet, a été hostile ou favorable à l'extension des libertés bourgeoises, suivant qu'elle jouait un rôle ou un autre, qu'elle exerçait telle ou telle de ses attributions.

Dans leur domaine particulier, l'attitude des rois, en présence de la révolution communale, a été la même que celle des autres propriétaires féodaux, placés dans des conditions identiques. La commune n'étant qu'une seigneurie nouvelle, établie aux dépens du seigneur primitif, l'intérêt de celui-ci lui commandait, non seulement de ne point favoriser une institution qui diminuait ses droits, mais de s'y opposer de tout son pouvoir. Les rois ont donc proscrit, et sans le moindre ménagement, le non veau régime urbain. On les a vus réprimer par la force les tentatives communalistes des bourgeois d'Orléans et de Poitiers, casser la commune qui s'était formée à Étampes, empêcher les bourgeois de Tours de se soustraire au joug des chanoines de Saint-Martin. En fait, la commune n'a pu s'établir dans la plupart des grandes résidences royales, notamment à Paris, à Bourges et à Melun. Serait-il téméraire de supposer, bien que l'histoire soit muette sur ce point, que les bourgeois de ces villes aient parfois conçu, comme leurs voisins, l'idée et l'espoir de se donner des institutions libres ? Il est certain du moins qu'ils n'y sont pas parvenus.

Parmi les localités domaniales, de quelque importance, où le roi séjournait d'habitude et qui relevaient presque exclusivement de son autorité, on ne voit guère que Senlis, Dreux et les villes du Vexin qui aient pu librement arriver à une demi-indépendance. Il est assez difficile de retrouver les raisons qui amenèrent Louis VII à permettre aux bourgeois de Senlis de s'organiser en commune. Peut-être céda-t-il simplement aux instances de son favori Gui de Senlis[1]. On ignore complètement dans quelles circonstances se forma la commune de Dreux, qui date du règne de Louis VI. Quant aux villes du Vexin, elles achevèrent de se donner les institutions communales sous Philippe Auguste ; mais elles appartenaient à un pays frontière, exposé sans cesse aux attaques de la Normandie. Si la royauté les émancipa, ou consentit à leur émancipation, c'est que, sc plaçant au point de vue de la défense du royaume, elle satisfaisait par là un de ses plus urgents intérêts.

En principe, on doit dire que le Capétien a été défavorable à l'établissement des communes sur son propre domaine, au moins dans la capitale et dans les grands centres Il a réussi — ce que n'ont pu faire certains de ses grands vassaux, par exemple les comtes de Flandre — à les préserver de la contagion. Devenu conquérant, au commencement du XIIIe siècle, lorsque des provinces entières, telles que la Normandie et le Poitou, sont entrées dans son patrimoine, il a maintenu les communes qui s'y trouvaient déjà établies ; quelquefois racine il a autorisé de nouvelles créations, mais uniquement par nécessité politique, pour se concilier les habitants des pays annexés et faciliter l'œuvre d'assimilation.

 

Comme suzerain, considéré dans ses rapports avec les communes qui s'établissaient chez ses vassaux, le roi a suivi une politique tout opposée. Mais ici une distinction est nécessaire ; la suzeraineté royale s'exerçant à la fois sur les terres d'Église et sur les seigneuries laïques, ces deux situations doivent être successivement examinées.

Le gouvernement capétien a favorisé plusieurs fois l'expansion du mouvement communal clans les terres des évêchés et des grandes abbayes soumises à son patronage. En effet, les villes qui étaient le siège d'un État épiscopal ou abbatial appartenaient presque tout entières aux gens d'Église. Le roi ne pouvait y exercer directement qu'une autorité restreinte, sans cesse contrariée par celle des clercs. Il était de son intérêt de limiter, par tous les moyens, le pouvoir concurrent de l'évêque ou de l'abbé ; et il y parvint surtout en appuyant les revendications de la bourgeoisie. Ici il se trouvait exactement dans la même situation que les hauts barons dont il a été question plus haut, et qui n'ont cessé de faire à l'Église une guerre sans merci, pour étendre à ses dépens leurs propriétés et leurs droits. Comme eux, le roi s'est cru obligé de faire reculer la puissance ecclésiastique sur tous les points où son autorité n'était pas prépondérante. C'est pourquoi il a fondé, ou essayé de fonder, confirmé ou défendu les institutions communales dans les villes de Laon, Noyon, Beauvais, Compiègne, Reims Soissons, Amiens, Tournai, Corbie, Saint-Riquier, Sens, Auxerre. Nous ne parlons même pas des villages comme Cliches, près Paris, ou des confédérations rurales comme celles du Laonnais et du Soissonnais, toutes formées au détriment des seigneurs ecclésiastiques. Il était impossible aux contemporains de se méprendre sur le caractère de certaines de ces fondations. A Sens, à Reims, à Auxerre, à Compiègne, dans le Laonnais, la royauté intervint ouvertement et notoirement pour soutenir le bourgeois ou le paysan contre le clergé local. Aucune atteinte plus grave, plus profonde, ne pouvait être portée à l'Église, à ses privilèges et à ses droits.

On pourrait s'étonner de la facilité avec laquelle le gouvernement capétien atteignit son but, quand on songe au peu de ressources dont, il disposait, encore, pendant la période la plus ancienne de l'histoire communale. Mais il ne faut pas oublier que la royauté se trouvait temporairement maîtresse des territoires d'Église et d'une grande partie des revenus et des droits épiscopaux, dans les interrègnes, pendant la vacance des sièges. Jamais elle ne se fit scrupule de prolonger à dessein ces vacances, dans l'intérêt de son trésor et de sa politique. Or ce fut généralement dans ces circonstances, alors que diocèses et abbayes se trouvaient dans la main du souverain, en vertu du droit de régale, que le mouvement communaliste se produisit dans la plupart des cités, grâce à la tolérance ou à la complicité avouée du roi. Le fait n'est, pas douteux pour la commune de Reims et celle du Laonnais ; mais il est probable que, sur bien d'autres points, les marnes circonstances furent mises à profit. La vacance terminée, le prélat nouvellement élu se trouvait en présence du fait accompli ; il lui était souvent difficile de ne pas consacrer de son approbation l'œuvre combinée entre le souverain et les habitants. Il l'acceptait donc, au moins pour la forme, quitte à profiter ensuite de toutes les conjonctures favorables pour la combattre et la ruiner en détail.

La royauté pouvait moins aisément favoriser le mouvement communal dans les États de ses vassaux laïques, surtout dans ceux des hauts feudataires, comtes et ducs souverains ; car elle avait moins de prise sur eux que sur les évêques et, les abbés. La théorie féodale, rigoureusement appliquée, ne permettait pas au suzerain d'agir directement sur ses arrière-vassaux. Il n'avait pas le droit d'intervenir (sauf quelques exceptions prévues et nettement déterminées par la coutume) dans les démêlés que ses barons pouvaient avoir avec leurs hommes, surtout avec la population roturière de leur domaine. Mais le roi n'était pas seulement un suzerain, selon la formule féodale ; il était aussi le souverain d'institution divine, investi d'un droit de protection indéfinie et universelle. En cette qualité, il était enclin à ne pas tenir compte des intermédiaires féodaux, à se mettre directement en rapport avec ses arrière-sujets. Cette tendance se manifesta dès le début de la monarchie capétienne, mais il fallut attendre longtemps avant qu'elle pût s'affirmer clans les faits et produire des résultats appréciables.

Les rapports des rois avec les communes établies dans les seigneuries laïques indépendantes commencèrent sous la forme la plus modeste. On leur demanda d'abord, à titre de souverains ou de suzerains (car les deux attributions ne se distinguent pas toujours aisément), la confirmation des chartes communales accordées par le seigneur immédiat. En 1127, Louis VI contresigna la charte communale de Saint-Orner, accordée par un comte de Flandre ; en 1183 et 1187, Philippe Auguste consacra de son autorité la commune de Dijon établie par un duc de Bourgogne ; en 1207, le même roi confirma la charte de Poix, en Picardie ; en 1221, il approuva les modifications apportées à la charte de Doullens par un comte de Ponthieu. Ces recours à l'autorité royale étaient encore peu fréquents et presque exceptionnels au XIIe siècle. A vrai dire, c'est seulement sous le règne du successeur de Louis VII que les communes des seigneuries laïques se mirent à rechercher la garantie du roi de France, ne trouvant plus suffisante celle du baron, leur seigneur direct. Peu à peu, à mesure que le pouvoir royal s'étendit et s'accrut dans tous les sens, ce qui n'était à l'origine qu'un fait peu commun, une garantie librement demandée, devint une habitude, bientôt même une nécessité, un droit que s'arrogea le pouvoir central et dont il s'attribua le monopole. Dès la fin du mile siècle, l'intervention du roi dans toute fondation de commune était à peu près régulière et obligatoire. Les conséquences les plus graves s'ensuivirent. Le roi, devant et pouvant seul confirmer les chartes communales, se crut en droit d'exercer un pouvoir permanent sur les communes qu'il avait autorisées.

Les efforts du gouvernement royal ont abouti, en effet, à raire naître et à propager, dans le milieu populaire, l'opinion, si favorable au pouvoir monarchique, que les villes où s'était établie une commune devenaient, par le fait même, villes du roi. Un principe de cette nature était en contradiction absolue avec la constitution et la loi de la société féodale. Il ne put être appliqué et mis eu pratique qu'à une époque tardive, alors que la féoda.lité, vaincue et profondément entamée, ne pouvait, plus opposer de résistance à son adversaire. Mais, s'il faut en croire un témoignage unique, on l'aurait proclamé théoriquement longtemps avant le mile siècle, dès le règne de Louis VII. D'après l'historien de l'évêché d'Auxerre, l'évêque Guillaume, qui s'opposait de toutes ses forces à l'établissement d'une commune dans sa cité épiscopale, aurait encouru pour ce fait la colère du très pieux roi Louis. Celui-ci lui reprochait de vouloir enlever la ville d'Auxerre à sa domination et à celle de ses successeurs, persuadé, ajoute le chroniqueur, que toutes les villes de communes lui appartenaient[2]. Un pareil langage dans la bouche de Louis VII nous paraît singulièrement prématuré. En admettant que le prédécesseur de Philippe Auguste ait exprimé une idée analogue, il ne peut avoir employé une formule aussi absolue. Rien de semblable ne se trouve dans ses chartes. On ne peut citer que l'article 21 de sa confirmation de la charte communale de Beauvais, article terminé par cette phrase beaucoup moins significative : Si quelqu'un veut contester l'autorité, c'est-à-dire l'existence légale de cette commune, comme nous l'avons garantie et confirmée, on sera dispensé de lui répondre[3].

Un siècle après, le plus éminent des juristes de la couronne, Beaumanoir, disait en propres termes : Nul ne peut faire ville de commune au royaume de France, si ce n'est le roi ou celui qui aura obtenu son assentiment, parce qu'il est défendu d'instituer de nouvelles lois[4]. Cette dernière expression prouve que, dès le règne de Philippe le Hardi, les agents royaux revendiquaient ouvertement pour le souverain le monopole du pouvoir législatif. Au milieu du XIVe siècle, Charles V, régent du royaume, proclamera avec solennité le même principe : Au roi notre père et à nous qui le représentons appartient exclusivement le droit de créer et de constituer des consulats et des communes[5].

Pendant que la royauté travaillait à atteindre directement les communes dans les Etats de ses prélats et de ses barons, les villes libres, de leur côté, affectaient de se placer elles-mêmes parmi les individualités sociales sur lesquelles s'étendait le patronage immédiat du souverain. Dans l'année 1149, le maire et les pairs de la commune de Beauvais écrivirent à Suger, régent du royaume, pour lui rappeler qu'ils avaient été remis entre ses mains et sous sa tutelle par le roi Louis VII, avant son départ pour la Terre-Sainte, et invoquèrent son secours contre un seigneur du voisinage qui avait rançonné un homme de la commune[6]. En cette circonstance, il est vrai, les bourgeois ne faisaient que profiter de la vacance du siège épiscopal. Mais leur ambition alla bientôt plus loin. En 1265, les habitants de Noyon demandèrent à être jugés par le parlement de Paris, soutenant que leur commune était vassale non pas de l'évêque de Noyon, mais du roi[7]. Leurs prétentions, au point de vue légal, n'étaient nullement fondées.

Cette tendance des communes à se déclarer directement sujettes de la royauté, et l'opinion du roi lui-même sur la légitimité de cette immédiatisation, étaient tout à fait contraires au droit établi. Même au XIIIe siècle, les juges du parlement de Paris (qui montrèrent plus d'indépendance qu'on ne serait tenté de le croire) n'hésitèrent pas, à plusieurs reprises, à condamner ce principe nouveau. C'était chose grave, en effet, dans cette société toute féodale, que de supprimer par arrêt de justice un ou plusieurs échelons de la hiérarchie. Les juges de saint Louis et de Philippe le Hardi donnèrent tort aux bourgeois de Noyon, en maintenant la suzeraineté directe de l'évêque. Mais cette légalité que le Parlement proclamait en théorie, le bailli du roi la violait sans cesse dans la pratique. Son attitude et ses mesures tendaient invariablement à tenir pour non avenu le pouvoir seigneurial. Ce n'étaient pas seulement les agents administratifs de la monarchie, mais le roi lui-même qui se mettait au-dessus du droit commun. On le vit clairement — pour ne citer qu'un exemple — en 1233, dans la curieuse affaire qui mit aux prises le gouvernement royal avec l'évêque de Beauvais, au sujet de la commune.

La sédition qui éclata cette année à Beauvais et la prompte énergie avec laquelle saint Louis châtia les émeutiers eurent pour conséquence une lutte des plus vives entre le pouvoir laïque et l'épiscopat. Le roi avait agi en dépit des protestations de l'évêque, qui prétendait avoir seul la justice de la ville et, par suite, le droit de punir les coupables. De là, procès intenté au roi par l'évêque, appel à l'archevêque de Reims et au pape, interdit jeté par l'archevêque sur toute la province. Les témoignages entendus clans l'enquête de 1235 ont un certain intérêt historique. On y prend sur le fait le dédain peu déguisé avec lequel saint Louis, ou plutôt le gouvernement de Blanche de Castille, traita les réclamations de l'évêque, qui était pourtant dans son droit.

Comme, vers le milieu de la nuit, l'évêque apprit que le roi venait à Beauvais, il lui envoya deux délégués pour le prier de lui donner avis sur un fait si énorme, disant qu'il était tout prêt à faire justice suivant son conseil. A cela le roi répondit qu'il ferait lui-même justice, et la reine (Blanche de Castille) répondit la même chose. L'évêque alla lui-même trouver le roi et lui dit : Seigneur, ne me faites pas tort, je vous requiers, comme votre homme lige, de ne pas vous mêler de ce fait ; car je suis prêt à faire justice sur le-champ et avec l'avis de votre conseil ; et je vous prie d'envoyer avec moi quelqu'un de votre conseil afin qu'il voie si je fais bonne justice. Le roi répondit : J'irai à Beauvais et vous verrez ce que je ferai. Le jour suivant, le roi entra à Beauvais. L'évêque alla le trouver, avec plusieurs membres du chapitre, et le requit de nouveau suivant la manière susdite. Il fit lire devant lui les lettres du roi Louis (VII), touchant la justice que possédait l'évêché de Beauvais, et les lettres du pape relatives au même objet, puis le requit encore et dit : que quelque justice que le roi ordonnât de faire en cette matière, il se concerterait sur ce point avec le conseil du roi, pourvu qu'elle se fit par lui évêque ou son délégué. Le roi ne répondit rien de bon. Le lendemain et les jours suivants d fit proclamer le ban, détruire des maisons, saisir des hommes.

De propos délibéré, la royauté violait ici le droit féodal, puisqu'elle refusait de faire justice par les mains du seigneur direct, qui était l'évêque. Elle immédiatisait la commune de Beauvais. Non content d'avoir diminué le pou voir épiscopal, au profit du sien, le roi demanda à l'évêque, en quittant Beauvais, une somme de 800 livres (plus de 200.000 francs) comme représentant son gîte de [cinq] jours. L'évêque répondit qu'il conférerait avec son chapitre sur cette demande inusitée. Le roi refusa de lui donner même un jour de délai et fit saisir sur-le-champ les biens épiscopaux[8].

Si un prince tel que saint Louis se conduisait avec aussi peu de ménagements envers ses prélats quand il s'agissait d'affirmer le droit de la monarchie sur les communes, on peut juger des procédés qu'employèrent des rois moins scrupuleux, pour introduire dans les villes libres leur autorité directe.

A côté de tous ces faits qui nous montrent la royauté favorisant le mouvement communal dans les États vassaux, et essayant même de mettre la main sur les communes, l'historien peut en citer d'autres qui sont le résultat d'une politique absolument différente. Le même roi qui s'alliait avec des manants contre l'évêque ou l'abbé, pour développer son propre pouvoir et protéger le peuple contre les excès de la puissance seigneuriale, ne se faisait pas faute, en d'autres cas, d'abandonner les villes à leur sort et même d'aider la féodalité ecclésiastique à les remettre sous le joug. Les Capétiens furent à la fois fondateurs et destructeurs de communes, amis et ennemis de la bourgeoisie. On vit Louis le Gros défendre, contre le mouvement communal ou contre les prétentions des communes, les évêques de Laon et de Noyon, les abbés de Saint-Riquier et de Corbie ; Louis VII sauvegarder les droits des évêques de Beauvais, de Châlons-sur-Marne, de Soissons, ceux des archevêques de Reims et de Sens, ceux des abbés de Tournus et de Corbie ; Philippe Auguste soutenir les églises de Reims, de Beauvais, de Noyon, livrer à l'évêque de Laon les communes du Laonnais et de la Fère. Sous saint Louis, Philippe le Hardi et Philippe le Bel, le parlement de Paris frappa d'énormes amendes, parfois même de suppression provisoire ou définitive, les bourgeoisies indépendantes que l'Église traduisait à sa barre.

Ces inconséquences s'expliquent d'abord, de la façon la moins noble, par l'argent que les Capétiens recevaient du clergé pour détruire les institutions libres. On sait qu'il leur arriva plus d'une fois de se faire payer des deux mains, par les bourgeois pour fonder, et par les clercs pour abolir. Leur appui fut assuré au dernier enchérisseur. Mais il faut songer aussi qu'ils étaient, par tradition, les protecteurs naturels de l'Église, qu'ils avaient besoin d'elle autant qu'elle avait besoin d'eux. Ils se crurent donc obligés de la défendre contre les empiétements de la bourgeoisie.

Entre la société populaire et la société ecclésiastique, leur situation était embarrassante ; la protection royale devait s'étendre à la fois sur les deux partis hostiles. Ils se tirèrent de cette difficulté en ne pratiquant aucun principe, en vivant au jour le jour, en sacrifiant, suivant les cas et les besoins, les bourgeois aux clercs et les clercs aux bourgeois.

La logique et la moralité ont donc fait défaut à cette politique. En ce qui touche la moralité, les Capétiens n'ont d'autre excuse que d'appartenir à leur temps. Quant à l'incohérence de leur conduite, comme elle résulte de la nature ondoyante du pouvoir royal, et de ses attributions, réellement contradictoires, ils n'en portent qu'à demi la responsabilité.

 

 

 



[1] Flammermont, Histoire de Senlis, 3.

[2] Historiens de France, t. XII, p. 304.

[3] Giry, Documents, p. 13.

[4] iii, p. 119.

[5] Ordonnances des rois de France, t. III, p. 303 (lettres de 1358).

[6] Historiens de France, t. XV, 506.

[7] Lefranc, Histoire de Noyon, 103. Cf. Olim, I, 620.

[8] Giry, Documents, p. 70 et suiv.