Esprit belliqueux des communiers. Premiers indices de luttes intestines. — Les Capulets et les Montaigus d'Abbeville. — L'assurement. — Aristocratie et démocratie. — Réfutation d'une opinion de Guizot. — Transformation tardive des communes dans le sens démocratique. — Les émeutes communales dans la seconde moitié du XIIIe siècle. —Les gros bourgeois et le commun. — Théorie de Beaumanoir. — L'intervention du seigneur ou du roi dans les démêlés des gens de commune. — Ses conséquences.Le régime communal a reçu parfois la qualification d'institution de paix. En théorie, l'établissement de la commune devait avoir pour effet d'apaiser les différends qui s'élevaient sans cesse entre les habitants d'une cité et leur seigneur, en substituant à l'exploitation arbitraire une situation politique mieux définie et réglée par un accord mutuel. Mais cet heureux résultat ne fut pas toujours atteint. Le contrat communal, obscur, défectueux, incomplet, laissait place à des interprétations si divergentes, à de si graves difficultés, que cet instrument de paix dégénéra souvent en instrument de discorde. D'ailleurs les deux parties contractantes ne se soucièrent pas plus l'une que l'autre de respecter le pacte qu'elles avaient conclu. Les seigneurs ne cessèrent de revenir sur les concessions faites et les bourgeois d'empiéter sur le terrain politique et judiciaire qui ne leur appartenait pas. Le régime communal ne mit donc pas fin, autant qu'on l'avait espéré, à l'hostilité, des villes et des seigneuries. En fournissant aux bourgeois les moyens de résistance et même d'attaque qui leur manquaient auparavant, il ne fit souvent que rendre la lutte plus vive, les crises plus longues et plus aiguës. L'esprit belliqueux était entretenu, au sein de nos républiques bourgeoises, par ces appels aux armes incessants, par ces obligations militaires, si rigoureuses et si multipliées, qui enlevaient les gens de commune à leurs magasins ou à leurs ateliers, pour les transporter en armes sur les remparts et aux frontières du pays. Ils avaient contracté là des habitudes peu favorables au développement des idées de paix et de concorde. Ces rudes adversaires de la féodalité furent trop souvent, en effet, des citoyens tapageurs et turbulents, prompts à l'émeute, difficiles à contenir dans les limites de la légalité. L'histoire intérieure des communes en donne la preuve : elle n'est pas plus pacifique que leur histoire extérieure. Quand les bourgeois n'étaient pas réunis pour combattre le seigneur, il fallait que leur humeur belliqueuse se donnât carrière d'une autre façon : ils se battaient entre eux. Les communes françaises ont perdu, dans les luttes intestines et les guerres civiles, la force qui leur aurait été nécessaire pour résister aux attaques venues du dehors. A l'origine du mouvement communal et, en général, pendant la plus grande partie du XIIe siècle, les indices de divisions entre bourgeois font presque absolument défaut. Les textes laissent même à peine entrevoir la distinction des classes dans l'intérieur de la cité émancipée. Rien de plus naturel. Les populations urbaines sont exclusivement occupées à fonder le régime qui doit leur assurer les libertés civiles et l'indépendance. Leur lutte contre les seigneuries les absorbe. La nécessité de venir à bout de l'ennemi commun, qui a fait l'union au début, la maintient encore pendant une assez longue période. Les bourgeois qui ont pris l'initiative du mouvement et formé le premier noyau de la commune appartenaient vraisemblablement, on l'a vu, à la portion la plus riche et la plus influente de la cité. C'étaient les gros marchands, plus intéressés que le menu peuple à la conquête de la liberté, parce qu'elle pouvait seule assurer le développement de leur industrie et de leur commerce. Le populaire qui bénéficiait, lui aussi, de la révolution, en s'affranchissant du servage, s'associa aux efforts de cette aristocratie marchande et ne lui ménagea pas son concours. Les citoyens ne paraissent donc pas séparés en groupes : ils agissent de concert, n'ont qu'un corps et qu'une volonté. Partis politiques et couches sociales restent encore dans l'ombre. Dans quelques communes, cette cohésion de la bourgeoisie semble avoir duré indéfiniment. Pour ne citer qu'un seul exemple, à aucune époque l'histoire n'a signalé de dissensions civiles au sein de la commune de Corbie. La vie assez orageuse des Corbéiens a été remplie tout entière, du Iule au XIVe siècle, par les incidents multiples de leur lutte contre l'abbé de Corbie. Le reste s'effaçait et ne comptait pas. A la fin du XIIe siècle, la commune est définitivement constituée. La période belliqueuse est close, en ce sens que, par la force ou par les transactions, les puissances féodales et ecclésiastiques ont été obligées de reconnaître son indépendance, de lui laisser sa part de territoire, de droits financiers, judiciaires et politiques. Les hostilités n'ont pas pris fin absolument, les haines ne sont qu'assoupies ; mais la guerre a cessé d'être continue la lutte n'existe plus qu'à l'état intermittent. Les démêlés entre bourgeois et seigneurs commencent déjà à se résoudre par des procès en cour royale. Les communes, exclusivement occupées jusqu'ici à conquérir et à combattre, s'organisent et passent à l'état de gouvernement régulier. Le régime est fondé ; la période de fonctionnement normal s'est ouverte, mais avec elle, comme il arrive toujours, s'ouvre en même temps l'ère des difficultés intérieures. Ceci est un fait de tous les temps et de tous les pays. On est uni pendant le combat, quand il s'agit de défendre le bien commun ; on cesse de s'entendre après la victoire. Les mésintelligences s'accusent, les divisions se font jour, alors même que la victoire est loin d'être complète et que l'ennemi, toujours à l'affût, guette un retour favorable de la fortune. Les communes oublièrent, une fois reconnues, que la féodalité, que l'Église surtout n'avait pas désarmé ; elles ne s'aperçurent pas que la royauté, dont le pouvoir s'accroissait tous les jours, était prête à profiter de leurs discordes, à exploiter, à son bénéfice, tous les mécontentements. Les bourgeois commirent l'imprudence extrême de se battre entre eux, sous les yeux de leurs ennemis déclarés ou d'amis trop zélés qui ne demandaient qu'à les mettre en tutelle. Avec le XIIIe siècle apparaissent en effet les premiers indices des troubles qui commencent à agiter log cités indépendantes. Éternelles divisions des habitants d'une même localité, haines de familles, qui se transmettent par héritage, de génération en génération, et s'étendent parfois à toute la ville ; vendettas corses, Capulets et Montaigus, tout cela se retrouve dans nos communes. A cet égard, les documents ne font pas défaut, en ce qui concerne la France méridionale : pour la région du nord, ils sont rares et trop brefs ; à peine laissent-ils entrevoir la vérité. En 1232, la commune d'Abbeville est désolée par la guerre que se font deux partis : celui de Clément le Charbonnier et celui de Jacquemont de Sénarmont4. Quelle est l'origine de cette querelle ? on l'ignore ; mais elle a engendré injures, violences et luttes sanglantes dans les rues. Les bourgeois qui ont pris parti pour l'une ou pour l'autre famille se sont engagés mutuellement, par un serment solennel, bien qu'il leur lût expressément défendu de former entre eux d'autres alliances que la confédération communale. Un grand nombre d'habitants sont allés plus loin. Pour être libres d'agir à leur guise, ils ont renoncé à la commune, sont entrés dans le clergé ou ont déclaré prendre la croix. Ce fait était de la plus haute gravité ; il ne tendait à rien moins qu'à amener la dissolution du lien communal. Aussi les magistrats municipaux, se fiant peu à leur autorité, ont-ils réclamé l'intervention du haut seigneur, le comte de Ponthieu. Les bourgeois des deux partis ennemis, violateurs de la paix publique, sont déférés au jugement des échevins d'une grande cité voisine, celle d'Amiens. Les magistrats municipaux d'Amiens, réunis en conseil, prononcent leur arrêt. Les citoyens qui ont renoncé à la commune pour se fédérer entre eux, sont frappés d'une amende de soixante livres, payable moitié au comte, moitié à la ville, et condamnés à voir leur maison abattue, cette dernière peine rachetable à prix d'argent. Ceux qui n'ont fait que conclure alliance illicite sont seulement passibles de l'amende. Au total, les uns et les autres, ayant fait leur soumission et donné bonne garantie de leur tranquillité future, obtinrent remise de leur peine. En face de ce crime de lèse-commune, commis par un certain nombre de bourgeois, la municipalité s'était crue obligée de recourir à l'autorité seigneuriale. On évitait généralement d'en venir à cette extrémité ; l'intervention du seigneur avait toujours son côté dangereux. Les personnes ennemies dont on exigeait la réconciliation comparaissaient devant les échevins, mettaient leur main dans celle du maire, et juraient solennellement de garder la paix[1]. C'était le serment d'assurement, qui, comme tous les serments, courait grand risque d'être violé ! La nécessité de garantir l'ordre public amena les municipalités à se montrer sévères pour les infractions aux assurements. En 1304, dans la commune d'Abbeville, deux bourgeois, Colin, fils de Robert le Potier, et Jean, dit Petit-aux-Roses, s'étaient engagés, en présence du maire et des échevins, à oublier leurs inimitiés et à faire trêve de toute violence. Ils s'étaient donné le baiser de paix, ce qui n'empêcha pas Jean d'attaquer Colin et de le blesser. Le coupable, cité en justice, ne comparut pas. Le plaignant porta appel devant les échevinages de Saint-Quentin, de Corbie et d'Amiens. Le conseil des trois villes décida que Jean Petit-aux-Roses serait exécuté, si l'on parvenait à le saisir, que ses biens seraient confisqués et remis entre les mains du seigneur. Les magistrats d'Abbeville acceptèrent cette décision, firent sonner les trois cloches du beffroi, annoncer publiquement l'attentat et le refus de comparaître, et signifier aux habitants d'Abbeville l'ordre d'arrêter le coupable partout où on le trouverait, sauf dans une église ou un monastère, et de le livrer afin qu'il en fût fait pleine justice[2]. Des mesures aussi rigoureuses sérieusement exécutées auraient peut-être suffi à calmer l'ardeur belliqueuse des bourgeois, tout au moins à contenir dans de justes limite's les haines et les querelles privées, bien difficiles à supprimer tout à fait. Malheureusement il existait, au sein des cités libres, d'autres ferments de discordes. Les rivalités de familles se compliquèrent des haines politiques et sociales, dont l'explosion se fit jour au déclin du mite siècle, et qui finirent par compromettre, pour toujours et sans remède, le régime communal. Ce fait ne se rencontre pas seulement dans l'histoire des communes françaises. L'antiquité et surtout la Grèce avaient souffert, au plus haut degré, de cette maladie générale dont étaient atteintes les villes indépendantes : la lutte des riches et des pauvres, du parti aristocratique et du parti démocratique. Les municipes de l'Empire romain n'avaient pas échappé au fléau. Il en fut de même au moyen âge. Les historiens ont mis depuis longtemps en pleine lumière les querelles d'ordre politique et social qui ensanglantèrent pendant des siècles les cités libres de la Lombardie, de la Toscane et de la Flandre. Ils ont négligé d'observer et de signaler les mêmes faits dans les communes de la France du nord. Rarement cette question a été touchée. Par une étude plus attentive et plus approfondie des faits, nos érudits ont commencé à replacer la question sous son vrai jour, et à décrire avec exactitude l'évolution politique et sociale accomplie, du XIIe au XIVe siècle, au sein des communes françaises. Il suffit de prendre comme exemple les pages que Guizot a consacrées au même sujet. Dans la dix-huitième leçon de son Histoire de la civilisation en France il compare le régime municipal romain à celui du moyen âge, et sa première conclusion est que l'esprit aristocratique a dû dominer dans les cités romaines, l'esprit démocratique, dans les villes du moyen âge. En effet, il établit que l'organisation de la cité romaine est entièrement favorable à l'aristocratie. Étudiant la curie, ce sénat des anciens municipes, il montre que, dans ces municipes, le pouvoir était concentré dans un petit nombre de familles ; qu'il s'y transmettait héréditairement ; que ces familles formaient une corporation maîtresse de toute l'autorité et qui se recrutait elle-même, par son propre choix. A cette organisation il oppose celle des villes du moyen âge. Transportons-nous maintenant,
dit-il, au XIIIe siècle, nous nous trouverons en présence
d'autres principes, d'autres institutions, d'une société toute différente. Ce
n'est pas que nous ne puissions rencontrer, dans quelques communes modernes,
des faits analogues à l'organisation de la cité romaine, une espèce d'ordo,
de sénat héréditairement investi du droit de gouverner la cité. Mais ce n'est
point là le caractère dominant de l'organisation communale du moyen âge.
Ordinairement une population nombreuse et mobile, toutes les classes un peu
aisées, tous les bourgeois en possession d'une certaine fortune sont appelés
à partager, indirectement du moins, l'exercice du pouvoir municipal. Les
magistrats sont élus en général, non par un sénat déjà très concentré
lui-même, mais par la masse des habitants[3]. Un peu plus loin, l'historien complète sa théorie en ces termes : Le choix du supérieur par les inférieurs, du magistrat par la population, tel est le caractère dominant de l'organisation des communes modernes.... Dans les communes françaises, et particulièrement dans celles du nord et du centre, ce n'est point au dedans même de la cité que s'est établi le combat entre l'aristocratie et la démocratie : là l'élément démocratique a prévalu. C'est contre une aristocratie extérieure, contre l'aristocratie féodale, que la démocratie bourgeoise a fait effort. Dans l'intérieur des républiques italiennes, au contraire, il y a eu lutte entre une aristocratie et une démocratie municipales, parce qu'il n'y avait pas de lutte extérieure qui absorbât toutes les forces des cités[4]. Ainsi, à entendre Guizot, la commune française aurais été organisée démocratiquement ; d'autre part, elle n'aurait point connu les luttes politiques et sociales engagées entre les classes. Sous cette forme absolue et dogmatique, ces deux affirmations sont précisément l'opposé de la vérité. Les termes dont l'auteur s'est servi pour caractériser l'organisation tout aristocratique du municipe romain, sont littéralement applicables à la constitution de la commune du moyen âge, au moins pendant la plus longue période de son existence indépendante. On a vu précédemment que nos communes jurées ont été, en majorité, organisées au profit d'un certain nombre de familles riches, appartenant à la haute industrie ou au haut négoce de la localité. Ces familles ont accaparé les charges municipales, s'y sont perpétuées, en ont soigneusement exclu les autres classes de la population. L'élection annuelle du maire et de la municipalité — qui était de règle dans certaines communes, et non pas dans toutes — ne constituait pas, par elle-même, une garantie sérieuse de liberté démocratique : car il s'en faut que le recrutement des corps municipaux fût établi sur la base du suffrage universel directement pratiqué. L'idée des magistratures communales élues par la masse des habitants a été introduite sans preuves par les historiens de la Restauration. Pendant tout le XIIe siècle et même, sur certains points, pendant la majeure partie du siècle suivant, la démocratie des communes n'a participé à l'administration de la cité que dans une mesure des plus restreintes. L'aristocratie marchande y régnait à peu près sans partage et sans contrôle. En d'autres termes, la commune a commencé par être au pouvoir d'une caste, qui, en dépit de son origine, s'est montrée souvent aussi exclusive, aussi fermée, aussi jalouse de ses privilèges, parfois aussi dure pour le bas peuple, que la classe féodale elle-même. La forme aristocratique et même oligarchique est donc la première qu'ait revêtue le mouvement populaire auquel les cités de la France du nord ont dû leur émancipation. On ne s'en étonnera pas si l'on songe à la nature du milieu social au sein duquel se sont formées les communes, si l'on se rappelle ce qui a été dit de ces organismes politiques qui semblent avoir été, par certains côtés, un produit particulier de l'esprit féodal. L'idée démocratique ne pouvait éclore et se faire jour dés le début, en pleine féodalité, dans une société imprégnée des principes contraires, fondée sur des bases absolument différentes. Le régime urbain ne commença pas par la démocratie ; il n'y arriva qu'à la fin, après une assez longue évolution, lorsque les institutions féodales se trouvèrent elles-mêmes avoir reçu de profondes atteintes, par suite du prodigieux accroissement de l'autorité monarchique. Il faut donc distinguer les époques, tenir compte des phases très différentes de l'évolution communale, et voir dans les cités libres autre chose que le développement de la forme démocratique, qui n'est point la forme primitive, mais un fait postérieur et tardif : tardif, parce qu'en effet les communes françaises ne se sont véritablement développées, dans le sens démocratique, qu'au déclin même du XIIIe siècle, précisément à l'époque où elles commencèrent à disparaître en tant que seigneuries indépendantes. Marquer les différentes étapes de ce progrès de la classe populaire, opposée à l’aristocratie bourgeoise, est chose assurément difficile, parce que les textes antérieurs à l'époque des Valois sont rares et insuffisamment explicites ; cependant la tache n'est pas impossible. L'historien qui l'entreprendrait serait certainement récompensé de son labeur par la nouveauté et l'intérêt des résultats. Il faut arriver au règne de saint Louis pour rencontrer, dans cet ordre d'idées, un événement vraiment caractéristique, le premier qui jette quelque clarté sur la situation intérieure d'une grande commune de la région capétienne. Ce fait s'est passé à Beauvais, en 1233. La ville apparaît divisée en deux camps : celui du bas peuple, que les textes appellent minores, populares, minutus populos, et celui de la haute bourgeoisie, des majores, nommés aussi changeurs, campsores. Une émeute sanglante a eu lieu. La populace s'est jetée sur les changeurs, et le roi, pour rétablir l'ordre, a désigné d'office un maire étranger à la localité. Plusieurs riches bourgeois ont été blessés ou tués. Le maire nommé par le roi a été poursuivi par les émeutiers, qui ont mis ses vêtements en lambeaux et l'injurient en disant : Voilà comment nous te faisons maire ! Devant l'injure faite à son représentant, saint Louis n'hésite pas. Il marche sur Beauvais, avec une armée composée en majeure partie de milices communales. Le ban est proclamé ; les maisons des principaux coupables sont abattues ; quinze cents bourgeois du parti populaire sont emmenés par le roi et emprisonnés à Paris ou ailleurs[5]. Que revendiquait le parti populaire ? Un droit qu'il ne possédait encore presque nulle part, celui de nommer le chef de la commune. L'émeute de 1233 ne résolut pas la question. Cinquante ans plus tard, les petits bourgeois de Beauvais demandaient encore au parlement de Paris l'abolition de la constitution par trop aristocratique de la cité et l'extension du droit de nommer les magistrats municipaux à toutes les corporations industrielles. Il semble qu'au milieu du XIIIe siècle la classe dominante fût toujours assez forte pour retenir l'autorité qu'on voulait lui arracher et rester en possession de son monopole administratif et politique. En 1245, l'aristocratie de Douai prohiba sévèrement les coalitions et les conjurations que formaient entre eux les artisans et les personnes de la classe inférieure. C'est seulement sous les règnes de Philippe le Hardi et de Philippe le Bel que les divisions des cités et les mécontentements accumulés du parti populaire allaient pouvoir violemment se faire jour. Il y eut alors comme une explosion générale, un déchaînement de colères et d'émeutes qui se produisit partout à la fois, mais surtout parmi les populations belliqueuses de la région flamande. A Gand, en [1274], la populace se soulève contre le corps échevinal et requiert l'intervention de la comtesse de Flandre. Le débat est porté devant les magistrats de Saint-Omer. La classe inférieure obtient, par sentence arbitrale, que toutes les ordonnances des échevins gantois, qui lui paraîtraient contraires à ses intérêts, pourraient être révisées par le comte de Flandre. A Douai, en 1279, les ouvriers tisserands s'ameutent contre les patrons. En 1280, les gens des métiers de Bruges s'insurgent à leur tour contre les échevins. Puis la contagion gagne Ipres, où l'émeute naquit d'une protestation contre les échevins, accusés de favoriser le haut commerce aux dépens des fabricants de drap ; Arras, où l'on vit les ouvriers forcer les maisons des chefs de métiers et parcourir la ville avec des drapeaux en poussant des cris de mort contre le maire et les échevins ; Rouen, où la populace en fureur alla jusqu'à massacrer le chef de la commune. Dans l'intérieur du royaume capétien, et jusque dans les résidences royales, les bourgeois entraient en lutte les uns contre les autres. A Sens, en 1283, on ne put s'entendre sur la nomination d'une municipalité : le roi dut en instituer une d'office. Le même fait se produisit à Dijon, où le peuple avait élu deux maires en même temps. L'autorité royale y séquestra la commune et la soumit à une commission municipale[6]. Le point de départ de ces désordres était partout le même. La classe inférieure se plaignait vivement de l'administration financière de la bourgeoisie dominante, qu'elle accusait de ne pas savoir gérer les deniers communs, de répartir les charges avec partialité, et même d'abuser de sa situation pour s'enrichir aux dépens d'autrui. Elle réclamait le droit de contrôler la gestion du maire et des corps municipaux. Elle revendiquait aussi celui de participer à la nomination des magistrats. On prit l'habitude de mettre en accusation les maires sortant de charge, comme on le fit, par exemple, à Abbeville, en 1307 et en 1320. Submergée par le flot toujours montant des revendications et des émeutes, l'aristocratie urbaine céda dans la plupart des communes, et consentit à partager avec le populaire un pouvoir qu'elle craignait de se voir enlever tout entier. C'est alors que l'organisation des cités libres commença à être modifiée dans le sens démocratique. Au point de vue politique comme au point de vue financier, le bas peuple, celui du petit commerce et des métiers, obtint enfin des garanties. On fit une part plus large aux corporations ouvrières dans l'élection des fonctionnaires de la commune. Le parti populaire reçut même le droit de confer ses intérêts à une magistrature spéciale chargée de le représenter en face des corps municipaux, d'assister à la reddition de comptes et même de participer dans une certaine mesure à l'administration de la ville. Ces représentants de la plèbe urbaine apparaissent, au commencement du XIVe siècle, dans un certain nombre de grandes communes du nord, sous le nom de jurés ou de prudhommes du commun. A cette époque, la classe inférieure des cités libres, la plus nombreuse, se donne presque partout le nom de commun ou de communauté, par opposition à la classe des gros bourgeois, des échevins. La distinction s'est faite entre la commune proprement dite, qui est le peuple, la masse des habitants non privilégiés, et les familles de l'aristocratie municipale, qui constituent un corps particulier, placé en dehors et au-dessus de l'ensemble des citoyens. La commune, au XIIe siècle, était le plus souvent indiquée, dans les protocoles des actes officiels, par l'expression : le maire et les jurés (pairs ou échevins). Au XIVe, on écrit : les jurés et le commun. Le peuple prend place dans les formules, ce qui est naturel, puisqu'il est appelé maintenant à jouer son rôle dans les affaires de la cité. On voit combien Guizot s'est mépris en opposant le caractère démocratique des communes à la forme aristocratique des municipes de l'Empire romain. La transformation politique des cités du moyen âge s'est accomplie seulement à partir du jour où les mécontentements de la classe inférieure eurent éclaté violemment sous forme d'émeutes. Les historiens doivent être ici d'autant plus affirmatifs qu'ils peuvent s'appuyer sur d'autres preuves que les menus faits recueillis, ça et là dans les chroniques et les pièces d'archives. Écoutons Beaumanoir, un contemporain de Philippe le Hardi : Nous avons vu moult débats, dans les bonnes villes, les uns contre les autres, si comme les pauvres contre les riches, ou des riches mêmes les uns contre les autres ; par exemple, quand ils ne peuvent se mettre d'accord pour nommer les maires, les procureurs, les avocats ; ou quand un parti accuse l'autre de n'avoir usé, comme il le devait, des recettes de la ville, et d'avoir fait de trop grandes dépenses ; ou quand les services municipaux fonctionnent mal, en raison des querelles et des haines qui poussent les classes les unes contre les autres.... Nous voyons beaucoup de bonnes villes où les bourgeois pauvres et ceux de condition moyenne ne prennent aucune part à l'administration de la ville, qui est tout entière entre les mains des hommes riches, parce que le commun les redoute, en raison de leur fortune ou de leur parenté. Il advient que les uns sont maires, jurés, receveurs, et que, l'année d'après, ils transmettent leur office à leurs frères, à leurs neveux, à leurs proches parents ; si bien que, en dix ans ou en douze, tous les riches hommes possèdent toutes les administrations des bonnes villes. Et après cela, quand le commun demande qu'on lui rende des comptes, ils se dérobent en disant qu'ils se sont rendu leur compte les uns aux autres. Mais, en tel cas, cela ne doit pas être souffert, parce que les comptes des biens appartenant à la communauté ne doivent pas être reçus par ceux-là mêmes qui sont chargés de la recette et de la dépense[7]. L'auteur de la Coutume de Beauvaisis est ici pleinement d'accord avec les faits ; le témoignage de l'historien parait exactement corroboré par celui du jurisconsulte. Aces troubles, à ces émeutes, à ces vices trop réels de l'organisation des communes, quel remède, suivant Beaumanoir, convient-il d'apporter ? Il n'en indique qu'un, qui suffit à tout : l'intervention du seigneur ou du roi. Lorsque les bourgeois ne s'accordent pas pour nommer leur municipalité, c'est le seigneur qui doit d'office en constituer une, aux frais de la communauté. Si ce sont les questions financières qui donnent lieu aux dissensions civiles, les municipalités qui ont occupé le pouvoir sont tenues de rendre au seigneur un compte exact de leur gestion et celui-ci a le droit de faire participer au contrôle les délégués du commun peuple. Si enfin le désordre qui règne dans la commune a pour cause les haines de familles ou de partisans, le seigneur doit encore intervenir pour emprisonner ceux qui troublent la paix publique, jusqu'à ce qu'ils aient conclu accord définitif ou assurément. Tous ces cas d'intervention seigneuriale, érigés en principe par le jurisconsulte, ont trouvé leur application dans les événements contemporains. Les émeutes ont toujours abouti, en effet, à l'immixtion du seigneur local ou du roi dans les affaires de la commune. Si les démêlés des classes urbaines avaient pu se résoudre simplement par un recours à l'arbitrage des communes voisines, ce qui était la solution normale, les bourgeois en auraient été quittes pour modifier leur constitution, faire la part plus large à la population ouvrière et diminuer les privilèges, réellement exorbitants, de l'aristocratie marchande. La situation politique de la commune entière n'aurait subi, de ce fait, aucune atteinte. Elle n'aurait été lésée ni dans ses pouvoirs généraux ni dans son indépendance. Mais il en fut tout autrement. La population inférieure, le commun, crut nécessaire, pour faire triompher ses revendications, d'appeler contre les gros bourgeois la vindicte de l'autorité. On vit le comte de Flandre, au nord, le duc d'Aquitaine, roi d'Angleterre, à l'ouest et au sud-ouest, le roi de France, dans le domaine capétien proprement dit et en Normandie, entrer dans les communes pour rétablir l'ordre et changer la constitution au profit de la démocratie, Cette intervention se traduisit immédiatement, fatalement, par une diminution d'indépendance. L'ordre fut rétabli, du moins pour quelque temps, mais au détriment de la liberté. La démocratie ne triompha que pour livrer la cité libre aux puissances qui aspiraient à l'asservir. |
[1] Voir un exemple du fait, à Abbeville, en 1290 (Aug. Thierry, Mon. inéd., IV, 55).
[2] Aug. Thierry, Mon. inéd., IV, 70.
[3] Guizot, Histoire de la civilisation en France, IV, 62.
[4] Guizot, Histoire de la civilisation en France, IV, 64 et 66.
[5] Guizot, Histoire de la civilisation en France, IV, 383 et suiv. Voir les textes dans Giry, Documents sur les relations de la royauté avec les villes, p. 66-81.
[6] Langlois, le Règne de Philippe III, p. 251-252.
[7] Beaumanoir, dans Giry, Documents, etc., p. 120.