Les jurés, pairs et échevins constituant la municipalité. — Comment se recrutaient les corps municipaux : aristocratie et démocratie. — Fonctions et pouvoirs des municipalités. — Le maire, ses attributions, sa responsabilité. — Les fonctionnaires inférieurs. — Participation des simples bourgeois à l'administration de la commune. — L'échevinage proprement dit, organe à La fois seigneurial et municipal. — Le tribunal des échevins à Saint-Quentin, à Noyon et à Laon. — L'assemblée générale de la commune. — De l'origine des organes gouvernementaux dans les villes libres.Les pouvoirs de la commune étaient centralisés principalement dans un corps ou collège d'administrateurs qui s'appelaient, suivant les villes, jurés, pairs ou échevins, jurati, pares, scabini. On a déjà remarqué que le nom de jurés s'appliquait à l'origine, et resta longtemps encore attribué, à l'ensemble de ceux qui avaient prêté le serment communal : il était, clans ce cas, synonyme de citoyen ou de bourgeois. Mais de bonne heure il se restreignit au sens de magistrats municipaux. C'est avec cette acception qu'on l'employait à Noyon, à Saint-Quentin, à Compiègne, à Soissons. Le mot de pairs était particulièrement en usage à Mantes et dans les communes du Vexin, ainsi qu'à Beauvais et à Senlis. Dans la région de l'Amiénois, du Ponthieu, de l'Artois et de la Flandre, les magistrats municipaux sont de préférence appelés échevins. Mais il existe des communes dont le système administratif est complexe. A Rouen et dans les villes soumises à la charte normande, on trouve un premier conseil composé de vent membres appelés pairs. Les cent pairs élisent chaque année, dans leur sein, vingt-quatre magistrats appelés jurés ; ceux-ci se subdivisent, à leur tour, en deux autres collèges douze jurés forment le corps des échevins ; les douze autres le corps des conseillers. La commune du type normand possédait donc, à vrai dire, non pas quatre conseils absolument distincts, mais un grand conseil d'où émanaient, par délégation, une commission et deux sous-commissions. Il faut noter que, dans cette catégorie de villes libres, toutes les dénominations usitées pour désigner les corps municipaux, jurés, pairs, échevins, sont employées simultanément. L'organisation de ces conseils de jurés, de pairs ou d'échevins, en qui réside toute la puissance de la commune, est assez mal connue pour la période ancienne. C'est seulement au XIVe siècle que les ordonnances et règlements relatifs au recrutement, au fonctionnement, aux attributions des magistratures urbaines, commencent à se multiplier et à devenir explicites. On serait fort embarrassé de savoir comment, clans les deux premiers siècles de l'évolution communale, les administrateurs étaient élus à Saint-Omer, à Senlis, à Noyon, à Sens, à Soissons, à Dreux, à Mantes, en un mot dans la plupart des communes jurées et dans les plus importantes. Les dispositions spéciales sur cet objet n'existent pas ou ne sont pas parvenues jusqu'à nous. Les chartes communales — nous avons dit pourquoi — ne nomment qu'en passant, par hasard, tout à fait indirectement, les différents organes de la municipalité urbaine. Quand certains articles visent plus particulièrement le mode d'institution des magistratures, le texte est rarement assez précis pour donner pleine satisfaction à notre curiosité. En l'absence de données certaines, a-t-on le droit de procéder par induction et de conclure de l'organisation municipale du XIVe siècle à celle du XIIe ? En parlant des pairs de Senlis, l'historien de cette commune[1] a dit : Il semble qu'ils étaient élus par l'assemblée générale des membres de la commune, car il en fut ainsi dans le régime qui succéda immédiatement à l'état communal proprement dit. On s'est élevé avec raison contre cette manière de raisonner, qui n'est pas scientifique. Sur l'autorité d'Augustin Thierry, les historiens ont été trop facilement portés à supposer partout l'élection des conseils urbains par le peuple et par tout le peuple, lorsque les textes n'en disent rien. Il n'est pas douteux qu'il ait existé, à partir de la fin du XIIIe siècle, un courant d'idées propre à favoriser dans les villes le développement des institutions démocratiques. Mais, de ce que les communes étaient organisées démocratiquement à l'époque de Philippe le Bel, il n'en résulte pas qu'elles le fussent sous Louis VII ou sous Louis le Gros. On voit, au contraire, au XIIe siècle, les fondions de pairs, de jurés ou d'échevins exercées presque partout par les mêmes familles bourgeoises. L'administration municipale apparaît alors comme le monopole d'une aristocratie, qui se perpétuait dans les charges et en excluait soigneusement le bas peuple. Il est possible que les collèges administratifs des villes libres aient été élus par le peuple à l'origine, au moment de la formation de la commune — et encore, nous n'avons, sur ce point, aucune certitude — ; mais depuis ils ont certainement cédé à la tendance naturelle de se recruter eux-mêmes et d'assimiler leurs charges à un fief transmissible dans la même maison. Si les documents ne permettent pas de connaître le procédé de recrutement du conseil communal, il serait donc téméraire de conclure que ce corps sortait toujours directement de l'élection populaire. Mais il ne faudrait pas non plus exagérer en sens opposé et prétendre, avec l'historien de la commune de Noyon, que nous ne connaissons au juste, pour aucune ville du nord, le mode d'élection de la municipalité au XIIe et au XIIIe siècle[2]. L'affirmation est trop absolue. Sans parler de la charte de Rouen, où l'on voit bien, par le détail, comment les magistratures communales émanaient du conseil des cent pairs, mais où l'on ne trouve, ce qui est singulier, aucun renseignement sur le recrutement même de ce dernier collège, les historiens ont à présenter autre chose que des hypothèses sur la formation du corps municipal, dans des villes importantes comme Beauvais, Tournai, Amiens ou Péronne. La charte de Philippe Auguste, de 1182, avait institué, à Beauvais, un conseil de treize pairs dont un ou deux membres portaient le titre de maire. Un arrêt de 1282 complète sur ce point nos connaissances : on y voit que ces treize pairs étaient élus par les corporations d'arts et métiers, mais dans des conditions particulières et peu favorables aux aspirations de la démocratie. Sept de ces magistrats étaient nommés par une seule des vingt-deux corporations existant à Beauvais, celle des changeurs, c'est-à-dire des gros négociants, des banquiers : les vingt et un autres métiers se partageaient la nomination des six derniers pairs. Le recrutement était donc, en somme, aristocratique : le haut commerce avait la majorité dans le conseil communal et monopolisait la mairie. On conçoit que les métiers moins favorisés aient réclamé vivement contre cet état de choses. lis demandèrent au parlement de Paris que la nomination des treize pairs fût faite indifféremment par toutes les corporations, comme cela se pratiquait, disaient-ils [cette assertion est à noter] dans toutes les communes de France[3]. La justice royale leur donna gain de cause. Tournai, d'après la charte de commune octroyée par Philippe Auguste en 1187, était administrée par trente jurés. En cas de décès de l'un des jurés, les autres devaient pourvoir à son remplacement. Là encore l'organisation n'était nullement démocratique : le corps municipal se recrutait lui-même. On ignore d'ailleurs comment furent nommés les trente premiers jurés : mais il est à croire qu'ils n'étaient pas élus par l'assemblée générale des bourgeois, car clans la clause traitant de l'élection il est dit, en termes formels, que cette élection ne s'applique ni aux jurés, ni aux échevins, mais seulement à quelques fonctionnaires spéciaux étrangers à ces deux collèges. La charte communale d'Amiens, du moins celle qui fut confirmée par Philippe Auguste en 1185, nomme à plusieurs reprises les échevins, mais ne contient aucune disposition qui soit relative au mode de leur nomination. En revanche, il nous est parvenu une coutume municipale très développée, non datée, mais certainement antérieure à 1292, qui donne, sur la composition de l'échevinage, les renseignements les plus précis. Le corps municipal se compose de vingt-quatre échevins, élus tous les ans par un système d'élection à deux degrés. Douze de ces échevins sont élus par les chefs des corporations d'arts et métiers, appelés généralement dans les villes du nord maires ou mayeurs de bannière. Ces douze magistrats nomment à leur tour douze de leurs collègues. Or, comme les chefs des corporations étaient élus, d'ordinaire, par tous les membres de chaque corporation, on voit que l'élection de l'échevinage avait indirectement un caractère populaire. Un système électoral à peu près semblable était en vigueur à Péronne, d'après la charte octroyée par Philippe Auguste en 1207. Là aussi les corps de métiers sont la base de l'organisation municipale. Les deux chers de corporation élisent vingt-quatre électeurs, lesquels nomment eux-mêmes les jurés. Ces exemples suffisent à prouver que, sur la question de la nomination des administrateurs urbains, les habitudes les plus diverses régnaient dans le monde communal. Ici le procédé d'élection est aristocratique, puisque ce sont les jurés eux-mêmes qui se recrutent à leur guise : là il apparaît avec un caractère opposé, puisque les corps de métiers prennent une part importante à l'élection. Il n'y a pas plus de fixité ni d'uniformité dans le nombre des membres qui constituent les collèges de jurés, de pairs ou d'échevins. On comptait 24 administrateurs à Amiens, 100 à Rouen, 30 à Noyon et à Tournai, 13 à Beauvais, 36 à Laon, 12 à Péronne, 40 à Ham, etc. En prenant possession de leur fonction, les jurés prononçaient un serment, dont on peut juger d'abord par un article de la charte de Beauvais de 1144, qui en résume les fermes : Les pairs jureront de ne favoriser personne par amitié, de ne léser personne par inimitié, et de faire en toutes choses bonne justice suivant leur conscience. A une époque postérieure, le Livre des bourgeois de Noyon nous donne le texte même de ce serment : Vous jurez par la foi de vos corps que, dans la jurée où vous entrez, vous serez prud'homme, ferez bons jugemens et loyaux, ne révélerez pas les secrets de la Chambre, viendrez au son de la cloche et au mandement du maire, et ferez bien et loyalement tout ce qui à la jurée appartient. A Rouen, les magistrats Juraient aussi de n'accepter ni argent ni cadeau capable de les influencer. Le juré qui s'était laissé corrompre était révoqué, exclu, lui et ses héritiers, de toute fonction municipale, et sa maison était rasée. C'était au son de la cloche municipale que les jurés se rassemblaient, dans une salle du beffroi, ou dans la maison de ville. Leurs délibérations étaient secrètes, comme l'indique le serment de Noyon, et comme le prouve encore mieux un fait curieux qui se passa à Senlis à la fin du XIIIe siècle. Les pairs de Senlis traduisirent devant eux et condamnèrent à l'amende un bourgeois qui s'était vanté de savoir ce qui se passait clans leurs réunions, de connaître leurs projets et d'être au courant de tout ce qu'ils faisaient pour la ville[4]. A Rouen, les jurés coupables d'indiscrétion étaient privés de leur office. Il en était de même à Abbeville et à Soissons. L'impossibilité de connaître et de contrôler les actes de la municipalité fut évidemment une des causes qui contribuèrent à indisposer vivement le bas peuple contre les magistrats. Sur la périodicité des réunions tenues par les magistrats, le mode de la délibération et la police des audiences, les textes du XIIe et du XIIIe siècle fournissent peu de renseignements. La charte la plus explicite, à cet égard, est peut-être celle de Rouen. On y voit que les cent pairs s'assemblaient les samedis, tous les quinze jours ; que les vingt-quatre jurés se réunissaient plus souvent, une fois par semaine, et que les douze échevins tenaient séance, sous la présidence du maire, deux fois par semaine. Ces derniers étaient donc les plus occupés. Ils constituaient la municipalité proprement dite ou, comme on dirait aujourd'hui, le conseil d'administration. Comme les jurés, pairs ou échevins personnifiaient la commune, ils jouissaient de tous les droits qui lui étaient dévolus à titre de seigneurie et exerçaient tous les pouvoirs. Leur caractère principal, c'est de constituer à la fois un tribunal et une administration. Comme juges, ils ont la juridiction gracieuse, civile et criminelle, possèdent d'ailleurs le caractère de témoins privilégiés en toutes catégories d'affaires, et même exercent les fonctions de tabellions. En qualité d'administrateurs, ils s'occupent de tout ce qui concerne la gestion des deniers de la commune, l'établissement des tailles, l'entretien des fortifications, des édifices municipaux, des voies publiques, la promulgation des ordonnances somptuaires et de police, la surveillance des marchés, l'organisation de la milice, etc. Dans les villes où le corps administratif forme plusieurs conseils, comme à Rouen, les différentes fonctions municipales se répartissent entre les diverses commissions, mais il est difficile de savoir au juste sur quelles bases la répartition s'accomplit. Cette réunion de tous les pouvoirs entre les mains des conseillers n'est pas un fait particulier à la société communale. On sait qu'à cette époque du moyen âge, tout fonctionnaire est un homme universel. Justice, finance, police, administration civile et militaire, il est tenu de tout faire, sinon de tout savoir. Les pouvoirs des magistrats étaient particulièrement étendus et presque illimités dans les villes où l'échevinage se recrutait lui-même. Cette situation devait provoquer naturellement l'envie et la haine : aussi les chartes de commune contiennent-elles des dispositions spéciales qui ont, pour objet d'assurer le respect dû aux fonctionnaires. A Abbeville, la loi municipale condamnait à l'amende quiconque, dans l'audience de l'échevinage, avait mal parlé des échevins. Celui qui les accusait à tort de faire de faux jugements, devait payer neuf livres et une obole d'or. En 1300, dans la même ville, un savetier ayant mal parlé du maire, des échevins et, de leurs officiers, et dit qu'ils mangeaient le pauvre peuple jusqu'à la paille, fut privé, à raison de ce fait, du droit de plaider devant l'échevinage, c'est-à-dire d'une partie importante de ses droits civils[5]. Ne point se rendre aux sommations judiciaires des échevins était un crime qui, à Amiens, entraînait le bannissement du coupable, la destruction de sa maison et la confiscation de tous ses biens. Dans les villes où la municipalité se composait d'un seul conseil, rien n'indique ordinairement que les jurés ou échevins ne fussent pas tous sur le même rang. Il semble qu'il y ait entre eux parfaite égalité de droits et de pouvoirs. On voit cependant à Abbeville, dans les communes du Ponthieu et de l'Artois, les membres de l'échevinage divisés en deux catégories, les anciens et les nouveaux. Les anciens échevins étaient sans doute les échevins sortant de charge. Ils conservaient certaines prérogatives qu'ils exerçaient concurremment avec les échevins nouvellement nommés. L'exception qui se présentait-partout, concernait celui ou ceux des jurés qui présidaient le corps municipal et personnifiaient plus particulièrement le pouvoir exécutif de la commune, comme investis de la mairie, majoria. Le maire ou mayeur, major — appelé rarement prévôt, prepositus, comme dans la commune de Tournai —, n'est, en effet, que le premier d'entre les jurés ou échevins. On a vu qu'il est souvent représenté seul sur le sceau de la commune, en costume civil ou militaire, mais il apparaît parfois accompagné l'un certain nombre de figures, qui sont celles des autres magistrats ses collègues. Du reste, sur la légende, major n'est jamais seul, il est toujours suivi des mots et jurati ou et scabini. Le maire et les jurés, le maire et les échevins, ces mots se trouvent constamment ensemble dans les documents officiels. Le corps municipal peut être désigné par cette expression les jurés ou les échevins de la commune, il n'est jamais représenté par le maire seul. En général, le maire exerce ses pouvoirs conjointement avec les jurés : son autorité ne se sépare pas de la leur. Tels sont du moins la règle et le droit. En 1268, le maire de Senlis affirmait, en plein parlement de Paris, que dans sa commune la justice n'appartenait pas an maire seul, mais au maire et aux pairs réunis. En fait, il rut prouvé qu'a cette époque même, la loi n'avait pas été observée ; que le maire avait jugé seul et sans le concours des autres pairs[6]. Au point de vue administratif, le partage des attributions entre le maire et les jurés s'accomplissait diversement suivant les villes. Il est des fonctions dont le maire est partout investi. D'habitude, il convoque les conseillers aux réunions, préside le conseil d'administration et le tribunal municipal, garde le sceau de la ville et les clefs des portes, commande la milice communale, représente la commune auprès de l'étranger. Dans certaines localités, ses pouvoirs sont particulièrement étendus. A Amiens, le maire nommait seul à certains offices municipaux ; il est vrai qu'il ne pouvait destituer personne ni appeler personne au conseil de ville sans l'assentiment de ses collègues[7]. La loi municipale de cette ville condamnait à la perte du poing quiconque avait commis envers le maire des actes de violence. A Rouen, le rôle du maire parait avoir été plus important que partout ailleurs. Il y exerçait, semble-t-il, une juridiction personnelle et recevait les revenus de la ville[8]. A Bayonne, il était presque complètement absorbé par ses fonctions militaires : les pouvoirs judiciaires et administratifs attachés à sa charge étaient exercés par son lieutenant. La nomination d'un tel personnage était, on le conçoit, une question des plus importantes pour les communes. Ici encore les procédés différaient sensiblement d'une ville à l'autre. Dans les communes où le recrutement du corps municipal avait un caractère aristocratique, c'étaient les jurés, pairs ou échevins, qui choisissaient eux-mêmes leur maire. Il n'en était pas de même dans les villes où la démocratie jouait un certain rôle. A Amiens, le maire est choisi, non par les échevins, mais par les électeurs de ces derniers, par les chefs des corps d'arts et métiers ; il est élu, il est vrai, sur une liste de trois candidats présentés par le maire et les échevins sortant de charge. Une troisième catégorie de communes est celle où la nomination directe du maire appartient non à la ville, mais au seigneur. Souvent, en effet, dans les bourgs, dans les communes rurales, où le pouvoir du seigneur n'avait été que fort peu entamé, celui-ci nommait le maire sur une liste dressée par les magistrats municipaux. La même loi était observée dans les grandes communes que leur constitution laissait plus ou moins dépendantes, par exemple à Rouen et dans les villes régies par la charte normande. Les cent pairs désignaient parmi les notables trois candidats entre lesquels le duc ou le roi choisissait le maire. Dès le milieu du XIIIe siècle, l'usage de renouveler, tous les ans, le titulaire de la mairie et même les échevins s'étend et devient général. Les communes subissaient alors toutes, plus ou moins, la tutelle du gouvernement capétien. Saint Louis voulut introduire une certaine uniformité, non seulement dans le mode, mais dans la date même de l'élection. Par une première ordonnance, appliquée [en 1262] à la Normandie, il décréta que, dans toutes les communes, le maire et les échevins sortant de charge lui présenteraient une liste de trois candidats parmi lesquels lui-même choisirait le nouveau maire. C'était le système de Rouen, très favorable au pouvoir seigneurial. La nomination devait avoir lieu le lendemain de la fête des saints Siméon et Jude. Par une seconde ordonnance, applicable cette fois à toute la France (c'est-à-dire à tout le domaine royal), il renouvela la seconde prescription, celle qui fixait la date des élections. Ces ordonnances furent mal exécutées, [et, presque au lendemain de leur promulgation, on constate] que la plus grande diversité subsiste pour la date des opérations électorales. Elles ont lieu à la Saint-Jean, le lendemain de la Pentecôte, clans la semaine, qui suit Pâques, le jour de saint Pierre et saint Paul, à la Mi-Carême, etc. Si le maire n'était élu que pour un an, les chartes et les usages locaux ne paraissent pas avoir fixé de limites à la rééligibilité. Il arrivait fréquemment que le même personnage remplissait, plusieurs fois et même plusieurs années de suite, les fonctions de maire. Cependant, dans la commune de Bayonne, comme dans celles du Bordelais, on essaya de mettre un terme à ces réélections qui finissaient par rendre illusoire le caractère électif de la fonction. On décida que le maire ne serait rééligible qu'après trois ans, décision qui fut plus ou moins respectée en fait. La reddition de comptes faite par la municipalité sortante et l'élection de la nouvelle donnaient lieu a des festins coûteux, dont le budget de la ville avait à supporter les frais. On peut citer, à cet égard, un document curieux : le compte de l'argentier de la ville de Noyon pour les dépenses faites lors de l'installation du maire en 1286[9]. Il y eut, à cette occasion, deux banquets : celui de la reddition (le comptes, auquel assistaient le maire, les compagnons de la Chambre, c'est-à-dire les jurés et un certain nombre de clercs marchands de la ville, et, le jour suivant, après l'élection du nouveau maire, un autre festin, auquel étaient invités, non seulement le maire, les jurés et les clercs marchands, mais tous les agents municipaux, les gardiens du beffroi, les sergents de ville et les portiers. Chaque banquet comportait un dîner et un souper. Il s'y faisait une consommation considérable de viandes de toute espèce. Le nouveau maire, qu'on traitait parfois de seigneur, sire, était tenu, lors de son entrée en charge, de prêter serment à la commune et à la principale autorité seigneuriale de la ville. Voici le texte du serinent imposé aux maires de Noyon vers le commencement du XIVe siècle[10] : Sire, vous jurez, sur la représentation du corps de Jésus-Christ et sur les saintes paroles des Évangiles qui sont ci-contre, que, dans la mairie, où vous êtes élu et où vous entrez, vous serez prud'homme et loyal, garderez le droit de monseigneur de Noyon (c'est-à-dire de l'évêque) et celui de la ville, que vous garderez aussi bien le pauvre que le riche, que vous ne ferez pas sonner la grande cloche sans le conseil et consentement de vos compagnons, si ce n'est en cas d'incendie, ou d'émeute, ou de bataille, que vous cèlerez les secrets de la Chambre, et ferez bien et loyalement tout ce qu'il appartiendra de faire à l'office de la mairie. D'après les Établissements de Rouen, le maire, au commencement de son année, jurait, de ne point faire solliciter le seigneur de la terre ni les barons pour rester maire au delà de son année, sinon par le commun consentement de la ville. Dans certaines communes, au lieu d'un maire, il y en avait deux. La charte de Beauvais, de 1182, autorise les jurés à élire un ou deux maires. Le dédoublement de la mairie parait avoir existé, du moins à certaines époques, à Saint-Orner, à Saint-Quentin, à Amiens. Dans ce cas, les deux officiers différaient-ils en ce point que l'un représentait plus particulièrement les intérêts de la commune, et l'autre ceux du seigneur ? Ou bien devons-nous croire — c'est à cette opinion que nous inclinerions le plus volontiers — que l'un des deux maires n'était que le suppléant et le subordonné de son collègue ? A Noyon, à la Rochelle, à Bayonne, les textes signalent un lieutenant du maire ou sous-maire, chargé d'assister régulièrement ou de remplacer temporairement le titulaire de la mairie. Il est vraisemblable que, dans ces deux villes au moins, la personne investie de cette fonction était un des notables inscrits sur la liste des trois candidats présentés pour la charge de maire, en vertu des Établissements de Rouen. La question de la gratuité de la mairie est souvent difficile à résoudre, faute de documents. Il parait certain que la fonction de juré, de pair ou d'échevin n'était pas gagée. Mais le maire et les fonctionnaires intérieurs recevaient, sans aucun doute, un traitement fixe. On ne possède de données précises à cet égard que pour la commune de Bayonne. Le maire de Bayonne recevait, au XIVe siècle, à titre d'appointements, une somme qui équivaudrait aujourd'hui à une vingtaine de mille francs[11]. Ce chiffre n'est pas excessif, si l'on songe aux dépenses de toute nature qu'entraînait la mairie. Non seulement le maire était tenu de représenter, mais il lui fallait constamment se déplacer pour les affaires de la ville : expéditions militaires à la tête de la milice, stages fréquents auprès de toutes les cours judiciaires, voyages à Paris pour reddition de comptes au Parlement, séjours plus ou moins prolongés dans les communes à qui l'on demandait consultation, etc. Pour se faire une idée de la vie extraordinairement active et agitée (Eue menaient les maires du XIIIe siècle, il faut lire les comptes financiers qu'un certain nombre de communes portèrent à la connaissance du gouvernement de saint Louis. La charge n'était pas seulement fatigante, mais périlleuse, et grevée de lourdes responsabilités. Le maire, représentant le gouvernement communal, supporte, avec les jurés et plus encore que les jurés, le poids des inimitiés ou des condamnations judiciaires que la commune a encourues. Dans les démêlés avec le haut seigneur ou avec le roi, c'est le maire qui souvent paye pour tous. Dans les lunes qui mettent aux prises les bourgeois riches avec les artisans des corporations et la populace, c'est contre le maire que se tournent naturellement les fureurs démocratiques. Il est outragé, frappé, parfois même assassiné, comme à Rouen, en 1281. Enfin les querelles fréquentes qui surgissaient dans la plupart des communes, entre les bourgeois et le clergé local, l'évêque ou le chapitre, aboutissaient généralement à une amende honorable, où le maire joue le rôle le plus humiliant. Tout n'était donc pas bénéfice dans la mairie. Aussi essayait-on parfois de se soustraire au dangereux honneur de présider la municipalité. Mais la loi du moyen âge n'acceptait pas qu'on se dérobât. Le maire et les échevins, une fois élus, .devaient remplir leurs fonctions, sous peine de payer amende ou même de voir démolir leur maison (article 17 de l'ancienne coutume d'Amiens). Les charges municipales sont obligatoires : on dirait qu'ici le moyen âge s'est souvenu de l'antique législation romaine, qui rivait, bon gré mal gré, à la curie les notables des grandes cités. Le maire et les jurés ne suffisent pas, au moins dans les grands centres et les cités populeuses, à toute la besogne administrative. lis ont pour auxiliaires : 1° des employés d'ordre inférieur ; 2° des commissions de bourgeois chargés d'exercer un certain contrôle, particulièrement en matière financière. Si les chartes municipales du XIIe et du XIIIe siècle fournissent peu de renseignements sur l'organisation de la municipalité proprement dite, sur les fonctions et les attributions du maire et des jurés, elles sont encore moins explicites sur les fonctionnaires inférieurs de la commune. Ce n'est guère qu'à partir du règne de Philippe le Bel qu'apparaissent les règlements qui les concernent. Cependant plusieurs de ces offices secondaires existaient pendant la période ancienne et remontent même à l'origine de la commune. Pour les finances, le principal emploi (qui correspondait à la fonction de nos receveurs municipaux d'aujourd'hui) était celui d'argentier, de trésorier ou dépensier, rempli par des jurés délégués ou par des clercs spéciaux. Il n'était pas tenu d'ordinaire par une seule personne ; les argentiers étaient au nombre de cieux, comme à Saint-Omer, à Noyon, à Bayonne, ou de quatre, comme à Abbeville et à Amiens. Ces fonctionnaires avaient charge de faire les recettes, de payer les dettes de la ville, ainsi que les émoluments des employés, et de servir les rentes. Ils étaient responsables du trésor municipal et recevaient un traitement. A Noyon, le premier argentier prêtait ce serment avant d'entrer en charge : Vous jurez par votre serment que, en l'office de l'argenterie °il vous entrez, vous serez- loyal et prud'homme, ferez le profit de la ville, rendrez bon compte et reliquat des deniers de ladite ville, et ferez bien et loyalement tout ce qui concerne votre office. Les argentiers étaient tenus de rendre leurs comptes au moment du renouvellement de la mairie et de la municipalité. Un personnage non moins important, parmi les fonctionnaires de cet ordre, était le clerc de la commune, ou clerc ordinaire de la ville. Dans les grands centres il avait sous ses ordres plusieurs autres clercs. Sa fonction équivalait à peu près à celle de nos secrétaires de mairie. Il servait en effet de secrétaire au conseil de ville, de greffier des audiences ; il faisait les écritures de la commune et gardait les archives ; c'était le chancelier municipal. L'importance de son rôle tenait en partie à la stabilité de sa charge, car il représentait, au milieu des perpétuels changements de la municipalité, la tradition administrative, la jurisprudence fixée. Il avait, voix consultative dans les assemblées des jurés ; ceux-ci recouraient souvent à son expérience et à sa connaissance des affaires de la commune. Au second plan venaient les sergents, à la fois huissiers et officiers de police, les guetteras, chargés spécialement de la garde du beffroi et de la sonnerie des cloches, les portiers, dont l'attribution clan d'ouvrir et de fermer les portes de l'enceinte fortifiée ; les procureurs syndics, chargés des intérêts de la commune, etc. On ne sait trop, pour la période ancienne, comment étaient recrutés ces différents fonctionnaires et à qui appartenait leur nomination. Tantôt le maire nommait seul quelques-uns de ces officiers ; tantôt ils étaient désignés par les jurés chargés plus spécialement de l'administration urbaine, tantôt par l'assemblée tout entière du corps municipal, parfois même par les chefs des corporations d'arts et métiers. Dans certaines communes, les fonctionnaires proprement dits, maire, jurés et officiers de ville, n'étaient pas les seuls qui s'occupaient des affaires de la cité. A partir de la fin du XIIe siècle on comprit la nécessité d'intéresser et de faire participer les simples bourgeois à l'administration communale, et notamment au plus important des services municipaux, celui des finances. La charte de Tournai stipule que les amendes provenant des forfaits commis contre la commune seraient gardées, non seulement par quatre jurés, mais par quatre personnes étrangères au corps des jurés et au corps des échevins. Ces quatre personnes prêteront serment et auront leur clerc, comme les quatre jurés ont le leur. Elles seront élues par la commune tout entière. Un autre article de la même charte porte que la surveillance de la confrérie de Saint-Christophe, des chauds fours et des veilles de nuit sera dévolue à cinq bourgeois qui ne seront ni échevins, ni jurés, et auxquels on adjoindra deux- échevins et un prévôt, nommé par le conseil des trente jurés. Un troisième article prescrit enfin que les tailles supérieures à 400 livres seront prélevées par quelques personnes prises dans chaque paroisse en dehors du corps des jurés et des échevins, personnel auquel on adjoindra les jurés et les échevins appartenant à la paroisse. La taille ainsi perçue sera gardée par quatre paroissiens qui ne devront appartenir à aucune magistrature. Au total, la charte mentionne trois sortes de services pour lesquels on recourait à des bourgeois pris en dehors des corps municipaux. A Péronne, ce ne sont pas le maire et les jurés qui ont seuls le droit d'établir la taille : ils doivent la fixer de concert avec six bourgeois. Ces six bourgeois seront élus par les maires ou mayeurs des métiers, représentants des corporations. La gardé de la taille est, confiée à ces six personnes, auxquelles on adjoint six jurés nommés par le maire et le conseil des jurés. Les six délégués extraordinaires doivent promettre le secret sur les actes du maire et des jurés. Ils sont renouvelables tous les ans. Les chefs (lys corporations jouent un rôle administratif encore plus important à Amiens et à Abbeville. Dans la première de ces communes, les mayeurs de bannière ne sont pas seulement chargés d'élire le maire et une partie des échevins, ils nomment encore directement les quatre comptables, chargés des finances et des travaux publics. A Abbeville, les mayeurs de bannière forment, au commencement du mye siècle, une sorte de corps politique, délibérant et légiférant au-dessous du conseil des échevins. Leur droit d'immixtion dans les affaires de la ville ne fait que s'accroître et se fortifier avec le temps. Ils concourent, de concert avec le maire et les échevins, à la rédaction des ordonnances municipales, à l'assiette des impôts, à la nomination des vérificateurs des comptes. Sur vingt sergents de ville, ils en nomment seize, et finiront même, au siècle suivant, par les nommer tous. Ce n'est donc pas seulement en matière électorale, mais encore dans l'ordre administratif que l'organisme de la commune a été modifié, après le XIIe siècle, pour favoriser la démocratie. Ce mouvement, irrésistible dans beaucoup de communes, fut quelquefois suspendu et enrayé par un retour offensif de la haute bourgeoisie. Ainsi s'explique la singulière révolution qui eut lieu à Amiens en 1383, époque où fut aboli le droit électoral et administratif des mayeurs de bannière. On revint alors au système qui avait peut-être été mis en vigueur à l'origine de la commune : à la nomination directe du maire et des échevins par les bourgeois chefs de famille, ceux qui constituaient, suivant une expression du temps, la plus grande et la plus saine partie de la communauté. Jusqu'ici il n'a été question que des magistrats réguliers ou des fonctionnaires véritablement municipaux, issus de la population bourgeoise, et tenant directement ou indirectement leur autorité de la commune elle-même, des citoyens associés et assermentés. Les travaux des érudits contemporains[12] ont mis en lumière un organe sui generis, qui n'appartient qu'à moitié au corps communal. Cet organe particulier ne se rencontre pas partout. Au XIIIe siècle, époque où l'on commence à posséder quelques renseignements sur sa nature et ses fonctions, il n'existe plus qu'à l'état d'exception dans le monde des villes libres. Il s'agit du tribunal des échevins ou de l'échevinage, si nous prenons cette expression dans un sens spécial, que nous ne lui avons pas encore donné jusqu'à présent. Les échevins dont il va être question sont des magistrats qui n'ont de commun que le nom avec les membres des conseils urbains. Ce corps échevinal, qui coexiste dans certaines villes avec le corps municipal, peut avoir quelques attributions d'ordre administratif, mais il est surtout un tribunal. La justice des échevins n'est pas, à certains égards, la justice de la commune ; elle est principalement celle du seigneur, du suzerain, roi, comte ou évêque. Ce fait se prouve de deux façons, d'abord parce que les échevins sont choisis par le suzerain ou son délégué, ensuite parce que leur tribunal est présidé par un fonctionnaire féodal. La justice de la commune a son fondement principal dans la nécessité de réprimer et de punir les délits et crimes qui peuvent être préjudiciables à l'existence et à la prospérité du corps communal. C'est la vindicte exercée, au nom de l'association, contre ceux qui nuisent à son repos. Les arrêts du maire et des jurés, en matière civile ou criminelle, ont le caractère -de mesures administratives prises contre les ennemis ou les perturbateurs de la république. S'il est vrai que cette justice communale s'exerce en certains cas sur les étrangers, elle est faite avant tout pour protéger les membres de la commune. Telle n'est pas la condition de la justice exercée par les échevins. Ceux-ci représentent, pour une certaine-part, les pouvoirs judiciaires de l'autorité féodale ; en certains cas, leur juridiction n'est pas strictement limitée à la ville et à sa banlieue. La justice de l'échevinage est la véritable justice locale, celle de la seigneurie ; c'est pourquoi elle est indépendante de la commune. Elle a un caractère plus général que la justice municipale et elle lui est antérieure, puisque le pouvoir seigneurial préexistait à l'établissement de l'association conclue entre les bourgeois. Ainsi ce tribunal singulier est seigneurial par son origine, sa constitution et la condition de son président ; il n'est municipal que par la condition de ses membres ordinaires, qui sont des bourgeois. ll ne faut le confondre ni .avec le tribunal de la commune, où siègent le maire et les conseillers municipaux, ni avec les cours seigneuriales proprement dites, celle de l'évêque, du comte ou de leurs représentants, châtelains, vidames, vicomtes ou prévôts. Ceux-ci ont pour assesseurs des personnes de condition diverse, clercs ou laïques, qui ne sont pas nécessairement des bourgeois. La distinction est subtile, dira-t-on, et la complication étrange. Sans doute, mais elle ne surprendra nullement ceux qui sont familiarisés avec l'étude des institutions du moyen âge. En fait, les choses étaient même plus compliquées que nous ne l'indiquons ; car, dans les différentes localités où il fonctionne, le tribunal de l'échevinage se présente avec des prérogatives plus ou moins restreintes en matière judiciaire, plus ou moins mêlées d'attributions d'ordre administratif. Ici il est nettement séparé de la curie municipale ; là au contraire, il s'en rapproche tellement qu'il est bien difficile de l'en distinguer ; ailleurs il se confond avec la cour seigneuriale. Si l'on veut avoir de cette bizarre institution une idée vraiment exacte et adéquate à la réalité, il faut laisser les généralités et se demander comment était constitué le corps des échevins dans chacune des villes oû existait„ A Saint-Quentin, l'échevinage n'est point renfermé exclusivement dans sa fonction judiciaire. Le maire, au lieu d'être uniquement associé aux jurés, l'est quelquefois aux échevins, et remplit, auprès de leur tribunal, un rôle assez difficile à définir. Avant le commencement du XIIIe siècle, les échevins de Saint-Quentin étaient nommés par le comte, représentant l'autorité féodale. En 1215, ce droit de nomination est abandonné au maire et aux jurés. Il semblerait dès lors que, pour simplifier, il eût fallu verser l’échevinage clans la jurée, et fondre les deux institutions en une seule. Il n'y a plus entre elles que de minimes différences : historiens et scribes les ont plus d'une fois confondues. Les membres des deux corps s'associent étroitement dans de nombreuses circonstances ; ils se font souvent représenter par les mêmes personnes devant l'étranger : mais chacun d'eux conserve néanmoins son existence distincte. On peut, à la rigueur, s'expliquer pourquoi les bourgeois ont tenu à garder leur échevinage, bien qu'il fît véritablement double emploi avec le tribunal municipal. Au fond, tous avaient l'intuition que la justice échevinale était, par essence, la justice du seigneur et non celle de la commune. La commune et l'organisation communale pouvaient succomber sous les attaques de leurs nombreux ennemis. Si l'on supprimait l'association politique des habitants, l'échevinage, lui, subsistait, à titre d'organe judiciaire de l'autorité seigneuriale ; et comme il était composé de bourgeois, il offrait toujours plus (le garanties au peuple que la cour Modale proprement dite. Ce fut ce qui arriva à Saint-Quentin. En 1317, la commune y fut abolie, mais l'échevinage survécut à la crise et n'en devint que plus important. L'échevinage de Noyon était, dès le XIIIe siècle, et resta pendant tout le moyen âge, absolument distinct de la municipalité. Il formait une sorte de juridiction intermédiaire entre celle des seigneurs féodaux de la ville et celle de la commune. Les échevins noyonnais ont joué maintes fois le rôle d'arbitre entre la commune et l'évêque. Eux-mêmes étaient perpétuellement en conflit avec l'évêché, au sujet de la haute justice et de la connaissance des litiges survenus entre la municipalité et le pouvoir épiscopal. L'évêque la revendiquait exclusivement pour sa cour particulière, celle de ses francs-hommes ; mais les échevins prétendaient avoir le droit de l'exercer en certains cas. Un arrêt de Philippe Auguste, rendu en 1195, donna définitivement gain de cause au pouvoir épiscopal. La compétence des échevins noyonnais embrassait d'ailleurs, outre une partie des cas de haute justice, les causes civiles, les procès pour falsifications, les délits concernant les statuts des corps et métiers. Le serment qu'ils prononçaient avant d'entrer en charge et aux termes duquel ils juraient de garder le droit de Monseigneur de Noyon et celui de la ville montre bien la double nature de ce 'tribunal, chargé de représenter à la fois les intérêts du seigneur et ceux des habitants. Quant à son organisation, elle n'est bien connue qu'à partir de 1237. Jusqu'alors, les échevins étaient au nombre de trois et il semble bien que, comme partout à l'origine, ils fussent nommés à vie par le seigneur. Le règlement de 1237 fixa leur nombre à six, et leurs fonctions devinrent annuelles. Ils étaient choisis, comme auparavant, par l'évêque et le châtelain, son vassal, et présentés à la sanction du maire et des jurés. Leurs fonctions étaient salariées. Les textes ne permettent pas d'affirmer avec pleine certitude que leur tribunal fût présidé par le prévôt de l'évêque ou du châtelain ; mais le fait est probable. Composé de vingt membres, l'échevinage de Laon avait exclusivement le caractère d'un tribunal seigneurial, chargé de rendre la justice à la Cois au nom de l'évêque et au nom du roi. Comme juges royaux, les échevins laonnais étaient présidés par le prévôt ; comme juges épiscopaux, par le vidame. Leur ressort s'étendait bien au delà des limites de la cité laonnaise. Ils jugeaient non seulement les bourgeois de la commune, mais tous les habitants de la seigneurie de Laon, ceux de la campagne comme ceux de la ville, les nobles comme les roturiers Le roi et l'évêque se disputaient cette juridiction ambiguë qu'un arrêt du Parlement, en 1269, déclara appartenir exclusivement à la royauté. Cependant, au début du XIVe siècle, les échevins prêtaient serment à l'évoque seul. Ils se recrutaient d'ailleurs, comme toujours, parmi les bourgeois, mais on ne voit pas qu'ils fussent nommés par le pouvoir seigneurial. Ils étaient élus par cooptation. Moins heureux que les échevinages de Noyon et de Saint-Quentin, celui de Laon fut supprimé, avec les organes particuliers du pouvoir communal, toutes les fois que la commune de Laon fut abolie. En 1332, la royauté le remplaça pour toujours par un tribunal de prévôté. A Chauni, il existait aussi un corps échevinal distinct de la municipalité ; mais cet échevinage n'avait pas de juridiction. Sur les cinq échevins, deux faisaient fonction de notaires royaux ; les trois autres, élus par les bourgeois, constituaient un bureau de bienfaisance ou une commission d'hospice. Il en était, autrement à Roye, où les échevins, présidés par le châtelain ou son lieutenant, jugeaient les meurtres et exécutaient les sentences rendues par le maire et les jurés. Le caractère seigneurial de l'institution reparaît avec plus de netteté dans l'échevinage de Corbie. Les quatre échevins, présidés par le prévôt de l'abbaye de Corbie, rendaient la justice au nom de l'abbé qui les nommait. La commune essaya à diverses reprises de s'approprier l'échevinage, sans pouvoir y réussir. En 1310, quand le régime communal fut supprimé A Corbie, l'échevinage ne disparut pas ; il se développa au contraire, acquit une consistance administrative de plus en plus grande ci finit par devenir un véritable conseil municipal. D'autres communes de la même région paraissent avoir possédé un corps échevinal distinct de leur administration élue ; et il est possible que des recherches plus approfondies révèlent, sur d'autres points de la France du nord, la présence de cette institution. Dans cette description rapide des organes du corps communal, nous n'avons point encore fait sa place à celui que l'on considérait jadis comme le plus important, parce qu'on y voyait le fondement nécessaire du régime tout entier : l'assemblée générale des membres de la commune. Il a été question précédemment de ces délégations de bourgeois, prises en dehors de la municipalité, qui, dans certaines villes, étaient adjointes au conseil pour exercer le contrôle financier ou même remplir quelques fonctions administratives. On a pu aussi se rendre compte du rôle que jouèrent les corporations d'arts et métiers et surtout leurs chefs, les mayeurs de bannière. Mais il n'a point été question de l'ingérence directe du peuple urbain dans l'administration de ses propres affaires, de ces réunions populaires où, s'il faut .en croire les historiens de la Restauration et notamment Augustin Thierry, les magistrats étaient élus et les décisions prises. C'est qu'en vérité les documents du XIIe et du XIIIe siècle sont bien pauvres en renseignements sur ces assemblées générales. Ils indiquent qu'elles se réunissaient au son de la cloche du beffroi et qu'on infligeait une amende à ceux qui refusaient de s'y rendre ; ils ne nous apprennent point ce qui s'y faisait et quel était leur véritable caractère. Nous ignorons dans quelles circonstances on les convoquait, si le peuple délibérait souverainement sur les matières administratives et politiques, ou s'il venait là simplement — nous inclinerions volontiers à celte dernière hypothèse — pour entendre lecture des ordonnances rendues par la municipalité et approuver les élections faites, ainsi que les résolutions adoptées par la bourgeoisie dirigeante. Ce n'est qu'au déclin du mir' siècle que les textes relatifs aux assemblées générales deviennent moins rares et plus significatifs. A. Rouen, en 128.3, on voit des commissaires royaux régler, avec les magistrats, dans une réunion plénière de la commune, l'administration financière. Dans la même ville, en 1321, un nouveau statut municipal décide que l'assemblée générale fixera elle-même la répartition de l'impôt et votera les emprunts supérieurs à mille livres. A Abbeville, en 1320, à la suite d'une suspension de la commune prononcée par son seigneur, le roi d'Angleterre, Édouard II, un traité de paix est conclu et soumis à l'approbation de l'assemblée des citoyens, qui le sanctionne. La même année, un maire d'Abbeville accusé de concussion rend ses comptes devant les gens de la commune réunis à son de cloche et défend son administration contre les objections des membres de l'assemblée. En 1332, le maire de Saint-Jean-d’Angély convoque l'assemblée générale de la commune et la fait délibérer sur un traité d'alliance, ainsi que sur l'établissement d'un nouvel impôt. En 1320, les commissaires royaux convoquent une assemblée générale des bourgeois de Senlis et les interrogent l'un après l'autre sur la question de savoir si le régime communal serait maintenu ou aboli. La grande majorité se déclare pour la suppression. On remarquera que ces faits, et d'autres semblables qu'on pourrait alléguer, n'appartiennent pas à la période ancienne de l'histoire des villes affranchies, mais .à l'époque où le régime communal cesse d'exister avec son indépendance et son originalité propres, lorsque les ingérences de la royauté tendent à fausser et à transformer les institutions libres. On observera, d'autre part, que ces réunions ou assemblées plénières se sont produites dans des circonstances exceptionnelles, et pour des affaires d'une gravité toute particulière. Nous ne les voyons pas fonctionner dans les circonstances normales, à l'état d'organe régulier de la vie municipale, en dehors des périodes de crise. Le fait s'explique aisément, si l'on pense avec nous que les assemblées générales des bourgeois n'ont pas tenu dans l'histoire des communes la place que leur attribua bénévolement notre première école historique. Pénétré de l'idée préconçue que ces petites républiques avaient été organisées dès le début sur une base démocratique, Augustin Thierry supposait que, pour l'élection des fonctionnaires, comme pour la participation aux affaires administratives et politiques, le peuple communal, réuni dans ses comices, faisait fréquemment acte de souveraineté. Or cette opinion est difficile à concilier avec le silence des textes, avec le caractère aristocratique que présenta longtemps le recrutement des corps municipaux, et surtout avec ce fait que, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, les municipalités ont été, de la part du commun, c'est-à-dire de la masse de la population bourgeoise, l'objet d'attaques incessantes et d'une hostilité fort vive, manifestée par de sanglantes émeutes. Si le bas peuple des communes avait joui réellement de l'autorité qu'on lui a prêtée, en matière électorale et administrative, ces luttes, ces désordres, ces haines intestines ne s'expliqueraient pas. L'étude des organes divers de la commune autorise donc déjà cette conclusion (nous essayerons de la justifier plus tard à un point de vue général) : que le régime communal ne fut point constitué, au début, dans un sens favorable aux intérêts de la démocratie, et qu'il conserva ce caractère pendant la plus grande partie de son existence indépendante. Une autre question, non moins intéressante, reste à résoudre celle (le l'origine des organes gouvernementaux dans les villes libres. Ont-ils tous été créés en vue de la vie communale ? ou bien la commune a-t-elle utilisé des éléments antérieurs à sa formation ? La réponse est facile à donner en ce qui concerne l'institution mixte de l'échevinage, du XIIe au XIVe siècle. On voit, dans certaines villes, l'échevinage, d'abord distinct du conseil administratif, s'absorber peu à peu dans la commune, se confondre avec la municipalité ou même la remplacer complètement. Co fait conduit à penser que, dans les communes telles qu'Amiens, où l'échevinage apparaît dès le début comme le corps municipal lui-même, chargé de fonctions à la fois administratives et judiciaires, ce corps d'administrateurs, élu en partie par la population, n'est que le résultat de l'appropriation nouvelle d'un ancien échevinage composé de notables bourgeois nommés à vie par le seigneur, et choisis pour juger sous sa présidence. Cette hypothèse séduisante se concilie fort bien avec certains faits particuliers. Même pendant la période ancienne, les échevins des villes flamandes sont encore nommés à vie par le comte de Flandre. Plus tard, dans cette même région, on peut suivre l'évolution par laquelle les échevinages, devenus annuels, échappent peu à peu à la nomination du seigneur, pour se recruter par cooptation ou par élection et joindre aux attributions judiciaires, qu'ils exerçaient d'abord exclusivement, des fonctions d'ordre administratif. Il est donc vraisemblable que les échevinages municipaux des communes de la France du nord sont dérivés directement des échevinages judiciaires et seigneuriaux de la période anté-communale. Ces organes anciens auraient subsisté par exception à Saint-Quentin, à Noyon, à Laon, à côté de la municipalité proprement dite. Mais l'échevinage primitif lui-même procède, à n'en pas douter, de ces tribunaux de scabini, qui existaient dans tous les comtés, au temps de Charlemagne et même dés la fin de la période mérovingienne. Les scabins étaient, à cette époque, les assesseurs des juges royaux, comtes, missi dominici ou évêques. Ils constituaient le tribunal non pas seulement de la ville, mais de tout le comté ; ils étaient nommés par le fonctionnaire royal, parmi les notables de la localité, avec l'agrément des habitants. Si l'on compare ces tribunaux de scabins avec les tribunaux d'échevins de la période féodale, on constate non seulement l'identité du nom, mais l'étroite similitude des attributions et du système de recrutement. Cet échevinage de Laon, qui, au XIIe siècle, jugeait non seulement les causes de la commune, mais celles de tout le Laonnais, ne peut être autre chose que l'ancien tribunal du comté carolingien. Il est aisé de comprendre comment a pu s'opérer peu à peu la transformation des scabins en échevins, pendant la période qui a précédé l'affranchissement des communes. Ces scabins que le seigneur féodal, héritier direct du fonctionnaire de la royauté franque, choisissait parmi les bourgeois de la cité ou les notables du pays, se sont trouvés naturellement représenter les intérêts de la bourgeoisie, lorsque celle-ci eut obtenu de l'autorité seigneuriale ses premières libertés. Les notables chargés de juger au nom des seigneurs ont été investis, par leurs concitoyens, de certaines fonctions administratives, aussitôt que les habitants commencèrent à être autre chose que des serfs taillables et corvéables, à former une communauté pourvue de certains droits. Insensiblement la fonction de délégué du seigneur passa à l'arrière-plan et s'effaça devant celle de mandataire de la population urbaine. Les juges seigneuriaux se trouvèrent ainsi transformés en fonctionnaires municipaux. Si l'échevinage n'est point, à proprement parler, une création du régime communal, ne pourrait-on pas voir aussi, dans les autres organes administratifs et judiciaires de la commune, d'anciennes institutions transformées ? Les historiens ont, en effet, recherché les origines de ces conseils administratifs en qui résidait toute la puissance du corps communal. Quelques-uns ont supposé que les jurés étaient les héritiers directs des administrateurs de l'époque antérieure aux communes, chargés de gérer les propriétés collectives des cités. Telle est la conjecture que M. Vanderkindere applique aux communes de Flandre et M. Giry à celle de Saint-Omer. D'autres hypothèses sont possibles, et mieux adaptées peut-être à l'histoire des communes dans les autres régions, notamment dans l'Ile-de-France. Quand la commune est sortie directement d'une confrérie religieuse ou d'une corporation marchande, rien n'empêche de croire que le corps des jurés ne représente les anciens administrateurs de cette association particulière ou même les principaux chefs de famille qui en faisaient partie. Le mot de pairs impliquerait plutôt une conception d'ordre féodal, les notables d'une cité ayant été naturellement assimilés aux vassaux qui occupent le même degré de la hiérarchie sous un suzerain commun. Au total, la question de l'origine des jures et des pairs est encore pleine d'obscurités. Les recherches sur l'origine de la mairie ont permis d'aboutir à des résultats plus satisfaisants. Qu'un corps délibérant, comme celui des jurés, pairs ou échevins, à la fois administrateurs et juges, ait choisi un de ses membres pour présider ses débats et exécuter ses arrêts ; que ce président ait été appelé major, c'est-à-dire le premier des conseillers urbains, rien que de très naturel, et ceci s'explique de soi. Mais les érudits ne se sont pas contentés de cette explication. Ils ont cité des cas[13] où le maire parait agir indépendamment du corps des jurés, et même jouer auprès du tribunal de l'échevinage — comme à Saint-Quentin — le rôle d'un véritable représentant de l'autorité seigneuriale. On a allégué aussi le fait curieux qui s'est produit à Autun : le viguier ou vierg, officier du duc de Bourgogne, simple fonctionnaire féodal à l'origine, devenant insensiblement le chef de la municipalité. D'autre part, il est hors de doute que les mayeurs de certaines villes de Flandre et d'Artois sont toujours restés fonctionnaires du suzerain et n'ont jamais fait partie du corps municipal[14]. La conclusion à dégager de l'ensemble des faits analogues, c'est que le maire n'aurait été d'abord qu'un officier seigneurial, étranger à la municipalité, chargé seulement de représenter les intérêts du seigneur auprès des bourgeois. La transformation de ce maire féodal en mandataire de la ville n'est point en soi invraisemblable Mais, en admettant que cette théorie puisse être appliquée à certaines régions de la France du nord, il parait difficile qu'elle soit valable pour toutes. Dans l’Ile-de-France et dans d'autres provinces, on constate que l'autorité féodale est représentée par des maires, majores ; mais ces maires ne sont que les chefs des très petites localités, des villages ou des hameaux. Le représentant du seigneur dans les bourgs et les cités ne s'appelle jamais maire, mais prévôt. Quoi qu'il en soit, on doit conclure de ces observations sur l'administration des villes libres que les organes de la commune ne sont pas tous mi produit du nouveau régime urbain. Plusieurs d'entre eux, d'origine féodale ou même carolingienne, remontent aux premiers temps du moyen âge. La commune n'a fait, en les modifiant plus ou moins profondément, que les approprier à ses besoins. |
[1] Flammermont, Histoire de Senlis, p. 13.
[2] Lefranc, Histoire de Noyon, p. 78.
[3] Giry, Documents, etc., XLV.
[4] Flammermont, Histoire de Senlis, p. 13.
[5] Aug. Thierry, Mon. inéd.. IV, 65.
[6] Flammermont, Histoire de Senlis, p. 23.
[7] Aug. Thierry, Mon. inéd., I,
53.
[8] Giry, Établissements de Rouen, I, 15.
[9] Lefranc, Histoire de Noyon, p. 231.
[10] Lefranc, Histoire de Noyon, p. 71.
[11] Giry, Etablissements de Rouen, I, 145.
[12] Voir surtout Giry, Études sur les origines de la commune de Saint-Quentin, 28-66. Cf. Lefranc, Histoire de Noyon, 79-83.
[13] Giry, Études sur les origines de la commune de Saint-Quentin, p. 33 et suiv.
[14] Giry, Histoire de Saint-Orner, p. 182.