LES COMMUNES FRANÇAISES À L'ÉPOQUE DES CAPÉTIENS DIRECTS

LIVRE PREMIER

 

LA. SEIGNEURIE COMMUNALE

 

 

La commune considérée comme seigneurie. — Place qu'elle occupait dans le régime féodal. — Les symboles matériels de la souveraineté des bourgeois. — Le sceau. — Sceaux guerriers, sceaux pacifiques. — Le beffroi. — L'hôtel de ville. — Destruction du beffroi de Corbie.

 

Que la commune soit urbaine ou rurale, qu'elle ait été, à l'origine, le produit d'une insurrection ou de la libre concession (l'un seigneur, du jour où elle possède une certaine part de juridiction et de souveraineté, elle cesse d'appartenir exclusivement à la classe populaire ; elle entre dans la société féodale. En effet, si l'on considère la provenance et la condition de chacun de ses membres pris individuellement, la commune reste un organe des classes inférieures ; envisagée dans son ensemble, en tant que collectivité exerçant par ses magistrats, dans l'enceinte de la ville et de sa banlieue, des pouvoirs plus ou moins étendus, elle prend place parmi les États féodaux. Elle est devenue une seigneurie.

La commune, c'est la seigneurie collective populaire, incarnée dans la personne de son maire et de ses jurés. Cette sorte de seigneurie n'est pas la seule de son genre qui existe au moyen âge. Le corps du clergé possède aussi des seigneuries collectives, qui sont les abbayes et les chapitres. De même que l'esprit, les principes et les usages propres à la féodalité ont profondément pénétré la société ecclésiastique, au point que les relations de ses membres prirent souvent la forme des rapports établis entre les seigneurs laïques, de même la commune, organisme populaire, a subi, elle aussi, l'influence de l'air ambiant. Elle apparaît comme imprégnée de féodalité : bien mieux, on peut et on doit dire que, toute bourgeoise et roturière qu'elle est par ses racines, elle constitue un fief et un fiel noble. Par rapport aux différentes seigneuries qui s'étagent au-dessus d'elle, la commune est une vassale : elle s'acquitte effectivement de toutes les obligations de la vassalité.

La première manifestation de cette vassalité apparaît dans le serment que la commune prête à son seigneur. C'est un véritable serment de foi et hommage. Voici le texte de celui que la commune de Laon prêta, en 1228, au roi de France, son suzerain direct :

A tous ceux à qui ces présentes parviendront, le maire et les jurés de Laon, salut. Sachent tous que nous avons fait le serment suivant. Nous garderons fidèlement, de tout notre pouvoir, le corps, les membres, la vie et les possessions terrestres de notre très cher seigneur Louis, illustre roi de France, et de notre dame la reine sa mère (Blanche de Castille) et de ses fils. Nous serons toujours avec eux et nous les soutiendrons contre tous hommes et femmes qui peuvent vivre et mourir[1].

Les feudataires ne s'expriment pas autrement quand ils jurent fidélité au baron dont ils relèvent. Il est vrai qu'ici le suzerain, c'est le roi. Mais il s'agirait d'un seigneur ordinaire que les termes employés seraient les mêmes. En 1250, l'évêque de Noyon reconnut. que la commune de Noyon avait rempli envers lui son devoir de vassale.

Wermond, par la grâce de Dieu évêque de Noyon, à tous ceux qui verront les présentes, salut dans le Seigneur. Nous vous notifions qu'Eustacb.e dit le Cirier, maire, ainsi que les jurés et la commune de Noyon, nous ont fait le serment qui suit, sans en retrancher ou y ajouter un seul mot. Ils ont juré, sur les reliques, qu'ils conserveront, selon leur pouvoir, notre corps, nos membres, notre bénéfice et nos droits. En foi de quoi, nous avons fait corroborer les présentes de notre sceau[2].

Comme tous les serments féodaux, celui des communes devait être prêté chaque fois que la seigneurie changeait de titulaire, et aussi chaque fois que le maire et la municipalité étaient renouvelés. On arriva ainsi, dans certaines cités, à le prêter tous les ans. Les bourgeois étaient représentés, dans cette circonstance, par le maire et les magistrats municipaux, qui se rendaient au château du suzerain et prononçaient le serment dans la même attitude que les chevaliers faisant hommage lige. De même que les vassaux remettaient au seigneur un objet matériel, des gants, un anneau, une lance, symbole de l'investiture demandée et obtenue, il est question parfois d'une formalité analogue accomplie par ceux qui personnifiaient les communes. Un statut du XIVe siècle prescrivait au maire de Cognac de donner au seigneur de la ville, à chaque prestation de serment, un anneau d'or pesant deux florins de Florence[3].

En vertu du droit féodal, le contrat qui unit le vassal au suzerain est synallagmatique. Si le premier promet fidélité au second, celui-ci, à son tour, doit aide et protection à son fidèle. Ici encore, la similitude se poursuit. Quand la commune a prêté serment, le seigneur s'engage solennellement à respecter ses droits et ses privilèges.

L'histoire de Saint-Omer fournit, à cet égard, plusieurs exemples intéressants. Dans la charte que le comte de Flandre, Guillaume Cliton, accorda, en 1127, aux bourgeois de cette ville et qui fut le véritable fondement de leurs libertés, on lisait une clause ainsi conçue : Je leur procurerai la paix envers toute personne, je les maintiendrai et défendrai comme mes hommes[4]. C'est le serment de protection du suzerain. Un siècle plus tard, alors que les villes sont arrivées à jouer un rôle important sur la scène du monde, la promesse du seigneur ne consiste plus en deux lignes perdues au milieu d'une charte. Il faut qu'il prononce personnellement son serment, dans la séance même où il reçoit celui du maire et des jurés, tout au moins lors de sa première entrée dans la commune. En 1269, Robert d'Artois, un prince du sang, dut prêter aux habitants de Saint-Omer le serment dont voici le passage le plus important : Nous jurons d'être bon et fidèle seigneur, pour la ville de Saint-Orner et ses bourgeois ; nous jurons de les sauver, maintenir et défendre conformément aux chartes accordées par nos prédécesseurs et que nous avons nous-même confirmées. Bien que nous ayons prêté ce serment à Paris, nous savons que ce n'est pas là une manière légale de procéder ; qu'il faut que le seigneur de Saint-Orner s'acquitte de cette obligation à sa première entrée dans la ville. Aussi, en le prêtant à Paris, nous n'entendons préjudicier en rien aux droits de ladite ville et de ses habitants[5].

A la fin du mir siècle, les communes ôtaient donc considérées comme de vraies puissances féodales, envers qui le soigneur était tenu de s'engager. Quand le suzerain était un roi, il ne pouvait prêter le serment en personne. Un délégué remplissait pour lui le devoir féodal.

L'échange des serments entre la commune et le seigneur était suivi d'une formalité que la loi des fiefs imposait à tous les vassaux. Il fallait que le feudataire montrât à son suzerain l'étendue exacte du fief qu'il tenait de lui. Cette cérémonie se fit d'abord réellement, par une descente sur les lieux : ce qu'on appelait, au XIIe siècle, la montrée et la vue. A dater du siècle suivant, elle se transforma en une simple déclaration par écrit. : l'aveu et le dénombrement. On possède encore le procès-verbal de la montrée que la commune de Noyon fit aux délégués de l'évêque, son seigneur, en 1292[6].

Vassal collectif, la commune jouait, en toutes circonstances, le même rôle que les tenanciers d'ordre féodal. Le seigneur pouvait l'offrir en garantie, comme otage, pour les engagements pris, aux personnes avec lesquelles il concluait traité d'alliance ou pacte de soumission. Si la commune ne payait, plus la taille, fait assez général, elle devait, comme tout vassal, les aides féodales prélevées dans des cas déterminés, lorsque le seigneur était fait prisonnier, mariait son fils ou sa fille aînée, élevait son fils à la chevalerie. Au service pécuniaire s'ajoutait le service militaire ; la commune s'acquittait, par sa milice, du devoir d'ost et de chevauchée, obligation plus ou moins rigoureuse, suivant les chartes. Enfin, elle était parfois considérée comme forteresse Modale, livrable et rendable, en cas de nécessité, à la première réquisition du suzerain.

On voit comment la ville qui obtenait l'organisation communale passait, par ce fait même, de la condition de localité assujettie et directement possédée, à celle de localité. tenue en fief. Non seulement les communes avaient leur rang marqué parmi les souverainetés locales qui composaient le vasselage d'un haut, baron, mais il semble qu'une sorte de hiérarchie se fût établie, çà et là entre ces seigneuries populaires, qui n'avaient pas toutes le même degré de puissance et d'étendue. Les petites communes pouvaient être vassales des grandes. En Normandie, les communes rurales du pays de Caux prêtaient le serment à la grande commune de Rouen[7] ; et celle-ci remplissait, à leur égard, les devoirs d'aide et de protection qui incombaient aux suzerains.

Des historiens ont dit, avec raison, que la commune était le résultat d'un démembrement du fief. En effet, la seigneurie communale n'a pu se former qu'aux dépens de l'autorité du seigneur primitif, comte, évêque ou abbé, à qui les bourgeois se sont substitués en lui enlevant une partie de son pouvoir politique, de ses droits judiciaires et même de sa propriété territoriale.

Devenue maîtresse de son sol, la commune jouit de toutes les prérogatives attachées à la souveraineté. Le maire et les magistrats municipaux ont le pouvoir législatif ; ils rendent des ordonnances applicables au territoire compris dans les limites de la banlieue. Ils possèdent le pouvoir judiciaire ; leur juridiction civile et criminelle ne s'arrête que devant les justices particulières enclavées dans l'enceinte urbaine. La municipalité, comme tout seigneur, fixe et prélève les impôts nécessaires à l'entretien des fortifications et des édifices communaux, au fonctionnement de ses divers services. Elle perçoit sur les bourgeois des tailles et des octrois. Le seul droit que la commune ne partage pas d'ordinaire avec le seigneur, c'est celui de battre monnaie. Les grandes cités même, affranchies par insurrection, n'ont pas eu la souveraineté monétaire ou n'ont pas osé l'exercer. En 1127, quand Guillaume Cliton se crut obligé, pour obtenir le comté de Flandre, de faire d'importantes concessions aux principales villes du pays, il octroya à Saint-Omer, avec bien d'autres privilèges, le droit de monnayage. Il recommanda seulement aux bourgeois — utile précaution, au moyen âge ! — de faire leur monnaie de bon aloi et de ne pas la changer trop fréquemment[8]. C'était là une faveur exceptionnelle, dont les bourgeois n'eurent pas longtemps à bénéficier. L'année suivante, un nouveau comte, Thierri d'Alsace, confirma leurs privilèges ; mais, comme prix de cette concession, il eut soin de se faire rendre le monnayage[9]. Au reste, dans le monde féodal, le droit de battre monnaie n'était pas affecté indistinctement à toute espèce de seigneuries investies du droit de justice ; il n'appartenait qu'aux baronnies de l'ordre le plus élevé.

Si les communes exercent les droits seigneuriaux, n'allons pas croire qu'elles les possèdent toutes dans leur plénitude. Il y a commune et commune, de même qu'il y a fief et fief. Les fiefs auxquels n'est attachée qu'une justice restreinte ne jouissent que d'une parcelle de souveraineté. Il existe aussi des communes qui, par origine, par situation, par contrat, n'ont qu'une indépendance limitée et restent soumises, en grande partie, à la juridiction seigneuriale. Telle est en général la condition des communes établies dans les petits bourgs ou dans les villages. Les bourgeois de Gamaches ne pouvaient faire d'ordonnance sur le pain et le vin qu'après avoir demandé, au préalable, le consentement du bailli du comte de Ponthieu[10]. Certaines constitutions communales n'accordent même aux grandes villes que des libertés peu étendues. A Rouen, la commune ne possède pas la haute justice ; la plupart des droits financiers et le contrôle de l'administration municipale appartiennent au duc de Normandie. A Abbeville, il fallait l'autorisation du comte de Ponthieu pour que les habitants pussent reconstruire leur beffroi sur un autre emplacement[11]. C'est qu'en effet ce pariage de la souveraineté, qui avait eu lieu forcément entre la commune et le seigneur, s'était accompli, suivant les régions, dans les conditions les plus variées. Ici les parts se trouvaient presque égales ; le seigneur ne s'était guère réservé que les privilèges de la. suzeraineté ; là au contraire, il avait su garder pour lui presque tous ses droits de seigneur direct et de propriétaire.

Dépendante ou non, la commune était toujours en possession de certains droits, de certains signes matériels qui lui donnaient son caractère distinctif de seigneurie, et de seigneurie militairement organisée.

D'abord, comme tout feudataire jouissant des droits seigneuriaux, elle avait un sceau particulier, symbole du pouvoir législatif, administratif et judiciaire dont elle était investie. Le premier acte d'une ville qui se donnait ou recevait l'organisation communale était de se fabriquer un sceau, de même que le premier acte de l'autorité seigneuriale qui abolissait la commune était de le lui enlever. Le sceau communal était placé sous la garde du maire, qui avait seul qualité pour s'en servir. A Amiens, la matrice du sceau était renfermée dans une bourse que le maire portait constamment à sa ceinture[12]. A Saint-Omer, on le conservait soigneusement dans un coffre ou huche dont les quatre clefs avaient été remises au maire et à quelques autres magistrats[13].

Primitivement, les communes n'eurent qu'un sceau : le grand sceau, le sceau solennel. Plus tard, lorsque le nombre des pièces à expédier devint considérable, le grand sceau fut réservé pour valider les actes d'un intérêt général, ceux qui importaient à la commune tout entière. Les jugements et lus actes administratifs où intervenaient les magistrats municipaux furent garantis par un sceau de format plus exigu, qu'on appelait le sceau aux causes. Certaines communes employèrent même une troisième espèce de sceau. On l'appliquait aux contrats conclus entre particuliers et simplement passés devant la municipalité : c'était le sceau aux connaissances.

Une étude attentive des sceaux de ville nous révèle d'intéressantes particularités. Les sceaux sont des documents authentiques, officiels, émanés des communes elles-mêmes : ils permettent à l'historien de déterminer, par certains côtés, le caractère, et la vraie nature de ces petites seigneuries. On y voit d'abord, très nettement accusé, le côté militaire de l'institution. La féodalité se compose, avant tout, d'une aristocratie de chevaliers, dont la guerre constitue l'occupation principale : la commune est aussi féodale à ce point de vue qu'à tous les autres. Les sceaux des seigneurs laïques représentent d'ordinaire un chevalier armé de toutes pièces, placé sur un cheval au galop : de même les sceaux de nos républiques guerrières offrent le plus souvent une image belliqueuse : un château fort, un homme d'armes, une foule armée. Ce caractère n'est pas particulier aux communes de la France du nord : on le retrouve aussi bien dans la sigillographie des villes à consulats de la France méridionale.

Les sceaux des communes de Soissons, de Senlis, de Compiègne représentent le maire de la ville sous la forme d'un guerrier debout, tenant épée et bouclier, revêtu de la cotte de mailles et du casque à nasal. A Noyon, cet homme d'armes est figuré sortant à mi-corps d'une tour crénelée. Ailleurs, la puissance bourgeoise n'est pas personnifiée par un fantassin, mais — ce qui est bien plus féodal — par un cavalier galopant et armé de toutes pièces. Ainsi se présentent à nous les sceaux de Poitiers, de Saint-Riquier, de Saint-Josse-sur-Mer, de Poix, de Péronne, de Nesle, de Montreuil-sur-Mer, de Doullens, de Chauni. Le cavalier tient à la main une masse d'armes, une épée nue ou un bâton. Le bâton est plus particulièrement l'emblème du pouvoir exercé par le magistrat municipal. Le sceau de Chauni et celui de Yann (près Soissons) offrent ce trait spécial que le cavalier est suivi d'une multitude armée de haches, de faux et de piques. Quelquefois, au lieu du maire en armes, c'est la forteresse qui est représentée sur le sceau de Beaumont-sur-Oise, par exemple, apparaît un château fort à deux tourelles et à donjon carré.

Il est des sceaux de signification moins belliqueuse. A Roye, à Montdidier, à Corbie, à Mantes, le cavalier qui figure le maire est en costume civil et tête nue. Sur le sceau de Laon, le maire indique de la main droite et tient de la main gauche, sur sa poitrine, une épée dans le fourreau. Ici l'intention du graveur est évidente. Il a voulu rappeler que la commune accordée à Laon avait été, avant tout, une institution de paix, titre officiel de la charte communale octroyée par Louis VI en 1128. Le sceau de Beauvais représente la ville avec ses monuments, mais sans enceinte fortifiée et sans porte : la légende donne simplement le mot CITÉ. Sur le sceau d'Athies en Picardie, on voit un personnage assis, drapé à l'antique, tenant un bâton ou sceptre de la main droite.

Celui de la commune rurale de Bruyères-sous-Laon est d'un caractère pacifique encore plus accentué. Il représente un homme debout, de face, tète nue, vêtu d'une courte jaquette, la main gauche à la ceinture et tenant un rameau de la main droite. Tel est aussi celui de la petite commune d'Asnières-sur-Oise, où figure un personnage analogue, portant une fleur de lis et accosté de deux ânes. Les deux ânes sont des armes parlantes, usage déjà très à la mode au mue siècle, dans le monde des communes comme dans celui des chevaliers[14].

Au total, les sceaux à symboles pacifiques sont de beaucoup en minorité. La commune est le plus souvent personnifiée par le chef de sa milice, qui est le maire, et ses attributs guerriers sont ceux qu'elle met le plus volontiers en évidence. Cette préférence n'était pas simplement une affaire de goût et d'humeur, mais le résultat d'une nécessité. Seigneurie possédant terre et juridiction, la commune est entourée d'ennemis : c'est le sort de toutes les dominations politiques, au moyen âge. Elle se protège contre eux par sa milice et aussi par son enceinte de hautes murailles. Ses fortifications sont l'objet de la constante préoccupation des magistrats qui l'administrent : une bonne partie de ses revenus est consacrée à les tenir en état. On peut la considérer comme une place forte, analogue au château féodal : mais ici le donjon s'appelle le beffroi.

Le beffroi communal présentait primitivement la forme d'une grosse tour carrée. Il s'élevait isolé sur une des places de la ville et servait de centre et de point de ralliement aux bourgeois associés. Au haut de cette tour se trouvait un comble de charpente recouvert d'un toit de plomb ou d'ardoise : là étaient suspendues les cloches de la commune. Les guetteurs ou sonneurs se tenaient dans une galerie régnant au-dessous du toit et dont les quatre fenêtres regardaient de tous côtés l'horizon. Ils étaient chargés de sonner pour donner l'éveil, quand un danger menaçait la commune : approche de l'ennemi, incendie, émeute ; ils sonnaient encore pour appeler les accusés au tribunal, les bourgeois aux assemblées ; pour indiquer aux ouvriers les heures de travail et de repos, le lever du soleil et le couvre-feu. Mais le beffroi n'était pas seulement un clocher. Pendant longtemps les grandes communes du nord n'eurent pas d'autre lieu de réunion à offrir à leurs magistrats. Au bas de la tour se trouvaient la salle réservée au corps municipal, un dépôt d'archives, un magasin d'armes.

Quelquefois le beffroi, au lieu d'être une tour, se présentait comme une porte fortifiée que surmontaient une ou deux tourelles. Cette particularité nous reporte à cette époque primitive de l'histoire des communes, où elles n'avaient pas encore construit un édifice spécial destiné à contenir leurs cloches. On avait commencé simplement par les suspendre au-dessus d'une des portes qui interrompaient l'enceinte.

Un fait étrange et qui semble en contradiction avec les sentiments d'hostilité que l'Église témoigna constamment aux communes, c'est qu'à Saint-Omer, et ailleurs, la cloche communale se trouvait placée, non dans le beffroi, mais dans une tour de la principale église. Le moyen âge, on ne saurait trop le faire remarquer, est par excellence l'époque des situations contradictoires. N'oublions pas que les communes n'ont cessé, pendant plusieurs siècles, de tenir des réunions dans les cathédrales. L'esprit religieux, alors tout puissant, l'emportait souvent sur les nécessités les plus évidentes. Le XIIe siècle, qui vit se former la plupart des républiques bourgeoises, est aussi le siècle qui vit, à son déclin, s'élever les grandes cathédrales. Les plus belles de ces églises, à la construction desquelles le peuple des cités prenait une part si active, furent construites précisément dans les villes où régnaient l'esprit communal le plus intense et des haines souvent fort vives contre le clergé local : Laon, Reims, Beauvais.

Tout en luttant avec les évêques et les chapitres, les bourgeois considéraient les cathédrales comme des édifices à moitié civils. Ils y voyaient une sorte de terrain neutre, ouvert à tous, où l'on pouvait se donner rendez-vous pour échanger ses idées et conclure des affaires qui n'avaient rien (le commun avec le service religieux.

Ce fut là peut-être une des causes qui empêchèrent nos grandes communes de se bâtir, au mie siècle, ces magnifiques hôtels de ville qu'dn admire encore dans le nord de l'Allemagne, en Belgique, en Italie. L'hôtel de ville était, avec le beffroi, le monument municipal par excellence. Il fut d'abord isolé du beffroi. on finit par l'y réunir : et le beffroi ne fut plus que la tour, le donjon surmontant la maison commune plus ou moins fortifiée. H n'existe pas en France d'hôtel de ville datant d'une époque antérieure au xve siècle, excepté dans quelques villes du midi. Selon toute apparence, le lieu de réunion des corps municipaux du nord ne fut jusqu'à cette époque qu'une salle du beffroi, ou une simple maison peu différente des autres maisons bourgeoises. Le luxe déployé dans l'édification des cathédrales, l'état précaire où se trouvaient les communes, tant de fois supprimées 'et rétablies, la situation peu florissante de leurs finances ne permirent pas aux bourgeois de se donner des maisons de ville proportionnées à l'importance de leur rôle politique.

Quoi qu'il en soit, il faut voir dans l'hôtel de ville, comme dans le beffroi, le sceau, les cloches, et aussi le pilori et les fourches patibulaires placées à l'entrée de la banlieue, les symboles matériels, les signes visibles de la seigneurie populaire. Quand on supprimait la commune, on lui enlevait son sceau, ses cloches ; on démolissait son beffroi : de même que, dans le monde féodal, à la même époque, le suzerain rasait le donjon du vassal félon condamné par sa justice à la perte des droits seigneuriaux. L'acte de 1331, par lequel Philippe de Valois abolissait définitivement la commune de Laon, comprend cette clause significative.

Les deux cloches qui furent de la commune jadis de Laon, les deux qui sont en la tour que l'on seult dire le beffroi, et tout le merrain où elles pendent (ce qui en pourra être ôté sans empirement ou dommage de la dite tour) seront tantôt ôtées et mises sus et appliquées à notre profit, pour être transportées hors de Laon, sans que jamais y soient retournées. Et défendons que ladite tour ne soit jamais appelée beffroi, mais soit appelée et nommée dorénavant : la prison du prévôt[15].

Ici on n'osa pas détruire effectivement le beffroi : on se contenta d'en proscrire le nom et, avec le nom, les souvenirs de liberté qu'il évoquait. A Corbie, en 1312, la féodalité prit une mesure plus radicale.

La commune de Corbie ayant été abolie par Philippe le Bel ou, pour parler exactement, remise par lui à l'abbaye de Corbie qui en réclamait depuis longtemps la suppression, les commissaires royaux convoquèrent les religieux et les habitants dans une maison située au milieu du marché, où se tenaient les assemblées municipales. Après avoir fait connaître la mission dont ils étaient chargés, ils mirent l'abbé Garnier en possession de la commune et de toutes ses dépendances et lui en donnèrent l'investiture par les clefs des portes, des fortifications, des prisons et du beffroi. Cela fait, les religieux déclarèrent qu'ils voulaient que la commune cessât d'exister et qu'ils l'abolissaient entièrement. En signe de cette destruction, ils firent enlever sur-le-champ les battants des cloches communales. Les commissaires déclarèrent ensuite qu'il n'y avait, plus de commune et qu'à l'avenir les habitants devaient obéir en tout aux religieux comme à leur seigneur[16]. Mais ceci ne suffisait pas à l'abbé de Corbie. Il lui semblait que la commune ne serait pas réellement abolie tant que le beffroi resterait debout. Il fallait faire disparaître à tout jamais cet odieux monument d'indépendance et de rébellion.

Comme il craignait, dit la chronique de l'abbaye, d'éprouver une vive résistance de la part des habitants, il eut recours à un stratagème. Il proposa à la jeunesse un divertissement à une certaine distance de la ville et des prix aux plus adroits. Tout le monde y court, et il ne reste presque personne dans la ville. Tandis que l'abbé, qui avait laissé des ordres pour en fermer les portes, fait mine de partager la joie publique, des ouvriers apostés sapaient le beffroi par ses fondements avec tant de célérité qu'il était renversé avant que les bourgeois pussent s'en apercevoir. Surpris et indignés du stratagème, ils traduisirent l'abbé Garnier et ses moines devant le Parlement. Les juges de Philippe le Bel, comme on pouvait s'y attendre, donnèrent raison aux religieux.

 

 

 



[1] Giry, Documents, p. 66, n° 26.

[2] Lefranc, Histoire de Noyon, p. 221.

[3] Giry, Établissements de Rouen, I, 277.

[4] Giry, Histoire de la ville de Saint-Omer, pièces justificatives, n° III, p. 372.

[5] Giry, Histoire de la ville de Saint-Omer, pièces justificatives, n° LVII, p. 428.

[6] Lefranc, Histoire de Noyon, pièces justificatives, n° 58, p. 235-236.

[7] Giry, Établissements de Rouen, II, 48 et 440.

[8] Giry, Histoire de la ville de Saint-Omer, pièces justificatives, n° III, p. 373.

[9] Giry, Histoire de la ville de Saint-Omer, pièces justificatives, n° IV, p. 376-377.

[10] Aug . Thierry, Mon. inéd., IV, 699, n° 28 (charte de 1230).

[11] Aug . Thierry, Mon. inéd., IV, 699, n° 17.

[12] Demay, le Costume au moyen âge d'après les sceaux, 62.

[13] Giry, Histoire de la ville de Saint-Omer, 230.

[14] Sur les sceaux dont il vient d'être question, voir Douet d'Arcq, Inventaire des sceaux des Archives nationales (série des villes), et Demay, le Costume au moyen âge d'après les sceaux.

[15] Melleville, Histoire de la ville de Laon, I, 75 ; II, 73. — Aug. Thierry, Lettre 18 sur l’histoire de France, p. 319.

[16] Aug. Thierry, Mon. inéd., IV, 505-506.