LES DYNASTIES ÉGYPTIENNES

PREMIÈRE PARTIE. — LES DYNASTIES ÉGYPTIENNES CONSIDÉRÉES EN ELLES-MÊMES

 

ARTICLE VI. — L’ÉPOQUE DE LA XVIIIE ET DE LA XIXE DYNASTIE.

 

 

Est-elle fixée par celle du roi Menophrès, sous le règne duquel l’astronome Théon aurait placé le commencement du Cycle caniculaire dont Censorin marque la fin ?

 

Nous avons observé que la chronologie de Manéthon, dans son état actuel, est trop dénuée de faits pour se soutenir elle-même. Il paraît qu’on l’a senti ; et on lui cherche maintenant des appuis au dehors. M. Champollion- Figeac en offre le premier essai dans une Notice chronologique sur la XVIIIe dynastie, jointe à un ouvrage de M. Champollion le Jeune, postérieur au Précis[1].

Larcher a fait connaître un texte inédit de Théon, trop abrégé pour qu’on puisse y découvrir le but des calculs de l’auteur ; mais où l’on voit clairement qu’il comptait, depuis un roi d’Égypte qu’il nomme Ménophrès, jusqu’à la fin d’Auguste, 1605 ans, et en y ajoutant cent années depuis le commencement de Dioclétien, 1705 ans. Il était visible que Théon parlait en cet endroit, non d’Auguste et de Dioclétien ou de leurs règnes ; mais des ères qui portaient leurs noms, et dont l’une finit lorsque l’autre commence. Larcher en concluait d’abord que le nom de Ménophrès était de même celui d’une ère : observant ensuite que le personnage pour qui cette ère avait été instituée, devait être un prince célèbre ; qu’il n’avait pu mériter cet honneur que par de grandes actions ; que « de tous les rois d’Égypte, il n’y en a pas un seul qui se soit plus distingué que Sésostris, et qui ait porté plus haut la gloire du nom Égyptien ; » il concluait en définitive que l’ère dont parle Théon était celle de Sésostris, et que Sésostris, était là sous le nom de Ménophrès ; car ce nom, disait-il, est celui de Pharaon un peu altéré ; et le Pharaon dont il s’agit ici est indubitablement Sésostris. Il serait singulier, sans doute, qu’une ère de ce grand conquérant n’eût pas porté son nom propre ; qu’on ne l’eût désignée que par un titre commun à tous les rois d’Égypte, et qui n’appartenait pas plus à Sésostris qu’à tout autre ; qu’enfin, elle fût restée inconnue à toute l’Antiquité, comme si elle n’eût jamais été en usage.

Larcher, qui fait cette dernière remarque, n’en est pas moins demeuré dans la persuasion qu’il avait découvert (c’est son terme) l’ère de Sésostris, et fixé par conséquent le temps où il a vécu.

En s’emparant du texte de Théon, M. Champollion-Figeac ne veut pas le faire servir à étayer de semblables rêveries, quoiqu’il ait fort à cœur la gloire de Sésostris. Il remarque avec Larcher, que les deux périodes de temps indiquées par Théon, et partant l’une de la fin de l’ère d’Auguste, l’autre, de la centième année de celle de Dioclétien, remontent à l’an 1322 avant l’ère chrétienne. Il observe ensuite que cette année est précisément celle où avait dû commencer le cycle cynique ou sothiaque de 1460 années Juliennes, répondant à 1461 années vagues, qui finit, suivant le témoignage de Censorin, et ce qui est plus sûr encore, suivant le calcul astronomique, l’an 138 après notre ère ; d’où il conclut que c’est le renouvellement du cycle, dont Théon a voulu fixer l’époque dans la chronologie Égyptienne. Cela est possible, probable même, si l’on veut, mais il n’en avait pas besoin pour l’objet qu’il se propose.

Quand Théon n’aurait pas connu l’époque du renouvellement du cycle sothiaque, ou n’aurait pas voulu en faire remarquer le concours avec l’année qu’il indique, cette année n’en serait pas moins déterminée par les deux périodes tirées des ères d’Auguste et de Dioclétien, et il resterait toujours prouvé que Théon rapportait au règne de Ménophrès l’année 1322 avant notre ère. C’est sur cette donnée fournie par l’astronome que portent tous les raisonnements de M. Champollion-Figeac, et ce sont les conséquences qu’il en tire que nous avons à discuter.

Avant de nous y engager cependant, nous ferons sur ce texte et sur l’autorité qu’on lui donne quelques observations qui se présentent naturellement. L’ouvrage d’où on l’a extrait, pour le communiquer au Traducteur d’Hérodote, n’a point été soumis à un examen critique. Est-il réellement de Théon ? Quel est son mérite intrinsèque ? En le reconnaissant comme un écrit de cet astronome, quel degré de confiance faudrait-il lui accorder sur l’Histoire d’Égypte ? Sans la grande découverte d’une ère de Sésostris, Larcher vraisemblablement n’en eût pas fait tant de bruit. Mais nous ne voulons point éluder la difficulté, si ce texte en fait une. Nous lui supposerons toute l’authenticité, tout le poids qu’on paraît lui attribuer, nous le prendrons pour le moment, tel qu’on nous le présente.

1° Conduit par la liste ascendante de Manéthon à la XIXe dynastie, M. Champollion-Figeac y cherche le roi Ménophrès, et ne le trouvant pas sous ce nom, il tâche de le découvrir sous quelque autre dénomination plus ou moins approchante. Ainsi, dès le premier pas, nous voilà livrés aux conjectures ; et le champ est vaste à l’égard des noms, les Pharaons n’en ayant point de constants dans l’Histoire, et y paraissant presque toujours sous des noms différents dans les différents Auteurs. C’est ce qui a fait dire aux Anciens, que ces princes prenaient ordinairement plusieurs noms, trois, quatre et plus, comme s’ils avaient porté tous ceux qu’on leur a donnés.

On a donc cherché Ménophrès dans la XIXe dynastie, et l’on a cru le trouver dans Amménephtès ou Amménephtis, troisième roi de cette dynastie, suivant Jules Africain et Eusèbe. Il y a loin de ce nom à celui de Ménophrès, qui semblerait plutôt une variante d’Aménophis. Il est vrai que celui-ci aurait présenté une difficulté encore plus grave. Comment reconnaitre l’Aménophis de Théon parmi tant de rois de ce nom, que l’on trouverait depuis le premier de la XVIIIe dynastie jusqu’au troisième de la XIXe ? Il a donc fallu s’arrêter à Amménephtès.

Jules Africain ne donne à ce prince que 20 ans de règne, qui ne suffisent pas pour atteindre l’année indiquée par Théon ; mais Eusèbe lui en donne 40, et la leçon d’Eusèbe est préférée, sans autre motif évidemment que la convenance. Car ce sont bien les deux Auteurs, et non pas, comme on le dit, les copistes, qui diffèrent sur la durée du règne d’Amménephtès : Jules Africain, comptant 60 années pour le règne de son successeur, ne pouvaient pas en compter plus de 20 pour le sien. La somme totale des règnes de la XIXe dynastie dans sa chronologie, comme dans celle d’Eusèbe, le démontre.

Si l’on n’accordait que 20 ans au troisième roi de cette dynastie, l’année de Théon, la 1322e avant notre ère, tomberait sous le règne du quatrième roi ; mais ce roi a le nom de Ramessès dans Jules Africain ; et les monuments le lui assurent, selon M. Champollion le Jeune, qui le compte pour le cinquième de ceux qui l’ont porté. Or, comment changer Ramessès en Ménophrès ? Voilà ce qui a fait abandonner le témoignage du chronologiste plus ancien, et recourir à Eusèbe, qui le défigure trop sou- vent, même en le copiant.

Pour justifier les 40 années du règne d’Amménephtès, on allègue la durée totale de la dynastie, « Le Grec et l’Arménien d’Eusèbe, dit-on, le Syncelle et Jules Africain, portant uniformément le total des règnes à 194 ans. »

Cela n’est vrai que pour Eusèbe, qui compte cinq règnes seulement, formant en effet la somme de 194 ans. Jules Africain compte six règnes qui donnent 204 ans par l’addition des chiffres, et en donneraient 209, si l’on s’arrêtait à la somme totale exprimée dans le texte. Le Syncelle se contente de rapprocher les deux listes, et n’appuie par conséquent ni l’une ni l’autre. La différence entre le calcul d’Eusèbe et celui de Jules Africain n’est pas considérable, et l’on en voit aisément la raison : si l’un donne 40 ans à Araménephtès, il n’en donne que 26 à son successeur Amménémès ; et si l’autre borne à 20 ans le règne d’Amménephtès, il étend à 60 celui de Ramessès qui lui succède. Il importe peu de savoir lequel des deux a rendu avec plus de fidélité les nombres de Manéthon. Il nous suffira d’observer comme une conséquence naturelle de cet exemple, qu’on ne doit en général avoir aucun égard à ces différences partielles, qui, se compensant mutuellement et n’amenant point de changement notable dans la somme des règnes, semblent combinées pour en conserver l’évaluation totale, telle que l’avait déterminé l’Auteur original, et ne sauraient jamais servir de fondement à leur évaluation respective.

C’est donc en vain que l’on cherche à rapprocher des noms qui n’ont point de ressemblance, pour confondre des personnages qui n’ont rien de commun.

C’est en vain que l’on croit pouvoir fixer la place de Ménophrès dans les dynasties, par celle qu’Amménephtès y occupe, afin de fixer ensuite l’époque de l’un dans les temps antérieurs à l’ère chrétienne, par celle que donnent à l’autre les calculs de Théon. Au reste, ce premier point de la question n’a pas l’importance que l’on paraît y attacher, et l’examen des diverses observations critiques sur lesquelles on s’appuie n’était pas nécessaire. Nous y sommes entrés, parce qu’il prouve combien on se trompe, si l’on croit pouvoir établir des résultats positifs et précis sur des données variables et incertaines, que l’on ferait servir avec un droit égal à toutes les combinaisons.

2° La question présentait un autre objet à discuter que l’on n’a pas aperçu, ou auquel on n’a pas donné toute l’attention qu’il méritait.

Quand nous admettrions que le Ménophrès de Théon était véritablement, dans son idée, le troisième roi de la XIXe dynastie, serions-nous obligés d’en conclure, que « ce règne demeure un point certain, et comme un jalon fixe dans la chronologie Égyptienne[2] » ? Pour faire sentir l’illusion, transportons le raisonnement à quelque autre des anciennes annales les plus décréditées aujourd’hui.

Suffirait-il qu’un Auteur, même grave et imposant, eût placé le commencement d’une période astronomique, d’une ère civile, bien déterminées d’ailleurs, ou l’époque bien connue d’un fait quelconque, sous le règne de tel ou tel roi de la chronologie Assyrienne, de la Chaldéenne, de la Tyrienne, pour en conclure que l’existence de ce roi n’est plus incertaine, et que l’époque de son règne est irrévocablement fixée ? Tout ce qu’on y verrait, tout ce qu’on devrait y voir, c’est que l’Auteur adoptait ou suivait un système chronologique reçu de son temps, et que dans ce système vrai ou faux, l’événement dont il parle tombait sous tel règne et tel roi. Que prouverait un synchronisme de ce genre, qui dépendrait de la vérité du système, qui ne se soutiendrait que par elle, tomberait avec elle, et, loin de lui servir de preuve, la supposerait préalablement démontrée ?

Nous en dirons autant du synchronisme de Théon. Confondrait-on deux choses qu’il faut au contraire soigneusement distinguer : l’époque fixée par ses calculs, et le fait historique auquel il rattache cette époque ? Théon admet les dynasties Égyptiennes, l’ordre et la durée de chacune, tout l’ensemble de cette chronologie, tel que nous l’avons. Dans cette supposition, et voulant déterminer, dans la série des rois, celui sous lequel avait eu lieu le renouvellement du cycle caniculaire, il parvient, en la remontant, jusqu’au roi qu’il nomme Ménophrès, et que nous nommerions Amménephtès.

Le calcul du cycle ne fait rien à cela ; ce n’est pas le cycle qui prouve qu’à l’époque donnée par le calcul, le roi qui régnait en Égypte était Ménophrès : c’est la chronologie qui le fait connaître. Tout autre aurait pu faire le même rapprochement avec une chronologie différente, celle de la vieille Chronique, par exemple, et il aurait obtenu un résultat semblable ; mais pour tout autre comme pour Théon, le résultat n’eût été certain, qu’autant que la chronologie eût elle-même été certaine.

Le procédé n’était peut-être pas particulier à Théon : il se pourrait que, de son temps et avant lui, cette manière commode de classer les faits, soit de l’histoire, soit de l’astronomie, fût connue dans l’Ecole d’Alexandrie. Du moins, l’astronome Ptolémée en avait-il donné l’exemple ; Théon aurait fait de la chronologie des rois d’Égypte, l’usage qu’avait déjà fait Ptolémée de la chronologie des rois de Babylone. On sait que le Canon célèbre qui porte son nom, n’était dans l’origine qu’une échelle d’années consécutives, qui, partant d’une année fixe du règne de Nabonassar, s’étendait sur toute la suite des règnes suivants, telle que la présentaient les Historiens, et particulièrement Hérodote ; mais sans garantir, ni les époques véritables de ces règnes, ni leur durée réelle, ni même l’existence de chacun des rois que l’Histoire nommait.

Le but de l’Astronome était uniquement d’avoir, pendant un long espace de temps, un nombre d’années déterminées et toujours reconnaissables, auxquelles il pût rapporter les phénomènes astronomiques, et particulièrement les éclipses Babyloniennes qu’il calculait, et désigner ainsi leur temps vrai par celui auquel elles répondaient dans cette chronologie hypothétique, et, à cet égard, purement fictive.

 

 

 



[1] Première lettre, p. 93.

[2] Première lettre, p. 102.