TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE

Tome second : Vienne - Paris - Londres - Valençay

 

CHAPITRE SEPTIÈME. — LA FIN D'UNE GRANDE VIE.

 

 

De premières alarmes sérieuses. — Appel discret de Mme de Dino aux interventions rédemptrices l'Église. — Une pieuse conjuration autour du prince. — Les ardeurs apostoliques de M. de Quélen, archevêque de Paris, et de l'abbé Dupanloup, directeur dénies en la maison. — Concours des bonnes âmes ; zèle convertisseur de Mme de Dino. — Lenteur des résultats, malgré les lectures austères, auxquelles s'entraine doucement le prince de Talleyrand. — Projet de rétractation simple, auquel il voudrait s'en tenir. — Insistances de M. de Quélen pour obtenir des aveux plus précis et une soumission plus complète. — La grave question : le délit du mariage. — Explications déclarées insuffisantes. — Les vrais sentiments du prince. — De délais en délais. — Toujours demain. — Tendres persécutions pour le décider à signer. — Une plume sans cesse offerte et, chaque fois, écartée. — Rien ne presse. — Jusqu'à la veille du jour fatal. — Angoisses profondes de ceux qui mènent le bon combat, pour le salut de cette âme résistante. — Entretiens nouveaux avec l'abbé Dupanloup. — Ce qu'on demande : une rature et une ligne de sa main, afin de lui assurer la grâce éternelle. — Promesse d'y satisfaire bientôt..., aussi tard que possible. — Avec quel intérêt curieux on suit du dehors les vicissitudes de la lutte engagée autour du chevet de l'illustre vieillard, entre l'esprit de l'Église et l'esprit du siècle. — Une victoire longuement attendue. — Plusieurs voix, plusieurs jugements sur la conversion du prince de Talleyrand et son degré de sincérité. — La séparation suprême. — Départ de Mme de Dino pour l'Allemagne, après les obsèques.

 

Sur la fin de l'année 1835, Talleyrand avait dû s'aliter. De ses amis le considéraient comme perdu. En mon opinion de médecin, écrivait Molé au baron de Barante, je crois le prince dans un état imminent. L'affection au cœur fait des progrès et les moyens employés, tels que ventouses et sangsues, ôtent des forces à ses quatre-vingt-deux années. On fut, un mois, à se remettre de cette alarme.

Le grave péril, auquel il venait à peine d'échapper, avait réveillé dans l'âme de Mme de Dino un cher désir, qu'elle y tenait assoupi depuis de longues années : c'était de rouvrir les portes de l'arche sainte à celui qui en était volontairement sorti. De ce jour, elle prit acte du projet de rétractation qu'avait rédigé, à l'intention expresse de M. de Talleyrand et sous l'inspiration de l'archevêque de Paris, tout un conseil de théologiens.

Peu de temps après était mise entre ses mains la pièce importante, que ces hommes sages appelaient : la formule de réparation. Le difficile était d'obtenir qu'il y apposât sa signature et sans trop en reculer l'échéance. Auprès d'un tel homme les approches de la question n'étaient rien moins qu'aisées. On ne pouvait lui parler de certains sujets que précautionneusement et à demi-mot. Bien des philosophes et des poètes de renom, bien des intelligences supérieures se préparèrent à l'acceptation de l'idée de la mort en y pensant souvent. Lui n'aimait point y appesantir ses réflexions, ni qu'on le forçât à y songer.

Possédé de la febris diva, pénétré jusqu'au fond des moelles de la sainte ardeur apostolique, M. de Quélen était hanté d'une idée fixe : la conversion du prince de Talleyrand. Il ne se contentait pas d'y repenser chaque jour, il en rappelait le vœu continuellement à ses principaux auxiliaires, c'est-à-dire : le curé de la Madeleine auquel il avait confié des instructions spéciales[1] ; Mme de Dino, qui l'écoutait par révérence et lui trouvait, d'ailleurs, plus de zèle que d'esprit ; et l'abbé Dupanloup, son coopérateur agissant.

A chaque éventualité favorable, il faisait en sorte d'en tenir averti l'objet de cette dilection particulière. Talleyrand devait savoir que, sans cesse, pour lui, des âmes pures menaient le bon combat, auprès de Dieu, contre les puissances du mal et de l'erreur. Au mois de septembre 1831, étant en Normandie dans le sanctuaire de Notre-Dame de la Délivrande, le prélat s'était agenouillé en murmurant, comme emporté par un de ses élans mystiques : Ô mon Dieu ! je vous demande le salut de M. de Talleyrand. Pour l'obtenir, je vous offre ma vie et je consens même, volontiers, si je l'obtiens, à l'ignorer à jamais : seulement que je l'obtienne ! Et il en avait conservé une impression si forte, pore fut, à partir de ce moment-là, l'une de ses oraisons accoutumées du soir.

Le prince avait en M. de Quélen un bon répondant devant l'Éternel !

Plus touché du dévouement dont il était l'objet qu'intéressé par sympathie à la personne de l'homme de bien qui lui en prodiguait les attentions, par deux fois il s'était décidé à prendre la plume afin d'en écrire à M. de Quélen. Le 13 décembre 1835, il était allé jusqu'à lui promettre que la semaine ne se passerait point sans qu'il lui rendit une visite, à l'archevêché. ll eut des raisons, qui le retinrent d'accomplir sa promesse, et. dont la principale était, sans doute l'inquiétude d'une obsession, susceptible de lui devenir pesante.

Ainsi, le grand effort de l'Église avait commencé, afin de reconquérir cette âme de prix, qui, du reste, ne lui était pas absolument réfractaire. Car, si les articles de foi, dogmes et mystères du catholicisme, ne contentaient point sa raison critique, il n'en coûtait pas au prince de témoigner à l'institution, comme à ses membres, tous les égards de forme souhaitables. Il s'était toujours montré plein de prévenances et d'attentions délicates envers ses hôtes ecclésiastiques. Les jours de dimanche et des grandes fêtes, le châtelain de Valençay n'avait jamais manqué la messe ; et, à ses deux fêtes, la Saint-Charles et la Saint-Maurice, il eût été le plus fâché de n'y point assister, ou que le curé de la commune ne fût pas venu la célébrer, en sa chapelle. Enfin, il ne laissait passer aucune occasion de parler de l'ancienne Église de France comme d'une grande, belle et éclatante chose.

On attendait de l'affaiblissement inévitable de ses forces des acceptations plus larges, préparant à l'adhésion entière, définitive. Les hauts et les bas de sa santé étaient suivis avec une dévotieuse sollicitude. Il n'était jamais seul, de 10 heures du matin jusqu'à I heure après minuit. On veillait à tous ses désirs. Chaque symptôme, meilleur ou pire, de son état quotidien, était noté de la manière la plus attentive.

Depuis son dernier accident, au sortir d'un dîner chez lord Granville, depuis cette foulure qui n'eût pas été grave, s'il n'avait eu déjà la jambe bien malade, outre la difficulté de guérir, à cet âge — son pied était resté faible et douloureux. Pourrait-il encore marcher ? On avait craint qu'il n'en fût empêché pour toujours. Monter en voiture lui était devenu pénible. L'air et l'exercice lui manquaient, à la fois. Quoiqu'il y eut du mieux en son état, et quoiqu'on eût eu la joie de le constater et manifester, en des toasts pleins d'éloquence et d'espoir, le jour où l'on fêta son quatre-vingt-quatrième anniversaire, le changement imposé à ses habitudes faisait craindre des complications. De l'inquiétude était entrée dans son âme. Son flegme extérieur, qui se détendait en famille, ne lui défendait plus d'en trahir des signes.

Puis, des vides se creusaient autour de lui, trompant l'accoutumance de relations anciennes et chères. Il n'était pas remis de la perte de la princesse de Vaudémont qu'il apprenait la disparition de Mme de Tyskiewicz[2], une Poniatowska, dont il cultiva l'intelligente amitié pendant un laps d'années si long, que la rupture de ce lien brisait un des fils de sa vie. Tout à l'heure encore, c'était Mme de Poix. Et d'autres... Celles-là et ceux-ci avaient comme lui-même pensé, vécu, senti. Et ils avaient son âge ! Les avertissements du destin cruel se répétaient, trop de fois, dans la tranquillité de ses jours. Malgré sa fermeté d'âme il n'évitait pas des accès de découragement.

La carrière de M. de Talleyrand avait été si pleine, auparavant, d'actions et d'impressions ! Le ressort manquait à cette fin esseulée ; trop de temps y restait pour réfléchir. Quand on a obtenu de l'existence tout ce qu'on désirait d'elle, on se demande encore si l'on n'a rien eu à regretter, et si l'on n'a pas, en quelque point, manqué cette vie. L'homme de raison pouvait s'armer de philosophie, se faire un bouclier de sa sagesse contrainte ; l'homme de réalité se résignait mal aux défaillances de son être.

Mme de Dino, pour laquelle il ne déguisait point l'état de son âme, lisait dans ses pensées ; elle les voyait tristes et assombries. Les soirs de Valençay, en l'automnale saison, traînaient des heures lourdes. Elle s'efforçait de son mieux à varier le cours de ses idées : le rayon n'y était plus.

L'incertitude des jours, qui lui étaient réservés, l'avait engagé dans un ordre de cogitations graves, dont se ressentaient ses lectures et ses méditations. Le nom de Bossuet était en grand honneur dans la maison. Souvent Mme de Dino rouvrait les œuvres de cet éducateur de princes, l'oracle de l'Église et rame de son siècle. Elles étaient toujours à portée de sa main, comme oubliées sur les guéridons. Il s'y était rejeté, à son exemple, espérant trouver là des éléments de conviction.

Qui parla jamais mieux que Bossuet de la divinité, de la vie, de la mort, de l'éternité ? Talleyrand puisait à ces sources profondes des pensées fortes. Cependant, elles ne suffisaient point à le consoler, de ses illusions détruites, de ses gais épuisés, de son affaissement physique et moral.

L'Exposition de la foi, qui décida de la conversion de Turenne, ne l'avait pas gagné d'un effet aussi prompt et souverain. La grâce n'opérait pas toute seule, fût-ce avec l'assistance d'un Bossuet. Mais il y réfléchissait plus à fond. Il se disait qu'il faudrait bien y penser, que l'heure approchait des résolutions extrêmes et que, de même qu'il aurait à rédiger les clauses de son testament, il aurait à se mettre enfin d'accord avec l'Église, si puissante, en la minute précise où s'abandonnent les forces humaines. Ne prenait-elle pas le soin de lui en donner avis, de jour en jour, indirectement ? Il lui serait inéluctable d'en venir là, par obligation de tact mondain, par convenance de situation, de famille. N'était-ce pas le dernier devoir des personnes de sa condition ? Et n'en jugeait-on pas de même, quoique avec plus de croyance au cœur, chez lui, parmi les siens ? Il y avait de cela quelques années, sa nièce était tombée malade, à Rochecotte ; il avait appris qu'elle avait demandé les sacrements. Plein d'inquiétude, il était accouru de Valençay, et, comme il s'attendait à la trouver au pire, il l'avait vue remise et d'excellent visage. Que voulez-vous ? expliqua-t-elle. C'est d'un bon effet pour les gens[3]. A quoi, après un instant de réflexion il avait répondu : Il est vrai qu'il n'y a pas de sentiment moins aristocratique que l'incrédulité. La religion, comme il la voyait, était aussi une élégance sociale ! Le fond de sa pensée se découvrait encore plus clairement dans cette parole, qu'il adressait à son médecin, à l'issue d'une phase critique :

Je n'ai qu'une peur, celle des inconvenances. Je ne crains pour moi-même qu'un scandale pareil à celui qui est arrivé à la mort du duc de Liancourt.

Il se rappelait avec une impression de malaise, que les funérailles du grand seigneur philosophe avaient provoqué des troubles pénibles, auxquels s'était mêlée l'action de la police. Des journaux passaient-ils sous ses yeux, lui apprenant, par hasard, qu'on avait refusé la sépulture à tel ci-devant ecclésiastique évadé de ses vœux, son front se rembrunissait. Il demeurait songeur. Non point que d'amers regrets se fussent emparés de sa conscience, sur des fautes ou des erreurs commises. Mais il envisageait l'équivoque d'une situation mal éclaircie ; et il se disait ou le prononçait à haute voix : Je sens que je devrais me mettre mieux avec l'Église.

Question de convenance et de tradition, rappelant le mot de Voltaire, en ses derniers moments, lorsque, après avoir signé sa déclaration de retour à la foi catholique, il ajoutait, parlant à l'abbé de Tersac :

Vous avez raison, il faut rentrer dans le giron de l'Église, il faut mourir dans la religion de ses pères et de son pays ; si j'étais aux bords du Gange, je voudrais expirer, une queue de vache à la main.

Cependant on avait réintégré l'hôtel Saint-Florentin. Les malaises de Talleyrand augmentèrent de fréquence. Les inquiétudes s'avivèrent. On pressa l'abbé Dupanloup de déployer toute sa science de persuasion ans les entretiens qu'il aurait l'honneur de soutenir avec le prince. Plus que l'effort de la religion et de son ministre, l'insistance de celle qui régnait sur le déclin de ses jours avait disposé l'illustre malade à recevoir ses visites.

§

De la célébrité commençait à s'attacher au nom de Dupanloup[4]. Il avait, dès lors, marqué sa place, parmi ceux qui ont consacré leur intelligence directrice à l'éducation de la jeunesse. On le verra, plus tard, catéchiste, chapelain, évêque, député, académicien, se mêler, avec son esprit turbulent et son tempérament d'action, à bien des polémiques religieuses, politiques ou littéraires, sans avoir toujours les suffrages de Rome, ni du gouvernement, ni de l'Académie. Mais, plus que les événements du concile, plus que ses longues batailles en faveur du libéralisme catholique firent éclat dans son existence agitée les circonstances qui l'approchèrent du chevet de Talleyrand, pour lui délivrer l'absolution chrétienne.

Encore fut-il amené par l'importance du personnage, par la force des émotions ressenties, par la chaleur de ses désirs d'âme et de ses sentiments, à s'exagérer les résultats de son intercession.

Toutes les pièces sont à présent versées au procès : les insinuations sceptiques de Sainte-Beuve, les affirmations croyantes ou crédules de Mme de Dino, du confesseur Dupanloup et de son disciple l'abbé Lagrange, les doutes de son contradicteur ultra-montaniste U. Maynard, le récit de l'un des témoins, Prosper de Garante et les documents passés entre les mains de ses derniers biographes[5]. Essayons d'en dégager la vérité moyenne[6], comme elle doit ressortir des faits présentés sans parti-pris d'aucun sens et sans aucune passion.

Prédisposé à considérer les dernières intentions du prince dans leur signification la plus favorable à son désir sincère, à ses vues personnelles, le mandataire de M. de Quélen considérait d'une âme enthousiaste et ravie les progrès de sa mission, quoi qu'ils se déterminassent avec lenteur. Il admirait de quel ton ferme et paisible Talleyrand parlait de la mort et de la nécessité de s'y préparer. Et, quand au retour de ses visites, il en développait l'impression morale, à l'aide d'une plume abondante et chaleureuse, volontiers faisait-il crédit au prince d'un pieux langage, qu'il n'avait pas tenu exactement dans les termes où les a rapportés l'homme de Dieu. Toutefois, capable de prudence et d'ardeur, prompt aux exaltations du feu sacré, mais persévérant en son attente, l'abbé Dupanloup avait été bien choisi pour l'œuvre qu'il espéra remplir, au delà de ce que devait lui concéder la lassitude de Talleyrand.

Les impulsions de sa nature d'homme et de prêtre, la mission très précise qu'il avait reçue de l'archevêque de Paris de se vouer de toute son âme, de toute sa ferveur, à la conversion du prince, la confiance et l'estime particulières dont il jouissait auprès de Mme de Dino, témoin et stimulatrice de ses efforts : que de soutiens en lui-même, dans l'entourage et dans les circonstances ! Tout aidait, tout concourait à ce but.

Talleyrand en était instruit. Il savait qu'une correspondance active se dépensait, à son propos, autour de ce cas peu ordinaire et il ne pouvait faire autrement que d'y intéresser une partie de son âme. Les oraisons quotidiennes du vertueux prélat ne lui restaient pas indifférentes. Il lui en avait marqué de la gratitude, déjà, en 1834, lorsque, à l'occasion du 1er janvier, il désira que Mme de Dino transmit ses vœux à l'archevêché et la pria de lui en rappeler régulièrement la date, afin qu'il n'y manquât point, chaque année. Nous devons toujours, disait-il, le traiter en grand parent. Puis, ç'avaient été des démonstrations plus effectives de ses sympathies, soit qu'il lui en rendit des témoignages honorables, soit qu'il lui lit parvenir des communications utiles, ou mieux encore, de l'argent pour des fondations pieuses.

Il lui avait paru bienséant d'entretenir des rapports de haute courtoisie avec l'un des princes de l'Église, en même temps qu'il s'était laissé porter à l'un de ces vagues retours vers le sacerdotalisme, dont il ne se défit jamais entièrement.

Le symbole divin, malgré qu'il en sondât les profondeurs, restait trop indéterminé devant sa froide raison, pour que des craintes s'y élevassent bien précises sur la sentence de rigueur qu'il risquait d'encourir en présence du Régulateur suprême. Plus sûrement se préoccupait-il du jugement qu'auraient à prononcer les hommes, au lendemain de la crise fatale, et cette seule appréhension eût suffi pour qu'il se décidât à entamer des arrangements de prudence avec l'Église.

Il ne l'ignorait point : son mariage, son fameux mariage, avait pu être imposé à Rome, en tant que fait accompli ; l'acte même n'avait jamais pu être accepté pleinement par l'Église, restée, sur ce point, inflexible ; car, d'après son interprétation théologique, le bref papal, qui l'avait rendu à la communion laïque, ne l'avait pas délié du vœu de célibat — salsa obligatione perpetuœ castitatis servandœ. On lui avait tout accordé, excepté cela précisément. Il avait pu protester et dire : Mais j'étais libre. Des voix sévères lui firent entendre qu'il s'était trompé sur l'étendue de cette liberté ; qu'on ne lui en avait pas tant octroyé qu'il s'en était accordé à lui-même ; et qu'en un mot sa sécularisation ne l'avait pas autorisé à prendre femme, an vu et au su de tout le monde.

Vainement aurait-il voulu rappeler qu'aux origines du christianisme clercs et évêques usaient d'un tel droit naturel, sans scandaliser personne, et surtout contester la logique de ce bref libérateur, qui l'avait restitué à la vie régulière en lui permettant d'être en tout semblable aux autres gens du inonde, sauf d'avoir, comme eux, comme les membres de cet ensemble social, dont il faisait, désormais, partie — n'ayant plus ni l'habit, ni le caractère, ni les obligations du prêtre — un foyer, une famille, un état d'existence domestique tranquille et régulier.

On n'attrait rien agréé de ces raisons, si raisonnables qu'elles fussent. D'avoir passé des années, à la suite d'un accord social légitime, avec une femme revêtue de la qualité d'épouse, c'était le grief insigne, la pierre de scandale de sa vie ! Il en devait une réparation formelle, éclatante, afin de n'être pas retranché, pour la vie éternelle, de l'assemblée des élus. Étrange compromis de la lettre à l'esprit ! On voudrait bien ne faire aucune allusion aux légèretés notoires de sa jeunesse et de sa maturité. On fermerait ]es yeux complètement sur des fautes qu'on était censé ne pas connaître, parce qu'elles n'avaient pas eu le grand jour d'un acte public ; mais, les justes noces, le mariage contracté d'un homme, qui s'était cru affranchi des empêchements ecclésiastiques, qui l'avait été, en effet, par une mesure du pape, à cette réserve près — plus sous-entendue qu'exprimée — qu'il n'userait pas des intimes satisfactions de son nouvel état : voilà la coulpe énorme qu'il fallait purifier des grandes eaux de la pénitence !

Cependant, Talleyrand avait rédigé, en grand secret, un projet de déclaration, qu'il estimait, dans le clair de sa pensée, convenable et suffisant. Il l'avait confié à M' de Dino, en l'accompagnant de cette recommandation précise : Cela devra être daté de mon discours à l'Académie. Il ne faut pas que l'on puisse dire que j'étais intellectuellement affaibli.

La duchesse avait charge de remettre la pièce à l'archevêque de Paris, en lui annonçant, du même temps, l'intention de son oncle d'écrire une lettre respectueuse au pape.

De plus, afin que tout parût en ordre et qu'il n'y eût pas de doute possible sur l'accord intégral de ses opinions et de ses sentiments, il s'était rendu chez son notaire, à l'intention d'y rouvrir son testament politique, et il y avait porté ces mots en tête : Je déclare, d'abord, que je meurs en la religion catholique, apostolique et romaine. L'archevêque, l'abbé Dupanloup, Mme de Dino, Pauline de Périgord, Mme de Montmorency, ceux et celles qui veillaient au salut de son âme, seraient donc contents. Lui-même s'en applaudissait, tranquille, confiant. Son papier, pensait-il, ne pourrait qu'être approuvé, dans le fond et dans la forme. Désireux d'y établir l'unité morale et politique de sa carrière, il s'y présentait comme le soutien constant de la monarchie française, s'y défendait habilement d'avoir servi la Révolution, affirmait là, d'autre part, que, s'il ne persévéra point à exercer une profession pour laquelle il n'était pas né, il n'avait jamais cessé d'aimer, de protéger et de servir l'Église, et concluait en attestant que ses derniers vœux seraient encore tournés vers elle et vers son chef suprême.

N'était-ce pas assez ? N'avait-il pas mis dans ces deux pages tout le juste et tout le nécessaire ? Il était intimement persuadé de l'avoir fait. Content de cet effort, qu'il avait accompli, parce qu'il en était pressé de tous côtés, espérant qu'on allait lui rendre, après cela, le repos de l'esprit, et que, le principal étant mis à la fin, on ne tarderait pas à l'en féliciter, il attendait, soulagé, l'impression heureuse et remerciante, qui ne manquerait pas de lui en revenir. Mais, combien fut-elle différente, cette impression, de celle qu'il espérait ! Le Breton opiniâtre qu'était M. de Quélen n'avait pas l'orthodoxie si coulante, ni la religion si facile. On avait trouvé, dans le conseil des doctes, que le prince en son explication politique et religieuse, se justifiait plutôt qu'il ne s'accusait. En abritant ses actes derrière les circonstances, qui les avaient amenés, il ne prenait pas assez nettement le bon parti, qu'on exigeait de lui et qui était de les désavouer afin d'en obtenir l'absolution. L'évêque et l'abbé avaient retravaillé la pièce à fond et la lui avaient retournée, très aggravée de corrections. M. de Quélen l'avait bien précisé, s'adressant épistolairement à son cher ami Dupanloup : il ne fallait point sortir des formules prescrites, parce qu'elles étaient simples, vraies comme la vérité, sans détour ni embarras, et qu'elles seraient définitives. Si la surprise du prince ne se manifesta pas en paroles, elle n'en fut pas moins profonde. Il ne se pressa pas d'accepter le texte ainsi remanié. Pour un homme, qui avait gardé toute sa vie un sentiment de foi, on le vit tarder beaucoup à remplir le vœu de l'archevêque. Mme de Dino aurait été fort désireuse qu'il s'en accommodât, d'une fois, sans plus d'atermoiements ni d'hésitations.

C'est bien, répondait-il à ses insistances, tout cela se fera en son temps, je vais bien, en ce moment. Rien ne presse[7]. Quant à l'addition que demande M. de Quélen, je ne la mettrai pas dans la rétractation que je désire laisser telle que je l'ai écrite. Mais je compte envoyer une lettre au Saint-Père, et elle y trouvera place.

Une rature de sa main tremblante pour effacer la liste des fautes et des erreurs de toute une vie : l'Église n'exigeait que cette satisfaction de forme, à laquelle serait ajoutée toute la valeur désirable, quant au fond. Il ne disait pas non, mais ne s'y déterminait pas non plus, et remettait, de jour en jour, la chose au lendemain, — qui lui apporterait, peut-être, la guérison. Il se refusait avec une belle fermeté à se constituer mourant. Car, de certains yeux le considéraient déjà sous cet aspect, plus favorable aux suprêmes consentements[8].

Les véhémentes tirades épistolaires de M. de Quélen, ses-appels précipités, ses instances traversées des plus sombres images n'avaient ni l'onction, ni l'accent tempéré auquel se pouvait laisser prendre un esprit ordonné comme celui de M. de Talleyrand. L'éveilleur d'âmes, qu'était Dupanloup, procédait par des atteintes plus douces, dans les mouvements de sa foi attendrie. Il se faisait mieux écouter. Néanmoins, les indices du travail intérieur que des yeux complaisants croyaient découvrir chez le prince, étaient faibles et distants. Par moments, il laissait tomber des paroles d'appréhension triste où l'on s'attachait à découvrir des indications. Il allait entr'ouvrir les lèvres, on y guettait l'émission de sa pensée ; mais il les avait refermées déjà et rentrait dans son silence. Ses demi-mots, ses moindres gestes étaient épiés, commentés. M. de Quélen continuait de prier, de faire prier et d'envoyer des lettres. M. de Talleyrand lisait ces lettres et n'en témoignait aucune impression verbale. Simplement il parlait d'inviter cet cet excellent prélat à Valençay. On mettrait à sa disposition telle chambre du château. Il dirait la messe dans la chapelle. Et ce serait un grand souvenir pour Valençay. Quant à l'essentiel de ce qu'on brûlait de savoir, il ne sortait pas de son attitude énigmatique. Il faut encore prier, pensait alors M. de Quélen, qui avait mis dans cette rédemption d'âme l'honneur même de l'Église.

Quelle surveillance sans arrêt ni répit, et pour son bien, de tout ce qu'il pouvait ou pourrait dire ! Il était presque harassé de tant de sollicitude, jusqu'à s'écrier, un jour : Mais enfin, que me veut-on, que demande-t-on de moi ? Lourdement appuyait sur la corde douloureuse M. de Quélen.

Il avait été le coadjuteur du cardinal de Talleyrand-Périgord et la dernière parole de ce prélat, regardé comme le modèle de toutes les vertus épiscopales, avait été pour lui léguer l'âme à sauver de son neveu le prince de Bénévent.

Il en avait pris l'engagement sacré. Ce fut la hantise quotidienne de sa mémoire et de sa conscience. Il n'avait pas osé s'en ouvrir directement au prince, tant qu'il l'avait vu retranché dans l'importance et l'activité de ses fonctions publiques. Mais, étrange obsession d'un devoir imposé, au fond d'une âme mystique : pas un jour ne s'était écoulé depuis le 20 octobre 1821, qu'il n'eût pensé, chaque fois qu'il montait au saint autel, à s'en entretenir secrètement avec Dieu, et qu'il n'eût encore prié, pour lui, et jusque dans une heure avancée de la nuit.

Par une lettre fervente comme une adjuration, il l'en avait instruit, en implorant son retour dans les voies du Seigneur[9]. Talleyrand, qu'il avait averti trop tôt du peu qu'il lui restait à vivre, laissa cette lettre douze années sans réponse.

Pauvre prince ! À force de s'intéresser à sa vie, on ne faisait que lui parler de sa mort. À ses oreilles revenaient continuellement, comme un glas funèbre, ce leitmotiv de frère trappiste : Songez-y ! Songez-y ! Hâtez-vous ! hâtez-vous de mettre à profit les instants qui vous restent, si courts, pour régler les affaires de votre éternité ! Lui, caressait des idées moins vagues et moins lointaines. Il se revoyait, quittant Paris et retournant pour de longs mois en sa terre seigneuriale. L'air était si suave à respirer, l'après-midi, sous les allées abritées de Valençay ! Le feu flambait si gaîment, le soir dans les larges cheminées du château ! Il aurait une si douce consolation encore à contempler ses tableaux de maîtres et les livres par milliers, qui chargeaient les rayons de ses bibliothèques ! Et puis il aimait tant, quand on s'y réunissait dans l'intimité de la famille, à suivre d'un regard tendre, les mouvements gracieux de Pauline, à converser de l'autrefois avec Mme de Dino, ou à reprendre sa place à la table de whist ! Mais il y avait toujours des délégués de l'archevêque, des lettres, des messages pour l'avertir que le temps marchait, qu'il entrerait bientôt dans l'éternité, qu'il devrait abandonner, tout à l'heure, ce monde, où il se sentait encore si bien, et qu'il avait tort, grand tort de s'y oublier, quand il n'avait plus à attendre qu'un bref répit de la miséricorde divine.

Les manifestations de l'idée religieuse, on les multipliait autant qu'on le pouvait, sous ses yeux, pour lui servir de forces inductives ; toutes sortes d'occasions leur étaient apprêtées pour qu'elles se tissent un passage en lui. Naguère, on avait donné la confirmation à sa chère Pauline, dont la piété lui était un spectacle aimable et reposant[10]. Après Pauline de Périgord ce sera une autre enfant de sa famille, qu'on fera venir au chevet de son lit, sous les voiles de la communiante. Et la robe du prêtre, journellement, glissait sur ses tapis.

Les amis et amies spirituels de Talleyrand étaient légion à travailler pour son salut, sans qu'il les en eût priés. M. de Quélen s'abîmait en des oraisons sans fin. Dupanloup brûlait d'une sainte impatience. Mme de Dino, avec son tact supérieur, ne laissait perdre aucun prétexte d'avancer le succès de cette sainte conspiration. Des âmes dévotes, emportées d'un grand zèle, s'offraient en sacrifice pour sa sanctification. Des femmes de la meilleure société, Mme de Chabannes et de Marbeuf, qu'il avait rencontrées dans le monde, en leur jeune temps, et qui, depuis, avaient pris le voile, l'une, en l'ordre du Carmel, l'autre, au Sacré-Cœur, s'étaient entremises afin qu'il n'ignorât point avec quelle ferveur elles imploraient le ciel pour lui. Et sans cesse, sur le point d'entrer, au bon moment, se tenait près de la porte l'angélique Pauline. Elle en était à cette phase d'exaltation dans la piété si fréquente chez les jeunes filles, et que tempèrent ensuite le mariage et l'usage de la vie. Il l'appelle. Elle vient, elle accourt. Avec de douces et pressantes paroles, elle invite le bon oncle à ne pas oublier qu'il aurait une signature, une grande signature à donner. Veut-il qu'elle lui apporte la plume et l'encrier ? Mais il a répondu : plus tard.

Il n'y était pas indifférent, sans doute. De l'amour-propre lui venait de se savoir l'objet de mouvements d'âme si persévérants, et de la part de tant de personnes méritantes qui, selon son dire, voulaient bien ne pas désespérer de lui. On s'y employait même jusqu'à l'excès. Il y avait là des prodigalités de détails minuscules, de médailles saintes et d'objets bénits, qui, peut-être, apparaîtraient, ailleurs, comme des attentions touchantes, mais qu'on se plaît moins à rencontrer dans l'histoire d'un personnage, tel que Talleyrand, parce qu'ils affaiblissent l'idée qu'on se forme de la trempe de son caractère.

Pour en revenir à sa rétractation, il avait examiné, pesé, un à un, les termes des modifications opérées en son texte. Il ne se hâtait point d'y souscrire, son principe ayant toujours été qu'il ne fallait rien précipiter, mais faire chaque chose en son temps. D'ailleurs, on exigeait trop de sa bonne volonté. En vérité, les scrupules de M. de Quélen et leurs minuties épineuses provenaient d'un esprit bien étroit. Il en appellerait à une autorité supérieure. Le pape Grégoire XVI aurait des vues plus larges que ce prêtre timoré et le comprendrait mieux.

C'est au chef de la catholicité qu'il exprimerait directement son affaire, et de vive voix. Il se croyait plus valide et plus fort. L'idée d'un voyage en Italie ne l'effrayait point. C'était décidé. Après les funérailles de son frère Archambault, dont la mort l'avait vivement impressionné ; après ces obsèques, qui devaient avoir lieu, le jeudi 17 mai, il se mettrait en route pour la Ville éternelle[11]. Il s'y voyait déjà. Mais cette intermittence de santé ne fut qu'une trop courte illusion. Le 12, un accident, une rechute plus grave, l'immobilisa dans sa chambre de malade ; et, l'on eut l'impression, auprès de lui, qu'il ne s'en relèverait plus. Encore ne sentait-il pas la gravité de son mal, car il ne se décidait pas à conclure.

Avec l'impatience de son naturel, Dupanloup- s'était vu sur le point d'abandonner l'entreprise. Une après-midi, las d'attendre, il s'était senti prêt à se lever et à sortir en offrant au prince l'expression de ses vœux et de ses regrets ; mais, il eut le bon esprit de croire que Dieu l'assistait en lui conseillant de rester. Le 15, on l'avait envoyé chercher en grande diligence. Il n'y avait plus d'espérance à garder. Le prêtre accourut. Le moment de la soumission inévitable était arrivé, enfin ! En cette extrémité, Talleyrand cesserait de temporiser, par crainte ou par faiblesse. On s'y trompa. Il continuait à se défendre. Et en quelles conditions de langueur extrême ! Son visage have et creusé avait pris une expression effrayante. Il n'y avait plus qu'une étincelle de vie, dans son regard fiévreux. Cependant, il ne s'abandonnait pas. Au mandataire de l'Église, qui lui tendait les deux pages remaniées par l'archevêque, au prêtre, qui l'exhortait et l'objurguait, anxieux de chaque minute s'ajoutant à la minute écoulée, il répondait, dans le calme de sa raison :

Monsieur l'abbé, j'avais bien réfléchi à ce que j'écrivais, j'ai tout mis dans ces pages, et ceux qui sauront les bien lire y trouveront tout ce qu'il faut.

C'est vrai, mon prince, insinua l'abbé ; ceux qui sauront lire y trouveront tout ce qu'il faut. Néanmoins vous n'ignorez pas que, dans ce pays-ci, beaucoup de gens ne savent pas lire. La double copie que je vous rapporte — remaniée par M. de Quélen — est identique à vos deux feuillets, au fond et même dans la forme. Mais elle contient de plus une modification inattaquable, plus honorable pour vous et plus satisfaisante pour l'Église.

Le moyen tournant, qu'il venait d'employer, fut heureux. Il réussit. Talleyrand souleva son front appesanti. Vous avez raison, dit-il, et il autorisa l'abbé à lui en donner connaissance, à haute voix. Dupanloup s'apprêtait à lui obéir, lorsque le prince l'arrêta et, tendant la main : Plutôt, donnez-moi le papier, je le lirai moi-même. D'une intonation grave et lente, il alla, sans s'arrêter, jusqu'au bout de l'une et de l'autre feuilles : la déclaration d'amende honorable à l'Église et la lettre au pape. Oui, daigna-t-il ajouter, sa lecture finie, j'en suis très satisfait. Puisqu'il en acceptait le sens et les mots, son adhésion allait donc se traduire immédiatement par un signe visible et définitif. On était prêt à lui passer la plume. Mais, cette fois comme les précédentes, l'abbé dut se résigner à un nouveau délai. Le prince avait plié le papier. Il le glissa dans une poche intérieure ; et, du ton le plus ferme qu'il fût possible de conserver dans cet état de faiblesse mourante, il annonça qu'il voulait le relire. Et c'était l'avant-veille de son dernier jour !

La conversation s'était prolongée. Il y eut encore des paroles échangées sur le mal dont il souffrait, sur l'avenir du pays s'obscurcissant d'un nuage sombre, sur la mort et la miséricorde de Dieu. Dupanloup n'en donna pas le détail, parce que tout cela, pensait-il, n'était pas de nature à être raconté, même confidentiellement, mais pour cette raison aussi, que sa réserve suggère, que rien de parfaitement lucide ne s'en était dégagé. La journée se soutint assez bien, jusqu'au soir où l'abbé quitta l'hôtel du prince.

§

Ces longs et graves discours n'avaient pas produit l'effet d'accablement qu'on en aurait pu craindre. Un mieux avait résulté de cette excitation momentanée. La porte de la chambre s'était rouverte, pour y recevoir Paul de Noailles, MM. de Valençay et de Bacourt, qui entouraient le malade de leurs soins empressés, l'aidaient à mieux s'asseoir ou à reposer sa tête dans l'amoncellement des coussins ; et il s'était remis à causer avec suite, tranquillement, comme un homme en possession de sa santé. Au fils de Mme de Dino, au duc de Noailles, à son fidèle Bacourt, il avait récité des vers de Joachim Du Bellay sur un mal qu'il connaissait depuis trop d'années : la longueur des nuits sans sommeil ; il se plaignait à eux de ses pansements plus douloureux que la douleur même[12] ; et, venant à dire qu'il ne se soutenait qu'avec du quinquina dans du sherry, il s'était étendu en connaisseur sur le chapitre des vins et sur la qualité de ceux qu'il buvait à Londres.

Enfin, il avait fermé les yeux. Il s'était endormi, mais des palpitations, des étouffements le réveillèrent, à 4 heures du matin, si pénibles que lui-même en appréhenda l'issue funeste. Son médecin, qu'il interrogea, le docteur Cruveilhier, ne fit que lui confirmer sa crainte. Sa force d'âme permettrait qu'on lui dît toute la vérité : il était dans cet état où tout homme grave met ordre à ses affaires.

Il semblait que ces paroles d'un savant, qui avait la foi, eussent été prononcées pour servir d'introduction à l'arrivée du prêtre.

Dupanloup se fit annoncer, quelques minutes après. Il avait attendu les premières heures du jour avec une anxiété fébrile. Serait-il encore temps ? On ne l'avait pas mandé. Une profonde inquiétude envahissait son âme sacerdotale. Bien que le malade n'eût plus à garder d'illusions sur la durée des lendemains, il ne s'était pas décidé à la demande finale, qu'on souhaitait de lui, de tous côtés, avec tant de force. Dupanloup eut l'inspiration d'appeler à son aide l'ange gardien du prince. Après une bénédiction demandée et reçue, Pauline, dont les yeux étaient pleins de larmes, alla près du mourant ; elle resta dans la chambre, quelques minutes, et en sortit pour dire au prêtre : Monsieur l'abbé, mon oncle sera très heureux de vous recevoir. Une émotion violente l'étreignait ; d'une parole tremblante, il adjura le prince de l'écouter et d'entrer dans les voies de son salut éternel.

Talleyrand le considérait de son regard tranquille. Vous avez raison, lui répondit-il simplement. L'abbé reprit la conversation de la veille avec plus de solennité. Il évoqua les grandes images. Dans les termes les plus énergiques, il lui rappela ces terribles visions, dont on l'entretenait si souvent, depuis des semaines. Le prince ne le sentait-il pas ? Il allait paraître devant le jugement de Dieu. Que différait-il, alors qu'un instant lui suffirait pour purifier sa vie, pour préparer son éternité ?

En même temps, le prêtre suivait l'impression de son éloquence sur cette physionomie ravagée. Ne se trompait-il pas ? Il crut y reconnaître un épanouissement soudain de reconnaissance ; il crut lire en ces yeux, qu'avivait seulement la lueur de la pensée, une sorte d'expression surnaturelle, pendant qu'il acquiesçait aux mots entendus, en disant : Oui, oui, je veux tout cela. Je le veux, vous le savez, je vous l'ai déjà dit. Je l'ai dit à Mme de Dino.

Tout pénétré de la puissance de persuasion de ses paroles, Dupanloup ne doutait point que Talleyrand n'eût immédiatement commencé l'œuvre de réconciliation avec Dieu. Mais... Il y eut encore un mais... L'hésitation de la fin. La vieille opiniâtreté du vieux diplomate n'était pas vaincue. Puisqu'on devait débuter par la signature de la déclaration et qu'elle était le préliminaire indispensable de l'acte intérieur d'où dépendait le salut de son aine, il en délibérerait, d'abord, avec lui-même, selon l'habitude de sa vie entière de n'agir qu'à son moment, sans qu'aucune influence parût peser sur sa résolution. Une phrase plusieurs fois prononcée revint sur ses lèvres : Je veux relire les deux actes avec Mme de Dino, y ajouter quelque chose, et nous terminerons ensuite. Ah ! s'il avait pu se rétablir, payer d'une promesse vague et reprendre tout cela pour le remettre à des temps indéterminés !

Dupanloup demeura dans la chambre jusqu'à midi, assis près de la fenêtre, récitant un chapelet ou lisant son bréviaire, épiant un mouvement, un geste, espérant qu'il allait se raviser. Il ne put obtenir que ces mots du prince : J'aurais déjà fait ce que je vous ai promis, si je ne souffrais pas tant. Comme il faisait durer les alarmes dans le cœur de ceux qui le servaient !

L'abbé courut à l'archevêché, pour soulager sa conscience et donner à M. de Quélen les dernières nouvelles sur cette œuvre difficile, dont la solution échappait, sans cesse, aux mains qui croyaient la tenir.

C'était au tour, maintenant, de Mme de Dino. Une détente s'était prononcée dans la soirée. Ne devrait-il pas user, pour le grand motif, de cette heure de calme, qui faisait trêve à ses souffrances ? Pressé de ses sollicitations qui étaient l'écho plus attendri de celles de l'archevêque et de l'abbé Dupanloup, le prince renouvelait son assurance qu'il avait accepté les termes de la déclaration et qu'il voulait mourir en vrai et fidèle enfant de l'Église. Qu'elle se tranquillisât donc, il y apposerait sa signature. Mais alors, signez immédiatement, mon oncle !Non, je veux la revoir et y ajouter quelque chose. Je vous dirai quand il sera temps. Mais, pendant que votre main est libre encore !Soyez en paix, je ne tarderai pas.

Quelle lutte pénible, au chevet de ce mourant ! Que d'assauts à sa raison, que d'insistances pour lui arracher cette signature, comme s'il suffisait d'un nom tracé d'une main fiévreuse pour emporter l'acquittement général d'une existence et faire s'ouvrir toutes grandes les portes du ciel ! Et, d'autre part, que de marchandages pour en reculer, d'heure en heure, l'obligation !

Qui triompherait enfin ? Serait-ce l'Église ou l'esprit du siècle ?

L'opinion du dehors se passionnait sur la question. On suivait avec une étrange curiosité les péripéties de cette lutte suprême. Les forces du prince baissaient si sensiblement qu'on aurait pu, en quelque sorte, fixer le compte des minutes qui lui restaient à vivre.

L'angoisse de Dupanloup ne pouvait se contenir. Les âmes pieuses étaient dans la consternation.

Mais, que les sentiments étaient opposés dans le camp des esprits libres ! On se flattait, de ce côté-là, que Talleyrand, l'homme du dix-huitième siècle, tiendrait bon jusqu'au bout. S'il signe, c'est qu'il n'a plus sa tête, affirmait Montrond, qui ne prévoyait pas qu'il irait aux mêmes fins, à l'heure où il fait sombre dans tous les cerveaux. Et Talleyrand, à travers les brumes de sa pensée expirante, percevait les luttes d'opinions de tous ces témoins de son agonie, qui seraient ensuite des juges. A plusieurs reprises, inquiet, il avait demandé si Montrond, le sceptique, le voltairien, le railleur éternel, n'était pas derrière sa porte. Et, en effet, il n'était pas loin de là, tournant en moquerie cette signature in extremis, ironisant sur ce miracle opéré, disait-il, entre deux saintes.

Le dénouement s'annonçait avec une rapidité déconcertante. A 8 heures du soir, Dupanloup revint à la charge :

Prince, lui dit-il, je vais faire donner de vos nouvelles à Mgr l'archevêque, que votre état inquiète et tourmente vivement. Voudriez-vous, auparavant, signer votre déclaration, afin que je puisse lui procurer, en même temps, la douce consolation de vous savoir prêt à paraître en paix devant Dieu ?

Que n'accordait-on à lui-même, à ses derniers instants, un peu de cette tranquillité ! Il répondit : Remerciez-bien Mer l'archevêque et dites-lui que tout sera fait. Il n'aima jamais se hâter et pas plus à présent qu'autrefois. Mais à quel moment possible, alors ? Tout à l'heure le médecin avait cru s'apercevoir à des signes qui le trompèrent, que la raison du malade était sur le point de s'obscurcir.

On pousse en avant Pauline, l'ange visible du vieillard. De sa voix douce et priante : Quand signerez-vous, bon oncle ?Demain matin, entre 5 et 6 heures.

Pour se donner patience, l'abbé Dupanloup invoque les puissances du ciel, il appelle à lui l'assistance de la Vierge, persuadé qu'elle opérera le miracle. L'archevêque a prescrit l'adoration continuelle dans ses églises. On n'eût pas tant prié pour le soulagement d'une détresse publique.

Trois heures se passent, agitées, anxieuses. Pauline, sur laquelle on a fondé le dernier espoir, intervient de nouveau, munie d'une plume et des deux papiers. Sa mère et le médecin l'encouragent du regard. Elle se penche sur ce visage souffrant. L'entendra-t-il seulement ? Bon oncle, murmure-t-elle à son oreille, tu es calme, en ce moment ; ne voudrais-tu pas signer ces deux papiers, dont tu as approuvé le contenu ? Cela te soulagera. A cette voix pure qu'il aime, le prince se ranime et soulève ses paupières ; mais, à l'aspect de ce qu'on lui présente, il repousse doucement la jeune fille... Il n'est pas 6 heures ; entre 5 et 6 heures, je l'ai dit et je le répète. Et, comme pour donner une preuve qu'il n'a pas cessé d'être le maître de sa pensée, il s'est mis à causer avec M. de Bacourt de sa petite-nièce, son ange consolateur, de la religion, des dissemblances profondes, qui séparent la communion protestante de la catholique et des raisons, qui lui font préférer la seconde, parce qu'elle s'adresse davantage au cœur, à l'imagination.

Malgré l'extraordinaire présence d'esprit dont il manisfestait les signes, son entourage restait cruellement perplexe. Il avait été arrêté, dans le conseil de l'archevêché, que l'on pourrait se contenter, faute de mieux, d'une déclaration verbale en présence de témoins désignés. Le 17, au grand matin, dès la cinquième heure, arrivèrent ces témoins au nombre de cinq : le duc de Poix, Barante, Molé, Royer-Collard et Sainte-Aulaire. Tout espoir est perdu, leur dit Mme de Dino, et je vous ai mandé tous les cinq pour m'assister de vos conseils et nie soutenir de votre amitié. La scène de cette comparution, comme celle de la signature tant souhaitée, avait été fort bien préparée. Les témoins restaient dans le salon, dont la porte ouverte sur la chambre permettait de voir et d'entendre ce qui s'y passait.

L'abbé Dupanloup, attentif à mettre en œuvre tous les moyens capables d'impressionner le malade et de l'amener où l'on voulait qu'il vînt, pour son salut et pour la gloire de l'Église, avait eu l'idée de faire revenir une autre petite-nièce du prince, qu'il avait vue, la veille, Marie de Talleyrand. Elle est entrée, vêtue de blanc, devant, ce matin même, faire sa première communion ; et, tombant à genoux, elle demande au mourant sa bénédiction. La bénédiction d'un Talleyrand, remarque un des commentateurs de cette scène, un prêtre aussi[13], quel viatique pour aller à la Sainte Table ! Mais il avait été touché de cette virginale apparition. Mon enfant, lui dit-il, d'une voix faible comme un souffle, je te souhaite beaucoup de bonheur pendant ta vie et si j'y puis contribuer par quelque chose, je le ferai de tout mon cœur. La duchesse de Dino a répondu pour elle : Vous le pouvez en la bénissant. Il étendit la main sur la tête de l'enfant. Elle se releva et s'éloigna, sanglotant d'émotion. Voilà bien, soupira Talleyrand, les deux extrémités de la vie. Elle va faire sa première communion et moi... Le reste de sa phrase se perdit dans les ombres de sa pensée.

Cependant, tous attendaient. A tous, et même à Dieu et à la mort Talleyrand faisait faire antichambre, comme autrefois aux ministres et aux diplomates. Enfin six heures sonnèrent. Le son de l'horloge vibrait encore. Mon oncle, dit aussitôt Pauline, il est six heures, et elle lui présente la plume. Il fait un effort pour se dresser et la prendre. Il retombe accablé. Alors Mme de Dino, par une heureuse inspiration, et pour qu'il n'eut pas à. clouter de son entière indépendance d'esprit, lui proposa de lui relire l'une et l'autre pièces, bien qu'elles lui fussent si connues toutes deux. Il le désira : Oui, lisez. Cette lecture faite, il accepta la plume ; et, pendant que régnait dans la chambre un calme religieux, il signa ce double pacte avec l'Église d'un large parafe, comme il le faisait autrefois, pour ses grands traités diplomatiques[14].

Il était si calme et si sûr de soi que, parcourant les dernières lignes de la déclaration, il s'était aperçu qu'on n'y avait pas laissé de certains détails, qu'il tenait à exposer sous les yeux du pape. On les avait seulement changés de place ; il les retrouverait dans sa lettre au Souverain pontife. Satisfait, il approuva ; et, surveillant chaque point, de manière qu'on eût la certitude que tout y avait été réfléchi, pesé, que tout répondait à une intention précise et voulue, il demanda : Quelle est la date de mon discours à l'Académie ? Il avait eu, jusque dans les bras de la mort, cette préoccupation d'amour-propre qu'il y eût comme un accord prémédité entre la date de ses adieux au public et de son raccommodement avec les puissances spirituelles. De sorte que les pièces, selon son désir, durent consigner l'indication ci-contre : écrites le 10 mars et signées le 17 mai 1838, mention foncièrement inexacte puisqu'elles avaient été rédigées beaucoup plus tard[15].

C'était donc fait. Il n'avait pas pu retarder plus loin que cette heure extrême la conclusion d'un acte, qu'il n'avait plus aucune chance de contester ni de reprendre. L'émotion était indicible autour de lui. Les témoins convoqués avaient peine à retenir leurs larmes. Pauline élançait son âme vers le ciel avec toute l'ardeur de sa juvénile piété. Mme de Dino, dont le cœur était contracté d'un trouble inquiet depuis plusieurs jours, eut une violente crise de nerfs. Quant à l'abbé Dupanloup, par cet entraînement des imaginations pieuses à faire intervenir les effets de la puissance divine dans le succès de leurs déterminations humaines, il s'était retiré à l'écart, et seul, à genoux, rendit grâces à Dieu de ses miséricordes.

Lorsqu'il revint auprès du malade, vers 8 heures, il lui fut donné de voir que, dans tout l'hôtel, se faisait un grand mouvement : on annonça au prince la visite du roi, accompagné de Madame Adélaïde.

Talleyrand rassembla ses dernières forces, pour recevoir le monarque. Vous faites un grand honneur à ma Maison, lui dit-il, que d'y venir aujourd'hui. Et, comme s'il se fût trouvé debout, dans son salon, il présenta à Louis-Philippe, par leurs noms, les personnes présentes sans oublier son valet de chambre Hélie, qui représentait, en une minute aussi solennelle, les gens de cette Maison.

Quand le roi et sa sœur furent partis, Talleyrand, épuisé de ce dernier effort, tomba dans un état de prostration complète. Il n'en sortit que pour avoir le temps de se confesser à l'abbé Dupanloup et recevoir ses consolations. Agenouillé près de son lit, le prêtre, maintenant, récitait les prières et le mourant mêlait sa voix à la sienne, achevant régulièrement la fin de chaque invocation par ces paroles : Délivrez-nous, Seigneur !

Cette oraison solennelle finie, les membres de la famille se rapprochèrent ; chacun vint prendre la main du prince et la baiser. Les yeux étaient trempés de larmes. Des sanglots étouffés se faisaient jour. Mme de Dino était sur le point de s'évanouir. Les nombreux assistants, parents, amis, serviteurs, qui remplissaient la chambre, tombèrent à genoux d'un mouvement unanime et spontané. Une émotion intense serrait tous les cœurs.

Tandis que, dans un moment aussi grave, le trouble des âmes n'osait se soulager que par le silence des pleurs[16], une autre face du tableau, hors de cette chambre historique, affligeait plutôt le regard et la pensée. Comme aux grands jours d'audience, une affluence extrême de visiteurs se pressait dans les appartements du prince de Talleyrand, une affluence curieuse, bruyante, avide de recueillir et de colporter des nouvelles. Les antichambres étaient encombrées d'hommes et de femmes accourus là, ainsi qu'au spectacle, se reconnaissant entre eux, s'interpellant, causant d'un ton de voix à peine retenti, échangeant haut leurs réflexions sur l'événement du jour. Et, quand tout fut terminé, quand le confesseur, après avoir dit les prières des agonisants, eut prononcé les mots : Partez, (Mie chrétienne, et que le dénouement triste se fut accompli, tous ceux-là s'en retournèrent, comme ils étaient venus, insouciants et frivoles.

§

Le prince de Talleyrand était sorti de la vie dignement. Fidèle à sa propre ressemblance, il avait voulu finir sur un trait d'esprit. L'archevêque vous aime, lui disait le fervent missionnaire de M. de Quélen, il vous aime au point que, ce matin même, il me jurait qu'il donnerait volontiers sa vie pour vous. — Il a un meilleur usage à en faire, avait-il répondu et il ne prononça plus d'autre parole. Cette digne et ferme tenue de l'illustre homme d'État, à ses derniers instants, est le fait indéniable, que nul ne conteste. Cependant, malgré les dépositions de Dupanloup, du baron de J3arante, de plusieurs autres témoins dignes de confiance, le secret de son âme dans l'acte de réconciliation avec l'Église est resté livré aux controverses.

L'évêque d'Orléans retraça une noble et belle peinture de la conversion finale de Talleyrand. Mais certainement, il en força le coloris en faisant d'un acquiescement si retardé, si disputé aux sommations de l'Église, une sorte de transfiguration chrétienne. D'une plume débordante et naturellement poussée à l'amplification des détails, il en versa le récit dans un long mémoire destiné à être rendu public et représentant, sous des couleurs de ciel, telle qu'il avait pensé la voir[17], la fin édifiante de M. de Talleyrand. Un seul trait donnera quelque idée des embellissements qu'y dut ajouter une imagination ecclésiastique.

Le prince avait conservé, par déférence personnelle, une médaille d'argent et une de cuivre, que lui avaient remises, tour à tour, Mmes de Chabannes et de Marbeuf. Comme aussitôt son âme de prêtre peut s'exalter sur une circonstance aussi simple !

Il est mort, s'écrie Dupanloup, revêtu et protégé par l'image miraculeuse de Marie !

C'est de la monnaie d'histoire pour hagiographes et, peut-être, se trouvera-t-il l'un d'eux, un jour, pour sanctifier, l'ancien évêque d'Autun.

Tout montre, cependant, que Talleyrand avait agi dans les détails de sa conversion entièrement à sa convenance, attendant le plus tard possible pour revêtir de sa marque un papier que Rome n'eût point accepté sans retouches, dans lequel il s'excusait seulement d'avoir signé l'acte de la constitution civile du clergé, passant sur son mariage et sur tout le côté léger de son existence. Et que de lenteurs voulues, calculées, pour terminer cette affaire, — l'espace et la durée d'une signature, — sous le prétexte qu'il était toujours arrivé à temps, sans précipitation aucune !

Quoiqu'il en fût, l'Église apostolique et romaine avait fermé le débat, victorieuse et condescendante. En échange de son absolution complète, elle n'avait exigé qu'un témoignage authentique de réparation et de soumission envers elle. Cette réparation elle l'eut de sa main et l'entendit de ses lèvres. Elle fut en droit de lui en donner décharge ; elle put attester qu'il était mort en état de grâce.

Mais, sans y apporter aucun esprit de passion, il a été permis de faire remarquer, dans la suite, qu'ayant eu cela et n'ayant pas demandé davantage, elle s'était montrée, quant au reste, bien facile, qu'une pénitence plus effective n'eût pas été plus mal comprise ; et que Talleyrand, n'ayant pas toujours été un homme juste et intègre, la pensée n'aurait pas été mauvaise ni le geste inutile de sa part, d'effectuer un large don, une vaste aumône en faveur des pauvres, quelque sacrifice enfin de soi et de l'héritage opulent de Mme Dino, — qui eût été comme un légitime retour du butin, l'énorme butin[18] qu'il avait prélevé, sa vie durant, sur l'État et un peu sur tout le monde, pour l'engloutir dans ses coffres.

La vie si pleine et si discutée de Talleyrand s'était éteinte, le 17 mai 1838, à 3 heures 33 minutes. Le 22, eurent lieu de premières obsèques, relevées d'une imposante escorte d'infanterie, et, en l'église de l'Assomption, le service funèbre entouré d'une grande pompe religieuse. Le cercueil fut, pour quelques jours, déposé dans le caveau de cette église, en attendant de le transporter dans la chapelle de Valençay. Il était garni de velours noir avec des clous d'argent, et portait un écusson, avec ses armoiries, ses noms et ses titres. Sur tout le parcours, depuis Blois, un immense concours de population saluait le passage du convoi ; pendant la nuit, les habitants des villages avaient allumé des feux et portaient des torches. Le même jour, 6 septembre, furent célébrées, en la chapelle du château, simultanément, les funérailles du prince, celles de son frère le duc de Talleyrand et d'une enfant de la maison, morte en bas-âge, Yolande de Périgord, fille du duc et de la duchesse de Valençay, et petite-fille de la duchesse de Dino. La cérémonie s'était accomplie dans l'appareil d'une grave et noble solennité.

Talleyrand léguait à Mme de Dino son palais de la rue Saint-Florentin, le domaine de Valençay, ses manuscrits, ses mémoires et son souvenir à défendre. Elle céda à des princes de la finance, aux Rothschild, la demeure fameuse au fronton de laquelle brilla cette inscription : Hôtel Talleyrand ; fit élection d'un appartement dans l'hôtel de Galliffet, et, à quelque temps de là, résolut de faire un grand voyage en Allemagne ; Où l'appelaient des intérêts majeurs.

Née é Berlin, ayant vécu sur la Sprée des années souriantes, elle n'avait pas oublié le culte de sa jeunesse envers un pays, dont les souverains l'avaient aimée, qui charma son imagination naissante par les chefs-d'œuvre d'une période unique dans l'histoire de la poésie, et dont elle parlait la langue, comme elle écrivait la française, à la perfection. Elle revivrait tous ses souvenirs en visitant les lieux, qui en avaient été le théâtre. Il lui plaisait de redevenir un peu allemande et cela, chez elle, en traversant ses grandes propriétés d'Allemagne. Elle n'eut que des regrets atténués à quitter passagèrement la France, Talleyrand n'étant plus là pour l'y retenir.

 

 

 



[1] Habitant de la rue Saint-Florentin, le prince, à ce litre, relevait de son diocèse.

[2] Mme de Vaudémont et Mme Tyskiewicz, sont une partie de moi-même, que j'ai perdue. Je sais bien que, depuis quelque temps, tout annonçait une fin prochaine, mais le moment de l'éternelle séparation n'en est pas moins pénible ; jamais on n'est préparé pour cette dernière heure.

(Talleyrand, Lettre à M. de Bacourt, 4 novembre 1834.)

[3] Je tombai gravement malade, au mois de décembre 1837. Nous nous trouvâmes alors, chez moi, à Rochecotte où, malheureusement, il y a peu de ressources spirituelles. Cependant, me sentant en quelque danger, je voulus appeler le curé. Mon oncle le sut, et, dans ma convalescence, il m'en témoigna quelque surprise : Vous en êtes donc là ? me dit-il, et par où êtes-vous arrivée ? Je le lui dis avec simplicité ; il m'écoutait avec intérêt, et, lorsqu'en finissant j'ajoutai qu'au milieu de beaucoup de considérations sérieuses, je n'avais pas omis celle de ma situation sociale, qui m'obligeait d'autant plus qu'elle était plus élevée, il m'interrompit vivement et dit : En effet, il n'y a rien de moins aristocratique que l'incrédulité. Deux jours après, il reprit, de lui-même, une conversation semblable, me lit répéter les mêmes détails, puis, me regardant fixement, il dit : — Vous croyez donc ?Oui, monsieur, fermement.

Lorsque Armand Carrel, frappé à mort, refusa de voir un prêtre et défendit qu'on le présentât à l'Église, elle en fut choquée comme d'un manque de goût et de respect aux convenances. Comment Chateaubriand avait-il pu s'émouvoir, pour cet homme de bien, sans religion, et verser des larmes à ses obsèques !

[4] La duchesse en portait alors, un jugement d'une rare pénétration, — mais d'une pénétration qui se défend d'être trop clairvoyante.

Il se pourrait que M. Dupanloup fût ambitieux ; je ne le connais pas assez pour dire oui ou non. Douceur, sagesse, mesure, connaissance du monde, bon langage, discrétion infinie, conversation fine, il réunit tout ce qui est convenable pour diriger parfaitement une personne du monde. Toutes ses pénitentes, toutes les mères de ses pénitentes en font le plus grand cas. Cela n'exclut pas l'ambition ! Je sais qu'il se tient fort à l'écart de la politique, mais que, vis-à-vis de l'Archevêque, il a le petit tort de le pousser à aller aux Tuileries et d'y aller lui-même, à la suite du curé de Saint-Roch, dont il est le vicaire et l'ami. Mais la robe de l'ambition est comme celle du caméléon, et on la voit selon le reflet sous lequel on est placé.

[5] Cf. la Vie privée de Talleyrand, par B. de Lacombe, qui est surtout l'histoire de sa mort, et où se trouve, pour la première fois, publié au complet, le récit des derniers moments du prince, par Dupanloup.

[6] Scribitur ad narrandum, non ad probandum. C'est la devise de l'histoire.

[7] Rien ne presse ! Que ces mots par nous soulignés sont significatifs du plus ou moins d'intérêt spirituel, qui le poussait à se convertir.

[8] Si le mourant ne refuse pas ouvertement les sacrements, on croit qu'il ne pourrait lui être refusé la sépulture ecclésiastique.

(Note du cardinal Lambruschini à l'archevêque de Paris, concernant la conduite à tenir à l'égard du prince de Talleyrand, janvier 1834.)

[9] Avec la plus vive instance je vous conjure de penser à ce que la Religion, l'Église, la France, vos amis, votre famille attendent de vous sur la fin de votre carrière, à ce que demandent en même temps le soin et le salut de votre âme, prête à entrer dans l'éternité...

Qui pourrait vous arrêter, ô prince ! Les illusions de la vie sont passées... Ne craignez pas l'opinion de ceux qui ne peuvent rien sur l'âme ; mais plutôt croyez celui qui peul perdre à la fois le corps et l'âme.

(Lettre de M. de Quélen au prince de Talleyrand, d'après les Documents publiés de Dupanloup.)

[10] Vous ne sauriez croire, disait-il à Barante, le bien que la piété douce et discrète de celle enfant, fait dans la maison.

[11] Le duc de Talleyrand, frère cadet du prince, mourut 28 avril 1835 ; le duc et la duchesse de Dino héritèrent de son titre, qu'ils portèrent, depuis.

[12] Talleyrand souffrait d'un anthrax, dont les suites amenèrent sa mort.

[13] L'abbé Maynard, qui mena contre l'évêque d'Orléans Dupanloup, d'ardentes polémiques.

[14] A titre documentaire, voici l'un et l'autre textes :

Rétractation du prince de Talleyrand.

Touché de plus en plus par de graves considérations, conduit à juger de sang-froid les conséquences d'une révolution qui a tout entraîné et qui dure depuis cinquante ans, je suis arrivé, au terme d'un grand âge et après une longue expérience, à blâmer les excès du siècle, auquel j'ai appartenu, et à condamner franchement les graves erreurs, qui, dans cette longue suite d'années, ont troublé et Mitigé l'Église catholique, apostolique, romaine, et auxquelles j'ai eu le malheur de participer.

S'il plaît au respectable ami de ma famille, 318, l'Archevêque de Paris, qui a bien voulu me faire assurer des dispositions bienveillantes du Souverain Pontife à mon égard, de faire arriver au Saint-Père, comme je le désire, l'hommage de ma respectueuse reconnaissance et de ma soumission entière à la doctrine et à la discipline de l'Église, aux décisions et jugements du Saint-Siège sur les affaires ecclésiastiques de France, j'ose espérer que Sa Sainteté daignera les accueillir avec bonté.

Dispensé plus tard par le Vénérable Pie VII de l'exercice des fonctions ecclésiastiques, j'ai recherché, dans ma longue carrière politique, les occasions de rendre à la religion et à beaucoup de membres honorables et distingués du clergé catholique tous les services qui étaient en mon pouvoir. Jamais je n'ai cessé de me regarder comme un enfant de l'Église. Je déplore de nouveau les actes de ma vie, qui l'ont contristée, et mes derniers vœux seront pour elle et pour son chef suprême.

Lettre au pape Grégoire XVI.

TRÈS SAINT-PÈRE,

La jeune et pieuse enfant qui entoure ma vieillesse des soins les plus touchants et les plus tendres vient de me faire connaître les expressions de bienveillance dont Votre Sainteté a daigné se servir à mon égard, en m'annonçant avec quelle joie elle attend les objets bénits, qu'elle a bien voulu lui destiner : j'en suis pénétré comme au jour, où Mgr l'Archevêque de Paris me les rapporta pour la première fois.

Avant d'être affaibli par la maladie grave dont je suis atteint, je désire, Très Saint-Père, vous exprimer toute ma reconnaissance et en même temps mes sentiments. J'ose espérer que non seulement Votre Sainteté les accueillera favorablement, mais qu'elle daignera apprécier dans sa justice toutes les circonstances qui ont dirigé mes actions. Des mémoires achevés depuis longtemps, mais qui, selon mes volontés, ne devront paraitre que trente ans après ma mort, expliqueront à la postérité ma conduite pendant la tourmente révolutionnaire. Je me bornerai aujourd'hui, pour ne pas fatiguer le Saint-Père, à appeler son attention sur l'égarement général de l'époque à laquelle j'ai appartenu.

Le respect que je dois à ceux de qui j'ai reçu le jour ne me défend pas non plus de dire que toute ma jeunesse a été conduite vers une profession pour laquelle je n'étais pas né.

Au reste, je ne puis mieux faire que de m'en rapporter, sur ce point, comme sur tout autre, à l'indulgence et l'équité de l'Église et de son Vénérable Chef.

Je suis avec respect, Très Saint-Père, de Votre Sainteté le très humble et très obéissant fils et serviteur.

[15] Le discours à l'Institut fut du 3 mars.

[16] Récit de l'abbé Dupanloup, ap. Lagrange.

[17] Mgr Dupanloup était toujours tellement convaincu d'être dans le vrai et tellement résolu à le prouver qu'il cessait, à l'occasion, d'être véridique ; habitué à ne voir et à ne regarder qu'en lui même, il plaçait toujours un désir préconçu, une volonté arrêtée, d'avance, entre son esprit et la réalité ; se croyant plus apte qu'aucun en la plupart des choses, se croyant même à peu près incapable d'échouer en n'importe quelle entreprise, il était toujours disposé à se rendre le témoignage qu'il avait réussi. Délégué par Mgr de Quelen à la conversion de M. de Talleyrand, poussé, d'ailleurs, par les meilleures impulsions de sa nature d'homme et de prêtre, il s'était promis devant Dieu et devant les hommes, de mettre en œuvre tant de zèle et d'ardeur, et aussi tant d'habileté et de prudence, qu'il regardait comme impossible que le vieux diplomate lui-même ne lui cédât pas finalement. Et, comme le vieux diplomate était résolu, d'avance, à céder, mais non, hélas ! dans le sens du prêtre croyant et pieux, comme tout, dans l'entourage et dans les circonstances, concourait au même but : le but, une fois atteint, extérieurement et en apparence seulement, suivant moi et bien d'autres, l'abbé Dupanloup n'eut pas beaucoup de peine à se persuader qu'il était atteint, au fond, et que le prince revenu sincèrement à la foi chrétienne et à la soumission catholique, avait fait une mort presque sainte. (L'abbé Maynard, Mgr Dupanloup et M. Lagrange, son historien, p. 16.)

[18] C'est pour le coup, dit Sainte-Beuve, que l'applaudissement n'eût pas été unanime, que la famille n'y eût point poussé avec un si beau zèle et que le confesseur aurait eu un rôle difficile et rare. Mais, ici le ciel et le siècle conspiraient ensemble ; on ne fit qu'enfoncer une porte ouverte la seule gloire fut de l'avoir enfoncée, quelques heures plus tôt.