TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE

Tome second : Vienne - Paris - Londres - Valençay

 

CHAPITRE CINQUIÈME. — LES HÔTES DE VALENÇAY.

 

 

Un temps de séjour dans cette magnifique résidence. — Par l'effet de quelles circonstances et raisons elle était devenue la propriété du prince de Bénévent. — Quand y vinrent les infants d'Espagne. La volonté de Napoléon en a fait, à leur usage, une prison d'État... une douce prison. — Rentrée satisfaite de Talleyrand chez soi, après la chute du maitre et le départ des Espagnols. — Reprise des accoutumances saisonnières. — Les longs séjours à Valençay. — Tableau d'une grande existence seigneuriale. — Contre la monotonie d'une vie intérieure trop parfaite. — Le mouvement des visites. — Avec quel art y préside, en maîtresse de maison accomplie, la duchesse de Dino.

 

Valençay... Comment le prince de Talleyrand, seigneur et maître en ces lieux, n'eût-il pas aimé le château, les jardins de Valençay ?

Sur les pas de Napoléon, qui, pour marquer les étapes de ses victoires, élisait de préférence les palais de ses adversaires couronnés ; ou, seul, en qualité d'ambassadeur de France, hôte habituel des rois, il avait résidé bien des fois en des logis superbes. Mais, qu'aucun de ceux-là l'emportât en beauté sur son cher Valençay, c'est ce qu'il se refusait à croire. D'aussi loin qu'il en évoquât la comparaison, il ne se souvenait point d'avoir connu de parc plus pittoresque et plus profond, ni de tapis verts plus riants, parmi les ondulations des coteaux, ou sur les bords d'une rivière bleue.

Le charme en était d'autant plus sensible à la vue que les approches de ce majestueux et délicieux domaine n'en dénonçaient pas l'attrait. Avant d'embrasser du regard le vallon touffu, d'où surgissait, tel qu'on l'admire, aujourd'hui — mais hélas ! dépouillé de ses belles collections[1] — un château Renaissance plein de style et de poésie, la route avait été dure et monotone !! Aux yeux ne s'étaient offerts que des plaines arides ou des ravins hérissés tantôt de roches aux flancs déchirés, tantôt de forêts à l'aspect uniforme et sévère. Cependant, le défilé avait élargi ses parois. L'horizon s'éclairait d'un coup d'œil enchanteur. Encore quelques tours de roues et la voiture allait s'engager dans les jardins royaux du prince de Talleyrand.

Quelle vaste et somptueuse résidence pour un seul maître ! Les trois grandes cours du château vous en signalent d'abord l'importance et l'étendue. Dans la première se dessine, élégante et claire, l'habitation principale dont chaque fenêtre est comme une promesse ouverte aux visiteurs d'une perspective plongeant sur le pays entier. Au fond de la seconde, se dresse le donjon impressionnant par sa hauteur, très remarquable aussi par le caractère de ses ornements variés. Et non moins singulière apparaît la troisième avec son entourage de cloître en arcades. Revient-on sur ses pas, afin de pénétrer dans les appartements, on est séduit, à première vue par l'excellence des œuvres d'art et le choix des meubles précieux, qui les décorent.

***

La terre de Valençay revendiquait un long passé d'histoire. Au profond de. son sol avaient pris racine d'antiques souvenirs. Sans être grand docteur en la science héraldique, aisément pourrions-nous établir comment, à une époque reculée, elle avait appartenu aux comtes de Blois ; de quelle manière une Alix de Bourgogne, fille d'Eudes et de Mahaut de Bourbon, dame de Saint-Aignan, Montigny et Valençay, fut la première à y marquer trace de possession et comment, par son mariage avec Jean de Châlons[2], elle porta tous ses biens, en l'an 1261, à la maison de Châlons-Tonnerre. Puis, suivant la filière entremêlée des alliances et des naissances, nous verrions que les descendants de cette Alix eurent le privilège de la châtellenie de Valençay jusqu'à ce qu'ils vinssent à la vendre, au milieu du XVe siècle. Nous apprendrions à ceux qui l'ignoraient — c'est-à-dire à peu près nous tous — que, pour la modique somme de douze mille livres, Robert d'Étampes, chambellan du roi Charles VII, et ses frères s'y étaient installés en maîtres, et que la branche d'Étampes-Valençay, issue de Louis, petit-fils de Robert, en garda l'appartenance jusqu'en 1745, après avoir obtenu l'érection de ladite seigneurie en marquisat. Enfin, nous aurions à savoir qu'elle était passée, selon le hasard de l'offre et de la demande, entre des mains étrangères ; que Louis Chaumont de la Millière, le fermier général de Villemerieu et M. de Luçay s'en étaient rendus acquéreurs successivement ; et que M. de Talleyrand-Périgord y faisait loi, pour le moment, soit dit au figuré, de haute et basse justice.

Les circonstances, qui lui en valurent l'aubaine, au moindre prix possible, sont de celles qu'on n'oublie point de rappeler, pour ce qu'elles ont d'original.

Napoléon, dont l'une des règles les plus expresses était que toutes choses autour de lui ou dépendant de lui fussent dans un état de représentation constant et magnifique, se reportait, volontiers, au détail des grandes existences de cour d'autrefois, parce qu'elles devaient servir à son monde de leçons d'élégance et d'apparat. Et comme il n'avait rien tant à cœur que de les ressusciter, sous son règne, avec plus de pompe ut de largesse, il avait eu la curiosité de se faire dépeindre minutieusement la vie de château, telle que la menait un duc de Choiseul, le ministre des affaires étrangères, sous Louis XV. La vision du mouvement d'aristocratisme supérieur[3], où les réceptions et les fêtes alternaient avec les grandes affaires, s'était imposée fortement à son esprit.

Il lui plaisait que ses hauts dignitaires enrichis par lui se fissent une obligation morale de dépenser leurs revenus noblement. Or, Talleyrand n'était-il pas le Choiseul de sa dynastie ? Pourquoi n'occuperait-il pas aussi, au sein d'une résidence vraiment digne de son nom, de son rang, de ses fonctions à la Cour et au Conseil, ce brillant état de maison, dont l'éclat rejaillirait au dehors sur le trône et sur le pays ? Ces splendeurs seigneuriales auraient, en quelque sorte, une destination officielle. Le prince de Bénévent voudrait se faire un point d'honneur de les déployer surtout pour les étrangers de race princière ou pour les ambassadeurs des nations amies, c'est-à-dire soumises, visitant l'empereur et la France :

Je veux que vous achetiez, lui avait-il enjoint, une belle terre ; que vous y receviez le corps diplomatique et les étrangers marquants ; qu'on ait envie d'aller chez vous et que d'y être prié soit une récompense pour les ambassadeurs des souverains dont je serai content.

Les derniers mots prononcés étaient superbes d'accent dominateur et de sécurité triomphante.

Quelqu'un était présent à l'entretien, pour qui cette question avait grand intérêt. Chargé d'un patrimoine trop lourd, embarrassé momentanément dans ses comptes, M. de Luçay — le tiers personnage — parla de vendre son domaine de Valençay. Talleyrand apprécia la valeur de la proposition. Disposer d'un tel château, comparable en beauté à ceux de Chenonceaux et de Chambord, moins original que le premier, moins fantastique d'aspect que le second, mais plus imposant que l'un et plus habitable que l'autre, mais ce serait le comble de ses vœux ! Cependant, il devait objecter — en le disant il avait l'espoir, déjà, que la caisse impériale bâillerait à son appel — qu'une acquisition aussi considérable dépasserait de trop loin ses ressources présentes et que nécessité lui serait d'attendre, de beaucoup attendre, jusqu'à ce qu'il fût en mesure d'y hausser ses prétentions financières.

Napoléon, qui n'abandonnait pas facilement une idée, mais la voyait grandir et vivre aussitôt que poussée dans son cerveau, Napoléon, qui se sentait, ce jour-là, en disposition de se rendre doublement agréable à son ministre et à M. de Luçay, promit de parfaire la somme. Talleyrand s'arrangea de manière que l'excédent ne fût pas inférieur au principal ; et il n'eut qu'à s'applaudir du marché, au moins pendant les premiers temps. Mais Napoléon, qui se souvenait d'en avoir été le fort actionnaire, estima qu'il était en droit d'user de Valençay à sa guise, fût-ce sans l'agrément du propriétaire. On le vit bien, après l'affaire de Bayonne. Se conformant aux désirs de l'empereur, Talleyrand avait commencé par emmener avec lui, à Valençay des diplomates ou des étrangers de haut rang, que la curiosité, la peur ou l'intérêt conduisaient, alors, en pays français. Cependant, les sentiments du souverain s'étaient refroidis à son égard. L'opposition, qu'il avait manifestée contre l'aventure d'Espagne, lui amena des représailles, jusque dans les détails de sa vie privée. Napoléon lui signifia qu'il avait jugé bon de convertir Valençay en prison d'État et qu'il en avait fait le lieu de relégation... princière des infants d'Espagne. Il le chargea même de les y recevoir. Talleyrand s'était donc rendu au-devant de ses augustes prisonniers. Ils étaient d'essence royale ; et pareil privilège eut toujours un intérêt puissant auprès de ce grand seigneur, malgré les gages qu'il avait donnés à la Révolution. Cédant à l'empire de ses sentiments personnels, il leur montra tant d'égards, il leur réitéra en des termes d'une politesse si respectueuse qu'ils seraient, là, chez eux, à leur convenance entière et maîtres de disposer de toutes choses, il se rendit à leur égard si prodigue d'attentions et de prévenances voulues que Napoléon, déjà fort mécontent de sa désapprobation exprimée haut des affaires espagnoles, ne permit plus qu'il retournât auprès des infants. A telle enseigne, qu'il était le maître de Valençay et n'en avait plus la jouissance. Pour n'en pas tout perdre il accepta de Napoléon — ce que n'a pas dit la duchesse de Dino — une indemnité annuelle de plusieurs centaines de mille francs représentant, sans perte, la valeur locative du manoir et de ses dépendances.

Par le fait de la longue absence forcée de celui-là même qui avait le plus d'intérêt à l'entretenir et à l'embellir, Valençay s'était ressenti trop visiblement des dégradations imputables au temps et aux personnes. Les Espagnols s'y tinrent, pendant six années, trouvant la maison bonne, n'éprouvant et ne marquant aucune impatience d'en sortir. Il leur fallut l'offre d'un trône pour les y décider. En attendant, ils en avaient usé tant et plus, sans y rien donner du leur. Aussi laissèrent-ils, derrière eux, des signes fort apparents du peu de souci qu'ils avaient eu de soigner le bien d'autrui.

Les bizarres habitudes de Ferdinand, dont la principale distraction était de construire de ses royales mains des pièges à loup et d'en remplir les pièces les plus somptueuses de l'habitation ; puis, ses particulières amusettes, ses jeux d'irrigation en chambre, qui consistaient à seringuer toutes sortes de plantes amassées au hasard, dans les salons ; de pareils et si étranges passe-temps avaient imprimé leurs traces, étalé leurs salissures un peu partout, sur le velours des meubles et la soie des tentures.

Mais ces dégras, aisément réparables n'empêchaient point que Valençay fût resté l'un des joyaux de la vallée de la Loire par l'élégance noble de la construction, le dessin attrayant des jardins et la variété des sites.

Après le congrès de Vienne et la bataille de Waterloo, le prince, qui n'avait pas revu le Berry, depuis un lustre environ, eut un extrême désir d'en aller respirer l'air chargé de senteurs salubres. C'était, au printemps de l'an 1816. Il en prit le chemin avec sa nièce, devenue inséparable de sa vie.

Maintenant qu'il a quitté la politique, la diplomatie, les affaires, Valençay est un refuge d'ombre et de tranquillité. Il y passe la longue saison, dès les premiers éveils du renouveau jusqu'à la chute des dernières feuilles.

Si la duchesse de Dino ne s'est pas arrêtée d'abord à Rochecotte et s'il n'y fait pas un temps de séjour auprès d'elle, c'est là que, l'esprit occupé de ses anciennes ambitions, il philosophe, converse ou donne ses soins à l'embellissement des domaines, pour se détacher du fantôme obsédant. C'est là qu'elle emploie le meilleur d'elle-même à lui rendre l'inaction légère et douce.

La vie intérieure, a-t-il écrit, seule peut remplacer toutes les chimères.

Pourtant, cette vie intérieure quoique peuplée de tant de souvenirs, ne suffisait pas à remplir tout le besoin de sa pensée, rejetée hors de l'action ; elle n'y suffisait pas, aux heures grises de l'inévitable monotonie, du calme plat. Ni les distractions de la lecture, ni le sentiment de sa gloire, ni la préoccupation de ses mémoires commencés, ni la conversation prenante de Mme de Dino, ne lui composeraient un abri assez sûr, assez complet contre les envahissements du tœdium vitæ, s'il ne lui restait, en outre, comme dérivatif, le mouvement qu'il aima toujours, des visites changeantes et sans discontinuité.

Nulle grande dame n'aurait été mieux entendue que la duchesse de Dino, sa nièce, à en régler chez lui l'ordonnance, pour le château comme pour la vil le.

Elle y avait été formée, préparée, dès au sortir de l'enfance, quand elle tenait salon, n'ayant pas plus de treize ans, en sa belle demeure de Berlin[4], ou, lorsqu'elle habitait la résidence principale des Courlande, c'est-à-dire le château de Sagan, et que des hôtes de marque y recevaient le vivre et le couvert, pendant des séries de jours ou de semaines, à leur convenance. Enfin, depuis des années, elle vivait dans la maison d'un des hommes politiques les plus recherchés de l'Europe ; et, par son influence directe, par les services quotidiennement rendus d'une intelligence toujours prête, elle avait contribué à étendre le rayon de cette renommée. Personne ne connaissait mieux qu'elle les hommes et les choses de son monde, et n'en parlait avec un discernement plus sûr, un sens plus judicieux, — quand ne l'égaraient point des préventions exclusives de son aristocratisme.

Tout de bon, Talleyrand eut un heureux sort, jusqu'à l'extrême limite de ce qu'il pouvait souhaiter. L'affection passionnée qu'il porta à la comtesse de Périgord, dans un âge où les regains sont doublement à craindre pour l'équilibre de l'âme et celui de la santé, — aux environs de la soixantaine — troubla passagèrement sa raison calme[5]. Mais ensuite, lorsque se fut rapaisé le cours du sang, dans ses veines, où avaient reflué, soudain, des bouillonnements juvéniles, quel privilège à sa vieillesse qu'une telle compagnie de femme !

L'ascendant de Mme de Dino, qui, de si bonne heure, s'était montrée réunissant en elle tous les genres de séduction et de supériorité féminine, n'avait fait que grandir avec les années. Et nul ne s'en étonnait, la voyant et l'entendant.

Singulière rencontre de la pensée ! Tandis que nous la considérons, au plein de sa vie, si sûre de son pouvoir en ce Valençay, que son goût a transformé royalement, une autre image nous remonte à l'esprit, distante de plusieurs générations et qui, sans avoir eu avec celle-ci aucune communauté d'origines, nous semble avoir réalisé, comme elle, le rare assemblage de ces dons extérieurs et de ces qualités d'intelligence. Sous quelques-uns de ses traits nous croyons retrouver la figure d'une femme illustre, que Saint-Simon a dépeinte, comme il savait peindre : la princesse des Ursins, laquelle, autre particularité curieuse, épousa, en 1659, un Adrien Blaise de Talleyrand.

Sauf qu'elle n'était ni flatteuse, ni insinuante, ni intrigante et qu'elle n'eut pas à brasser, à l'instar de cette femme d'État et pour son compte, de vastes projets politiques, c'est un pareil accord de ferme raison et d'attraits captivants. L'air extrêmement noble avec ces tempéraments de douceur, de mesure, adoptés par réflexion, ou ces élans de vivacité qui rendent agréable ce qui tendrait à paraître de la hauteur ; de la finesse dans l'esprit, sans qu'elle semblât la rechercher ; une conversation souple et variée parce qu'elle avait beaucoup appris, beaucoup observé surtout, par elle-même et à travers l'expérience d'un Talleyrand ; une éloquence simple et naturelle en ce qu'elle disait, qui gagnait au lieu de rebuter par son arrangement ; un choix parfait des meilleures compagnies ; un grand usage de son monde, de la discrétion pour soi, de la sûreté pour ses amis : elle avait de tout cela joint à des traits plus personnels, qui constituaient son charme propre.

Tant de sagesse n'allait point sans quelque imperfection de caractère. En elle prédominait un orgueil de grande dame, fait d'habitude et d'assurance, et qui s'accompagnait, en temps ordinaire, d'un peu de sécheresse à l'égard des gens d'une autre classe. L'opulence dans laquelle, dès sa prime jeunesse, elle enfonça profondément ; l'indépendance précoce, qui lui permettait, n'étant qu'une enfant, d'avoir son château, ses domestiques, ses réceptions à elle ; la certitude qu'elle avait de ses avantages s'ajoutant à l'effet des flatteries incessantes dont elle était l'objet, n'avaient pas dû la façonner aux enseignements de la modestie. C'était le contraire qui s'était produit pour elle. Au point qu'elle eût pu devenir parfaitement insupportable, selon son propre aveu, bien avant de connaître la vie, si la lumière d'une raison instinctive ne l'en avait préservée.

Néanmoins, des restes de ce sentiment d'orgueil subsistaient en son âme, dont les signes perçaient jusque dans ses retours sur elle-même.

J'admettais peu de supériorités, a-t-elle écrit en quelque endroit de ses souvenirs, mais je n'étais pas assez sotte pour n'en reconnaître aucune de celles que donnent de grandes vertus, des talents remarquables et la vieillesse.

En réduisant à ces trois points les motifs qui lui commandaient d'abaisser son amour-propre, elle ne s'obligeait pas à beaucoup de frais d'admiration ni d'égards envers autrui.

Après des années intensément vécues, la religion où elle commençait à incliner ne l'avait pas rendue plus indulgente aux faiblesses d'ici-bas. L'esprit de paix, de charité, de pureté dont elle cherchait des modèles en lisant Bossuet, augmentait singulièrement sa clairvoyance sur les défauts des gens, et plus elle mortifiait son cœur, un cœur qui fut sensible, plus âpres étaient ses appréciations sur le train d'une société qu'elle était obligée de suivre. Quoiqu'elle s'en défendît et n'y apportât point d'intention préconçue, le plaisir d'exercer de l'autorité la touchait plus que la douceur de verser de la joie en s'oubliant. Du moins, par un usage de tous les jours, elle s'était rendue fort habile en l'art de recevoir ; elle excellait à graduer les politesses, sans cesser d'être aimable pour chacun, lorsqu'elle consentait à perdre de vue ce qu'on appelle : les distances.

A vrai dire, tout engageante qu'elle sût être, elle ne se prêtait pas à ses devoirs nouveaux d'hospitalité (aux alentours de 1835), avec cette humeur facile, enjouée, égayant les dehors d'une distinction accomplie, qui, pendant les fêtes et les réceptions du Congrès de Vienne, par exemple, avait été le triomphe de son éblouissante jeunesse. Du changement était survenu, depuis là, dans ses dispositions d'esprit comme en ses façons d'être.

Le mouvement de son imagination, l'impétuosité de son caractère, l'ardeur de sa nature s'étaient bien apaisés. Aux causeries malignes et indiscrètes qu'elle dut, étant du monde, écouter, presque applaudir, encourager même, ses goûts avaient substitué des habitudes réfléchies dont le sérieux l'accoutumait à la froideur. La saison de ses jeunes ans, qu'avaient charmée les manèges de la coquetterie, s'était évanouie. Elle avait délaissé ces frivolités aimables pour les réflexions sages qui conviennent à la maturité.

Aussi bien, les soins que lui demandaient et sa fille et le prince : elle, parce qu'elle s'avançait, les couleurs de la rose aux joues, le regard limpide et tout heureuse des bonheurs entrevus, à la conquête d'une vie pleine de sourires ; lui, parce qu'il comptait avec crainte, dans le malaise et la souffrance physique, des heures qu'il se savait mesurées ; une correspondance éparpillée sur tous les points de l'Europe ; les dictées de M. de Talleyrand ou ce qu'il fallait écrire en son nom, sans qu'il dictât ; des retours de ferveur vers la musique, qu'elle avait négligée en des temps où l'occupaient des passions plus actives, et qui s'était réemparée de sa sensibilité amortie ; enfin, le goût qui la pénétrait de plus en plus, pour la lecture et la méditation : n'était-ce pas de quoi remplir assez toute sa pensée, toutes ses minutes ?

Mais M. de Talleyrand s'ennuyait. Le silence qui planait sur la niasse imposante et les ombrages de Valençay, l'enveloppait de mélancolie. Si la langueur du climat berrichon le reposait au physique, elle l'éprouvait au moral. Il en subissait le poids, comme il en ressentait le charme, selon les heures du jour. Il lui fallait des allants et des venants autour de lui, et le bruit familier de la conversation, qui passe et se renouvelle avec les personnes. Elle accueillait donc, d'une lèvre fleurie de compliments, ces visites et ces visiteurs plus nombreux souvent qu'elle ne les eût souhaités.

Il y avait les habitués et les accidentels. Pour les nommer, un peu au hasard, appartenaient à l'un et à l'autre groupes : le duc Paul de Noailles, le prince de Laval, le duc Elie Decazes, lady Clanricarde — la fille de l'homme d'État Canning —, la duchesse d'Esclignac, née Talleyrand, le comte de Montrond, l'historien Mignet, Cuvillier-Fleury, le ménage Thiers encadré, comme à l'habitude, par Mme et Mlle Dosne, John Church Hamilton, fils du major-général Hamilton, qui, jadis, s'était mis à la dévotion de l'évêque d'Autun, émigré aux États-Unis, Salvandy, Barante, Royer-Collard.

On y vit, une fois, George Sand, une voisine du pays berrichon. Amante de la nature et paysagiste de premier ordre, elle avait exprimé le désir de visiter, avec des amis, cet ample et pittoresque domaine, comme pour y puiser l'inspiration d'un de ses beaux tableaux à la plume, animés des mille ressources de l'art. Mais le point de contact s'était mal établi, les rapports avaient été courts, et l'on ne parut point marquer, tant d'un côté que de l'autre, aucune envie de les reprendre. La châtelaine de Nohant, emporta de de Valençay des impressions, qui ne furent point des sentiments de douceur et de tendresse à l'égard du maître de ces lieux ; car, elle y broya les plus noires couleurs qu'elle pût trouver pour en tracer son terrible et fameux portrait du Prince.

On y reçut aussi, mais par hasard et pas très bien, le génial Balzac. Quoiqu'il eût des affectations aristocratiques et se flattât d'être le peintre désigné des femmes du monde, l'air et les façons du puissant créateur n'avaient pas été prisés, en ce nid de noblesse, et Mme de Dino, dont le jugement ne paraît pas avoir été aussi net, aussi fin que d'habitude, en la circonstance, ne se gêna pas de le dire et, ce qui fut pis, de l'écrire.

Si les princes de la littérature n'étaient admis à pénétrer, céans, que par la petite porte, il n'en allait point de même pour les seigneurs de l'Église. Entre ceux-ci et ceux-là que différente était la mesure des grâces hospitalières !

 

 

 



[1] Elles furent dispersées en 1900.

[2] Le premier du nom.

[3] Choiseul étalait une magnificence extraordinaire ; au dire des nouvellistes du temps, il eut jusqu'à quarante maitres pour servir à table, deux troupes de comédiens pour amuser ses invités, et le reste à proportion.

[4] C'était une spacieuse maison que Frédéric II avait fait bâtir pour sa sœur, la princesse Amélie.

[5] Quant à M. de Talleyrand, il est difficile de croire, à moins de l'avoir vu, que le moment où il devait être occupé exclusivement des affaires dont le fardeau et la responsabilité auraient effrayé l'homme d'État le plus consommé et le plus sûr de ses moyens, ait été précisément celui qu'a soixante ans passés il a choisi pour se livrer a un sentiment dont l'ardeur l'a absorbé au point de ne lui laisser aucune liberté d'esprit. (Mémoires du chancelier Pasquier, t. III, p. 316.)