TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE

Tome second : Vienne - Paris - Londres - Valençay

 

CHAPITRE DEUXIÈME. — AU CONGRÈS DE VIENNE. — FÊTES ET NÉGOCIATIONS (Suite).

 

 

Recommencement des conversations diplomatiques. — Difficultés d'accord entre les grandes puissances animées d'ambitions co-partageantes. Les questions en litige. — La Saxe, la Pologne, le royaume des Deux-Siciles. — De quelle façon habile Talleyrand y interpose son action. — Pendant que causent, projettent et, par intervalles, s'amusent les maîtres de l'Europe. — Émotion indicible produite, au milieu d'eux, par la nouvelle du départ de l'île d'Elbe. — Comment Talleyrand s'efforça de dégager la situation de la France et de son gouvernement, rendus responsables par les Alliés du coup de tête funeste de Napoléon. — La déclaration du 13 mars, qui sauva la France du démembrement. — Fin d'aventure napoléonienne. — Un retour en arrière. — Dissidences nouvelles entre les arbitres de la paix redevenus les arbitres de la guerre. — Rivalités intimes du tsar et de Metternich. — Talleyrand, dans la coulisse, observant et recueillant. — Défiances mutuelles et précautions jalouses. — A ce propos, des détails curieux et peu connus sur le rôle d'espionnage et de surveillance, étendu à tous, de la police autrichienne. — Tout se termine, cependant. — Double action, l'une officielle et l'autre secrète, de la diplomatie française. — En dehors de Talleyrand ; correspondances occultes entre Paris et Vienne. — Fin des négociations. — Départ des ministres plénipotentiaires. — Résultats généraux du Congrès de Vienne.

 

On n'allait pas très vite en besogne, dans la noble assemblée. Le prince de Ligne en avait fait la remarque, on sait avec quelle finesse et sous quelle formule heureuse. Il eut le temps de mourir dans l'intervalle. Ledit Congrès l'enterra, sans cesser de danser :

Néanmoins, les débats avaient repris leur cours ; on était rentré dans le vif des questions.

Le système co-partageant refleurissait dans toute son audace. On divisait les États, on échangeait des royaumes, on déplaçait les dynasties. Mais, tout cela se passait surtout en paroles ; les arbitres traînaient les discussions en d'interminables séances sans parvenir à se mettre d'accord. Faisant bouclier des intérêts divergents de tous ces princes alliés, Talleyrand gagnait des points, pas à pas, mais n'avançait les affaires de la France qu'à force de patience et avec peine.

Il importait, au premier chef, de réfréner des appétits trop exigeants : ceux de la Prusse et de la Russie. Secrètement, l'ambassadeur de Louis XVIII avait noué avec Castlereagh et Metternich, une entente séparée, contre Alexandre, dont les visées prépondérantes se rendaient, à leur tour, trop napoléoniennes[1].

La question du maintien de la Saxe et du rétablissement de son roi fut une de celles où Talleyrand déploya la plus persévérante énergie, pour l'emporter finalement.

Le 11 octobre, sans prendre la peine de consulter là-dessus la majorité, des puissances, l'Angleterre avait autorisé la Prusse à s'établir en Saxe et entraîné l'Autriche à permettre cette occupation temporaire. Celle-ci n'y consentait, d'ailleurs, qu'avec la secrète pensée de revenir sur sa décision, aussitôt qu'elle aurait eu le temps de chasser la Russie de la Pologne. Cependant, les cours allemandes avaient protesté. La Bavière armait. Louis XVIII menaçait d'entrer dans la confédération, qui se formait contre les desseins de la Prusse[2]. Ce fut alors que Talleyrand interposa, avec une rare habileté, son action diplomatique. Il avait commencé par se plaindre de l'abus commis à lord Castlereagh, qui en avait été le complice, puis à peser de toute l'influence de ses conseils sur la chancellerie autrichienne, qui n'en aurait pas eu besoin, d'ailleurs, pour s'apercevoir qu'on l'avait doublement jouée, aussi bien du côté de la Pologne que du côté de la Saxe. Plus explicitement, le 2 novembre, devant le Congrès réuni, il lut son mémoire raisonné sur la Saxe, dont l'impression produite fut très grande sur l'assemblée et, par-delà cette assemblée, sur l'âme allemande tout entière.

Au jour de la défaite de Leipzig, lorsque Napoléon fut contraint d'abandonner la ville en feu, le glorieux vaincu avait dit à Frédéric-Guillaume III, le seul des princes d'Allemagne qui lui fût resté fidèle :

Je ne voulais vous quitter que quand l'ennemi serait dans la ville, et je vous devais cette preuve de dévouement. Mais je vois que ma présence ne fait que redoubler vos alarmes. Je n'insiste plus. Recevez mes adieux. Quoi qu'il puisse m'arriver, la France acquittera la dette d'amitié, que j'ai contractée envers vous.

La promesse de Napoléon risquait fort de rester illusoire. Le vieux roi avait été emmené à Berlin. Le prince russe Repnine, qui avait administré le pays, sous le titre de gouverneur, venait de remettre la Saxe à des commissaires prussiens, qui prétendaient bien ne plus s'en dessaisir.

L'envoyé de la France invoqua, pour y mettre tacle, le respect du droit européen. Les puissances intéressées à le comprendre et à le soutenir se rallièrent à son principe statuant que : même en politique, la justice peut être l'utilité de tous[3]. La Prusse dut retirer ses troupes. Le roi de Saxe retrouva sa capitale, une partie de ses États et le repos qui, depuis si longtemps, avait fui sa maison.

Après la question de Pologne et celle de la Saxe[4], qui furent si malaisées à régler, même injustement, d'autres complications avaient surgi. La Russie, ayant obtenu à peu près ce qu'elle désirait, ralentissait ses efforts en faveur de la Prusse. Celle-ci n'en insistait pas moins à réclamer, en sus de ses premiers accroissements : les anciennes provinces belges, le pays de. Trêves et de Cologne. La France, à bon droit inquiète d'un tel voisinage, se refusait à la voir s'établir sur la rive gauche du Rhin. Tout en paraissant uniquement conférer des moyens de forger une paix générale et durable, de certaines puissances pensaient à se liguer entre elles et traçaient, à leur usage prochain, des plans d'opérations militaires. Il y avait peu de temps, l'Autriche et la Bavière, très excitées contre la Prusse, avaient reconnu sans déplaisir qu'une opération offensive, faite par les débouchés de la Franconie sur l'Elbe, couperait les armées prussiennes de leur corps sur le Rhin, ainsi que d'une grande partie de leurs ressources et que si la 'France voulait y aider, autrement qu'en paroles[5], on rabattrait à leur juste mesure les prétentions de Frédéric-Guillaume.

Le Congrès ne se dégageait que peu à peu d'un réseau plein de nœuds et d'entraves. Les ministres se voyaient, parlaient, projetaient et rien ne finissait.

Par moments, hors du Ballplatz, tandis que le plaisir semblait tout absorber, les esprits assaillis de la crainte du lendemain, ne pouvaient se défendre de certaines appréhensions, qui leur venaient de divers points de l'Europe, de l'île d'Elbe en particulier. Puis, ces pensées fâcheuses se dissipaient, comme elles s'étaient formées, à la première diversion agréable.

Précédemment, on avait eu chez les rois et les princes dînant, festoyant, devisant tout à leur aise, une alerte des plus déplaisantes. Un hôte fort peu désiré avait failli s'avancer jusqu'à Vienne. La peste était son nom. Elle s'était déclarée, en Silésie. Sous les uniformes brodés et les corsages soyeux, les cœurs avaient frémi de crainte ; mais le mal les épargna : il avait eu la discrétion de s'arrêter à la frontière.

Quant à l'autre fléau, synonyme de guerre et d'invasion, le péril n'en était-il pas, dorénavant, conjuré ? Vraiment, il fallait chasser des esprits c.es vapeurs sans consistance et laisser rentrer la sérénité dans les cœurs. Que pourrait-il, maintenant, tenter contre la paix européenne, le chef d'armées dont les lourds bataillons ébranlèrent le sol de toutes les capitales ? L'inévitable comparaison se formait dans la pensée et passait dans les mots. Avoir été l'empereur d'une France agrandie de la Baltique à Gibraltar et de l'Adriatique au Zuyderzée, pour se réveiller, après quinze ans de victoires, gouverneur d'une île minuscule rappelant à l'imagination la Barataria de Cervantès : plaisant retour de la destinée ! Entre convives d'une cour magnifiquement hospitalière on échangeait, à plaisir, les dernières informations recueillies sur la médiocrité du train auquel se voyait réduit l'insatiable conquérant. Ces détails amusaient beaucoup les têtes couronnées, au dessert. L'inoffensive artillerie de Porto-Ferraio, l'espace restreint où se mouvait l'aigle prisonnier, sous la surveillance incessante du commissaire anglais Campbell, les réceptions pauvres des Mulini, quand ou avait eu le faste des Tuileries, les revues passées d'une poignée d'Elbois, après les déploiements immenses et superbes des troupes paradant sur Champ de Mars ! Quelle revanche pour ces rois, qu'il avait poussés si rudement devant lui, l'épée dans les reins !

L'accueil de Napoléon le Grand par son peuple nouveau ; on ne se lassait point d'en redire les circonstances fertiles en contrastes...

A son approche, la cloche de l'humble église de Porto-Ferraio s'était mise en branle ; de petits canons anciens avaient fait leur bruit sur le rempart. Le maire s'était avancé au-devant de l'empereur, tel le bourgmestre d'une antique cité, en lui présentant les clefs de la ville sur un plateau, qui devait être d'argent. C'était la manifestation des autorités civiles. Ensuite, on avait eu la cérémonie religieuse, pour l'investiture du monarque. Le vicaire avait fait approcher le dais processionnel, enguirlandé de papier doré, et le signataire du traité de Campo-Formio, le triomphateur de Tilsitt, s'était dirigé, sous cet abri, vers la maison du Seigneur, où lui devait are chanté un vague Te Deum. Quel bon sujet de conversation, à Vienne, entre son ex-admirateur Alexandre, empereur de toutes les Russies, et son beau-père François de Habsbourg !

Les Mulini étaient, à présent, son Louvre et ses Tuileries ! Au lieu du flot brillant des maréchaux, des chambellans, des fonctionnaires brodés et rebrodés sur toutes les coutures, deux de ses anciens officiers, deux de ses fidèles[6], étaient là, tout seuls, à représenter les débris de sa grandeur déchue, puis on avait un trésorier comme ministre[7], et, pour le service intérieur du palais, deux femmes. Quelqu'un glissait leurs noms à l'oreille de ces princes en joie : l'une était la signora Squarci, préposée à la lingerie ; l'autre était une Mme Pétronille, de qui relevaient le compte du blanchissage. Était-ce donc tout le personnel ? Non, on avait encore, aux Mulini, à charge de distraire Napoléon, un directeur de la musique — soit un pianiste et deux chanteurs —, aux appointements de 600 francs l'an ; et, pour clore la liste, quatre chambellans, dont un était borgne. On ne tarissait point, là-dessus, de réflexions joviales, aux banquets de la cour d'Autriche, tout en sablant les vieux vins de France.

A tout prendre, Napoléon et les siens, de si haut renversés qu'ils fussent, n'avaient pas été les plus maltraités d'entre les vaincus. Contraint d'abandonner les droits et les couronnes, que lui avait octroyés la conquête, il n'avait pas été rejeté nu hors d'Europe, lui ni les siens, comme l'eussent pu décider des vainqueurs impitoyables. S'il n'était plus empereur, il avait conservé le titre impérial ; on lui avait laissé, ainsi qu'à sa famille, les moyens de soutenir un rang princier. Sinon pour un dominateur lei que lui, du moins pour sa maison, c'étaient encore des restes fort appréciables.

Sans parler de l'île d'Elbe, dont il avait à disposer en toute souveraineté et qui n'était qu'un apanage dérisoire en considération de ce qu'il avait possédé, deux millions annuels lui demeuraient acquis, réversibles par moitié sur la tête de l'impératrice, deux millions de rentes inscrites au Grand-Livre de France. A Marie-Louise, son épouse, étaient affectés les duchés de Plaisance, de Parme et de Guastalla. Son fils ne s'appelait plus le roi de Rome, mais on avait permis qu'il devînt prince de Parme. Murat avait gardé son royaume de Naples. Eugène s'était vu conférer des établissements superbes, hors de France, en sa double qualité de duc de Leuchtenberg et de prince d'Eichstadt. Deux millions encore avaient été mis à la disposition de Napoléon, pour qu'il les employât à récompenser le zèle de ses serviteurs. Madame-mère, femme circonspecte et prudente, le roi Joseph et sa compagne, le roi Louis, la reine Hortense et leurs enfants, Jérôme et sa lignée, les princesses Elisa et Pauline, n'avaient pas été fâchés d'apprendre que leurs biens, meubles et immeubles, ne leur seraient pas enlevés et qu'ils jouiraient, en outre, de deux millions et demi de rentes prélevés, naturellement, sur le budget de la nation française. Car la France mutilée, rançonnée fut avantagée de cette charge avec les autres. On l'en avait pertinemment instruite. Au besoin elle y eût été contrainte, et les puissances coalisées avaient prévu cette conjecture, dans le dernier traité de Paris.

Tout n'était donc pas si mauvais que les intéressés auraient eu lieu de le craindre, dans la situation de la famille impériale détrônée. Il est vrai que les clauses formulées sur le papier des chancelleries n'avaient pas été observées à la lettre, en ce qui la concernait ; qu'on oubliait d'envoyer des fonds à l'île d'Elbe ; que le gouvernement bourbonien faisait la sourde oreille, sur ce chapitre spécial ; qu'on était en novembre, que pas un sou n'était venu des deux millions cinq cent mille francs attendus ; qu'on commençait sérieusement à craindre de manquer de vivres, à Porto-Ferraio, pour soi, pour les officiers du palais et les quinze cents hommes de la garde ; et qu'enfin l'Autriche qui, de son côté, s'était engagée à payer les arrérages déposés à Milan pour Napoléon et les membres de sa famille, n'était guère plus disposée à se croire tenue de les acquitter[8].

Outre ses soucis pécuniaires, Napoléon avait de fortes raisons de ne se sentir que vaguement en sécurité dans son îlot perdu.

Des révélations avaient appris aux alliés que des correspondances secrètes lui étaient parvenues, le tenant au courant de l'état des opinions en France ; que des ambitieux à la dérive, de grands fonctionnaires dépossédés et des cœurs de soldats indécourageables, l'appelaient, qu'il avait entendu leurs voix et n'était que trop enclin à les prendre pour la voix même de la France. Il inspirait des inquiétudes à ses vainqueurs, et il le savait. Les alliés, tout tranquilles qu'ils affectassent de le paraître, se demandaient comment ils avaient pu commettre l'imprudence de le garder si près d'un foyer d'action, dont il ferait tôt ou tard un foyer d'incendie. Le supprimer secrètement par un moyen expéditif qu'on feindrait ensuite de n'avoir pas connu — eût semblé le meilleur des partis. En attendant, on projetait de l'enlever de l'île d'Elbe pour le conduire dans quelque île transatlantique, Sainte-Lucie, les Açores ou Sainte-Hélène. On avait prononcé le nom de Sainte-Hélène, il y avait longtemps déjà — cinq mois avant qu'il se fut décidé à quitter l'île d'Elbe[9]. L'une des Açores[10], à cinq cents lieues d'aucune terre : l'endroit n'était pas mal choisi non plus. La proposition venait de Talleyrand.

Mais, le captif si redouté sera le plus diligent à prendre ses mesures. Que dis-jet Le brick l'inconstant armé en guerre a déjà quitté la racle emportant César et sa fortune. Et parce qu'il lui a convenu de s'en aller de l'île d'Elbe, par une nuit claire, parce qu'il a considéré que, n'ayant rien à perdre en l'aventure, il aurait peut-être quelque chose à y gagner, la terre et le ciel s'embraseront des feux de la guerre, le sol de Waterloo se soulèvera boursouflé de cadavres et la France sortira de ces chocs inutiles autant que funestes plus meurtrie et de nouveau, démembrée.

La capitale de l'Autriche continuait sa rumeur de fête. Quelqu'un s'écria, tout à coup : Il s'est échappé de l'île d'Elbe ! Le prisonnier de l'Europe n'aspirait à rien moins qu'à en redevenir le maître. On n'accepta pas d'y croire, dans le premier moment. Sur quelle route Napoléon oserait-il donc se lancer ? Prétendrait-il gagner les États-Unis ? Mais il ne pourrait échapper aux croisières anglaises. Une audace folle le pousserait-elle sur la rive de France ? Mais, s'était écrié Pozzo di Borgo, s'il y mettait le pied il serait saisi en débarquant et pendu à la première branche d'arbre ! Il est vrai qu'à côté de Pozzo, un meilleur prophète, le duc de Dalberg, avait murmuré ces mots en hochant la tête : Avant peu, Napoléon sera dans Paris.

On renvoya au lendemain d'en apprendre davantage et d'arrêter les résolutions nécessaires. Jusque-là on aurait le temps d'assister à la représentation que devait donner, le soir, une troupe de gens du monde improvisés comédiens, dans l'une des salles du château. A l'heure matinale où la nouvelle malencontreuse avait été rapportée au prince de Talleyrand encore couché, la comtesse Edmond de Périgord causait gaîment de sa prochaine répétition. On avait introduit le courrier, qui était chargé d'une lettre de Metternich, et, en tendant la main pour la recevoir, Talleyrand avait jeté cette réflexion négligemment :

C'est, sans doute, pour m'annoncer l'heure de la Conférence du Congrès.

Mais la dépêche renfermait une communication moins attendue :

Bonaparte a quitté l'île d'Elbe ! s'écria Mme de Périgord. Ah ! mon oncle, et ma répétition ?

Elle aura lieu, madame, répondit le diplomate, avec sa placidité habituelle.

Elle eut lieu, en effet ; la pièce fut jouée et bien jouée, jusqu'à ce que vint le tour du drame en préparation sur une plus vaste scène.

On dansait chez Metternich, lorsque lui parvint le rapport du débarquement à Cannes ; c'est en plein bal qu'on avait été prévenu que Napoléon marchait à étapes redoublées sur Paris, tout prêt à replonger la France par cette fantaisie grandiose dans les abîmes de l'inconnu.

L'effet en fut immédiat, énorme[11]. Une ombre subite semblait avoir obscurci les lumières ardentes des lustres. Selon le mot de Stackelberg, on eût cru assister à une sortie de l'Opéra. Chacun avait quitté son masque. Les danses s'étaient interrompues. Les mesures de l'orchestre se perdaient dans l'inattention de tous et de toutes, figés à leurs places. Ces quatre mots : il est en France avaient été le bouclier d'Ubalde qui, présenté aux yeux de Renaud, détruisit en un clin d'œil tous les enchantements d'Amide[12].

Tout n'était donc pas fini, comme on l'avait tant de fois répété et comme le croyait imperturbablement Blacas ? Des interrogations se croisaient à peine exprimées, comme inquiètes de la réponse trop précise. Le tsar Alexandre s'était avancé vers Talleyrand en lui poussant cette exclamation au visage : Je vous avais bien dit que cela ne durerait pas ! Toute réflexion eût été vaine en un pareil instant. Le plénipotentiaire français impassible s'était incliné en silence. On avait vu le roi de Prusse et le duc de Wellington sortir de la salle de bal. Alexandre, l'empereur d'Autriche, et son ministre s'étaient empressés à les rejoindre. De graves résolutions seraient prises. C'était une guerre acharnée qui recommencerait, sur l'heure, et dont la France serait la proie désignée.

Tantôt, à travers l'une des phases critiques de ce Congrès de la paix qu'agitaient tant de passions hostiles, l'empereur Alexandre, doublement irrité contre les résistances sourdes de l'Angleterre et les menées tortueuses de l'Autriche, s'était écrié par impatience ou par dépit de n'en arriver point à ses fins : S'ils m'y forcent, on leur trichera le monstre ! Y pensait-il vraiment en le disant ? Le fait inouï, inconcevable, s'était réalisé sans son aide ni sa permission.

***

Ce fut une expression de stupeur indescriptible, parmi les habitants de la ville de Vienne, parmi les étrangers en foule, qui s'étaient réunis, en cette heure décisive où les arbitres des puissances travaillaient (au prix de quelles difficultés !) à rétablir l'équilibre du monde bouleversé par vingt-cinq ans de révolutions et d'incursions armées. Les uns et les autres ne pouvaient se rappeler sans effroi tant d'afflictions accumulées en moins d'un quart de siècle. Les capitales envahies, les champs de batailles jonchés de morts, le commerce et l'industrie si longtemps paralysés, le deuil des familles et des peuples[13], ces tristes images se présentaient à leurs pensées comme de noirs tableaux sur lesquels se projetaient les lueurs sinistres de l'incendie de Moscou.

Une irritation violente s'était emparée des esprits. La France était rendue responsable et solidaire de l'accueil qu'avait fait son armée au fauteur de ces maux. On ne voulait pas établir de distinction entre la nation épuisée de tout le sang de ses veines et le génie de turbulence, qui la poussait, une fois de plus, devant les canons. Les représentants de la Prusse ne cessaient de le répéter : on n'éteindrait un pareil foyer d'agitations qu'en en consommant la ruine définitive. Les anciens projets de démembrement avaient repris couleur. Déjà la Prusse et l'Autriche s'apprêtaient à étendre la main sur les lambeaux convoités. Le mot de partage avait été prononcé. Une nouvelle Pologne était promise à la curée des vainqueurs. Que n'avaient-ils opéré de la sorte, dès la première invasion ! Pour justifier de ces idées de spoliation, on évoquait les plus sombres perspectives du retour aux excès révolutionnaires. L'empereur d'Autriche le disait nettement au tsar de Russie :

Voyez, Sire, ce qu'il arrive d'avoir protégé, vos Jacobins de Paris.

— C est vrai, avait répondu l'autocrate du Nord ; mais, pour réparer mon erreur, je mets ma personne et mes armées au service de Votre Majesté.

Les alliés avaient encore sur le cœur la surprise de la veille, c'est-à-dire la réapparition au Congrès des puissances, dans l'attitude d'une dignité forte et calme, d'une nation qu'ils croyaient, pour longtemps, abattue, épuisée. Puisque l'occasion d'une croisade nouvelle contre ce peuple incorrigible avait surgi des événements, sans qu'on l'y cherchât, ils s'étaient promis qu'ils ne la laisseraient point échapper, comme la première fois. Les calculs étaient faits d'un rançonnement exemplaire.

Telles étaient les dispositions ennemies des puissances, à l'égard du pays que Talleyrand était chargé de représenter et de défendre, auprès d'elles. Jamais tâche d'ambassadeur ne fut plus difficile à remplir.

La considération personnelle dont il se jugeait environné n'empêchait point que sa raison ne se heurtât à l'idée des pires obstacles. Avec une admirable sagacité, il comprit la conduite qu'il aurait à tenir et le terrain précis sur lequel il devrait se placer.

Ce qui pressait avant tout, c'était de séparer, d'un trait décisif, les intérêts de Napoléon des intérêts de la France. Talleyrand posa en principe que, pour 1815 comme pour 1814, la guerre était provoquée par l'ambition de conquête d'un seul homme : que sa cause ne devait pas être confondue avec celle de la France dans une même proscription ; que l'Europe n'était en lutte ouverte qu'avec ce dominateur aspirant à l'asservir, et que la paix pourrait se rétablir après sa chute, comme précédemment. On n'avait pas admis sans de grosses résistances une thèse, dont l'adoption barrait le chemin aux appétits excités de la Prusse et de l'Autriche. Il y revint avec tant de persévérance et d'adresse, il manœuvra, disons-nous, entre les coalisés, avec tant de prudence et d'habileté, qu'il parvint à obtenir la consécration de ce principe par la déclaration du 13 mars, qui sauva la France du démembrement. L'un de ceux qui le virent à l'œuvre, en ces graves circonstances, a pu l'affirmer sans hésitation : si les Bourbons lui durent, une seconde fois, la couronne, son pays lui a dn de garder son existence en tant que nation.

De dernières oppositions avaient été soulevées. Des adversaires acharnés se résignaient mal à abandonner jusqu'à l'espérance de leur proie.

A vingt reprises, le Congrès avait failli se séparer sans aboutir à autre chose qu'aux résolutions extrêmes. L'entente ne parvenait pas à s'établir sur le point fondamental où la maintenait le patriotisme éclairé de Talleyrand. Plus d'une fois, au rapport de l'un des témoins de ces conférences laborieuses, il en était sorti profondément découragé. Enfin, la question avait été posée en des termes tels qu'elle devait être tranchée, dans l'après-midi du 13 mars. Au matin de ce jour, le prince de Bénévent doutait encore du succès. Son entourage, initié à ses efforts et à ses craintes, était comme lui, travaillé d'inquiétude. Prêt à se rendre chez Metternich, il. avait dit à ses attachés :

Attendez-moi : polir ne pas retarder d'un instant Notre  impatience, guettez mon retour, aux fenêtres de l'hôtel. Si j'ai triomphé, vous me verrez par la portière de ma voiture vous montrer le traité, d'où dépendra le sort de l'Europe et de la France.

Il en fut, ainsi qu'il l'avait annoncé ; peu de temps après, a consigné dans ses Souvenirs le comte de La Garde, il agitait, en revenant, les signatures des arbitres de la paix redevenus les arbitres de la guerre.

Un moment, la volonté d'Alexandre avait fléchi. il parlait de se retirer de la coalition. Il était las des aventures et des batailles ; en plusieurs occasions, il avait réitéré ses paroles au général Ouvarof : Non, non, je ne tirerai jamais l'épée pour les Bourbons, tant l'avait indisposé la fuite de Louis XVIII, laissant Napoléon se réinstaller, aux Tuileries, sans coup férir. Ainsi, dès le début de sa téméraire entreprise, l'homme des Cent-Jours se serait vu délivré de son plus redoutable adversaire. Des chances inespérées lui eussent été offertes d'affermir un pouvoir ressaisi par un coup de surprise. Mais, pour son dommage à lui et le bien du pays, Talleyrand était intervenu dans cette minute critique. Il avait représenté au tsar, en des termes pressants, la nécessité de rentrer dans l'action commune, s'il ne voulait point livrer l'Europe entière à des troubles sans fin. A force de patience et d'habileté, il réussit à renouer le faisceau, qui menaçait de se disjoindre, et à en ramener tout l'effort contre l'ennemi commun.

Si le brusque retour de Napoléon avait contrecarré fortement les plénipotentiaires de Vienne, cette arrivée, comme par un coup de tempête, n'avait pas moins gêné les agitateurs de Paris, tels que Fouché et Carnot, interrompus dans le moment où ils préparaient une quasi-révolution. Cependant, l'empereur avait dû s'apercevoir, de prime abord, qu'il ne retrouverait plus, autour de lui, l'ancien esprit de soumission. A l'encontre de ses volontés, il avait vu se dresser des résistances non prévues, qu'il lui fallait écouter et satisfaire, en attendant qu'il fût en état, comme il l'espérait, de les remettre à la raison. haret et son zèle un peu servile lui faisaient besoin. Il proposa à ses nouveaux conseillers de l'introduire dans le nouveau ministère. Non, vraiment non, s'était écrié Carnot, les Français ne veulent point de deux Blacas dans la même année.

Réinstallé de la veille aux Tuileries, tout en rassemblant ses troupes il avait eu le temps de déplacer, d'exiler ou de rappeler à soi, pour la durée d'un intérim gros d'alarmes, nombre de personnages et de fonctionnaires, qui se croyaient, sous les Bourbons, pour de longues années, sûrs et tranquilles dans la retraite ou dans les affaires. Parmi l'immense désarroi des hommes et des événements, il eût souhaité le contact journalier d'une raison ferme et droite. Par un retour d'habitude ou par le sincère désir d'appeler à soi un concours, qui ne pouvait plus être le salut, dans l'irréparable, il s'était pris à regretter la présence de Talleyrand, — Talleyrand qu'il avait tant de fois couvert d'injures. Il en faisait la confidence à Mollien, ministre, en exprimant le regret — un regret de circonstance ! — que les adieux aigres-doux de 1814 les eussent séparés.

Mais Talleyrand ne se fût pas souvenu de la brusquerie de ces adieux, s'il avait eu avantage à l'oublier. D'autres motifs et de plus forts le séparaient irrévocablement de Napoléon, dont le principal était l'évidence de sa chute. Se rallier à cette restauration impériale, Montrond y avait pensé pour lui, s'il est vrai que celui-ci s'était rendu à Vienne pour tâter son illustre ami, sur les offres de Napoléon. Pour toute réponse, le prince lui avait montré la déclaration lancée par le Congrès, le 15 mars ; et il ne s'était pas reconnu un grand mérite à le faire, certain, comme il l'était, que ce coup de tête extraordinaire n'irait pas loin. Placidement, il attendait la fin[14].

Cette espérance contre toute espérance de ressaisir une domination, dont les généraux de Napoléon eux-mêmes ne voulaient plus, aura son terme inévitable[15]. Après le vol triomphant, de Cannes au palais des Tuileries, l'aigle impérial s'abattra, les ailes brisées, dans la plaine de Waterloo. Et Talleyrand, d'une âme tranquille, détachera des courriers aux divers ambassadeurs ou représentants pour leur annoncer que le gouvernement de Louis XVIII n'aura été qu'interrompu.

***

Dans l'intervalle, le Congrès, que nous avons laissé derrière nous, avait poursuivi ses débats avec une recrudescence de fièvre et de surexcitation. Les rapports entre les membres de cette solennelle réunion s'étaient rendus, d'heure en heure, plus amers et plus âpres. Il n'y avait pas longtemps de cela, le prince de Talleyrand, au sortir d'une séance des plus orageuses, dont la cause avait été la cession de Torgau, très disputée par l'Autriche, s'était écrié — et il le répéta pendant une demi-heure — qu'on devait décider au pistolet, de ministère à ministère, les grandes questions[16]. On vit le moment où des explications décisives allaient aboutir à un conflit armé entre les anciens coalisés. Trop de mécontentements particuliers s'y interposaient, trop d'ambitions déçues s'y regardaient de travers. Et c'étaient, au surplus, des froissements, des chocs personnels, auxquels on ne se fût pas attendu, quand les Alliés avaient ouvert ces assises pacifiques. Tel le différend, qui s'était élevé entre le tsar et Metternich, avait pris le caractère d'un véritable antagonisme. Alexandre ne voulut-il pas envoyer des témoins au chancelier de l'empire d'Autriche, l'appeler sur le terrain et le contraindre à vider leur querelle les armes à la main ! Cette querelle tenait à plusieurs causes.

D'abord, ils ne s'étaient pas entendus sur la question de Pologne, Alexandre prétendant tout avoir et Metternich tenant à n'abandonner que la moindre partie possible du rapt commun. La discussion s'était prolongée, hors du Congrès, pour devenir, de l'un à l'autre comme un procès de personnes. Et des éclats fâcheux en retentirent. Pendant une entrevue des plus mouvementées, Alexandre, au comble de la colère sur ce qu'on lui résistât à lui l'arbitre du monde avait renouvelé contre Metternich l'une des scènes de violence fameuses où s'était emporté, plusieurs fois, Napoléon contre le même diplomate. On avait vu le chancelier sortir de cet entretien, le visage pourpre, dans un état d'émotion qu'on ne lui avait jamais connu.

Puis, d'autres rivalités non moins vives, soit qu'elles eussent pour origine des raisons de boudoir, parce qu'il y a toujours de la femme en tout, soit qu'elles se rattachassent à des motifs moins frivoles, avaient échauffé leur mésentente jusqu'à la haine. Et Talleyrand, dans la coulisse, notait avec joie les blessures échangées.

Lorsque Alexandre, s'acquittant d'un marché passé avec son allié Frédéric-Guillaume, avait demandé la cession à la Prusse de toute la Saxe, Metternich, sèchement, sans développer d'arguments contradictoires, lui avait riposté qu'il n'y consentirait jamais, parce qu'une telle chose était impossible. Fâché du ton de la réponse plus que de la réponse elle-même, Alexandre s'était rendu immédiatement chez François Ier, s'en plaignant à lui comme d'une marque d'irrespect et l'avait averti qu'il forcerait bien l'impertinent ministre à lui en rendre raison par les armes, s'il n'était pas d'autre moyen de l'obliger à baisser la voix. Placé dans un cruel embarras, ne pouvant guère blâmer son principal lieutenant de défendre si énergiquement les intérêts de sa couronne, mais craignant de mécontenter son collègue impérial et son hôte, François avait conseillé au tsar d'envoyer le comte Ostrowski à Metternich, afin d'arranger les choses. Il espérait que de cette rencontre sortiraient des mots d'apaisement. Ce fut le contraire qui se produisit. Sommé de rectifier sa réponse, Metternich s'y était refusé d'une manière tout aussi catégorique. Dépité dans son orgueil d'autocrate, habitué à voir plier devant soi toutes les résistances, Alexandre lit savoir, alors, à Metternich qu'il n'irait pas au bal auquel le chancelier l'avait invité, pour le soir même, et, pendant trois mois, on avait eu ce spectacle, à Vienne, que, le rencontrant sans cesse sur son chemin il affectait de ne pas le voir.

Ces discordes sur des sujets importants ou minimes entre ceux qu'avait unis précédemment le sort des armes, avaient gâté bien des affaires dans les combinaisons du Congrès et les suites s'en firent sentir sur les plus grands intérêts de l'Europe.

On en était arrivé, comme on touchait au terme des séances, à un état de défiance mutuelle, qui s'exerçait de chacun envers tous. Non seulement l'harmonie était rompue entre les représentants des Quatre et des Huit, mais entre les délégués et frères d'arme d'un même pays. Le ministre plénipotentiaire Humboldt s'était battu en duel avec son compatriote le général prussien von Boyen.

Pas un n'était à l'abri d'une observation inquiète, et de chaque moment.

La police secrète de Vienne se faisait adresser des rapports journaliers concernant les moindres démarches des hôtes illustres, en résidence dans la capitale, et ceux que leur situation officielle, leur état considérable auraient dû tenir en dehors de cette surveillance y étaient soumis plus jalousement que les étrangers de passage. Une subvention supplémentaire de cieux cent mille florins avait été affectée à cette police, pendant la durée du Congrès ; et la somme eût été beaucoup plus considérable si des personnages d'importance et jusque des princes médiatisés ne s'étaient enrôlés dans ses rangs pour le plaisir gratuit de l'indiscrétion. Il ne serait pas sans intérêt d'en préciser des détails, relevés dans les archives du ministère de l'Intérieur de Vienne. Les documents sont là, non publiés encore. Que de découvertes à y recueillir, si nous en avions le loisir et la place ! En vérité, c'est une administration fort agissante que celle dont le baron Hager a la direction générale[17]. Nul n'y échappe. Les visites, toutes les visites que reçoit l'ex-impératrice Marie-Louise y sont pistées, d'heure en heure. Nesselrode, Castlereagh, Talleyrand y sont l'objet d'une inquisition constante, et dont ils ne se doutent guère. Les informations qui les concernent, les enquêtes spéciales qui les visent, ne chôment ni ne se ralentissent. Talleyrand surtout occupe le zèle de la police autrichienne ; il est, sans contredit, le plus soupçonné, le plus épié de ceux qui composent le corps diplomatique. On se méfie de lui étrangement. La mobilité connue de son caractère politique, les souvenirs encore chauds de ses évolutions fréquentes, selon qu'en décidaient les événements, inspirent des appréhensions plausibles sur sa conduite du lendemain.

Après le départ de l'ile d'Elbe on crut qu'aucun moyen ne devait être négligé pour le retenir à Vienne, de peur qu'il ne se tournât du côté du Napoléon, si celui-ci avait eu chance de triompher. Talleyrand, cependant, n'avait, alors, aucune envie de se ranger sous la bannière du souverain des Cent Jours, — en lequel il ne voyait plus qu'un chef d'aventure, dont le nouveau règne éclaterait et disparaîtrait ainsi qu'un météore. A Napoléon, qui lui faisait signe de loin et tâchait de le rappeler à Paris, pour avoir, au dehors, un ennemi de moins, et quel ennemi ! il avait répondu en le mettant au ban des nations civilisées, en invitant tous les partis à lui courir sus comme à un brigand. Mais il en aurait dit et produit bien davantage qu'on serait encore resté, à son égard, sur le qui-vive.

La suspicion, d'ailleurs, nous le répétons, était générale et la désunion dans tous les cœurs. En vérité, il était temps que ces princes et ces diplomates s'en retournassent chacun chez soi !

§

La plupart de ceux-là s'en revinrent de Vienne, chargés de quelques dépouilles !

L'empereur de Russie garda ses conquêtes orientales et reçut, en outre, une partie de la Pologne. Le beau-père de Napoléon avait recouvré tous les territoires perdus par l'Autriche en 1809 et augmentés de la possession des provinces vénitiennes. Frédéric-Guillaume Ill, l'un des plus avantagés, quoique se plaignant encore de n'avoir pas assez obtenu, reprenait une partie de la Pologne, la Poméranie suédoise, une partie de la Saxe et plusieurs Etats allemands de l'ouest, qui composèrent la Prusse rhénane. Aux représentants du roi d'Angleterre Talleyrand avait abandonné d'une signature trop facile quelques-uns des plus précieux lambeaux de l'ancien empire colonial de la France. Presque seul le roi de Danemark ne tira rien de la distribution, mais en sortit appauvri, par la dépossession de la Norvège ; on la lui enleva pour le punir de sa fidélité envers Napoléon.

L'Italie rendue à ses princes, sous la protection de l'empereur, ne s'était dégagée de ces arrangements que fort amoindrie. Le Wurtemberg, la Bavière, la Saxe furent conservées, mais diminuées. La Suisse, point central en Europe, fut solennellement et à perpétuité déclarée neutre. L'Allemagne entière était devenue une confédération de trente-neuf États. La Pologne, après des espérances trop fugitives d'une insurrection nationale, était livrée, derechef, par morceaux, aux mains de ses ravisseurs. Où sont allés, pouvait dire, alors, l'un de ses plus glorieux poètes, où sont allés ces heureux temps, où nous étions parés des couronnes de la terre, où le Bohème, le Hongrois, le Valaque, le fier Prussien, se rendaient à nous et où le Moscovite venait du Nord déposer son sceptre à nos pieds !

De l'adjonction hostile en ses parties de la Belgique et de la Hollande avait été formé le royaume des Pays-Bas. Enfin l'Espagne et Naples avaient été rendues aux Bourbons, double restauration à laquelle s'était employé Talleyrand avec une particulière ferveur.

Par une formule dont il avait approprié le texte aux circonstances, et qu'il s'était empressé de convertir en axiome, il avait posé en fait, — un fait catégorique, absolu — dans la répartition des trônes européens, le principe de la légitimité. Il en avait eu grand besoin pour travailler au rétablissement des Bourbons de France. Il en étendit l'application aux Bourbons d'Espagne et d'Italie. Au Congrès de Vienne, le triste Ferdinand eut en Talleyrand, qui avait reçu des instructions en conséquence[18], un ferme et persévérant soutien.

Ce fut même une des plus chaudes affaires du Congrès, que celle du royaume de Naples. Louis XVIII et l'empereur François, Blacas, le marquis de Bombelles et Metternich, en dehors de Talleyrand lui-même s'en trouvèrent fortement occupés, du 12 novembre 1814 au 4 mars 1815. L'ambassadeur des Bourbons savait à quel point le roi avait l'âme agitée sur ce sujet, combien il avait hâte d'aboutir à une solution, qui fût la ruine de Murat, et quels sacrifices il eût été disposé à consentir pour cela[19] ; mais, ce qu'il ne savait pas, c'est que son action officielle et directe n'avait pas paru assez sûre ou assez rapide[20] ; que des transactions secrètes était engagées entre Blacas, alors tout puissant auprès de Louis XVIII et très flatté dans son amour-propre de pouvoir suivre une négociation occulte, entre Blacas, disons-nous, et Bombelles, le confident de Metternich ; que ces correspondances, menées hors de son entremise, duraient depuis trois mois ; et qu'enfin on s'était entendu à le tenir dans l'ignorance de ce qui se négociait sans lui, sinon contre lui[21]. Dès le 2 novembre, le commissaire impérial et royal, à Paris, de Sa Majesté Autrichienne, avait adressé, sur l'invitation de Blacas, cette dépêche chiffrée à Metternich :

Le comte de Blacas m'ayant demandé, au moment où j'allais le quitter, si j'avais des nouvelles du Congrès, prit occasion de cette question pour me dire combien le Roi désirait s'entendre, de plus en plus, avec Notre Auguste monarque. Il ajouta que, quoique le Roi ait toute confiance, en Talles rand, l'occasion s'en présentant, il ferait parvenir directement et secrètement à Votre Altesse, ses désirs et sa manière d'envisager les choses et que lui, comte de Blacas, me chargerait de vous transmettre les ouvertures. Il m'a recommandé de ne confier ceci à personne qu'à Votre Altesse[22].

Depuis longtemps, donc, la perte de Murat était résolue. Quoique l'Autriche eût gardé quelque pudeur à ne pas rompre, sans apparence de cause nouvelle, ses engagements avec son ancien allié, elle préparait déjà son renversement[23] ; et l'ambassadeur français, qui se croyait seul détenteur des désirs de son roi, n'avait rien de plus pressé que d'agir dans le même sens. Qu'il était loin de ses dispositions antérieures, lorsque prévoyant la chute prochaine de Napoléon, il voyait en Murat ou en Bernadotte des candidats possibles à la succession de l'empire militaire ! Maintenant, à l'égard de ce Joachim, qui fut un héros écervelé, sans cloute, mais qui, pendant son règne, se fit aimer par ses qualités de bravoure, de clémence, de générosité, maintenant, il se montrait tout à fait dépouillé de tendresse et d'indulgence. C'était son mot : il fallait courir sus à ce bandit ! Au Nasone de Naples, au digne conjoint de la reine Charlotte, bien qu'il eût jugé à sa valeur cette femme inhumaine et dissolue[24], allaient, désormais, ses bons offices et son zèle agissant. Il ne serait pas tranquille, qu'il ne l'eût vu trônant sur les Deux-Siciles.

Quand on avait traité, pendant les séances des premiers jours, des affaires d'Italie, depuis celles de Gènes et de Turin jusqu'à celles de Sicile, Metternich avait essayé de défendre la situation de Murat. En plusieurs fois, il s'était attaché à prouver que la tranquillité de l'Italie, et, par suite, celle de l'Europe monarchique tenait à ce que la question de Naples ne fût pas réglée au Congrès, mais bien à ce qu'elle tût remise à une époque postérieure[25] :

La force des choses, disait-il, ramènera nécessairement la maison de Bourbon sur le trône de Naples.

Ce qui tendait à gagner du temps, à prolonger le délai de grâce. Mais Talleyrand avait aussitôt répliqué :

La force des choses me parait, à présent, dans toute sa puissance. C'est au Congrès que cette question doit finir. Dans l'ordre géographique, elle se présente la dernière de celles de l'Italie et je consens à ce que l'ordre géographique soit suivi : ma condescendance ne peut aller plus loin.

Ne voulant pas encore l'abandonner et parce qu'il se souvenait tendrement de la reine, Metternich avait objecté le nombre de partisans, que comptait Murat, en Italie. Vain plaidoyer ! Talleyrand était revenu à la charge, en homme bien décidé à ne se laisser point déloger de son idée fixe :

Organisez l'Italie, il n'en aura plus. Faites cesser un provisoire odieux ; fixez l'état de possession dans la haute et moyenne Italie ; que des Alpes aux frontières de Naples il n'y ait pas un seul coin de terre sous l'occupation militaire ; qu'il y ait, partout, des souverains légitimes et une administration régulière ; fixez la succession de Sardaigne, cm oyez dans le Milanais un archiduc pour l'administrer ; reconnaissez les droits de la reine d'Etrurie : rendez au pape ce qui lui appartient et que vous occupez : Murat n'aura plus aucune prise sur l'esprit des peuples, il ne sera pour l'Italie, qu'un brigand[26].

Un mois auparavant, il avait déjà manifesté cet esprit d'hostilité systématique contre le maintien de Murat. Une conversation générale s'était engagée, entre les plénipotentiaires, à l'occasion de celui qui régnait à Naples. L'envoyé d'Espagne, Labrador, s'était exprimé sur son compte sans ménagement, en homme stylé d'avance par son gouvernement et par le prince. Quant à Talleyrand, revêtant ses airs de dédain et de froideur, il avait simulé de la surprise comme s'il eût entendu parler de ce personnage pour la première fois : De quel roi de Naples parle-t-on ? Nous ne savons qui c'est. Et, sur ce que le baron de Humboldt avait élevé cette remarque positive que des puissances l'avaient reconnu et lui avaient garanti ses États, il répartit aussitôt, d'un ton sec, montrant bien qu'il n'ignorait point de quel homme il était question : Ceux qui les ont garantis ne l'ont pas dû et, par conséquent, ne l'ont pas pu[27]. Murat avait décidément mi adversaire tenace dans l'ancien chambellan et ministre de son beau-frère l'empereur Napoléon. Pour son malheur, avec sa témérité brouillonne, son agitation continuelle, il fut le premier à lui passer des armes. Il écrivait lettres sur lettres, lançait des déclarations, ordonnait à ses troupes des marches et contre-marches qu'on représentait facilement comme des velléités ou des menaces d'agression, enfin suscitait mille occasions, que ne laissait perdre Talleyrand, mille prétextes de dénoncer ce que celui-ci appelait sa mauvaise foi et de précipiter sa ruine.

La complication napolitaine fut la dernière des questions agitées au Congrès. Metternich l'avait ainsi réclamé ; et, malgré les excitations venues de Paris, l'envoyé de France avait bien dû reconnaître qu'il en était de plus importantes à fixer avant celle-là. Les unes et les autres avaient enfin reçu leur solution. L'Europe était réorganisée sur les bases qu'avait, en grande partie, posées Talleyrand, et qui serviraient de digue aux puissances de seconde ligne contre les ambitions des grands États. Le Congrès pouvait, maintenant, se dissoudre. Il avait achevé son œuvre.

Il eût été trop illusoire de s'imaginer que cette répartition générale de territoires reconquis sur la France dût s'accomplir avec une équité parfaite. C'eût été réclamer l'impossible des hommes divisés de pays, de consciences et d'intérêts, qui s'y étaient consacrés.

Ils avaient, disions-nous, à déterminer, dans le calme et l'esprit de justice, l'état possessif de chacune des puissances de l'Europe et à foncier sur ce contrat collectif les garanties de la paix générale. Il y eut forcément des droits lésés et des abus commis. Inévitablement primèrent les convenances des plus forts. On avait, tout au moins, réalisé un équilibre temporaire appréciable, en attendant que l'œuvre du temps se chargeât de réformer ou de consolider les parties défectueuses de la construction.

Deux des points auxquels Talleyrand avait soudé fortement son programme, s'étaient résolus à sa satisfaction. On avait rendu la Saxe, scindée, il est vrai, au vieil allié de la France. Et, pour le malheur des Napolitains, la branche cadette des Bourbons avait reverdi, dans le sang de représailles affreuses, sous le ciel italien.

Il eut de meilleurs titres à remporter du Congrès de Vienne pour l'illustration de sa mémoire. Les résumer, c'est dire : la fermeté avec laquelle, en dépit des conditions inférieures où l'avait enfermé la loi des événements, il parvint à y conquérir une sorte de souveraineté morale, due beaucoup moins à l'estime du caractère qu'à la considération des talents et de l'autorité acquise ; l'habile conduite, qui lui rendit possible d'y remplir jusqu'au bout les instructions libres et fières de Louis XVIII ou, pour l'intérêt même de sa politique, de rendre sensibles à des vainqueurs exaspérés des idées, depuis quelque temps bannies des cours comme elles l'étaient des camps, les idées de justice et de modération, de bon droit et d'équilibre ; enfin toute l'activité qu'il y déploya pour relever le prestige extérieur si compromis de sa patrie et lui gagner des alliances.

Sur le choix de ces alliances, le système de Talleyrand devait être livré à de nombreuses et longues controverses. L'intérêt de la France n'aurait-il pas été mieux sauvegardé par un rapprochement avec la Russie que par un accord conclu directement contre elle avec des amis aussi fuyants que l'Autriche et l'Angleterre ? Cette question fait encore l'objet des discussions d'écoles, en matière d'histoire diplomatique.

Quoi qu'il en fût, Talleyrand avait bien servi, dans les grandes lignes, son gouvernement et son pays, au Congrès de Vienne.

Il y trouva son compte de gloire et de profit.

Certain des louanges de l'avenir, qui réserveraient à son nom un lustre immortel, il ne s'était pas oublié dans le présent, mais s'était assuré, ici et là, pour ne pas rompre avec une ancienne et fructueuse habitude, de certains bénéfices particuliers sur les services généraux par lui rendus à la nation.

Il avait fait déloger, comme nous le rappelions tout à l'heure, Murat du trône de Naples et attribuer le joyau à Ferdinand, roi des Deux-Siciles. On dit que Talleyrand en eut large salaire, aux frais non pas de la cassette royale, mais du trésor public[28]. Le gracieux souverain, par une attention moins coûteuse, y ajouta la dignité de duc de Dino. Talleyrand garda l'argent et repassa le titre à son neveu, le comte de Périgord[29]. D'un autre côté, le roi de Saxe lui était redevable de son rétablissement. Il connaissait de vieille date les vertus pratiques de l'illustre homme d'État, et savait que, pour lui, les phrases enrubannées des épithètes les plus complimenteuses et les plus remerciantes, étaient loin d'avoir autant de valeur que les espèces sonnant clair. Il lui exprima sa reconnaissance en argent. Et en argent encore lui sut gré l'empereur d'Autriche d'avoir restitué au Saint-Siège la principauté de Bénévent.

 

 

 



[1] J'ai reçu votre numéro du 8. Je l'ai lu avec grand intérêt, mais avec grande indignation. Le ton et les principes qu'avec tant de raisons on a reprochés à Buonaparte n'étaient pas autres que ceux de l'empereur de Russie. (Le roi Louis XVIII au prince de Talleyrand, 4 novembre 1814.)

[2] Mon cousin, j'espère que vos démarches suffiront, mais, comme je vous le mandais, il faut faire voir qu'il y a quelque chose derrière, et je vais donner des ordres pour que l'armée soit mise en état d'entrer en campagne... (Le roi Louis XVIII au prince de Talleyrand, 27 octobre 1814.)

[3] A 9 heures du matin, chez Metternich ; l'effet de mes grands efforts de mercredi dernier s'efface ; il veut céder, et il cédera. La Saxe est perdue. (Frédéric de Gentz, Tagebücher, t. I, p. 319.)

[4] Ce qui nous importe, écrivait le prince de Bénévent au roi, le 19 octobre 1815, c'est que la Russie ait le moins de Pologne qu'il est possible et que la Saxe soit sauvée.

[5] Un personnage attaché au prince de Metternich s'entretenant avec le duc de Dalberg d'hostilités possibles contre la Prusse et la Russie, et disait sans ambages : Vous — c'est-à-dire les plénipotentiaires français —, vous nous paraissez comme des chiens qui aboient fort habilement, mais qui ne mordent pas, et nous ne voulons pas mordre seuls.

[6] Les généraux Bertrand et Drouot.

[7] Peyrusse.

[8] On demande souvent, autour de moi, et lord Castlereagh m'en a parlé directement, si le traité du 11 avril reçoit son exécution. Le silence du budget, à cet égard, a été remarqué par l'empereur de Russie. M. de Metternich dit que l'Autriche ne peut être tenue d'acquitter ce qui est affecté sur le mont de Milan, si la France n'exécute point les clauses du traité, qui sont à sa charge. (Lettre du prince de Talleyrand au roi Louis XVIII, Vienne, 13 octobre 1814.)

[9] Les feuilles publiques anglaises disaient que l'on devait conduire l'empereur à Sainte-Hélène et celles d'Allemagne l'avaient répété. L'empereur les recevait à l'île d'Elbe. (Duc de Rovigo, Mémoires, t. VII, p. 333.)

[10] Louis XVIII s'était intéressé à ce transplantement et l'aurait vu s'accomplir sans malaise, quoiqu'il y feignit du scrupule : Je vous ferai incessamment écrire par M. de Jaucourt, la lettre que vous désirez, mais entre nous, je dépasserais les stipulations du 11 avril — le traité qui déterminait la situation de Napoléon et des membres de sa famille — si l'excellente idée des Açores était mise à exécution. (Lettre du roi à Talleyrand, 21 octobre 1814.)

[11] V. A. de La Garde, Souvenirs du Congrès de Vienne.

[12] Stackelberg, La Garde, Sorel.

[13] A. de La Garde, Souvenirs du Congrès de Vienne.

[14] Pourtant, il eut un accès, une velléité d'inquiétude, dont la trace se découvre dans le Marie du marquis de San-Marsan. 4 avril 1815. — Été chez Talleyrand, persévérance de Salmon ii y venir, quoiqu'il ne lui ait jamais fait de politesses. Talleyrand ne croit pas aux bonnes nouvelles de l'intérieur ; il me demande réitéremment et en demi-sourire si je crois bien sûr qu'on le recevrait en Piémont ; que, dans l'ordre actuel, il ne rentrerait pas en France.

[15] Napoléon eût-il gagné, en cédant à de justes conseils de ses compagnons d'armes, la bataille de Waterloo, l'issue fatale n'aurait été que retardée. Questions de semaines ou de jours. Il devait être infailliblement écrasé sous les forces réunies de l'Europe.

[16] On observe, relevait un témoin, que pour les souverains et les ministres le prestige de la dignité va disparaissant, de jour en jour. (Diario del marchese di San Mariano, plenipotenziario in Vienna, 1815.)

[17] Archiv. des Ministerium des Inneren, 1815. Acten des Politzei Hof Stelle.

[18] Le royaume de Naples possédé par un descendant de Louis XIV ajoute à la puissance de la France. Demeurant à un individu de la famille de Corse, flagitio addit damnum. (Louis XVIII, Lettre au prince de Talleyrand, 3 octobre 1814.)

[19] M. de Blacas ajouta qu'il était chargé de m'annoncer très confidentiellement, mais tout aussi positivement qu'il n'y avait pas de sacrifices auxquels le Roi ne se soumit avec plaisir pour éloigner Joachim de Naples. (Comte de Bombelles au prince de Metternich, Paris, 27 novembre 1814, Archives de Vienne, Bombelles, 311, 1814.)

[20] Répondant aux impatiences du roi sur cette question, Talleyrand lui avait écrit, de Vienne, le 28 décembre 1814 : Je n'oublie pas le Delenda Carthago ; mais, ce n'est pas par là qu'il est possible de commencer.

[21] V. du commandant H. Weil une curieuse et savante étude, d'après des textes diplomatiques inédits, sur le Revirement de la politique autrichienne à l'égard de J. Murat et les Négociations secrètes entre Paris et Vienne, Torino, 1908.

[22] Vienne, Haus, Hof und Staats Archiv. (Bombelles, 311, 1814.)

[23] L'Autriche, nul ne l'ignore, avait fait un traité avec Joachim, qui eut la maladresse de fournir lui-même l'occasion de le déchirer.

[24] La reine de Naples n'est regrettée de personne et sa mort parait avoir mis M. de Metternich à son aise. (Lettre au roi Lotis XVIII, Vienne, 25 novembre 1814.)

Bien peu de temps auparavant, il avait reçu de la très écrivante Charlotte (Marie-Caroline), qui s'éteignit à Vienne, ce chaleureux appel à ses talents, à son influence, à ses services :

Palerme.

Prince de Bénévent,

Les droits que vous venez d'acquérir à la reconnaissance de tous les individus appartenant à la maison m'engagent à profiter du moyen de mon ancienne et constante amie la baronne de Talleyrand — elle avait orthographié Tailerand — pour vous faire parvenir les assurances de la haute estime et considération, que m'ont inspirées les signalés services que vous venez de rendre, dans ces derniers et heureux événements à cette famille à laquelle j'appartiens par tous les liens possibles... L'influence que la France — remarquons qu'elle faisait profession de haïr plus que tout au inonde le nom de Français — va reprendre, à juste titre, en Europe, nous est un sûr garant que, par son intérêt pour nous, elle soutiendra nos droits légitimes, avec cette noblesse et fermeté qui distinguent la nation, son souverain et le ministre, qu'il a eu la sagesse et le talent de distinguer et de choisir...

[25] Sur les instances de Louis XVIII, le plénipotentiaire français avait même porté la question, devant le Congrès, trop tôt, au gré de l'Autriche : M. de Talleyrand, qui probablement en suite d'instructions précises, à ce sujet, est très pressant sur l'affaire napolitaine, et vis-à-vis duquel il ,n'est impossible de m'expliquer arec autant de franchise que je le fais par votre organe vis-à-vis de M. de Blacas, devra recevoir de nouveaux ordres, si nous ne voulons pas nous exposer à des explications très prochaines entre nos deux cabinets. (Vienne, 13 janvier 1815. Cf. R. Archivio di Stato. Torino. Congresso di Vienna, et Weil, le Revirement de la politique autrichienne, 1908.)

Si nous épousons les vœux du roi de France, nous avons le droit d'attendre qu'il se conforme à notre marche. Si le fait que Joachim ou un Bourbon règne à Naples est très important aux autres branches de cette maison, ce point de vue isolé en est un très subalterne pour nous, quand nous nous voyons occupés à défendre, pas à pas, des questions telles que sont celles de la reconstruction d'une Pologne sous le sceptre russe ou du changement de nos frontières, depuis Eger jusqu'à la Bukovine. (Id., ibid., Archives de Turin, marquis de Saint-Marsan au roi Victor-Emmanuel, Vienne, 17 février 1815, dépêche n° 1814.)

[26] Cf. Mémoires, Lettre de Talleyrand à Louis XVIII, Vienne, 6 novembre 1814.

[27] Le prince de Talleyrand au roi Louis XVIII, 14 octobre 1811.

[28] Ainsi, une première fois, en 1798, Marie-Caroline avait dû faire avec lui-même le prix de ses bons offices et, tout en maugréant contre cet homme aussi avide que bas, qui a nom Talleyrand, lui garantir un crédit de 300.000 ducats. V. Lett., t. I, 1911, Émile-Paul, édit.

[29] Si je ne devais pas à ma famille de rapporter ici le décret honorable qu'a rendu pour moi le roi Ferdinand IV, en m'accordant le duché de Dino, la reconnaissance seule m'en ferait un devoir. (Note du prince de Talleyrand, t. II, p. 294.)