TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

Tome premier : Depuis la fin du règne de Louis XV jusqu'aux approches du Second Empire

 

CHAPITRE HUITIÈME. — VERS L'APOGÉE.

 

 

La haute situation de Talleyrand, au cours des années 1804 et 1805. L'harmonie de ses rapports d'affaires et d'intimité avec l'empereur. Leur travail en commun. — Ambitions croissantes de Bonaparte. L'empire français et la guerre d'Allemagne. — Départ de Talleyrand pour Strasbourg, puis, après la victoire, pour Vienne. — Quelques journées d'attente passées dans le château de Schönbrunn. — Ouvertures diplomatiques ; insuccès des conseils de Talleyrand à Napoléon d'épargner l'Autriche, de se garder des pièges de la diplomatie russe. — Impressions du diplomate sur le champ de bataille d'Austerlitz. — La lecture d'un courrier de Paris à Napoléon, le jour de son triomphe. — Résistances éprouvées par Talleyrand pour obtenir de traiter de la paix, à Presbourg. — De Presbourg à Tilsitt. — Comment Talleyrand fut appelé à suivre l'empereur à Berlin et en Pologne. — Avant les hécatombes d'Eylau et de Friedland, une halte forcée à Varsovie. — En attendant que les chemins soient secs : musiques de fêtes. — Un bal chez le prince de Bénévent. — Reprise des hostilités. — Par quelle suite de réflexions Talleyrand est conduit à détacher, peu à peu, ses vues et ses intérêts de la fortune de Napoléon. — Les mirages de Tilsitt. — Le secret de l'empereur. — Napoléon, Talleyrand et la reine de Prusse. — Retour en France. — Napoléon enlève au prince de Bénévent le portefeuille des affaires étrangères et le nomme vice-grand-électeur. — Conséquences d'un changement de ministre. — Comment Talleyrand se consolait d'une demi-disgrâce par l'accroissement de ses titres et dans son opulence agrandie.

 

Talleyrand avait rendu d'éminents services diplomatiques, adroitement flatté le Consul et l'Empereur, depuis cinq années qu'il secondait ses desseins sans toujours en partager l'esprit. Napoléon voulut récompenser le courtisan supérieur tout en gardant le ministre encore nécessaire ; il lui conféra la charge de grand chambellan accompagnée comme les charges de grand maréchal et de grand écuyer d'un revenu de 100.000 francs.

L'importance de ses fonctions répondait doublement à l'état de splendeur de la nouvelle monarchie. Il était en possession alors, ainsi que nous l'avons représenté déjà, d'une large autorité dans le règlement des affaires extérieures. L'influence qu'il exerçait sur la marche de cette politique étrangère était fort sensible, du consentement et avec l'accord de l'empereur.

Le double renom, que lui méritaient sa science diplomatique et sa belle tenue d'homme de cour, était consacré en Europe. A défaut d'une moralité politique plus complète, on louait son éloignement des passions extrêmes ; ses opinions conservatrices étaient accréditées auprès des chancelleries, qui n'appréciaient pas moins la correction de son langage et la courtoisie de ses rapports. Napoléon, a-t-on justement dit, n'avait pas assez de souplesse pour suivre les affaires lentes et difficiles ; il était trop impératif, trop absolu. Il ne jugeait point qu'il dia perdre le temps à justifier par des raisons longues ou courtes le bien fondé de ses déterminations. Il lui suffisait d'un argument, l'argument péremptoire du potentat de la fable : J'agis ainsi, je prends cette part, et encore cette autre, parce que je m'appelle Lion. L'art de Talleyrand était de mettre au point les paroles impériales, d'en mitiger les formes trop rudes et d'arriver au résultat par des chemins de douceur et de persuasion. D'habitude, il entreprenait sans hâte, il préparait le terrain avant de s'y engager, examinait d'un coup d'œil avisé les alentours d'une question ; puis, à mesure que se précisait son action, il la rendait plus rapide et ne l'abandonnait plus jusqu'au dénouement. C'est ainsi qu'il conduisit avec une admirable habileté la formation de la Ligue du Rhin et prépara supérieurement, avec l'aide du duc de Dalberg, les éléments de cette confédération, où la Bavière, Bade et Wurtemberg devaient former les premières hases de l'association germanique.

D'une façon coutumière, il conférait avec l'empereur de tout événement, de toute correspondance relevant de son ministère. Pour le travail courant de la semaine, Napoléon lisait les dépêches, qu'il lui remettait, et lui faisait connaître son jugement ou ses intentions en des termes explicites et abondants. Talleyrand le laissait parler sans l'interrompre, mais paraissait l'écouter avec une attention extrême. Il n'exposait pas toujours ses propres idées, à moins qu'elles ne lui fussent demandées positivement ; et ne répondait guère que par monosyllabes, ce qui donnait à supposer au secrétaire de Napoléon, le baron de Méneval, qu'il se retranchait dans une circonspection excessive, ou qu'il attendait d'être instruit des sentiments de Napoléon avant de s'expliquer lui-même[1]. Parfois, au milieu de l'examen d'une question, une audience à donner appelait l'empereur en son cabinet ; il quittait le ministre en lui disant : Vous comprenez bien ce que je désire, résumez-moi cela sur le papier en attendant que je revienne. A son retour, le plus souvent, la pièce restait à composer. Talleyrand était au fait des revirements fréquents de la pensée impériale. Que les affaires en jeu fussent de grande ou de faible importance, c'était son principe, d'ailleurs, qu'on ne devait pas s'en occuper avec trop de vivacité. La méthode, suivant lui, restait la même, et ces moyens aussi qui arrangent tout : la patience et le secret. Aussi ne se hâtait-il jamais, par un effet de cet esprit de prudence, qui était le sien, et que, pour un peu, Méneval aurait taxé d'inertie intellectuelle. Donc, sa plume n'avait pas bougé, pendant l'absence de l'empereur. Ce qui devait se trouver tout prêt à être expédié attendait encore la forme écrite. Napoléon n'en paraissait pas autrement surpris. Mais s'il tenait à son idée, s'il voulait qu'elle fia réalisée d'urgence, il rassemblait les papiers épars sur la table, y jetait un dernier regard et dictait d'abondance, soit à son secrétaire, soit au ministre. Se dérober à la transmission de ses projets ou de sa réponse n'était plus possible. Talleyrand rentrait chez lui, insérait des notes en marge et chargeait de mettre au net, lettre ou rapport, l'un de ses chefs de service, tels que le digne et laborieux d'Hauterive, qui avait une intelligence profonde de la pensée de l'Empereur.

Les vues de Napoléon et de Talleyrand, tout opposées qu'elles fussent de principes, se conciliaient, alors dans l'harmonie du succès ; car, malgré la froideur de ses calculs, Talleyrand ne pouvait échapper complètement à cette impression vive et grisante. Sans inspirer de confiance absolue à celui qui utilisait ses talents, tout en cloutant de sa fidélité, il en recevait des marques d'attention flatteuses, qui ressemblaient à de la sympathie. Bonaparte fut toujours un maître dans l'art de la dissimulation. Au prestige incomparable dont il était environné, — s'il ne se laissait pas gagner par l'enflure de cette fortune inouïe, — il ajoutait des séductions personnelles auxquelles nul ne résistait. Il avait encore, en parlant, de ces accents vrais, qui bientôt ne se retrouveront plus dans sa voix.

En des entretiens fréquents, Napoléon envisageait avec son ministre des relations extérieures les importantes questions du jour, ou donnait corps à de vastes imaginations. Après les affaires, comme pour s'en reposer, la conversation descendait à des sujets plus familiers. Des retours sur le passé y prenaient place, ou c'étaient des remarques sur la cour, sur des personnes de l'entourage. De l'intimité s'y glissait. Un jour, l'empereur se plaignait de la trop grande uniformité de son bonheur domestique. Il éprouvait le besoin d'une aimable échappée. Complaisant à son désir, Talleyrand lui avait indiqué le choix d'une sultane momentanée ; et il s'en était montré reconnaissant, tant que dura cette liaison courte et bonne, lui faisant confidence du plus ou moins de plaisir qu'elle lui avait procuré. Une autre fois, étant en veine de confiance, Napoléon expliquait à son interlocuteur avec une singulière franchise quelle nature de sentiments pouvait lui inspirer tout au juste tel ou tel personnage tic son intimité, par exemple son inséparable chef d'état-major Berthier, futur prince de Wagram.

En vérité, disait-il, je ne parviens pas à comprendre comment il a pu s'établir entre Berthier et moi une relation, qui ait apparence d'amitié. Je ne m'attarde guère aux sentiments inutiles ; et Berthier est si médiocre que je ne sais pourquoi je m'amuserais à l'aimer ; et, cependant, au fond, quand rien ne m'en détourne. je crois que je ne suis pas tout à fait sans un certain penchant pour lui.

— Si vous l'aimez, répondit Talleyrand, savez-vous pourquoi ? C'est qu'il croit en vous.

Lui qui parlait en ces termes n'avait pas l'aine aussi dévotieusement croyante. Mais jusqu'alors ne s'était produit aucun heurt véritable, aucune opposition secrètement ennemie dans ses rapports avec l'Empereur.

***

Tandis que Napoléon par la succession de ses victoires et l'accroissement simultané de ses exigences avivait chez les vaincus la soif des représailles, Talleyrand, étudiait les moyens de pacifier le continent par des traités durables. Malheureusement la France et l'Europe étaient emportées dans un tourbillon. Il n'avait que le loisir d'engager ce qu'on ne lui laissait guère le temps de poursuivre, encore moins d'achever. Comme il s'efforçait, en 1805, par la prudence de ses combinaisons d'apaiser les susceptibilités des puissances occidentales, l'Empereur en se décernant le titre de roi d'Italie, en inspirant la conviction qu'il voudrait soumettre la péninsule entière à son sceptre, en annexant la république de Gênes à la France et en attribuant, de surcroît, à sa sœur Elisa la principauté de Lucques, avait réveillé leurs jalouses inquiétudes. Talleyrand fut du voyage de triomphe en Italie. Il assistait aux ovations de Cènes et aux fêtes de Venise. Il était parmi les hauts dignitaires, qui entouraient Napoléon, quand ce Charlemagne moderne fut couronné dans la cathédrale de Milan[2] et que, saisissant la couronne de Fer et la plaçant sur sa tète il prononça d'une voix menaçante la formule antique : Il cielo nie la diede, guai a chi la tocchera ![3] Un frémissement d'émotion et d'enthousiasme avait parcouru l'auditoire. Cependant, le diplomate an sang calme s'était dit que de ce geste superbe allait infailliblement sortir une guerre nouvelle avec la nation voisine, dont les troupes étaient échelonnées sur les lignes de l'Adige.

Il en fut comme il l'avait prévu. On ne tarda pas à apprendre que les Autrichiens et les Russes avaient repris les armes. Talleyrand savait, depuis 1803, par l'ambassadeur Markow, qui avait quitté Paris dans les dispositions les plus hostiles, par le chargé d'affaires d'Oubril qui lui remit une liste de réclamations formelles, quelles seraient les intentions agressives du tsar, si l'on se refusait plus longtemps à évacuer le Hanovre, la Saxe et l'Italie. Les plus impatients d'entrer en campagne et de voler au-devant de la défaite, les Autrichiens, avaient passé l'Inn, franchi la Bavière, occupé le centre de la Souabe ; ils se voyaient près d'atteindre les bords du Rhin, pendant qu'ils supposaient l'Empereur uniquement occupé de son camp de Boulogne. Avec une égale célérité se trouva transportée de la ville maritime sur les frontières de l'Est la grande armée destinée à leur faire face. En couvrant d'une marche si rapide la Bavière et le Wurtemberg le cabinet de Vienne avait espéré qu'il les déciderait à se joindre. l'une et l'autre, aux armes allemandes contre Napoléon. La diplomatie de Talleyrand, par ses adroites et vagues promesses fut assez habile pour empêcher cette coalition et retenir la Prusse dans la neutralité.

Les opérations commencées, il reçut l'ordre d'accompagner l'empereur à Strasbourg, afin d'être à portée de son quartier général et prêt à le rejoindre, selon que l'exigeraient les circonstances. L'impératrice Joséphine, avec cette puérilité d'âme, qui lui permettait de regarder une expédition militaire comme une partie de plaisance, avait obtenu d'être aussi du voyage. Elle s'était installée, ayant auprès d'elle ses dames et ses chambellans, en la vieille cité d'Alsace, et se disposait à y passer des heures douces, tandis que les troupes allaient, presque dès le début, fixer les résultats de la campagne. Dans l'entrefaite advint un accident, dont Talleyrand fut le témoin et le narrateur. La chose s'était passée, à la suite des adieux intimes et peut-être trop chaleureux de Bonaparte à Joséphine. Le jour même de son départ de Strasbourg, l'Empereur, en quittant la table où Talleyrand s'était assis en face de lui, l'avait quitté et était entré seul chez Joséphine. Au bout de quelques minutes, il en était ressorti brusquement. Le ministre était dans le salon à l'attendre. Napoléon le prit par le bras avec vivacité et l'entraîna dans sa chambre où le comte Auguste de Rémusat, premier chambellan, ayant des ordres à lui demander, s'était montré presque au même moment. A peine l'Empereur y avait-il pénétré que, saisi d'une de ces crises d'épilepsie, dont il avait été frappé, dans son enfance, tomba sur le sol, à la renverse. Il n'eut que le temps de crier qu'on fermât les portes. Il semblait étouffer. Talleyrand lui arracha sa cravate, l'inonda d'eau de Cologne, pendant que Rémusat lui donnait de l'eau. Ses nerfs étaient ébranlés. Des larmes coulaient de ses yeux ; des convulsions le secouèrent au point de lui causer un vomissement. On avait dû l'asseoir dans un fauteuil, lui présenter un verre d'eau de fleur d'oranger, s'empresser autour de lui. Des pleurs involontaires continuaient à mouiller son visage. La crise passée, il parut comme surpris de l'avoir éprouvée ; aussi recommanda-t-il de n'en souffler mot à personne. Il se rhabilla. La porte fut rouverte. Se redressant tout à coup, il changea de contenance, embrassa une dernière fois sa femme, donna une poignée de main rapide à Talleyrand, et, se tournant vers Rémusat : Les voitures sont arrivées, n'est-ce pas ? prévenez ces messieurs et marchons ! Une demi-heure ne s'était pas écoulée. à la suite de cet accès étrange, qu'il était déjà sur le chemin de Carlsruhe. Aussitôt à Stuttgart, il mandait de ses nouvelles à Talleyrand, et, dans la même journée, il lui envoyait une seconde lettre, qui se terminait par ces mots :

J'ai des nouvelles de ce que fait Mark ; il marche comme si je le conduisais moi-même. Il sera pris dans Ulm comme un vilain.

En vain, les colonnes russes marchaient-elles, à grandes journées, pour secourir les troupes défaillantes de l'Autriche. Ulm et sa puissante garnison avaient capitulé : les victoires se succédaient dans l'ordre- exact échelonné sur la carte. Vienne était au pouvoir des régiments français. Déjà Napoléon, établi dans le palais de Schönbrunn, datait ses dépêches du cabinet de Marie-Thérèse. Avant d'entrer à Vienne, au lendemain de la prise d'Ulm, il avait instruit Talleyrand des conditions qu'il voulait imposer à l'Autriche et des territoires qu'il était résolu de lui arracher. Fidèle à ce système de compensations raisonnées, dont il ne parvenait pas à convaincre un conquérant ennemi des partages, le ministre avait répondu que le véritable intérêt n'était pas d'affaiblir l'Autriche jusqu'à tarir le sang de ses veines, qu'il serait d'une meilleure politique de lui rendre d'un côté ce qu'on lui enlèverait de l'autre et que ce serait même le plus sûr moyen de la gagner aux vues d'une alliance durable. Les mêmes idées, les mêmes conseils, il les reprenait à Munich, où il était allé rejoindre son souverain. Il les remit sur le tapis, à Vienne, et sans plus de succès ici que là.

Les entretiens, du reste, s'étaient vus fort écourtés à Schönbrunn, l'armée française avait repris sa marche. Napoléon avait hâte d'attaquer et de vaincre les Russes pour leur tendre ensuite la main, pour s'ouvrir avec eux ou sans eux, les voies de cet Orient fascinateur auquel il allait accéder, qu'il avait entrevu en Egypte et qu'il brûlait d'assujettir.

Il laissait Talleyrand seul, à Schönbrunn, seul avec le secrétaire d'État, Muret, qu'il savait bien n'être pas son ami de cœur. La perspective de ce tête à tête prolongé ne réjouissait ni celui-ci, ni celui-là. Tous deux considéraient sous un angle opposé les événements et les hommes. Ils ne professaient pas la même nature de sentiments non plus, à l'égard de l'Empereur, auquel Muret avait voué une obéissance idolâtre, qui s'affichait telle. Qu'auraient-ils à s'entre-dire, dans les appartements déserts de Schönbrunn ? Ils y vivaient à côté l'un de l'autre sans intimité. Par bonheur, Rémusat, qu'on avait chargé d'apporter de Paris à Vienne les ornements impériaux et les diamants de la couronne, vint un peu détendre et réchauffer cet état de relations. Talleyrand s'ennuyait de ses journées grises, à Schönbrunn ; il fut heureux d'y voir Rémusat, qu'il lionoi.ait d'une sympathie sincère et qui la lui rendait en attachement.

De prime abord, dans le service de la Cour et les échanges de rapports, qui en étaient les suites forcées, le comte de Rémusat ne s'était pas livré d'un plein abandon à la bienveillance du grand dignitaire. Comme par hasard, Napoléon avait fait le nécessaire pour lui inculquer le doute et lui conseiller la réserve. Il n'entrait pas dans ses goûts qu'ils fussent de si bon accord tous deux. Semer l'herbe de zizanie sur les chemins de rencontre, où ceux de sou entourage avaient chance de s'entendre et d'unifier leurs sentiments, c'était son plaisir, sa distraction, outre que cette manière d'isoler ses serviteurs du premier ou du second degré lui paraissait un moyen excellent de les tenir sous sa loi unique. Peu à peu, cependant, le grand chambellan et le premier chambellan avaient lié un commerce plus suivi, par l'entremise de la spirituelle Mme de Rémusat. Et l'empereur, qui en eut vent, avait feint un intérêt subit à prévenir Rémusat qu'il s'égarait sur une fausse route :

Prenez garde, lui disait-il avec un air de bonhomie, qui ne lui était rien moins que naturel, M. de Talleyrand veut se rapprocher de vous, mais j'ai la certitude qu'il vous veut du mal.

Et cet homme modeste et simple, s'était demandé : Pourquoi M. de Talleyrand me voudrait-il du mal ? Il était resté sous une vague appréhension, dont il eut quelque peine à se défaire et qui dura peu. Malgré les préventions adroitement semées, les contacts se rendirent plus fréquents et plus cordiaux. Talleyrand s'était fait prévenant et attirant, comme il savait l'être. En n'ne de Rémusat ne subsistait plus qu'une velléité, une ombre de suspicion, lorsqu'il écrivait à sa femme dans une lettre datée de Milan, le 7 mai 1805 :

M. de Talleyrand est ici, depuis huit jours. Il ne tient qu'à moi de le croire mon meilleur ami. Il en a tout le langage. Je vais assez chez lui ; il prend mon bras, partout où il me trouve, cause avec moi à l'oreille, pendant deux on trois heures de suite, me dit des choses qui ont toute la tournure de confidences, s'occupe de ma fortune, m'en entretient, veut que je sois distingué de tous les autres chambellans. Dites-donc, ma chère amie, est-ce que je suis remis en crédit' : Ou bien plutôt aurait-il quelque tour à me jouer ?

Comme on le voit, il n'était, pas encore tout à fait rassuré. Ce vague se dissipa pendant le voyage en Allemagne. Déjà, à Strasbourg, Talleyrand s'était affermi dans la conviction qu'il s'était formée de la droiture de son caractère et de la rectitude de son jugement. L'amitié avait pris racine ; elle se consolida à Schönbrunn.

Si retenu, d'habitude, en ses paroles, Talleyrand s'ouvrait à Rémusat sur les idées politiques mêlées de craintes, que lui suggéraient les victoires des armées françaises, sur l'enivrement qu'en ressentiraient l'Empereur et ses généraux, sur les défauts énormes de son caractère et les mille difficultés, qui en résulteraient, s'il ne parvenait pas à se modérer, à se limiter. Et Rémusat, natté de ces confidences, dont il partageait les inquiétudes, écrivait souvent à la compagne aimable dont il était séparé combien était profitable à son intelligence tout ce que sa familiarité avec M. de Talleyrand lui permettait de comprendre et de découvrir. Elle-même, comme elle en traduisait délicatement l'impression, commençait à penser avec intérêt à un homme de ce mérite supérieur, qui adoucissait pour son mari ce que l'absence et l'ennui avaient de plus pénible.

Chargé de conduire des négociations préliminaires avec Stadion et Giulay, Talleyrand ne désespérait point de faire triompher les avis de la modération. On exigeait de l'Autriche l'abandon de l'Allemagne, de la Suisse et de l'Italie. Il proposa de lui donner des indemnités en Orient : la Moldachie, la Valachie, la Bessarabie ; grâce à l'annexion de ces provinces, on lui rendrait, l'unité plus compacte d'un grand état danubien ; on en ferait le boulevard de l'Europe contre les Russes. Tel était, au sens du grand diplomate, avant Austerlitz, la vraie solution des guerres engagées depuis tant d'années et qui ne s'arrêtaient, un moment. que pour se renflammer avec plus de violence. L'histoire contemporaine, par d'illustres exemples, devait prouver combien étaient prudentes et fortes ces considérations à longue portée. N'a-t-on pas encore, dans les chancelleries, la mémoire fraîche de l'extrême habileté avec laquelle, au Congrès de Berlin, le prince de Bismarck s'inspira des idées de Talleyrand pour transformer une puissance ennemie en alliée sûre et fidèle, affermissant sa victoire, mais s'appliquant à consoler l'Autriche de Sadowa, l'éloignant de l'Allemagne, qu'elle avait, autrefois, dominée, mais la poussant vers l'Orient, l'y soutenant, enfin édifiant, comme une solide barrière contre les appétits d'expansion russe, l'union des puissances centrales ?

Par la réalisation lente de ce programme auquel l'Autriche n'était peut-être pas, dès lors, suffisamment préparée, Talleyrand voyait les Habsbourg déplaçant la zone de leurs ambitions, s'écartant des points de friction périlleux, supprimant en quelque sorte tout prétexte de conflit entre eux et la France napoléonienne. Ils n'auraient plus été les adversaires permanents, mais des alliés véritables, intéressés à contenir les envahissements de la politique russe. C'était l'apaisement prolongé pour l'Europe occidentale. Il ne serait plus resté devant Napoléon qu'un seul terrain de lutte à libérer, un seul adversaire à réduire ou à rallier : l'Angleterre. Est-il certain que l'Autriche encore si éprise de ses belles possessions italiennes, se fût laissé' persuader et qu'elle eût converti ses vues à ce changement d'orientation ? On n'eut pas à en faire l'expérience. Napoléon, tout en poursuivant avec une âpre ardeur la défaite des troupes d'Alexandre, s'obstinait dans la conception opposée, qui était de partager l'Orient avec la Russie. Talleyrand insistait pour qu'il examinât de plus près ses raisons, ses arguments :

Je supplie Votre Majesté de relire le projet que j'ai eu l'honneur de lui adresser de Strasbourg. Les Victoires de Votre Majesté le rendent facile. L'Autriche, sous le coup des défaites, se disloque ; une politique prévoyante devrait, en s'alliant à elle, la fortifier, lui rendre confiance et l'opposer comme un boulevard nécessaire, aux barbares, aux Russes[4].

Il fut entendu, mais non pas écouté. Les espoirs de Napoléon allaient à d'autres visions. L'Europe ne lui suffisait plus ; il n'y avait plus rien à faire de nouveau, d'extraordinaire, en cette partie du monde : dans l'Orient seul on pouvait encore travailler en grand. La veille d'Austerlitz, ne dévoilait-il pas tout son regret de l'occasion manquée, en 1799, et tout son désir renouvelé d'une élévation gigantesque :

Si je m'étais emparé de Saint-Jean-d'Acre, au lieu d'une bataille en Moravie je gagnais une bataille d'Issus, je me faisais empereur d'Orient et je revenais à Paris, par Constantinople ![5]

En regard d'un tel rêve, combien lui paraissaient médiocres les considérations froides d'équilibre, d'attente raisonnable, de stabilité !

Que l'Autriche lui ménageât une entente avec ces Russes — qu'il se préparait à cribler de mitraille — ; que François et le tsar s'accordassent à lui laisser libre la route menant aux pays de lumière ; et, vainqueur généreux, il n'aurait rien demandé de plus, non rien d'autre, pour prix du triomphe éblouissant, qu'il allait emporter tout à l'heure. Car, ne l'oublions pas, on était sur le point de livrer aux alliés en espérance la grande, la décisive bataille, et de leur tuer beaucoup de monde.

Au quartier général des Russes régnait la plus vive exaltation. Les beaux combats soutenus par Koutouzoff et Bagration y avaient éveillé des espoirs immenses. Si les Autrichiens furent battus, et tant de fois, la faute en était à l'impéritie de leurs chefs. Le dédain n'était pas moindre que la haine, en ce camp, pour Bonaparte le Corse. Un petit succès d'avant-garde, l'expectative calculée de Napoléon, qu'on prenait pour de la timidité, l'arrivée en parlementaire de Savary, leur faisaient à tous chanter victoire. Regardez bien par où se retireront les Français, recommandait à ses soldats Dolgorouki. Le jeune empereur Alexandre, qui trouvait le temps long, à Olmütz, et qui n'avait pas encore eu le spectacle d'un combat, voulut en avoir l'amusement ; et, malgré les représentations des Autrichiens, malgré les avis qu'il avait reçus du roi de Prusse, il jeta ses bataillons contre ceux de l'ennemi, — curieux de voir. Et ce fut Austerlitz, le désastre complet pour lui-même et pour François II, le resplendissement glorieux pour Napoléon, et la mort par tas et des blessures affreuses pour une foule de gens, qui n'avaient rien à débattre du leur dans cette terrible bagarre.

La bataille finie, l'un des vaincus s'était rendu sous la tente du victorieux ; l'empereur d'Autriche avait demandé une entrevue à Napoléon, qui l'accorda et n'en sortit qu'à moitié satisfait :

Cet homme, disait-il. m'a fait faire une faute ; car, j'aurais pu suivre ma victoire et prendre toute l'armée russe et autrichienne : mais enfin quelques larmes de moins seront versées.

Ayant entendu ces paroles, Talleyrand offrit de réparer ce qu'on disait être une faute. Mais, Napoléon s'était mis en tête de ne rien céder à l'Autriche, en Orient et de ne s'entendre sur la question brûlante qu'avec l'allié souhaité aussi puissant dans la défaite, ou peu s'en fallait, que dans la victoire par son éloignement, par sa situation géographique et ses réserves mystérieuses : l'unique Russie.

Talleyrand avait passé deux longues heures sur le champ de bataille refroidi d'Austerlitz où l'avait conduit, le lendemain, le maréchal Lannes. Il en contempla les maux avec tristesse et fut témoin de l'émotion profonde de Lannes, qui, la veille, avait accompli des prodiges de valeur, et, maintenant, considérait, les yeux en larmes, les corps étendus des victimes et des estropiés de toutes les nations. Je n'y puis plus tenir, dit-il à Talleyrand, à moins que vous ne vouliez venir avec moi assommer tous ces misérables juifs, qui dépouillent les morts et les vivants. Un instant, il avait failli se trouver mal, devant ces tableaux de douleur. Le général Lannes, qui disait, tantôt, à Talleyrand que la victoire d'Austerlitz avait taillé les plumes de la diplomatie à coups de sabre, était bien de la famille de ces héros républicains : Marceau, Hoche, Kléber, qui se couvraient de gloire et s'attristaient de leurs lauriers parce qu'ils étaient trempés de sang humain.

Lorsque, le même jour, parvint à l'empereur le premier courrier lui apportant des lettres de Paris, ainsi que le portefeuille mystérieux où le comte de La Valette, directeur général des postes, déposait le secret des lettres particulières décachetées par le cabinet noir[6] et les rapports de toutes les polices françaises, Napoléon désira que Talleyrand lui donnât connaissance, à haute voix, de cette correspondance volumineuse et diverse. Le chef d'État logeait dans une maison appartenant au prince de Kaunitz ; et c'est dans la chambre même de ce prince, tapissée des drapeaux qu'on enleva, tout à l'heure, aux troupes de son souverain, qu'avait lieu la lecture. Elle commença par les lettres chiffrées des ambassadeurs étrangers, à Paris, sur lesquelles Talleyrand dut passer vite, parce qu'il n'était rien là qu'on n'en connût d'avance. Ce furent, ensuite, de ces pages de délation, je veux dire de ces rapports de police, qui ne furent jamais indifférents au goût inquisitorial de l'empereur ; celui qu'il remarqua davantage émanait de la plume d'une femme — une émule, en pareil zèle, de Mme de Bouillé —, la très écrivante Mme Genlis. Avec plus d'exactitude que de générosité cette ancienne éducatrice des princes d'Orléans y parlait à découvert de l'esprit de Paris, des tendances d'opposition du faubourg Saint-Germain, des propos offensants tenus dans quelques salons aristocratiques et citait nommément cinq ou six familles, qui jamais, à son sens, ne se rallieraient au gouvernement impérial. Napoléon prêtait à ces détails une attention bien singulière et donnait des signes croissants d'irritation, à mesure que Talleyrand avançait dans sa lecture, jusqu'à ce qu'enfin éclatât son humeur avec une violence inconcevable. Il jurait et tempêtait, tout comme s'il n'eût pas gagné la bataille d'Austerlitz : Ah ! ils se croient plus forts que moi, disait-il, messieurs du faubourg Saint-Germain nous verrons : nous verrons !

Cette impression passée, et quelques autres après celles- là, il fallut s'occuper des suites à donner aux négociations avec l'Autriche qui commencèrent à Brünn en Moravie, pour finir à Presbourg.

Talleyrand fut appelé au quartier général. Les cerveaux y étaient en fièvre. La prolongation de la guerre était le vœu de tous ces chefs grisés par leurs succès ; il serait assez tôt, jugeaient-ils, d'en suspendre les effets après l'écrasement de l'Autriche. Au risque d'indisposer contre lui les maréchaux et les officiers hautement galonnés, qui entouraient l'empereur, seul Talleyrand soutint le parti de la paix immédiate. Écraser complètement la puissance autrichienne ne serait qu'ouvrir la barrière à des compétitions nouvelles et plus dangereuses. Quand vous aurez exténué les forces du centre, leur demandait-il, comment empêcherez-vous celles des extrémités, les Eusses, par exemple, de se ruer sur elles ? Ces avis de prudence et de raison calme ne parvenaient pas à refroidir l'ardeur des professionnels de la guerre. Il fallait épuiser les chances de fortune, qu'offraient des conditions de supériorité si éclatantes. Ou nous terminerons cette affaire, sur-le-champ, répétaient-ils à l'empereur, ou vous nous verrez bientôt dans l'obligation de commencer une nouvelle campagne. Le vainqueur d'Austerlitz n'accédait qu'à contre-cœur aux raisons du diplomate, qu'il supposait influencées par une intrigue secrète avec le ministère autrichien : Ne serait-ce pas le vrai motif, lui faisait-il sentir, de vos exhortations pacifiques ? Le ministre répondait :

Vous vous trompez. C'est à l'intérêt de la France que je veux sacrifier l'intérêt de vos généraux, dont je ne fais aucun cas. Songez que vous vous rabaissez en disant comme eux et que vous valez assez pour n'être pas seulement militaire.

En lui tenant ce langage il avait trouvé le meilleur argument qui pût agir sur son esprit, la flatterie la plus capable de lui sourire, parce qu'en l'exaltant il diminuait ses anciens compagnons d'armes. Talleyrand fut envoyé à Presbourg avec des pouvoirs pour traiter.

Vingt-quatre heures, à peine, après la grande journée, il quittait Austerlitz. Il était à Brünn, le 15 décembre 1805, pendant que le comte d'Haugwitz, ministre de Frédéric-Guillaume III, signait, sous la pression de l'empereur des Français, un traité déplorable pour son pays et dont l'une des conséquences était de constituer la Prusse, à l'encontre de ses vrais sentiments et de ses véritables intérêts, en état de guerre immédiat avec l'Angleterre. Pour s'entendre avec les plénipotentiaires autrichiens : le général Giulay et le prince Jean Lichtenstein, Talleyrand était plus à l'aise, à Presbourg, que dans le voisinage agité de l'empereur. Les conditions imposées, et pour lesquelles il avait reçu des instructions impératives, étaient dures à la puissance autrichienne. Il n'en pouvait modifier les points fondamentaux ; mais il restait maitre de la rédaction ; et il s'appliqua à en adoucir la forme, à en atténuer des clauses, comme celle des contributions, enfin à prévenir des interprétations fallacieuses et arbitraires.

La négociation fut laborieuse. Napoléon avait promis à François II de lui rendre le Tyrol : puis, il avait regretté sa promesse et sans en informer Talleyrand, il avait maintenu sa résolution de se dégager, dans l'application, des engagements contractés de vive voix. Le diplomate, muni d'instructions incomplètes, avait dû revenir sur ses pas, discuter de nouveau la question de la paix ou de la guerre, réentendre les cris impatients des généraux qui n'avaient pas encore, comme ils la ressentiront, plus tard. jusqu'à l'accablement, la satiété de la gloire, perdre les heures sans rien gagner sur l'intransigeance du conquérant, repartir à Presbourg et terminer enfin des arrangements difficile, sans contenter l'empereur, qui lui reprochera de n'avoir pas fait acheter assez chèrement à l'ennemi cette paix dictée sur le tambour, quoiqu'elle ait été la plus humiliante que l'Autriche eût jamais acceptée. Vous m'avez conclu à Presbourg, lui mandait-il, un traité qui m'a beaucoup gêné. Au temps de leur brouille, il reviendra souvent sur ce traité, pour accuser le négociateur de lui avoir arraché sa victoire et, en rassurant l'ennemi, en le laissant encore trop puissant, d'avoir rendu nécessaire une seconde campagne d'Autriche. Lui-même Talleyrand ne se faisait pas d'illusion sur ce qu'avaient d'incertain et de fragile les conventions passées, le 25 décembre 1805 et dont le ministre de Prusse à Vienne disait : Le traité de Presbourg est le germe d'une guerre nouvelle.

Ce mal était conjugable encore. Soit qu'eût prévalu le plan de Talleyrand d'une alliance avec l'Autriche, basée sur les avantages à recueillir en commun dans la question d'Orient, soit que l'eût emporté le plan de Metternich accordant à l'action française tout l'Occident, mais réservant à l'Autriche, étroitement unie avec la Prusse et lu Russie, de veiller à l'intégrité du monde ottoman, et que Napoléon eût accepté ce partage, c'était le calme en Europe pour un long temps. Mais il n'aurait pas cette abnégation définitive, 'mais l'acheminement progressif vers l'Orient continuerait d'être, au contraire, l'élément secret, le but qu'il s'était prescrit à lui seul, sans prendre l'avis de personne, de toute sa politique d'extension territoriale. Et la guerre à. outrance serait la résultante de tous ces contre-chocs, jusqu'à l'épuisement et la ruine finale de l'un des deux systèmes en présence.

Talleyrand avait rejoint la cour, convaincu qu'il n'était plus en son pouvoir d'agir ni de réagir. Trois mois après, Napoléon ayant disposé souverainement de la couronne de Naples et sommé par décret Ferdinand IV, roi des Deux-Siciles, de céder le joyau à Joseph Bonaparte, son frère, il apprenait, que cette usurpation nouvelle avait valu à Fouché le titre ducal d'Otrante, à Macdonald celui de Tarente, à Bernadotte la principauté de Ponte-Corvo et à lui-même celle de Bénévent. Il reçut cet accroissement de son blason ducal sans en manifester une émotion de joie, qui pût sembler excessive. Autour de lui s'empressaient les complimenteurs. Il les en remerciait avec sa courtoisie affable, mais en leur intimant le désir qu'ils portassent de préférence leurs félicitations à Mme de Talleyrand : les femmes sont toujours bien aise d'être princesses, leur disait-il. D'être prince ne lui messayait point ; ses armes de Chalais, déjà transformées par la commission des sceaux, furent surmontées de la couronne appropriée ; il en arbora le titre dans ses actes, dans ses dépêches, et, d'ailleurs, ne se mit pas autrement en peine de remplir les formalités dépendantes de cet apanage romain. Sans en méconnaître les antécédents historiques, il jugeait que le nom des Talleyrand-Périgord n'avait rien à leur envier. Lorsqu'il fut à Varsovie, l'année suivante, le baron de Gagera, qui passait des matinées entières en sa société, affectait de lui répéter incessamment l'appellation d'Altesse ; il le pria de n'en plus faire usage et de lui dire sans y rien ajouter : M. de Talleyrand. Altesse, je suis moins, et peut-être je suis plus.

***

Les chancelleries étaient toujours en grande activité d'alliances et de contre-alliances, s'engageant et se démentant tour à tour, selon que primaient les mobiles de l'inquiétude ou de la convoitise, entamant des négociations, les signant et les désavouant, le lendemain, comme venait de le faire Alexandre pour les conventions de son agent d'Oubril, à Paris, le 26 mai 1806. Les politiciens de l'Europe, penchés sur la carte, y opéraient des remaniements théoriques incessants, qu'ils espéraient convertir en des réalités tangibles. Les uns et les autres s'entretenaient dans la méfiance de leurs desseins réciproques, sauf à se retrouver unis contre leur émule prépondérant, contre le souverain accidentel, sorti de la foule, et dont c'était l'étrange plaisir de mettre le inonde à l'envers. Alexandre Ier, qui n'était ni moins ambitieux, ni moins prompt à manquer de parole ou à revenir sur sa signature, pour le meilleur avantage de ses combinaisons, craignait que, cédant aux conseils de Talleyrand, Napoléon n'en vînt à associer l'Autriche à ses projets de conquête. Et celle-ci ne redoutait pas moins que les deux empereurs français et russe ne tombassent d'accord sur le projet d'un démembrement oriental, dont ils seraient les seuls copartageants. Il va falloir bientôt s'occuper de la ruine de la Turquie, disait-on en Allemagne, et des sûretés que l'Autriche doit prendre dans les Balkans. — La paix est mon plus ferme désir, protestait de son côté le conquérant. Et, comme preuves de ses pures intentions, étaient consommés rétablissement arbitraire de son frère Joseph à Naples, de Louis en Hollande, l'occupation de Raguse[7] et l'acte de la Confédération du Rhin[8], qui coûta l'existence, malgré les efforts de Talleyrand pour qu'on les épargnât à une foule île petits États conservés par le recez de 1803... Et tout cela s'accomplissait afin de rassurer l'esprit européen !

En France les éblouissements de la gloire militaire ne faisaient pas complètement illusion sur les contreparties de la vie réelle. Des angoisses perçaient sous le manteau de prospérité dont elle semblait couverte. Le crédit s'épuisait. L'argent devenait rare. Le commerce était paralysé. Les paiements de la banque avaient été suspendus[9]. Les affaires se traînaient dans le marasme, Paris avait des aspects mornes. Une gêne subite, en plein triomphe, avait donné à prévoir ce qu'il en pourrait coûter, en cas de défaite.

L'hostilité constante de l'Angleterre inattaquable dans son île, grâce aux diversions continentales qu'elle stipendiait, demeurait toujours le point noir. Des pourparlers venaient d'être engagés avec le ministère anglais. Bien que détestant le caractère oppressif du gouvernement de Napoléon, le libéral Charles Fox, principal secrétaire d'État aux Affaires étrangères, avait jugé de son honneur et de sa dignité d'avertir Talleyrand, par une lettre datée du 14 octobre 1806, qu'une tentative d'assassinat était projetée contre la personne de l'Empereur. Et le ministre français avait saisi l'occasion avidement d'adresser à Londres, après les remerciements de circonstance, des offres d'entente et des vœux d'apaisement. On se heurta à l'impossibilité des conditions réciproques. Talleyrand n'avait eu que l'occasion tôt disparue de revenir sur un thème, qui avait toujours fortement occupé son esprit : la nécessité de ramener dans le cercle de la paix cette nationalité, que la mer rendait si forte contre les invasions et qui fomentait par son or et les agissements de sa diplomatie de continuelles prises d'armes sur le continent.

La rendre responsable en face de l'Europe des périls de chaque jour menaçant sa sûreté et son indépendance, puis se donner le beau rôle d'une démarche généreuse en faveur de la paix, au nom du bonheur général dés peuples et des principes d'humanité, ce fut le jeu de la politique napoléonienne. L'Angleterre et son roi avaient reçu sans chaleur, avons-nous dit, les ouvertures du chef du gouvernement français, comme on désignait, pour n'avoir pas à le nommer de son titre souverain, l'Empereur. Se faisant l'interprète du système de conduite de Bonaparte et s'attachant à le justifier dans ses grandes lignes, sans croire intimement à ce qu'il disait et écrivait par ordre, Talleyrand avait présenté, le février, devant le Sénat réuni, un rapport très habile, qui produisit un grand effet moral. La politique adverse de Napoléon et des Anglais y était dépeinte sous les couleurs les plus avantageuses au premier de ces belligérants ; on y portait, dans le meilleur jour, l'évidente modération de ses vues, l'amour qu'il aurait eu pour la paix, si on la lui avait rendue possible, et l'obligation où le réduisaient ses adversaires de l'imposer, tôt ou tard, par la destruction d'une puissance perturbatrice de la tranquillité générale. Oui, tout était bien, du côté des aigles, reprenait le conseiller d'État Regnault, enchérissant sur l'exposé du ministre par des développements gonflés d'un optimisme adulateur. À son dire, le souverain et son peuple n'avaient rien à appréhender de la guerre[10]. Tout le mal en rejaillirait sur l'ennemi. L'Angleterre en ressentirait, les premières blessures. Quant au sort du pays français, que craindre ? Aucune ombre ne voilait ses prospérités. Grâce à Dieu, cet heureux peuple n'était plus, comme l'Angleterre, à la merci des factions de parlement et des ivresses de la liberté ! Il ne dépendait que des bienfaits de l'Empereur et des grâces célestes :

La France n'a rien à demander au ciel, sinon que le soleil continue à luire, que la pluie continue à tomber sur nos guérets et la terre à rendre les semences fécondes.

On affirmait ces choses avec une tranquille fermeté. Comment les faits allaient-ils donner la réplique aux paroles ?

***

Les blessures d'Austerlitz saignent encore que tout le fruit de la paix de Presbourg va être remis en question. Derechef, les armements de la Prusse et de l'Espagne viendront déranger les combinaisons de l'Empereur, qui se flattait de les tourner uniquement et tranquillement vers l'objet de ses secrètes amours : Constantinople.

Le 12 septembre 1806, il écrira à Talleyrand :

Je n'ai aucun intérêt à troubler la paix du continent. L'Autriche est impuissante. Beaucoup de haines et de révoltes séparent la Prusse et la Russie. Celle-ci fera peut-être des sacrifices pour attaquer la Turquie. L'idée que la Prusse pourra s'engager seule contre mn est si ridicule qu'elle ne mérite pas d'être discutée.

Et, cependant, cette Prusse téméraire s'agite. Comment se dégagera-t-il des embarras accessoires et des adversaires de première ou de seconde ligne qui l'empêchent d'étendre son épée sur l'Europe orientale ? L'Angleterre se dérobe à l'invitation pacifique, laissant en l'air les propos entamés de lord Yamouth, puis de lord Lauderdale, avec M. de Talleyrand. L'imagination conçue d'une entente serrée avec l'artificieux Alexandre n'aura été qu'une brève illusion. Assuré de sa tranquillité sur les bords de la Vistule, grâce au rapprochement de la Prusse et non moins certain de la rupture des Anglais avec la France, le tsar n'avait plus la moindre envie d'abandonner à Napoléon la proie, qui pouvait lui revenir à lui seul tout entière dans les Balkans. La Russie est l'ardente conseillère des résistances espagnoles. Elle est toute prête à lier partie avec la monarchie prussienne. La coalition se reforme.

C'est la guerre continentale, qui recommence[11]. La Prusse aura eu l'imprudence de s'y lancer trop tôt. Elle en paiera les trais rudement. Frédéric-Guillaume III s'était mal engagé. Il y perdra la moitié de ses États. En moins de trente jours fut brisé le cercle de la résistance. Tout le pays était sous la main du vainqueur. Talleyrand fut appelé à Berlin, où l'Empereur avait installé son quartier général. Deux envoyés du roi, son aide-de-camp de confiance M. de Zastrow et son ambassadeur à Paris Lucchesini s'y étaient présentés, dans le même moment, avec l'espoir de négocier un armistice, que les empêcha d'obtenir un nouveau désastre infligé aux armes prussiennes. La capitulation de Magdebourg.

Tandis que Napoléon en laissait voir toute sa satisfaction à Talleyrand, le courrier lui apporta une autre nouvelle moins heureuse et celle-ci d'un caractère intime. Le petit Napoléon auquel on l'avait vu prodiguer tant de marques de tendresse et sur la tète duquel il disait avoir placé de l'avenir, ce neveu, qu'il désignait presque comme son fils, était mort en Hollande. On avait pris des ménagements pour lui en donner connaissance. Tant de précautions n'auraient pas été nécessaires. Le calme de sa physionomie, n'en fut pas un instant, dérangé. Comme on était instruit du deuil qui frappait les siens, comme on le savait prêt à paraître en public, Talleyrand pensa de l'avertir qu'on l'observerait et qu'il eût à composer son visage :

— Vous oubliez qu'il est arrivé un malheur dans votre famille et que sous devez avoir l'air un peu triste.

Je ne m'amuse pas, répondit-il, à songer aux morts.

Et, cependant, tout à l'heure, à Paris, en grande cérémonie, un haut panégyriste officiel[12] saura trouver les pleurs littéraires, qui conviennent à la situation et avec les accents d'une muse éplorée, dépeindre la douleur d'un héros oubliant l'éclat de ses victoires pour accorder des larmes, de nobles larmes, à la mort d'un enfant. Il y songeait bien, en vérité. N'avait-il pas assez d'autres soucis en tète : la défection de l'Espagne, les suites à prévoir du blocus continental, qu'il a décrété de Berlin contre l'Angleterre et la campagne à finir, durement ! Quel singulier spectacle, remarquait Talleyrand, que de voir Napoléon sortir du cabinet du grand Frédéric, où il venait d'écrire un bulletin pour son armée, passer dans la salle à manger pour faire dîner avec lui Mollendorf, qui était prisonnier, et Müller, qui était l'historiographe de la monarchie prussienne, offrir à l'un et à l'autre leurs appointements, qu'ils acceptèrent, puis monter en voiture et partir pour Posen !

L'habitude de l'Empereur était de faire voyager Talleyrand à la suite de toutes ses campagnes, pour l'avoir prêt à contre-signer en diplomate les résultats obtenus par la force des armes. Trop de fois, à son gré, le ministre se vit-il obligé à voyager en chaise de poste militaire, au milieu des champs de bataille fétides couverts de morts ; et les fatigues, les émotions qu'il en éprouvait[13] ne faisaient qu'augmenter son désir de ramener enfin la paix entre les rois. Il se porta sur la trace rapide de Napoléon en Pologne. Il fut témoin des transports enthousiastes qui l'y reçurent en libérateur, à Posen, à Varsovie. Il était à Posen, quand l'Empereur traita avec l'électeur de Saxe, qui accédait à la Ligue du Rhin et, le 11 décembre 1806, revêtit le titre de roi. Il avait eu l'occasion d'y noter un détail frappant sur le peu de considération, que l'habitude de la guerre donne à ceux qui la pratiquent, du bien d'autrui. L'empereur tenait en main la liste des tableaux de la galerie de Dresde et tout bonnement Denon l'engageait à moissonner, à son aise, dans cette collection de chefs-d'œuvre. Il la lisait, au moment où Talleyrand entrait dans son cabinet, et il la lui montra, en lui demandant son avis :

Si Votre Majesté, répondit le ministre, fait enlever quelques-uns des tableaux de Dresde, elle fera plus que le roi de Saxe ne s'est jamais permis de faire ; car, il ne se croit pas le pouvoir d'en placer aucun dans son palais. Il respecte la galerie comme une propriété nationale.

Oui, reprit l'empereur, c'est un excellent homme, il ne faut pas lui faire de la peine. Je vais donner l'ordre de ne toucher à rien. Nous verrons plus tard.

Talleyrand dut rester à Varsovie, où tenait résidence une espèce de corps diplomatique très empressé à lui rendre des devoirs. Chaque jour, il se voyait fort entouré de ministres allemands dont, les maîtres, comme il avait lieu de s'en étonner, avaient le courage. dans ces temps de destruction, de songer à des agrandissements. Le gouvernement viennois y avait envoyé le baron de Vincent, spécialement chargé de veiller à ce qu'on ne troublât point l'ordre dans les possessions autrefois polonaises et qui relevaient de la puissance autrichienne, depuis le dernier partage. Toujours complaisant à l'Autriche, Talleyrand n'épargna rien pour lui en faciliter la tâche. Les circonstances y aidaient. Napoléon l'ayant autorisé par ses instructions du 8 décembre 1806 à pressentir l'Autriche d'un accommodement possible sur la base des dépouilles ottomanes.

Bien diverses étaient, à Varsovie, les occupations du prince de Bénévent : et il lui en était advenu, de surcroit, qu'il ne s'était guère attendu à remplir. Napoléon lui avait confié, en son absence, l'administration intérieure de la cité, dont s'acquittait tout de travers un gouverneur sans capacité. L'illustre diplomate se plut à en détailler le souvenir dans ce passage de ses Mémoires :

Je faisais habiller des troupes, j'en faisais partir ; j'achetais des vivres, je visitais les hôpitaux, j'assistais au pansement des blessés, je distribuais des gratifications et je devais mime aller jusqu'à indiquer au gouverneur ce qu'il fallait mettre dans ses ordres du jour.

De grandes dames polonaises, telles que la comtesse Vincent Tyszkiewicz, sœur du prince Poniatowski s'attachaient à lui rendre moins lourdes des besognes si contraires à ses habitudes, par une assistance pleine de délicatesse et en lui prodiguant des secours de toute sorte. Il en avait contracté des sentiments de gratitude et d'attachement, qui devaient se tourner en regrets, au moment où il lui faudrait donner l'adieu aux belles habitantes de Varsovie.

Pendant plusieurs semaines, après le retour d'une première expédition arrêtée par le mauvais état des chemins, Napoléon eut à contenir son impatience de rejeter les Russes, ces nouveaux Européens, ces barbares, comme il les appelait, dans leurs anciennes limites. Les boues de Pulstuck avaient entravé son ardeur. Ne pouvant se battre, il déclara qu'on devait s'amuser. Ainsi, pendant que des bataillons entiers s'enfonçaient dans les marais boueux de la Pologne, avait-il donné des ordres pour que la cour, restée avec l'Impératrice à Mayence, n'oubliât point de réveiller les musiques de fête. C'est même en cette occasion que Talleyrand, voyant des fronts soucieux, des yeux noirs ou bleus voilés de tristesse, répétait comme un mot d'ordre : Mesdames, l'Empereur ne badine pas, il veut qu'on s'amuse !

A Varsovie, avant que les hécatombes d'Eylau et de Friedland fissent de cruels ravages dans l'essaim brillant des officiers, aussi aveuglément que dans les rangs confus des soldats, paradaient — et avec quel succès ! —, auprès des jolies Polonaises, les uniformes brodés, les galons d'or et d'argent. De prime abord, on eut quelque embarras, dans la haute société varsovienne, à organiser des fêtes, ceux qu'on appelait les libérateurs occupant à peu près toutes les maisons, où il était possible de recevoir. Après maints échanges de projets, il fut convenu que la première soirée aurait lieu chez M. de Talleyrand, grand chambellan et ministre des Affaires étrangères. La précaution avait été prise d'annoncer qu'il n'y aurait pas plus de cinquante invitations féminines, à dessein de limiter l'excès des demandes. Il s'en fallut de beaucoup qu'on se maintint dans les bornes prévues, tant on fit jouer d'intrigues, de recommandations particulières, de grands et de petits moyens, pour ne pas manquer d'en être. Le maître de ces lieux portait un des noms les plus illustres de l'Europe. L'Empereur et les princes seraient là. Comment n'eussent pas été en ébullition toutes les curiosités et tous les amours-propres ?

Le bal fut magnifique et des plus singuliers qu'on pût concevoir par la qualité des personnages, par les circonstances dont il était environné, par les incidents auxquels il donna lieu. Murat s'y montra en son grand costume, théâtral à souhait, et tel qu'il convenait à un prince de son sang ; car, avec la fièvre qu'il avait d'être roi, oubliant l'auberge natale, il était parvenu à se figurer qu'il émanait d'une race princière. On remarqua qu'il parla haut, avec affectation, et plusieurs fois, de Jean Sobieski — le roi soldat — dont il espérait, par une dernière conformité de fortune, ramasser la couronne[14]. L'empereur avait dansé une contredanse, qui servit de prétexte à sa liaison avec Mme Walewska[15].

Comment trouvez-vous que je danse ? demanda-t-il en riant à la spirituelle comtesse Potoçka Wonsowicz ; je pense que vous vous êtes moquée de moi.

 En vérité, sire, lui répondit-elle finement, pour un grand homme, vous dansez parfaitement.

Elle mettait à dire cela toute l'indulgence de son admiration ; il était connu que Napoléon dansait peu et gauchement. Cette grande dame eut une impression moins flatteuse à l'égard de Talleyrand. On lui avait affirmé que personne n'était à la fois plus habile et d'un plus fin esprit. Il lui parut blasé et ennuyé de toutes choses ; et, son premier sentiment ayant été défavorable, elle s'y était tenue pour charger tout le portrait, le disant avide de fortune, jaloux de la faveur d'un maitre qu'il délestait, sans caractère et sans principes, en un mot malsain d'âme, comme de figure. A la vérité, il se pouvait qu'il fût triste, ce soir-là, et qu'à l'envers du plaisir d'une heure il envisageât les maux, que réservait le lendemain, pour des victoires cruellement achetées.

Deux autres bals succédèrent à celui de Talleyrand : l'un chez le prince Borghèse, l'autre chez le prince Murat. Outre ces réunions dansantes, il y avait cercle ; au château, une fois par semaine ; on s'y distrayait à entendre de fort belle musique conduite par le fameux compositeur Paër, que l'Empereur avait emmené, lui et son orchestre, à sa suite ; puis, on finissait la soirée à. la table de whist.

Les pluies continuaient de rendre les chemins impraticables. On ne parlait presque plus de la guerre. Certains affirmaient que l'Empereur ne reprendrait pas les hostilités avant le printemps. Bien des dames polonaises, qui voulaient beaucoup de bien aux Français, en 1807, s'en réjouissaient au fond de leur cœur, Subitement, le 5 février, par un matin glacé, Napoléon partit et l'armée reçut l'ordre de se mettre en mouvement. Il se portait au secours de Bernadotte, assailli à Mohruugen par tout le corps d'armée de Bennigsen. Les troupes eurent beaucoup à souffrir. Aux débuts de la première expédition, dans les terrains détrempés de la Pologne, elles avaient failli manquer totalement de subsistances, à cause des boues qui empêchèrent les arrivages. C'étaient, maintenant, les rigueurs extrêmes du froid et, à travers les immenses espaces, dans les plaines marécageuses, les efforts d'une lutte acharnée, meurtrière. Napoléon ne s'était pas attendu à ces résistances farouches, quand il annonça de prime abord, que son intention était de marcher sur Grodno et que, les obstacles étant faibles, il aurait, en peu de temps, détruit ce qu'il qualifiait : les débris de l'armée russe. Ces débris, il les eut en sa présence, à Eylau, le 8 février, n'ayant avec lui que Soult, Augereau, Murat et la garde. La bataille s'engagea, et ce fut une des plus exécrables boucheries qui eussent ensanglanté l'histoire des guerres. L'effet produit en Europe fut pénible. A Paris, les fonds baissèrent ; et les Russes, transformant en victoire leur sombre résistance chantèrent sur toutes ces tombes ouvertes des Te Deum. Afin de constater sa victoire et de raffermir l'opinion de ses peuples, Napoléon resta une semaine dans Eylau, employant le temps à des négociations restées vaines avec le roi de Prusse et les généraux d'Alexandre. Il avait chargé Talleyrand d'écrire au ministre des Affaires étrangères prussien de Zastrow— dont on avait repoussé les démarches, récemment — pour lui proposer la. paix et l'alliance.

Lorsque étaient parvenus à Talleyrand les détails de cet affreux carnage. d'Eylau, de tristes réflexions s'étaient formées dans son esprit sur le malheureux sort des peuples. Puis, il en était venu à des considérations plus précises, songeant au peu de solidité d'un établissement politique, dont l'unique base était la vie d'un homme sans cesse exposée au hasard des batailles. Qu'aurions-nous fait, s'il eût été tué ? Que ferions-nous, si cette aventure arrivait, au premier jour ? demandait-il au duc de Dalberg, son ami, son confident. Et, pour donner lui-même réponse à sa question, il indiquait un successeur possible, Joseph, le frère aîné ; il ajoutait le conseil qu'on aurait à rassurer l'Europe, aussitôt, en lui annonçant que la France rentrerait, de suite et sans nulle restriction, dans sa frontière du Rhin. On peut réellement dater de ce jour, avec le chancelier Pasquier, l'évolution des idées de Talleyrand et sa disposition à se ménager un refuge dans la tempête, qu'il sentait inévitable, — même, quand eut, éclaté le triomphe de Friedland, qui brisa d'un coup la coalition, même après Tilsitt, qui fit naître de si larges espérances. Soit qu'il dût offrir de lui-même sa démission, soit qu'on jugeât bon de se priver de ses services diplomatiques, il s'était rendu compte qu'il n'aurait plus à conserver longtemps un ministère, où des événements tels que ceux d'Espagne devaient rendre tout à fait impossible la fusion de ses idées de pondération et de mesure, avec les volontés oppressives du dominateur de l'Europe.

La résolution de Napoléon avait été prise, au lendemain d'une proclamation imprudente du prince de la Paix, le malavisé Godoï qui, au moment où il la lançait de son palais de Madrid et parlait de voler au secours de la Prusse, n'avait pas prévu le coup de foudre d'Iéna. De ce jour, l'Empereur avait juré, Talleyrand étant en sa présence, qu'il détruirait, à tout prix, la branche espagnole de Bourbon. Et le ministre, qui n'en avait pas perdu l'impression, s'était promis de son côté, qu'il ne continuerait pas à le servir, en ses œuvres de vexation et de violence. Par provision, il avait essayé de l'en dissuader ou d'en restreindre le champ de conquête :

On ne connaissait pas assez l'Espagne, objectait-il, ce n'était pas la meilleure façon de s'en instruire que de prendre contact avec elle en la violentant. L'Espagne, déclarait-il dans le conseil, est pour la France une grande ferme, on en paye bien le revenu et les redevances, mais le terrain n'en est pas connu et l'on s'exposera à tout perdre en cherchant à le faire valoir soi-même.

Il y perdit, lui, ses raisons. Il n'était plus en état de grâce auprès du demi-dieu. Les adoucissements et les atténuations apportées par Talleyrand aux conditions excessives du traité de Presbourg lui étaient restées sur le cœur. On se méfiait de ses corrections de la dernière heure, de ses arrangements ultimes sur le papier. Napoléon l'écarta des stipulations de Tilsitt.

Craignant que son ministre ne se fit pas l'instrument assez docile des mesures de rigueur, qu'il voulait exercer contre la Prusse écrasée, anéantie, il ne s'en était pas rapporté à lui pour débattre les conditions de la paix et de l'évacuation des territoires occupés par les troupes françaises ; et sa défiance en cela ne l'avait pas trompé, Talleyrand n'ayant jamais eu la pensée, — sous le Directoire[16], sous le Consulat ni sous l'Empire —, que la Prusse dût are sacrifiée politiquement. Il avait réprouvé, en 1806, condamné en 1807, la dureté avec laquelle on la traita parce qu'il avait bien prévu que ce serait enfoncer dans l'aime de ce peuple les germes d'un ressentiment implacable. Napoléon préféra charger de ses volontés le maréchal Berthier, qu'il voyait mieux à sa place sur ce terrain de guerre et de représailles. Talleyrand n'eut, au contrat, qu'un rôle de pure formalité : la signature avec les plénipotentiaires prussiens, le général Kallireuth et le comte de. Goltz du traité contenant les cessions territoriales de la maison de Brandebourg — c'est-à-dire tout ce qu'elle possédait entre l'Elbe et le Rhin —, telles que les avaient arrêtées, en tète à tète, Napoléon et Alexandre. Car, le vainqueur de Friedland, on ne l'ignore pas, avait tenu Frédéric-Guillaume hors des négociations directes ; et. par un trait de suprême dédain, il prétendit n'avoir consenti à l'existence de cet État que par considération personnelle pour l'empereur de Russie !

Également le gros de la besogne était rempli. quand le prince de Bénévent eut à échanger avec le prince Kourakin le texte du traité franco-russe, qui eut pour résultantes : d'abord de rétablir la paix entre l'empereur des Français et le tsar. puis de faire d'Alexandre, par une étrange conversion, l'ennemi de ses alliés de la veille et l'ami de son grand adversaire Napoléon. Le sang des victimes d'Eylau avait cimenté cette union. La Russie s'engageait à déclarer la guerre à l'Angleterre, le 1er décembre suivant. En retour de ces bons procédés, la France, c'est-à-dire son chef, promettait sa médiation, éventuellement son concours armé contre la Turquie, — traditionnelle de sa diplomatie. Que dis-je ! On avait à peu près déterminé déjà, sous formes d'articles secrets, le plan de partage de l'empire ottoman[17].

L'entrevue de Tilsitt n'avait pas été seulement l'épilogue sensationnel d'une guerre de vingt mois, et quelle guerre ! se dénouant dans un long espoir de pacification, mais le point de contact magnétique d'une soudaine chaleur d'amitié entre les deux autocrates. Alexandre, avec sa nature prompte et mobile, facile à se prendre comme elle l'était à se déprendre, quand les sourdes incitations de la défiance y avaient remplacé les élans de l'enthousiasme. Alexandre, tout à son rêve de grandeurs partagées, s'était fait à cette idée qu'il ne pourrait plus se détacher jamais de ses sentiments de gratitude et d'admiration pour les qualités incomparables du plus glorieux des enfants des hommes. Et Napoléon, qui n'avait pas appris à connaître les détours des âmes slaves, savait un gré infini au jeune empereur de cons prendre les larges desseins qu'enfantait son génie et de manifester le désir de s'y associer sans inquiétude, sinon sans impatience. Les intérêts de leurs peuples, aimaient-ils à se redire, pouvaient et devaient se concilier : leur éloignement même était un présage de leur union. Pour resserrer une alliance, que faut-il le plus souvent ? Un ennemi commun. Et cet ennemi quel pouvait-il être, sinon l'Angleterre, l'agresseur opiniâtre de la France, l'associée ingrate de la Russie. Ensemble, ils caressaient la réalisation de projets magnifiques. Ils se voyaient disposant, à leur volonté, d'un empire imaginaire s'annexant à leurs immenses domaines. L'idée d'une expédition vers l'Inde, sortie tout armée du cerveau de Napoléon, avait encore élargi ces perspectives. La prépondérance anglaise serait anéantie dans le Levant. L'Hindoustan et ses richesses seraient arrachés à son étreinte. La part de la Russie ne serait ni la moins belle, ni la moins ample, et le tsar en avait eu la notion claire. Alors que la France et une partie considérable de ses forces allaient s'épuiser dans la stérile guerre d'Espagne, quels horizons se profilaient devant lui, sur le Danube, en Orient ! Il pensait déjà fouler glorieusement les traces de Svialostof, de Pierre le Grand, de Catherine II. Et son enthousiasme se ravivait et sa fervente admiration croissait pour le grand homme, qui lui réserverait une telle place, à côté de lui, dans l'histoire de son temps. Ils s'entre-félicitaient. Ils échangeaient les cordons de leurs ordres. Ils se charmaient l'un l'autre. Je hais les Anglais autant que vous, protestait Alexandre. Et Napoléon répondait : La France et la Russie, une fois d'accord, pourront maîtriser le monde. Le plus illusionné des deux souverains n'était pas Alexandre.

Talleyrand fut le témoin des accolades de Tilsitt, de l'état d'abaissement où fut réduit le roi de Prusse, des humiliations infligées à la belle et patriote reine Louise et de l'inutilité des démarches auxquelles on l'avait poussée, presque contrainte. La veille du jour où fut consommé le démembrement de son pays, elle avait dû sécher ses larmes et se rendre en carrosse de gala, parée en diadème, séduisante en sa toilette de crêpe vaporeux, au dîner où l'avait priée Napoléon avec l'empereur de Russie. C'est à cette réunion de Tilsitt que Napoléon, ayant auprès de lui son ministre des Relations extérieures vit, pour la première fois, Amélie-Louise-Wilhelmine, celle qu'on appelait l'enchanteresse et qu'il avait surnommée, railleur, la moderne Bradamante :

Voilà, dit-il à l'un de ses généraux, une superbe femme[18].

Et l'homme de guerre, passé courtisan, de répondre sur-le-champ :

Ce sera, tout à l'heure, près de vous assise, une rose près d'une touffe de lauriers.

Le vainqueur, qu'elle espérait adoucir, mais qui ne voulait voir en elle que la jolie femme sans y associer l'idée de, la reine, se montrait empressé dans ses compliments. Il composa de sa main un bouquet de roses et le lui offrit :

Nous nous connaissons bien peu, soupira-t-elle, les joues colorées du farci de la pudeur.

Napoléon insista :

Acceptez, acceptez, madame, c'est un doux présage de l'amitié que je vous voue.

La princesse pâle et tremblante reçoit les fleurs ; pensant d'abord au salut de son pays et à la sauvegarde des siens, elle s'enhardit, à mesure, sur de si belles offres ; enfin elle se hasarde à demander qu'on leur rende la place de Magdebourg.

Magdebourg !... Magdebourg !... reprit Bonaparte, comme un homme qui se dérobe à la séduction, vous n'y songez pas, vous n'y songez pas, madame.

Et il la quitta sans pousser plus loin ses avantages, laissant à Talleyrand le soin de la consoler. Ce fut une commission dont il s'acquitta en conscience. Il l'avait vue désespérée, abandonnée par l'allié dont elle avait tant attendu, traitée en poupée de cour par l'ennemi qui se jouait de ses supplications, et, pour elle s'était ému ce qu'il y avait en lui de sentiment. Il n'en avait pas retenu l'impression devant l'Empereur, lui répétant une belle et digne réponse qu'avait faite la reine de Prusse[19], et assez de fois pour qu'on lui répondît avec humeur :

Je ne sais pas ce que vous trouvez de si beau à ce mot de la reine : vous feriez tout aussi bien de parler d'autre chose.

Napoléon et Alexandre se séparèrent. Les adieux avaient été touchants et les dernières effusions très chaudes entre ces deux hommes, qui deviendront de mortels ennemis et qui déjà se demandent comment ils arriveront à se tromper l'un l'autre. Encore enivré du déploiement de sa puissance à Tilsitt, Napoléon ne doutait point qu'il n'eût fait sa dupe du jeune et impressionnable empereur de Russie, qui, pourtant, n'avait pas l'âme si simple et qui devait, au contraire, avoir le dernier mot dans l'inévitable rencontre de leurs ambitions rivales. Fort content de l'issue des négociations, qui lui avait rendu profitable la défaite autant que la victoire, croyant, au reste, avoir donné de son amitié pour le roi de Prusse une preuve suffisante en lui conservant la possession nominale de son royaume. Alexandre était parti, comme dans un sillage de lumière, sans se préoccuper davantage du sort de son allié malheureux.

Talleyrand avait jugé ce départ du tsar un peu précipité, avant d'avoir pris la précaution de s'assurer si les conventions verbales passées avec Napoléon seraient exactement remplies, et si Frédéric-Guillaume n'aurait pas à racheter par de nouveaux sacrifices les lambeaux de territoire, qu'on lui avait abandonnés. Lui-même, qui avait entendu d'étranges paroles pendant la suite des conférences, était resté sous une impression de pitié profonde à l'égard de la reine de Prusse. — pour ses malheurs et sa patriotique dignité. Fut-il, alors, sous le charme de la beauté ou cédait-il seulement à l'intérêt qu'inspirent les grandes infortunes ? Il s'était montré d'une prévoyance toujours attentive et délicate pour celle qui, bien vainement, avait entrepris le voyage de Berlin à Tilsitt. Il garda précieusement en sa mémoire les paroles qu'elle avait prononcées en le quittant, prête à monter en voiture, et dont la douceur d'expression l'avait ému jusqu'aux larmes, lui si froid, d'habitude :

Monsieur le prince de Bénévent, il n'y a que deux personnes qui regrettent que je sois venue ici : c'est moi et vous.

— Vous n'êtes pas fâché, n'est-ce pas, que j'emporte cette opinion ?

***

Tilsitt était le point culminant de la grandeur impériale. Saurait-on s'arrêter après Tilsitt mieux qu'on ne l'avait fait après le traité d'Amiens ? La question ne se posait même pas, tant la domination de l'empire français sur le continent semblait décidément acquise et hors d'atteinte.

Le traité signé et ratifié, on avait pris le chemin du retour en France. Talleyrand s'arrêta plusieurs jours à Dresde. Les habitudes nobles et tranquilles de la cour de Saxe, les vertus publiques et privées du roi Frédéric-Auguste Ier, la bienveillance et la sincérité dont le témoignage se présentait, partout, sous ses yeux, lui laissèrent de ce séjour à Dresde un touchant souvenir.

En arrivant à Paris, après les agitations et les déboires par lesquels il était passé, depuis une année entière, allait-il reprendre auprès de l'Empereur l'exercice de ses fonctions sans autorité ? Ministre des conquêtes par la force des choses, quoiqu'il dit toujours été, dans le fond de son finie, l'homme des anciennes limites, on l'avait forcé de marcher beaucoup plus vite qu'il ne l'aurait souhaité. Ses retraites, ses retranchements habiles, ses oppositions motivées, ses résistances d'un moment n'arrêtèrent pas les élans d'une course désordonnée. Il avait beau rester en principe, un modérateur, un pacifique, il devait, en sa qualité ministérielle, parapher des actes qu'il ne considérait ni comme justes, ni comme durables. Donna-t-il vraiment sa démission ? Ou n'y fut-il pas indirectement poussé par l'effet des nouvelles résolutions de : l'Empereur, à son égard, l'élevant en dignité et l'écartant des affaires, tout à la fois, pour mettre en sa place quelqu'un comme M. de Champagny, de caractère plus faible et d'âme plus soumise ? La vérité complète, — qu'il n'a pas dite en ses Mémoires, — est qu'il fut amené à se retirer du ministère à la suite de sa nomination de vice-grand-électeur, qui lui conférait en même temps les fonctions d'archichancelier d'État. Il lui fallut abandonner le portefeuille des Relations extérieures, avant qu'il eût eu le temps d'en annoncer l'intention à personne, mais en des conditions qui laissaient peu de place à des regrets.

Dès que l'empereur fut rentré dans sa capitale, au bout de dix mois d'absence et, ayant, derrière lui, la moitié de l'Allemagne occupée par ses soldats, tandis que résonnaient encore, sous les voûtes de Notre-Dame, les derniers échos des Te Deum triomphants, il lui avait plu de répandre autour de lui d'exceptionnelles faveurs. Or, Talleyrand avait exercé, pendant la dernière campagne, un rôle considérable par ses services diplomatiques et par l'importance de son action administrative, à Varsovie, lorsqu'il y fut, en des éventualités critiques, dont nous avons gardé le souvenir, chargé d'assurer la subsistance des troupes françaises. Et pour ces raisons et pour l'enchaîner davantage aux intérêts de son trône, il lui avait décerné ce titre de vice-grand-électeur[20], qui lui valait de prendre le pas sur les ministres et de se placer dans la hiérarchie des dignités impériales, tout au premier rang, avec l'archichancelier et l'architrésorier. Titres pompeux autant qu'artificiels !

La divergence des idées quotidiennement en présence du chef de l'État et du prince, concernant l'orientation de la politique extérieure, avait influé de beaucoup sur les motifs de ce virement, qui était, en quelque sorte, une manière de disgrâce avec augmentation d'honneurs. En réalité. Bonaparte n'avait pas été fâché de saisir l'occasion, de la faire naître, voulons-nous dire, pour écarter du cercle de l'activité directe un personnage qui attirait les yeux de l'Europe, jusqu'à incommoder les siens. Il n'avait pu se défendre d'en laisser échapper la secrète impression, un jour qu'il avouait n'être pas revenu de Tilsitt sans un peu d'humeur contre la prépondérance de son ministre et l'opinion exagérément flatteuse des puissances étrangères.

De par la volonté de l'empereur, Champagny, un homme d'esprit dans un cercle très circonscrit, selon le mot de Mme de Rémusat, était donc passé, du ministère de l'Intérieur à celui des Affaires étrangères. Avant de lui céder la place, le prince de Bénévent dut opérer la petite cérémonie de la transmission des pouvoirs, en lui présentant le personnel, qui allait être dorénavant sous ses ordres : Monsieur, lui dit-il, du ton le plus sérieux, voici bien des gens recommandables dont vous serez content. Vous les trouverez fidèles, habiles, exacts, mais, grâce à mes soins, nullement zélés. Cet éloge inattendu appela sur les traits de M. de Champagny une expression de surprise : Oui, monsieur, continua-t-il. Hors quelques petits expéditionnaires qui font, je pense, leurs enveloppes avec un peu de précipitation, tous ici ont le plus grand calme et sont déshabitués de l'empressement. Quand vous aurez eu à traiter, un peu de temps, des intérêts de l'Europe avec l'Empereur, vous verrez combien il est important de ne se point hâter de sceller et d'expédier trop vite ses volontés.

Il l'avait dit souvent : en matière de diplomatie, c'était avec Bonaparte d'abord et surtout qu'il fallait négocier. Avant d'entamer des négociations, au dehors, besoin était de ralentir ses impulsions soudaines, ou d'en atténuer les effets précipités. Avec le pâle successeur qui lui a été donné, toutes discussions seront closes dans le cabinet des Affaires étrangères. Plus de contradictions respectueuses, plus d'avis qui soit autre, plus d'opinion qui ne soit pas le reflet exact d'une parole souveraine. Désormais, que ce soit, avec Champagny, duc de Cadore, ou avec Maret, duc de Bassano, Napoléon pourra bouleverser, tout à son aise, la carte de l'Europe. Il y aura toujours, sous la main de Maret, un courrier prêt à partir, portant en diligence à chaque souverain les accents encore chauds de la colère ou des menaces de Bonaparte.

Talleyrand, qui, par-dessus tout, avait l'ambition des affaires actives. espérait intérieurement qu'on voudrait encore recourir à ses lumières, qu'on ne le laisserait pas longtemps végéter dans l'imprécision brillante d'un titre pompeux et vide. Cependant, Napoléon ne paraissait pas en témoigner l'intention prochaine ; il se suffisait à lui-même, pour ses relations avec le reste de l'Europe, ayant le ministre Champagny comme secrétaire de ses volontés. Il avait -pris l'habitude de se passer d'une aide, qui se croyait nécessaire ; la déception en fut amère pour Talleyrand, quoiqu'il n'en ait pas exprimé la plainte et qu'il ait seulement accusé les fautes commises sans sa participation.

***

Certes, les compensations offertes étaient larges. Sans y encourir de responsabilités ni en recevoir beaucoup de fatigues, par ses charges réunies de vice-grand-électeur et de grand-chambellan, par les avantages matériels qu'ajoutaient à celles-là sa principauté de Bénévent et le grand-cordon de la Légion d'honneur, il cumulait, à l'année, cinq cent mille francs d'appointements, sans compter sa fortune personnelle, qu'on évaluait à trois cent mille francs de rente, sans compter d'autres dotations advenues, ensuite, et les présents considérables que lui avaient acquis, sous le manteau, ses différents traités, enfin les fonds secrets de sa diplomatie.

 A sa sortie du ministère, Talleyrand était rentré dans sa maison de la rue d'Anjou-Saint-Honoré. Son intention n'était point de s'y renfermer comme dans une sorte de retraite philosophique, qui laissât supposer de la tristesse ou des regrets. N'ayant rien abandonné, à la cour, de ses titres de prince d'Empire et de grand-chambellan, il retrouvait, en son logis, toutes les douceurs que procurent l'abondance et le luxe. Il y tenait table ouverte et bonne table ; on était sûr d'y savourer de ces succulences, qui tiennent, en toute bonne maison, le haut du couvert. Son plaisir était d'exercer une hospitalité délicate envers les étrangers de distinction ou d'y donner des soirées d'un caractère nouveau, dont les intermèdes, chantés ou déclamés par des artistes supérieurs, rehaussaient étrangement l'intérêt. Étaient-ce des réceptions d'apparat, on les citait comme la perfection même de l'élégance aristocratique. La maison étant devenue trop étroite, pour tant de personnes, qui aspiraient à y être reçues, le prince de Bénévent acheta l'hôtel Monaco, rue de Varennes, pour s'y comporter plus au large.

Il y avait des hauts et des bas relatifs, dans cette opulence, que dérangeaient, parfois des écarts violents de chiffres, à la Bourse. La spéculation passionna toujours Talleyrand. Des crises déconcertèrent plusieurs de ses prévisions les mieux réfléchies, comme il en fut, lors de la paix d'Amiens, lorsque ayant acheté pour plusieurs millions de consolidés, dans la pensée que les fonds monteraient, le contraire était arrivé, par une cause dont il ne s'était pas douté, ni presque personne : la défaveur qui accueillit ce traité dans l'opinion anglaise. Deux millions de sa fortune y passèrent. Il menait l'existence fastueusement à l'hôtel Monaco, quand un accident financier du même ordre vint déranger son budget : la faillite d'une maison de banque étayée sur ses capitaux. Ce n'était pas un effet de ruine, loin de lit, mais de gêne relative et passagère. L'Empereur en eut connaissance. Pour l'aider à remettre ses affaires d'aplomb, il décida de racheter son palais, au prix fort d'un million cieux cent mille francs, qui lui furent versés sans aucune retenue[21].

Talleyrand l'en remercia sincèrement, reprit son train de vie, racheta des tableaux de prix, des livres rares, pour embellir sa nouvelle et célèbre résidence de la rue Saint-Florentin, qu'il venait d'acquérir, pour y rester jusqu'à sa mort, et continua d'observer avec son âpre clairvoyance les fautes où Napoléon engageait sa destinée et celle de la France.

 

 

 



[1] Méneval, Souvenirs, II, 210.

[2] 21 juillet 1804.

[3] Le ciel me l'a donnée, malheur à qui la touchera.

[4] Lettre de Talleyrand à Napoléon, 25 décembre 1805.

[5] Illusion magnifique et grandiose, mais toute en paroles ; l'entreprise d'Égypte était fatalement compromise, abstraction faite de Saint-Jean-d'Acre ; et Bonaparte l'avait bien senti, quand il poussait un véritable cri de détresse dans un appel à Paris, avant sa victoire d'Aboukir.

[6] Nul n'a donné, sur le fonctionnement du cabinet noir, de renseignements plus précis, que Napoléon même, dans ses propos de Sainte-Hélène.

[7] Dans le traité de Presbourg les plénipotentiaires autrichiens Giulay et Jean de Lichtenstein avaient exprimé le désir que le vainqueur ajoutât Raguse aux provinces maritimes de Venise. C'était si peu de chose, faisait observer Talleyrand, qui appuyait leurs demandes. Mais Napoléon, qui ne croyait pas que ce fût peu de chose, le prouva en retenant Raguse.

[8] 12 juillet 1806.

[9] Pour une certaine part, cette dépréciation des effets publics, sur le marché de Paris, avait été provoquée par une manœuvre organisée à Londres.

[10] Rapport du comte Regnault de Saint-Jean d'Angély au Tribunal, janvier 1805.

[11] Cf. le Manuel de politique étrangère, de M. Émile Bourgeois, p. 275.

[12] Fontanes.

[13] V. la correspondance de Talleyrand et d'Hauterive.

[14] Dès cette époque, la famille de Bonaparte commença à convoiter le trône de Pologne. Son frère Jérôme avait quelque espérance d'y monter. Murat, dont la valeur s'était montrée très brillante pendant cette campagne, entrevoyait des chances pour qu'il en gravît les marches.

[15] Le rendez-vous eut lieu, pas plus tard que le lendemain soir.

[16] Le 17 février, an VI (6 janvier 1798), il écrivait à Treilhard, ministre plénipotentiaire de la République française, au congrès de Radstadt :

Nous sommes jaloux que la Prusse ait de meilleures preuves de notre sincérité, et pour que la sienne y réponde elle verra bientôt que, loin d'avoir jamais eu l'intention de la sacrifier, nous conservons l'habitude de la regarder comme une alliée naturelle de la République.

[17] Napoléon avait tiré prétexte de la révolte des janissaires et du renversement de Sélim III pour sacrifier la Turquie, à Tilsitt, après l'avoir lancée, naguère, contre la Russie.

[18] La reine de Prusse est réellement charmante, écrivait Napoléon à Joséphine ; mais n'en sois point jalouse, je suis une toile cirée sur laquelle tout cela ne fait que glisser. Il m'en coûterait trop cher pour faire le galant. (Lettre de Napoléon à Joséphine, 8 juillet 1807.)

[19] Napoléon lui avait posé brusquement cette question peu généreuse :

Comment avez-sous usé faire la guerre avec d'aussi faibles moyens pie ceux que vous aviez ?

Elle répondit :

Sire, je dois le dire à Votre Majesté, la gloire de Frédéric nous avait égarés sur notre propre puissance.

Ce mot de gloire si heureusement placé, et à Tilsitt, dans le salon de l'empereur Napoléon, parut superbe à Talleyrand.

[20] Le titre de grand-électeur reposait toujours sur la tète de Joseph, devenu roi de Naples, en attendant qu'on l'envoyât occuper le trône branlant de Madrid et celui d'archichancelier demeurait, en principe, au prince Eugène, vice-roi d'Italie.

[21] V. Correspondance de Napoléon Ier, t. XXIII, p. 201.