RÊVE D'EMPEREUR

LE DESTIN ET L'ÂME DE NAPOLÉON III

 

CHAPITRE DOUZIÈME. — VERS LA CHUTE ET LA FIN.

 

 

Exactement comme en 1815, aux heures charmantes où le Congrès des nations, tiré de son assoupissement politique, se réveillait au bruit de la musique, aux accords de la danse, il semblait qu'en cette aimable société du Second Empire, on faisait de l'histoire avec des charades à spectacles, en paillettes, en jupons roses et en dominos. Les fêtes de la Cour conservaient la fréquence et la vivacité qu'elles eurent, pendant la majeure partie d'un règne brillant, prospère, coûteux et finalement malheureux.

Toutefois, malgré l'insouciance générale, ces aspects exceptionnellement fortunés tendaient à s'assombrir. Depuis quelques années, on était tenu de s'apercevoir que la dissipation de l'esprit et des sens, les appétits de la richesse et l'intérêt des affaires n'étaient pas les seules raisons d'être, au monde, que des difficultés sérieuses s'accusaient, au dedans et au dehors, chaque jour plus marqués d'inquiétudes, surtout à l'extérieur, et qu'il était regrettable qu'on ne s'en fût point mis en peine, avec plus de suite et de fermeté dans les sphères du pouvoir.

Comme l'établissait un observateur étranger, après 1860, Napoléon III avait enrichi la France au delà de toute vraisemblance et fait de Paris la reine incontestée des capitales. Mais, tout le bien dont il avait favorisé l'éclosion et soutenu les développements, se trouva stérilisé par les contre-effets de la plus notoire incapacité diplomatique.

Il fut un moment de l'histoire moderne, où la France de Napoléon III occupait réellement la précellence en Europe. Ses voisins l'enviaient, la respectaient et la craignaient. Au lendemain de la guerre d'Orient, cette suprématie projetait un éclat d'évidence universel. Elle était acceptée ou subie par toutes les autres puissances.

Alors, le comte de Bismarck et son maître, loin de prétendre à bouleverser le continent, sans la permission de Napoléon III, assiégeaient l'empereur des Français de leurs sollicitations pour qu'il fit une place au représentant de la Prusse dans le Congrès de Paris. Alors, les deux grandes forces rivales de la Confédération germanique rivalisaient d'adroites prévenances et de promesses insidieuses pour qu'en faveur de l'une ou de l'autre penchât la faveur de ses sympathies. Que de fois on avait fait passer devant ses yeux, tel un espoir de récompense, l'appât des provinces rhénanes !

L'arrêt de Villafranca consenti en pleine course victorieuse, sur une injonction étrangère, ce demi-triomphe suivi d'un retour en arrière visiblement imposé, porta une première et grave atteinte au prestige de l'empire français.

L'intervention funestement prolongée des troupes françaises au Mexique, la ruine du projet ambitieux que Napoléon, d'accord avec l'impératrice et Morny, avait roulé dans sa tête, de fonder, au delà des mers, un empire latin capable de suspendre la marche envahissante des États-Unis, contribuèrent plus sensiblement encore à amoindrir l'opinion qu'avait eu le monde de sa force. La secousse de Sadowa, les duperies de l'affaire du Luxembourg et les provocations successives de la Prusse achevèrent de blesser au cœur cette suprématie passagère.

Cependant, Napoléon III ne doutait pas qu'il ne fût un très habile homme d'État, quant à la manière d'engager, de nouer et de dénouer les combinaisons de la politique extérieure.

la façon de Louis XV et de Louis XVIII, il lui plaisait de tenir en bride par Une. diplomatie occulte les instructions et la marche de ses ambassadeurs ; mais, ce qui était plus périlleux, parce qu'il n'en résultait que méfiance et confusion, il lui arrivait de substituer au sens de leurs déclarations une volonté d'agir et de conclure tout à fait différente. Leur rôle en était singulièrement embarrassé : ils s'immobilisaient dans une situation fausse, que les cabinets étrangers ne manquaient pas d'exploiter contre la nation française.

Pour l'unique satisfaction d'intervenir dans les affaires de l'Europe, alors même qu'il n'y était pas directement intéressé, il embarquait son action personnelle et le drapeau de la France, en bien des complications inutiles, où il usait son effort sans profit, comme dans la malheureuse question romaine.

Dès les débuts de son audacieuse montée vers les Tuileries, il avait jugé d'une politique excellente d'appuyer son bras sur celui de l'Église. Lorsque, président temporaire de la République, héritier d'un nom qui l'appelait au trône, il avait affermi la restauration du pape, son calcul s'était trouvé juste à supputer que cette restauration lui vaudrait un million ou cieux de suffrages catholiques.

L'opération faite, le résultat obtenu d'une intervention fructueuse, à son heure, il crut à la nécessité de poursuivre une politique à double face, dont les premiers effets seraient de lui aliéner la majeure partie des Italiens, sans lui garantir, en échange, la reconnaissance toute platonique de ceux qu'il protégeait, le Saint-Père et les cardinaux[1].

Napoléon connaissait Rome, pour l'avoir habitée, et les traditions oppressives, pour les avoir vues à l'œuvre, d'un état de choses gouvernemental, où tontes les affaires étaient réservées exclusivement à des prélats, à des moines. Il ne fut pas sans se demander, lui qui conspira contre Rome en sa jeunesse, si les biens mêmes, les biens temporels de l'Église n'eussent pas fructifié avec plus d'abondance en des mains plus actives. Toutes les exhortations, qu'il put lui-même adresser pour atténuer des abus flagrants par la mise en vigueur d'un code d'égalité, par l'adoption d'une large mesure d'amnistie, par les sages pratiques d'un gouvernement libéral, demeuraient sans effet. Il le savait et, parfois, il voulait retirer la main généreuse, dont il soutenait un édifice vermoulu. Sa foi première mollissait. Mais, pendant qu'il cherchait un biais opportun, une voie détournée pour sortir d'encombre, et semblait ne désirer rien tant que de mettre fin à l'occupation française des États pontificaux, survenait la croyante et turbulente impératrice. En l'ardeur de sa dévotion espagnole, qui mêlait, tout ensemble, le spirituel et le temporel, la religion et ses ministres, la puissance territoriale de l'Église et l'autorité du dogme, Eugénie retournait à l'assaut des tiédeurs, des hésitations de son mari. Avec une chaleur irritée elle plaidait la cause de Pie IX, pontife et roi. Très différente en ses façons de raisonner de sa rivale de beauté, la comtesse de Castiglione qui, dès lors, prévoyait le bouleversement radical de ces antiquités si bien gardées et le disait secrètement à l'empereur, elle tournait en querelle d'épouse ses arguments pleins de chaleur sur la prépondérance et la pérennité des institutions romaines. Alors Napoléon, un peu par une obstination de caractère, tendant à ne pas abandonner une entreprise commencée, beaucoup par le désir de garder la paix du ménage, que troublaient assez, déjà, ses inconstances conjugales, obtempérait aux vœux exaltés d'Eugénie ; il raffermissait ses instructions à ses agents diplomatiques, pour la conservation d'un protectorat coûteux, équivoque et mal assis, dont la France seule, entre tous les pays catholiques, avait à supporter les frais, à encourir les responsabilités, à subir les rancunes, reprenait aux Italiens les promesses qu'il leur avait données, la veille, de ne plus opposer ses régiments à leur naturelle envie de rentrer dans leur capitale ; se préparait un nouvel amalgame de complications stériles ; et, sans y prendre garde, amassait contre lui, contre la France, les inimitiés d'un peuple qu'il se croyait attaché par les liens d'une indéfectible reconnaissance. Des gens attribuaient à Pie IX une vague réputation de jettatore ; on prétendait, dans le peuple, qu'il ne portait pas chance, autour de lui. Napoléon le savait-il, lui qui tenait de sa mère une certaine propension superstitieuse ? Le vrai, c'est que Rome lui fut politiquement fatale.

Rarement l'échiquier européen se montra plus embrouillé, plus malaisé à faire mouvoir ou à remettre en ordre, que pendant la période coexistante du Second Empire. Sur une foule de points se hérissaient des questions épineuses pouvant devenir, d'un moment à l'autre, prétextes de heurts, sujets de conflits à main armée, occasions de guerre.

Comme nous l'exposions, à l'instant même, la politique extérieure de Napoléon III, avec ses points de vue souvent utopiques, était loin d'aider aux transactions de ses ministres. Depuis 1857, il caressait un projet d'humanité magnifique, une belle conception idéaliste aux vastes lignes, mais qu'il eut le tort de vouloir faire entrer dans l'application positive, quand les temps n'en étaient pas venus. Nous voulons parler de ce principe des nationalités, qui triomphe, aujourd'hui, devant nos yeux, sous la poussée incoercible des races, niais qui encourageait, alors, trop d'espérances pour ne pas déranger bien des calculs et ne pas contrarier ouvertement bien des possessions acquises. Il put donner une formule à ses tentatives bien ingénument désintéressées, de la part d'un chef d'État et leur imprimer un commencement d'exécution. Elles n'aboutirent qu'à de demi-résultats pour les autres et se retournèrent finalement contre lui, parce qu'il n'avait pas prévu les inconvénients d'un tel système, c'est-à-dire les résistances, qui l'empêcheraient de le pousser à fond, lui tout seul en Europe. Telle, la guerre d'Italie, entreprise pour l'affranchissement complet de la péninsule, et qu'il dut arrêter court, à Villafranca, devant les menaces peu déguisées de la Confédération germanique de grossir les bataillons autrichiens. Il n'était allé que jusqu'à mi-route, mécontentant ceux-là mêmes, qu'il espéra servir et qui devaient, un jour, le contraindre à regretter son œuvre libératrice.

En 1863, obéissant à la pression du sentiment public, il soutiendra de son influence morale le patriotisme polonais soulevé contre l'oppression de la Russie ; cependant, il n'ira point jusqu'à l'intervention précise et résolue, de sorte qu'il n'aura fait que froisser les sentiments personnels du tsar, sans améliorer le sort de ses protégés. L'insurrection polonaise éclatera. Les gouvernements européens auront à s'en émouvoir. La France, moins que toute autre puissance, ne pourra s'en désintéresser. Une fois de plus, elle prendra le parti du sentiment. Bismarck, lui, travaillant pour les intérêts matériels de la Prusse, saisira l'occasion propice de se ranger du côté de la force. Par une convention spéciale il se rapprochera de la Russie ; il prêtera son appui moral — n'osant pas davantage — à l'écrasement du faible. Il se sera concilié définitivement le bon vouloir du cabinet de Saint-Pétersbourg ; et l'on sait quel fructueux parti il lui sera permis d'en obtenir, aux jours sombres de notre histoire, tandis que la France se sera séparée avec éclat de la politique russe[2].

De loin en loin, Napoléon voulait bien faire quelque retour sur les fautes du passé. Il sentit et il avoua qu'il s'était grandement trompé en contribuant par l'appui de ses armes à l'établissement d'un empire homogène et fort, sur la frontière française et sur la Méditerranée ; mais, il continuait de n'observer les forces menant, le inonde qu'à travers le prisme de ses songes. Les yeux à demi-fermés sur les réalités trop immédiates, il laissera, en 1864, se consommer la spoliation des duchés, premier encouragement à d'autres abus de la force. Et par la même abstention impolitique, en 1866, quand il tenait la clef de la situation européenne, à condition de s'en servir promptement, il semblera mettre de la complaisance à déblayer les chemins, qui conduiront, les armées de la Prusse jusque clans le cœur de son empire.

Aussi bien les temps difficiles étaient venus pour le gouvernement, impérial, dans la politique intérieure comme dans les affaires étrangères. L'opposition, hier sans organe et sans voix, se faisait très bruyante, depuis que, par générosité, par raison ou par lassitude, l'empereur avait rendu libres à son action la tribune et le journal.

Napoléon s'employait, du mieux qu'il lui était possible, à remédier aux embarras les plus urgents, abandonnait aux Chambres une partie de son autorité, dans l'espérance de reconquérir une popularité compromise, élargissait les premières concessions accordées aux doctrines parlementaires et tentait d'un esprit sincère, mais d'une volonté affaiblie, l'expérience de l'empire libéral. A l'extérieur, il liquidait, non sans peine, les difficultés issues de la période précédente, comme celles de la malheureuse affaire du Luxembourg, se préoccupait, entre temps, d'obvier aux périls d'une guerre, qu'il sentait inévitable contre l'Allemagne et tendait à s'y préparer, mais avec mollesse, incertitude et sans être assez secondé par ses ministres, par le Corps législatif et par sa propre énergie, pour se mettre en état d'en sortir victorieusement.

Ce n'était pas qu'il n'eût compris le besoin d'une réorganisation complète de l'armée et du matériel de guerre, autant que la nécessité du service obligatoire et des contingents nationaux. Il avait mis en avant des idées justes, dès avant la guerre d'Italie ; ainsi lorsqu'il projetait de répartir l'organisation militaire en cinq grands commandements. A maintes reprises il parla d'augmenter considérablement les forces combatives d'une nation trop riche et, partant, enviée, menacée. On se rappela, longtemps après, que son cabinet aux Tuileries était rempli de spécimens d'artillerie, de mémoires ou d'épures de balistique et de coupes d'engins de guerre. En outre, il est connu, aujourd'hui, par les pièces tirées des archives, que les avertissements ne lui avaient pas manqué, du dehors, sur l'urgence d'une préparation forte. Dépêches et instructions du département des Affaires étrangères, rapports des agents français dans toute l'Europe : baron de Talleyrand, à Berlin ; duc de Gramont, à Vienne ; comte de Massignac, à Saint-Pétersbourg ; insistances des diplomates, qui reprirent la suite de leurs observations ; lettres de l'attaché militaire de Prusse ; avis répétés de la reine Sophie de Hollande, une femme de tête plus au courant des affaires européennes que bien des ministres ; impressions rapportées du pays brandebourgeois par ceux qui l'avaient visité dans la fièvre de son organisation militaire et de ses armements : en un mot, rien ne lui avait fait défaut, des renseignements capables de lui ouvrir les yeux, d'éclairer son esprit.

Plusieurs fois, il avait tenté le bon effort, fait appel au pays, invoqué par la voix de son ministre de la Guerre, le maréchal Niel, le patriotisme des Chambres, afin qu'elles s'associassent à son désir de relever la défense nationale. Les députés des gauches, qui ne voyaient qu'un seul danger, le danger politique, protestèrent ; quelques-uns, loin de lui prêter aide, réclamaient la suppression des armées permanentes ; d'autres n'avaient eu vue que la réduction des dépenses militaires ; tons opposaient aux raisons impérieuses d'alors la inique résistance aveugle, systématiquement fermée à l'évidence, qu'essaieront d'élever, en 1913, les radicaux-socialistes de la Chambre républicaine contre les nécessités brusquement survenues du renforcement des effectifs, pour la sauvegarde d'une paix armée et forte.

Les vieux impérialistes se refusaient sortir de leur illusion confiante. Les adversaires du régime napoléonien s'obstinaient à ne reconnaitre d'autre ennemi dans le monde, que le pouvoir dont ils dépendaient. Et l'empereur se rebutait à des oppositions, qu'il n'avait plus, connue autrefois, la puissance de comprimer ; il abandonnait la lutte et se laissait aller au fil de l'eau. Imprudemment, il avait fait l'Italie pour la jeter dans les bras de la Prusse. Maintenant, il voyait péricliter son armée, il en avait l'impression et, néanmoins, il permettait aux événements qu'ils vinssent le surprendre, malade et défaillant.

Qu'étaient devenus les jours d'autorité où, plein de constance et de ressort, n'attendant point, pour agir, les conseils de ses ministres, il imprimait à tout ce qui l'environnait une impulsion maîtresse, ou qui paraissait telle ? On s'exagérait plutôt, alors, la force de sa volonté. On le jugeait évidemment supérieur au niveau de ses facultés réelles. Il inspirait le respect et la crainte. Il avait traversé des péripéties inouïes, lutté. vaincu. et pleinement joui de son triomphe. Cependant, la lassitude physique et morale était venue. Elle était perdue, dorénavant, cette vigueur persévérante de l'homme, qui voulut régner et qui, en effet, régna. Sa ténacité originelle ne s'était pas écartée de certaines formules enracinées dans son esprit ; il s'y tenait en principe aussi fermement que jamais ; mais, fallait-il en arriver à l'application, ce n'étaient qu'hésitations et tiraillements de tous côtés. Sa capacité de décision, de commandement, qui s'était révélée devant l'obstacle, somnolaient dans l'abondance, la fatigue ou l'ennui. Par des compensations d'amour-propre accordées à la souveraine, en échange des torts causés à l'épouse, il avait permis que l'impératrice exerçât une action personnelle de plus en plus entreprenante dans les Conseils du gouvernement. Des opinions différentes de celles de l'empereur, des desseins tout opposés, des façons de voir, qui ne correspondaient point aux préférences de sa politique se réclamaient d'un autre patronage que le sien... D'une manière trop visible il n'était plus le maitre dans sa maison. Quelle influence prédominerait, tantôt, sur celle de la veille ou du matin, quel ascendant occasionnel imposerait la note du jour sous le prétexte opportunément saisi de son mauvais état de santé ? On n'en était jamais bien sûr. Serait-ce une impulsion de l'impératrice, une suggestion de Rouher ou une incartade du prince Napoléon ? Les rivalités de personnes ajoutaient an désordre de tant de vues contradictoires, que ne gouvernait plus une direction unique.

Peu de gens connaissaient les conditions maladives où il se traînait, depuis quelque temps, et l'apathie morale qui en dérivait. Il dissimulait son mal, il n'en exprimait aucune plainte ; mais les facultés combatives ou le pouvoir de froide résistance, qu'il avait manifesté pour conquérir un trône et s'y maintenir, le hasard aidant, s'étaient séparé de lui.

Plusieurs raisons l'avaient conduit à donner à la France un régime constitutionnel : le désir sincère de frapper l'opinion par la beauté de ce mouvement, auquel aucune obligation ne paraissait le contraindre, la pensée, chère à son fine, qu'il y gagnerait un redoublement de sympathie et surtout l'impression quotidienne que son réel affaiblissement physique et moral l'obligeait d'y recourir.

Il n'avait pas eu à le regretter, d'abord. De même que, souvent, dans la nature, mi calme trompeur précède la violence de l'orage, il y eut, avant l'effondrement du deuxième régime napoléonien, une dernière saison ensoleillée, une période de douceur et de clarté crépusculaire pouvant inspirer encore de riants espoirs. Quoique très diminué d'autorité, l'Empire, devenu libéral d'absolutiste qu'il voulut être afin de prendre pied fortement, semblait reparti en course pour un long avenir. Le crédit, qu'on accorde si volontiers, d'habitude, à un jeune gouvernement, s'était reporté vers celui-ci, abondant, généreux. On aurait cru voir, selon la juste pensée d'un historien, non pas un règne déjà vieux, mais un autre règne, qui s'inaugurait. Lorsqu'en 1869, pour la troisième fois depuis la fondation de l'Empire, le Corps législatif fut appelé à se renouveler par l'élection et que, chose inconnue jusque-là, il avait, à chacune des sessions précédentes, atteint la limite légale de son mandat, Napoléon, qui en faisait la remarque avec une satisfaction rendue publique, ne doutait point que la nouvelle législature n'en conservât, elle aussi, la belle durée. Les suites de la grande consultation du 8 mai 1870 n'allaient-elles pas lui en offrir la plus encourageante garantie ?

Sur la question posée : le peuple français approuvait-il les changements apportés à la Constitution ? la réponse eut l'éclat d'une consécration triomphante. Les dépêches annonçant les résultats des votes départementaux parvenaient aux Tuileries avec la précipitation heureuse des bulletins de victoire. Ironique et fallacieuse promesse d'un jour ! Toutes les vapeurs douteuses, qui embrumaient l'horizon politique, semblaient avoir été balayées du ciel par un souffle libérateur.

Aussi, quel sujet d'effusion vive et douce pour la famille impériale réunie, sans témoins étrangers à son bonheur !

C'était en l'après-midi du 9 mai. Le jeune prince était enfermé dans sa chambre d'étude. Un silence favorable l'encourageait à mettre en forme les précédentes leçons de ses maîtres. Il s'y appliquait avec une belle ferveur écolière. Tout à coup, il dut tourner la tête et se lever de sa place. La porte s'était ouverte à deux battants. L'empereur et l'impératrice venaient du salon voisin, se tenant par le bras, l'un l'autre, et ayant peine à garder l'habituelle gravité de leur démarche, alors que tant d'impatience les pressait de lui crier ces mots : Louis, regarde, voici les derniers chiffres du plébiscite ! Le prince a déjà vu le nombre écrasant des oui, sur la liste que lui tendait la main de son père. Dans un élan gracieux, il se jette à son cou. Une ombre de mélancolie voile encore les yeux de la souveraine, comme un doute obstiné qu'elle ne parvient pas à chasser de son âme. Mais le visage de Napoléon rayonne d'une allégresse sans mélange. Un regard d'un spectateur, qui rapporta la scène, toute l'âme de sa physionomie parut se traduire en ces paroles à son fils : Toi-même tu as reçu, dès aujourd'hui, la consécration du plébiscite national. L'empire, tel qu'il vient d'être acclamé, se survivra dans tes jeunes et durables espoirs. Tous deux se regardèrent longuement, comme pénétrés d'une extase, qui leur aurait entr'ouvert les rideaux de l'avenir.

Cette vision prolongée ne devait pas dépasser le terme très court de deux mois, au bout desquels la plus violente des catastrophes arracherait du sol français cette dynastie, qui s'y croyait enracinée, désormais, par des attaches indestructible.

L'empereur, après la première explosion de sa joie, était resté vaguement soucieux d'unie ombre projetée sur ce bonheur : les cinquante mille votes négatifs de l'armée. Ce détail l'avait touché d'une impression, qu'il ne s'attendait pas à ressentir. Dans un dîner offert, aux Tuileries, le 19 mai 1870, en l'honneur du nouveau ministre des Affaires étrangères, le duc de Gramont, il n'avait pu s'empêcher d'en faire l'aveu à un diplomate anglais. Et le disant, il avait laissé tomber une révélation, dont son interlocuteur demeura tout saisi. Au moins, ajouta-t-il, trois cent mille soldats m'ont gardé leurs fidèles suffrages. C'était donc, là, l'effectif réel de l'armée française, gardienne d'un territoire si convoité, si surveillé du dehors ! Elle ne comprenait réellement que trois cent cinquante mille hommes, quand on aurait eu lieu de supposer qu'elle en comportait six cent mille et davantage ! Malmesbury lui en fit l'observation. Ils étaient plus nombreux beaucoup plus nombreux, les gens en armes campés de l'autre côté de la frontière. Napoléon n'avait pas répondu. Un voile passa sur ses yeux et sur son front. Mais ce nuage s'effaça trop vite de sa pensée. Quelques minutes plus tard, avec une obstination malheureuse dans l'optimisme, il parlait de la tranquillité de l'Europe. On aurait eu tort de s'alarmer. Les vents étaient au calme. Bismarck n'oserait. Frédéric-Guillaume n'avait en rien changé ses sentiments d'un bon frère. Le désir de la paix était dans tous les cœurs. L'observateur étranger put s'en convaincre : l'empereur des Français n'avait aucune prévision de la tempête, dont les signes se rapprochaient. Jamais il n'avait délibéré avec plus d'abandon paisible sur les théories spéculatives, qui lui étaient familières. La candidature éventuelle d'un Hohenzollern an trône d'Espagne, préparée dans le silence par le comte de Bismarck et le parti militaire prussien, était si loin de, son esprit qu'il n'aurait eu garde d'en trahir seulement la supposition.

Comment éclata la crise fatale ? Nous n'avons à l'apprendre à personne.

Toutes les puissances, sauf la Prusse, tendaient à maintenir la tranquillité du continent. Napoléon Ill appelait de ses vœux le jour béni où les questions. qui divisaient les peuples, pourraient être résolues par un accord européen. L'Angleterre, quoique sa reine n'éprouvât, au fond du cœur, que peu de sympathie pour la France, n'avait aucun intérêt à voir troubler la situation générale. Mais, depuis que, le 21 décembre 1863, fut commise la grande iniquité historique, dite l'affaire des duchés ; depuis que Napoléon III et ses ministres, malgré les conseils prophétiques de Thiers, avaient laissé passer l'occasion d'étouffer dans leur germe les visées de l'hégémonie prussienne, les hommes d'État de Berlin avaient préparé, disposé. leurs plans, avec le dessein formel que la guerre éclatât. Comptant sur l'incurie du gouvernement impérial, ils avaient résolu de faire aboutir l'inévitable choc pour une époque indéterminée, mais certaine. On n'avait, de l'autre côté du Rhin, aucune raison d'inimitié contre la France. On se piquait même d'en admirer, idéalement parlant, la belle activité intellectuelle, artistique et sociale. Seulement, une considération l'emportait sur toutes les autres : à savoir que la guerre contre cette voisine intéressante et embarrassante, était un mal nécessaire ; qu'elle était le seul moyen de créer l'unité allemande ; et que cette unité devrait être faite contre les voisins de l'Est et avec leur argent même, s'il était possible. La France était l'obstacle, on tendrait de toute son énergie à briser une barrière qu'elle oubliait, d'ailleurs, de fortifier.

Et le gouvernement impérial commit toutes les fautes que ses ennemis pouvaient souhaiter, pour leur en fournir l'occasion, les y aider, au besoin, et leur faire la partie belle.

Le duc de Gramont, l'un des auteurs responsables par sa turbulence et sa témérité de la plus grave décision, qui eût été prise, depuis 1815[3], a raconté la scène dont fut précédée la déclaration de guerre du 14 juillet 1870.

Tout semblait s'être apaisé dans le différent surgi autour de la monarchie d'Espagne. L'empereur se sentait soulagé d'apprendre que les Hohenzollern n'insistaient point, que la querelle allait prendre fin et qu'il en sortirait, non pas amoindri, mais avec les honneurs d'un demi-succès diplomatique. Par malheur, son entourage avait trop parlé de l'injure sanglante infligée à l'honneur de la France. Avec les habitudes funestes au repos des peuples, qu'ont les journaux de tout exagérer, de tout amplifier, la presse française — comme essaieront de le faire, à plusieurs reprises en 1912 et 1913, désireuses de provoquer une nouvelle conflagration, les feuilles pangermanistes de Berlin et de Cologne — avait surexcité jusqu'à la déraison les colères publiques. Quoi qu'en ait dit et écrit Adolphe Thiers, la nation elle-même, ignorant l'inégalité des forces militaires en présence, réclamait la guerre. Napoléon III, sur le bord du gouffre, hésitait ; il cherchait une dernière issue pour échapper à la fatalité des événements. On en était à la phase aiguë, non plus de la question elle-même, puisque le désistement de la candidature Hohenzollern avait supprimé la cause du conflit, niais d'un double orgueil national porté au paroxysme.

Du Conseil, hâtivement réuni à Saint-Cloud, devait sortir le mot, définitif : paix ou guerre. Le Président du Conseil, Emile Ollivier, n'avait pas été convoqué à cette séance grave entre toutes. En revanche, les représentants les plus exaltés de la droite impérialiste se serraient autour de l'impératrice, animés de son esprit téméraire. Celle-ci, très surexcitée, déclarait avec véhémence que la mêlée des armes était inévitable, pour peu qu'on dit le souci de la dignité de la France. Et les autres juraient sur le racine ton. Le ministre de la Guerre, l'incapable Lebœuf, emporté par un mouvement de violence, avait jeté son portefeuille sur le sol en jurant que si le gouvernement se dérobait à ce parti suprême, il ne le ramasserait point et renoncerait à son bâton de maréchal. Hélas ! que n'en avait-il eu plus tôt l'inspiration ! Le parti de la guerre l'emporta. Alors, le duc de Gramont put envoyer sa fameuse demande de garantie pareille à un ultimatum, dont le premier effet fut d'aliéner à la France les sympathies des autres puissances[4]. Le Parlement français, Bismarck et la dépêche tronquée d'Ems firent le reste.

Cependant, la certitude de la victoire s'était emparée de l'imagination populaire. En pouvait-elle douter ? Pas un détail ne manquait à l'organisation des troupes bien armées, bien équipées, disciplinées et vaillantes. Ses chefs l'avaient affirmé hautement. Comment ne pas les croire ? On répétait le mot de l'impératrice, acceptant avec tristesse mais d'un cœur ferme les responsabilités du sang versé. Les premiers chocs, inévitablement, causeraient des victimes. Mais on serait si tôt, ensuite, arrivés à Berlin ! L'un des membres du Gouvernement n'avait-il pas promis que les soldats de la Prusse seraient dispersés, comme la paille au vent, au premier souffle de la bataille ? En ces premières heures d'une confiance ingénue, nul ne pensait à faire un crime au chef de l'État d'une résolution belliqueuse, qu'avaient encouragée les ministres et les Chambres. Malgré qu'on eût dû se souvenir des hécatombes de Sébastopol, la guerre n'inspirait pas cette sorte de crainte universelle, que causent à l'ensemble des peuples les perfectionnements actuels de l'art de tuer. Elle fut acceptée en 1870, délibérément, avec entrain ; elle fut, à ses débuts, réellement populaire. Plus conscient de la faiblesse de ses armes, Napoléon se portait au-devant de l'ennemi, le cœur anxieux, les épaules alourdies d'inquiétude, le corps et l'aime malades.

Il n'y eut qu'un jour, un seul jour de joie et d'illusion pleine, au cœur de la famille impériale, pendant cette désastreuse campagne. A Sarrebruck, le jeune Louis avait reçu le baptême du feu. Et son père écrivait, de confiance, à l'impératrice, exaltée d'une double flamme castillane et française, qu'il avait fait l'admiration des vieux soldats. Sarrebruck ! une escarmouche d'apparences heureuses, qui fut saluée comme l'aurore des grandes victoires. Peu de jours après, Napoléon cédait à la nécessité d'abandonner ses fonctions de généralissime. Il avait emmené avec lui le Prince impérial, à Verdun, puis, à Châlons, pour se séparer de lui à Rethel, le 28 août, pendant que l'armée reprenait si malheureusement la route du nord.

Tant que dura le court délai de la régence, l'impératrice, dont la première influence avait été bien pernicieuse, dépensa beaucoup de patriotisme et de personnelle énergie. Mais, qu'elle eût ou non dépassé, comme le lui reprocha Napoléon par la plume d'un confident, le comte de La Chapelle, les pouvoirs qui lui avaient été confiés, elle s'était condamnée à l'effort impossible. Elle ne sut que précipiter le désastre suprême, suivi de la Révolution, en empêchant l'empereur de rentrer dans Paris, quand la situation de ses armées n'était pas encore désespérée.

Le 1er septembre, à Sedan, pendant qu'une confusion lamentable régnait dans le haut commandement ; pendant que les troupes françaises enfermées dans l'espèce de champ clos où les avait resserrées le double mouvement tournant des armées allemandes, usaient en vain leur élan contre les décharges continues, effroyables de cinq cents canons, vomissant leur mitraille du haut des crêtes environnantes, Napoléon, quatre heures durant, avait erré sur ce terrain de massacre, où ce n'était plus une bataille qui se poursuivait entre des adversaires animés de la rage du combat, mais une œuvre de destruction méthodique. Il s'était montré, aux endroits les plus périlleux avec un simple, modeste et inutile courage. La mort n'avait pas voulu de lui dans cet enfer de feu et de sang. De ses pleins pouvoirs, il ne lui restait que le triste droit de capituler, pour arrêter les horreurs du carnage. Il avait espéré qu'une tentative suprême de sa part auprès du roi de Prusse, le bon frère et le souvenir de leur ancienne amitié lui permettraient de se soustraire aux sommations d'une autorité militaire brutalement triomphante. Mais les raisons de sentiment, sur lesquelles il avait fondé ce fragile espoir, n'adoucirent point les termes d'une capitulation sans merci. Toute l'armée, maintenant, était prisonnière, tout le matériel de défense était livré ; et Napoléon n'était plus le maître ni d'un peuple, ni d'un régiment, ni de lui-même.

Le 4 septembre, trois jours après la défaite inouïe de Sedan, dont les longues conséquences auront fait dévier l'histoire de France et l'équilibre du monde, c'en était fait du second Empire. Le trône volcanique, où s'était assis dix-huit années auparavant, Louis-Napoléon avec une confiance qui semblait défier l'avenir, volait en éclats.

Lorsque Napoléon Ier tomba des plus liantes cimes qu'ait touchées l'orgueil d'un homme, la joie d'être délivre de ce pouvoir exterminateur fut si grande dans les âmes que beaucoup de Français en oublièrent le sentiment de la patrie et qu'une foule de gens, par les rues de Paris, criaient, indifféremment : Vivent les Alliés ! Vivent les Bourbons ! L'équilibre moral n'était pas, à ce point, renversé dans l'esprit du peuple, qui fit la révolution du Quatre-Septembre. Il n'était personne, alors, comme en 1815, pour crier : Vive l'ennemi ! Mais les colères, qui grondaient contre le nom de Napoléon III, quatre fois acclamé par les plébiscites antérieurs, étaient d'autant plus tumultueuses qu'elles étaient avivées des éclats d'un patriotisme aux abois. Les âmes, qui s'étaient endormies sur une fausse joie : la nouvelle d'une prétendue victoire de Mac-Mahon, à Landau, avaient dû se réveiller brusquement en face du fait brutal el précis : la déroute de Sedan. Ce fut un déchaînement inouï. Les journaux avaient donné le ton de l'invective. Dans les réunions exubérantes des clubs et dans les rues sonnait rude et grossier le langage des jours de barricades. L'impératrice ou plutôt l'Espagnole, comme on se contentait de l'appeler, avait la plus abondante part des injures déversées à tout le régime déchu : on la rendait directement responsable de la guerre et de ses désastres.

Chacun avait oublié que, deux mois auparavant, moins de deux mois, une explosion d'allégresse avait salué le résultat du vote de la Chambre appelant la France aux armes ; que jamais enthousiasme ne fut plus débordant qu'a la minute d'émotion intense, où l'on vit s'embarquer, à la gare de l'Est, les premières troupes lancées à la frontière : et que, selon le mot d'un témoin, Paris, à ce moment-là, ronflait d'ardeur guerrière, comme un tambour immense[5].

Maintenant une haine infinie contre tout ce qui évoquait l'idée de l'Empire et rappelait la personne de l'Empereur s'était étendue sur le pays entier.

Des visages aux traits contractés par la violence de leur sentiment s'amassaient devant les vitrines des libraires ; des regards indignés s'arrêtaient longtemps à considérer le dessin d'un journal illustré, qui leur représentait l'Empereur en calèche. la cigarette aux lèvres, la cigarette légendaire. de Sedan, allant rendre son épée au roi de Prusse, parmi les morts et les mourants. Les poings se tendaient contre cette fantasmagorie, cruelle imagination de l'artiste.

Et lui, là-bas, en sa douce prison de Wilhelmshöhe, perdu dans les nuages de sa pensée, il se doutait, à peine, qu'il pût inspirer tant de ressentiment.

Avec une sorte d'inconscience voulue, il préparait les matériaux de sa réhabilitation devant l'histoire, devant le peuple ; et il était si persuadé de gagner sa cause qu'il entrevoyait, dès lors, les voies d'un retour possible en France, à Paris, aux Tuileries encore debout. Des haines violentes, tout à coup sorties du sol, poursuivaient son nom, son image. Il ne les voyait, ni ne les entendait, sous le ciel gris et froid de Cassel : ou, si, par hasard, quelques échos lui en revenaient bien diminués, bien assourdis, il se contentait de faire cette observation que les Français sont un peuple d'humeur vraiment mobile et singulière.

***

En effet, il ne se plaignait pas, à Wilhelmshöhe, son séjour de captivité, en terre allemande.

Le soir du 4 septembre 1870, le premier président de la ville de Cassel recevait, daté du quartier général de son roi, à Varennes, et signé de l'aide-de-camp Treskow, un télégramme annonçant la capitulation de l'armée française, la reddition de l'empereur et la désignation de la résidence, qui lui était imposée, comme prisonnier de guerre. Des égards étaient recommandés envers lui, dans Cassel et Wilhelmshöhe. Sa Majesté prussienne avait choisi, pour abriter la défaite de son ancien hôte de Compiègne, l'un des plus beaux châteaux de l'Allemagne, l'ancienne habitation royale de Jérôme de Westphalie, toute remplie encore de souvenirs napoléoniens. Des officiers hessois, de hauts dignitaires du pays en avaient appris la nouvelle sans enthousiasme. Dénués de largeur d'âme, dans le succès, ils auraient souhaité que le vainqueur se montait moins chevaleresque. Les casemates de Graundenz leur eussent paru bien suffisantes pour loger le souverain déchu, dont les princes allemands, en visite, adulaient, naguère, le faste et le bon goût hospitaliers. Le gouverneur partageant, au premier abord, les préventions des gens de Cassel, avait répondu, quand on lui demanda sa voiture pour conduire le prisonnier impérial, de la gare au château : Qu'on prenne des voitures de louage ! C'est qu'à vrai dire cet homme avait l'âme blessée d'une douleur profonde, et qu'il en rendait l'empereur des Français responsable : la mort de son fils Paul de Monts, officier du 7e régiment d'infanterie de la garde, frappé d'un coup mortel à la bataille de Saint-Privat. Mais, il avait reçu tics ordres. Il avait, au surplus, de la dignité dans le caractère. Sa pensée s'éleva à des sentiments plus nobles, qui devinrent de la compassion, presque de la sympathie, lorsqu'il eut éprouvé la résignation bienveillante de Napoléon, l'aménité de ses façons, la douceur de ses traits et de sa voix. Frédéric-Guillaume, disions-nous, n'avait pas perdu la souvenance de, l'accueil si large dont son fils et lui-même avaient été l'objet, pendant leur temps de séjour, trois années auparavant, dans le palais de l'empereur. Il lui convint aussi d'agir royalement. D'autre part, la reine Augusta, que le hasard des alliances princières avait amenée sur le trône de Prusse et qui se flattait d'aimer la France, l'esprit et l'art français, avait adressé des recommandations vives, pour que l'Allemagne n'abusât point de la supériorité, que lui avait conférée le sort des armes.

Le 5 septembre étaient arrivés, par deux trains spéciaux, Napoléon III et sa suite composée de cinq généraux, de plusieurs officiers d'ordonnance, de deux écuyers, de deux médecins et du secrétaire du cabinet. Piétri. Une centaine de subalternes, laquais de haute livrée, domestiques, valets d'écurie, soldats au service des officiers, s'y étaient mêlés, à la faveur de leur situation réelle ou de la confusion des rangs. On amenait, en outre, un nombre égal de chevaux.

Le serviteur prudent et économe qu'était le comte de Monts, gouverneur de Cassel, eut une impression peu régalante à voir débarquer ensemble tant de gens et d'êtres, qu'il lui faudrait entretenir, sustenter, aux frais du roi. Il ne pressentait point que, bientôt, des fourgons remplis d'or, envoyés de France en Allemagne, la lourde indemnité des milliards, rendraient au budget prussien ce sacrifice proportionnellement bien léger[6]. Comblés dans leur victoire au delà de ce qu'ils avaient pu espérer de plus extraordinairement heureux, Frédéric-Guillaume et son ministre, eurent la plume facile, en vérité, pour signer l'ordre qu'on satisfit aux désirs de l'empereur vaincu, dans la mesure du possible, ainsi qu'à la commodité de son installation et aux besoins de ses officiers. Un bureau télégraphique et postal fut disposé au château, dont les prisonniers auraient le libre usage. Les appartements étaient larges et meublés luxueusement. La table devait être abondante et choisie. Tout le train de la maison reçut un caractère princier.

Avec sou admirable exposition, sa haute colline verdoyante dominant le château, d'où la vue s'étendait sur les montagnes et les forêts de la Thuringe, ses massifs d'arbres majestueux, les ruisseaux parcourant le pare et les jardins pour aller se répandre dans une vaste pièce d'eau centrale, avec ses espaces découverts se prêtant aux exercices les plus variés, le domaine de Wilhelmshöhe eût offert à ses hôtes de nombreux agréments, sous les auspices d'une saison plus clémente. Parfois, quand le ciel s'éclaircissait, l'empereur faisait de longues randonnées à cheval et restait en selle, deux heures durant, pour son plaisir. Mais les distractions de plein air étaient le plus souvent supprimées par la faute des nuages, qui se résolvaient en des ondées incessantes. Lorsqu'un frisson humide secouait la terre, il restait, la journée entière, enfermé dans ses appartements. A l'intérieur du château, une bibliothèque très remplie d'ouvrages français, aurait offert à ses officiers comme à lui-même, de belles compensations intellectuelles pour les plaisirs, qu'ils n'avaient point, de chasser el de chevaucher. Mais l'entourage militaire du souverain n'en appréciait que faiblement les avantages. La plupart d'entre eux eurent tôt épuise les plaisirs de l'esprit. Les journaux de France suffisaient à leur appétit de lecture. Ils passaient le reste du temps à fumer, en échangeant des propos sur les faits du jour, ou à pousser des boules d'ivoire sur le tapis du billard. Seul l'empereur savait occuper des loisirs monotones. Il méditait à travers les événements et les livres, recommençait, éternel songeur, à échafauder des plans d'avenir, retrouvait, pour écrire des brochures sur l'armée prussienne ou des adresses au peuple français, l'ardeur des anciens jours de Ham, et se détendait, ensuite, dans les jeux consolants de la conversation. Comme s'il n'avait plus eu les mêmes raisons, en ces lieux, de paraître, ainsi qu'aux Tuileries, toujours absorbé en des réflexions profondes, il s'abandonnait à l'émotion communicative qu'inspire, souvent, l'adversité. Oubliant les hauteurs de prospérités, de puissance et de bonheur, d'où l'avait précipité la poussée rude de ses ennemis, il n'avait à la bouche que des expressions de gratitude envers eux, pour lui avoir assigné, dans son infortune, une aussi belle résidence. S'il ne cédait point à des accès de désespoir, qui n'auraient pu que le diminuer, aux veux et clans l'esprit de ses gardiens. il exagérait presque, d'autre part, la placidité de son attitude. Cet air de stoïcisme, cette sérénité trop parfaite ressemblaient, presque, à de l'indifférence ; et l'on aurait souhaité, pour lui-même, que la force du sentiment national, si douloureusement éprouvé, retint sur ses lèvres, de certaines effusions de langage inattendues de la part de ce taciturne et qui durent paraître, un tant soit peu, déplacées dans sa situation. La parole et le rire[7] ne lui étaient rien moins que des habitudes courantes. en son temps de splendeur et de domination. Il avait mis à l'aise cette froideur de commande, en la prison royale de Wilhelmshöhe. Chose singulière chez cet homme plein de contrastes, il n'avait jamais eu l'expansion plus facile que pendant les mois de l'hiver 1870, lorsqu'il s'entretenait, dans la province allemande de liesse-Nassau, avec le gouverneur militaire de Cassel.

Ses discours portaient fréquemment sur l'organisation défectueuse de l'armée, qu'il avait menée au combat. De sang-froid et comme s'il eût été un tiers arbitre dans la cause, il exposait des considérations sur le système comparé de la mobilisation française et de la mobilisation allemande, trouvait que l'une ne valait absolument rien et ne pouvait amener que de la confusion, estimait que la seconde répondait excellemment à une conception pratique intelligente et rapide. La preuve, disait-il au gouverneur de Cassel, c'est que vous étiez prêts, alors que les Français manquaient encore du nécessaire. Il en parlait avec une impartialité froide, tranquille et vraiment inconsciente, à la façon d'un appréciateur anglais ou russe jetant son mot dans la balance des opinions. Il voulait bien ajouter que la méthode d'instruction donnée aux officiers français n'était pas comparable à la supériorité de la méthode allemande. Le comte de Monts eut encore la satisfaction de l'entendre critiquer très sévèrement les vices du système français d'informations, qui, dans la guerre actuelle, n'avait rendu aucune espèce de services. Du côté français, déclarait-il — il ne disait pas : de notre côté —, on avait été dans une complète ignorance des mouvements des armées ennemies. Quels aveux, et de sa bouche !

Il disait en avoir connu les défauts, sans expliquer assez les raisons qui l'empêchèrent d'y porter remède. Il rappelait que les Chambres avaient repoussé son projet d'introduire en France le service militaire obligatoire, sans justifier, pourtant, l'incroyable abandon, dont ses ministres et lui-même se rendirent coupables dans le recrutement et l'appel insuffisant des réserves, clans le service de l'intendance et du train des équipages. Des influences malheureuses, disait-il, avaient paralysé ses intentions. Mais les étrangers. qui l'écoutaient, ne parvenaient pas à comprendre comment l'homme qui, au péril de sa vie, avait mis à exécution des entreprises étonnamment audacieuses et opéré d'un tour de main, Morny l'aidant, la révolution militaire du coup d'État, eût pu condescendre, vers les derniers temps de son règne, à d'aussi complètes défaillances. Le comte de Monts, par exemple, avec lequel il lui plaisait de s'entretenir, jugeait inconcevable le rôle d'un souverain dépouillé de son commandement et de son influence, chevauchant derrière son armée et se laissant dicter sa conduite par ceux qu'il avait laissés, pour le représenter, en sa capitale. Cependant, il blâmait les fautes de ses officiers[8], des sabreurs, refaisait sur le papier les plans des batailles, qu'il avait perdues, récrivait des pages didactiques sur la composition et la technique des armées allemandes, entretenait dans son âme la faculté, qui fut toujours en lui inépuisable, d'espérer quand même, envers et contre tous, se révélait, en ses propos, parfaitement convaincu qu'il verrait son pouvoir rétabli, chargeait de missions quelques-uns des siens, comme Pietri et Clément Duvernois, pour en préparer les moyens, essayait d'intéresser, de loin, au rétablissement de sa maison, la sympathie des victorieux, et se reposait, quant au reste, sur la Providence du soin de le rendre à son peuple. De lui-même, il demandait à connaître l'état d'opinion du pays. Par intervalles, lui en revenaient de fâcheuses impressions. Il n'en était pas affecté, outre mesure. Uniquement se montrait-il sensible aux traits hostiles visant la personne de l'impératrice. Quant aux attaques. dont il était l'objet, il n'avait pas l'air de s'en soucier plus que si elles ne fussent adressées à des personnes mortes depuis longtemps, ou à des gens ne l'intéressant en rien. Des lettres de menaces, des articles de journaux lourds de réprobation, arrivaient sous ses yeux. Simplement, alors, il pensait au jour de son départ, oh il avait eu tant de peine à se dérober aux ovations impétueuses de la foule. Maintenant, il était chargé de tous les maux d'une guerre, dont on le disait avoir été l'instigateur. Quelques semaines s'étaient écoulées depuis qu'il avait quitté Saint-Cloud, pour aller se mettre à la tête des armées de l'est. Alors, on l'aimait, on l'acclamait, on lui vouait des triomphes anticipés. Il restait sur ce souvenir et portait, comme sans avoir l'air de se douter qu'elles existassent, le poids des rancunes populaires.

Le 30 octobre, pendant qu'on attendait l'arrivée des maréchaux Canrobert, Bazaine et Lebœuf, à Cassel, était survenue, à l'insu de tous, même de l'empereur, l'impératrice, accompagnée du comte Clary et de Mme Lebreton. Elle avait voyagé, nuit et jour, d'une seule traite depuis Chislehurst. Elle venait se concerter avec Napoléon, sur ce qui pouvait encore être tenté pour signer la paix et remettre l'ordre en France, à présent que Metz était tombé au pouvoir de l'ennemi, que tous les maréchaux, quarante généraux et l'armée du Rhin étaient internés en Allemagne, et que Paris était investi complètement. Pendant qu'elle se rendait auprès de l'empereur, à son air, aux paroles qu'elle lui adressa avant que les témoins se fussent retirés, leurs esprits et leurs regards purent se rendre compte du rôle très personnel, qu'elle avait dû tenir dans les derniers conseils de l'Empire. Au dire du général de Monts, elle marquait une grande assurance, en chacune de ses affirmations, affectait, à l'égard de Napoléon, une certaine supériorité et une sorte de tutelle, enfin donnait l'impression qu'elle était habituée, non seulement à se faire écouter, mais à avoir le dernier mot. Elle resta à Wilhelmshöhe, jusqu'au 1e1 novembre, au soir. Le train, qui l'emmena, partit dans la direction de Hanovre. L'impératrice retournait en Angleterre. Des deux côtés, Leurs Majestés séparées purent continuer à suivre le cours des événements presque uniformément malheureux pour le pays, autant que funestes à leur ambition de retour.

On avait cru, en France, qu'il était encore possible d'en changer la face. Tandis que Paris retenait sous ses murs le gros de l'armée allemande, bravant les effets du bombardement et les angoisses de la famine, un double effort diplomatique et militaire était tenté. D'une part, c'était Thiers, accomplissant son pénible voyage à travers les cours de l'Europe, Londres, Vienne, Saint-Pétersbourg, Florence, afin d'amener les grandes puissances à intervenir. D'autre part, c'était Gambetta, se constituant, à la fois, le tribun et l'organisateur de la défense nationale, réalisant d'indéniables prodiges dans les départements, relevant les esprits abattus, créant des armées, nommant des chefs. achetant, au nom de la nation, des munitions et des fusils, rendant la confiance aux troupes et leur faisant croire au succès, qu'elles rencontrèrent d'abord, pour retomber, bientôt après, dans le plus profond découragement. La victoire de Coulmiers, qui laissa entrevoir aux âmes patriotes que la capitale et la province pourraient se donner la main n'avait été qu'une éclaircie dans un ciel chargé de teintes lugubres. Paris restait livré à lui-même et n'ayant à compter que sur ses seules ressources. Un Moment, les grandes sorties de la fin de novembre avaient exalté l'esprit public. On s'était imaginé que Paris briserait par ses propres forces le cercle de fer qui l'étreignait. Vain espoir, courte illusion ! II fallut Licher les armes, parce qu'on n'avait plus de pain. Les forts, les redoutes furent évacués, le chemin de ronde abandonné, les bondies à feu traînées hors de l'enceinte, les casemates délaissées et les barricades extérieures, l'une après l'autre, démolies. Paris avait capitulé. La guerre était finie. Les préliminaires de la paix étaient engagés. A quel prix elle fut conclue, nous n'avons pas à le rappeler.

Le 13 mars, le comte de Monts fut annoncer à Napoléon III sa libération imminente. Un train spécial lui serait accordé jusqu'à la frontière belge. Ses officiers rentreraient en France. Il rejoindrait les siens à l'étranger. Le 19, après la messe célébrée dans la chapelle du château, il quittait Wilhelmshöhe, vers la chute du jour, passait à Cologne, où, malgré l'obscurité naissante, ses yeux purent distinguer, aux alentours de la gare — on attendait l'empereur Guillaume —, des banderoles immenses et des écussons blancs, où se lisaient en caractères énormes les noms de Wœrth, de Wissembourg, de Metz, de Sedan, et continua sa route sans encombre jusqu'à Herbesthal, à neuf heures et demie du soir. Le gouverneur de Cassel, qui lui faisait escorte, avait terminé sa mission. Napoléon III continua son voyage par Verviers et Malines. Le lendemain il débarquait à Douvres, pour se rendre de là dans sa nouvelle maison de Chislehurst. L'ex-impératrice et son fils s'étaient portés à sa rencontre. Sur le chemin qu'il suivait une foule énorme, sympathique à son malheur, lui témoignait par l'intérêt même de son accueil que l'Angleterre n'avait pas oublié les vingt années de rapports amicaux entretenus entre son 'ancien gouvernement et celui de la reine. La Grande-Bretagne voulut montrer qu'elle n'avait, non plus, perdu la mémoire de la rude campagne, où la France avait uni ses armes aux siennes, pendant la guerre de Crimée. Enfin, d'autres détails du règne de Napoléon III étaient restés dans le souvenir du peuple anglais : son heureux voyage à Londres, en 1855 ; les bienveillantes dispositions qu'il n'avait point dissimulées envers la puissance britannique, au moment de son conflit avec les États-Unis ; enfin l'aide efficace, qu'il lui avait prêtée, lors de la révolte des Cipayes, en offrant à ses troupes le passage par la France, de manière que ces renforts destinés à l'armée des Indes pussent y gagner du temps et des facilités. Napoléon trouva sur le sol de la grande nation une bienvenue consolante.

Le lendemain de son arrivée à Camden-Place, il recevait déjà la visite de lord Malmesbury. Tous deux se connaissaient, depuis un bien longtemps. Que de faits signalés, que de circonstances singulières n'eurent-ils pas à se remémorer, durant une conversation de plus d'une heure ! Et quels contrastes saisissants dans les images évoquées par ce retour sur l'autrefois, par ces comparaisons avec le présent douloureux En peu d'instants, ils revécurent leur jeunesse à home, vers les rêves ambitieux dont Louis-Napoléon avait commencé d'entretenir son interlocuteur incrédule : les suites malheureuses et que l'un avait prédites à l'autre, de l'aventure de Boulogne ; la visite rendue entre les murs de Ham ; le séjour du prétendant à Londres, parmi les fêtes mondaines, traversées d'un effort quotidien de propagande extérieure : le sursaut d'étonnement et de joie, qu'éprouva le prince, lorsque, exerçant dans la noble Cité, la fonction de constable spécial, comme un sujet anglais, il apprit la révolution parisienne du février 1848 : son départ de conquête, son élection à la Présidence : son avènement extraordinaire à la dictature impériale, et la part qu'avait prise à la reconnaissance en Europe, de ce nouvel état de choses, son ancien ami devenu le ministre des Affaires étrangères, dans le cabinet de lord Derby : enfin l'éclat inouï des premières années de son règne. Et maintenant, lord Malmesbury voyait devant lui cet homme, dont la carrière avait été si aventureuse et si prospère, hier encore le maitre d'une des premières puissances du inonde, et, aux environs de 1856, l'arbitre reconnu du continent, il le revoyait sans couronne, sans armée, presque sans fortune, rejeté de sa patrie par la haine de fout un peuple : et, cependant, ayant gardé l'aspect tranquille des meilleurs jours, causant sans amertume, n'ayant pas cessé d'espérer ni de rêver. Car il ne croyait pas, même après un pareil écrasement, que la fatalité dont il fut, tour à tour, l'élu et la victime, eût dit son dernier mot. Il tablait encore sur l'impossible chance.

§

Momentanément, la journée courante, pour lui comme pour les autre habitants de Camden-Place, s'écoulait assez uniforme. Il avait accepté sa nouvelle existence, comme un passage transitoire. S'il ne lisait ou n'écrivait, il partageait le meilleur de son temps entre l'instruction du prince et des promenades bourgeoises, aux environs, soit seul, soit accompagné de sa femme et de son fils. Parfois, on le voyait s'arrêter devant la vitrine d'un magasin modeste ou prêter une oreille amusée au babillage d'un oiseau de perchoir.

De retour, il continuait, la plume en main, un ouvrage commencé. Avec cette obstination théorique, grâce à laquelle il trouvait, toujours des raisonnements pour les substituer à des faits, il poussait devant soi et se proposait d'envoyer bientôt à Paris un ouvrage important sur les forces militaires de la France, en 1870, d'après les notions acquises, lorsque le temps fut passé de s'en servir. Ou bien il se reprenait à une autre forme d'apologie. Il voudrait dire la vérité tout entière sur les hommes d'État, qui l'avaient entraîné dans l'abîme, sur les intrigues de la conspiration systématique. ourdie à l'ombre de la régence, pour lui barrer la route du retour à Paris et brusquer son renversement. Certes, il se séparerait de ceux-là ; il rallierait autour de lui des hommes nouveaux, indépendants, qui ne se croiraient pas tenus, avant tout, de regagner des situations perdues, mais de se créer des litres par leur dévouement à la France et à l'empire régénéré. Sur ce thème il adressait des instructions à ceux qui ne désespéraient pas de la revanche du régime aboli.

Il n'était pas rare que, revenant d'une sortie un peu prolongée, il trouvât des visiteurs l'attendant, les uns, comme le duc et la duchesse de Mouchy ou le duc de Bassano conduits par le seul désir de réconforter son âme ; les autres, des personnalités agissantes, comme Rouher — dont il se défiait, du reste — accourus auprès de lui, afin de ranimer son énergie, rallumer ses espoirs, et l'exciter à tenter, une quatrième fois. la grande aventure. Il y aurait songé sans eux. A l'Élysée, dans le palais historique, d'où il avait envoyé, vingt-deux années auparavant, généraux et commissaires faire la conquête de l'Assemblée nationale, l'un des vaincus de cette journée de décembre, Thiers, devenu le personnage unique, le Libérateur, donnait ses réceptions présidentielles. La foule avait repris le chemin des mimes salons, complimenteuse, empressée, pour y saluer le chef de l'État. Cependant, l'hôte de Chislehurst se disait qu'il reconstruirait les Tuileries, dont il ne restait que des décombres à terre, des plafonds enfumés, des crevasses Béantes, et qu'il logerait, de nouveau, là, à moins que la Cour ne se reformât, comme le souhaitait l'impératrice, dans les appartements du Louvre.

Souvent, sur ce sujet, des conversations intéressant le présent et l'avenir s'échauffaient, autour de sa table. De 1871 à 1873, des plans furent réellement élaborés en vue d'une restauration impérialiste. Le prince y prêtait une attention excitée. Que ne pouvait-il, aussitôt, s'élancer à la conquête du trône paternel ? Eugénie mêlait sa voix aux airs de vaillance de son fils ; elle y passionnait sa fougue habituelle. Napoléon III placidement laissait dire, parlant peu, sinon pour reprendre son thème favori, l'irresponsabilité devant l'histoire des conséquences d'une guerre que ni lui ni sa compagne, peut-être, surtout lui, n'avaient recherchée, comme on les en accusait, pour un intérêt dynastique. Quand on le pressait davantage, il berçait d'un vague consentement le zèle de ses partisans en appétit d'agir. Mais, il avait prononcé ces mots, un soir du mois de janvier 1872 : Je sais que je suis l'unique solution. Et il avait fait cette autre déclaration, peu de temps après. Dans un mois, nous serons à cheval.

Sans se dire qu'il y a des événements qui ne se répètent point, dans l'histoire, il avait adopté l'idée ferme qu'il accomplirait, lui aussi, son retour de File d'Elbe. Tandis que la majeure partie du pays, d'ailleurs mal instruite des événements précurseurs de la guerre, aussi bien que des responsabilités multiples encourues clans les conditions où elle fut préparée, conduite, vouait le nom de l'empereur à une exécration sans fin, bonnement il se croyait attendu. Jusqu'à la dernière minute, l'illusion tenace hanta le cerveau de ce rêveur. L'organisation pour la rentrée en scène était complète, malgré qu'elle ne fût connue que d'un très petit nombre d'initiés, malgré que les chefs habituels du parti eussent été tenus à l'écart et que l'impératrice n'eût pas été mise au courant des points essentiels du projet héroïque. De grandes lignes avaient été tracées d'un programme de gouvernement capable de satisfaire, à la fois, le besoin croissant d'autorité et le sentiment national.

La propagande bonapartiste aurait donné de toutes ses forces, avant le vote d'une Constitution dont le premier article, pour plus de sûreté, aurait enjoint aux partis la défense absolue de poser légalement la question de la forme gouvernementale. Depuis plusieurs mois, écrit un historien de la Troisième République, les fers étaient au feu. Des hommes politiques importants, des généraux, des préfets, des prélats entraient dans la conjuration. Rouher, à plusieurs reprises, traversa le détroit pour voir si l'Empereur était en état de monter à cheval.

Malheureusement, le mal dont le professeur Germain Sée avait rédigé un pronostic détaillé, le 3 juillet 1870, et qui, si on l'eût connu, avant la déclaration de la guerre, eût inspiré sans doute, des mesures toutes différentes, ce mal avait pris un caractère alarmant.

Il (lut se résigner à suint' l'opération de la lithotritie, qu'il appréhendait, et se livrer aux chirurgiens anglais, dans l'espoir qu'il en sortirait guéri, c'est-à-dire capable de tenter ce retour de l'ile d'Elbe.

Sa maladie, en l'état d'aggravation où elle était arrivée, était du nombre de celles qui laissent peu de chances de salut. Cependant, l'opération, pratiquée le 2 janvier par sir Henri Thompson, avait obtenu un succès apparent, sur lequel se fondaient les meilleurs présages. L'état du malade était annoncé par les bulletins de santé du docteur comme satisfaisants ; il n'avait pas de fièvre ; et l'on attendait de bons résultats de la troisième opération définitive, qui devait avoir lieu le IS janvier. Pour calmer ses souffrances et lui assurer le sommeil, le docteur Gall prescrivit de lui donner, dans la soirée, des potions de chloral.

Par une sorte de pressentiment et parce qu'il déclarait n'éprouver aucune douleur momentanée. Napoléon écartait le breuvage de ses lèvres. Il en redoutait les effets accablants. L'impératrice intervint ; elle jugea de son devoir d'épouse de l'y décider ; tant elle insista, pria, qu'il consentit, après beaucoup d'hésitation. à absorber — selon le dire d'un témoin, le comte de La Chapelle, dernier secrétaire de l'Empereur — la dose fatale, qui lui donna non pas le repos d'une nuit, mais le repos éternel. Il s'était endormi, à neuf heures du soir, et ne devait plus se réveiller, sinon l'espace de quelques secondes, le lendemain, à dix heures du matin après lesquelles il rendit le dernier souille. Il allait atteindre sa soixante-cinquième année.

Dans les commencements de l'année 1873, qui verra se succéder, à travers les luttes des partis convoitant une succession aussi disputée qu'incertaine : le renversement de Thiers, sous la coalition des droites, l'avènement de la présidence militaire de Mac-Mahon, les allées et venues des princes en instance de couronne, la visite mémorable du comte de Paris au comte de Chambord, avec le vain espoir de réaliser la fusion monarchique attendue depuis un quart de siècle ; en cette année si remplie d'événements s'était close, avec la vie de Napoléon III, l'une des destinées les plus étonnantes qu'aient enfantées les hasards de l'histoire.

 

 

 



[1] Les cardinaux répètent tout bas et, quelquefois, tout haut qu'ils n'avaient pas besoin de notre armée, que nous les gênions beaucoup et qu'ils auraient bien se protéger eux-mêmes, avec l'aide de quelques régiments autrichiens. (E. About, La question romaine, p. 231.)

[2] Alphonse de Courcel. Cf. notre ouvrage sur le Duc de Morny.

[3] Malmesbury.

[4] En apprenant cette déclaration comminatoire, le tzar Alexandre, moyens du roi Guillaume, avait dit : Je ne puis rien faire de plus pour la paix. La fierté du roi de Prusse est blessée.

[5] E. Bergerat, Souvenirs d'un enfant de Paris.

[6] Le train de la cour française, à Wilhelmshöhe allait coûter de 10.000 à 12.000 thalers par c'est-à-dire environ 40.000 francs.

[7] De Mme Bazaine il dit, en riant, qu'elle était une petite créole assez évaporée. On lui avait raconté qu'elle traita son mari de traitre et de biche, qu'elle avait violemment blâmé la reddition de Metz et le rôle qu'y avait joué Bazaine. Napoléon s'amusa beaucoup de ces menus faits et rit aux éclats en me les rapportant. Général comte de Monts, La captivité de Napoléon III, p. 97, éd. franç.)

[8] Ce qui paraissait étrange à un officier prussien, c'est la franchise avec laquelle l'empereur critiquait des officiels de son armée. (C. de Monts, Napoléon III en captivité, p. 97, éd. française.