RÊVE D'EMPEREUR

LE DESTIN ET L'ÂME DE NAPOLÉON III

 

PRÉFACE.

 

 

Un soir d'hiver de l'année 1911, à la table, habituellement excitatrice de propos aimables et spirituels, du docteur Du Bouchet, la conversation roulait autour de sujets plus graves, inspirés des préoccupations du moment : les aspects assombris de la politique européenne, la domination toujours grandissante d'un militarisme effréné, l'état fiévreux des peuples tendant de tontes leurs aspirations aux sentiments de la paix, de l'humanité, de la solidarité universelle, et, cependant, décuplant leurs effectifs, semant des forteresses où les blés devraient croître et l'industrie fleurir, épuisant leurs trésors en armements prodigieux, sans qu'on puisse se dire quelles en seront les limites et la fin.

Des opinions se croisaient sur la durée des confits, sans cesse renaissants entre la France et l'Allemagne et l'issue souhaitable de l'obsédante énigme des provinces perdues, objet d'un éternel litige. — Celle-ci ne voulant plus se dessaisir de sa conquête. Celle-là ne pouvant se résigner à l'abandon définitif.

On exposait des raisons et l'on posait des chiffres. On supputait ce qu'a pu coûter, depuis un demi-siècle, non seulement à l'Allemagne avec sa politique de crises périodiques et d'à-coups perpétuels, mais au monde sous les armes, la crainte d'une nouvelle guerre renversant les termes du traité de Francfort.

Et naturellement, on en revenait aux causes originelles de ces conditions accablantes. On reparlait de la fin de l'Empire et de la personnalité de l'empereur, entraîné par sa faute, par la maladresse de ses conseillers et l'imprudence des Chambres, dans les malheurs d'une guerre, qu'il n'avait su ni prévoir m préparer.

Avec beaucoup de précision, l'un des convives, chroniqueur scientifique d'un grand journal du soir[1], et le directeur, naguère, d'une de nos meilleures revues françaises[2], rappelait, à propos de Napoléon III, les traits saillants de l'homme et du souverain. Pénétré d'un sujet qu'il connaissait à fond, il résumait en des termes expressifs la destinée bizarre de ce rêveur couronné, énergique et faible, plein de duplicité savante et ; néanmoins, crédule jusqu'à la duperie. de ce dilettante du pouvoir et du libéralisme, qui, après avoir déployé tant de hardiesse persévérante afin d'atteindre où il était parvenu et pour réaliser l'incroyable, s'était laissé glisser, de défaillance en défaillance, à un état de langueur physique et morale telle qu'il avait finalement perdu tout ressort de volonté sûre de soi, toute force d'initiative soutenue et jusqu'au goût de ces coups de théâtre, qu'il avait tant affectionnés.

Alors se tournant vers nous :

Pourquoi, nous demanda le docteur Helme, ne tenteriez-vous point d'éclairer par ses origines, par le caractère de sa filiation, par la nature de son élan mystique et le départ de sa foi première ; cette existence historique, dont on ne connaît bien, en réalité, que les faits d'évidence générale ?

Des témoignages d'époque vous ont permis, continua-t-il, d'esquisser, sous la forme intime, des tableaux successifs de la Cour et de la société du Second Empire. Vous vous êtes complu à nous prouver, par exemple, en les détaillant toutes, qu'il n'y eut jamais autant de jolies femmes réunies qu'aux soirées festoyantes de ce temps-là. Vous avez en les mêmes contentements d'esprit, sans doute, à dépeindre quelques-unes des physionomies de premier plan, comme l'impératrice et le duc de Morny, qui en résumèrent de la manière la plus caractéristique les aspects ou les tendances. Mais la figure essentielle centrale, manque à votre galerie de portraits. Vous nous redevez un Napoléon III, psychologiquement étudié dans la formation, l'accomplissement et la fin de son rêve impérialiste. Aucun écrivain n'a vraiment essayé l'analyse d'âme, à travers les circonstances de sa vie privée ou publique, de cette figure énigmatique qui, dès sa jeunesse, avait en conscience de son rôle d'héritier providentiel de Napoléon Ier et qui puisa dans les enseignements maternels la force et les moyens d'action nécessaires pour en réaliser l'ardente ambition. C'est une œuvre à faire.

Nous l'ayons essayé, dans ce Rêve d'Empereur, — dont l'idée fondamentale est que toute la carrière de Napoléon III, tontes les formes de propagande qu'il mit en œuvre, tout l'esprit des paroles qu'il prononça afin de capter la confiance populaire et de restaurer le trône de Bonaparte, lui furent inspirés par les levons méthodiques de sa mère Hortense de Beauharnais.

On l'ignore généralement : sous des airs de douceur et de résignation exemplaires, la duchesse de Saint-Leu poursuivait, pour ses enfants, les visées les plus hautes, et n'ayant pu en pénétrer comme elle l'aurait voulu, l'âme et l'esprit de son fils aîné soustrait à ses soins, elle en avait tourné vers Charles-Louis-Napoléon toute la ferveur éducatrice et tout le vaste espoir.

Il s'en imprégna si complètement qu'il ne devait plus dévier d'une ligne dans l'exécution du programme napoléonien, que lui tracèrent les memoranda de la reine Hortense, comme nous les avons, pour ainsi dire, retrouvés et fixés sors notre plume.

§

Le dernier ministre de l'Empire, Émile Ollivier, qui pensait bien avoir ses raisons de connaître et d'apprécier au vrai, le souverain qu'il avait servi, laissait entendre dans une de ses dépositions historiques aux prolongements indéfinis, que ni les tendances intellectuelles ni les goûts désignatifs de l'héritier des Bonaparte ne s'accordaient avec la fatalité, qui fit de lui le principal acteur d'un drame politique extraordinaire d'imprévu. Son idéal de vie aurait été, se tenant à distance des conflits ambitieux, de n'être, d'abord, qu'un amateur éclairé des actions humaines, raisonnant de haut, sous l'auréole d'un grand nom. Détaché du présent, autant que l'auraient permis son rang, ses titres, ses qualités, il eût tourné le meilleur de son intelligence du côté de l'histoire et de la philosophie : il eût trouvé dans ces calmes études les plus douces joies de sa pensée.

En réalité, quelle qu'eût été l'orientation de son sort, il n'aurait eu que l'espèce de désintéressement obligatoire, qu'impose la force des circonstances.

Les seules prémisses de son éducation sont tout à l'opposé de cette thèse sur le jeu contradictoire de ses instincts et du rôle que lui dévolurent les événements, aidés de son effort tenace.

Il eut, évidemment, une certaine timidité native. Avec une docilité satisfaite, il s'était rangé derrière les droits supérieurs du duc de Reichstadt et de son frère aîné Napoléon-Louis, tant qu'ils vécurent. Néanmoins, ses désirs imprécis comme la situation d'âme où le tenaient : d'une part, ses devoirs de respect et de soumission envers la loi d'hérédité, et, d'autre part, le flottement des idées d'avenir éveillées en lui, déjà, par la stimulation maternelle, ne demandaient qu'a courir des chances moins effacées.

Son rêve était, en quelque sorte, inné. Il cherchait à prendre forme dans ce clair-obscur des premiers temps. Des traits de son enfance nous révèleront d'une manière vive et claire qu'il en eut le pressentiment de très bonne heure.

Un instinct de divination soutient et pousse en avant les prédestinés du trône. Où puisent-ils cet excès de confiance, jusque dans les phases les plus calamiteuses de leur destin ? Quelle hallucination les hante et leur inspire ces espoirs démesurés ? La galerie s'en étonne et se rit d'eux. Ils persévèrent à croire en leur chimère étoilée. Et la fortune, tout d'un coup, les soulève au-dessus du reste des hommes, par une démonstration du vrai de leurs songes aussi éclatante qu'inattendue.

Tel, pendant le Premier Empire, Louis-Philippe d'Orléans végétant, parmi les détresses de l'exil ; à Londres ; et, ne se connaissant, guère, d'autres ressources que la pension mensuelle de cinq cents livres sterling dont il était redevable à la générosité de lady Bute, lui tenait, un soir, ce langage, dont elle se montrait, à bon droit, fort surprise :

Vous allez, milady, me trouver très ambitieux. Eh bien ! c'est plus fort que moi. Tenez, dans cet instant même, où je n'ai pas la moindre chance de rentrer dans mes biens et dans la position à laquelle je puis prétendre, je vous l'avouerai, tout haut. ait risque d'être pris pour un fou : Oui, j'ai la conviction enracinée que je serai un jour roi de France.

Macbeth, tu seras roi ! Louis-Napoléon, lui aussi, avait entendit sonner à son oreille ce mystérieux appel.

C'est le sort de bien des héros illuminés de croire que le Destin a fait un pacte avec eux, jusqu'à ce que leur étoile se noie dans le sang ou dans la boue. L'histoire est une longue succession de surprises et de miracles réalisés. L'aventure impériale de Napoléon III fut une de ces surprises les moins prévoyables et l'un de ces plus étonnants miracles. Elle provoqua, à ses deux extrémités, d'une manière si violemment opposée, l'adoration et l'anathème. qu'il fut toujours malaisé d'en parler ou d'en écrire avec mesure et dans un esprit de vérité moyenne. Il est des personnages historiques, tels que Napoléon Ier, dont on a tellement déformé les traits, à force de recommencer la peinture, sous le prétexte d'en mieux éclairer l'objet, que le tableau, le livre, est continuellement à refaire. Quant à Napoléon III, on peut dire, avec Hugues Le Roux, qu'il n'a pas été seulement défiguré, mais qu'il a disparu tout entier dans ce nuage de fumée et de poussière, qui s'élève après les incendies et les démolitions.

Sans opinion préconçue, sans attache aucune de doctrine ni de parti, par curiosité psychologique toute pure, nous avons appliqué le meilleur de nos soins à nous former une représentation précise de ce que fut, réellement, la physionomie brumeuse du fils de la reine Hortense, dégagée des ombres d'ignorance ou de passion, qui l'ont enveloppée d'une longue incertitude.

Un homme dans un nom : c'est tout ce livre en deux mots.

 

Frédéric LOLIÉE.

 

 

 



[1] Le Temps.

[2] La Revue hebdomadaire, depuis lors gouvernée par Fernand Laudet.