FRÈRE D'EMPEREUR : LE DUC DE MORNY

ET LA SOCIÉTÉ DU SECOND EMPIRE

 

CHAPITRE TROISIÈME. — PÉRIODE D'ATTENTE.

 

 

En revenant d'Afrique. — Une brillante rentrée dans le monde. — Succès de Cour, de salons et de boudoirs. — Période de dandysme, de vie facile. — Intervalles de journalisme, d'affaires, de spéculation. — Une amie précieuse ; Morny et la comtesse Lehon. — Armée d'influence et de richesses, celle-ci le pousse aux affaires actives. — D'heureuses opérations, au pays d'Auvergne ; et, à leur suite, l'envoi de Morny à la Chambre des Députés par les électeurs de la Limagne. — Son rôle d'attente sous la monarchie constitutionnelle. -- Quelques traits de la société du moment. — Comment, aux approches de l'orage révolutionnaire, adroitement, le général de Flahaut et Morny préparent leur évolution. Après la bourrasque de février. — Un instant d'hésitation entre le voyage à Frohsdorf et la démarche à faire à l'hôtel du Rhin. — Les chances bonapartistes l'emportent clans l'esprit de Morny. — La rencontre des deux frères ; état réel de leurs sentiments ; difficultés des premiers rapports ; accommodement définitif. — Le prologue du drame à jouer.

 

C'est à l'âge de vingt-sept ans, au sortir de l'armée, qu'Auguste Demorny — on l'appelait déjà par une acceptation tacite de son blason improvisé, le comte de Morny — fit sa réapparition dans le monde.

Il y était attendu.

Le père qu'il devait à un hasard d'amour favorisé, le général comte de Flahaut s'était mis en grand mouvement et grande dépense de zèle pour lui préparer les voies d'une rentrée brillante. Bien que le crédit de Flahaut à la Cour eut fort baissé, bien qu'on commençât à l'y trouver incommode autant que sa femme, lady Keith[1], ses soins n'avaient pas été superflus. Morny en eut la preuve en arrivant. De plus, des amitiés princières lui ménageaient, aux Tuileries, une réception aussi affectueuse que flatteuse. Ce fut un beau retour.

Le ruban de la Légion d'honneur étoilait de pourpre le simple uniforme mondain, l'habit noir qu'il portait avec une aisance qu'on disait parfaite. Tel s'était révélé son père, à la Cour de l'usurpateur, aux heures trop brèves où la voix des canons s'était tue pour laisser venir les musiques de fête, tel le voyait-on passer, entre les jeunes gens de la Cour constitutionnelle, fleuri de compliments et de sourires.

Ses yeux d'enfant avaient eu la claire vision de l'endroit de Paris, qui réunissait les formes les plus accomplies de l'ancien bon ton : le salon de son aïeul Talleyrand. Dès son adolescence, il vécut dans la familiarité de Pozzo di Borgo, de Metternich, d'Alexandre de Girardin, et, s'il n'en avait reçu ni des leçons ni des exemples de morale, il avait appris, en telle compagnie, l'art de réussir auprès des femmes, des princes et des courtisans. Il ne tarda pas û s'ouvrir une place dans cette société, mêlée d'épaves de l'ancien régime et des parvenus de l'Empire, qui constituaient alors, selon le vocable adopté : le grand monde. Le côté romanesque de sa naissance, plutôt soupçonné que divulgué, ajoutait à son attrait personnel un reflet d'illustration napoléonienne, qui faisait, pour ainsi dire, tache de gloire en ce milieu de libéralisme bourgeois.

Aimable et lettré, il avait, au gré de l'opinion féminine, les manières et la parole bien engageantes. Il ne donnait pas l'idée, sans doute, qu'il eût jamais été un disciple fervent des longues études. Ses multiples désirs et l'en-dehors frivole de ses goûts n'étaient pas de nature à en imprimer la conviction. Mais avec son sens affiné, sa mémoire heureuse, sa compréhension claire des choses, on ne sentait pas qu'il eût besoin d'en avoir appris davantage. Il composait des pièces de vers, où les jeunes femmes trouvaient de l'esprit, parce qu'il en dépensait auprès d'elles et pour elles. On disait aussi qu'il façonnait des romances, paroles et musique, et qu'il ténorisait avec agrément. Ces menus talents avaient leur prix dans l'intimité.

Simple officier démissionnaire, n'ayant d'officiel que ses relations avec les fils du roi, il voulut aller au plus rapide dans le choix des moyens capables d'attirer sur sa personne l'attention ; ce fut de se rendre un des arbitres de la mode et de faire école de dandysme. Il possédait, par disposition de nature, le don de la mise élégante. Le cachet de décision militaire dont s'était empreinte sa physionomie, durant la campagne d'Afrique, empêchait que cette élégance dégénérât en fadeur. Il se mit sur la ligne des Brummell et des d'Orsay autant que lui dura ce caprice.

Apprécié, remarqué, il le fut à souhait parmi les suiveurs de la mode. On lui sut gré d'avoir lancé telle coupe inédite, telle forme vestimentale hardie et de bon goût. Il fut question, dans les journaux pour fashionnables, d'un particulier gilet de soirée, à liséré d'or, dont Morny aurait été l'inspirateur. Étendant son influence aux choses de l'ameublement, il eut la satisfaction de voir adopter par une certaine vogue maints objets, que sa main avait choisis.

Avant de s'être créé une fortune personnelle, avant d'avoir établi ses lares familiers dans le pavillon de l'avenue des Champs-Élysées, qui se blottissait -tout contre la majestueuse propriété de la comtesse Lehon, il habitait chez son père, rue d'Angoulême, — sous l'Empire rebaptisée rue de Morny[2] — une gracieuse demeure où dormaient des souvenirs d'art et de galanterie. C'était l'hôtel, intérieurement orné de peintures remarquables et de décorations exquises, que le comte d'Artois avait fait construire, à l'angle des Champs-Élysées, sur les dessins de l'architecte Chalgrin, non pour y filer soi-même des jours heureux, mais pour l'offrir à sa belle et spirituelle maîtresse, Louise Contat. Aucune résidence, avant celle-là ne s'était élevée en bordure de la célèbre promenade parisienne. La tourmente révolutionnaire passa sans en ébranler les murs. A son tour s'y était fixé un ambassadeur italien, du nom de Marescalchi. Flahaut, se souvenait d'avoir assisté à un bal des plus pittoresques par l'effet changeant des motifs et des costumes, que le comte de Marescalchi avait offert, en 1809, à l'empereur Napoléon. Puis étaient venues dans la maison, recevant, donnant des fêtes, la comtesse de Durfort, et sa fille, Mme de Juigné, jusqu'au moment où Flahaut s'en était rendu possesseur, c'est-à-dire en 1830, et avait installé près de lui, près de la comtesse de Flahaut avec ses filles, le jeune Morny[3]. C'est de là que notre héros prenait son essor, le soir, pour s'en voler de par le monde, plein de confiance et porté par le succès. Mme de Souza eût pu dire de lui comme elle avait dit de son fils Charles, dont elle célébrait le vingt-sixième anniversaire :

Oh ! ce jeune homme est destiné

A triompher du difficile ![4]

Il s'en tenait, pour l'instant, à moissonner des agréments faciles et doux. Nul, assurait-on déjà ne savait comme lui entrer dans un salon, y produire l'impression désirable et disparaître à propos, de manière à en inspirer le regret, pondant qu'elle durait encore. A la vérité, il n'était pas d'une beauté de physionomie comparable à celle d'un Walewski, par exemple. Si le sourire, le demi-sourire énigmatique seyait bien à ses lèvres, ses dents mal rangées gagnaient à se dissimuler sous la moustache. Si le front où germaient des desseins ambitieux était large assez pour les contenir, absentes, tout à fait absentes étaient les boucles légères qu'on eût souhaité d'y voir. C'est à Morny, lorsqu'il sera devenu un candidat aux honneurs publics, un député du parti de l'ordre, que s'adressera le trait moqueur d'Armand Marrast, le qualifiant : le plus jeune et le plus chauve des satisfaits. Mais il séduisait par le dégagé de l'allure, par l'expression du visage, par des détails que nous avons, précédemment, fait valoir et pour d'intimes raisons.

En attendant qu'il passât des salons sur la scène politique avec autant de désinvolture que d'une maison dans une autre, il menait en artiste les choses du monde, de la mode et de la galanterie, Il se donnait patience en regardant, écoutant, s'instruisant et, pour se distraire, grappillant d'une main légère dans les vergers de Vénus quelques fruits savoureux, se formant aux goûts, aux instincts, aux habitudes du grand seigneur qu'il sera plus tard, et s'adonnant au sport des chevaux.

Dans les entrefaites, il manifesta des velléités de journalisme, comme en prévision des éléments d'action industrielle ou financière qu'il saurait y trouver, un jour.

Le comte Walewski, fils naturel de Napoléon Ier et de la comtesse polonaise Marie Walewska, venait d'acheter la propriété d'une feuille du soir. Il avait quitté l'armée et les bureaux arabes, donné sa démission d'officier du 4e hussards, pour conduire, d'une main sans doute plus hésitante que lorsqu'il avait à serrer les rênes de son cheval, sur le sol africain, les destinées incertaines du Messager. Sous l'inspiration prudente, attentive à ne se commettre en rien, à ne heurter aucune institution ni personne, d'un esprit plutôt apte aux détours de la diplomatie qu'aux vives campagnes de la presse quotidienne, on pratiquait là une politique inoffensive, sans autre assaisonnement que la froide raison[5]. Morny avait des amis au Messager. Il y faisait des apparitions, vaguement sollicité du désir d'y prendre place et se promettant, chaque fois, d'écrire un article pour le lendemain. Walewski ayant eu l'idée d'une sorte de courrier hebdomadaire, le voulut confier à l'un de ses rédacteurs habituels, le vicomte d'Alton-Shée. Celui-ci, dont la plume capricieuse appréhendait un peu l'assujettissement des besognes régulières, offrit à Morny d'en partager avec lui le travail, les profits et l'honneur. On élabora, séance tenante, le programme de cette collaboration, qui devait être exemplaire. Chacun aurait suivi son penchant, Morny dans le sens du progrès conservateur, d'Alton-Shée avec le ton d'une opposition plus avancée, et le tout se fût concilié pour la meilleure harmonie possible.

Comme le premier allait se mettre à la tâche, il s'en laissa distraire par des dérivatifs mondains, alors que le deuxième arrivait seul au bout de son feuilleton. Puis, étaient survenus des empêchements, des affaires entamées, des commencements d'entreprises. L'idée périt dans l'œuf. On n'eut jamais qu'un article de Morny dans le Messager, sur les sucres, et ce fut quand il s'occupa, pour le bien général et pour son bien particulier, de l'industrie sucrière.

Favori des salons et familier des princes, on le savait très avant poussé dans les bonnes grâces de la famille royale. Sa belle et tendre protectrice, la comtesse Le Hon, ambassadrice de Belgique, aurait pu à elle seule l'y mettre sur un bon pied, si son père lui-même, pair de France et lieutenant général des armées, n'eut pas été en posture de l'y établir excellemment. Au surplus, il plaisait, et toutes les chances étaient assemblées dans son jeu.

Son influence à la Cour Louis-Philipienne n'avait rien de prépondérant, mais elle s'y dénotait à des signes mondains particuliers et sensibles.

Telle qu'il la put considérer, cette Cour manquait de prestige ; elle était alors — selon le mot d'une grande dame — bien près de ses pièces en fait de beau monde. On avait le regret — ou le malin plaisir — d'y constater un laisser-aller de l'étiquette, un défaut évident d'aristocratisme dont le roi, trop fin d'esprit pour n'en pas voir et les lacunes et les disparates, se sentait gêné tout le premier. L'armorial de France n'y brillait que par son abstention. Tranquilles en leur indifférence dédaigneuse, n'ayant point à espérer, comme sous un Napoléon, des places, des honneurs et n'ayant pas non plus à craindre, comme sous l'Autre encore, de ces confiscations sans phrases qui forçaient les récalcitrants à baisser pavillon, les tenants de l'ancien régime boudaient, a dit un des leurs, avec une aisance et une insolence inimaginables. Les fidèles de la branche aînée ne quittaient guère leurs vieux hôtels, mais s'enfermant. entre leurs portraits de famille, dans leurs appartements meublés des insignes de la royauté déchue, ils n'en sortaient que pour se visiter les uns les autres, pour échanger des sarcasmes et les impressions de leur déplaisir sur le train actuel des choses. La défection du personnel habituel des Cours avait creusé des vides profonds au Château. Une république ne s'en Mt pas moins bien portée. Le dommage en était réel pour la représentation extérieure d'une société princière, où les costumes qui resplendissent d'or et de broderies, les titres qui sonnent, les apparences qui brillent et qui scintillent, sont de tradition, presque de nécessité

On se donnait beaucoup de peine sans beaucoup d'effet, en vue d'harmoniser la magnificence du cadre et la valeur décorative des invités. Toute fraction d'élégance supérieure, qu'on se flattait d'y introduire, était appréciée comme une conquête. Tout élément de haute mondanité française ou étrangère qui s'y portait, susceptible d'en relever le lustre par l'éclat d'un nom ou seulement par un air de grande qualité, y recevait un accueil très empressé. Ainsi, en 1834, il avait suffi qu'on annonçât, aux Tuileries, la venue d'une des ladies les plus en montre de l'aristocratie britannique pour y faire émotion. La duchesse de Dino s'amusait à en consigner la remarque ironiquement sur l'un des feuillets de sa chronique journalière :

Lady Jersey a été aux Tuileries ; M le duc d'Orléans a été tout a fait à ses ordres.

Au Château, on a été charmé de l'arrivée de cette aristocrate d'outre-Manche.

Encore celle qu'on nommait lady Jersey, malgré qu'elle eût une vanité énorme doublée d'un manque complet d'esprit, était-elle d'origine bourgeoise, étant, par sa mère, la petite-fille du banquier Robert Child.

En réalité, la haute et exquise société de l'ancienne monarchie s'était rendue rare au point de sembler presque introuvable.

Il ne fut pas inutile, en conséquence, qu'un gentilhomme-né, comme Morny, formât avec le prince d'Orléans, le duc de Nemours, le marquis de La Valette et un petit nombre de leurs émules, un cercle d'animation brillante en ces lieux assoupis. Il le fallait, disons-nous, pour relever d'un degré le ton d'une Cour dont l'atmosphère s'épaississait, où les manières de quelques-uns étaient restées bien empesées, quoiqu'ils affectassent de se donner des airs alertes et dégagés, où l'espèce de familiarité lourde, qu'on prenait pour de la correction facile, aurait eu le plus grand tort à se prétendre le modèle de la fine politesse française, où des personnages d'importance, des députés du centre, tels que Monsieur Dupin, croyaient atteindre aux derniers raffinements du langage en appelant Madame Adélaïde, la sœur du roi, Ma belle demoiselle ! Il n'était pas jusqu'à ce Dupin même, que la duchesse de Dino qualifiait avec une aménité tout aristocratique un pédant grossier, sentencieux et criard comme un procureur, joignant à cela la plus lourde vanité plébéienne, Dupin, le parvenu bourgeois, l'incarnation en personne de Monsieur Jourdain juriste, qui n'en fût venu à critiquer, lui aussi, le Château et à faire le difficile sur le monde qu'on y recevait, depuis qu'il avait été amené, en 1834, à fréquenter, pendant quelques mois, la meilleure société londonienne. Il lui plaisait à dire que la Cour manquait de dignité, que les femmes n'y étaient pas assez bien mises et que le roi Louis-Philippe ne trônait pas assez ![6] Sur cette grisaille se détachaient en notes vives des contrastes heureux d'esprit, de beauté, de distinction vraie, d'originalité, clairsemés peut-être, mais d'autant plus en valeur et d'autant plus goûtés. Toutes les complaisances allaient à cette jeunesse aimable, hardie, entreprenante qu'on disait la jeunesse dorée ; elle était la fashion, l'aristocratie nouvelle des Tuileries embourgeoisées.

Ami, parfois rival heureux du duc d'Orléans, Auguste de Morny cueillait des succès, auxquels prétendait également par les droits de l'esprit, de la distinction et de la jeunesse, le fils aîné du roi. Celui-ci, de taille élevée, blond, bien fait, courageux, instruit, donnait beaucoup de temps à sa toilette et marivaudait volontiers. Par quelle raison de boudoir ? Et pour quel mystérieux objet ? Un nuage s'éleva, qui faillit offusquer les belles sympathies éclairant les rapports de Morny, l'Alcibiade du jour, et du duc d'Orléans, le plus aimable et le plus aimé des princes. Des cartes furent échangées, on arrêta les termes d'une rencontre sous les ombrages d'une propriété privée. Deux balles partirent, au signal donné, qui froissèrent quelques branchages et ne firent pas d'autre mal. Les adversaires, avant de quitter l'avenue du parc, s'étaient déjà réconciliés.

Si complaisamment qu'on l'y traitât, Morny ne restreignait pas aux sphères de la haute société ses curiosités, ses passe-temps. Les tentations s'offraient plus diverses et de nature plus mêlée sur la lisière, qu'il côtoyait avec la génération étourdie qui florissait vers 1835 et pour laquelle toutes les sortes de prodigalités étaient un besoin, une fièvre de chaque jour. La folie du carnaval, l'invention du cancan, l'acclimatation des cercles et des courses, furent des œuvres de cette génération-là Morny ne se piquait pas d'avoir assez de sagesse pour en éviter les dissipations, mais il eut assez de raison pour y conserver le gouvernement de sa volonté, tout en les partageant.

Sur les confins de 1810, voulait-on classer un élégant viveur, on posait d'abord cette question : Est-il du monde ? Et l'affirmative signifiait qu'on était d'une certaine élite appréciée, reconnue sur le boulevard, qu'on avait des habitudes journalières établies auxquelles pas un ne se dérobait, comme de passer, à cinq heures devant Tortoni, de se faire voir, deux heures plus tard, au Café de Paris, et, le soir, d'apparaître au Café anglais, ou de se montrer aux cercles de l'Union et du Jockey. Sans être l'un des habitués des dits lieux spécialement réputés auprès du Paris soupeur, Morny, membre du Jockey-Club, suivait le flot et s'y laissait porter, d'occasion. Plus d'une fois s'attarda-t-il, dans les salons du Café de Paris, aux heures de liesse où sonnait là joyeusement le rire clair de Mlle Malaga[7]. L'un de ses fidèles d'alors, le vicomte d'Alton-Shée en était des mieux informés, lui qui crayonnait son portrait, au bon temps où tous deux puisaient du même verre aux sources de la haute joie.

Douze à quinze années plus tard, quand le relèvement de l'Empire l'aura haussé d'emblée aux sommets du pouvoir, Morny se souviendra de son ancien .compagnon de plaisir, alors que, par désœuvrement, l'un et l'autre cherchaient dans la vie facile l'apaisement de leurs aspirations insatisfaites. Le 4 décembre 1851, l'ancien pair de France métamorphosé brusquement en sectaire du socialisme[8], se verra dénoncé aux pires rigueurs de la réaction bonapartiste triomphante. Une discussion assez chaude aura lieu entre le général de Saint-Arnaud réclamant, tout au moins, son expulsion hors de France et Morny, qui contestera l'utilité de cette mesure et empêchera qu'elle ne soit prise. Six semaines après, Auguste de Morny lui-même ayant dû donner sa démission de ministre, d'Alton-Shée pourra lui adresser la lettre suivante pleine à la fois de gratitude et de dignité :

Mon cher Morny,

Je dois à ton ancienne amitié de n'avoir encre été ni arrêté, ni exilé, ni transporté. J'ai accepté sans peine un service que j'aurais trouvé tout naturel de te rendre, si les rôles avaient été intervertis ; et, à présent que tu n'es plus au pouvoir, de bon cœur je te remercie.

D'ALTON

Le trait fut à l'honneur de l'un et de l'autre. Toujours était-il qu'aux alentours de 1838, pour en revenir à ce que nous disions tout à l'heure, Morny, comme d'Alton-Shée, La Valette, Fernand de Montguyon et divers praticiens élégants de la vie, menaient d'un bon train les libertés permises à la jeunesse.

***

De ces escapades, le petit-fils de Mme de Souza ne se vantait pas tout haut chez la comtesse Le Hon. Car, la maison d'habitude, où le ramenaient presque chaque jour ses pas fidèles, la maison qu'il savait être vraiment la sienne par la chaleur d'affection dont on y était pénétré à son égard, était bien celle qu'occupait, en un cadre de luxe, au rond-point des Champs-Elysées, l'ambassadrice aux cheveux d'or, l'Iris aux yeux bleus, qui mettait en émoi les imaginations poétiques.

Nul de ceux qui ont effleuré le moindrement l'histoire de la société du second Empire n'ignore combien porta bonheur aux débuts de Morny dans la vie active l'amitié douce et persévérante de la comtesse Le Hon. Les sympathies de son âme s'étaient éveillées en faveur du fils de Flahaut, quand il n'était qu'un jeune sous-lieutenant et qu'elle-même entretenait avec la reine Hortense une correspondance assidue, où n'était pas oublié Morny. Elles ne se résigneront à se détacher définitivement de sa personne et de ses intérêts que lorsqu'il sera ambassadeur, président du Corps Législatif et marié.

Célèbre par sa beauté, par le brillant de son entourage et de ses réceptions, elle était en première ligne des femmes du monde, qui gouvernaient alors l'esprit de Paris. Les diplomates, les gens de cour, les écrivains et les artistes en vogue, recherchaient ses invitations, en les considérant comme des faveurs. Les princes avaient adopté l'habitude de fréquenter son salon, comme s'il eût été vraiment une annexe des Tuileries. Le duc d'Orléans lui prodiguait avec une délicatesse infinie les hommages les plus constants[9]. Dans cette élite, le comte de Morny eut le privilège qu'on l'appelât le Préféré.

Elle souriait à sa jeunesse, suivait d'un regard complaisant ses vues, ses desseins, ses convoitises impatientes, l'encourageait à les remplir et l'y aidait des moyens que procure la fortune. Fille d'un riche banquier de Bruxelles, Mosselman, elle avait épousé le comte Charles-Joseph Le Hon, l'un des fondateurs de la monarchie de Belgique et le représentant du roi Léopold auprès du Gouvernement français : elle était armée d'influence et de richesses. Comme auprès d'elle Morny se disait las de n'avoir d'autre emploi de son temps que les sports, les chevaux, les courses — sans parler de la galanterie —, elle avait non moins fortement que lui-même senti qu'en effet ces divers objets offerts à son activité ne pouvaient suffire à en contenter les besoins. Elle lui ouvrit des perspectives plus amples. Il trouverait ailleurs d'autres aliments et de plus substantiels pour ses appétits de conquête. Elle les lui ferait connaître, au besoin. Ainsi prit-elle la résolution de l'associer à d'importantes combinaisons industrielles et financières.

La première condition pour être indépendant, c'est d'être riche. Il le voulut être et se rendit capable de le devenir.

C'est loin de Paris, en Auvergne où la comtesse Le Hon, son associée, disions-nous, son Egérie et son amie, possédait des biens considérables, qu'il alla tracer le cercle de ses premières opérations. Il y rencontra des solidarités précieuses. A l'époque où Morny menait la vie de garnison, à Clermont-Ferrand, il avait noué, dans cette ville, des amitiés solides. Il sut les retrouver à propos et s'en servir. Ces forces jointes aux siennes lui rendirent possible la création de grands établissements voués à la production du sucre indigène. C'était alors un des épisodes brûlants de la bataille économique : on luttait d'arrache-pied contre l'envahissement du sucre colonial. Des intérêts graves étaient en jeu ; il sut les conduire avec une clairvoyance et un bonheur tels que les représentants de cette industrie réunis en congrès, à Paris, au nombre de quatre cents, l'élurent leur président.

Il inspirait la confiance, qu'il avait en soi ; il était en évidence, recherché, apprécié. Son intelligence se poussa à des visées plus hautes. Comme il venait de franchir sa trentième année, c'est-à-dire le minimum de l'âge où il fût permis, sous Louis-Philippe, à un citoyen français de donner des lois à son pays, très opportune s'ouvrit une vacance à la Chambre des députés. Par une rencontre doublement favorable, elle se produisait dans la circonscription même, qu'il avait contribué à enrichir, tout en y travaillant à bâtir sa propre fortune. Il se présenta donc, alla visiter les électeurs de la Limagne et recueillir des voix de bourgade en bourgade. Aussi séduisant qu'entreprenant, il était de ces candidats heureux, qui enlèvent un vote comme on surprend un cœur, par un sourire. Mauvais prophète en la cause, le comte Duchâtel avait dit de lui, la veille de cette campagne électorale : Il n'aura pas dix voix ! Il eut celles-là et, pour les renforcer, des milliers en sus. Clermont l'avait choisi pour son mandataire[10].

Son rôle, parmi les législateurs de la monarchie constitutionnelle, n'éclata pas, d'abord, plein de maîtrise. Ses apparitions à la tribune ne laissèrent point de traces mémorables, quoiqu'elles eussent répondu, chaque fois à une idée juste, à un point de vue positif. Quand un motif d'exception l'amenait à prendre la parole, il s'en fallait que Morny révélât des dons oratoires de premier ordre. Il en était dépourvu et n'y prétendait point. Lorsqu'il s'était décidé à monter les marches de la tribune, de loin en loin, c'était pour prononcer d'un air détaché, tranquille, de ces arguments solides qu'on appelle des agents de conviction. L'organe, chez lui, était un peu terne, la voix un peu traînante. La chaleur naturelle de l'éloquence n'était pas sur ses lèvres ni dans son cœur. Simplement, il donnait aux mots une lucidité mathématique[11], que ne dédaignaient point ses adversaires. En vertu de cette disposition très humaine, qui nous incline à n'estimer que faiblement chez d'autres les avantages ou les facultés dont la nature oublia de nous enrichir, il admirait peu les discours et les discoureurs. Déjà érigeait-il en principe son horreur de la phrase.

Par instants, l'envie lui prenait de mettre la main à la plume ; faute d'agir, il théorisait, s'efforçant à rassembler en un corps de doctrine ses vues sur la politique et l'économie sociale. En 1846, quand le pouvoir de la presse, malgré ses restrictions, n'était pas un vain mot, comme il le sera sous la dictature impérialiste, il songea à prendre position dans un journal solidement, ainsi que dans une place forte d'où l'on pousse au dehors des sorties. vigoureuses. Opportunément, Véron, propriétaire du Constitutionnel depuis deux années, avait laissé entendre qu'il accepterait un associé. Morny, mis au courant, pria l'un .de ses amis, Granier de Cassagnac, d'entamer la négociation : celle-ci réussit au delà de ses vœux ; car, six années plus tard, lorsque Mirès rachètera le journal de Véron, la part de Morny dans la vente atteindra la somme rondelette de cinq cent mille francs. Il avait bien opéré et s'était retrouvé là tout à fait sur son terrain — les honneurs de la représentation nationale ne lui ayant pas fait oublier le souci des choses pratiques.

L'argent est nécessaire à la politique et la politique a des retours précieux pour les avances qui lui ont été faites. Sans compromettre son mandat de député, Morny sut le rendre agissant au profit de ses relations d'affaires. L'industrie lui avait été propice. Mais, pour se muer en des résultats durables, cette force de création par la production continue exige des efforts suivis, réguliers. Ses désirs impatients s'enquirent de moyens plus expéditifs. Il se tourna vers la spéculation, où s'édifient, se renversent, se relèvent en un jour les fortunes, où, d'un tour de roue, la capricieuse déesse, qui mène le monde, peut porter ses favoris au sommet ou les en jeter bas. Sa chance le suivit là comme partout.

***

Pendant qu'il se livrait aux émotions de l'agio, jouait à la hausse sur les mines de la Vieille-Montagne, achetait, échangeait ou revendait des tableaux, faisait courir, meublait son hôtel des Champs-Élysées, voisinait aimablement chez la comtesse Le Hon et négligeait un peu la politique, le Gouvernement de Juillet, dont il était un des zélateurs, avait fort à se débattre contre les difficultés nombreuses embarrassant sa marche.

Hier encore, sous un gouvernement sage et paternel, les âmes s'épanouissaient au bonheur de vivre. On négociait, travaillait, spéculait dans une douce quiétude. Les passions, cependant, n'étaient qu'assoupies. Elles allaient se réveiller avec un surcroît de violence. Déjà avait-on l'impression qu'elles fermentaient dans l'ombre et n'attendaient que l'occasion d'éclater en plein jour. De la tribune tombaient des phrases d'une signification inquiétante et dont les échos se répercutaient mille fois au dehors. On reprochait au pouvoir d'avoir répudié, par un amour égoïste du repos, les plus saintes espérances de l'humanité. On l'accusait de présenter un spectacle démoralisateur à l'Europe en demeurant immobile au milieu des agitations d'idées les plus fécondes, en étouffant la voix de la presse, en laissant stérile pour le peuple une révolution faite par le peuple.

Lorsque, repris d'attention aux choses du Parlement comme aux reflux de l'opinion, le député du Puy-de-Dôme voulut examiner de près la situation intérieure du pays, il ne s'y trompa point : trop clairs étaient les symptômes d'un 'conflit prochain entre le trône et la nation. On a dit de Morny que, traité en camarade par les fils de Louis-Philippe, il s'était montré pour l'orléanisme un ami du premier degré. Au vrai, ses illusions durèrent peu sur la solidité d'un régime sans grandeur et dénué d'un sens net du pouvoir. Il était de ceux qui s'étonnaient, haut de voir des gouvernants accuser si peu de suite dans leurs projets, si peu de souffle et si peu de résistance en leurs volontés. On entrait aux affaires, on en sortait comme par jeu. Le jour de son départ du ministère, le duc Victor de Broglie, un homme d'esprit et de raison, pourtant, dansait de joie dans la salle du Conseil. Le maréchal Soult étant arrivé lui demande : Qu'avez-vous, mon cher duc ? que vous est-il arrivé de si heureux ?Maréchal, nous quittons le ministère. Et le vieux soldat de répondre : Vous y êtes entré comme un sage, et vous en sortez comme un fou. Morny aurait pu se trouver chez Louis-Philippe, le soir où Talleyrand disait au roi des Français, qui n'aimait guère ses ministres, à propos d'un de ses gouvernants, .et non des moindres : Vous ne ferez jamais rien de M. Thiers, qui serait, cependant, un excellent ambassadeur. Mais c'est un de ces hommes dont on ne peut se servir qu'à condition de les satisfaire. Or, il ne sera jamais satisfait.

En 1847, Morny se trouvait placé en tète d'un groupe d'hommes nouveaux, qui, voyant la monarchie sérieusement compromise par des maladresses flagrantes, auraient voulu l'attirer en d'autres et meilleures voies. Mais la majorité ministérielle dormait. Le Gouvernement dormait. La politique conservatrice ne pensait qu'à digérer à son aise les biens acquis. Que fait-on ? s'écriait un député. Rien. Que veut-on faire ? Rien, toujours rien. Rien sous toutes les formes[12]. On avait pris l'unique parti de vivre au jour le jour. Plus avisé que Thiers, qu'Odilon Barrot et d'autres leaders éloquents du parti, l'élu de Clermont-Ferrand sentait approcher l'heure des règlements de comptes difficiles. Son zèle dynastique et ses capacités de dévouement n'en étaient pas renforcés, au contraire. Orléaniste comme il eût été bourbonien, légitimiste pur et drapeau blanc, au cas où les circonstances eussent commandé dans un sens ou dans l'autre ce mariage de son amour instinctif de l'ordre avec son désir hâtif de parvenir, son esprit était nourri d'un complet scepticisme, quant aux formes purement extérieures de l'autorité, pourvu qu'il en connût une capable d'en manier les ressorts.

Momentanément, la famille d'Orléans à laquelle il était lié par d'étroites sympathies personnelles, représentait encore le pouvoir. Tant qu'elle conservait une chance sérieuse de salut, il essaya de lui inspirer de justes alarmes sur les périls où elle s'enfonçait. Avant la dernière session, il s'était rendu chez Louis-Philippe, et, en des termes pressants, qui ressemblaient à l'offre d'un concours énergique, il avait cru devoir l'avertir, le mettre en garde. Mais le roi, enlisé dans son optimisme, s'était contenté de sourire. Il lui prit amicalement l'oreille et lui dit : Soyez sans crainte, jeune homme, la France est un pays qu'on mène avec des fonctionnaires publics. Il avait oublié d'ajouter : avec des généraux et des soldats.

Constatant qu'il perdait son temps et ses paroles, Morny commença à préparer sa conversion. Depuis quelque temps déjà son père, que Louis-Philippe avait comblé de faveurs, tournait la tête d'un autre côté, l'invitant à suivre son exemple, à s'éloigner discrètement et à se ménager une avantageuse porte de sortie.

***

Les événements allèrent vite aux conclusions extrêmes. Par sa généreuse crainte de faire couler le sang, Louis-Philippe avait cédé le terrain sans combattre à l'émeute populaire. Faute lourde, aux yeux d'un Morny, trop indulgent aux crimes politiques utiles pour comprendre qu'on préférât le sacrifice d'une couronne à la dépense d'une journée d'énergie. Il devait répéter, plusieurs fois dans la suite, que, si lui Morny avait présidé, le 24 février 1848, à la place de M. de Sauzet, la Chambre n'aurait pas été forcée.

Cette bourrasque avait jeté une perturbation profonde dans le monde riche, élégant, frondeur par inclination d'esprit mais conservateur par intérêt, auquel notre héros appartenait, et que la crainte du changement à défaut d'une opinion bien assise rattachait, comme lui, au parti constitutionnel. Toute la politique dont on y faisait parade aurait pu se résumer dans cette conversation entendue d'un satisfait dialoguant avec un homme du boulevard :

Durant dix ans, au moins, on a accusé le roi de corruption ; vous voyez bien qu'on a eu tort : Louis-Philippe ne corrompit pas assez.

Cependant, le commerce des voix électorales, l'affaire Pritchard, les volte-face, à la Chambre ?

Tarare ! répondait le satisfait ; il ne corrompit pas assez ; car, s'il avait corrompu tout le monde, il n'y aurait jamais eu de révolution.

La boutade était plaisante ; mais la forme ne changeait rien aux conséquences des faits. La révolution avait été, pour Morny en particulier, une surprise désagréable en renversant tout à coup ses combinaisons financières — qu'il croyait des mieux établies. Il se réveilla ruiné[13] et n'en fut que plus indisposé à faire cause commune avec le peuple. Ni ses goûts ni son éducation ne l'avaient préparé pour cet ordre de choses. Il s'y trouvait isolé, sans aucun point d'appui. Actif, entreprenant, d'un esprit ouvert, devrait-il rester longtemps l'âme inerte et les bras croisés ? Il cherchait où orienter ses vues, ses désirs. En désespoir de cause, il faillit embrasser les opinions légitimistes. Un élan imprévu allait le porter à Frohsdorff. Il fut à deux doigts d'entreprendre le voyage. Détail singulier fort peu connu, que cette heure d'hésitation dont nous découvrons les indices clans le journal de la princesse Mélanie[14] :

M. de Morny est venu voir Clément[15], mentionne-t-elle au courant d'août 1848 ; il lui a dit qu'il n'y avait plus qu'une chance de salut pour la France, qu'il fallait appeler Henri V sur le trône. Ce qu'il a vu à Clermont lui montrait que la famille d'Orléans était perdue à jamais pour la France. Il veut faire le voyage de Frohsdorff, à l'insu des siens.

Mais, ayant vite reconnu, sans doute, que les nobles défenseurs du drapeau fleurdelysé ne seraient pas plus prompts que leurs rivaux orléanistes à mettre l'épée à la main ou la main à la poche, il changea de route, et, au lieu d'aller à Frohsdorff, il porta ses pas vers l'hôtel du Rhin, chez M. Louis Bonaparte, son frère.

***

Derrière les républicains grisés, extasiés de leur victoire éphémère, s'étaient glissés des prétendants, des sauveurs. Le revenant de Ham, le neveu de l'oncle arrivait à propos, avec de l'or en poche, des titres et des lauriers en perspective, pour les habiles ; et, pour le peuple, des promesses de gloire, d'apaisement, de sécurité nationale, des promesses dorées autant qu'on en pouvait lire et entendre.

Morny se fit bonapartiste, aux premières lueurs apparues des hautes destinées de Louis-Napoléon. Jusqu'alors il avait eu peu d'occasions non seulement d'approcher, mais d'entrevoir son frère. La première fois que leurs regards s'étaient rencontrés, ç'avait été par hasard en Angleterre. Le général de Flahaut traversait en équipage une rue de Londres, Auguste étant auprès de lui et d'une de ses filles, la future marquise de La Valette. Un passant de stature moyenne, d'allures simples, n'ayant rien de caractéristique en sa personne, les salua au passage, et Flahaut lui avait rendu son salut avec un très vif empressement, nuancé d'une forme de respect. Morny s'était montré curieux de savoir quel était ce piéton, ce simple particulier à qui l'on adressait des politesses si révérencieuses. Le prince Louis-Napoléon-Bonaparte, lui fut-il répondu. Un léger sourire effleura ses lèvres. On n'en parla pas davantage, cette fois-là Bien qu'il fît le prétendant tant qu'il pouvait, la situation de Monsieur Bonaparte, à Londres, était assez mince. Il n'avait guère que miss Howard ou Persigny pour croire en lui[16]. Il n'y avait pas longtemps que le roi d'Angleterre avait été sur le point de refuser la Cour au duc de Sussex pour avoir reçu Lucien, et que, vif à l'extrême sur le sujet de la famille corse, il avait répondu à une demande d'audience de Jérôme, ex-potentat de Westphalie, par ces mots dépouillés d'indulgence : Qu'il aille au diable ! Les pensées n'allaient guère, alors, à la possibilité d'une restauration bonapartiste.

A l'époque où, capitaine d'état-major, le fils de Flahaut bravait les biscaïens des Kabyles, sous les murs de Constantine, personne ne lui avait encore appris qu'il avait, un frère capitaine d'artillerie dans l'armée suisse et s'appelant d'un tel nom. Il ne le sut que plusieurs années après avoir rendu l'épaulette.

Aucun sentiment puissant ne les poussa l'un vers l'autre. On ne sache point que la tentative avortée de Strasbourg eût touché jusqu'à l'émouvoir l'âme insoucieuse de Morny, ni que l'arrêt de la Cour de Paris, après l'ébouriffade de Boulogne, eût affecté plus sensiblement en lui la fibre fraternelle. Pouvait-il prévoir les surprises formidables dormant dans les flancs de l'avenir, en ces temps d'obscurité où l'on avait vu sortir de l'ombre des conspirations, pour la première fois, un aventurier sans prestige, un jeune homme triste à l'accent tudesque, un visionnaire revendiquant l'héritage d'un empire par l'unique raison qu'il était le neveu de l'Autre !

Les portes du château de Ham ne s'étaient pas ouvertes à ses visites consolatrices. Nulle forme de correspondance n'était intervenue entre les deux frères et n'avait rejoint leurs cœurs tant qu'ils ne s'étaient pas sentis nécessaires l'un à l'autre. A défaut de l'attraction naturelle, la force des intérêts se chargea d'opérer ce rapprochement.

Aux derniers jours de la monarchie orléaniste, à mesure qu'il voyait l'horizon se rembrunir, Flahaut cachait de moins en moins ses retours de foi impérialistes. Il en faisait le sujet de ses entretiens de famille et y inclinait les ambitions hésitantes de son fils. Morny comprit l'urgence de la démarche à tenter, pendant qu'on n'en était encore qu'au prologue d'événements considérables.

Néanmoins, les rapports avaient été si distants jusqu'alors entre Louis et Auguste que le secours d'un trait d'union s'indiquait comme une nécessité. On le découvrit en la personne d'un cousin de Louis-Napoléon, le souple et complaisant Bacciochi, dont Morny avait fait la connaissance en traversant les salons. On rattacha les fils de cette ancienne relation mondaine. On prit jour pour causer, entre soi, dans le vieil hôtel de Castellane. Bacciochi occupait avec Persigny cet ancien immeuble démoli depuis et dont les terrains servirent à bâtir les communs du palais de l'Élysée et à ouvrir la rue adjacente. On en avait fait une espèce d'officine bonapartiste. Mocquart, ancien avocat, ancien beau de 1822, passé au secrétariat particulier de la présidence, avait là son cabinet, ainsi qu'Auguste Chevalier. Les amis du prince s'y réunissaient familièrement pour y deviser de leurs espoirs, de leurs projets. Le seuil du vieil hôtel Castellane servit à Morny de vestibule pour s'introduire au palais de l'Élysée.

Ce fut un jour de l'année 1849, alors qu'avec l'appui du comité fameux de la rue de Poitiers il venait d'être réélu député du Puy-de-Dôme. Il n'y eut pas d'effusions bien chaleureuses, à la première entrevue. Louis-Napoléon reçut Morny avec l'affabilité bienveillante qu'il témoignait à chacun de ceux qui venaient à lui, en qualité de partisans, à titre d'alliés. On ne s'était rien dit d'une enfance dont l'évocation n'eût servi qu'à éveiller des susceptibilités ombrageuses. On avait tu le nom de Celle qui était à la fois leur secret et leur lien. Les démonstrations s'étaient bornées à l'échange d'une poignée de main cordiale. Mais, de ce jour, entre les deux hommes un pacte avait été conclu sans qu'ils eussent eu besoin d'échanger serments ni signatures.

Peu à peu s'accentuait, prenait des forces, sa croyance nouvelle. Il se rapprochait, entre temps, des membres de la famille et des napoléoniens avérés. Le 11 avril 1851, il ressentait un plaisir insoupçonné à s'asseoir à la table de Lucien, prince de Canino, où commençaient à se faire voir des bonapartistes qualifiés. Le vendredi 16 mai, il dînait chez la princesse Mathilde, en compagnie du maréchal Exelmans, des comtes de Flahaut et de Nieuwerkerke. Ces occasions devinrent doucement des habitudes.

Des rapports plus suivis s'établirent. Louis-Napoléon s'était vu porter par les illusions du peuple et sur la foi de paroles décevantes à la présidence de la République, qui n'était que le préambule de la déclaration de l'Empire. Morny s'attachait à ses pas. De prime abord, quoique possédant un sens politique très sûr, il faillit s'égarer complètement sur la conduite à tenir vis-à-vis du prince, dont il n'avait pas pénétré le vrai caractère, sous une enveloppe flegmatique. Prodigue de ses conseils, il avait inspiré de l'inquiétude par des tendances envahissantes. Il s'était montré prématurément impatient d'exercer une action, presque de l'autorité dans une maison où il n'était connu que de la veille ; et, pour cela, rencontrait-il des réserves polies et froides, qui n'étaient pas, comme il le supposait, des signes de méfiance ou de faiblesse, mais des rappels discrets à plus de mesure dans l'expression d'un dévouement encore si neuf. Il s'était trop pressé de vouloir mettre le cap sur l'esprit de Louis-Napoléon, doux à la surface, tenace au fond, accueillant aux opinions, et aux avis, rebelle à la pression directe, influençable, mais à la condition qu'on n'eût pas l'air de lui dicter ce qu'on parvenait à lui faire faire. Louis-Napoléon, répéterons-nous, prenait ombrage de l'initiative un peu bien remuante de Morny. Ainsi jugera-t-il fort incommode, étant empereur, l'exigeante fidélité de Persigny, son zèle intempéré, ses exhortations excessives et ne manquera-t-il pas de le faire connaître à ceux de son entourage. Morny se rendait, lui aussi, trop nécessaire. Le Prince-président s'en plaignit presque à quelques-uns de ses intimes, à Fleury particulièrement. Celui-ci, son intermédiaire habituel, se chargea de prévenir Morny de l'erreur où il s'était engagé, en voulant imprimer une direction, lorsqu'il n'avait pas encore inspiré la confiance. Le futur homme d'État avait trop de souplesse d'esprit et trop de sagacité pour ne pas sentir qu'il s'était fourvoyé. Il rectifia sa position, modéra les élans de son humeur conseillère, se contint, s'effaça, en attendant de reprendre, à la faveur des nécessités politiques, plus de force et d'ascendant.

Le rôle effectif qu'il aspirait à jouer, Persigny le lui vint offrir, un matin, en des termes qui ne souffraient point d'équivoque. Trois qualités étaient jugées nécessaires à l'exécution d'une tâche hardie, qu'on désirait lui réserver : de la tenue, de l'initiative, de la vaillance. Ces qualités il les possédait. On lui demanderait de les employer au service d'une idée en marche et qu'il fallait imposer par le fait. La récompense serait large au bout de la réussite. Entre un vague idéal et la réalité palpable, entre le droit et la force, entre les principes creux et la puissance réelle, son indécision n'avait eu même la durée d'un éclair. Il s'était tourné du côté où brilleraient les honneurs, les dignités, la fortune. Cette fortune qu'il cherchait, naguère, dans les hasards de la spéculation, allait lui arriver toute faite par la vertu d'un coup d'État. Le champ était ouvert à l'homme de tête et de courage, dénué de croyances et de principes que fut Morny.

D'autres, avant lui, ont été munis d'instructions précises : Maupas, Saint-Arnaud, Magnan ; et le meneur de la troupe, qui loge à l'Élysée, a pris jour avec eux. Le complot est en pleine formation. L'audace des conspirateurs s'accroît de la parfaite connaissance où ils sont de l'apathie des parlementaires, gardiens de la constitution, qui croient l'avoir assez défendue, parce qu'ils l'ont placée sous la protection des principes immortels et de cette sentinelle invisible, qu'entrevoit dans les nuages un Michel de Bourges. Du côté de la droite, les ultra, les chevaliers du drapeau blanc, les dévots d'Henri V, attendaient avec une imperturbable confiance que le soleil voulût bien dorer la moisson toute prête, la victoire sans combat des fleurs de lys[17]. Providentiel comme Napoléon le troisième était fataliste, le comte de Chambord ne levait pas un doigt, ne décidait rien, mais continuait à se reposer, les bras croisés, dans la justice de Dieu, pendant que les événements marchaient au pas de course. Les orléanistes ne parvenaient pas à s'entendre. Quant aux républicains, ils s'étaient suicidés d'eux-mêmes, en repoussant la mesure de salutaire prévoyance réclamée par les questeurs, c'est-à-dire le droit de réquisition directe, qui eût fourni à la représentation nationale des soldats pour la garder et la défendre. En vérité, la part de la violence était trop facile, trop forte aussi la tentation d'y recourir.

Dans les dissensions intestines, écrivait Cœlius à Cicéron, aussi longtemps qu'on lutte par les moyens légaux et sans avoir recours aux armes, on doit s'attacher au parti le plus honnête ; mais, quand on en vient à la guerre, il faut se tourner vers les plus forts et regarder le parti le plus sûr comme le meilleur.

Exactement comme Cœlius raisonnaient Louis-Bonaparte et Morny ; on le verra tout à l'heure à leurs actions.

 

 

 



[1] L'écho de ces changements de dispositions était allé jusque sur les bords de la Tamise, pour en revenir augmenté plutôt qu'atténué, sous la plume de la duchesse de Dino :

A cette occasion, j'ai appris de toutes les bouches, écrit-elle de Londres, que M. de Flahaut était insupportable à tout le monde par son arrogance, son humeur, son aigreur et son ignorance ; il deviendra bientôt aussi impopulaire que sa femme. (Décembre 1835), pp. la princesse Radziwill.

Mme de Dino, en vérité, n'aimait que d'un bien faible sentiment le fils supposé de son oncle et son idole Talleyrand. Elle n'était pas tendre non plus à ce qu'elle disait être les commérages de Mme de Flahaut.

[2] Mais, sous la République, par l'effet d'une nouvelle disgrâce, La Boétie a supplanté Morny.

[3] Le général de Flahaut y séjourna vingt-trois années, au terme desquelles il en fit cession à la baronne de Royen Détail intéressant : le fondé de pouvoirs du vendeur, en 1853, n'est autre que Morny. Au moment où nous en écrivons, cet élégant logis a changé de nom et s'appelle l'hôtel de Massa-Regnier.

[4] Autographe d'une poésie assez pâle de Mme de Souza, — vraie poésie d'anniversaire ! Elle avait envoyé la chose à la générale de La Brune en l'accompagnant d'un post-scriptum, qui la montre légèrement inquiète sur la valeur de cet envoi : Voici les couplets, chère Madame, ne les montrez ni ne les donnez à personne ; car je ne veux point qu'on connaisse toute ma faiblesse, ni mon peu de talent poétique. D'ailleurs, mon fils ne serait peut-être pas satisfait qu'un autre que lui lût ces seuls vers de sa bonne vieille mère. Songez à notre dîner. Je penserai aux buires, dimanche matin, et nous en parlerons en soupirant, le général de La Brune et moi.

[5] D'Alton-Shée se plaisait à dire qu'on avait eu beaucoup de peine à faire accepter par M. Walewski, dans les colonnes de son journal, le simple mot de coalition, parce que ce mot, objectait-il, ne se prenait qu'en mauvaise part.

[6] Dans cet ordre de sujets de Cour et de comparaisons mondaines, il ne sera pas sans intérêt de lire un récit, tiré de la bonne source, du grand bal donné par le duc d'Orléans, en 1834. M. le duc d'Orléans m'a raconté beaucoup de choses de son bal de la veille. Voici ce qui m'est resté, avec e qui m'en a été dit, ailleurs. La plus grande élégance, la plus grande recherche, de la magnificence, du joli monde, un souper superbe, des fleurs, dos statues groupées avec art, des lumières à aveugler, du blanc et or partout ; des livrées neuves, des valets de chambre en habits habillés, l'épée au coté, vêtus de velours, tous poudrés à blanc ; et beaucoup de diamants dans les parures des femmes : la Reine charmée, Mme Adelaïde piquée disant : C'est du Louis XV : tous les hommes en uniforme, mais en pantalon et bottes, et M. le duc de Nemours arrivant en habit d'officier général, extrêmement brodé, en culottes courtes, bas et souliers, joli, à ce que l'on dit, ayant bonne grâce et l'air fort noble. M. le duc d'Orléans m'a demandé si, pour un militaire, je ne préférais pas le pantalon et les bottes. Voici ma réponse : L'empereur Napoléon qui a gagné tant de batailles, était tous les soirs, quand il dînait seul avec l'Impératrice, en bas de soie et en souliers à boucles. — Vraiment ?Oui, Monseigneur. — Ah ! c'est différent. (Duchesse de Dino, Chronique, décembre 1834).

[7] Belle à miracle, selon le dire de Villemessant, joyeuse dans toute l'acception du terme, aimant les fêtes et le luxe, insouciante et prodigue, comme une Alphonsine Duplessis, cette demi-mondaine faisait tapage en 1840. Elle avait cette particularité que les mots pudeur, vertu, étaient, pour elle, dénués de sens, qu'elle trouvait les vêtements les plus sommaires incommodes, à la maison, et qu'elle s'étonnait ingénument de ce qu'on lui en exprimait, parfois, de la surprise.

[8] Cette variation avait paru fort bizarre, pendant les dernières années du règne de Louis-Philippe. Ses nobles collègues ne revenaient pas de leur stupeur, lorsqu'ils entendaient le comte d'Alton-Skiée, à la tribune ou de son banc, faire l'éloge de la Convention, appeler Metternich un vieillard cruel et corrompu, dire du duc de Modène qu'il était un Néron en raccourci. et prononcer tranquillement des apophtegmes démocratiques du rouge le plus vif.

Le hasard nous ayant fait nommer le duc de Modène, nous relèverons dans la Chronique de la duchesse de Dino, un curieux passage relatif aux bizarres persécutions de ce principicule italien : Le duc de Modène fait le petit tyran dans ses États. Une de ses vexations les plus habituelles est de faire couper les favoris et la moustache de ceux dont les passeports offrent la moindre irrégularité ; la mode du temps rend cette tonte plus douloureuse que ne le serait la prison ; celle-ci y est, du reste, jointe assez ordinairement. (Septembre 1835).

[9] Cf. Les Femmes du Second Empire.

[10] 1842.

[11] Tels ses discours sur la coupure des billets de banque, une mesure où l'on voyait presque du socialisme, et qu'il jugeait une affaire de bon sens, malgré tout le mal qu'en pût dire Thiers ou Duchâtel ; sur l'emploi des fonds secrets, sur la conversion des rentes et sur la légalité des marchés à terme. Les marchés à terme, déclarait-il, c'est le levier du crédit public ; il s'interpose entre l'offre et l'achat du titre réel ; il soulève le crédit ; il joue en quelque sorte, si je puis emprunter une comparaison à la science, le rôle du volant dans la machine à vapeur, et s'interpose entre l'action et la réaction.

[12] Quelques années auparavant, se trouvant à Bade, avec le célèbre orateur Berryer, la princesse de Liéven, toujours très occupée de politique et de diplomatie, recevait à des questions, qu'elle lui posait sur les éventualités du lendemain à espérer ou à craindre, les réponses suivantes :

Croyez-vous à la durée du Gouvernement actuel ?Non. — A la République ?Non. — A Henri V ?Non. — Mais à quoi croyez-vous donc ?A rien, car, en France, rien n'est possible à établir.

[13] En 1851, il se verra obligé de vendre ses tableaux et son habitation des Champs-Élysées.

[14] Mélanie de Metternich.

[15] Le prince Clément de Metternich, le fameux diplomate et chancelier de l'empire d'Autriche.

[16] L'hôte futur des Tuileries habitait Cannon à House-Terrace, n° 17 Pall-Mail, sur une large place entre St-James-Park et Regent-Street.

[17] Attendre béatement qu'une solution vous tombe du ciel, c'est se fier à la providence des alouettes rôties.