LA FÊTE IMPÉRIALE

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — ENCORE LA HAUTE VIE.

 

 

Ceux qui conduisaient le mouvement. — Une brillante jeunesse. — Silhouettes de ce monde et de cette période. — Le vicomte Paul Daru, président du Jockey-Club. — Des exemples de son étonnant prestige ; comment on le recevait, avec quel respect on lui parlait, au foyer de la danse. — Son frère Napoléon Daru ; historiettes de boulevard. — Le duc de Gramont-Caderousse. — Comment il nous amène à parler des affaires de jeu. — Un mot, en passant, sur le comte Arthur de Lauriston. — Hors du tapis vert ; incident de bal masqué. — Caderousse ; son caractère, ses boutades, ses duels, sa manière d'être avec les femmes. — Gramont, le duc et la duchesse de Persigny. — Le dernier trait de cette existence agitée. — Un dénicheur d'étoiles : Raphaël Bischoffsheim. — Récit d'une plaisante aventure dinatoire. — Les fashionables de la littérature. — Roger de Beauvoir et son inconnue. — Une belle et singulière physionomie : Adolphe Gaiffe. — Après ces philosophes de la vie ardente, un autre groupe de viveurs et de viveuses de la nuit. — Excitation générale à l'amusement, au plaisir. — Toute l'atmosphère parisienne.

 

Les viveurs étrangers du second Empire, dont nous venons de ranimer les traits, avaient leurs singularités, leur tempérament, leur originalité plus ou moins prononcée ; ils diversifiaient, par les contrastes de leurs natures, les aspects de la fête à laquelle ils prenaient une si large part. Toutefois, an n'aurait su dire qu'ils fussent les maîtres ni les guides du mouvement, qui les emportait. Ils cédaient à l'entraînement ; ils s'y jetaient avec fougue ; mais ils ne lui donnaient pas l'impulsion. Des Parisiens, d'une essence toute locale, avaient gardé la direction du Paris viveur. Ils étaient quelques-uns à imprimer l'élan au reste de la bande, à exciter ou à conduire, à régler ou à précipiter le train de la haute noce.

Grands seigneurs et gens d'esprit, doués d'une exquise politesse et d'une rare distinction ils ne se montrèrent pas uniquement des hommes de plaisir, réduits à n'être que cela, parce qu'ils ne pouvaient être autre chose, mais des raffinés d'une classe à part, des mondains magnifiques, qui s'étaient dévolu, par goût, le rôle alternatif d'entraîneurs ou d'arbitres, dans le cercle brûlant dont ils étaient le foyer.

C'était affaire à eux de discipliner le tourbillon et de l'empêcher de verser dans l'ornière de la vulgarité. Ils donnaient le ton, par-dessus tout. Ils gouvernaient la mode sans contrôle ni conteste. Et, à défaut de leur patronage, les plus belles, les plus folles erraient, désorientées, sans nom et sans prestige. Les Montguyon, les Guy de la Tour du Pin, les Charles de Mornay, les Paul Daru, voire même les Gramont-Caderousse étaient investis d'un ascendant inouï. Nous en jugerons par un trait, que me rapportait le marquis de Charnacé.

Le vicomte Paul Daru, président du Jockey-Club avait positivement l'auréole. Il était le maître impeccable, que chacun écoutait, suivait, imitait, avec une foi, que je dirais religieuse, s'il ne s'agissait pas d'un sujet aussi profane. L'un des membres du grand cercle, en particulier, un Angevin du nom de Montreuil, lui témoignait des assiduités infinies. Il savait dans le plus petit détail les goûts et les façons d'être du vicomte, et mettait à s'y conformer un soin exemplaire. Ainsi, comme Paul Daru menait une existence de nuit très fatigante, avec les complications le rendez-vous de femmes et les émotions du tapis vert, il avait l'habitude de s'assoupir, un moment, dans un fauteuil, au salon, tous les soirs après le dîner. C'était régulier. Il n'y manquait pas une fois. Montreuil en connaissait l'instant précis et le compte de minutes. Il se tenait auprès de lui sage, patient, surveillant de l'œil la marche des aiguilles ; et lorsque s'annonçaient les signes d'un proche réveil, il allait prendre la canne et le chapeau du dormeur. Daru avait à peine remué un cil, qu'il lui tendait déjà l'un et l'autre objets.

Vicomte, lui disait-il, voici votre canne, votre chapeau ; il n'y a pas un moment à perdre, si nous ne voulons pas arriver en retard, à l'Opéra.

Et tous ces empressements et toutes ces complaisances domestiques, c'était uniquement pour avoir la satisfaction de se montrer, à côté de Paul Daru, dans l'une des loges du Jockey-Club !

Ami et compagnon de plaisir du duc de Morny, Paul Daru, qu'il fût seul ou en compagnie de l'homme d'Etat, était des plus assidus à rendre visite aux étoiles chorégraphiques. Il exerçait un empire prestigieux sur l'imagination des marcheuses et des néophytes du ballet ; et, pour employer les expressions d'un spirituel chroniqueur de la Vie parisienne, on aurait pu croire qu'il leur apparaissait comme un astre lumineux, eu qu'il se promenait dans les coulisses avec l'autorité d'un sultan, qui parcourt son harem. Plein d'une condescendance souveraine, il parlait à chacune, tutoyait celle-ci, pinçait le menton de celle-là, adressait à telle autre, d'un ton lointain, un compliment ou une invitation. Si bien, ajoute le même conteur, qu'il finissait par croire qu'il les avait toutes plus ou moins honorées de ses faveurs.

Petite, se prenait-il à dire négligemment, en s'adressant, comme d'un air distrait, à l'une des jeunes beautés en contemplation devant lui, petite, est-ce que nous n'avons pas déjà... soupe ensemble ?

Mais non, monsieur Daru, jamais.

Tu crois ?

Mais j'en suis sûre, monsieur Daru.

Eh bien ! ce sera pour un de ces jours.

Et il la laissait sur cette espérance, quitte à ne pas s'en souvenir, une heure après.

Son frère, le comte Napoléon Daru, qui joua, sur la fin de l'Empire, un rôle politique assez actif, avait été lui aussi, l'un des premiers sujets de cette existence fashionable. Bien des demi-mondaines et des plus lancées avaient considéré comme un honneur de façonner à ses leçons leur esprit, leurs manières, et se montraient presque heureuses, s'il daignait en agréer, de temps en temps, une petite marque de reconnaissance. Une après-minuit qu'il donnait à souper à dix ou douze Aspasies du boulevard, l'une d'elles fit cette remarque à haute voix, en portant la santé de l'amphitryon, qu'il n'aurait pas à objecter qu'aucune, dans la compagnie, n'eût été, à son égard, très complaisante et très douce.

Serait-ce vrai ? répartit Daru, dont les souvenirs s'embrouillaient. Aimables vous le fûtes et vous l'êtes, certes. Mais, comme cela, réellement, toutes ? Sans exception ? Il faudrait voir ça.

Et, se levant :

Mesdames, que celles qui ont été à moi veuillent bien lever la main.

Du même temps, toutes les mains sont en haut. Alors Daru de lorgner cette brune : En effet, reconnaît-il, et d'examiner cette blonde : Oui, encore oui, jusqu'à ce qu'enfin if arrivât à une très jeune, qu'il n'avait jamais vue, mais qui avait levé sa mignonne main, elle aussi. Quand on quitta la table, son premier soin fut d'éclaircir le mystère. Il pria cette Phryne enfantine de lui expliquer le pourquoi de la chose :

Mais, monsieur, répondit-elle, si je n'avais levé la main, j'aurais été déshonorée.

***

Comment s'attacher à suivre la trace de ces viveurs à trente-six carats et ne pas revenir sur le nom, sur tes prouesses du duc de Gramont-Caderousse ?

Grande était sa fortune, mais combien davantage le fut sa prodigalité ! Les cercles, les chevaux et la galanterie faisaient journellement de terribles brèches aux flancs de son coffre-fort. Il se trouva plus d'une fois besogneux, malgré qu'il possédât un revenu considérable.

Les cercles, disons-nous, étaient fort remués alors par les affaires de jeu. Au courant d'une seule quinzaine, on apprenait coup sur coup qu'Achille Delamare et Daru étaient ruinés ; que le comte de Jobal avait été réduit à la portion congrue ; qu'un marquis aventureux, après avoir perdu toute sa fortune, s'était reconstitué en un mois un revenu de cent mille livres, avec vingt-cinq louis que lui prêta le caissier, mais qu'un mois ensuite il avait reperdu les deux millions, plus les cinq cents francs du caissier, ayant oublié de les rendre ; et que le comte de Lauriston, après avoir dépouillé en un tour de main l'imprudent Caderousse de plusieurs centaines de mille francs, avait accepté de celui-ci, pour dernier paiement, dix-huit mille livres de rente viagère, jusqu'à ce que lui-même, frappé du choc en retour, plongeât corps et biens. L'or ne tenait pas aux doigts de ces prodigues du grand genre, capables, pourtant de se ressaisir au bas de la côte, et de prouver, à l'occasion, qu'ils avaient gardé de la vaillance au cœur. Ainsi cet Arthur de Lauriston, qui avait été l'un des hommes les plus écervelés de Paris. Quand il eut dispersé sa fortune à tous les vents, lorsqu'il eut bien constaté que ses dernières réserves s'en étaient allées avec le reste, il prit son parti bravement. De bon matin, ce jour-là, il était monté dans son cabriolet, irréprochable de tenue, comme pour sa promenade habituelle au Bois ; mais il avait tourné la tête de son cheval dans la direction de la gare de Lyon ; et, parvenu là, il s'était embarqué froidement à destination de l'Algérie, où il s'engagea dans la troupe coloniale, comme simple soldat. Il avait assez courtisé les cartes et les filles ; il se donnait, maintenant, au service de la patrie. Il ne réapparut que dix années plus tard, à Paris, décoré et officier d'ordonnance de Napoléon III.

Gramont, hors du tapis vert, avait le don d'ubiquité parisienne. On le rencontrait partout où flambaient les gaîtés du soir et de la nuit. Par exemple, on n'eût pas compris un bal, à l'Opéra, où ne se fût pas manifestée sa présence, où n'eussent pas éclaté ses imaginations fantasques et ses saillies. Et là-dessus une anecdote. En l'une de ces mêlées carnavalesques, Gramont, qui était un des habitués du fameux couloir, venait d'apparaître au rez-de-chaussée, lorsqu'il fut reconnu, hélé, vivement interpellé par un chicard des hautes galeries. Il leva la tête et renvoya le quolibet. On le ramassa prestement. Ce fut une passe héroïque de propos gouailleurs, qui tenaient en joie le public houleux. Enfin, Caderousse, à bout de verve peut-être ou pressé d'en finir avec ce masque impertinent :

Je te défie, lui crie-t-il, de répéter ce que je vais faire.

Oh ! oh ! voyons le miracle. On en brûle, on en meurt d'envie.

Alors, tranquillement, Gramont se déchaussa, tira ses bas, et, les pieds nus, nets et blancs, attendit. Il avait bien choisi son argument de la fin. Notre chicard, qui n'était pas préparé à ce tournoi de propreté, où l'eussent mis en un état d'infériorité trop visible les négligences de son hygiène balnéaire, jugea prudent de disparaître. On ne le revit plus de la soirée[1].

Gramont dénonçait, en ses propos, en ses boutades, en ses allures, quand il ne les surveillait pas, un laisser-aller spirituel, qui tenait un peu du débraillement et dont n'avaient pas toujours à se féliciter ses compagnons de table ou de jeu. Tel, le prince d'Orange, qu'il avait baptisé entre deux verres de Clicquot, du sobriquet de prince Citron, ne put jamais se débarrasser du fâcheux surnom. On voulait bien concéder qu'il avait une manière de dire les choses, qui leur enlevait tout caractère blessant ; mais le mot, une fois lancé, ne se rattrapait plus, il courait, circulait, et le mal était produit. Ce prince d'Orange, né pour gouverner, et que les tracasseries paternelles, l'ennui, l'inaction, plutôt que son goût et les inclinations de sa nature, avaient poussé dans le tourbillon de la vie parisienne, où finalement il sombra, cette Altesse royale condamnée, par un jeu du hasard, aux plaisirs forcés, dut maudire plus d'une fois l'improvisation malheureuse de Caderousse, lorsqu'une expérience quotidienne l'eut convaincu qu'il avait perdu son nom historique et s'appellerait à perpétuité Citron. Il n'était pas rare qu'un habitué l'apercevant, au sortir des théâtres, installé devant le restaurant Bignon, s'écriât le plus naturellement du monde : Tiens, voilà Citron ! ou qu'une fille en vue, descendant de sa voiture, piquât droit à lui, et, sans se gêner, lui demandât : Qu'est-ce que tu m'offres, Citron ?... Voilà, pourtant, comment se forment les légendes !

Les amies de Gramont, pour le moins autant que ses amis, eussent désiré de sa part plus de ménagement et moins de franchise. Il était loin d'avoir envers les femmes la courtoisie parfaite du prince d'Hénin, qui, maître et seigneur de la plus belle courtisane de Paris, mais qui n'était autre que courtisane, la Barucci, n'allait jamais en visite chez elle sans prendre le soin ou la précaution de faire demander si elle était visible. Gramont, lui, avait plutôt le mot rude avec ses maîtresses d'occasion. Quant à ses propos sur les gens de voisinage, ils tombaient comme ils lui venaient à la bouche, aimables ou non. Pour n'en citer qu'un trait, il jugeait bien sommairement le pauvre Khalil-Bey, un jour qu'il pesait dans ses balances de Parisien caustique la valeur intrinsèque de ce diplomate ottoman. C'est un sanglier, disait-il à Bernard Bauer, qui nous répéta le mot, un sanglier dont la civilisation occidentale a fait — sauf votre respect — un cochon.

Si follement étourdi qu'il parût, au jour la journée, dans sa ligne de conduite, il ne s'ensuivait pas qu'il eût l'humeur, uniformément commode. Il avait le caractère coloré du ton ardent de ses cheveux — roussâtres ; en son tempérament résidait un fond de pugnacité, dont il ne fournit que trop souvent la preuve par le nombre des affaires qu'il s'attira. L'un de ses duels eut même des conséquences mortelles pour son adversaire, Il montait en steeple-chase et avait la réputation d'être un des gentilshommes rider s les plus accomplis. Quelqu'un contesta la justesse de cette réputation, dans la galerie des amateurs. Il y avait, alors, comme rédacteur du turf, au journal le Sport, un Anglais du nom de Dillon, qui s'était avisé de critiquer la manière de monter en course du duc de Gramont-Caderousse. Or, on n'ignore point que c'est là un exercice compliqué, et qu'il y faut des qualités réelles d'intelligence et de sang-froid. Très peu endurant de son naturel. Gramont écrivit au Sport une lettre injurieuse pour son rédacteur, se résumant à dire que la mauvaise opinion d'un ignorant ne pouvait l'atteindre. Cet Anglais flegmatique mais sensible lui envoya ses témoins, par retour de courrier. Le duc de Gramont fut obligé de constituer les siens aussitôt, Le duel eut lieu dans la forêt de Saint-Germain. Et Gramont, qui était une fine lame, traversa la poitrine de son contradicteur. Dénouement fort regrettable d'un démêlé, qui tenait à une cause aussi futile !

A travers ses légèretés, le gentilhomme savait ne perdre point les privilèges de son éducation première. Il pouvait Conserver, au milieu des compagnies les plus échevelées, une distinction réelle, un savoir-vivre irréprochable. Et il en témoignait surtout, quand il se retrouvait chez soi, parmi son monde. Le préfet de l'Eure, Janvier de la Motte, l'avait invité, en même temps que Fialin de Persigny, la duchesse, femme de ce dernier, et des amis communs. Or, nul entre ceux-ci n'ignorait que Caderousse passait pour galantiser la duchesse, avec succès. Mais il se tint sur une réserve si parfaite, il avait l'air si complètement absent de. toute faveur particulière qu'il semblait être beaucoup plus avant dans l'amitié du duc que dans les sentiments de la duchesse.

Cependant, la vérité nous oblige à confesser qu'il n'observait pas toujours tant de discrétion, qu'il pouvait être l'homme le plus compromettant de France et de Navarre, et qu'il lui suffisait, pour imposer silence à ses scrupules, de la moindre occasion que lui suggérait son caprice, comme il lui arriva, de façon étrange, une autre fois, et justement au sujet de la même grande dame.

Le duc de Persigny était arrivé au cercle dans un état d'humeur épouvantable contre sa femme. Il s'en plaignait à haute voix, prenant un chacun à témoin dé ses ennuis domestiques. Elle avait, déclarait-il, tout à fait perdu le peu de raison qu'elle tenait de sa mère, la princesse de la Moskowa. Il articulait ses griefs, s'excitait en parlant, et l'on sentait qu'il allait dépasser la mesure, lorsque Gramont, sur un ton demi-enjoué, et comme pour se railler, en même temps, du bruit qu'on faisait courir de son intimité avec la duchesse, interpella le mari en ces termes : Monsieur le duc, je ne vous permets pas de dire du mal de ma maîtresse.

Sans cesse veillant et toujours en avant dans toutes les fêtes, Gramont s'y épuisa tôt. Il n'avait ni le tempérament ni la force de résistance, qu'il eût fallu pour dompter les fatigues de cette vie à outrance. Il dut pressentir, de bonne heure, que ses jours étaient comptés. N'ayant jamais cessé d'être en état de guerre avec sa famille, qui l'avait fait interdire comme prodigue, il imagina, pour l'en punir, de la léser de ses droits à l'héritage : il légua sa fortune entière au médecin qui l'avait soigné. Il s'endormit du suprême sommeil avec la certitude qu'il venait de jouer un dernier et excellent tour à cette famille, qui l'avait tant obsédé de ses conseils, de ses plaintes et de ses poursuites. Mais le testament n'eut pas l'effet qu'il en avait attendu ; on le frappa de nullité.

***

Parmi les personnages de premier plan qui se plaisaient à figurer dans le monde de la galanterie fardée, les femmes citaient avec gratitude le nom de Raphaël Bischoffsheim.

Né loin de Paris, il n'en était pas moins désigné,- classé comme une figure essentiellement parisienne. L'un des principaux soutiens ou, pour mieux dire, l'une des cariatides du perron de Tortoni, on savait apprécier sa valeur, ses valeurs surtout, au café Riche, à la Maison Dorée. Il ne dédaignait point les jardins de Manille. Protecteur attitré des débutantes, il répandait des bienfaits sans nombre sur la tête d'une foule de jeunes personnes aux mœurs abandonnées.

On parlait, huit jours durant, des festivals qu'il donnait au restaurant des Frères provençaux, et auxquels il conviait les chroniqueurs les plus goûtés, les comédiennes les plus aimées et les dégrafées du dernier chic. Il se voyait là jusqu'à cent cinquante convives en belle humeur. Les tables succombaient sous le poids des dindes truffées. Le Champagne s'épandait comme de l'eau courante. Et, le repas fini, on allait à d'autres plaisirs : du rez-de-chaussée on montait au premier étage, où les sons d'un orchestre excellent vous invitaient à la valse. Les lumières ne s'éteignaient que pour céder la place aux rayons du soleil levant.

Favori du dieu Plutus, il avait le geste libéral et l'invitation facile. La moindre petite histoire de femme lui était prétexte, occasion de banquet. Il avait la joie communicative, et les amis de cet excellent Bischeim l'en applaudissaient fort, au dessert.

Albéric Second, qui fut des intimes de Bischoffsheim, glissa dans son tiroir aux souvenirs le récit d'une de ces aventures dînatoires, chez Bignon. Les détails en sont assez piquants pour nous inciter à y revenir, sur la foi de cet homme d'esprit.

Je sors du café Riche, lui avait déclaré à brûle-pourpoint notre financier, qui paraissait occupé d'autre chose que de ses affaires. J'ai retenu, pour ce soir, le salon bleu de rentre-sol. Je compte sur vous. Nous serons douze, tous bons garçons, les dames comprises. Bignon l'a juré : il nous livrera ses plus grands vins et nous fera sa plus grande cuisine. Lambert Thiboust — comment se passer de Lambert Thiboust ? — sera des nôtres, et Villemot, et Henri de Pène, Edmond About, Roqueplan.

Mais, quel heureux motif nous vaut ces agapes nouvelles ?

C'est une personne que je veux fêter.

Sans doute. Gomment ne l'avoir point deviné. Et cette mystérieuse ?

Une personne adorable.

Sait-on, en ces parages, son nom, ses mérites ?

Aucunement : c'est une étoile que je viens de découvrir.

Et, sur ces mots, il repartait en course, pour recruter ses convives. A sept heures et demie, la réunion était au complet dans le salon bleu, — sauf l'amphitryon et l'héroïne annoncée. Huit heures sonnèrent : on les attendait encore. Les estomacs réclamèrent énergiquement. D'une voix unanime, le chœur des invités commanda de servir. Les huîtres de Marennes et le potage à la purée de gibier s'étaient évanouis déjà dans les profondeurs stomachiques, lorsque parut Raphaël, non pas avec l'air épanoui qu'on s'attendait à lui voir, mais avec une pâleur livide, qui n'était vraiment pas de situation.

Toutes mes excuses, dit-il. Je viens de chez la personne. Elle n'y était pas. Dieu veuille, qu'en traversant le boulevard, elle n'ait pas été victime d'un accident !

Et, en exprimant cette crainte ingénue, un pleur faillit perler au coin de sa prunelle.

Les grands vins circulaient, mais sans produire leurs effets accoutumés. Une gêne pesait sur la compagnie. Bischoffsheim ne soufflait mot. On le sentait préoccupé, anxieux. Lambert Thiboust s'efforçait en vain de réchauffer des flammes de sa vive gaîté la température descendue à la glace. Inutilement appelait-il à son aide le renfort des anecdotes et des couplets vaudevillesques. Il avait chanté, comme en désespoir de cause, son à-propos patriotique d'Abd-el-Kader et de la blanchisseuse parisienne[2], qui obtenait, dans le moment, je ne sais plus où, un succès de fou rire. Tout cela ne déridait pas le front nuageux de Bischoffsheim. Tandis qu'on versait le café, n'y tenant plus, il demanda qu'on lui permît d'aller s'enquérir, à nouveau, sur l'objet de son amour et de ses perplexités. Son coupé était en bas. Il serait bientôt de retour.

Sa voiture n'avait pas eu le temps de tourner l'angle du boulevard et de la rue Laffitte que la course en était rendue inutile. La porte du salon s'ouvrit à deux battants, livrant passage, dans un murmure de jupons soyeux, à la blonde retardataire très jolie, très blanche, avec de grands yeux bleus, une bouche gracieuse et un corsage prometteur :

Tiens, fit-elle en entrant, sans s'émouvoir davantage. Vous en êtes déjà au café ? A-t-on eu la politesse de me laisser quelques croûtes à grignoter ?

Aussitôt on lui donne place. Avec un respect infini, le maître d'hôtel lui présente sur un plat d'argent le menu du dîner.

Rien de tout cela ne me gante, dit-elle en écartant ce programme de gourmandises raffinées. Une soupe à l'oignon, des moules à la poulette, du bœuf à la mode, des truffes au vin de Champagne, du fromage de Brie et de la compote d'ananas : voilà mon menu à moi.

Le maître d'hôtel, dont les derniers cheveux se hérissaient d'effarement, devant la profanation de ces mets vulgaires au café Riche, lui tendit la carte des vins. Elle mit le comble à ses hérésies en réclamant du lunel et du chablis première.

Cependant, elle n'avait pas encore prononcé le moindre mot sur Bischoffsheim, et elle était arrivée au deuxième plat sans avoir remarqué son absence. Enfin, comme si l'idée lui en était venue subitement à l'esprit :

Voyons, je n'ai pas fait fausse route ? Nous sommes bien ici chez Bignon, au café Riche ? Me serais-je trompée de cabinet ? J'ai beau vous envisager tous, je n'aperçois pas l'aimable monsieur, qui m'a invitée.

On fixe sur-le-champ son incertitude. On lui dépeint les anxiétés de Raphaël et le steeple-chase effréné, qui en avait été la conséquence. Puis, quand on eut épuisé ces détails, la conversation s'arrêta, faute d'aliment. Les femmes poignardaient du regard la nouvelle venue. Les hommes avaient l'air absent en tournant les journaux du soir. Par bonheur, Lambert Thiboust se mit à l'interroger avec cet intérêt qu'il savait communiquer aux propos les plus futiles. Elle expliqua que sa couturière avait manqué le train, au propre ou au figuré, qu'elle eût mieux aimé périr que de venir sans sa robe neuve, et qu'il était bien fâcheux, pour les femmes, de ne pouvoir jamais compter sur l'exactitude des couturières et des modistes.

Lambert approuve et porte un toast à la santé de la belle.

Mais, demande-t-elle, ne saurai-je pas avec qui j'ai le plaisir de causer ?

Il se nomme.

Comment ! Vous êtes Lambert Thiboust, l'auteur ?

Lui-même.

C'est vous qui avez fait les Filles de marbre ?

Mon Dieu oui, et, pourtant, vous voyez, mon ingrate patrie ne m'a pas encore logé au Panthéon.

Alors, avec un léger tremblement dans la voix, émue de se sentir en face d'un homme aussi célèbre, elle confesse à Thiboust ses désirs, ses espérances. Elle aspirait justement à trouver un engagement pour le théâtre. Où l'on voudrait, aux Variétés, au Palais-Royal, aux Bouffes. Elle arrivait de Constantine, où elle avait chanté le répertoire d'Hervé et d'Offenbach. Il ne dépendait plus que de Lambert Thiboust de dire un mot, de faire un signe : elle serait lancée, à Paris, du jour au lendemain.

Pendant qu'elle laissait parler son cœur et ses ambitions à l'oreille du vaudevilliste, un à un les convives quittaient le salon, le directeur de l'Opéra allant à son théâtre, Villemot, Henri de Pène, About, se rendant à leurs journaux respectifs. La Barucci avait entraîné les femmes à venir tailler un bac chez elle. Lorsque Bischoffsheim reparut, essoufflé, il ne restait là que Thiboust, Albéric Second et la personne. Enfin, elle était retrouvée ! Bischeim oublie les mauvais moments de cette cruelle soirée, et sa satisfaction serait sans mélange si la conversation engagée n'avait pas eu pour sujet les tentations du théâtre.

Ah ! çà, mon cher, s'écria-t-il en interpellant Thiboust, je compte que vous n'allez pas me jouer de mauvais tours. Avec vos éternelles promesses d'engagement et de rôle de début, vous les ensorcelez toutes. Ne jetez pas un sort à celle-là comme aux autres.

On partit. Bischoffsheim prit la jeune femme dans son coupé et la reconduisit au Grand-Hôtel, où elle était descendue.

Il ne la connaissait pas de vieille date. La rencontre avait eu lieu la veille, dans la rue. Par hasard, comme il passait, elle s'était montrée désireuse d'un renseignement ; et il s'était mis à sa disposition ; il avait poussé la complaisance jusqu'à l'accompagner au bureau de poste, et, sans plus attendre, il l'avait invitée à dîner, pour le lendemain, au café Riche.

Il croyait bien tenir sa conquête ; mais il était dit qu'une mauvaise chance l'y poursuivrait jusqu'au bout. Quatre jours après le dîner, à une heure ridiculement matinale, il envahissait le domicile d'Albéric et lui contait son infortune. Des affaires urgentes l'avaient appelé au Havre. Il n'avait pu surveiller sur place ses espérances de bonheur. Et voici qu'elles s'étaient envolées, pendant ce court délai. La personne s'était laissé enlever avec charmes et bagages par un Russe de distinction, son voisin d'étage, au Grand-Hôtel, le comte Battenhof.

Je suis inconsolable, soupirait-il, et j'entends ne pas être consolé.

Il le fut, cependant, au bout d'une huitaine de jours, sous les apparences et par la grâce d'une passante aux cheveux roux qui l'aida, pendant trois mois, à porter sa douleur.

Cette plaisante historiette eut un dénouement assez triste. Cinq ou six mois plus tard, Albéric Second retrouva la jeune femme à Trouville. Mais, quels changements survenus ! Elle était loin de songer, maintenant, à ses anciennes fantaisies de cabotinage ; elle se souvenait seulement, avec une sorte d'obsession maladive, de Lambert Thiboust, et la nouvelle de sa mort, qu'un journal lui apporta, l'avait frappée au cœur. On l'appelait la comtesse Battenhof. Elle était environnée du luxe lé plus raffiné. Cependant, il eût mieux valu qu'elle fût restée la Schneider de Constantine. La phtisie galopante la consumait. Elle n'avait plus que quelques jours, quelques heures à vivre.

Bischoffsheim fut-il instruit de sa brusque disparition ? Mais, nous l'avons dit, il s'était consolé rapidement d'un inconsolable désespoir. Il continuait à donner des dîners brillants ; et c'est dans l'un de ces dîners, organisé en l'honneur d'Hortense Schneider, à propos de son départ pour une tournée en province, et auquel avait été priés Rochefort, Villemessant, Sardou, que fut décidé le sort du premier numéro de la Lanterne. Il persévérait à dénicher des étoiles, au théâtre, sans se douter qu'il deviendrait, un jour, par dilettantisme d'études spéciales, le sérieux astronome, que l'Académie des sciences accueillerait dans son enceinte. Il se rendit, avec le temps, un homme grave, un personnage politique, un philanthrope. Mais on ne se dépouille jamais complètement du vieil homme. Les prédilections profanes de sa jeunesse et de son âge mûr lui tinrent fidèle compagnie jusqu'au terme. Astronome impénitent du ciel de la galanterie, il protégea sans désemparer les jolies femmes et les comédiennes.

***

Quelques-uns de ces amants de la nuit appartenaient à l'aristocratie des lettres et des arts. Maint conteur en réputation tirait autant de lustre de l'éclat de ses bonnes fortunes que du brillant de ses écrits. A l'un d'eux, Véron, le docteur Véron adressait une invitation à souper. Avec beaucoup d'esprit et d'une manière à chatouiller délicieusement son amour-propre, à l'endroit le plus sensible, il lui en faisait part en ces termes : Venez donc dîner avec nous, mon cher... un tel. Je ne me rappelle pas votre petit nom, mais je le demanderai à l'une ou à l'autre de vos maîtresses. Il aurait pu se nommer Roger, pour les femmes, ou Arsène peut-être, étant Roger de Beauvoir ou bien Arsène Houssaye.

Le deuxième a rapporté du premier une aventure diabolique, dont le théâtre fut la chambre à coucher d'une femme du monde tombée en littérature ; la marquise de Saint-Mars, devenue, à l'intention de ceux et de celles qui lisent, la comtesse Dash. Depuis des mois, rien ne tenait plus entre Beauvoir son amant et la marquise. Elle s'en était allée à travers l'Allemagne se faire sacrer souveraine en quelque vague principauté. Il avait oublié ce détail, un soir qu'il avait trop bien soupe et que, se trompant de chemin par une familière habitude, il avait pris celui qui conduisait à la rue et à l'appartement de la fugitive. Il en avait gardé la clef dans sa poche. Une fois de plus il s'en servit pour ouvrir la porte d'une chambre à deux lits, dont à deux ils n'avaient occupé souvent qu'un seul. Plein de résolution il assiège la place, dont il croit bien connaître le fort et le faible. Un cri sort des oreillers de dentelles, le cri de la pudeur outragée. La comtesse Dash ne dormait pas là, mais l'une de ses jeunes amies de province, à qui elle avait permis d'habiter chez elle, pendant son voyage féerique.

Ce cri a eu de l'écho. La femme de chambre l'a entendu et en a poussé un autre plus aigu : des gens de service, des voisins sont accourus en simple appareil. Rien moins que satisfaite d'une telle invasion, la jeune femme se fâche :

Que veut dire ?

Mais madame a crié, objecte la femme de chambre.

Si j'ai crié, répondit la jeune capricieuse qu'on a eu le temps de rassurer, si j'ai crié, c'est que ça me faisait plaisir !

L'esprit, cette flamme de l'imagination, ce don de quelques natures vives, qui leur fait concevoir toutes choses avec feu, cette incarnation brillante de la causerie, d'où se dégagent sans peine les reparties vives, les pensées fines, originales, les allusions adroites et les heureuses saillies, l'esprit ne fut jamais plus alerte et plus courant, même au XVIIIe siècle, où l'on savait si bien déraisonner avec grâce et malice, que dans la compagnie de certains hommes du Second Empire, dont la verve ne tarissait point à travers le livre, le journal ou la société. Roqueplan et Gaiffe étaient de ces merveilleux causeurs dont on aurait pu dire que leurs paroles tombaient en reflets pétillants comme des pierreries.

On a beaucoup chronique sur Nestor Roqueplan. On connaît beaucoup moins Adolphe Gaiffe, que Victor Hugo avait surnommé le plus beau des enfants des hommes. Oui, beau comme Endymion et capable de rendre la lune rêveuse, cet Adolphe Gaiffe n'aurait eu qu'à le vouloir pour se porter au rang des grands victorieux de l'amour.

Si j'en crois un portrait, qui fut tracé de lui, au temps de sa verte jeunesse et qui mettait en valeur son front droit et bien modelé, une forte chevelure ondoyante et bouclée, de longs cils, des lèvres pourpres et d'un contour gracieux, se relevant d'un menton énergique et d'un col vigoureux, il avait bien les avantages désirables pour cela. Mais la conviction lui manquait. Il se laissait aimer, sans doute, et ne se refusait point à cueillir l'occasion qui passait à portée de sa main. On savait, dans le monde des coulisses, qu'aux environs de 1850, au foyer de la Comédie-Française, deux femmes illustres avaient joué aux cartes la chance de se déclarer la première et que Rachel avait gagné la partie ; on savait, disons-nous, qu'il eut le contentement peu banal d'entendre la grande tragédienne murmurer à son oreille, le soir, le : Cher seigneur, je t'aime. Seulement à l'exception de cette reine de théâtre, on ne lui connut jamais, en fait de maîtresses — avant son mariage — que des femmes assez nulles.

Il n'en recherchait pas d'autres et s'en tenait à celles-ci par système. L'opinion qu'il avait de l'intelligence féminine touchait à l'extrême du dédain et de la sévérité. Il n'appréciait qu'à la petite mesure les femmes d'esprit, estimant que cet esprit même est d'une espèce inférieure. Aussi se gardait-il, comme du plus grand péril d'ennui, de fréquenter en leurs salons. L'un des frères de Langeac l'ayant invité, lui et plusieurs, il s'était aperçu qu'on se montrait fort empressé, ce soir-là, autour d'une jeune comédienne, Jeanne Destourbets, la future comtesse de Loynes, et qu'on avait l'air de faire grand état, non seulement de ses yeux brillants sous l'arc pur des sourcils et des roses fleuries de son teint, mais des finesses de paroles, qui voltigeaient sur ses lèvres. Gaiffe fut le seul à prendre parti contre cette manière de voir : C'est une poseuse, affirmait-il. Et il ne lui ménagea point les piqûres de son ironie.

Adolphe Gaiffe passa bien des nuits blanches dans les restaurants parisiens. Rarement y faisait-il sa compagnie privée de Frisette ou de Turlurette. Son plaisir était de retenir un cabinet et de s'y enfermer avec des amis tels que le comte de Juigné, Nestor Roqueplan, ornés comme lui-même de la politesse des âges évanouis. Il ne pouvait souffrir aucune espèce de banalité. Les effacés, les neutres, les pâles esprits, il ne les connaissait point et ne les voyait point. Jamais à bout de verve, il résistait à causer ainsi jusqu'au matin.

Il ne se couchait pas avant quatre ou cinq heures. Mais, en revanche, quand il avait gagné son lit, il s'y incrustait et ne le quittait plus que le soir. Une après-midi, l'un des intimes de Gaiffe, prenant avec soi son jeune fils, un bambin de cinq à six ans : Nous allons voir un ami, lui dit-il, tu sais, M. Gaiffe. — Ah ! oui, dit l'enfant, le monsieur qui est toujours couché ! Il n'accordait au sommeil que le strict nécessaire et passait la meilleure partie de son temps à lire. Dédaigneux des flâneries boulevardières, il dévora des bibliothèques, durant ses siestes laborieuses. Paresseusement étendu, il accroissait sans effort la somme de ses connaissances. Son savoir était énorme. On pouvait l'interroger, il répondait avec une sûreté parfaite sur toute question. Aussi professait-il, d'habitude, une grande rigueur à l'égard de ses contemporains. Un jour qu'on lui faisait l'éloge d'un livre, dont l'auteur avait consacré l'objet à la peinture des mœurs et des idées, du XVIe siècle : C'est faux, prononça-t-il, d'un bout à l'autre. Et il se mit à décortiquer l'ouvrage, phrase à phrase, de sorte qu'il n'en resta plus rien. Ses jugements étaient tout d'une pièce. Il cataloguait lest gens dans son esprit, une fois pour toutes, sous une étiquette distincte, comme des hommes, qui avaient reçu de la nature une aptitude, un don, en dehors desquels le reste de leur personnalité était non avenu pour lui.

Gaiffe, que tourmentait l'esprit, avait horreur de la plume. Nul ne fut moins exact dans sa correspondance, qui, pour ainsi dire, n'existait pas. Bien qu'il tournât d'une façon délicieuse la meilleure langue du XVIIe siècle, il ne s'y employait que malgré soi. En considérant le petit nombre de ses écrits, on aurait pu croire qu'il n'avait pas la main légère et qu'il composait difficilement. Au contraire, il jouissait d'une étonnante facilité. Quand il bulletinait et politiquait, en la Presse, sous la direction de Peytral, son cabinet de travail était ouvert à tout venant. On pouvait entrer et sortir, jaser, s'interpeller ; rien ne troublait l'agilité de sa plume, aussitôt qu'il lui avait lâché la bride. La littérature vit de contrastes. Cette aisance merveilleuse de Gaiffe fut encore portée dans un relief plus frappant par la manière de travailler si différente de son successeur Prévost-Paradol, qui fermait hermétiquement les portes, dès qu'il se mettait en frais d'écriture.

Lorsque la direction de la Presse changea de main, il lui fallut quitter la place. Il exerçait un véritable empire sur l'esprit du jacobin Peytral. Quoique verbeux et discoureur, ce dernier était comme éteint devant lui. Avec Emile de Girardin, il en alla tout autrement. Adolphe Gaiffe aimait à dominer, Girardin était essentiellement dominateur ; et ce dernier étant le maître, il le lui fit savoir.

Il ne messeyait pas à un épicurien comme celui-là de reprendre sa liberté complète. Mais, l'ennui de l'affaire, c'est que les écus sortaient de sa poche et n'y rentraient plus d'aucune manière. Sur ces entrefaites, le financier Solar, qui avait lié partie avec Mirès, offrit à Gaiffe de se l'attacher comme secrétaire. Le mot sonnait mal à l'oreille de l'intéressé ;' il impliquait des obligations d'ordre, de suite, de ponctualité, qui. lui semblaient inquiétantes :

Me voyez-vous, s'exclamait Gaiffe, causant de l'affaire avec son ami Guy de Charnacé, me voyez-vous, bien le secrétaire de cet idiot de Solar ! Vous comprenez si j'hésite !

Vous ne devriez pas avoir d'hésitation. Le cas est clair. Vous n'avez rien, et pas à dîner, ce soir.

Mais, ce Solar se lève à des heures indues ! Il est sur pied, à sept heures du matin, quand à peine je viens de me coucher. C'est d'un grotesque achevé.

Pourtant, nécessité faisant loi, il a promis, de se rendre, le lendemain, matinalement, de l'hôtel borgne, où il gîtait, rue de Provence, en l'élégante demeure qu'habitait Solar, au coin de la rue Saint-Georges.

Il ne s'arracha pas du lit sans peine. Il y avait fallu l'intervention énergique de Charnacé, qui, pour l'y contraindre, amicalement avait emprunté le secours d'une carafe d'eau, qu'il lui versa sur la tête. Huit heures tapant, il pénétra chez Solar, bien surpris de ce miracle d'exactitude.

Décidément, pensa-t-il, Gaiffe est plus sérieux que je ne me l'étais figuré.

Il est vrai que, le second jour, il n'était plus là qu'à neuf heures, et, le troisième, à dix. — Nous avons de la correspondance en retard, lui fit observer doucement le financier, voyez cette pile de lettres, auxquelles il est urgent de répondre. — En effet, répondit Gaiffe, avec un sang-froid imperturbable. Je prendrai donc un secrétaire ! Solar, dominé complètement par le prestige qu'il exerçait sur chacun, ne trouva rien à objecter.

Le bureau de Gaiffe, chez Mirès et Solar, offrait cette particularité qu'on n'y apercevait ni plume ni encre. Très au courant des choses de finances sans qu'il parût s'en occuper, entre ses repas chez Bignon il provoqua de bonnes et fructueuses initiatives d'affaires. Il inspirait d'excellentes opérations, quand il ne les démolissait pas. Solar le payait très régulièrement pour ses frais de conversation. A part cela Gaiffe ne lui rendit jamais le moindre service, et la chose n'est pas certaine qu'il ait jamais écrit une lettre pour lui. Ce qui n'empêcha pas qu'il ne prît, à son tour, le goût de la spéculation financière bien comprise et pratiquée sans fièvre ; il s'y arrangea un nid confortable, pour le reste de ses jours.

***

Des hommes tels que Gaiffe, Aurélien Scholl, Claudin et divers, furent des charmeurs plutôt que des viveurs, des philosophes de la vie ardente plutôt que des jouisseurs. Ils présentaient cette particularité qu'ils avaient horreur de leur lit, aux heures normales et bourgeoises. La façon dont ils entendaient et distribuaient l'emploi du temps leur était commune avec un groupe de noctambules aimables ayant fait de la nuit positivement le jour.

Sans s'être donné rendez-vous ils se retrouvaient, à point nommé, sur le boulevard, alors que l'avait déserté la foule. Les bruits discordants de la rue avaient cessé, l'heure des affaires était depuis longtemps passée, les théâtres avaient éteint leur rampe et fermé leurs portes ; ils s'appartenaient maintenant et pouvaient à leur aise rêver et divaguer[3]. Nestor Roqueplan, strictement en habit noir et en cravate blanche, arrivait de l'Opéra, du monde ou de son cercle ; Roger de Beauvoir, on ne savait d'où ; Gustave Claudin, de quelque bureau de journal ; Aurélien Scholl, d'une bonne fortune peut-être, car, étant jeune et joli garçon, il accrocha, dit-on, bien des cœurs au croc de sa moustache ; et Lambert Thiboust sortait de l'un des théâtres où ses pièces tenaient continuellement l'affiche. Ils s'installaient, soit à la Maison d'Or, soit au café des Variétés, soit, un peu plus tard, chez Brébant, et, les coudes sur la table, paradoxaient à perte de vue sur les arts ou l'amour. Ils mangeaient peu, mais parlaient beaucoup. C'était leur manière de distiller, en délicats, les minutes exquises de la vie spirituelle.

***

Le commun des viveurs et des viveuses de la nuit se dépensaient moins en paroles et s'amusaient davantage, au sens réel du mot. Ils couraient les théâtres de genre, les lieux de rendez-vous et les vergers de Vénus. Ils s'y prodiguaient avec frénésie.

En dehors de la société curieusement panachée, dont nous avons silhouetté là physionomie mouvante, Paris enfermait dans son sein un amalgame d'hommes et dé femmes, qui n'étaient ni l'aristocratie, ni la finance, ni la littérature, mais qui touchaient un peu à tout cela ; au reste, de commerce facile, sans préjugés, amis de leur aises, passionnés de la fête à découvert, dans les bals, aux soirées de premières, en tous lieux d'exhibition et d'amusements. Femmes de beauté, dandies, demi-poètes, par excellence gens de plaisir : c'était dans la mêlée parisienne un public à part, possédant ses façons de parler, de s'habiller, ayant ses courtisans et ses courtisées,, ses favoris et ses favorites. Il composait le noyau de la vie nocturne, dont la règle était de dîner à minuit et de déjeuner à cinq heures du matin.

Ceux-là produisaient autour d'eux l'excitation joyeuse. Et le reste, la foule anonyme, s'y conformait du mieux et du plus agréablement possible. Chacun, en vérité, s'y poussait peu ou beaucoup. Le souci général de la société était de savoir à quels amusements elle pourrait tuer le temps, après les affaires. La stimulation au plaisir sortait de toutes parts. On n'était alors ni plus écervelé, ni plus corrompu qu'à présent ; mais on s'abandonnait avec plus de franchise à des entraînements, que ne détournaient point de leur objet les occupations ou les aspirations civiques. Si l'Empire ne donna pas beaucoup de liberté, il offrit, en échange, des compensations... illusoires, peut-être, mais qui, sur le moment, avaient bien leur douceur. Les ennemis de la veille comme les satisfaits du jour s'unissaient à trouver que l'univers enfin penchait du bon côté. Des poètes à la lyre d'airain s'attendrissaient à chanter le verdissement du printemps universel. L'atmosphère parisienne était comme saturée de ferments voluptueux. Toutes fantaisies frivoles étaient à l'ordre du jour. La presse anecdotique, boulevardière, charivarique, se sentait portée à une immense faveur. Des visions de formes séduisantes et lascives faisaient frétiller le crayon des amuseurs de l'image. Leste et court-vêtue la verve d'un Grévin se donnait libre carrière dans le paradis des modes, dans les sphères tapageuses des princesses de la rampe, des étoiles de ballet et des indépendantes. Un Grévin ! on reconnaissait dans ce seul mot l'élégance moderniste un tant soit peu frelatée, l'allure engageante, la grâce coquette assaisonnée d'un grain de perversité, le chic enfin, qui en était le caractère habituel, l'abrégé, l'essence[4].

Les femmes... Le luxe des femmes, la coquetterie des femmes... on en revenait toujours là. Et toujours coulaient les sources de haute joie. D'apparence — nous disons d'apparence, car il y eut d'autres efforts et d'autres résultats, sous le second Empire —, ce n'étaient que fantaisies heureuses et changeantes, mousse pétillante de Champagne et de gaieté[5]. Aux acteurs, qui tenaient un rôle, petit ou grand, dans ce festoiement général, il apparaissait, selon le mot d'un contemporain, qu'eux-mêmes jouaient une féerie, en un décor de pays singulier, où la nappe était toujours mise, les lits toujours prêts, les amours toujours en campagne. Nous ne pouvons que le répéter, en tournant la page et en nous gardant d'abonder en des considérations graves, qui seraient le revers du tableau : ceux qui furent jeunes, oisifs et libres, en ce temps, ne durent pas regretter d'être au monde.

 

 

 



[1] Ce trait amusant et typique me fut raconté comme étant de Gramont-Caderousse ; j'eus des raisons de croire, par la suite, qu'il eut pour véritable auteur le comte Edmond de Lagrené.

[2] C'était là que le héros arabe versait dans le sein du public, en ces termes, sa flamme et ses soupçons :

De c'te petite blanchisseuse

Vraiment mon cœur est épris.

C'est peut-être une farceuse :

On en voit tant à Paris !

[3] Quand par hasard, a noté Claudin dans ses Souvenirs, on se séparait plus tôt que de coutume, Roqueplan était furieux. Il demeurait, rue Taibout, et moi, rue Le Peletier. Alors, il procédait ainsi : il montait avec moi dans une voiture de place, et le cocher avait ordre d'aller de la rue Taitbout à la rue Le Peletier, et de la rue Le Peletier à la rue Taitbout, et cela pendant des heures ! Que devait penser l'automédon, à moins qu'il ne dormît sur son siège, de la bizarre espèce de clients, qu'il déambulait ainsi de la nuit au matin !

[4] Par quelle figure neuve a-t-on remplacé la frimousse chiffonnée de ces rieuses d'hier ? La vie n'étant plus de mode, ni l'amour, ni la joie, et le talent ne se cherchant plus que dans l'assombrissement et dans l'enlaidissement de toutes choses, les successeurs de Grévin ont substitué, de préférence, à sa Parisienne fine et délicate, fuyante image des passionnettes vite dénouées, des liaisons courtes, librement heureuses et passagères, le type plutôt poignant et douloureux de celle qui résume les veuleries de l'amour repu ; et, sans pitié, continuellement, ils nous servent et portent sous nos yeux en sa note la plus réaliste, la fille telle que nous la coudoyons, chaque jour, l'irresponsable accomplissant sa tâche avec des allures d'hallucinées, vidant les bourses et les cervelles sans conscience, sans plaisir, sans attachement, sans haine, et qui finira sans savoir comment elle a vécu. C'est plus exact peut-être. Avons-nous gagné au change ?

[5] Cf. notre livre sur la Séduction, chapitre VII.