LES FEMMES DU SECOND EMPIRE

 

DANS LES SALONS D'UN MINISTÈRE : La Comtesse Walewska.

 

 

I

Un témoignage direct. — Réminiscences et souvenirs. — A Florence. Impressions de jeunesse. — Un fils de Napoléon Ier. — La légende et l'histoire des amours du grand homme. — Comment Marie-Anne de Ricci devient la comtesse Walewska. — Présentation à la Cour. — Une lettre de Madame Adélaïde. — Walewski, ambassadeur à Londres. — Lettre de Napoléon III. — Au ministère des affaires étrangères de Paris. — Un grand bal costumé. — Fêtes et réceptions.

 

Une après-midi de l'an 1904, au cours d'une visite chez Mme Octave Feuillet, je laissai tomber ce détail qu'une heure auparavant mon attention était suspendue aux lèvres de Mme Walewska, égrenant des anecdotes sur la cour des Tuileries, dont elle avait été l'un des ornements les plus goûtés.

Ah ! oui, dit-elle, la jolie Mme Walewska !

Et je remarquai qu'en parlant ainsi Mme Octave Feuillet n'était plus avec nous, et que, par la vertu de ce regard intérieur, qui transperce, illumine les profondeurs de la mémoire, elle la revoyait allant jeune, heureuse, fêtée, à travers les salons emplis de clarté, de mouvement, de luxe, d'harmonie. Il y avait fort longtemps de cela.

On la connut ambassadrice à Londres, femme d'un ministre d'Etat, à Paris, et grande dame des plus qualifiées dans le monde cosmopolite des Tuileries. Des souverains furent à ses pieds. L'impératrice la tint en amitié vive. La reine Victoria lui prodigua les marques d'une particulière affection. Elle passa, auprès de l'impératrice d'Autriche Elisabeth, — la plus jolie femme de son empire, disait-on, — des semaines exquises. Les hommes les plus célèbres illustrèrent ses réceptions. Et la meilleure partie de ses jours ne fut autre que le reflet limpide et riant de la situation exceptionnelle dont jouissait son mari et des grandes affaires internationales auxquelles il se trouva mêlé.

Tous les détails dignes d'intérêt d'une existence si pleine, elle-même voulut me les confier, au gré de ses réminiscences, selon le tour de la causerie du moment, à travers la succession agréable de ses entretiens. En les translatant sous vos yeux, je ne ferai que rapporter, pour ainsi dire, des conversations écrites.

Florentine de naissance, Française par droit de mariage, comptant, dans sa parenté italienne, d'illustres alliances qui remontent jusqu'à Machiavel ; et descendant, en ligne maternelle, de la famille polonaise des princes Poniatowski, l'arbre généalogique, qui verdoie dans ses archives, a poussé des branches bien entremêlées.

Nièce de Joseph Poniatowski, ministre de Toscane et, plus tard, sénateur de l'Empire, elle naquit sur les bords de l'Arno, dans la demeure des marquis de Ricci, non loin de ce palais Orlandini, où la princesse Mathilde coula les années de sa jeunesse. On lui donna les, prénoms de Marie-Anne. Son enfance fut dénuée d'incidents. Elle était gaie, capricieuse, espiègle, comme on l'est à cet âge ; les jeux lui plaisaient mieux que l'étude, ainsi qu'à plus d'une autre, et les rires à belles dents et les courses échevelées sous les grands arbres du parc. Elle trouvait fâcheuses uniquement dans la vie les leçons d'une gouvernante française, qui, paraît-il, avait à cœur de lui rendre sensibles les devoirs de l'obéissance et, pour les lui inculquer de force, la malmenait quelquefois.

Insoucieuse de l'avenir, Marie-Anne laissait errer sa pensée libre et ses rêves sans ambition. Elle aspirait les souffles purs de sa jeunesse, sans nulle curiosité de connaître le secret du lendemain. Une demande en mariage vint la surprendre dans cette innocente tranquillité d'âme. Un aimable seigneur, fils de prince, avait désiré sa main. Elle n'y songeait pas ; aucune hâte ne la pressait de quitter la maison maternelle. Cependant, la marquise. et son père, jugeant le parti flatteur et avantageux, allaient donner leur assentiment. Par contre, le vieux prince Corsini s'était montré beaucoup moins facile à seconder les vues de son fils. Il avait opposé un non formel. Avec plus de docilité que de tendresse filiale, l'amoureux gentilhomme, qui voulait bien user de patience, mais ne tenait pas à, être déshérité, offrit d'attendre que l'inéluctable loi du sort le rendit prince à, son tour et maître de ses volontés. Mais la jeune fille n'avait nulle envie de compter les jours et les semaines, les mois et les années, jusqu'à la mort d'un père, pour allumer les flambeaux de l'hymen aux cierges : de son catafalque. Il n'en fut plus parlé. D'autres prétendants s'annoncèrent : un marquis de San-Juliano, de Naples, et un seigneur viennois, le comte de Schomberg, un bretteur enragé, qui, pour un mot, pour un regard de travers, pour une plaisanterie, pour rien, était toujours prêt à mettre flamberge au vent, et que cette humeur batailleuse devait conduire à sa perte, car il fut tué dans un duel avec un banquier, le dernier homme dont il pût être le provocateur.

 

Sur ces entrefaites, le comte Walewski parut à Florence, Alexandre Colonna Walewski, né en Pologne, de la femme célèbre par sa beauté et son patriotisme, qui inspira à Napoléon Ier un attachement passionné.

On a représenté, sous des couleurs de roman, et la scène s'en emparera, quelque jour, l'épisode sentimental dont celle-ci fut l'héroïne[1].

Le 1er janvier 1807, l'Empereur venant de Pulsturck et se rendant à Varsovie s'arrêtait, pour changer de chevaux, à la porte de la ville de Bronic. Une foule illusionnée se pressait sur son chemin pour saluer le soldat de fortune en qui l'on espérait voir le libérateur de la Pologne. Deux femmes, non sans péril, sont parvenues à se glisser jusqu'à lui. L'une, presque une enfant, toute blonde, avec des grands yeux bleus très naïfs et très tendres, semble transfigurée d'enthousiasme. Bonaparte, surpris, ému de cette vision, lui jette une fleur, s'informe et manifeste l'intention de la revoir.

Elle se nomme Marie Walewska, née Laczinska, d'une famille ancienne mais dénuée de biens. Son mari est un vieillard de soixante-dix ans, Anastase Colonna de Walewice-Walewski, se rattachant par ses origines aux Colonna, qui donnèrent à l'Eglise un pape et des cardinaux, à l'Italie des généraux et des diplomates. Ce lustre familial, le titre qu'il eut de chambellan du feu roi n'empêchent que, pour la jeune épousée, les jours ne se soient écoulés bien monotones, sans éclat, sans plaisirs. Un enfant, un fils a ranimé sa vie. Elle s'y est consacrée tout entière. Aussi, malgré sa fine beauté, est-elle presque inconnue hors de son foyer.

Mais l'Empereur, le conquérant, le meneur d'armées et de peuples l'a remarquée. On le lui fait savoir. Elle tremble ; un secret pressentiment la retient au foyer ; elle ne veut assister à aucune des fêtes organisées en l'honneur de Napoléon. Elle en est priée, cependant, et par mission spéciale du prince Joseph Poniatowski. Résiste-t-on à un désir de l'Empereur ? Elle devra se rendre à Varsovie. Son mari lui-même l'y engage. Elle assiste donc au bal, où déjà circule le bruit de l'aventure.

Elle a refusé de danser et rentre chez elle, nerveuse, inquiète. On lui remet, coup sur coup, des billets écrits de la main impériale, et ce sont des déclarations brûlantes. On vient en députation chez elle. Les plus respectés des chefs polonais lui disent et redisent : Vous ne pouvez vous dispenser d'assister au dîner auquel vous prie l'Empereur, sans vous exposer à paraître mauvaise patriote, mauvaise Polonaise. Il l'aura donc fallu ! Une insidieuse amie lui murmure, pendant qu'elle rêve de sa maison tranquille, de son enfant : Tout, tout, pour cette cause sacrée ! Les membres du gouvernement provisoire l'exhortent à ne pas méconnaître te bion qu'elle peut accomplir, grâce à sa douce influence de femme. Cependant, les lettres se succèdent. Le mari, comme tant d'époux, en pareil cas, a les yeux couverts d'un triple bandeau. Il insiste pour qu'elle soit présente au nouveau banquet. Même il va plus loin ; il objurgue, il commande... Le pas décisif est bien près d'être franchi. Elle en a l'avertissement et la peur, au fond de son âme vertueuse. Et toujours on l'obsède. On tourne autour d'elle, la pressant de se décider. La voiture est en bas. On l'y pousse.

Pendant le dîner, assise en face de l'Empereur, elle doit écouter, sourire aux lèvres, les propos entremetteurs de Duroc. Et ce sera tout à l'heure, au milieu de la confusion d'une sortie de table, l'attaque directe du maître. Quelqu'un lui fait tenir la proposition d'un rendez-vous. Comme elle s'en indigne, on lui reproche encore son manque de patriotisme. Sont-ce vraiment les sentiments, la conduite d'une zélée Polonaise ? Et, de fatigue, elle laisse enfin tomber les mots attendus : Faites de moi ce que vous voudrez.

On la mène, le matin, au palais, pour la remettre, le soir, aux mains de ceux qui la viendront chercher et la livrer à celles de l'amant souverain. Elle va d'un pas abandonné. Napoléon est entré dans la chambre et joue son rôle. Seule à seul avec lui, elle proteste et pleure. Il s'irrite, mais doit attendre au lendemain que plus de faiblesse et de lassitude abaisse devant lui les dernières résistances. Et l'épreuve recommence le jour suivant, à pareille heure. Napoléon est maintenant un amant fougueux. Il prie. Il s'empresse. Il menace. Une femme est là, chez lui, à ses ordres, et qui prétend rester fidèle à la foi conjugale, aux principes de sa conscience et de la religion ! Que signifiait une pareille chose ? Elle s'effraye aux éclats de sa voix, et presque s'évanouit. Elle est à présent sa maîtresse.

Oui, telle est la manière dont une sorte d'histoire officielle, très agréablement narrée par Frédéric Masson, a présenté les détails de cette rencontre. Ils se passèrent plus simplement, et je tiendrais d'une source plus sûre, parce qu'elle fut plus intime, le récit exact du sentiment de l'Empereur pour la première madame Walewska. En toute affaire, Napoléon était l'homme impérieux et pressé, qui ne devait jamais perdre de temps. Aime -Walewska, très simple, très naïve, sans ambition personnelle et qui espérait obtenir, au prix de son obéissance, la reconstitution du royaume de Pologne, s'était pliée à la volonté du vainqueur d'Austerlitz, et, pour cela, l'attendait un soir, frissonnante. Il était entré dans la chambre comme dans son cabinet de travail, l'air soucieux et songeant à bien autre chose qu'à l'amour.

Il a dégrafé son ceinturon et jeté son épée sur la table. D'une voix brève, impérative, il interroge la jeune femme, qui est censée se reposer dans l'ombre de l'alcôve. Il demande des noms, ceux des principaux de la ville et des renseignements sur la localité polonaise. Tandis qu'elle répond, balbutiante, il prend des notes hâtives... La chose est faite ; alors seulement il se rappelle l'objet véritable du rendez-vous, et revient à sa fantaisie de tendresse.

Il en advint une sorte de passion intermittente de l'homme de guerre pour celle qui n'avait désiré que d'être l'ambassadrice d'un peuple opprimé. Souvent, elle lui reparlera de sa chère Pologne ; il sourira, se dérobera. Aucun chef d'État n'accorda moins que Napoléon à l'intervention des femmes, en politique. Pendant la campagne de 1809, Marie Walewska s'était rendue à Vienne, où l'on avait préparé pour la recevoir un logis d'une extrême élégance, près de Schœnbrunn. Elle y devint enceinte et retourna faire ses couches à Walewice, où naquit, le 4 mai 1810, Alexandre-Florian-Joseph Colonna Walewski.

Elle fut à Paris, dans la suite, et l'Empereur ne cessa point de s'intéresser à elle, de se montrer soucieux qu'on veillât à toutes ses aises et satisfactions. En 1812, un acte exceptionnel était passé au palais de Saint-Cloud pour composer et enregistrer le majorat, établi en faveur de son fils, par la dotation de biens situés dans le royaume de Naples, avec le titre de comte de l'Empire.

C'est ce Walewski qui fut soldat, écrivain, diplomate, homme d'Etat, et demanda la main de Marie-Anne de Ricci. A cette heure, il n'avait aucun poste et n'exerçait aucune fonction[2]. Mais on le savait l'ami personnel de Thiers. La route s'ouvrait, devant lui, toute pavée d'espérances.

Il était déjà venu à Florence, quatre années auparavant, c'est-à-dire en 1842, et avait lié connaissance avec la famille de Ricci. La seconde fois, il n'était pas arrivé seul, en Toscane. Le comte de Flahaut l'avait accompagné dans son voyage, — ce comte de Flahaut, qui aurait aimé particulièrement le voir épouser sa fille Georgine ; mais celle-ci devait passer à d'autres mains et s'appeler marquise de la Valette. De même, à ce que m'en disait Mme Walewska, Thiers n'aurait pas été fâché qu'il fit le bonheur de Mme Félicité Dosne : Mme Dosne, ajoutait-elle avec un peu de malice, qui n'est pas encore mariée, en 1905.

Walewski avait son choix bien arrêté. Il n'accomplissait pas une promenade de touriste en Italie. Des circonstances graves avaient provoqué son départ. Lié, à Paris, avec la tragédienne Rachel, — aussi intimement lié qu'on pouvait l'être — il avait eu la désagréable surprise, un soir de visite inattendue chez elle, d'y rencontrer, bien à contre-temps, le duc de Grammont. Et la rupture s'en était suivie, immédiate et radicale. Il avait pris le chemin de l'Italie et le parti d'en revenir marié.

Une forte attraction le poussait à retrouver la belle physionomie de jeune fille, qui l'avait séduit une première fois. Il la revit. Le soleil ardent de l'Italie incendia son âme. Il l'appela, dès lors : sa Destinée.

Ce fils naturel de Napoléon Ier avait grand air. Sur son visage était imprimée, frappante, la ressemblance de l'impérial ami de Talma, avec une expression plus séduisante. Très grand seigneur, mondain fort recherché dans les salons de l'aristocratie, sérieux et décidé de caractère, il n'affichait pas, mais ne cachait pas non plus ses avantages. Cependant, il ne produisit pas, d'abord, une impression fulgurante sur l'imagination de Marie-Anne, tout occupée de ses babioles de jeunesse, et dont le regard était demeuré distrait, sans doute, lorsqu'on lui présenta cet étranger, qui, avec sa tête de médaille romaine et sa haute prestance, était un des plus beaux hommes de sa génération. Elle ne résista pas, néanmoins, à son appel, et quitta Florence sans trop de regret, un peu inquiète seulement, de la figure qu'elle allait faire, ignorante de la vie comme elle l'était, dans le monde où son mariage allait l'introduire. Il avait quinze années de plus qu'elle. Il possédait l'autorité, l'expérience ; il se chargea d'être son éducateur, et ses premiers émois se rassurèrent. D'un prudent conseil, il lui fixa, dès le premier jour, cette règle de conduite suffisant à hausser, peu à peu, au ton de son entourage, si brillant qu'il pût être, l'esprit d'une jolie femme, douée d'intelligence et de tact :

— Regardez et écoutez.

Blonde comme le blé de mars, avec des yeux d'un gris bleu très animé, des traits fins, un profil mince et délicat, et tout le sémillant, toute la grâce d'une beauté de petit format, le monde l'accueillit en souriant. Presque aussitôt, on lui avait ménagé, au château de Neuilly, l'accueil sympathique de la famille royale, et l'impression fut excellente. Le lendemain, Mme Adélaïde, sœur de Louis-Philippe, écrivait à M. de Flahaut, grand écuyer du duc d'Orléans et ambassadeur à Vienne, ces lignes dont on nous a communiqué l'original :

Hier soir, à Neuilly, nous avons eu lady Sandwich, qui nous a présenté, la reine et toutes les princesses étant là, la nouvelle comtesse Walewska. Cette jaune femme est séduisante ; elle est plus que jolie, parce qu'elle a comme parure la simplicité naturelle. Elle fera grand effet dans la société parisienne.

LOUISE-ADÉLAÏDE.

 

Cependant, Walewski n'occupait toujours point do situation officielle. Guizot était au pouvoir. Ce ministre le voyait sans complaisance, à cause des rapports affables qu'il entretenait avec Thiers, son éternel antagoniste. Il n'inclinait guère à lui confier un emploi diplomatique. Des amis intervinrent, vantant ses mérites à Guizot, qui résistait. Enfin, l'homme d'État laissa fléchir ses motifs d'exclusion, mais pour l'envoyer au plus loin, à la Plata. Sa femme et lui ne s'attardèrent que le moins possible dans ces régions de l'Amérique méridionale. Par une étrange ironie des événements, le 24 février 1848, le jour où s'effondrait la monarchie constitutionnelle sous les pavés des barricades, Guizot signait la nomination de Walewski en qualité de ministre plénipotentiaire à Copenhague. Il n'eut pas à boucler sa valise de voyage.

La présidence de Louis-Napoléon l'en dédommagea largement. Nommé ministre à Florence, en 1849, il reçut l'ambassade de Londres en 1852. L'habileté avec laquelle Walewski parvint à obtenir du ministère anglais la reconnaissance de Napoléon III, à travers de réels obstacles, fut le grand événement de son passage dans le Royaume-Uni.

Les choses n'allèrent pas aussi aisément qu'on le pourrait croire, nous confiait Mme Walewska. J'étais à Londres. Je revois tout le mouvement qui se fit autour de cette grosse formalité. Le gouvernement anglais avait accepté l'Empire ; mais il ne lui convenait pas de le reconnaître sous le nom de Napoléon troisième, qui prolongeait et fortifiait, dans le passé, le principe dynastique.

Mon mari s'étonna des échappatoires et des difficultés qu'on lui opposait, mais ne se découragea point. Le baron Brunow, ministre de Russie, entretenait secrètement la résistance. Et l'Angleterre continuait d'objecter qu'en acceptant Napoléon comme le troisième empereur des Français, elle infligerait un démenti à sa politique et ferait ombre à la gloire de Waterloo. Tout au plus admettait-elle de le saluer du titre de Napoléon II, pour cette bonne raison que le duc de Reichstadt n'avait point régné.

Les discussions traînaient en longueur. C'est alors qu'eut lieu, peu de jours avant le 2 décembre 1852, le dîner que le ministre de Prusse à Londres, le baron Bunsen, offrait au corps diplomatique. Lord Derby, président du Conseil, lord Malmesbury, ministre des Affaires étrangères, lord et lady Palmerston, le ministre italien d'Azeglio étaient des convives de cette magnifique réception.

Mon mari m'avait chargée d'entreprendre, à la fin du dîner, lady Derby, pendant que lui-même conférerait avec le ministre anglais, et de laisser entendre, afin que cela fût répété, que, si le président du Conseil se refusait à seconder les vues de l'ambassadeur français, lord Palmerston, son adversaire, ne manquerait point, lui, de provoquer une interpellation à la Chambre des Communes et d'entraîner, à son profit, la chute du cabinet.

Il faut pourtant se décider, disait-il, de son côté, à lord Derby. Car si vous ne le faites, Palmerston, qui est là-bas, reconnaîtra Napoléon III et s'en prévaudra à vos dépens.

Ce fut l'argument vainqueur. Walewski avait sondé, dans le même sens, lord Palmerston, qui, prompt à saisir l'occasion de rentrer en scène, voyait déjà le moment d'interpeller lord Derby et de ramasser une majorité. Il n'y eut plus d'opposition. Lord Derby céda.

Le lendemain, mon mari recevait cette lettre de Napoléon III :

Aux Tuileries, le 3 décembre 1852,

Je vous remercie de votre télégramme d'hier, qui reflète si bien la chaleur de votre cœur. Je suis très sensible à cette nouvelle preuve de votre dévouement. Je vous prie de compter toujours sur ma sincère amitié et de croire que je m'estime heureux d'avoir en vous un représentant si habile et si dévoué.

NAPOLÉON.

 

La récompense ne se fit pas attendre. Il fut sénateur. Il fut ministre. C'était le beau moment de l'alliance anglaise, à laquelle on sacrifia tant d'intérêts, en France. Quand la comtesse Walewska quitta Londres, les dames de la haute aristocratie se cotisèrent pour lui offrir un bracelet, en souvenir de son passage.

 

On s'était installé superbement au ministère des Affaires étrangères, le plus fastueux de toute l'Europe. Pour inaugurer cette prise de possession, pour célébrer aussi tant d'heureuses conjonctures, le ministre et sa femme offrirent, le 17 février 1856, un bal resté fameux dans les fastes mondains du second Empire, — ce bal costumé, qui fit tant parler de l'Empereur en domino et de la Castiglione en dame de cœur.

En un temps où la mode des crinolines avait rappelé l'exubérante fantaisie des paniers, pendant que remontaient de partout les souvenirs Pompadour, Mme Walewska, alerte à saisir le ton du moment, ressuscitait, chez elle, le XVIIIe siècle.

Sans s'être aucunement concertées à l'avance pour assortir les nuances de leurs costumes dans une harmonie générale d'époque, presque toutes les invitées étaient apparues en Louis XV. Des marquises rocaille revivaient sous les traits des princesses Mathilde. Murat, Poniatowska. En grisette de la régence passait Mme Dubois de Lestang, avec un négligé bourgeois fort coquet, inspiré par Jeaurat. La générale Fleury renchérissait encore sur l'ancienne mode, et, pour avoir la latitude d'enfler au maximum l'ampleur de ses paniers, tenait grande place en dame de la reine Marie-Antoinette, d'après Moreau le jeune.

Une seule de ces patriciennes avait osé s'affranchir de la cage encombrante : Mme de Castiglione, dont la réputation d'indépendance était acquise, et qui n'eut pas à le regretter, en définitive, parfaite de tous points comme elle était.

Quant à la maîtresse du lieu, une Diane des ballets royaux, toute conforme à l'un des plus jolis motifs fournis aux Menus-Plaisirs du roi par le dessinateur Roquet., chacun la félicitait sous ses atours de chasseresse poudrée. On eût cru qu'elle sortait d'un cadre de l'époque, fraîchement pomponnée. Elle était l'âme, le sourire lumineux de la fête.

D'autres réceptions suivirent, non moins somptueuses. Elles eurent une grande célébrité mondaine. Rien n'était plus brillant que les dîners et les bals du ministère des Affaires étrangères. Lorsque, au point culminant de sa carrière, et sur la proposition du comte de Buol-Schauenstein, Walewski eut été appelé à présider le Congrès de Paris, les plénipotentiaires de l'Europe ne tarissaient pas d'éloges sur l'éclat des soirées, que donnait à l'élite de la société parisienne le chef de notre diplomatie.

La première séance du Congrès avait eu lieu, le 25 février 1856, et, le même soir, le comte Walewski donnait à ses hôtes un dîner de trente couverts, suivi d'un grand concert, pour lequel huit cents invitations avaient été lancées.

Tous les regards étaient tournés, à ce moment, vers la paix et se tenaient fixés sur les représentants des grandes puissances. Pour ne point démentir la tradition diplomatique, qui veut que les plaisirs marchent de front avec les affaires et que les uns soient l'acheminement agréable à la conclusion des autres, on apportait un zèle infini à diversifier les intermèdes des conférences journalières. Et le 30 mars, quand fut signé le traité, ce fameux traité de Paris, qui a été l'une des grosses illusions de la politique extérieure de Napoléon III, ce fut partout un redoublement de musique, de danse et de galas pour célébrer l'heureux événement[3].

Les invitations aux Affaires étrangères étaient extrêmement recherchées. Les mercredis de Mme Walewska faisaient fureur. D'un accord unanime, on reconnaissait que le ministre et sa femme emportaient le prix dans le genre des divertissements costumés et de l'allégorie. Ils avaient donné l'impulsion à ces soirées travesties, qui tournèrent les cervelles d'un monde folâtre pendant plusieurs années. La chronique a gardé le souvenir d'une de celles-là où, très agréablement, Mme Walewska allégorisait le froid sous une robe de dentelles noires, sa tête blonde chargée de frimas, pendant que la princesse Troubetzkoï s'évaporait en papillon du printemps, ou que Mlle Erlanger flambait en couleur de feu.

La maison était hospitalière aux lettres et aux arts. Théophile Gautier, entre autres, y avait ses familières entrées. Il plaisait aux Walewski de réunir à leur table la fleur des écrivains, des artistes, qu'eux-mêmes rencontraient, d'ordinaire, chez leur amie, la princesse Mathilde. Ils savaient qu'en mêlant et fondant les esprits d'élite dans une atmosphère intime et chaude, on les pénètre réciproquement des influences qui les stimulent. Un hasard intelligent présidait à ces rencontres. On n'avait à craindre, en pareil cas, qu'une sélection trop raffinée parfois.

Un soir, me disait Mme Walewska nous avions à dîner, en même temps, Jules Sandeau, Dumas, Gautier, Mérimée, et tutti quanti. On aurait pu croire que la conversation, avec de pareils artificiers de la parole, ne serait qu'une pluie d'étincelles. Eh bien ! pas du tout. Elle se traîna languissante, du commencement à la lin. Sandeau comptait sur Dumas, Dumas faisait fond sur Gautier, et Gautier ne se sentait pas assez lui-même dans le voisinage des grands confrères.

Et cela me rappelait un propos de Mme Octave Feuillet, me disant quel était le charme des dîners choisis de Mme Fortoul, la femme du ministre de l'Instruction publique. Ayant éprouvé, en différentes occasions, que trop de gens d'esprit rassemblés dans un même cercle s'éteignent mutuellement, cette excellente maîtresse de maison variait les séries avec une attention extrême, n'invitait qu'une dizaine de personnes soigneusement triées, et jamais tous les causeurs à la fois. Or, rien n'était plus exquis que les réunions priées de Mme Fortoul.

 

Tel était le train habituel des soirées d'hiver. En la belle saison, la comtesse Walewska passait une grande partie du printemps et de l'été dans sa propriété d'Etioles. Les visiteurs en connaissaient les chemins hospitaliers. Il y avait là, comme en tous lieux où elle portait ses pas, belle compagnie ; et les hasards de la politique, selon qu'ils augmentaient ou diminuaient l'influence de son mari, n'y avaient pas de répercussion sensible. Son cercle se déplaçait avec elle, aussi bien quand Walewski avait rendu le portefeuille que lorsqu'il venait d'entrer dans une combinaison nouvelle de pouvoir. Le secrétaire particulier de l'empereur, le spirituel Mocquart[4] le remarquait affablement, lorsqu'il écrivait à la comtesse, juste au lendemain d'une crise, qui avait délogé de leurs ministères respectifs Persigny et Walewski :

Chère madame Walewska,

Votre bonne lettre m'a rappelé l'une de nos causeries d'autrefois. J'ai vu avec plaisir la troupe des artistes, des gens de lettres, des diplomates défilant à Etioles. Je cloute qu'elle ait été aussi grande à Chamarande[5] ou chez les autres sortants. D'abord, il y a beaucoup d'ingrats. Ensuite, il faut bien lui rendre cette justice : Walewski avait bien plus que son collègue de ces qualités, qui gagnent l'estime et l'affection. N'importe, je ne me serais pas attendu à des témoignages de reconnaissance si nombreux et si hautement manifestés. Ils font honneur et à ceux qui les ont donnés et à celui qui les a reçus. Cette partie de votre lettre a fait du bien à votre ami.

J'ai pressé l'empereur de répondre au sujet d'Orx[6]. Il est d'avis d'attendre encore le résultat de nouveaux renseignements pris sur les lieux.

Vous avez bien raison de chercher à vous caser. Il ne suffit pas, comme le disait Walewski, d'avoir sa malle faite ; il faut encore avoir sa chaumière prête. Mais tout est relatif, et, dans Paris, une chaumière même un peu convenable est difficile à trouver.

Après Vichy, c'est-à-dire après le 5 août, nous rentrons à Saint-Cloud. L'Empereur se rend au haras du Pin, revient, et, après le 15, se rend au camp de Châlons, puis, vers la fin du mois à Biarritz avec l'impératrice. Parmi tous ces déplacements, il ne me reste guère de chances de vous revoir, puisque vous serez au bord de la mer pendant le temps où je serai à Montretout.

Les eaux, cette année, sont fort salutaires à l'empereur, qui se contente du bain. Rien ici digne de vous être raconté. La société a beau se renouveler : elle demeure toujours fort commune. La quantité 'l'emporte de beaucoup sur la qualité.

MOCQUART.

 

Quand un peu tout le monde se dispersait aux eaux, elle se rendait volontiers à Kissingen, station fort en vogue où les chaleurs de l'été ramenaient une colonie française appartenant surtout aux milieux officiels. L'animation y était belle et vive. Les femmes faisaient assaut d'élégance. On n'accordait au régime de la source que le peu de temps laissé libre par les promenades et les réceptions. Mme Walewska était là fort en vue, aux environs de 1866, quand Benedetti, récemment nommé ambassadeur en Prusse, levait ce croquis épistolaire de son séjour à Kissingen et des divertissements qu'on y prenait :

Kissingen, 17 juillet.

J'ai encore retrouvé ici, mande-t-il à Thouvenel, à mon retour de Nuremberg, les Walewski et la comtesse de La Bédoyère, et j'ai fait votre commission. Le comte Walewski m'a annoncé lui-même son avènement au fauteuil de la présidence du Corps législatif. La tâche lui parait difficile ; mais, quand on a fait reconnaître l'empire à Londres et contraint ainsi l'Europe à renier son œuvre de 1815, on ne peut s'empêcher de le sauver, au Palais-Bourbon, du péril auquel il est exposé. La comtesse 'Walewska, se moquant des impertinences du temps, l'unique ennemi qu'elle ne réussit peut-être pas à vaincre complètement, est toujours ravissante de grâce, de bonne humeur. Elle continue à devancer ou à faire la mode. Elle a, comme toujours et comme tout le monde, son chevalier servant, et c'est votre ami, le comte de Goltz, qui en joue le rôle à Kissingen. Il s'en acquitte avec assiduité. Il conduit la comtesse à la Source ; il ordonne les promenades et les fêtes ; il est son premier maître de la bouche ; il avait, en la précédant, fait les logements. Hier enfin, il a, en heureux et habile diplomate qu'il est, amené une rencontre avec l'impératrice d'Autriche, et il s'en est suivi une présentation sur la place de Kissingen, à l'heure où tous les étrangers s'y trouvaient réunis, véritable triomphe pour la comtesse et pour Goltz lui-même.

 

D'autres fois, on allait au Mont-Dore. Elle habitait, dans ce coin d'Auvergne, une villa qui n'avait non plus les aspects d'un ermitage. Des amis étaient invités. On y- faisait étape, pour une ou plusieurs semaines. Gounod y passa une saison. Il avait composé là son opéra de la Reine de Saba, et l'avait dédié à son hôtesse... Sur ce brillant passage, une ombre s'était glissée. Dès lors, Gounod donnait des signes de son malaise cérébral. On n'ignore pas qu'il faillit perdre la raison, qu'il côtoya les bords d'un demi-délire, et que, par crainte de pire extrémité, il avait dû se soumettre aux soins méthodiques du docteur Blanche. Lui-même se rendait bien compte des alternatives de fièvre et d'hallucination, qui le reprenaient par accès. Aussitôt que se dénonçaient les fâcheux prodromes, en toute hâte il retournait chez le fameux aliéniste, ou se faisait adresser quelqu'un de son personnel, capable de veiller sur sa santé et d'éloigner de lui les périls d'une crise plus grave. Au Mont-Dore, Mme Walewska, qui n'en était pas avertie, avait eu la surprise de voir aux côtés de Gounod un homme tout de noir vêtu, et qui ne le quittait pas plus que son ombre. Il s'attachait à ses pas, lui parlait à mi-voix, chuchotait à son oreille. Quel pouvait être ce serviteur si -prévenant et en même temps si familier ?

Je ne suis pas curieuse, dit-elle à son mari, mais je ne serais pas fâchée d'apprendre ce qu'il peut y avoir de commun entre le Maître et son mystérieux acolyte.

Walewski lui donna l'explication qu'elle désirait. Un matin, on devait faire une cavalcade aux environs. Gounod s'en, était réjoui d'avance, avec une gaieté d'enfant et d'artiste. Mais, au moment de monter en selle le personnage officieux était intervenu : M. Gounod ne devait pas s'échauffer... Il ne devait pas trop galoper. Et maintes recommandations de pareille sorte avaient suivi celle-ci.

Longtemps plus tard, Mme Walewska me confessait qu'ayant toujours eu grande peur de deux espèces de gens au monde : les hors de sens par l'effet de la boisson et les fous, elle avait vu partir l'illustre compositeur avec une impression de soulagement.

Mais retournons aux parisiens séjours.

Facile à l'entraînement et complaisante aux gaîtés en circulation, Mme Walewska, qui n'avait pas cessé d'être celle que les jeunes filles et les jeunes dames florentines avaient surnommée : la rieuse, Mme Walewska se répandait beaucoup au dehors. On la voyait partout. A l'instar de Mme de Metternich, elle était de toutes les parties, comme par devoir et par plaisir. Elle ne manquait ni bals ni soirées. Elle ne se refusait pas non plus aux accommodements des tableaux figurés, quand on lui en exprimait le désir. A Compiègne, une après-midi que Félicien David chantait sur l'orgue, dans la coulisse, on l'avait trouvée parfaite, jouant le rôle principal d'Herculanum. Chaque occasion la rencontrait avenante et dispose au plaisir de tous. Octave Feuillet a raconté, là-dessus, une jolie anecdote.

Mme Walewska, la princesse Anna, la duchesse de Montebello, Gounod, le fils de l'amiral Hamelin et Feuillet, assistaient au thé de l'impératrice avec le duc d'Athol et trois autres chefs écossais, aux jambes nues, arrivés, en leur costume national, des montagnes des Highlands. Sur les six heures et demie, à l'instante prière du romancier, l'impératrice demanda au duc de faire venir son joueur de cornemuse. Le piper arrive en grand uniforme et joue une marche guerrière, en se promenant gravement et militairement dans le salon. Cependant, on avait grande envie de voir les Ecossais danser leur danse nationale. Pour les décider et les mettre en train, l'impératrice, la princesse Anna et Mme Walewska n'hésitèrent pas. Se levant de leurs fauteuils, elles dansèrent avec eux une espèce de gigue calédonienne, comme de vraies filles d'Ecosse. L'élan était donné. Ils continuèrent seuls, et ce fut très intéressant à regarder.

Mme Walewska était en permanence aux séries de Compiègne. Des premières invitée chez le prince président, elle y avait marqué de loin sa place dans le groupe des jolies personnes, qui devaient former avec elle, comme la comtesse plus tard duchesse de Persigny, la duchesse de Bassano, la comtesse Le Hon, la belle Valentine Haussmann, la non moins belle Mme de Pourtalès et la duchesse de Cadore, le noyau de la Cour de Napoléon III. Aux réunions automnales de Compiègne, qui furent le point de départ des élégances et du luxe officiels, elle fut des régulières, faisant cercle dans la fameuse loge, un peu en arrière des souverains, parmi celles dont les charmes variés, le resplendissement des parures, le goût et la splendeur des toilettes, attiraient feus les regards du reste de la salle. Par la haute situa-lion du comte Walewski et l'éclat qui en rejaillissait sur elle, par son attrait personnel et la faveur dont on la savait entourée, elle ne pouvait y être que très remarquée.

Ce fut surtout en 1860 et en 1861, les années les plus brillantes des Compiègnes. Les récentes victoires de Magenta et de Solferino avaient redoré les aigles de l'Empire. D'autre part, les espérances de la paix ouvraient des horizons d'azur. Au mois de novembre 1860, la Cour était revenue, en la saison des chasses et les fêtes avaient repris leur animation périodique avec un élan, un entrain inaccoutumés. Le prince Napoléon et la princesse Clotilde qui venaient d'unir leurs destinées politiques, bien plutôt que leurs âmes, étaient les hôtes de l'empereur, ainsi que le nouvel ambassadeur d'Autriche, le prince de Metternich. On avait les yeux bien ouverts, en même temps, sur la nouvelle arrivée : la princesse de Metternich, qui, dès les premiers jours, s'était signalée par son originalité propre, le caractère indépendant de son esprit et le goût à part de ses toilettes.

Pour ces hôtes illustres, les organisateurs des plaisirs de la Cour avaient redoublé d'empressement et d'ingéniosité. Les représentations théâtrales avaient été rehaussées d'un intérêt nouveau, où le choix des ouvrages et la qualité des artistes répondaient à la distinction des spectateurs. On écoutait. On regardait, on comparait. Et, de l'avis des meilleurs arbitres de l'élégance, Mme Walewska, dans sa robe de satin blanc, les oreilles et le cou ornés de perles d'un grand prix, n'avait pas à souffrir du voisinage de la princesse de Metternich, en robe de tulle noir constellée de diamants.

 

II

Les hôtes étrangers au château de Compiègne. — Une conversation avec Bismarck. — Visite de Frédéric-Guillaume chez la comtesse. — Une plaisante confusion : le roi de Prusse et Leroy. — La meilleur page du portefeuille d'un ministre. — Entre l'empereur et l'impératrice. — Après le 4 septembre. — Le salon de Mme Walewska, à l'hôtel de Flandre de Bruxelles. — Une lettre de Thiers. — Retour en France. — Trente ans après.

 

Au printemps de 1862, Bismarck avait échangé son ambassade de Saint-Pétersbourg contre celle de Paris, pour n'y séjourner que peu de temps, d'ailleurs, mais assez pour savoir à quoi s'en tenir sur la faiblesse relative de l'organisation militaire de la France et sur l'indécision où flottait la volonté dirigeante, en matière de politique extérieure.

Il se rendait assez volontiers chez Walewski, dont il estimait la fermeté de vues et la franchise, tranchant sur la nature incertaine et louvoyante de Napoléon III. Lorsque le ministre se trouvait retenu en quelque conférence, il montait, un moment, chez la comtesse. Il acceptait de prendre le thé, causait avec elle des actualités du jour, lui, rappelait les circonstances d'une première rencontre aux : eaux thermales de Hombourg, parlait de choses diverses et freine de politique. Bismarck interrogeait, surtout. Que pensait-on chez l'empereur ? Que voulaient ses conseillers ? Que voulait-il lui-même ? Cesserait-il d'aller à droite, à gauche, sans se fixer à aucune alliance ferme et solide ? Où visait-on par ces lignes brisées ? Elle se dérobait à des questions trop directes :

Comtesse, en politique, il faut tout dire.

Oui, sauf la chose importante dont on ne parle jamais et que vous vous garderiez bien vous-même, monsieur l'ambassadeur, de mettre sur le tapis de la conversation.

Peut-être. Cette chose, justement, que vous voudriez me faire dire... Car vous m'avez l'air d'être aussi, vous, une habile petite diplomate.

Ne suis-je pas à bonne école ?

C'est ainsi que l'ambassadeur prussien, en des escarmouches mondaines sans gravité, donnait relâche à la poursuite de ses desseins déjà mûrs. Mais qui, se doutait alors en France, que Bismarck fût un homme de la trempe de Cavour ? Moins que personne, les gens habiles, les gouvernants terriblement aveuglés, qui le traitaient en personnalité négligeable.

L'année suivante, l'arrivée du roi Guillaume de Prusse était le gros événement de la saison. Le monarque allemand n'avait pas entrepris le voyage de Berlin à Compiègne uniquement pour le plaisir d'aller chercher des distractions au sein d'une Cour plus luxueuse, plus galante que la sienne, et plus étourdie. Des faits considérables se préparaient, en perspective desquels ii avait hâte de pressentir sur place les intentions de Napoléon, comme allié on comme adversaire ; et ce n'était point sans le désir d'en être éclairé bien à fend qu'on te voyait s'attarder, le matin, par les avenues du parc, est des colloques sans fin avec l'empereur — plus mystérieux et moins lucide. Ces conversations sérieuses et ces grands projets faisaient trêve, aux heures de visites mondaines, de chasses ou de réceptions.

Pour avoir l'aspect et les goûts d'un prince militaire, Guillaume n'était pas que morgue et rudesse, en ses dehors. Il n'allait point à travers le monde les yeux. fermés sur la beauté féminine. On le voyait fort empressé auprès de t'impératrice. Quoique son admiration d'homme pour ce qu'il appelait ses perfections ne fût qu'une raison accessoire de sa présence à Compiègne, il se prodiguait en attentions et prévenances envers elle, comme pour protester, d'une façon platonique et indirecte, contre les infidélités dont elle avait à se plaindre du côté de l'empereur. Des sourires malicieux, des regards espiègles, s'égayaient aux dépens de ce reître jouant au Céladon et chez lequel on ne soupçonnait guère tant de pensées graves, tant de menaçants desseins roulant dans sa tête. Le monarque en visite devait aussi des amabilités à la femme du ministre des Affaires étrangères : Il laissa voir qu'il les rendait de bonne grâce. L'une des visites royales à Mme Walewska produisit un quiproquo assez plaisant.

C'était vers onze heures du matin. N'ayant pas jugé qu'il fût nécessaire de se faire précéder ni accompagner, Guillaume sonne à l'appartement qu'elle occupait au château. On a ouvert. Une jeune camériste demande le nom du visiteur. Le roi, répondit-il. Et celle-ci, une ingénue, peu savante encore à reconnaître, à l'air du visage, la qualité des personnes, se hâte de prévenir sa maîtresse que M. Leroy demande à être reçu. Mme Walewska, qui est à cent lieues de se douter de la présence du souverain allemand dans son antichambre, suppose qu'il s'agit du coiffeur attitré de la Cour, le Léonard du second Empire, l'artiste capillaire sans rival en la manière de façonner les bandeaux bouffants ou les mèches ondulées, M. Leroy, en un mot. Elle fait répondre que ce n'est pas l'heure, qu'elle n'a pas le loisir de lui confier sa tête pour l'instant, et qu'il ait à repasser avant le dîner du soir. La commission est fidèlement rapportée au roi de Prusse, qui tient pour inutile d'éclaircir le malentendu, salue la soubrette et se retire. Un moment plus tard, chacun savait l'incident, parmi la troupe oisive et babillarde des invités ; et, quand Mme Walewska descendit pour prendre part au déjeuner, ce furent des chuchotements, des sourires, une gaieté contenue, dont elle pria qu'on lui voulût bien donner l'explication. On lui fit donc savoir qu'elle avait pris le potentat de Berlin pour son coiffeur et l'avait consigné, comme tel, à sa porte. Elle se répandit en excuses auprès de Frédéric-Guillaume, qui n'en témoigna que de la gaieté et promit, pour le lendemain, une visite moins malencontreuse, espérait-il.

 

Tout le rôle de la comtesse Walewska ne se bornait point à briller dans les fêtes où elle passait et qu'elle donnait. Douée, sinon de facultés supérieures, auxquelles elle ne prétendait point, mais de qualités qui en tiennent lieu chez une femme : le tact, l'aménité liante, le savoir-faire, avec cette grâce familière qui est le don des Italiennes et principalement des Florentines, elle aidait à la situation de son mari et complétait, dans le monde, son action officielle. S'il confectionnait des dépêches et signait des rapports, en gardant cette physionomie affairée ou absorbée qui lui était coutumière, elle, à sa façon, concourait à son rôle, entretenait, soutenait sa position. On disait qu'elle était, pour le ministre des Affaires étrangères, la meilleure page de son portefeuille.

Intègre, loyal, désintéressé, d'un caractère honnête et de sentiments généreux, le comte Walewski s'était acquis et méritait l'estime générale. Il était estimé plus qu'aimé dans l'entourage politique. Au Conseil, il siégeait avec ses collègues sans être sûr de leur attachement. Il avait sa place dans leur cercle ; il ne se sentait pas de cœur et d'esprit avec eux. Fould, sous des airs empressés, s'employait secrètement à le démolir. Persigny y travaillait plus à découvert[7]. D'autre part, Rouher, peu porté vers sa personne et encore moins vers les idées plutôt réactionnaires qu'il personnifiait dans les conseils de Napoléon III, ne lui ménageait pas les critiques détournées[8]. Du côté de l'empereur, les tiraillements étaient fréquents, et malaisé le travail en commun. Walewski avait des façons de voir entièrement opposées aux principes nationalistes de Napoléon III. Les événements d'Italie ne l'avaient pas trouvé-très enthousiaste. Avec quelques rares esprits clairvoyants il pressentait que l'unité italienne, sine fois réalisée, serait grosse de périls pour la France, et qu'elle entrainerait d'autres unités plus dangereuses. On le savait au loin, dans les ambassades, comme à Paris, dans les bureaux : il y avait, à Paris, deux diplomaties, celle du quai d'Orsay et celle du cabinet de d'empereur. Et puis, les moyens, non plus que les idées, ne concordaient pas toujours entre le souverain et son ministre. La ligne la plus droite, pour arriver à l'objet qu'il avait en vue, était celle que Walewski choisissait de préférence, déclarant, en cela, se conformer l'exemple même de Napoléon Ier.

Au contraire, le neveu de César — et son cousin germain — n'aimait à procéder que par de longs circuits et s'en croyait un plus profond politique. Drouyn de Lhuys et Walewski voyaient marcher les événements. L'esprit rêveur de Napoléon III persistait à s'illusionner dans la foi de son rôle d'homme providentiel, devant transformer le monde par l'empirisme des idées. Des heurts se produisaient, inévitables. Dans les premiers jours de 1839, où l'on prévoyait de graves complications sur les affaires d'Italie, une scène fort vive avait éclaté. C'était à l'occasion d'une dépêche que Walewski, se supposant d'accord avec son souverain, avait envoyée au prince de La Tour d'Auvergne, représentant la France à Turin, et qu'avaient contremandée aussitôt des instructions secrètes émanées du cabinet de Mocquard. Et il en était résulté, chez Cavour, une scène de véritable comédie.

Le prince de La Tour d'Auvergne, muni de sa dépêche, en avait averti le grand homme d'Etat piémontais :

Voici ce que le conne Walewski m'invite à vous communiquer.

Puis, il s'était mis à la lire au président du Conseil, qui, lorsque le ministre eut achevé, plaisamment avide répondu :

Hélas ! vous avez raison, mon cher prince : que vous écrit M. Walewski n'est pas fait pour encourager nos espérances, je l'avoue ; nous sommes vertement blâmés. Mais que diriez-vous si, de mon côté, je vous lisais ce qui m'arrive directement des Tuileries, cette fois, et de certain personnage que vous connaissez ?

En même temps, gardant au coin des lèvres un sourire ironique, il avait tiré de sa poche une lettre portant la même date que la dépêche du quai d'Orsay, dans laquelle le secrétaire de l'empereur l'assurait, en confidence, que les projets d'annexion étaient vus d'un bon œil et qu'il n'eût pas à se préoccuper des complications qui pourraient survenir.

Walewski s'était plaint de ce revirement soudain, inexplicable, comme en avait souvent Napoléon, qui désorientait l'action de ses ministres et renversait les mesures qu'ils avaient prises[9]. L'empereur, d'habitude, le plus calme, le plus flegmatique des maîtres, en avait conçu de l'irritation et n'avait pas ménagé les termes de son mécontentement. Walewski, tout ému, avait déclaré qu'il ne pouvait rester au ministère, après ce qu'il venait d'entendre. On dut intervenir officieusement. Ce fut une période très agitée de son administration. Douze jours plus tard, et sur les mêmes affaires italiennes, il avait une altercation véritable, en plein conseil, avec le turbulent Jérôme-Napoléon. Il déposa plusieurs fois son portefeuille, qu'on l'obligeait à reprendre, ou à échanger contre un autre, — sans qu'il y fit trop de résistance, d'ailleurs, la crise passée. Mme Walewska fut l'intermédiaire délicat qui, plus d'une fois, ramena l'apaisement dans ces sphères orageuses.

On savait si bien pratiquer, aux Tuileries, l'heureux système des compensations ! Walewski sortit du ministère sans que sa faveur en parût diminuée. En attendant de l'appeler à la présidence du Corps législatif, Napoléon avait saisi l'occasion d'offrir à sa femme un, magnifique collier de perles, à lui un beau domaine provincial, et d'y adjoindre une distinction honorifique analogue à celle qu'il avait accordée au ministre d'Etat, son collègue, chargé de la liste civile, le banquier juif Achille Fould. Comme il semblait, avec raison, qu'on n'avait plus à grossir la bourse du riche financier, l'empereur avait imaginé de le décorer, ainsi que le comte Walewski, de la croix de la Légion d'honneur en diamants, que le chef de l'Etat était seul à porter avec son cousin, le prince Napoléon. Une anecdote fut même inventée à ce propos, et assez méchante pour avoir bientôt fait le tour de la ville et des salons. On connaissait, un peu partout, la cupidité d'Achille Fould ; on savait aussi ce détail qu'une telle croix était ornée de brillants, d'une valeur de cinquante mille francs, au moins. Le bruit fut répandu que M. Fould, créé, disait-on, duc de Villejuif — un titre dont s'était égayé le couple impérial —, n'avait eu rien de plus pressé que de convertir sa croix en rentes 3 %.

Le Moniteur du 5 janvier 1860 contenait l'acceptation de la démission du comte Walewski et son remplacement par Thouvenel. Mais, nous l'avons dit, la compensation avait suivi de près l'apparente disgrâce. Un décret, inséré également dans la feuille officielle, attribuait cent mille francs de traitement aux membres du Conseil privé, n'ayant pas de fonctions ! Walewski se trouvait dans ce cas. Il jouissait de cette indemnité princière ; possédait, en outre, sa situation de sénateur, qui grossissait de trente mille francs annuels son budget.... Il pouvait attendre. L'interrègne fut court. Au mois de novembre de la même année, on saluait avec joie, chez la princesse Mathilde, la nouvelle de la chute de Fould... Fould s'en va ! Fould nous quitte... Enfin, c'est fini... En effet, il était remplacé au ministère d'Etat par Walewski, tandis gare l'intendance générale de la maison de l'empereur passait dans les attributions du maréchal du palais, un grand cumulateur d'offices, le maréchal Vaillant.

 

Dans ses rapports, le comte Walewski paraissait fier, un peu hautain ; on le disait trop solennel. L'art de se faire des partisans lui échappait, quoiqu'il eût, au fond du cœur, une grande bonté. Aimable, polie, prévenante, ne se montrant ni trop contente de soi ni trop éblouie de ses avantages, sa femme atténuait ce qu'avaient de brusque ou de rigide les manières du ministre, resserrait les liens détendus entre les députés des différents groupes, d'un mot, d'un sourire, d'une heureuse attention ramenait les mécontents et ne se lassait point d'être utile.

Cette influence conciliatrice parut surtout sensible, pendant que son mari était à la présidence du Corps législatif. Elle sut acclimater chez elle toutes les oppositions. Un ancien ministre de l'Intérieur, qui l'avait bien jugée, la comparait à la duchesse d'un roman de Charles de Bernard, qui, d'un regard ou avec un coup d'éventail, empêchait de parler le leader de l'opposition, quand elle tenait au maintien du ministère.

En dehors des grandes fêtes, qu'elle excellait à organiser, à la présidence, elle recevait tous les jours. Ses salons restaient ouverts aux intimes, même soirs où elle se rendait à l'Opéra, aux Italiens. En rentrant elle retrouvait ses hôtes, ses fidèles, qui l'attendaient pour prendre le thé. Elle n'avait pas à parler d'elle-même : le cadre et la personne y suffisaient ; mais elle s'employait, adroite et fine, à mettre chacun tout à l'aise sur son propre sujet. La comtesse avait, d'élection, le .don de plaire. Tous ses amis, à peu d'exceptions près, avaient commencé par l'aimer d'amour ; et, comme elle avait su, par une douce magie, les en déprendre et convertir en amitié ce qui né devait pas être l'amour, en y laissant la fleur, le parfum du sentiment, elle les avait gardés tous. La bienveillance et l'affabilité étaient le charme naturel, qui lui gagnait les cœurs. On allait vers elle, on recherchait sa compagnie, sa conversation, parce qu'elle parlait avec une jolie simplicité et savait écouter avec séduction.

Rien qu'à son sourire et à ses silences, nous disait un de ses admirateurs d'antan, on était incliné à lui trouver de l'esprit en la quittant.

Le comte Walewski, qui avait pris à tache, au début de leur union, de former son intelligence, d'éclairer son âme, lui en savait gré et lui en donnait acte par la confiance qu'il lui témoignait. Très écouté d'elle, il tirait usage de ses qualités mondaines pour sauvegarder certaines de ses responsabilités d'homme et de diplomate. Il était son conseiller ; elle s'efforçait d'être l'abeille ouvrière de ses desseins. Avant de se rendre à son cabinet ou à la Chambre, ou, sur le tard de la journée, quand s'annonçait le moment d'une grande réception, il l'avertissait, parfois, d'indications opportunes, de mots à placer :

A la contredanse, vous direz à l'empereur... Vous ferez comprendre à l'impératrice...

Elle s'en acquittait à point nommé, ayant su combiner cette double et malaisée rétinite, écrit la comtesse Stéphanie de la Pagerie, d'inspirer un très vif sentiment au souverain et un non moins vif à la souveraine. Celle-ci lui donnait aussi de petites missions à remplir. Mme Walewska renseignait l'impératrice sur les choses d'Italie, sur les impressions des hauts personnages temporels et spirituels de ce pays divisé ; à l'égard de la France, et s'y voyait invitée, de temps à autre, par des billets comme le suivant :

Ma chère Marie,

Je viens de voir le nonce. Je désire vivement savoir l'impression que ma conversation lui a causée. Tachez de le savoir.

EUGÉNIE.

 

Quant aux sympathies de l'empereur, il en était parlé de différentes façons. Les quêteurs de mystères voyaient là le point délicat, et y appuyaient d'autant plus. On affectait de croire à de compétitions ambitieuses entre Mme Walewska et Mme de Castiglione, avec les alternatives de rayonnement et de déclin de deux astres rivaux. La médisance y trouvait quelque pâture. C'était à propos d'un collier de perles... C'était à propos d'autre chose. La bienveillance naturelle de Mme Walewska, la disposition facile qu'elle témoignait à prêter son appui, auprès de l'empereur, à de nombreuses personnes qui l'en sollicitaient, en étaient les prétextes assez plausibles chez des hommes beaucoup trop sceptiques pour ajouter foi au platonisme des ingérences féminines.

Avec l'esprit subtil des Florentines, dont un pontife romain disait, en d'autres temps : C'est le cinquième élément de l'univers, elle gouvernait adroitement à travers ces écueils jusqu'au moment où elle se crut obligée d'aller voir l'impératrice, pour la prier de ne plus l'inviter à ses soirées particulières, tant que persisterait la malignité des propos. Eugénie, très touchée, l'embrassa avec émotion, et, loin d'accueillir le sacrifice, redoubla d'affection envers elle, au point que chacun put s'en apercevoir. Un moment, des femmes, des courtisans même, remarquèrent, non sans jalousie, que l'impératrice ne pouvait se passer de Mme Walewska, qu'elle l'avait constamment en sa compagnie et prenait plaisir à marier ses gents avec les siens dans le choix des mêmes toilettes. A la princesse Mathilde, qui lui demandait si elle avait conservé des cheveux du prince impérial, elle répondait :

Je les ai donnés à Mme Walewska.

Elle la nommait ou rappelait en toute occasion. Il est vrai que, quelque temps après, le vent avait tourné et que, pendant une série de mois, elle lui manifesta certaine froideur. Alternatives passagères comme les caprices du temps et qui n'ont jamais empêché, d'ailleurs, la comtesse Walewska de protester d'un souvenir fidèle et d'une estime sans ombre à l'égard de l'impératrice.

L'amour de la vérité oblige à dire, cependant, qu'Eugénie n'usa pas d'un retour égal, dans les dernières années, que des malveillances ravivèrent en son esprit les doutes ou les griefs du passé, et que les choses devaient se brouiller tout à fait lorsque, à la suite de publications tapageuses signées Pierre de Lamy — où l'on avait, à tort ou à raison, mêlé son nom, son témoignage — le bruit courut que toutes ces .histoires, peu favorables au personnel bonapartiste, sortaient des petits papiers de Mme Walewska.

Les plus longues prospérités s'écoulent en un jour. Son mari, mort en 1867, ne vit pas l'effondrement de l'Empire. Mme Walewska portait, depuis deux années, les voiles du veuvage lorsque l'empereur vaincu, prisonnier, lui écrivait d'Allemagne une lettre affolée commençant par ces mots :

Savez-vous où est l'impératrice ?

Le 4 septembre, elle faisait atteler à sa voiture les deux chevaux pie que le tout-Paris impérialiste connaissait,, et, avec ses enfants, une femme de chambre, un maître d'hôtel, elle prenait le chemin de la gare du Nord pour se rendre en Belgique.

Elle n'y fut pas isolée. Bien des anciens habitués des Tuileries avaient adopté le même refuge. Le contact fut établi, aux premiers jours. C'est à Bruxelles, après le 4 septembre républicain, c'est dans cette ville hospitalière aux vaincus de la politique, où, par un contraste significatif des chances de la fortune, s'étaient abrités, dix-huit ans plus tôt, les proscrits du 2 décembre, que les émigrés du bonapartisme en déroute avaient essayé de se reconnaître dans la tourmente.

Elle descendit à l'hôtel de Flandre et en occupa tout le premier étage. Le parti y avait établi son quartier général. On commença à se réunir dans son salon. La maréchale de Mac-Mahon, sa mère la duchesse de Castries, sa sœur la comtesse de Beaumont, le duc d'Albufera, la maréchale Canrobert, le général de Montebello, le général Fleury, parmi les anciens conseillers de l'empereur, s'y rassemblaient l'après-midi ; et, pendant qu'allaient à leur fin les destinées du régime déchu, entre eux échangeaient des espérances, consultaient direction des nuages, forgeaient les plans d'un retour possible aux Tuileries.

Le général Changarnier s'y rendait l'après-midi. Quoiqu'il affichât d'ardentes opinions légitimistes, on espérait en lui : il devait être le Monk, le restaurateur du trône des Césars. Des républicains, de nuance indécise et nouvelle, s'y glissaient aussi. Le ministre plénipotentiaire de France, accrédité à Bruxelles par le gouvernement de la Défense nationale, un ancien député du Haut-Rhin, — plus tard un déclassé de la politique et de la vie (il se nommait Taschard) — ne craignait point d'y aventurer ses pas, et même d'une manière assidue. C'est à lui qu'était arrivé — comme il me le racontait trente années après — de rencontrer Gambetta sur le seuil de l'hôtel de Flandre. Et, d'un ton où l'enjouement avait plus de part que le reproche, il lui demandait :

Qu'allez-vous faire, chez cette charmeuse ?

Les journées se succédaient sans changement. Elles se faisaient longues et pesantes à l'émigrée. Il lui tardait de respirer de nouveau l'air et la vie de cette cité parisienne, qui, plus que sa ville natale, plus que Florence déjà lointaine dans ses souvenirs, était sa véritable patrie. Mais, à Paris, dans toute la France, la réaction était violente contre tous ceux et toutes celles, qui avaient serré de trop près le cortège impérial. Aisément, en des rapports de malveillance, on mêlait son nom, sa personne, aux menées du parti bonapartiste, s'efforçant encore à ressaisir la barre des événements. Devait-elle se résigner à l'exil volontaire jusqu'à ce que l'apaisement des rancunes et des colères, dont elle avait à subir le contre-coup, lui marquât le terme de cette douloureuse attente ? Elle hésitait à rentrer en France, à la fois désireuse et inquiète de ce retour, et parce qu'il le fallait aussi ; car sa fortune avait sombré dans la catastrophe. Fidèle aux liens de la vieille amitié, qui avait survécu à la mort de Walewski, Thiers, devenu président de la République française, trouva le temps de lui écrire ces fortifiantes paroles :

Palais de Versailles, 1872.

Madame,

Je vous demande mille fois pardon de ne pas vous avoir répondu encore, et j'espère que vous n'aurez imputé mon silence ni à de la négligence, ni à l'oubli de l'amitié qui m'unissait au comte Walewski, mais aux affaires accablantes dont je suis chargé. Je vous assure que c'est la vérité pure, et que je n'ai pas pu remplir tous les devoirs d'amitié qui me tiennent le plus à cœur.

Je prends un moment, aujourd'hui, pour vous dire que jamais vous n'aviez eu besoin de vous justifier auprès de moi des accusations d'intrigues ou de complots et que je vous ai toujours considérée comme une personne de sens, de tact ou de bon esprit et, surtout, comme une bonne Française. Aussi, les portes de la France vous ont-elles été toujours ouvertes, et, pour ma part, je vous les verrai franchir sans aucune inquiétude.

Quant à vos enfants, je serai charmé de leur pouvoir être utile, lorsque l'occasion s'en présentera, et je tâcherai, notamment, de prolonger le séjour de votre fils en Europe le plus longtemps possible.

Je vous prie donc de croire à mes sentiments les plus affectueux et les plus conformes à ceux qui ont toujours existé entre le comte Walewski et moi. Veuillez agréer la nouvelle assurance de mes respectueux hommages.

THIERS.

 

La semaine suivante, Mme Walewska s'était réinstallée à Paris et sa première visite avait été pour l'ami et le protecteur de sa famille, non pas au palais de Versailles, mais dans la maison familiale de la place Saint-Georges, reconstruite sur les ruines de l'ancienne... Elle entre. On l'accueille. Thiers lui rappelle sa grande affection pour l'ancien ministre d'Etat, et, avec la mobilité de ses idées :

A propos, que dit-on de nous, à Bruxelles ?

On n'aime guère votre République, répond-elle, encore mal habituée au changement de régime. Vos plus proches voisins appréhendent que la tache aille en s'élargissant et s'étende jusque chez eux. Mais, vous-même, monsieur le président, avez-vous foi dans la durée de votre fondation ? Vous préparez la place aux d'Orléans, peut-être ?

Ah ! reprend Thiers, en touchant légèrement du doigt son épaule, vous êtes encore bien jeune. Quoi, les d'Orléans y songez-vous ? Une famille princière qui, au lendemain du siège, après des désastres sans précédents, après l'énorme rançon pour le paiement de laquelle il a fallu saigner toutes les veines de la nation, a commencé par redemander ses biens, ses terres, ses millions ! Elle a bien perdu la partie, et à jamais, en France.

Cependant, en remettant le pied sur le sol de ce Paris qu'avait lavé le déluge des événements, Mme Walewska n'avait plus retrouvé ses habitudes d'existence large, ni ses relations brillantes. Le monde, qui fut le sien, s'était émietté, dispersé, et de même les ressources de sa condition personnelle. Jamais le comte Walewski, au pouvoir ni hors du pouvoir, n'avait recherché la fortune ni les affaires qui la donnent. On vivait sous son toit, naturellement, dans le luxe et le faste. Sénateur et ministre d'Etat à la fois, ayant reçu, en outre, de la main de l'empereur un domaine superbe, dont la valeur représentait un million, il dépensait, sans compter, les émoluments et les revenus de sa situation exceptionnelle. Il sut mourir pauvre, ou presque. La comtesse avait partagé ses goûts de libéralité. A, travers des déplacements princiers, au cours de ses réceptions pleines de magnificence, elle avait eu chez elle, autour d'elle, la main aussi prodigue. Il fallut aviser, penser à l'avenir. Le président Grévy fit attribuer à Mme Walewska une pension de quinze mille francs, en retour des services publics rendus par le comte Walewski, ambassadeur et ministre.

Dans les conditions de simplicité où il nous fut donné depuis lors de la voir, de la connaître, sauvent les ombres dorées et les poétiques élégances du passé viennent visiter son esprit. Elles n'y laissent aucune amertume. Après la vie de jeunesse et de triompha, après la longue matinée de soleil, qui s'était étendue pour elle jusqu'aux heures extrêmes de la journée, loin des ravissements et du tourbillon d'autrefois elle est restée bien en possession d'elle-même ; à l'ombre, et recueillie, elle a gardé la grâce d'indulgence et de bonté, qui ne se perd pas. A cette distance des événements et des hommes, en cet isolement de sa pensée, que des disparitions successives resserrent de plus en plus, tout lui revient lucide et clair. En causant des choses évanouies, elle a le tour net et juste, l'expression à point et comme si le détail en était de la veille ou du moment. Dans ses souvenirs, elle choisit de préférence un trait fin, un mot aimable ou gai, une situation piquante, et néglige le reste. Elle se souvient avec goût.

Son attachement aux figures d'autrefois ne l'empêche pas de suivre curieusement les évolutions de la politique présente et d'y chercher les pronostics du futur. Avec beaucoup de sagacité, elle raisonne des divisions d'un parti qui lui fut cher, et dont elle croit la destinée finie.

Je sais bien, me disait-elle, qu'il faut réserver la part de l'imprévu, dont les coups de théâtre déconcertent les calculs de la plus sage raison. Mais la qualité des hommes en laisse-t-elle prévoir l'accident possible ? J'ai peine à le supposer.

Elle n'a rien oublié des physionomies si diverses qui passèrent à portée de son horizon. Elle en parle, sans malveillance et sans idolâtrie, avec franchise et netteté. Ses jugements sur Morny, sur Fialin de Persigny seraient à prendre en mémoire. Du premier de ces grands acteurs, elle ne me parut jamais fort entichée, s'accordant bien en cela avec la princesse Mathilde, qui laissa parler de temps à autre le fond de ses sentiments. Je l'ai entendue s'écrier : Morny. On ne parle que de Morny ! Il semblerait qu'il n'y a eu qu'un homme, une tête, un caractère, et que ce fut toujours Morny ! Il agença le coup d'Etat, c'est entendu. Il eut beaucoup de succès auprès des femmes. On le dit, et je le veux croire. Il était la distinction même. Je ne le mets pas en doute. Ce que je sais de plus certain, c'est qu'il laissa douze millions bien établis à ses enfants, que pour tout le reste, pour ce qui n'était pas son bien, mais le bien d'autrui, pour la France, il eut la conscience légère autant qu'un grain de tabac ; et que Walewski, lui, quitta le pouvoir les mains nettes, et sans avoir rien gardé dans son portefeuille.

Elle-même s'est plu à égrener des souvenirs, à jeter sur le papier des notes éparses. Ce seront, un jour peut-être, les feuillets détachés de sa vie. Il nous a été permis d'en donner ici l'impression anticipée, sincère et fidèle.

 

 

 



[1] En 1905, paraissait en langue polonaise, un curieux ouvrage en deux volumes, sur la première comtesse Walewska.

[2] On a prétendu qu'il avait, un moment, caressé le rêve de devenir roi de Pologne, et qu'à défaut d'un trône il dut saisir l'épée. Comme Morny, il avait fait sa campagne d'Afrique, après avoir revendiqué la nationalité française, puis s'était tourné vers la diplomatie.

[3] Un écho de cette joie universelle éclate dans une lettre particulière, qui tombe bien à propos sous nos yeux, de la comtesse de Damrémont à Thouvenel, l'ambassadeur de France à Constantinople. Après avoir parlé des illuminations spontanées de la ville de Paris, de la satisfaction générale de la population, des fêtes de la rue donnant la réplique à celle des salons, la sœur du maréchal Baraguay-d'Hilliers entre dans le détail des réjouissances officielles : Après-demain jeudi l'empereur rendra à Méhémet-Djamil bey, l'honneur que le sultan vous a fait en assistant à une réception chez vous. Sa Majesté se rendra à un bal à l'ambassade de Turquie auquel environ douze cents personnes sont invitées. Aujourd'hui, dîner chez Hübner, demain chez je ne sais qui ; car, depuis que le Congrès est rassemblé, il est rare que chaque jour ne soit pas marqué par une fête ou par un dîner. Et peu de temps ensuite, elle ajoutait : Nous avons magnifiquement traité les plénipotentiaires ; et, ce qui m'étonne davantage, c'est qu'ils aient résisté à ces batailles de fourchettes et de bouteilles.

[4] Mocquart dont on disait, aux Tuileries, qu'il était la pensée de l'empereur.

[5] Propriété du duc de Persigny.

[6] Un domaine promis par la libéralité impériale au comte Walewski, dans le département des Landes.

[7] Persigny a rendu justice dans ses Mémoires, à la ligne de politique extérieure suivie par le comte de Walewski, qu'enrayait trop de complaisance seulement pour les vues anglaises.

[8] Lorsque fut décidée la nomination assez imprévue du comte Walewski à la présidence du Corps Législatif, en remplacement du duc de Morny, il écrivait à Thouvenel : J'ai eu avec Walewski, au sujet de cette présidence, des conversations très curieuses. Il se croit immensément populaire, soutenu par la Chambre et par le pays. Il a formé le projet de redresser énergiquement tous les torts et tous les écarts. Il doit contenir et faire reculer la discussion dans les plus étroites limites, etc. Pour moi je suis résolu à me montrer très calme et très réservé et à laisser couler ce torrent impétueux. Chaque chose se remettra naturellement à sa place. C'est le propre de ces situations en relief de ne permettre l'illusion à personne.

Voir les très intéressantes Pages du Second Empire, par M. L. Thouvenel, tirées des papiers de son père, in-8°, 1903, E. Plon, éditeur.

[9] Napoléon III s'amusait souvent à ce jeu, qui rendait vains et sans portée les agissements ministériels officiels. Ainsi, dans le moment où Benedetti déployait tous ses moyens diplomatiques pour contester à la Prusse la possession des villes hanséatiques, M. de Goltz, le ministre du roi Guillaume, avait déjà vu l'empereur, et tout était réglé, tout était consenti. L'ambassadeur français n'avait plus qu'à serrer ses arguments. Mon cousin, disait la princesse Mathilde, n'est jamais aussi guilleret que lorsqu'il a brouillé toutes les cartes de la politique. Il est si étrange !