LES FEMMES DU SECOND EMPIRE

 

LA PRINCESSE MATHILDE et ses amis.

 

 

L'armorial de Mathilde-Napoléon. — Années d'enfance. — Sous les charmilles d'Arenenberg. — Des lettres inédites de la reine Hortense. — Une rectification historique sur les véritables sentiments de Mathilde à l'égard de Louis-Napoléon. — Après l'échauffourée de Strasbourg. — Mathilde est rappelée auprès de son père, le roi Jérôme. — Plusieurs prétendants à sa main. — Elle sera comtesse Demidoff. — Les revers de cette union richissime. — Une scène de jalousie violente, en plein bal. — L'empereur de Russie prononce la séparation. — La princesse Mathilde à la cour du roi Louis-Philippe. — Après la révolution de 1848 ; rôle d'alliance de Mathilde, sous la Présidence, et au début de l'Empire. — Son étoile est au zénith. — Diminution de son ascendant, avec l'avènement d'une impératrice. — Les relations de Mathilde et d'Eugénie de Montijo. — Désaccords intimes des Bonaparte. — Oppositions d'idées avec l'Empereur. — Brouilles de famille. — Mathilde, haussée au titre d'Altesse impériale, plus largement que jamais ouvre les portes de son salon. — Éclat exceptionnel et d'une durée incomparable. — A Paris. — Dans sa résidence de Saint-Gratien. — Ses habitudes hospitalières. — Les passe-temps de l'Académie mathildienne. — Portraits anecdotiques de quelques-uns de ses fidèles. — Nieuwerkerke. — Eudore Soulié. — Viel-Castel et ses livres noirs. — Les Goncourt. — La dynastie des Giraud ; plaisant tableau d'intérieur. — L'abbé Coquereau ; les façons de parler d'un prélat. — Théophile Gautier et le feu d'artifice de ses conversations. — Mérimée. — Sainte-Beuve. — Le carnet de la princesse Julie. — Comment on s'entretenait de Sainte-Beuve chez la princesse. — Grande affection de Mathilde pour l'illustre critique. — Quand elle dînait chez Sainte-Beuve. — Brusque rupture. — Réconciliation in extremis. — D'autres convives. — Propos de table. — Sur le sentiment de l'amour. — Les amis de cœur de Mathilde. — L'un d'eux : encore le comte de Nieuwerkerke. — Après la guerre. — Trente années de souveraineté artistique et mondaine.

 

Peu de physionomies princières auront été diverses comme celle-ci et mêlées à un tel mouvement de personnes et de choses.

Ses origines napoléoniennes, son état à la Cour et hors de la Cour, durant la période triomphante, les circonstances exceptionnelles, qui firent d'elle la fille d'un roi de Westphalie, la petite-fille d'un roi de Wurtemberg, la nièce de deux empereurs : Napoléon Ier et Nicolas Ier et la cousine d'un troisième, avec une part de généalogie se provignant de manière fort inattendue à travers la descendance directe de la maison d'Angleterre ; le  hasard des évènements, qui voulurent qu'à deux reprises la couronne impériale effleura son front sans s'y poser ; et son indépendance de caractère, son esprit original, avec des côtés d'outrance, de singularité ; sa situation qualifiée de protectrice des arts, qui la montrait, à la façon des grandes dames de la Renaissance italienne, entourée d'une sorte de décaméron d'écrivains, de peintres, d'hommes distingués en tous genres ; le personnel dilettantisme et les inclinations, de nature, cultivées par l'étude, qui lui mettaient tour à tour le pinceau ou la plume à la main ; l'éclat intellectuel sans égal de ses réceptions à Paris, ou à Saint-Germain, sa demeure de prédilection ; d'astres éléments encore d'intérêt, de curiosité multiple, rassemblés dans une seule existence n'était-ce pas de quoi instiller l'empressement qu'on apportait à se rapprocher d'elle, à la connaître, à l'a décrire, à la raconter ?

Elevée par la femme admirable, Catherine de Wurtemberg, qui avait préféré la prison du château d'Elvangen aux tristesses de la séparation, la princesse Mathilde faillit être plus que reine.

C'était au château d'Arenenberg, dans le canton helvétique de Thurgovie sur le lac de Constance. Elle y recevait l'hospitalité de la sentimentale Hortense ; déchue de son trône, celle-ci régnait sur le cœur de quelques fidèles et n'avait pas abandonné les rêves ambitieux de la famille.

La jeunesse de Mathilde et sa beauté, qui s'étaient éveillées à Florence, s'épanouissaient là dans le voisinage des ardeurs concentrées et des desseins hardis d'un prince de fortune, son parent, et qui se sommait Louis. Avec un frère aîné, dont la mort prématurée devait laisser devant lui la route libre, il avait combattu dans les Romagnes pour l'indépendance de populations asservies ; et, par un retour d'idées contradictoires, coutumier à la dynastie des Bonapartes, il appelait de tous ses vœux, au nom de la démocratie, la dictature impérialiste. Depuis la mort du duc de Reichstadt, disparu de l'horizon comme une ombre fantomale, quelques-uns, autour de lui, partageaient la foi qu'il avait su leur inspirer dans le prestige de sen- étoile, affirmant que celui-là seul restaurerait le nom et la puissance du grand Empereur.

Mathilde, sans doute, ne croyait pas à cette chimère ; mais le jeune homme pensif, qui mélangeait dans les fumées de sen cerveau tant d'idées ennemies, qui méditait sur l'inégalité des conditions sociales, poursuivait l'extinction du paupérisme et, en mètre temps, caves, sait l'espoir de la domination dans le luxe et la pompe d'une Cour pleine de faste, cet énigmatique cousin intéressait, occupait son imagination. Des promenades s'étaient répétées sous les charmilles d'Arenenberg. Un commencement d'idylle avait rapproché les aspirations des jeunes exilés, et l'en croyait en pressentir déjà le dénouement. Quoique, au fond de son âme, le sentiment restât aussi tiède qu'était accusée l'opposition de leur caractère, elle y rêvait. Il y pensa. La reine Hortense en désirait l'accomplissement.

Les folles expéditions de Strasbourg et de Boulogne mirent en déroute ces beaux projets d'hyménée. La discorde avait éclaté entre les Beauharnais et les Bonapartes. Jérôme et les siens avaient crié haro sur le rêveur, le téméraire, l'utopiste prétendant auxquels étaient déniés tous droits de mettre en aventure, au détriment de ses proches, le glorieux héritage. Vingt fois il fut écrit et répété, sur ce sujet, que la princesse Mathilde, ayant alors douté de la sagesse et de la raison de Louis-Napoléon, s'était détachée de lui complètement par le cœur. Il n'en fut rien. Des lettres originales de la reine Hortense, passées entre nos mains[1], attestent au contraire, qu'elle avait subi la pression paternelle et que ses sentiments à elle n'avaient pas varié, sympathiques et, dévoués, sinon passionnés. Hortense revient, à plusieurs fois, dans cette fraction de correspondance, sur le fait du mariage, qu'elle avait entrevu possible et souhaitable et sur le compte de la jeune princesse :

Je n'ai reçu, écrivait-elle en 1837 à la comtesse Le Hon, qu'une seule lettre de telle qui devait être ma belle-fille. Elle aura été la seule n'ayant pas donné signe de vie dans un moment douloureux ! Aussi bien, je ne l'accuse pas, la pauvre petite. Il n'y est de sa faute en rien, je le suppose. Son père lui aura défendu de bouger la main. Mais vous comprendrez qu'après cela il n'y ait guère de rapprochement possible. Dans un mariage, à la suite d'un mariage, on s'en souviendrait toujours. Et c'est elle qui en souffrira. Car, je vous le demande, qui épousera-t-elle ? Son père n'a que des dettes... Et les choix sont difficiles en pareil cas.

Elle eût appelé de ses vœux cette union de Louis-Napoléon et de Mathilde. On le sent à des signes d'irritation qu'elle ne dissimule pas, sur ce que la chose entrevue, désirée, n'a pas eu lieu. Et elle retourne à l'affaire de Strasbourg, dont elle avait désapprouvé l'aventureux dessein :

J'en voulais à ce cher enfant, qui a été jouer sa tête, sans doute avec l'espoir de relever sa famille, de l'aider à sortir de son bourbier. Mais, quand je l'ai vu malheureux, je n'ai plus songé à ma colère, je n'ai plus eu de reproches contre lui, pour avoir troublé ma quiétude ; au contraire, j'eusse voulu lui trouver des excuses, me prouver à moi-même qu'il avait bien agi ; car je trouve misérable de placer la louange ou le blâme sur la réussite ou la défaite.

C'est que le neveu du grand homme, aux yeux de la famille, était un visionnaire nuisant d'une manière fâcheuse par son obstination à poursuivre le fait prédestiné, au repos, au bien-être, à la réputation des Bonapartes.

Jusqu'au père, qui lui supprime sa médiocre pension de six mille francs, parce qu'il a osé entreprendre, agir, sans le consulter, de même que l'oncle (Jérôme) rompt le mariage, pour le même motif... Quant à celle dont vous avez vu le portrait (la princesse Mathilde), elle a mieux écouté la voix de son cœur. Certes, elle avait le désir d'épouser son cousin, car, un jour, elle répliquait à sa mère, qui lui en parlait :

Mais ce jeune homme est, dit-on, charmant.

Et, répondant aux appréhensions de sa cousine, elle ajoutait :

Vraiment, cela vaut bien la peine qu'on risque, pour l'atteindre, d'avoir le cou coupé.

Vous voyez le caractère. Et, comme on continuait de s'entretenir de ce que venait de faire son cousin :

Je l'en aime davantage, dit-elle.

Persévérance d'amour et de confiance d'autant plus sensible qu'elle était seule à la manifester.

Le pauvre cousin, continue la reine Hortense, est honni, abandonné par tous... Il a sa mère, au moins, et celle-là sait qu'on a surtout besoin d'elle dans l'infortune.

 

Ne voilà-t-il pas un ensemble de déclarations précises et qui renversent bien des suppositions avancées sur l'inconstance des sentiments de la princesse Mathilde à l'égard du futur empereur ?

Elle était retournée d'abord à la cour de Wurtemberg, puis en Toscane, auprès de Jérôme, son père, l'ex-roi de Westphalie, dont les coffres béants appelaient la chance providentielle, la pluie d'or qui les remplirait. Grâce au sourire de ses vingt ans, aux séductions de son esprit et de sa personne, à l'éclat de son parentage, elle n'eut pas à chercher des yeux l'époux fortuné aussi longtemps que semblait le craindre pour elle la châtelaine d'Arenenberg, à cause de la médiocrité relative de sa dot. Pendant qu'elle résidait, au palais Orlandini, elle avait été demandée plusieurs fois. Un Strozzi s'était présenté. Un Aguado. Le père de celui-ci, le richissime marquis Aguado avait promis des millions à la dizaine si son fils parvenait à se faire agréer de la nièce de Napoléon I. Etrange particularité, circonstance peu connue : le même Aguado, refusé par Mathilde, devait reporter ses vues sur la blonde Eugénie de Montijo. On le vit pleurer à chaudes larmes, chez Hamel, parce qu'il avait appris que l'empereur, passant sur le chemin, lui avait soufflé ce rêve.

Mathilde, qui se répandait extrêmement dans la société de Florence, avait jeté les yeux sur un étranger, dont la prestance était superbe sous l'uniforme circassien. Son désir de jeune fille avait volé vers le comte Anatole Demidoff, prince toscan de San Donato. Se déclarer en sa faveur était prendre une décision hardie. En s'y portant, elle ne devait pas ignorer qu'elle contreviendrait à une secrète intention de l'empereur de Russie. Il fallait que la voix de la passion fût la plus forte, car elle pouvait envisager d'autres espoirs. C'est un point de sa vie que, longtemps après, la princesse voudra rappeler, lorsque, en un petit comité d'intimes, elle se plaira à retrouver son passé et à revoir ce qu'elle aurait pu être et devenir. Bien qu'il considérât Napoléon III comme un parvenu et qu'il affectât, à travers ses politesses diplomatiques, de ne pas le traiter à l'égal des rois et des princes de vieille hérédité monarchique, le tzar avait caressé la fantaisie de donner à son fils Alexandre la main d'une Napoléon. Et celle qu'il avait honorée, privilégiée de son choix impérial s'y était dérobée pour obéir à un entraînement qu'elle aurait à regretter, un jour[2]. Jamais je ne vous le pardonnerai, c'est le mot par lequel il l'avait accueillie, dans un premier mouvement d'irritation, lorsqu'elle se présenta, à sa Cour, sous le nom de comtesse Demidoff.

Anatole Demidoff, prince toscan de San-Donato, n'avait pas que sa haute mine et ses titres ; il était considérablement riche. Son père avait été ministre de Russie à Rome, à Florence, et, ce qui valait mieux, possédait dans l'Oural des mines, qui alimentaient intarissablement son luxe de satrape. La maison du comte Demidoff était le rendez-vous de tous les étrangers. Il lui plaisait d'associer les gens en foule à la vision de ses richesses ; c'était la faiblesse de cet homme, dont la magnificence s'étalait lourdement, avide d'étonner, d'éblouir. Ses salons, surchargés d'or, étaient remplis de tableaux, de bronzes, de malachites. Aux grands jours de réception, on exposait sous des vitrines les bijoux les plus précieux ; et, comme on était peu difficile sur le choix des invités, deux domestiques se voyaient placés en surveillance pour garder de la tentation les amateurs indiscrets. Il tenait à gages une troupe de comédiens français, qu'il avait arrêtés, dès son séjour à Rome, quand il faisait jouer, en son palais Ruspoli, des vaudevilles du Gymnase. Malade, vieilli, perclus, il n'arrêta point de donner des fêtes ; et, plus la foule se pressait, curieuse et tapageuse, dans ses salons, plus grand était son contentement. On le connaissait, de toutes parts, pour ses singularités, pour son faste asiatique, d'où le bon goût et la mesure étaient absents. Sa bienfaisance n'était, pas moins notaire ; on avait à lui savoir gré d'actes de libéralité mieux compris et plus utiles. Il créa, à Florence, une précieuse galerie, une école, un asile libéralement doté. A sa mort, l'opinion jugea que le comte Nicole avait rendu des services assez larges à la ville des Médicis et qu'on lui devait bien mie statue, qui fut élevée sur l'une des places publiques.

Anatole Demidoff, à qui le grand-duc régnant avait conféré le titre de prince de San-Donato — du nom de ses propriétés en Toscane — continuait et amplifiait cette large existence de luxe, d'activité artistique et de philanthropie. Il y découvrait plus de discernement et de culture. Le domaine des lettres ne lui était pas fermé : on goûta de sa plume des impressions de voyages, puis des articles en forme de lettres, que publièrent les Débats, sur l'empire de Russie. Il avait la réputation justifiée d'un Mécène. En épurant et en enrichissant la collection qui lui fut léguée, il l'avait, relevée d'un haut prix. Toutefois, il n'avait, pas hérité que des goûts et de l'opulence de l'auteur de ses jours, mais des lubies, qui les accompagnaient. Il était brusque en ses gestes, fantasque en son lamineur et d'allures despotiques. Il avait, en particulier, la jalousie tracassière et violente, quoiqu'il y eût moins de droits que personne avec les licences qu'il s'accordait à lui-même en matière de fidélité conjugale. Car il était ardent aux plaisirs et menait son train à folle allure. Par ses dons naturels, ses qualités dé race, son élégance, on eût pu croire qu'il cédait à l'entraînement de passions inspirées, jusque dans les milieux folâtres où s'égaraient ses fantaisies. Il n'en était rien ; on savait, parmi ses familiers, qu'elles lui coûtaient très cher, les demi-mondaines auxquelles il sacrifiait la possession d'une des plus belles princesses de l'Europe.

Il jugea, cependant, certain jour, qu'il avait à se plaindre, qu'on l'avait lésé dans ses droits exclusifs, et il en manifesta son déplaisir d'une manière toute caucasienne, qui rendit inévitable la séparation.

On était revenu de Paris, où le comte et la comtesse Demidoff occupèrent un superbe hôtel, rue Saint-Dominique. Une grande soirée avait lieu, ce jour-là dont les salons du château de San-Donato étaient le théâtre étincelant. Le .bal entremêlait les couples étourdis de joie, de lumière et d'harmonie. Soudain, au milieu de ces danses animées, en présence de plusieurs centaines de Personnes, qui s'arrêtèrent clouées sur place, saisi d'un accès de jalousie irraisonnée, sauvage, il alla droit à la jeune princesse sa femme et la souffleta sur les deux joues. Devant cet outrage public elle était restée sans parole ; mais, se ressaisissant bientôt ; elle se retira dans son appartement, s'y enferma jusqu'au matin, et, sans revoir son mari, elle quitta la demeure et la ville, afin de se rendre immédiatement à Saint-Pétersbourg, ne doutant pas qu'elle y trouverait protection et justice auprès de son oncle maternel le tsar Nicolas Ier. L'empereur fut d'autant plus disposé à les lui accorder qu'il avait de l'attachement pour elle et n'éprouvait aucune sorte de complaisance, au contraire, à l'égard de Demidoff.

il s'agissait d'un sujet russe, ayant la majeure partie de ses biens en Russie. Nicolas pouvait parler, trancher en maître ; car il avait sous la main les garanties de son obéissance. Il entendit surveiller lui-même les arrangements de fortune, qui assureraient à sa nièce Mathilde une large indépendance, ordonna la séparation, exigea que Demidoff servit à la princesse deux cent mille livres de rente et défendit qu'il séjournât aux mêmes résidences qu'elle. Le prince de San-Donato si volontaire avait dû plier, cette fois, devant une volonté plus forte que la sienne.

Anatole Demidoff a porté, dans l'histoire intime de Mathilde, la responsabilité exclusive de leur désunion. Il gâtait les dons d'une éducation brillante par son instinctive violence et par ses habitudes de dissipation effrénée. Pourtant, fut-il le seul à avoir des torts ? Ses transports jaloux ne furent-ils que de pure imagination ? Il serait équitable de plaider, au moins une fois en sa faveur, les circonstances atténuantes de t'on geste. Mathilde était belle, d'une beauté provocatrice d'attentions et d'hommages, elle fut très entourée de flirt, en cette ville de Florence, et qui devinrent pressants avec le baron de Poilly, le capitaine Vivien, avec Nieuwerkerke. Tout autre que Demidoff eût senti passer un vent d'alarme sur son front. En bonne justice, on l'aurait pu traiter moins rigoureusement. Il subventionnait en grand seigneur l'existence princière de la femme, qu'il avait épousée, et qu'il lui était interdit de revoir. Seulement, très tard, quand Demidoff, usé de plaisirs, ne sera plus qu'une ruine vivante, on n'y fera plus obstacle : Que vous importe, maintenant ! dira le tsar Alexandre. Il avait, essayé de s'ouvrir des voies vers la réconciliation en touchant le cœur de Mathilde en ce qu'il avait de plus sensible : un culte profond pour le passé, en faisant parade de sentiments bonapartistes chaleureux, en achetant la villa de l'Ile d'Elbe, où Napoléon avait passé ses jours d'exil, en y rassemblant des reliques du plus grand prix... Vainement. La place était restée chaude où sa main avait frappé et le souvenir cuisant dans l'âme de Mathilde.

Cette âme fière et napoléonienne n'avait bas refusé, cependant, une appréciable part de sa fortune[3]. Et la situation mondaine de la belle Mme Demidoff, que tripleront presque les dotations impériales, pendant les dix-huit années que durera le régime, était de celles qui aident singulièrement à briller les femmes d'esprit dont elles sont l'heureux apanage.

En 1847, cette princesse française élevée à l'étranger avait délaissé les cieux italiens. Avec une mansuétude, dont les Bonapartes ne s'empresseront point de suivre l'exemple, lorsqu'ils seront à même de le faire à l'égard dei princes d'Orléans exilés, Louis-Philippe avait autorisé Jérôme et sa fille à rentrer en France. Mathilde reçut l'accueil le plus flatteur à la Cour du roi. Elle était en première ligne parmi les habituées des soirées intimes de la reine Marie-Amélie. Elle se lia d'une affection franche avec le duc d'Aumale, dont l'intelligence, comme la sienne, était ouverte aux idées de la plus large tolérance. Et cette estime réciproque persista bien au delà des circonstances, qui l'avaient fait naître. Le temps, qui efface tout : amitiés ou rancunes, gloires ou défaites, fut impuissant à l'amoindrir. Après tant de révolutions accomplies, on devait voir encore une Bonaparte fréquenter le château de Chantilly et le duc d'Aumale s'asseoir à la table, qu'elle présidait rue de Courcelles.

Des événements significatifs se rapprochaient. Au mois de septembre 1848, tandis qu'elle était aux bains de mer de Dieppe, son cousin Louis-Napoléon, arrivé .à Paris, était descendu à l'hôtel du Rhin. Son exil de trente-quatre ans avait cessé ; il touchait en homme libre le sol du pays qu'il avait quitté à huit ans et où il n'était rentré que deux fois, en prisonnier. Il ne connaissait personne dans cette capitale, où il brûlait de s'acquérir tout le monde. Et le nerf de la politique, qui est bien le même que celui de la guerre, lui faisait défaut. Les avances de miss Howard s'étaient évaporées. A cette heure critique, Mathilde lui rendit un éminent service. Louis-Napoléon lui avait détaché un express à Dieppe. Elle accourut. La séparation avait été longue. Leur première entrevue accorda quelques minutes aux rappels 4mus du passé ; puis, il aborda la question essentielle, exposant que l'argent indispensable pour mener à bien sa campagne électorale lui manquait, et insista sur là nécessité d'un effort, qu'il prévoyait heureux. Mathilde vida son écrin ; ou, pour le dire plus exactement, elle engagea ses diamants et ses perles, qui étaient fort beaux, et en versa la somme à son cousin. Elle avait agi de confiance et dans un élan de son cœur. Elle n'eut point à le regretter. Il obtint son mandat législatif, premier échelon ; il fut président, deuxième degré vers la dictature. De ce pacte d'alliance entre Mathilde et Napoléon des notations précises nous sont parvenues ; des acteurs ou témoins du moment en consignèrent exactement le souvenir[4]. Est-il réel, comme on l'a prétendu, que le président de la République, après le coup d'Etat lui ait renouvelé la demande de mariage faite avant Boulogne et qu'elle ait repoussé le diadème ? Est-il bien vrai qu'à l'offre d'une couronne elle ait répondu : Je préfère décidément l'indépendance, qui me permettra d'aimer qui j'aime et ce que j'aime ? Il est permis d'en douter. Les affirmations, qui se sont répétées sans preuve à l'entour d'un détail romanesque, nous laissent sceptique. La princesse Mathilde était encore la comtesse Demidoff[5]. Et les attentions de l'empereur commençaient à se tourner vers un autre objet. Mais il est plus plausible qu'il lui ait tenu ce langage, ou à peu près : Jusqu'à ce qu'il y ait une impératrice en France, vous êtes la première ici et vous prendrez toujours ma droite.

Mathilde, assistée de quelques dames en grande faveur, comme la marquise de Contades, faisait les honneurs des salons de l'Elysée. On a dit qu'elle s'en acquittait avec une aisance et une grâce parfaites. Dans l'intervalle, elle recevait chez elle, et préparait la moisson pour le prince-président. Elle amenait à lui toutes les illustrations et toutes les influences, qu'elle avait réunies en son cercle. Elle n'eut jamais plus d'ascendant. Elle n'avait pas seulement un salon, mais une Cour, où naquirent et s'entre-heurtèrent bien des rivalités. Ceux qui la virent alors, et qui en ont témoigné, assurent d'un accord unanime qu'elle produisait grand effet, avec son profil de médaille romaine, ses yeux bruns clair, fins et expressifs, ses cheveux superbes d'un blond cendré, ses mains aristocratiques et l'harmonie de tout son être.

C'est chez elle que son cousin avait rencontré, la première fois, Mlle de Montijo ; ce fut elle qui, la première, reçut la confidence[6] de ce projet d'union, qu'elle n'avait point approuvé. Les choses allèrent vite au-devant de leur accomplissement. Peu de jours après la solennelle cérémonie, elle était invitée à dîner aux Tuileries. L'empereur, me racontait un témoin de ce dîner, la comtesse Walewska, avait à sa droite et à sa gauche Mathilde et lady Hamilton, entre lesquelles avaient flotté jadis ses velléités hyménéennes. A l'une il dit : Mathilde, si vous l'aviez bien voulu, vous seriez ici maintenant[7]. A l'autre : Et vous, Marie, il me semble que vous n'auriez pas été trop mal non plus à cette place là. Mais la page était close.

Par un effet inévitable, l'étoile de Mathilde scintilla d'un éclat affaibli. Haussée par compensation au titre d'Altesse Impériale, la princesse Mathilde continua de recevoir ceux qu'elle avait distingués, auparavant, de ses sympathies.

On n'ignorait point qu'elle avait été l'une des premières affections tendres de Napoléon III ; et de certains esprits hasardaient le présage que phis de bonheur et de sécurité eussent été garantis à la France, si le sort eût voulu qu'il renouât sur le trône leurs fiançailles autrefois rompues. Les idées personnelles de Mathilde, son inclination sincère au libéralisme, la préférence manifeste qu'elle montrait à partager les opinions plus clairvoyantes en matière de politique extérieure aussi bien qu'intérieure du prince Napoléon, auraient été le gage, supposaient-ils, d'une influence plus salutaire que celle dont se trouvait investie, par le coup le plus imprévu du hasard, la trop vive et trop imprévoyante impératrice Eugénie. Peut-être. Mais elle-même, on doit le confesser, avait aussi ses algarades, ses poussées capricieuses, ses entraînements d'opinions, qui n'étaient pas toujours du patriotisme le mieux raisonné. On s'apercevait de reste qu'elle avait appris à penser et à vivre hors de France. En pleine guerre de Crimée, sous l'impression d'une lettre, qu'elle avait reçue flatteusement du tsar et qui commençait par ces mots : En vérité, je ne sais pas pourquoi la France me fait la guerre, elle avait affirmé haut ses tendances slavophiles ; on eut la surprise de voir la cousine de l'Empereur correspondre avec un chef d'Etat contre lequel son pays était en guerre. Ce qui n'était point, évidemment, pour réjouir Napoléon III.

La princesse Mathilde aimait l'empereur d'une affection dynastique. L'incompatibilité de leurs natures n'en était pas moins flagrante :

Moi, déclarait-elle, je n'aurais jamais fait, mon chemin avec Louis-Napoléon, parce que je vais droit devant moi, sans biaiser dans mes mots ni dans mes actes. Et, revenant de Compiègne, un soir, elle ajoutait en présence de quelques auditeurs, qui ne l'oublièrent pas :

Non, non, nous ne pouvions nous entendre qu'à demi. Qu'est-ce que vous voulez ? cet homme... il n'est ni ouvert, ni impressionnable ! Rien ne l'émeut.

Un homme qui ne se met jamais en colère et dont la plus grosse parole de fureur est : C'est absurde ! il n'en souffle jamais plus... Moi, moi, si je l'avais épousé, il me semble que je lui aurais cassé la tête pour savoir ce qu'il y avait dedans.

A sa table, elle laissait tomber des paroles de franchise osées jusqu'à l'imprudence, des aveux dépouillés d'artifice jusqu'à l'extrême étourderie, comme dans une fin de dîner où elle disait, sans prendre garde que des échos en reviendraient aux oreilles des hôtes de Saint-Cloud :

Je n'ai jamais désiré la chute de Louis-Philippe, j'étais plus heureuse sous son, règne.

Toute détachée d'ambition qu'elle voulût paraître, ces mots-là trahissaient un grain de rancune, pour des déceptions éprouvées, et dont l'impératrice avait bien sa part. Eugénie et Mathilde, qui se rapprochèrent après la terrible année, et, dans un deuil commun, à l'occasion de la mort du prince impérial, s'entendirent beaucoup moins en leur jeune temps de souveraine triomphante et de princesse opposante.

Lorsque, le 28 janvier, au soir, dans le cérémonial du mariage civil aux Tuileries, Mathilde se vit désignée, ainsi que son frère, par les droits de la parenté, à conduire l'auguste fiancée vers l'empereur, quelles pensées de comparaison et de regret avaient dû visiter son esprit en se remémorant les circonstances, qui l'avaient poussée, elle, la nièce du fondateur de la dynastie, à choisir l'union sans joie, l'associant non pas à l'âme ni au cœur mais à l'immense fortune de Demidoff ? On n'en pénétra pas le secret. Mais ce qu'on savait mieux, c'est que l'harmonie laissait grandement à désirer entre les deux femmes, dont l'antithèse était complète et de caractère et d'idées. Tandis que Napoléon avait gardé à sa cousine une invariable amitié, Eugénie s'était éloignée d'elle graduellement, se montrant le moins possible à ses réceptions et s'en tenant avec la nouvelle Altesse impériale sur un ton d'étiquette et de cérémonie. Des intervalles de défaveur se prononcèrent, dont les symptômes parlaient clair aux regards perspicaces. Au printemps de 1857, on ne fut pas sans remarquer que les dîners de la Cour se suivaient de près en l'honneur du grand-duc Constantin, et que la princesse Mathilde n'y avait pas encore été invitée. Etait-ce ombre de fâcherie, dépit léger parce que le grand-duc, à son arrivée, avait rendu la première visite à Mathilde avant les autres membres de la famille ? Etait-ce pour une autre raison ? Le fait sûr, patent, était son absence, dans ces liesses officielles. Le 3 mai, il y avait bien eu là deux princesses, deux vieilles rabâcheuses fort peu avenantes, insinuaient cette mauvaise langue de Viel-Castel ; mais elles n'avaient pas remplacé la belle et souriante sœur du prince Napoléon. Dans une autre occasion, le refroidissement des relations s'était aggravé par la chaleur qu'elle avait mise à soutenir la cause sénatoriale de Sainte-Beuve, qui n'était pas en cour.

On prétendait que l'impératrice se sentait froissée de la popularité de Mathilde, des succès qu'elle obtenait en se donnant la peine d'être aimable, et qu'enfin très faible était son désir de l'avoir près d'elle aux Tuileries. Au surplus, leurs manières de voir, de penser, de croire, n'étaient-elles pas en opposition absolue

Catholique passionnée, cléricale à l'excès, Eugénie poussait de toutes ses forces la politique impériale à faire prédominer la souveraineté temporelle, à Rome. Mathilde, si bienveillante qu'elle se montrât, individuellement, en faveur d'un abbé Coquereau, avait horreur, collectivement, des cardinaux, des prêtres et de la domination papale. En conséquence, Eugénie tenait à distance la princesse Mathilde, ce qui rendait un peu forcé le renoncement de celle-ci aux pompes du monde officiel.

Il eût fallu, pour qu'elle exerçât une action, qu'on l'écoutât tout au moins. Mais son heure était passée.

D'une manière générale, il est à propos de constater que les liens de famille, chez les Napoléons, tenaient moins aux attaches du cœur qu'à des raisons dynastiques ou à des mobiles intéressés.

Mathilde eut d'abord l'occasion de se brouiller avec son père, Jérôme, qui n'était pas justement un modèle de vertus, en tant que pureté de mœurs, délicatesse de conscience et désintéressement. N'alla-t-on pas jusqu'à prétendre qu'il avait fait proposer à Demidoff, son gendre, moyennant une somme de..., la preuve écrite de l'intimité de Nieuwerkerke avec la princesse Mathilde ?... Le 1er janvier 1855, Napoléon III n'avait pu présider le repas de famille. Alors, l'ancien roi de Westphalie, passé gouverneur des Invalides, avait reçu, au Palais-Royal, les invités de l'Empereur ; et, à la faveur de cette circonstance, il s'était réconcilié avec Mathilde, à laquelle il avait fait toutes les avances paternelles. Le lendemain, il s'était rendu chez sa fille, lui apportant de belles étrennes et lui disant, pour exprimer la satisfaction qu'il avait éprouvée du réveil de leurs bons sentiments : Tu m'as fait passer la meilleure nuit dont j'aie joui depuis longtemps.

Entre elle et son frère les nuages étaient fréquents ; elle rendait justice à sa supériorité d'intelligence ; elle n'estimait que peu son caractère. Lui jalousait les avantages de Mathilde, les déclarait excessifs, disproportionnés, inéquitables. C'est qu'en réalité la situation de la princesse était financièrement enviable. En 1860, elle avait vu son revenu, déjà considérable, se grossir d'une allocation supplémentaire et annuelle de trois cent mille francs[8], qui, s'ajoutant aux deux cent mille de sa dot restituée et à la rente équivalente, qu'elle tirait tous les douze mois de la fortune de Demidoff, portait son budget d'alors à sept cent mille francs. Un beau chiffre, pour soutenir l'état de princesse dans le monde Mathilde avait ses motifs d'irritation, à l'encontre de ce frère, si remarquablement doué, de cet étrange Jérôme Napoléon, dont l'esprit pouvait s'élever si haut et raisonner si juste, et qui, malheureusement, compromettait tout un chacun et lui-même par ses actes ou ses paroles.

C'est un être impossible, déclarait-elle. Je le sais bien, et nous sommes tous, en France, de cet avis.

Quand il fut question du mariage du prince Napoléon avec la fille de Victor-Emmanuel, la pudique et sévère Clotilde, elle s'était écriée plaisamment :

Mais, Jérôme chez Clotilde, c'est le diable dans un bénitier !

A l'empereur, un jour qu'on proposait un accroissement de dotation pour Jérôme, elle n'avait pu s'empêcher de dire, dans un éclat de franchise rien moins que fraternelle :

Vous ne savez donc pas que Napoléon est votre ennemi le plus acharné : vous ignorez donc ce qui se dit chez lui !

On le voit, l'esprit de concorde n'était pas un des apanages de la famille régnante.

Mathilde ne suivait les réceptions de la cour qu'autant que l'exigeaient son rang et les circonstances. Son humeur prompte jusqu'à l'extrême, son amour de la vérité, fût-ce à ses risques et périls, se trouvaient mal à l'aise dans ces milieux de dissimulation et de courtisanerie. Aussi ne lui donnait-on pas voix au conseil. Au contraire, on la tenait en dehors de toute consultation importante, et les gens bien informés savaient pertinemment que, dans la famille impériale, les membres masculins et féminins, selon le mot d'un biographe, n'allaient guère d'accord sur la manière de diriger le vol de l'aigle ; qu'en voulant plaire à un cousin on risquait fort de déplaire à l'autre, et qu'il en retournait d'un jeu pareil du côté des cousines.

Quoiqu'elle en eût au fond de l'âme, nous le répétons, une rancœur secrète, parce qu'elle était, comme son frère, le prince Jérôme, d'une nature fort agissante, elle s'abstenait d'en murmurer sa plainte à l'écho. Elle se déclarait satisfaite de sa part, tachait, du moins, d'en avoir la certitude et de l'inspirer à ses amis :

Les Tuileries... Saint-Cloud... C'est triste, ce château de Saint-Cloud. C'est singulier comme je suis contente de m'en aller de tous ces endroits-là... Je ne suis pas à mon aise, à la cour. Là les sentiments, la langue sont différents... Je ne peux pas m'expliquer cela. Mais je m'y sens une tout autre personne, et je suis pressée de revenir à moi et à mon cher moi.

Elle se consolait de son inaction politique en s'entourant d'un cercle étendu d'amis et d'invités, dont le talent était la meilleure des prérogatives, et profitait de cette sorte d'exclusion officielle pour rendre son salon le plus éclectique qui pût être. Bonapartistes, légitimistes, républicains ou orléanistes confondaient là toutes les nuances. Les programmes étaient bannis de ces réunions mixtes, où les opinions particulières n'avaient pas à se trahir et ne devaient point s'afficher.

Le salon de la princesse Mathilde n'a pas eu d'égal, au XIXe siècle, pour la durée de son empire. Ce fut une véritable institution, ainsi que me l'exprimait Alfred Mézières. Il se prolongea au delà d'un demi-siècle, sans cesser d'être le foyer par excellence de l'esprit parisien.

Mais les années les plus somptueuses, les plus complètes de cette académie mathildienne relèvent du second empire, quand elle se trouvait elle-même par son nom, son entourage, ses conditions et son rang portée dans le plus grand lustre.

Elle ne s'y confinait pas exclusivement. Elle eut une phase très extérieure, où l'on n'aurait pas conçu, sans qu'elle y participait, une fête de haute mondanité. Dans les soirées travesties, elle ne dédaignait point d'apporter sa note originale et libre. Au courant de l'hiver 1864, elle s'était tout égayée d'une imagination fantasque, qui lui passa par la tête, pour un bal costumé, chez Morny. Elle s'y était rendue, non pas en marquise rocaille, non pas en Diane chasseresse, mais en pauvresse, vêtue de loques, des loques de modèle arrangées par son peintre Giraud, et la figure couverte d'un masque en fil de fer du plus vilain effet, qui la rendait méconnaissable. Ce lui fut une joie, cachée sous son déguisement, de rencontrer des hommes enfin qui ne lui parlaient point la bouche en cœur, qui pouvaient se croire permis de lui débiter des impolitesses, et de s'entendre dire par des femmes qu'elle était vieille et laide. Ce qu'elle savait bien ne pas être.

Gaîté de jeunesse et frivole dissipation de soi dont elle tendit à se déshabituer de plus en plus, aimant, beaucoup mieux tenir la porte ouverte à ses amis que d'avoir à tuer les heures, hors de chez elle, dans le vide et l'inutile. Elle se sentait vraiment au supplice, lorsque les exigences d'une réception ou des raisons de monde l'obligeaient à se crucifier dans la compagnie des écervelés et des diseuses de rien. Elle en devenait jaune d'ennui, quand un malheureux hasard l'avait enfermée dans un cercle fastidieux dont elle ne pouvait plus se désengluer, alors que, .non loin peut-être, à leur aise, devisaient des gens d'esprit. Ses fidèles connaissaient son expression de visage désolée en de pareils moments. Elle se tournait vers les causeurs, curieuse, vaguement intéressée ; elle les voyait, croyait les entendre ; elle aurait voulu prendre part à leur conversation, et elle était tenue d'écouter, quoi ? Des niaiseries, des fadasseries. Une après-midi que la visite de deux femmes légèrement sottes l'avait forcée de prêter l'oreille à des babillages insoutenables, elle s'était écriée, quand elles furent parties :

Vraiment ce serait assez de se galvauder dans le monde jusqu'à trente ans, mais, à cet âge-là on devrait avoir sa retraite et n'être plus bonne aux corvées assommantes de la société !

Une autre fois, comme elle se plaignait de la peine qu'on avait à rencontrer des femmes s'intéressant aux choses d'art, aux nouveautés de la littérature, ou montrant des curiosités sinon viriles, du moins élevées ou rares :

Parmi la plupart des femmes qu'on voit, qu'on reçoit, disait-elle, il en est si peu avec qui l'on puisse causer ! Tenez, qu'il entre une femme ici, je serai obligée de changer immédiatement la conversation. Vous allez voir tout à l'heure...

Et l'expérience lui donnait aussitôt raison.

Libre de ses jugements et de ses opinions, telle qu'on l'a dépeinte, elle s'était édifié comme une chapelle à part dans la société impériale et dont les dévots s'appelaient Nieuwerkerke, Sainte-Beuve, Jules de Goncourt, Mérimée, les peintres Hébert, Giraud, Baudry, Fromentin, Ary Scheffer, et d'autres écrivains passés maîtres, Théophile Gautier, Dumas Sardou, sans compter les dii minores, que nous oublions. Grands seigneurs spirituels, dilettantes de la vie, théoriciens d'idéal ou fileurs d'esthétiques, chacun y contribuait de sa note originale, ou de la sincérité d'un goût, d'un sentiment.

La musique avait ses soirs de faveur. Par condescendance plutôt que par goût s'y prêtait-elle, car elle avait le tempérament anti-musical. On invitait alors un plus grand nombre de femmes. Celles-ci, rangées en corbeille, dans leurs coquets atours, faisaient partie du décor. Elles écoutaient, Se sachant regardées, avec des expressions de physionomie, des langueurs dans les yeux, des mouvements pâmés d'éventails, qui étaient une des distractions offertes par la princesse au regard des hommes. Ce que j'aime surtout dans la musique, remarquait joliment un des Goncourt, ce sont les femmes qui l'écoutent.

Quelques dates consacrées étaient réservées, dont le cérémonial tranchait sur les allées et venues de la maison. Le 30 mai, par exemple, appartenait à la célébration de la fête annuelle qu'elle donnait à l'empereur. Largement s'y déployait l'apparat de commande. La lumière électrique courait à travers les frondaisons du parc. A l'intérieur, le feu des lustres allumait la pompe des tentures et faisait étinceler les plaques diamantées sur les revers des habits. Accotés au bras dé leur fauteuil, nonchalamment se laissaient bercer d'harmonie Leurs Excellences, les ministres et les diplomates. Et l'homme qu'on fêtait, ce soir-là traversait les salons de son pas traînant, un sourire vague aux lèvres.

Puis, la dette payée à ses obligations d'Altesse impériale, vite elle revenait à ses invitations coutumières. D'intervalle, elle se plaisait à visiter quelques-uns de ses plus chers et plus illustres hôtes. Dumas fils et Sardou l'eurent souvent à Marly. Elle partageait entre eux son séjour, s'intéressant particulièrement aux meubles, aux collections, aux mille souvenirs de l'auteur de Patrie, vivifiés par sa conversation. Elle connut jeunes filles Mme Sardou et ses sœurs ; les relations s'étaient rendues très suivies, depuis que le célèbre écrivain dramatique avait épousé la fille d'Eudore Soulié, l'un des fidèles de la princesse. Longtemps ensuite et bien des fois, Sardou devait lui faire faire le tour du parc de Marly, en s'attachant à lui donner une idée de ce qu'était le domaine, en la splendeur des fastes royaux et impériaux. Et c'est là vers la fin de sa vie, comme elle ne cessait d'admirer la beauté de Marly, ses horizons, son pittoresque, le passé d'élégance et de luxe qu'il rappelle, qu'elle dira avec un léger soupir de regret : J'aurais dû planter ma tente en ces lieux, et non pas à Saint-Gratien.

Sous l'Empire, les réceptions de la princesse étaient les plus recherchées du monde parisien ; et c'est alors que, gardant le dimanche aux invitations courantes, elle avait dû réserver le mardi pour les personnages officiels, et le mercredi les intimes, des artistes presque exclusivement. On aimait, on vantait cette petite cour de beaux-esprits, façonnée sur le modèle des cours italiennes du XVIe siècle. Elle y avait imprimé un cachet tout personnel, qui faisait dire de ceux qu'elle accueillait qu'en vérité ils n'étaient point des bonapartistes, mais des mathildiens.

L'hospitalité large, continuelle,, était un besoin de sa nature ; elle le pouvait contenter surtout dans sa belle résidence d'été, à Saint-Gratien. Ce château n'était pas, comme on l'avança par erreur, le manoir historique de Catinat. Il datait seulement du premier Empire, où il fut bâti par le comte de Lucay, préfet du palais. Il n'avait pas l'aspect imposant d'une œuvre d'architecture ; c'était une demeure spacieuse, meublée avec goût, sans caractéristique saillante. Il fut, souvent décrit. Au rez-de-chaussée étaient le vestibule, le grand salon tendu de perse à fond vert, et à ramages, le plafond tendu de la même étoffe en forme de tente, une jolie véranda, tout ombragée de vigne vierge, donnant sur le parc, une bibliothèque, un salon de musique, un billard, et, dans les annexes, construites sur les indications de la princesse, d'Ifni côté la salle à manger et de l'autre l'atelier. Un second atelier fut établi dans le parc, fait d'une ancienne chapelle, qui avait, conservé, chose curieuse, son autel, et où se réunissait, par occasion, toute la maisonnée du moment. Un bel escalier à double révolution menait aux étages du pavillon Catinat. Au premier palier se dressait une grande glace sur laquelle le peintre ordinaire de Mathilde, Eugène Giraud, avait entrelacé des sujets Louis XV et Directoire, devant figurer, en des symboles discrets, les sept, péchés capitaux. A cet étage étaient les appartements de la princesse. Le second était réservé aux invités, huit chambres au total, dont la plus belle était destinée, par une attention toute galante, aux nouveaux mariés.

Elle avait, à Saint-Gratien, des amis en vacances tout l'été. C'était pour elle le plaisir des dieux de les recevoir et de les retenir. Quand on venait, pour la première fois, sur son invitation, jouir d'une semaine ou deux de présence, à Saint-Gratien, elle commençait par faire les honneurs de son chez soi avec une riante simplicité, ouvrant ses appartements et, en particulier, son cabinet originalement encombré de petits meubles et d'accessoires qu'expliquaient ses menues occupations, ses personnelles habitudes ; puis elle montrait ses chambres d'amis, répétant qu'elle n'avait pas de meilleur contentement, que d'avoir du monde, de vivre au milieu de gens sympathiques, et se réjouissant que son sort lui permit d'y vaquer tout à son aise. Elle aurait pu, disait-elle, avec ses revenus, son esprit de curiosité, sa naturelle fantaisie, s'assigner des buts extraordinaires, accomplir de rares desseins, élever des monuments, se dresser à elle-même un palais de financier ; mais — et c'était là son mot, fréquemment de retour sur ses lèvres, — et elle préférait à tout cela mille fois sa perse avec de vieux amis assis dessus.

Dans les grands jours d'invitations, comme aux séries de Compiègne, on arrivait en plusieurs voitures à Saint-Gratien, à l'heure de prendre place à table ! Après le déjeuner on passait dans la véranda. La princesse, qui détestait l'odeur du tabac, avec un beau courage allumait les cigares de quelques fumeurs impénitents et les causeries se prolongeaient. L'une des distractions habituelles de cet instant psychologique était d'atteler, selon le mot d'un des familiers du lieu, le peintre attitré de S. A. Mathilde Napoléon à l'album des caricatures. Giraud y excellait. S'appuyant au bras du canapé, où l'artiste était assis, la princesse s'égayait toute la première en voyant sortir peu à peu le sujet, sous l'empreinte du crayon alerte. Sur une page, c'était Mathilde elle-même posant pour son buste de Carpeaux en déposant un baiser sur le museau de son chien Chine ; sur une autre se développait en une rondeur énorme la partie postérieure de l'abbé Coquereau, ballonnant dans un pantalon de bébé. C'était encore la charge d'Arago écrasé sous une Légion d'honneur gigantesque, ou celles de Maréchal et de sa face épanouie, ou la double silhouette des Goncourt reliée par une seule plume. Ces gaîtés du crayon amusaient beaucoup les habitués. Ils s'y retrouvaient entre eux. Des cartons pleins, de volumineux albums regorgeaient des croquades de Giraud[9]. L'un de ceux-là les appelait l'histoire intime et burlesque de la maison. On tournait, on feuilletait. On se passait la chose de main en main. On riait. Puis, de s'échapper afin .d'aller en troupe au bord de l'eau, dans le chalet, garni de rames, d'avirons, étageant sa flottille de canots, d'yoles, de patins, bien proche de l'embarcadère. C'était pour le tour du lac accoutumé.

Souvent, après le déjeuner, Mathilde aimait à faire de courtes promenades en campagne, jetant ses pensées à l'air libre, comme elles lui venaient, sur l'idée du moment, l'impression du jour. Promenades charmantes et qui l'eussent été davantage si la princesse glisserons-nous cette remarque en passant ? — n'eût eu de compagnie que ses intimes. Mais elle avait aussi ses chiens. Elle en était très occupée, trop au gré de ceux qui cheminaient avec elle et qui ne s'en plaignaient pas à haute voix, évidemment, mais qui éprouvaient de l'agacement de ce que la conversation en marche était, à chaque minute, dépaysée par les retournements de la princesse, par ses cris d'appel : Chine ou Tom, chaque fois que l'un ou l'autre de ses intéressants quadrupèdes s'était égaré dans un détour ou enfoncé dans quelque massif.

A cette heure du jour, elle avait, d'autres fois, sa crise de travail. D'un pas pressé, elle se rendait à son atelier. Là paisible dans le vaste hall aux portières somptueuses, aux murs garnis d'immenses palmes entrecroisées, la princesse reprenait un portrait commencé. Hébert, assis derrière elle, présidait au travail. Ou bien Giraud, debout, peignait un sujet décoratif pour le château. Parmi les personnes présentes, celle-ci lisait, celle-là tapissait. L'un, comme le prince Gabrielli, brunissait les tons d'une eau forte. D'autres feuilletaient des albums ou devisaient à mi-voix. L'après-midi se passait dans ce calme ; et l'on allait endosser l'habit pour le dîner.

Mais ne nous arrêterons-nous pas à nouer plus étroite connaissance avec plusieurs de ceux-là qui composaient le noyau de cette colonie salonière ?

Nieuwerkerke tiendrait la tête de la liste par le degré d'intimité et la durée des séjours. Nous le retrouverons tout à l'heure, au chapitre des affections privées.

Un sagace chercheur, connu de tous les moliéristes par ses révélations sur les origines et sur le parentage de l'auteur du Misanthrope, Eudore Soulié, conservateur adjoint du palais de Versailles, était aussi, de fondation, l'un des hôtes accrédités du logis, où l'avait introduit la bienveillance de Nieuwerkerke. Il s'était constitué là par habitude, un peu comme l'introducteur des visites. Il avait, dans ce rôle, des indécisions, des manières de scrupules presque excessives. Théophile Gautier se présentait, une après-midi à l'improviste. Eudore Soulié crut devoir s'informer : la princesse pouvait-elle recevoir Théophile Gautier ? Comment ! répondit-elle, avec un cri du cœur, comment si je veux recevoir mon poète ! On parlait de Soulié comme d'un convive aimable et d'un homme de sens. Les anecdotes du crû ajoutaient au signalement d'ensemble des traits particuliers. Une grande histoire s'était déroulée dans sa vie, à ce qu'on en disait, émouvante et cocasse. De nature sentimentale, à vingt ans, il avait eu son désespoir d'amour et faillit s'asphyxier avec des charbons. L'originalité de l'aventure fut qu'il avait choisi pour réceptacle de cet élément nocif des amoureux en peine, quoi ! le bain de siège paternel ! Chanceuse inspiration : le plomb s'était dessoudé, et Eudore-Werther avait pu rouvrir les yeux à la vie.

Je m'en voudrais d'oublier le Tallemant des Réaux de la ruelle mathildienne, un homme de beaucoup d'esprit et de méchanceté, et si mal disant et si vindicatif, tout de même si curieux à questionner, que chacun appétait d'entr'ouvrir ses livres noirs : le comte Horace de Viel-Castel. Ii est en ces lieux constamment aux aguets, fouillant de ses yeux aigus l'expression des visages, écoutant d'une oreille avide les ana qui circulent, et les racontars, les histoires salées, qui feront si bien sur ses tablettes, lorsqu'il les y couchera, le soir, aggravées de ses réflexions aigres-douces et de ses insinuations perfides !

Il avait été jeune, aimant, sensible, léger, frivole aussi comme on l'est alors, mais capable aussi d'affections profondes, et qui le firent beaucoup souffrir en se brisant. Même, à l'en croire, il était né avec la faculté de sentir plus vivement que qui que ce lût : joies, passions, douleurs. Mais, comme il dut changer en prenant de l'âge et de l'expérience ! Viel-Castel a la critique amère. Presque aucune appréciation ne passe sous sa plume qui ne s'achève en coup de griffe. J'appartiens à cette race d'hommes, prétendait-il, que le monde ne peut connaître et qu'il jugera toujours à faux. Je n'aime pas et ne peut pas aimer à demi ; je m'enfonce dans mon amour et ne tiens à être connu que de lui. C'est pour cela, sans doute, qu'il ne parle que de ses colères, de ses jalousies, de ses haines. Aussi, quelle abondance de veine sur ce chapitre !

Il paraît vouer à la princesse une affection sincère. Souvent il s'entretient de sa bonté, de ses attentions charmantes à l'égard de ses amis, des présents qu'il reçoit d'elle, de. sa gracieuse hospitalité et du plaisir qu'il éprouve, grand collectionneur d'objets d'art[10], à faire passer entre ses mains des bibelots précieux, qu'il a réservés, avec l'intention de les lui offrir[11] ? Mais, pour cela, ne croyez pas qu'il se gène de dauber sur ses faiblesses, ses erreurs, ses partis-pris, ses crédulités !

La princesse, qui est bien la personne la plus faible du monde, c'est une antienne à laquelle retourne, à chaque instant, ses plaintes. Le salon de la rue de Courcelles est vraiment déplorable, c'est encore une de ses formules. Il y a, chez elle, vraiment trop de gens qui lui déplaisent. Cette société fait le plus grand tort à celle qui la reçoit. Pauvre et aveugle princesse ! Que ne lui est, permis à lui de chasser loin ces coteries intéressées et fausses, qui mettent sa confiance au pillage[12] ! Il en convient, Saint-Gratien et ses ombrages lui conviennent mieux que l'atmosphère néfaste, qu'on respire dans les salons de la rue de Courcelles :

J'arrive de Saint-Gratien, la campagne achetée par la princesse Mathilde. C'est joli et bien arrangé. Mon petit appartement y est très confortable[13].

Oui, Saint-Gratien lui plairait extrêmement, si un malheur obstiné ne voulait pas qu'il y rencontrât aussi les Giraud et la Desprez, et l'abbé Coquereau, la queue du cortège ! Fould aussi est sa bête noire. Le comte de Laborde lui inspire de véritables accès de rage, surtout depuis que ce concurrent heureux a été nommé directeur général des archives. Il a des colères bleues contre le prince Jérôme-Napoléon, et s'étonne ensuite de n'être pas des mieux reçus au Palais-Royal. Coquereau, déjà nommé, le met au supplice. Et encore Mme Desprez, lectrice de Son Altesse Impériale ; c'est une peste qu'il ne peut souffrir[14].

Traite-t-il d'une plus indulgente sorte les écrivains, les artistes ? Que non pas. Alexandre Dumas, qui se donne pour un grand historien, n'est, à ses yeux, qu'un grand histrion... Alexandre Dumas fils, un jeune vaurien, auquel a manqué toute éducation de famille... Théophile Gautier... J'arrête ici la nomenclature. Quant aux journalistes, n'en parlons pas ; il les exécute d'un trait :

Peut-être serait-ce un grand bienfait de supprimer les journaux comme tribune politique ; ce serait pour la France un grand apaisement et le gouvernement ôterait surtout par là un moyen de parvenir aux intrigants[15].

Rien de plus impudique et d'immodeste autant que ses anecdotes graveleuses sur les personnes de la Cour. A l'en croire, toute la haute société parisienne ne comprendrait pas une seule femme honnête ; toutes impudemment prennent leurs ébats sous les courtines de l'adultère ou s'entraînent à pratiquer les mœurs de Lesbos[16]. Et il les nomme, il précise, il avance des choses inouïes, avec une crudité de termes qu'auraient enviée les romanciers naturalistes. N'importe, la morale, sociale ou littéraire, n'a pas de plus ardent défenseur. Il est plaisant de lire les protestations indignées de cet homme sage contre le scandaleux succès de la Dame aux Camélias :

La Dame aux Camélias, le drame d'Alexandre Dumas fils, est une insulte à tout ce que la censure devrait faire respecter. Cette pièce est une honte pour l'époque, pour le gouvernement qui la tolère, pour le public qui l'applaudit.

Ses emportements ne sont pas moins épiques contre George Sand et autres propagateurs de gales modernes, comme refit dit Barbey d'Aurevilly. Se relâche-t-il de ses rigueurs habituelles, il a des façons de dire atténuées, des gentillesses à sa manière, du genre de celle-ci :

Mme de X... est une aimable et spirituelle femme, un peu catin... Mais qui ne l'est pas, aujourd'hui !...

La princesse parlait en riant, parfois, des méchancetés de Viel-Castel. Il lui fallait un doigté spécial pour manier cette humeur difficile. Viel-Castel aimait à prendre la parole sur l'état des choses du moment. Le pays veut ceci... Le pays réclame cela... avançait-il. En vérité, que pouvait-il entendre par là cet ennemi juré d'un peu tout le monde ? Des classes qui composent le corps de la nation, il en rejetait une si grosse part que le reste après cela devait paraître bien exigu. L'aristocratie lui semblait simplement rongée de vices. Les bourgeois, il les appelait les puces du corps social. Quant au menu peuple, quelles pouvaient être ses sympathies pour un ramassis de pauvres hères ?

Etrange nature que cet esprit de malice, tout hérissonné de pointes et tout éclaboussé de venin !

Il faut se garder des salissures. Encore est-il permis de prendre son bien où il se trouve. Viel-Castel avança trop d'allégations calomnieuses ; mais il releva aussi, sur son chemin, nombre de faits révélateurs, nombre de détails observés et de paroles entendues, sans lesquels on ne connaîtrait qu'imparfaitement la société si bigarrée des premiers temps du second Empire. En soulevant les portières du salon de la princesse Mathilde, il nous a découvert des coins ignorés, que n'auraient pas reproduits les photographies de plein jour officieusement arrangées.

Plus artistes et non moins débineurs, les Goncourt avaient sous la main de l'étoffe autant qu'ils en pouvaient désirer dans cet intéressant milieu. Ils ne se privèrent point d'y tailler. On en juge à l'abondance de leurs gloses sur le sujet de Mathilde et de son cénacle. Jules de Goncourt prolongeait ses arrêts à Saint-Gratien jusqu'à trois semaines, en cette délicieuse résidence, dont les ombrages et la vie ordonnée calmaient sa surexcitation fébrile. Cherchant partout l'impression reposante et le suprême refuge du silence, et ne les obtenant nulle part, ni à la campagne, ni à la ville, il goûtait chez elle, tout au moins, l'heureuse détente, l'apaisement. Les princes n'aiment pas les gens malades, lui disait-il, dans une heure de tristesse maussade où il se sentait fâcheux pour autrui comme pour soi. En réponse, elle s'employait à le retenir par ses paroles les plus séduisantes. Il devait s'installer à Catinat et prendre avec lui sa fidèle Pélagie[17]. Les deux frères avaient une grande dévotion pour Mathilde, le cadet surtout, qui n'en contenait pas l'expression. De cette tendresse particulière, il prodiguait les marques, non seulement lorsqu'il pensait à la louer de ses qualités de cœur et d'esprit, mais encore lorsque sa plume tremblait dé satisfaction en sous main, à décrire la toilette charmante qu'elle avait arborée, un soir, le joli décolletage de soie cerise qui lui laissait les épaules et les bras nus, une autre fois, et tranchait d'une façon si avantageuse sur une enveloppe de dentelle noire, qui jetait la filigrane sombre de ses ramages sur le rosé de la peau... E parlait d'elle en littérateur, en romancier, et s'échauffait, au réel, d'un sentiment plus complet que l'amitié. A ce point que par le ton même de son enthousiasme, par la chaleur de son zèle et l'indiscrétion presque de ses propos, Jules de Goncourt compromettait légèrement la princesse. Des amis empressés en avaient insinué la remarque. Quelqu'un fut chargé, mais pourquoi ne le nommerai-je pas ? Alfred Stevens eut à l'en tenir averti, à mots couverts, prudemment, délicatement.

Le vieux Giraud, de l'Institut, le peintre de la princesse, et, son fils, habile aussi dans cet art, avaient leurs coudées franches à Saint-Gratien. Eugène Giraud passait pour un courtisan. Ce qui ne l'empêchait, point de garder, en ses propos, toutes les libertés de la discussion. Il se tenait avec la dame du lieu sur le pied d'une bonne familiarité, qui n'allait pas sans lui attirer des mots un peu gros, lorsque l'artiste, enclin aux gaillardises, dépassait la mesure et se faisait rappeler à l'ordre. Il se rattrapait, du reste, entre les quatre murs de sa chambre, où les causeurs aimaient à se réunir, afin de jaser plus à l'aise et de s'offrir un supplément d'histoires salées, qui l'étaient trop pour la table de la princesse.

Aussi bien Giraud avait l'estime d'un beau talent, d'une grande franchise de caractère, d'une serviabilité constante avec de la bizarrerie dans les manières, dans les habitudes et le sans-façon de sa vie. On a rapporté d'amusants détails sur l'arrangement patriarcal de son existence intime, égayée de quelques fugues boulevardières.

Ayant maison de ville et maison des champs, n'habitant presque jamais celle-ci et n'occupant de celle-là que le minimum de la place nécessaire, il formait, avec sa femme un ménage d'artistes bien original, le peintre Eugène Giraud. La mère, le père, le fils, tous trois gîtaient dans la même chambre, Giraud senior s'accommodant d'un large fauteuil, Giraud junior s'étendant sur un lit de sangle, au pied du lit de sa mère, à la traverse. Les hommes sortaient et rentraient tard. La femme était casanière et gagnait sa couche, huit heures sonnant. A deux heures du matin, les noctambules réintégraient la maison. Le fils prenait un livre ramassé au hasard — la chambre en était pleine — et le lisait à haute voix. Des réflexions étaient échangées ; et, vers les trois ou quatre heures du matin, le calme se faisait : chacun avait repris ou commençait son sommeil. Comme on a lieu de le croire, d'après ce qu'on vient d'exposer, Giraud et son fils n'avaient pas le réveil matinal. Au contraire de la maîtresse de la maison, qui tracassait, dès l'aube ; elle préparait le café au lait pour l'apporter, au bon moment, à son mari et à son fils ; les chers artistes dégustaient le chaud breuvage, couchés, et paressaient, après, les yeux clos. On avait assez du reste de la journée pour fixer des impressions sur la toile.

Ces allures du genre bohème n'empêchaient point Eugène Giraud, membre de l'Académie des Beaux-Arts et pensionnaire de la princesse Mathilde, de se faire une bourse rondelette ; ses maisons de Paris et de Saint-Gratien travaillèrent à le rendre riche sans qu'il y eût songé ; et de façon moins inconsciente sut-il placer en bon lieu les produits de la palette familiale. Dans l'histoire de la princesse, comme amateur d'art, la dynastie des Giraud occupa une large place. Une quarantaine de leurs toiles et aquarelles étaient parvenues à se glisser chez elle, qui ne retrouvèrent plus, après la dispersion de la galerie de Mathilde, la faveur qui les y avait introduites jadis[18].

L'abbé Coquereau, chanoine de Saint-Denis, aumônier général de la flotte, ledit abbé tant maltraité tout à l'heure par Viel-Castel, était en bonne posture chez cette incroyante, qu'il espérait peut-être convertir. Du reste, s'y prenant fort galamment pour cela et ne manquant aucune des distractions qu'il pouvait prendre sans y compromettre sa soutane. Il ne détestait pas le jeu de mots profane ni le sous-entendu. C'était affaire à lui de lire à haute voix, sous la présidence de la princesse et en petit comité, des vers amoureux d'un poète du jour, avec des intonations et des airs complices que l'habit du personnage rendait plus singuliers. Il fallait qu'en sa présence les choses fussent un peu bien loin poussées pour qu'il fit mine de s'en offusquer, comme dans un après-souper de janvier 1855, où Nadaud chantait quelques-unes de ses chansons un peu grasses. Il se prudifia, au point de quitter la place et de se retirer dans un salon voisin, ce qui lui attira les plaisanteries d'un marquis de Custine. Celui-ci jouissait d'une réputation équivoque pour un côté de ses mœurs, dont la Nature elle-même était choquée. Je m'étonne, remarqua-t-il, qu'un Silène chrétien s'effarouche pour si peu de chose. Et l'abbé, très haut, vingt personnes ayant les oreilles ouvertes, avait renvoyé au marquis une réponse telle que nous ne pouvons la reproduire ; mais il eût mieux valu, pour les convenances, qu'il écoutât, tranquille, dans l'autre salon, vingt chansons de Nadaud encore plus grasses et qu'il n'eût pas fait cette réponse-là Très bon enfant, à l'ordinaire, très tolérant autour de soi, il n'était pas homme à gêner le ton des conversations particulières ; le voisinage de sa robe n'en détournait point l'objet. On en prenait plutôt à l'aise avec lui. Il ne paraissait pas assez qu'on s'adressât à un prince de l'Eglise, certaines fois, à la manière dont lui parlaient certains interlocuteurs. Un soir, il jouait en amateur émérite la poule au billard, avec les Paterson, c'est-à-dire les deux Bonaparte américains, qu'on commençait à traiter de princes, lorsque la lectrice de Mathilde, Mme Desprez, qui se donnait dans la maison 'des airs importants, s'appuya sur le billard, et, sans se préoccuper des pousseurs de billes, étala sur le tapis une gravure qu'elle montrait et expliquait à qui voulait l'entendre. Coquereau, pressé de poursuivre ses avantages, lui fit remarquer, à plusieurs reprises, qu'elle empêchait le jeu ; d'abord inattentive à dessein, elle se retourne tout à coup vers lui, et d'un ton sec :

Vous êtes inconvenant, l'abbé ; vos observations sont de la dernière inconvenance !

De compagnie facile dans le monde, il était moins indulgent à ses confrères du clergé, glissant un doute sur celui-ci, jugeant souhaitable le remplacement de celui-là dénonçant à mi-mots les tendances romaines de tel évêque, s'élevant contre les prétentions du Saint-Siège et montrant bien qu'il espérait être récompensé Sous peu de ses opinions ultra-gallicanes par l'octroi d'un évêché, La princesse Mathilde, qui ne l'appelait autrement que ce bon abbé, n'était pas, avec sa finesse, sans voir clair dans ce jeu d'homme d'Eglise. Une fois qu'il dînait chez elle avec le ministre des Cultes, elle l'avait vu circonvenir, plusieurs heures durant, l'Excellence, de qui dépendait le succès de sa candidature. Le prenant à part, dans la soirée, elle lui dit à l'oreille :

Avouez, mon cher abbé, que si tout autre se conduisait comme vous le faites depuis quatre heures, vous le traiteriez d'intrigant !

Mais elle était bonne et lui voulait du bien ; elle poussait fortement à sa promotion.

Théophile Gautier, bien autrement que l'abbé Coquereau ou le mémorialiste Viel-Castel, jouissait de la grande amitié de Mathilde. Un matin, elle lui faisait part d'une promotion très délicate à laquelle elle avait songé pour lui, dans la hiérarchie de sa maison. Comme elle avait un chevalier d'honneur[19], une lectrice[20] et d'autres sinécuristes attachés à sa cour, elle voulut avoir un bibliothécaire, et l'avait nommé à ces fonctions peu absorbantes.

Mais, au fait, demandait Théophile Gautier à l'un de ses amis de lettres descendant avec lui l'escalier, est-ce que la princesse a une bibliothèque ?

Un conseil, mon cher Gautier, faites comme si elle n'en avait pas.

Elle avait voué une affection très réelle au poète coloriste, ciseleur de mots et causeur étincelant. S'il n'était pas aussi près de son cœur que le furent le comte de Nieuwerkerke, le poète émailleur Claudius Popelin[21] ou le frémissant observateur moderniste Jules de Goncourt, il tenait chez elle le haut bout de la table. Il était le charme de ses réunions. Dumas a raconté qu'il y avait des maisons, où il se sentait en verve dès qu'il y était entré. Jamais Gautier ne se sentit en meilleure disposition d'être soi, dans tout le relief de ses qualités, qu'en cette maison où il se sentait attendu — que ce fût à Paris ou dans le pavillon Catinat, — où il était heureux, où l'admiration et la sympathie le réchauffaient de toutes parts. Chacun paraissait attentif à cueillir les paroles sur ses lèvres. Des femmes élégantes et belles tenaient sur les siens leurs yeux attachés. Alors, il livrait, en poète prodigue tous les trésors de son imagination. Que lui coûtaient ces perles ? Il les semait, sans compter, avec le faste d'un nabab.

Il devisait sur les propos infinis de l'art ou se confessait sur les bizarreries de ses goûts avec des grâces de gaîté enfantine ou des éclats de bonne humeur, qui chauffaient l'atmosphère de gaz hilarant. C'était encore un de ses thèmes favoris que de recommencer son lamento de journaliste, se plaignant d'avoir à tourner la meule quotidiennement, quand il n'aurait eu d'autre raison d'existence que de modeler en prose ou en vers des formes plastiques ou d'égrener sous le ciel en fête des images pittoresques. Et naturellement, quand il était sur son terrain, bien allumé, flambant de verve, il n'oubliait point de fulminer, et de toute son éloquence, contre la civilisation, les chemins de fer, les ingénieurs qui bouleversent la nature, défoncent et gâtent les paysages, avec leurs rails, avec toutes leurs inventions utilitaires ! Que leur faisait cela aux autres, à la masse des civilisés, à la multitude de ceux qui n'étaient point, comme lui et trois ou quatre qu'il connaissait bien, des sensitifs, et, qui plus est, des exotiques !

Mathilde se fût grandement réjouie de voir le poète des Emaux et Camées siéger à la place qui lui était due parmi les Quarante. Pour le succès de sa candidature académique, elle s'était entremise avec beaucoup d'adresse et de persévérance, stimulant de ses rappels affectueux les habits verts, qui fréquentaient en son salon et s'asseyaient sur sa perse, se mettant en frais pour les autres de prévenances et d'amabilités. Un dîner fut organisé chez Sainte-Beuve, où l'on avait invité, sur son désir, le traducteur de Lucrèce, l'austère Pongerville. Elle s'y trouvait, en même temps que Viollet-le-Duc et son peintre Giraud. Toute la soirée se passa à chercher les moyens de faire raconter à l'honorable académicien les deux seules histoires de sa vie : une entrevue avec Louis XVIII et une entrevue avec Millevoye. On ne s'en souciait guère plus que d'une figue sèche ; mais il fallait séduire, il fallait s'annexer le vieux Pongerville, de manière à gagner sa voix pour Gautier. Une de plus ! Le succès en dépendait, peut-être. Tant d'habile diplomatie resta sans efficace. Théophile Gautier ne devait pas avoir son fauteuil au palais Mazarin.

Une figure encore, qui ne passait pas inaperçue dans ce cadre exceptionnel, c'était Mérimée. Il venait assez souvent, sur le tard de sa vie, se doutant bien qu'il rencontrerait là des antipathies marquées, mais sachant aussi qu'il y trouverait son ami Viollet-le-Duc. Un moment, il avait entrevu l'espérance d'amener la princesse à faire élection d'une villégiature hivernale sur cette Côte d'azur, où le forçait de se rendre, chaque an, le mauvais état de sa santé. Pour l'y résoudre, il lui avait apporté les dessins d'une villa, qu'il aurait aimé lui voir acheter, des gouaches tracées de sa main et qui ne donnèrent sans doute pas une idée assez enviable de la beauté du site ; car ces images lavées de couleurs criardes ne la décidèrent point. Il dut renoncer à la perspective de son agréable voisinage. Du moins savait-il qu'il ne perdait pas son temps à renouveler ses visites, rue de Courcelles. Il y distillait de l'esprit goutte à goutte. On l'écoutait ; on' dégustait cet élixir. Mieux seyait de l'ouïr que de le regarder. Il avait la physionomie sans grâce, des traits gros, des sourcils broussailleux et l'encolure épaisse. Mais qui songeait à ces disgrâces, quand il causait Tout le monde ne goûtait pas ses airs sarcastiques, ni sa façon de ponctuer les traits et les finesses qu'il voulait bien détacher. Il était réfrigérant pour les spontanés, les sensitifs. Et son cynisme affecté, son dénigrement systématique de toute espèce d'illusions, par l'amertume sans doute d'avoir vu périr platement celles qu'il avait cachées au profond de son âme, ne lui conciliaient pas non plus ceux ni celles qui attendaient encore beaucoup de la vie. Mais il était Mérimée ; on n'échappait pas à l'artifice de cet esprit fort.

De tous les commensaux de la princesse, le plus curieusement suivi des yeux et de l'oreille était Sainte-Beuve. Ce médecin des esprits, qu'on aurait eu grand tort de prendre pour directeur de consciences, malgré le billet d'indulgence que lui décerne Jules Troubat, avait inauguré ses rapports avec les membres de la famille impériale en fréquentant la maison de la princesse Julie. Ou plutôt il allait du salon de celle-ci dans le salon de la princesse Mathilde, quand il n'était pas en visite, au Palais-Royal, chez le prince Jérôme, autant, du moins, que le permettaient ses recueillements d'auteur occupé. Il lui était resté de ses relations spirituelles avec la fille de Lucien un piquant ressouvenir.

A quelques pas du Corps législatif, tous les vendredis soirs, rue de Grenelle-Saint-Germain, en son hôtel, Julie Bonaparte, marquise Roccagiovini, groupait autour d'elle l'élite de la société étrangere.et du mondé parisien. Il y venait des écrivains, des artistes en renom qu'on retrouvait, rue de Courcelles, aux soirées de Mathilde. Elle ne se bornait point à recevoir des penseurs comme Renan, des fantaisistes comme Barbey d'Aurevilly. Elle-même ne dédaignait pas de confier au papier les échos de son âme. Des réflexions morales, des pensées, des boutades, s'étaient fixées sous sa plume, qu'elle avait fait parvenir à Sainte-Beuve, en exprimant le désir que l'éminent critique voulût bien en juger et lui en dire son avis. Mais, distraite par ses préoccupations d'auteur à sa toilette, l'aimable princesse avait commis une grosse faute, celle ne pas relire son album avant de l'envoyer. Et comme, avec le souci de s'acquitter de sa mission conseillère, Sainte-Beuve en tournait les feuillets, il arriva que ses yeux tombèrent sur une appréciation plus princière qu'académique de son discours visant le Diocèse de la libre-pensée.

Je m'étonne, disait à peu près Julie Bonaparte, que la princesse Mathilde reçoive un homme qui a si peu de religion.

Elle ne disait pas que cela, mais y ajoutait des gentillesses de cet acabit :

Mme de B... née de C... reçoit tous les jours de quatre à six heures. Elle a toute sorte de nouvelles, qu'elle débite, sans nommer les personnes de qui elle les tient, Voici ce qu'elle m'a raconté sur Sainte-Beuve : Il mène, malgré son âge, une vie crapuleuse ; il vit avec trois femmes à la fois, qui sont à demeure chez lui. Sainte-Beuve m'a laissé des cartes, m'a écrit, mais il n'est jamais entré dans mon salon. Il est admiré comme écrivain, estimé comme critique ; quand il a parlé d'un livre, son jugement est accepté ; mais, comme considération personnelle, il n'en a pas. Il a fait des pieds et des mains pour entrer au Sénat. duquel, pourtant, il se moquait. — Il a écrit du mat des personnes qui lui avaient fait beaucoup de bien. Il passe pour très gourmand ; et, comme je l'ai dit plus haut, sa vie privée est très immorale. — M. Sainte-Beuve n'a qu'un Dieu, le plaisir ; il n'a aucune conviction religieuse ; et, un jour, en parlant de l'homme du peuple, il disait : L'homme sans éducation est une fleur des champs, tandis que je suis une fleur de serre.

Rien moins qu'amusé de la surprise, Sainte-Beuve ne voulut pas rester sur cette impression. Sa fine plume était à portée, de sa main. Il griffonna une maligne réponse qu'il retourna, en même temps que le carnet, à la marquise Roccagiovini.

Mais voici le texte de cette réponse. Il vaut d'être lu :

Ce 16 juin 1868.

Princesse,

J'ai l'honneur de vous renvoyer les cahiers manuscrits, que vous m'avez fait l'honneur de me communiquer. Le hasard est, quelquefois, malin et spirituel. Il l'a été, cette fois, vous en conviendrez vous-même, en me donnant l'occasion de lire, et par vos soins mêmes, princesse, certaine note me concernant et qui n'est pas due toute à Mme de B... Je serais tenté de vous en remercier. Cette circonstance me permet, en effet, de vous faire observer, princesse, que, si je ne suis jamais entré dans votre salon, ce n'est pas faute, assurément, d'y avoir été convié par vous. Ce n'est donc point à mon peu de considération, comme vous dites, que j'ai pu devoir de n'y être pas admis, mais à une discrétion de ma part et à un éloignement instinctif dont j'ai à me féliciter, aujourd'hui.

Quant aux autres inculpations graves dont vous n'avez pas craint de salir votre plume, il en est qui se réfutent d'elles-mêmes. Comment se pourrait-il que j'eusse tout fait des pieds et des mains pour entrer au Sénat, quand je n'ai jamais fait d'article sur l'Histoire de César, n'imitant point en cela M. de M... (Mérimée) ?

Quant aux convictions religieuses, vous-même, princesse, m'avez plus d'une fois mis sur ce sujet, lorsque j'ai eu l'honneur de vous rencontrer. Et je puis dire qu'à la crudité avec laquelle vous vous exprimiez, il n'eût tenu qu'à moi de vous juger beaucoup plus irréligieuse que je ne demanderais jamais à une femme de le paraître.

Ma vie privée a un avantage. si elle a ses faiblesses, elle est naturelle et au grand jour. Or, l'histoire des trois femmes à domicile est une légende vraiment herculéenne et dont je n'ai pas à me vanter. De tout temps, ç'a été faux, et archi faux, comme le savent tous les amis, qui m'ont visité, même en mes beaux jours.

Ce qui me choque peut-être le plus dans ce passage st indigne de votre plume c'est le mot que vous me prêtez. Quoi ! j'aurais dit qu'un homme sans éducation est une fleur des champs, tandis que moi, je suis une fleur de serre ! Non, non, croyez de bien, princesse, je n'ai jamais pu dire ni penser qu'un homme fût une fleur. Je réserve ces images pour un sexe différent.

Veuillez agréer, princesse, l'hommage définitif d'un respect qui n'aura plus lieu de s'exprimer.

SAINTE-BEUVE.

 

Mathilde n'avait point de tels scrupules à l'égard d'un sceptique, étant elle-même hardiment libre-penseuse : L'esprit de Sainte-Beuve lui était nécessaire comme le pain quotidien, et son immense mémoire, et sa parole expressive, et son intelligence unique de toutes les conceptions de l'esprit ? de tous les détours de l'imagination et du cœur.

Il y avait bien dans son salon des ironistes comme Mérimée, des malintentionnés comme les Goncourt, qui ne pardonnaient pas au lundiste du Moniteur de n'avoir jamais écrit sur eux l'article tant espéré[22], des railleurs enfin passant le temps à éplucher le physique et le moral du grand écrivain, critiquant l'homme, ses faiblesses, ses manies, les affectations vestimentales, qui lui, faisaient rechercher les couleurs claires, jeunettes, printanières, ses sensualités cachées, et les perfides habiletés de sa plume, tout enfin. Car on s'occupait continuellement de Sainte-Beuve, absent ou présent.

Sainte-Beuve est malade, venait dire Mérimée ; il a autour de lui, comme s'il était valide, une grande quantité de femmes.

Quand j'entends Sainte-Beuve, remarquait, dans un autre instant, encore Jules de Goncourt, avec ses petites phrases courtes toucher à un mort, il me semble voir des fourmis envahir un cadavre ; il vous nettoie une gloire en dix minutes.

Sainte-Beuve, faisait observer un troisième, est toujours occupé de raisonner sur l'amour. Au fond, qu'aime-t-il ? Rien, si ce n'est les livres de sa bibliothèque et la vie commode.

Et c'était le tour d'un quatrième, Frédéric Soulié, donnant à savourer aux écoutants cette aimable présentation :

Oui, justement, il y a deux Sainte-Beuve : le Sainte-Beuve de sa chambre d'en haut, du cabinet de travail, de l'étude, de la pensée, de l'esprit ; et un tout autre Sainte-Beuve, le Sainte-Beuve du rez-de-chaussée, le Sainte-Beuve dans sa salle à manger, sa famille, au milieu de la manchote, sa maîtresse, de Marie, sa cuisinière, et de ses deux bonnes, dans ce milieu bas ; Sainte-Beuve devenu un petit bourgeois fermé à tous les grands côtés de la vie d'en haut, une espèce de boutiquier en goguette, l'intellectuel rapetissé par les ragots, les rabâchages d'une bande de femmes.

Et l'on brodait sur le panégyrique ; et l'on passait un bon moment, à Saint-Gratien, aux frais et dépens du critique, retenu dans son ermitage de la rue Montparnasse par le feuilleton du lundi. La princesse écoutait, souriait, et n'en appréciait pas moins à son mérite le Montaigne du siècle et de son salon. Elle aussi se disait à part soi que si l'écrivain mettait le souverain bien à savourer les jouissances spirituelles, il était de chair et de sang comme les petits saints qui le dénigraient devant elle, et elle passait condamnation sur le reste. Elle ne l'en avait pas avec moins d'assurance rangé parmi les sages de la Grèce, dans la peinture à la plume qu'elle 'avait essayé de faire à sa ressemblance[23].

Elle songeait à lui gracieusement et sans cesse ; elle le comblait d'attentions, de prévenances ; et, pour se rappeler à ses yeux, remplissait sa petite maison de menus souvenirs et de présents aussi utiles qu'agréables[24].

Si fréquente était la communion de leurs pensées ! Quand il n'était pas à sa table, là causant, anecdotant, il tournait à son intention, de loin, quelques-unes de ses délicieuses Lettres à la princesse effleurant des actualités brûlantes, procurant à Mathilde un sensible plaisir en lui disant un peu de mal de l'impératrice, ou tenant en perfection son rôle de conseiller littéraire, dirigeant ses lectures, l'excitant à écrire et rectifiant, à l'occasion, les entorses de son style. Et, maintes fois, elle allait continuer la conversation, écrite ou parlée, chez lui, dans son abbaye de Thélème, simplement, en amie.

C'est dans un de ces bons moments d'effusion spirituelle que Sainte-Beuve peignit le portrait de Mathilde avec ses touches les plus raffinées et des délicatesses de pastelliste. Un éditeur anglais Gleaser, projetant de publier un volume sur la Famille Impériale, avait manie testé le désir d'en avoir des pages sous la signature de l'illustre écrivain. Sainte-Beuve tardait à lui donner satisfaction. Mais la princesse était venue dans sa campagne parisienne. Elle était allée poser chez Sainte-Beuve, comme l'eût fait une grande dame du XVIIIe siècle devant La Tour ; il prenait des notes en la regardant, en l'excitant à causer ; il fixait une à une les nuances de son être moral avec la sûreté de vision, qui n'était qu'à cet anatomiste littéraire. Et, par représailles d'amitié, Mathilde avait, de mémoire et d'âme, esquissé le portrait du peintre.

De temps en temps, elle acceptait de dîner chez lui. On entendait dans la rue paisible, encore sans trottoirs, tout en villas et en jardins, le roulement d'une voiture : c'était celle du prince Jérôme ou de sa sœur Mathilde qu'on attendait, en compagnie de plusieurs invités. Le nombre en était restreint comme l'espace. On n'y avait jamais été plus de cinq à six, sans crainte d'étouffement. Mais Socrate eût trouvé sa maison assez grande, pour recevoir ceux-là ! D'ordinaire, Sainte-Beuve leur faisait, à l'un ou à l'autre, la politesse de les prier de désigner le choix des convives, à leur convenance[25]. C'est ainsi qu'à l'occasion du fameux dîner du 10 avril f888, dit du Vendredi saint, qui avait été demandé par le prince Napoléon, à la veille de son départ pour Frangins, furent inscrits sur la liste : Flaubert, Taine, Renan, Charles Robin, About, tous amis de Jérôme. En ces grandes circonstances on mettait tout en mouvement dans la petite maison. Et Sainte-Beuve, par une coquetterie qui lui était particulière, prenait le soin de répandre. sur le parquet de sa chambre de travail de l'eau de Cologne, pour chasser l'odeur d'encre, disait-il. La petite cuisinière Marie faisait entrer ces hôtes illustres dans la salle à manger, où se dressait comme le dîner monté d'un curé recevant son évêque. Et la conversation Commençait au potage. Je laisse à penser quelle elle pouvait être, avec des partenaires tels que ceux-là et Nieuwerkerke, le docteur Veyne, le chirurgien Phillips — le casseur de pierres — comme se gratifiait lui-thème ce grand opérateur de vessies malades, Giraud, Mme Espinasse, les Goncourt, dont l'esprit plus que les dents s'apprêtait à mordiller. Jérôme-Napoléon, qui témoignait à Sainte-Beuve une grande amitié, n'aimait nulle part, comme chez lui, à laisser déborder le trop plein de son intelligence. Quant à Mathilde elle arrivait toujours fort gaie, et comme si elle se fût promis de bien s'égayer dans une partie de garçon.

Tels avaient été les rapports de vive sympathie et de parfaite amitié entre l'écrivain Charles Sainte-Beuve ri la princesse Mathilde. Mais, un jour, et tout à coup, cette belle entente s'était brisée à grand tapage. Les causes de la brouille furent exclusivement politiques. Depuis quelque temps la princesse voyait avec humeur Sainte-Beuve, recevoir dans l'intimité des ennemis irréconciliables de l'empire, tels que Scherer, Nefftzer, Hébrard. Sa contenance au Sénat, ses discours, ses tendances libérales de plus en plus déclarées, sa conversion à gauche, sa rupture en un mot avec le fond des idées napoléoniennes avaient révolté l'impérialiste de race qu'elle était. Un article publié dans le Temps précipita la crise. Il y eut une scène violente dans le cabinet de Sainte-Beuve, où elle était accourue, en un état de surexcitation et de colère indescriptible ; des paroles furent prononcées là et-chez elle, des paroles tombant de sa bouche, très dures, sans l'être autant que voulurent bien les rapporter les Goncourt en leur récit fantaisiste. Il y eut des éclats indignés, et des récriminations d'ingratitude, et des mots d'amertume regrettables. Cet accès de fureur d'une amitié, qui se croyait trahie, eut son terme. Mathilde s'efforça de n'y plus songer. Sainte-Beuve demanda des consolations à la philosophie sur l'inconstance humaine.

Cependant, il souffrait dans son être physique et approchait de sa fin. La même année s'aggrava cruellement la maladie, qui le minait depuis des mois. Elle lb sut, et se ressouvint de l'ami du passé qu'elle allait perdre irrévocablement. Oublieuse de ses griefs, fondés ou non, elle fit demander des nouvelles au dévoué secrétaire, confident et ami de Sainte-Beuve, Jules Troubat. Sur sa réponse toute médicale, inspirée et transmise par le docteur Veyne, elle écrivit. On vint apporter à Sainte-Beuve cette lettre où perçait un sentiment inquiet, ému. Il répondit. Sur son lit de mort, ii dicta pour elle à Jules Zeller ses dernières lignes. Il mourut, réconcilié avec la princesse, le 13 octobre 1809.

***

Que nous sommes loin d'avoir épuisé la série des visages de connaissance dans le cercle en continuelle transformation de la princesse Mathilde !

Flaubert eut son couvert mis à la table des grands hommes. Il s'y montrait, fidèle à sa nature exubérante. Une après-midi il avait eu la pensée cordiale d'amener avec lui, pour le présenter à la princesse, son ami Louis Bouilhet. Quelle fâcheuse inspiration avait visité, ce jour-là à son déjeuner, le poète normand ? Il ne s'était sûrement pas nourri des pétales de la rose. Tout un omnibus du Midi, remarquait un railleur, avait dû passer dans le voisinage. Et Nieuwerkerke était remonté, épouvanté, disant aux gens d'en haut : Il y a en bas un poète qui sent l'ail ! Quand Flaubert allait à Saint-Gratien, c'était pour huit à dix jours.

Méry y faisait des apparitions, très spirituel en ses histoires, très curieux à suivre en ses imaginations, moins attrayant à voir, avec la vulgarité de ses traits, sa barbe inculte, ses yeux glaireux d'aveugle, comme le dépeignirent cruellement les Goncourt. Il connaissait, d'ancienne date, la bonne hôtesse et se plaisait à refaire, d'enthousiasme, le portrait de la fille de Jérôme adolescente, la beauté divinement ingénue de Mathilde, lorsqu'il l'avait aperçue, pour la première fois, chevauchant en amazone ; à Florence, et n'ayant que quatorze ans !

Par échappées, c'était le tour d'Alfred Arago de ramasser l'attention, par sa verve un peu grosse, forçant à se taire les délicats, les incisifs. Il plaisantait, bouffonnait, poussait tout à la charge. Les causeurs étaient réduits à se taire. Ces soirs-là Mérimée gardait un silence boudeur et rentrait ses pointes.

Octave Feuillet en pleine mode, Alphonse Daudet en sa belle et productive jeunesse, Caro, étaient des coutumiers encore. Et il y avait des allants et des venants sans cesse, le moins possible d'hommes politiques, mais des intellectuels par séries, des peintres, le dimanche, entre le coucher du samedi et du lundi, des hommes de lettres, le mercredi. On réservait le jeudi à la famille, que représentaient, d'ordinaire, le comte et la comtesse Primoli ; et le reste du temps appartenait aux intimités choisies.

On parlait de toutes choses à sa table, de politique, par accident, et lorsqu'un événement actuel y rejetait forcément les esprits, de religion quelquefois, préférablement de littérature et d'art. Elle ne se contentait pas de donner le ton et d'imprimer le mouvement ; courageusement elle réclamait sa part du feu dans la bataille des mots.

En politique, comme en toutes choses, elle se prononçait par impulsion, par sentiment. Elle était femme et bien femme sous ce rapport. C'est ainsi qu'au moment de la guerre d'Orient, ses sympathies, ses relations de famille, ses attaches personnelles l'inclinant vers la Russie, elle ne pouvait pardonner à l'empereur l'alliance anglaise ; tout ce qui se faisait en Angleterre ou venait d'Angleterre lui paraissait à priori détestable. Elle avait aussi cette particularité qu'elle détestait l'Autriche et n'aimait pas davantage Rome et les papistes. En réalité, les vues de la princesse Mathilde ne s'étendirent jamais très loin dans la zone politique. On peut le remarquer sans faire tort à sa mémoire : l'intelligence de son frère Jérôme lui était en cela de beaucoup supérieure.

Avait-elle, d'autre part, un corps de doctrines philosophiques solidement établi ? Il serait aventureux de s'en porter garant. Elle se préoccupait peu des questions religieuses. Mais personne ne prenait moins qu'elle la peine de cacher sa parfaite absence de sympathie pour le clergé. Devant ses hôtes ou ses gens de service, portes ouvertes ou portes fermées, elle daubait, comme elle l'entendait, sur les prêtres en général, le pape et le Sacré-Collège. En principe elle repoussait toute espèce de superstition, toute forme d'esclavage intellectuel. Ernest Renan, Sainte-Beuve et les causeurs à idées du café Magny auraient eu grand tort de se gêner ; elle était avec eux consentante lorsqu'ils lâchaient la bride à leur verve raisonneuse et sceptique.

Mais, artiste en personne, il lui agréait avant tout de ramener les discours sur son terrain de prédilection. Elle découvrait là encore plus d'élan que de vraie connaissance, plus de ferveur d'âme que de goût éprouvé. On s'en aperçut à la vente de sa galerie de tableaux, incomparable pour les œuvres anciennes, de valeur très mélangée, quant aux modernes[26]. Elle admirait l'art italien du XVIe siècle, parce qu'elle fut élevée dans cette admiration, en Italie ; sur d'autres points, son horizon paraissait borné. Il y avait des côtés d'art, comme la gravure, qu'elle ignorait totalement. De grands talents lui demeurèrent incompris. Elle affectait d'accabler Eugène Delacroix de son complet dédain. C'était, suivant elle, un mauvais homme, un fou, qu'il aurait fallu interdire. Il ne lui restait aucune excuse de mérite devant ses yeux prévenus.

Pourtant, elle avait la passion sincère de l'art et des artistes. Les peintres les plus célèbres faisaient cercle autour d'elle. Elle avait mis comme une chaleur de propagande à faire partager son zèle esthétique à l'empereur, qui s'efforça d'y acquérir un vernis de compétence, à l'impératrice, qui maniait les pinceaux et aquarellisait un peu. La mode de la peinture avait pris, sous sa chaude impulsion, un air de mondanité des mieux vus :

Chacun a son artiste, maintenant, écrivait-elle. Mon avoué a son peintre, lui aussi, et c'est Corot.

Et c'était devenu, de par elle, un genre d'imitation des plus suivis. Chacune de ces grandes dames faisait montre de ses passe-temps artistiques, comme à présent elles se piquent de littérature, contant, versifiant, rimaillant. Au dehors, toutes les Hohenzollern dessinaient — j'en vis un album entier silhouettes, croquis, paysages —. La princesse de Metternich, l'universelle ambassadrice, se distrayait à cela, quand elle en avait le loisir ; et la marquise de Contades, et, nous venons de le dire, l'impératrice.

L'idée que s'était formée Mathilde de ses propres aptitudes lui tenait fortement au cœur. On n'y touchait point devant elle à contre-sens, par maladresse ou par oubli, sans qu'elle ne montât aussitôt sur ses grands chevaux. Nieuwerkerke, tout le premier, en eut la preuve. Il lui reprochait de s'être compromise en exposant deux aquarelles. Allait-elle, à présent, elle trois fois princesse, risquer d'être confondue avec la vague corporation des artistes ? Là-dessus, elle s'emporta :

Sachez, répondit-elle vivement, que je ne suis pas de ces gens qui sont plus glorieux d'une clef de chambellan cousue à leur derrière que d'une distinction accordée à un mérite réel ?

La riposte était directe, car son cher ami Nieuwerkerke venait d'étrenner l'habit rouge de chambellan ; il était nommé de la veille.

Ses inclinations picturales influaient sur son langage, Parce que volontiers elle prenait le ton artiste, sur sa manière de penser et d'écrire, parce qu'elle tendait à y rechercher la note vive et colorée, et jusque sur sa manière de s'habiller parce qu'elle avait en cela aussi le sens du ton, de la nuance, et que c'était son goût d'avoir des robes de coloriste.

Le naturel, la spontanéité dans le geste et la parole, on ne saurait trop le redire, étaient l'expression même de son caractère. Elle y cueillait en causant d'heureuses fortunes sans les chercher. Les saillies de la princesse, avec les hasards de brusquerie, le mélange de fermeté virile et de délicatesse féminine, qui n'appartenaient qu'à vile, faisaient la joie de son cercle. Elle ne s'y laissait pas toujours conduire d'un égal abandon. Se sachant écoutée par des gens d'esprit, elle n'échappait pas à la tentation de vouloir être trop fine, comme une après-midi où, conversant des femmes du monde, elle glissait cette remarque subtile que beaucoup d'entre elles ont des voix selon l'étoffe de leurs robes, leur voix de soie, leur voix de velours... Ce qui avait paru naturellement fort bien observé. De même, comme elle se savait regardée autant qu'écoutée, elle posait au naturel d'une manière qui cessait de l'être.

Légères absences à peine sensibles chez la personne la moins affectée du monde, chez la maîtresse de maison la moins occupée de soi, la plus attentionnée à ceux qu'elle recevait comme la plus accessible qui pût être aux franchises de la conversation.

Partout où il y a des femmes, où seulement préside une femme, les conversations dérivent aisément du côté du sentiment et de l'amour. On théorisait d'abondance Sur ces sujets-là chez la princesse Mathilde. Elle avait, en ces matières, la morale facile et, condescendante, selon les cas ou les personnes. Quelqu'une de ses amies, que nous connaissons bien, était à la veille de S'engager à nouveau dans les liens d'hyménée ; c'était, en l'espèce, une imprudence notoire ; elle y aventurait l'éclat de son nom, sa situation mondaine, sa fortune : Vous l'aimez, lui écrivait Mathilde ; il est beau, il vous plaît ; gardez-le, mais ne l'épousez pas.

On accordait à cette manière de voir, chez les abonnés de sa table. Il y avait là trop de romanciers, de poètes, de dilettantes de la vie agréable et facile pour qu'on n'y revînt pas souvent sur l'éternel féminin. Mérimée et Sainte-Beuve brillaient dans cet exercice, surtout l'épicurien Sainte-Beuve, qui parlait de l'amour en érudit, et le pratiquait en bourgeois sensuel.

Quand on était entraîné sur cette piste, les anecdotes légères se mettaient bientôt de la partie. Une historiette du jour, autant que possible, une galante aventure fâcheusement ébruitée, ce qu'on disait et supposait. Viel-Castel avait toujours provision en poche de ces friandises. Un soir de janvier 1852, il était écouté, divulguant les véritables causes de la séparation de M. et de Mme de Chaponay, — un procès, qui venait de se lever. Les oreilles s'égayaient au motif de cette singulière requête en justice. Mme de Chaponay se plaignait de la brutalité de son mari, qui exigeait trop fréquemment l'accomplissement du devoir conjugal. Les avocats étaient convoqués pour plaider là-dessus, le vendredi suivant. Dans la société de la princesse un chacun voulait, prendre l'avance sur les arguments à fournir pour et contre.

Ces discours menaçaient d'aller loin. Quoiqu'elle n'eût point l'oreille prude, il lui seyait, d'ordinaire, de marquer par un mot, un signe indicateur, la limite à garder. On me racontait qu'une fois elle s'était révoltée positivement d'une image trop vive et trop parlante, qu'avait osée Edmond About. Il avait dépassé la mesure des libertés permises. S'y croyait-il autorisé par une affection plus tendre, que lui aurait témoignée, autrefois, la princesse Mathilde ? Elle en fut d'autant plus irritée. Elle sonna.

Faites avancer la voiture de M. Edmond About, commanda-t-elle.

Il se débitait là comme ailleurs, toute sorte de bêtises sentimentales et de folies. Les Goncourt ont raconté, dans leur journal, l'un de ces propos de table. Ils étaient allés, quelques-uns, déjeuner à Trianon avec la princesse. Sur la fin du repas, en humeur de provoquer des confidences, elle demanda à son voisin, puis à un autre, ce qu'il aimait le mieux avoir d'une femme comme souvenir. Et tous de préciser leur fétiche. L'un dit une lettre, l'autre une boucle de cheveux ; un plus ingénu dit une fleur ; Jules de Goncourt, plus positif, un enfant. On allait se récrier contre l'audacieux, lorsque Amaury-Duval, avec le petit œil souriant et battant la chamade, qui lui était particulier en parlant d'amour, revint au sérieux de la question. Ce qu'il avait toujours aimé et désiré d'une femme, c'était le gant, l'empreinte et le moule de sa main, la chose qui dessine ses doigts :

Vous ne savez pas, ajoutait-il, ce que c'est que de demander, en dînant, son gant à une femme, qui vous le refuse... Puis, une heure après, vous la voyez au piano ; elle ôte ses gants pour jouer quelque chose, vous restez l'œil fixé sur ses gants. Alors, elle se lève et les laisse tous les deux... Vous ne voulez pas les prendre... et puis une paire de gants n'est pas un gant... On va s'en aller... la femme revient et n'en prend qu'un... Alors, à ce signe qu'elle vous le donne, vous êtes heureux, heureux !

Il larmoyait un peu, disant cela, le nez dans son assiette, ému d'une pointe de vin et d'idéale tendresse, pendant que les auditeurs souriaient à ses effusions, d'un pétrarquisme inattendu

On ne nageait pas toujours clans ce bleu. Des questions se posaient, plus rapprochées du réel. Encore en déjeunant, cette fois à Saint-Gratien, on prononçait qu'à un certain âge il fallait bien se résoudre à abdiquer et faire son deuil des plaisirs réservés à la jeunesse. Et ceux qui ne se sentaient pas arrivés au terme fatal d'approuver. Mais les anciens, comme Giraud et Sainte-Beuve, les vétérans de la table, protestaient. Il y avait là une erreur de jugement Manifeste. Et le critique s'était mis à développer, de sa voix onctueuse et zézayante, son thème favori :

On ne devait point demander l'amour d'une femme jeune, mais la charité d'un tel amour, et faire en sorte, n'étant ni beau ni jeune — c'était son cas —, qu'elle vous tolère, au moins, et ne vous prenne point en haine. C'est là oui, hélas tout ce qu'on peut demander.

Mais, avez-vous jamais aimé réellement, monsieur Sainte-Beuve ?

Moi, princesse, écoutez-moi, j'ai dans la tête, je ne sais où, là ou là une case que j'ai toujours peur de laisser trop ouvrir. Et mes travaux et tout ce que je fais, c'est pour la comprimer. Je l'ai bouchée, écrasée avec des livres, de façon à n'avoir pas le besoin de réfléchir, de n'être pas libre d'aller et de venir... Vous ne savez pas ce que c'est de sentir qu'on ne sera pas aimé, parce que c'est impossible, inavouable, comme on le disait, tout à l'heure, parce qu'on est vieux et qu'on serait ridicule... parce qu'on est laid ![27]

Et vous, Giraud ?

Oh ! moi, princesse, répond celui-ci, un vieil incorrigible au verbe rabelaisien, que le sentiment ne tourmente guère, jamais un seul amour, toujours deux ou trois, au moins ; c'est, le moyen d'être tranquille et de ne pas trembler sur la perte de l'un d'eux.

Mais alors, quelles femmes !

Des femmes possibles.

Sainte-Beuve intervient ; il se porte à l'aide de son compagnon d'âge :

Vous ne savez pas cela, princesse, demandez à ces messieurs de Goncourt ; il y avait, au XVIIIe siècle, des sociétés particulières, qui fournissaient ces femmes-là des sociétés du moment.

Oui, répand Giraud, qu'a réconforté dans son dire le secours du critique ; oui, supposez des femmes qui descendraient de ces sociétés-là et qui, à première vue, dans le monde, se reconnaîtraient en s'abordant et se comprendraient d'un coup d'œil.

Tenez, s'écrie la princesse, vous me dégoûtez. Ah ! le saligaud !

Et, pour la remercier du compliment, notre courtisan s'agenouille, baise la main de Mathilde, qui la retire, et trouve en soi, l'examinant, la galanterie peu souhaitable.

En ces choses, elle avait des susceptibilités d'âme particulières. Elle se plaignait des déceptions, que lui causaient certains de ses amis. Elle souffrait en son âme comme d'un froissement personnel de leurs faiblesses d'hommes, des imperfections matérielles de leur nature. Elle admirait en eux le talent reconnu, les belles conceptions d'art, les larges visées intellectuelles. Il lui était pénible de songer que, lorsqu'ils avaient enlevé l'habit de cérémonie dont ils se revêtaient dans leurs livres, ils se trahissaient dénués de principes, sans idéal, livrés à toutes sortes de petites passions médiocres, sans distinction de choix, vulgaires. Il n'était pas rare qu'en sortant de sa demeure aristocratique, tels de ses invités allassent user leurs gants à la Closerie des Lilas, au Château des Fleurs, ou en autres lieux de rendez-vous équivoques.

Hier, consignaient les auteurs de Germinie Lacerteux dans leurs mémoires journaliers, nous étions dans le salon de la princesse Mathilde ; à présent, nous sommes dans un bal du peuple, à l'Elysée des Arts, boulevard Bourdon. Nous aimons ces contrastes. C'est la société vue à tous ses étages.

Ils trouvaient à cela de bonnes raisons. Le plaisir était différent, moins raffiné, sans doute, mais n'avait-il point ses compensations artistiques ? N'était-ce pas la vraie rue, le brouhaha joyeux, la parisienne Gavarni ? Ils s'expliquaient, se défendaient. La princesse contestait ce point de vue. Il lui répugnait d'admettre que l'élite de ses amis allassent se galvauder, comme elle le disait, avec ces femmes. Et elle comprenait dans la même catégorie les aventurières de l'amour, les parvenues de la galanterie, les patriciennes du plaisir tarifé. Le peintre Hébert, qu'un des railleurs de sa maison avait surnommé le fumiste de l'idéal, faisait le portrait de l'une d'entre elles, et demandait à la princesse son opinion. Mais elle était indignée qu'un artiste de sa valeur travaillât pour une impure :

Une drôlesse comme ça protéger l'art ! Mais vous ne pouvez pas seulement mener chez elle votre mère voir ces peintures.

Voyons, princesse, ne faites pas vos yeux jaunes !

C'est que pour moi c'est bien simple, ces questions-là Vous pouvez faire tout pour ces dames, quand c'est gratis, mais, du moment qu'il y a de l'argent !...

Et, cherchant quelqu'un qui fût de son avis :

Est-ce que vous ne pensez pas comme moi ? demande-t-elle à Frédéric Soulié.

Mais non, pas du tout. Je soutiens que le peintre des madones, que le divin Raphaël, lui comme les autres, aurait travaillé pour n'importe quelle femme de son temps. D'ailleurs, il ne faut pas me consulter là-dessus. Moi, je n'ai pas de principes.

Cette réplique a jeté la princesse hors de soi. Elle quitte le salon, ayant à sortir en ville, et dit en s'en allant :

Vraiment, messieurs, avec vos indulgences, si je revenais au monde, vous me feriez désirer d'être une femme à tempérament, une gueuse !

C'était un de ses regrets les plus vifs d'avoir à partager avec des créatures inférieures la société d'hommes tels que Taine, Renan, Sainte-Beuve, et qu'elles lui dérobassent à elle de leur temps, de leur esprit, de leur personnelle valeur.

Mathilde s'attacha par sa bonté enjouée et par le charme familier de son esprit beaucoup d'amis intellectuels. Il lui en fut attribué de plus chers : M. de Pienne, le comte d'Ayguesvives, Nieuwerkerke, Chaplin, ou d'autres, qui restèrent dans le vague, quant au degré de faveur où les haussa la bonne Princesse.

Nieuverkerke était de tous ceux-là l'ami de cœur le plus authentique. Il descendait en ligne directe de la race Juan. Dans les âmes féminines, on le vit exercer bien des ravages. Il se laissait plaindre doucement d'être la proie des femmes. L'affection vive de la princesse avait grandement aidé à sa fortune exceptionnelle. Une haute situation administrative, de larges émoluments et les rentes de plaisir que lui procurait le caprice épars des plus belles et des plus enviées, c'était son lot dans la vie[28].

Avec la nature très en dehors qu'on lui connaissait, la princesse Mathilde voilait peu les témoignages de ses préférences ou les élans de ses sentiments passionnés. On feignait, dans son entourage, des airs de mystère sur une liaison qui n'en était un pour personne. Des deux parts se trahissait une imprudente sérénité, prêtant forcément aux commentaires. C'est dire qu'on ne s'en privait point. Il y eut des parties de voyage à Dieppe, sous des apparences de double incognito mal gardé, qui firent courir les propos des gens oisifs. L'empereur en avait marqué du déplaisir ; certains espéraient y voir déjà les symptômes d'une prochaine disgrâce pour Nieuverkerke et la chance d'une succession à la surintendance des beaux-arts. Lui, confiant en sa chance coutumière, sûr du présent et de l'avenir, ne s'en affectait pas le moins du monde. Il vint habiter ostensiblement le pavillon de Breteuil, avec son valet de chambre, et en y installant, en outre, ses chevaux et ses gens d'écurie. De nouveau s'étaient ravivées les médisances. Le 1er juillet 1853, la princesse lui avait fait tenir .ce billet, le pressant d'accourir :

Vous avez votre appartement dans mon pavillon ; venez-y le plus souvent possible.

Il n'avait fait que souscrire à l'invitation, sans se soucier de ce qu'en pourraient dire les bavards, les envieux, les jaloux. Les observations des uns et les malignités des autres allaient leur train. Nieuverkerke se conduisait, prétendait-on, avec une imprudence rare. Il en usait en maitre dans la maison ; il bravait tout. Ne l'avait-on pas vu se promener à Saint-Cloud, jusque sous les yeux de l'empereur, avec la princesse, négligemment, en veste de toile ? Il entrait et venait dans le salon, en possesseur, en mari, sans son chapeau. N'était-ce pas assez de preuves de ce qui existait et que la princesse ne dissimulait, en aucune occasion ? On en paraissait très offusqué en haut lieu, et ceux du rez-de-chaussée s'en réjouissaient. L'empereur et l'impératrice avaient manifesté leur mécontentement. Les officiers de la maison impériale et les dames de l'impératrice reçurent le conseil de ne pas se présenter aux soirées de la princesse. Eugénie n'y était venue qu'une fois cette année-là. La duchesse d'Albe n'avait pas même envoyé une carte. Il n'y avait point à en douter. L'orage s'amassait et grondait. Il n'éclata pas, cependant. Nieuwerkerke continuait de sourire à son étoile, d'aimer distraitement la fille du roi Jérôme et de répondre du bout de la plume aux billets parfumés qu'il recevait, d'intervalle. Il n'en pouvait mais, il ne pouvait échapper vraiment à l'occasion qui s'offrait à lui si fréquente de tromper la princesse.

Un matin, en son appartement du Louvre, il tenait d'elle une lettre, qui n'était point passée par le secrétaire des commandements de Son Altesse, une lettre intime et douce ; et naïvement, il se mit à en lire des passages à Viel-Castel, le plus indiscret des confidents. Dans ces lignes affectueuses, elle lui exprimait avec une touchante sincérité les regrets d'une longue séparation, l'ennui de cette solitude de cœur dans laquelle elle se trouvait, au milieu de la Cour, le désir de retrouver le plus tôt possible son cher intérieur, ses habitudes, ses affections, et même les méchancetés de quelques-uns, ajoutait-elle en pensant à Viel-Castel et divers. Tout à coup, comme par un brusque rappel de mémoire, Nieuwerkerke interrompait sa lecture et, sonnant son domestique. Priez, lui dit-il quand il fut venu, M. Moissenet d'écrire à Mme Mignerot[29] que je l'attends à midi. Le serviteur s'était retiré avec tin sourire entendu. Le secrétaire écrivit la lettre. On la porta, en grande urgence, à sa destinataire ; et la jeune beauté n'avait pas tardé à se mettre en route pour rejoindre, à midi moins quelques minutes, dans la chambre close et les rideaux fermés, M. le directeur général des Musées de France, intendant des Beaux-Arts, de la maison de l'empereur, membre de l'Institut. Laissons-les reposer ; dans deux ou trois heures, il aura bien le temps de répondre à la princesse. Pauvre princesse ! soupire ce bon apôtre de Viel-Castel.

Nieuwerkerke était trop gâté par le bonheur pour se croire coupable d'une ingratitude, même légère. N'aurait-il pas dû, ce jour-là se trouver à Compiègne où l'attendait la belle Mme Agut, dont, l'année précédente, il avait exposé le médaillon ? Quelle sorte de constance pouvait-on attendre d'un homme si demandé

Mathilde éprouva, au cours de sa vie, une autre grande affection. Ce fut pour Chaplin, le graveur, une âme tendre et délicate, qui lui voua une gratitude profonde et un attachement sans bornes. Elle devait ressentir de sa perte une vraie douleur.

Pour tous ses amis de cœur ou de pure intellectualité, elle avait la vibration chaleureuse et l'entraînement dévoué. Cette amitié flexible s'accommodait aux goûts et aux manies mêmes des, poètes, des artistes, des rêveurs, tous gens de complexion variable et difficile, qu'avait adoptés son affection. Elle avait des indulgences particulières, qu'elle savait exprimer de la manière la plus avenante. Un jour, en dînant, Jules de Goncourt, au milieu d'une discussion soulevée par la personnalité de Franck, philosophe libéral de doctrines, israélite dé racé, s'était exalté rageusement dans la critique. La princesse avait levé les épaules, en ajoutant qu'il ne fallait pas y faire attention, qu'il n'en était pas responsable, et qu'il fallait en imputer la faute à sa maladie de foie. Il s'en était susceptibilisé, naturellement, et, le lendemain, comme l'éloge de Franck était encore sur sa bouche, dans un de ces accès d'irritation fébrile dont il n'était pas le maitre, il lui répliquait, devant les convives stupéfiés : Eh bien, princesse, vous n'avez plus maintenant qu'à vous faire juive. La parole avait à peine jailli qu'il eût voulu la reprendre, et le nerveux, l'impulsif qu'il était passait à une autre extrémité : un excès d'attendrissement. Les larmes tombèrent de ses yeux sur les mains de Mathilde, qui, gagnée par son émotion, l'entoura de ses bras et l'embrassa sur les deux joues en disant : Mais comment donc ! Oui, je vous pardonne, vous savez bien que je vous aime. Moi aussi, depuis quelque temps, avec les choses qui se passent en politique, je me sens dans un état d'agitation et de fièvre. Elle semblait épouser les nervosités aiguës de celui-ci. Auprès de Gautier, dont c'était le mal, elle adoptait le sens exotique, parce qu'il fallait l'avoir avec cet homme, en continuelle nostalgie des pays où il n'était pas et des temps qu'il n'avait point vécus.

Elle déployait une ardeur combative, une chaleur étonnante à défendre la cause de ceux qui avaient su trouver le chemin de son cœur, très arrêtée là-dessus, n'admettant aucune raison, écartant toute manière de voir qui pût les diminuer dans son opinion, mais bataillant pour eux obstinément. Tout pour ceux que l'on aime, rien pour ceux qui ne vous aiment pas, elle confirmait ses actes à cette devise, qui n'était pas la suprême expression de l'équité ni du détachement philosophique, mais qui la caractérisait en plein.

Elle y dénonçait des partis pris touchants. Dans les dernières années de l'Empire, on joua une pièce douteuse d'Emile de Girardin : les Deux Sœurs, dont le succès fut court et malheureux ; on en causa chez elle. Mathilde ne voulut jamais admettra que le public l'eût sifflée, mais soutenait mordicus que son cher Girardin venait d'emporter un beau succès. Et ce fut une bien autre affaire avec l'Henriette Maréchal des Goncourt. Elle avait imposé le drame à la Comédie-Française et mis tout en mouvement pour qu'on lui fit un accueil de triomphe, ce qui ne l'empêcha pas de tomber par terre avec un bruit effroyable. La critique ne fut pas tendre. On avait tempêté terriblement à la première et aux suivantes. Elle avait reçu, au sujet de cette pièce ouvertement placée sous son patronage, des lettres toutes chargées de menaces. N'importe, le 5 décembre 1865, elle était rentrée chez être, les gants déchirés et les mains brûlantes, à force d'avoir applaudi.

Cependant, les réunions brillantes et si suivies, qui entretenaient le prestige mondain de la cousine de l'empereur, se succédaient sans que rien fit prévoir qu'elles dussent cesser. Brusquement elles s'interrompirent. L'intermittence était fatale. Le souffle d'un violent orage avait éteint les flambeaux et dispersé les aimables convives.

Lorsque éclata la bourrasque de 1870, les amis de Mathilde, quelques-uns de ceux qu'elle avait, aux heures calmes et propices, comblés de ses prévenances délicates, purent lui attester la preuve que leur cœur ne s'était point détaché d'elle, dans ce moment critique. Ainsi Alexandre Dumas fils, dont elle avait gâté les filles, dès leur enfance, et qui lui garda toujours un profond attachement, s'était donné une peine infinie pour réunir les tableaux, les meubles d'art de la princesse et tenir hors des atteintes de la Commune incendiaire ces objets de prix.

Dans le mouvement de réaction violente, qui suivit la catastrophe et déchaîna tant de colères contre le régime déchu, Mathilde fut de tout le personnel impérial la plus épargnée. Elle n'y échappa pas entièrement. Des éclaboussures en rejaillirent sur elle, forcément. En 1870, on publiait à Bruxelles un pamphlet des plus injurieux contre celle qu'on surnommait la Poppée du dernier règne. Toutes sortes d'imputations y salissaient, sa vie intime et ses mœurs. Il n'en résonna que de faibles échos. Avec son âme généreuse, sa nature franche et libre, Mathilde n'était justiciable d'aucune haine. Comment aurait-elle laissé de longues inimitiés dans ce Paris, où elle avait toujours exercé un rôle d'intellectualité bienfaisante ?

Elle put rouvrir sa maison aux hôtes accoutumés. Laissée libre par l'amitié de Thiers de résider en France, elle avait abandonné la rue de Courcelles pour la rue de Berry. Dans cette nouvelle demeure, où tout était resté second Empire, dans le grand salon de damas rouge, où les marbres de Canova rappelaient aux yeux, fidèlement, les effigies napoléoniennes, s'empressaient, comme en celle d'autrefois, des hommes de tous les partis. Elle n'avait pas changé, mais conservé intégralement l'esprit de large compréhension et de tolérance, qui a été le meilleur mérite de son caractère et faisait le charme de ses, réceptions. Avec la fougue de ses sentiments, elle n'avait pas abdiqué son profond attachement pour la tradition de famille. On le savait, chez elle. Nul ne l'interrompait, quand elle revenait sur ses souvenirs lointains, et c'était une impression inoubliable, pour ceux qui l'entendirent parler de la mère de l'empereur, du roi Joseph, de Lucien Bonaparte, de la reine Hortense, du roi Louis de Hollande, dont elle s'entretenait tout aussi sûrement que si elle les eût quittés de la veille. Simple sur le reste, elle portait haut cette fierté de descendance. Je n'en veux citer qu'un trait, au courant de la plume. Le roi Oscar de Suède, à l'occasion d'un de ses passages à Paris, était venu lui rendre visite, en l'hôtel de la rue de Berry. Il s'inclina devant elle, et galamment :

— Je n'ai pas voulu, lui dit-il, traverser Paris sans vous apporter mon hommage.

— Je l'accepte comme une réparation, répondit. Mathilde, songeant à la défection de Bernadotte.

Elle entendait bien ne pas mentir à l'héritage du sang. Elle le disait. Elle en avait donné des preuves qu'on n'avait pas oubliées. Lorsque Taine, d'une plume trop sincère, écrivit ses pages terriblement documentées sur le premier des Bonapartes, les dures pages qui mirent dans un tel émoi ses descendants, elle n'essaye point d'en rétorquer les arguments, à l'instar de son frère Napoléon ; mais elle rompit toute relation avec l'auteur des Origines, et cette gloire littéraire fut enlevée à son salon. On sait de quelle manière sobre et tranchante Taine en fut averti. Elle avait envoyé sa carte à l'adresse du célèbre écrivain avec ces initiales au bas : P. P. C., indiquant qu'à partir de ce jour leur amitié prenait un congé indéfini. Et la perte en fut regrettable beaucoup moins pour un esprit supérieur de la trempe de Taine que pour la princesse dilettante. On citait ce fait encore. Le fils d'un personnage connu sous le second Empire avait écrit, dans un journal de Paris, une série d'articles, qui firent sensation, où l'on présentait sous des couleurs fâcheuses les aventures de Napoléon III, à Londres, et les secrets de son existence de prétendant. Mathilde lui fit remettre par une personne amie un paquet de lettres. Celui qui avait composé ces articles put lire, au bas de la correspondance, le nom de son père. En des pages débordantes de reconnaissance et remplies de protestations de dévouement, celui-ci remerciait Louis-Napoléon, passé de l'exil sur le trône, de l'avoir, une fois, sauvé de la prison, et, une seconde fois, du suicide !... Elle était napoléonienne jusqu'au bout des ongles et s'en vantait. Par bonheur elle était autre et diverse. La légende de l'Aigle, et les abeilles et les violettes ne tenaient point hypnotisée d'une passion étroite et jalouse son âme d'artiste libérale. Sauf des cas d'hostilité ouverte, ou des crises passagères, des fâcheries soudaines et plus tard apaisées, comme elle en eut avec Sainte-Beuve, elle ne demandait compte à personne de ses tendances.

Il en fut, à la rue de Berry, comme il en avait été dans les salons de la rue de Courcelles. On y voyait se fondre, sous une délicate influence, les éléments les plus divers. A côté du corps diplomatique, des étrangers de marque, des altesses européennes en déplacement, voisinaient les grands noms de l'empire défunt et les titulaires des plus vieux lignages de l'ancienne monarchie ; puis, des députés du centre et de la gauche, des royalistes, des républicains et de jolies femmes sans cocarde. Aux  vieux amis, aux fidèles dont le nombre, hélas ! diminuait avec le temps, s'adjoignaient de nouveaux venus non moins distingués par les mérites et par l'éducation.

Elle en était le lien et le centre, l'âme et la vie. Assise dans son vaste salon, somptueusement vêtue, le cou paré de son collier de perles historique, on la revoit en pensée, distribuant les bonnes grâces de son aménité et laissant à la verve animée de ses hôtes la plus franche circulation. Pendant un demi-siècle la princesse Mathilde conserva cette souveraineté charmante.

Dans ses dernières années, elle ne quittait guère plus son attrayante demeure de Saint-Gratien, qui fut, de tout temps, sa résidence préférée et son refuge pendant la belle saison. Elle y donna des fêtes exquises autant par la qualité de celle qui les organisait que par les attraits ou les mérites de celles et de ceux qui répondaient à son appel.

Quelques faiblesses et quelques étrangetés mises à part, d'inoubliables souvenirs resteront attachés à la mémoire de cette intelligente princesse, qui sut maintenir, autour d'elle, jusqu'à son dernier soupir, les plus belles traditions de l'esprit de société.

 

 

 



[1] Elles nous ont été communiquées par la princesse Poniatowska, fille de la comtesse Le Hon, auxquelles elles furent adressées.

[2] Le mariage eut lieu le 1er novembre 1840.

[3] Le total de cette rente annuelle, servie par la famille Demidoff durant une soixantaine d'années, atteindra finalement une douzaine de millions.

[4] En particulier, le maréchal Canrobert, dont les notes ont été rassemblées et fondues par M. Germain Bapst.

[5] Il ne faut pas oublier que le divorce ne fut jamais prononcé entre Mathilde et le prince de San-Donato, qu'il y avait séparation et non divorce et qu'elle était restée de son nom Mme Demidoff.

[6] Le 5 janvier 1854.

[7] A vrai dire, elle n'avait pas eu les prémices du cœur de son cousin. Au mois de juin 1834, Louis-Napoléon avait jeté ses vues matrimoniales sur la duchesse de Padoue. Vous me feriez grand plaisir, écrivait-il, le 5 juin 1834 à son père le comte de Saint-Leu, l'ex-roi de Hollande, de me donner votre avis sur cette alliance, quoique je ne sois pas très pressé de me marier. L'année suivante, on revint sur une idée de mariage, an sujet du prince Louis-Napoléon : il avait alors vingt-sept ans et habitait la villa d'Arenenberg. Le bruit s'était répandu sans grand fondement qu'il allait épouser la reine dons Maria de Portugal. En troisième lieu naquit le projet d'alliance avec la princesse Mathilde. A la suite de l'affaire de Boulogne, s'étant évadé et résidant en Angleterre, il était devenu amoureux d'une jeune et charmante anglaise, miss Emmy Rowles, qui demeurait avec son beau-frère, — circonstance étrange et empreinte d'une couleur de fatalité, à Chislehurst, à Camden-House, c'est-à-dire dans la propre maison où devait mourir, vingt-six ans après, Napoléon III. Le mariage allait se faire ; il fut rompu, lorsque miss Rowles eut appris la liaison qui existait entre le prince et miss Howard.

[8] Ces dotations extraordinaires, disparurent avec l'Empire, qui les lui servait. La fortune de la princesse Mathilde, dans les derniers temps, se composait presque uniquement de la rente Demidoff, rente viagère de 200.000 francs et non de 200.000 roubles, qu'elle dépensait avec libéralité pour soutenir son rang, satisfaire ses goûts hospitaliers et soulager de nombreuses infortunes. En dehors de ses collections d'art, bijoux et objets précieux, elle ne laissa pas de capital proprement dit.

[9] Giraud lâchait la bride aux mêmes fantaisies humoristiques, chez Nieuwerkerke, à l'issue de chacune de ses soirées du Louvre. Le vendredi, lorsque la foule des invités s'était écoulée, qu'il ne restait là que sept à huit intimes, la main et l'esprit toujours dispos notre peintre se mettait à faire à l'aquarelle ta charge d'un des hommes marquants, qui fréquentaient le salon du surintendant des Beaux-Arts. En juin 1855, la collection se composait d'une soixantaine de dessins enfermés dans un portefeuille, qu'on estimait déjà des plus curieux, et qui s'enfla, par la suite.

[10] Viel-Castel donna, en 1854, au Musée du Louvre une collection de peintures provenant d'anciens manuscrits italiens, espagnols, flamands et français des XIIe, XIVe, XVe et XVIe siècles. Il y ajouta, en plusieurs occasions, pour le musée ethnographique, maints objets rares ou curieux, et des faïences, des cristaux.

[11] A la princesse Mathilde j'ai offert tant de petits et précieux objets, qui garnissent ses étagères que je ne saurais les nommer. (Viol-Castel, Mém., 9 oct. 1854.)

[12] Pauvre princesse Mathilde... Vous êtes bien mal entourée, et personne ne vous donne de bons conseils. Peu à peu, vous vous laissez aller aux complaisants ; la flatterie vous mord, elle vous séduit ; ceux qui vous baisent les mains vous renieraient si la fortune cessait de vous favoriser. Vous êtes trahie par les personnes mêmes de votre intérieur ; chacun de vos propos est rapporté, envenimé ; vos dépits sont racontés, vos imprudences enregistrées. (18 juillet 1853).

[13] 31 juillet 1854.

[14] Mme Desprez, fort en faveur, cherche à me nuire dans l'esprit de la princesse ; elle aurait voulu qu'on s'assurât de mon livre noir, c'est une honte que cette femme !

[15] 8 juin 1852.

[16] Ses mémoires foisonnent d'affirmations, comme la suivante, visant les unes et les autres :

Mme la marquise de Belbœuf et la comtesse de Gouy scandalisent Dieppe par leurs façons. La princesse prétend qu'elles se grisent, qu'elles cassent des carreaux, dansent le cancan et font enfin un tel tapage qu'elles font honte aux lorettes. La princesse exagère peut-être cependant, il y a du vrai (17 septembre 1854).

[17] Ce qui ne l'empêchera pas ensuite, dans un de ses moments d'humeur noire, de jeter cette plainte : Être malade, et n'avoir pas la faculté d'être malade chez soi, tramer sa souffrance et sa faiblesse de place est place, de logis loués en logis prêtés ! (1er novembre 1869).

[18] A la vente du 18 mai 1901, le plus grand des Giraud : le Chasseur de pigeons par Victor, une toile de grandes dimensions, fut acquise pour 475 francs. Le meilleur de la série : la Pitance des cygnes au lac d'Enghien, par Eugène, n'alla pas au-dessus de 420 francs.

[19] C'était le général Bougenel, auquel, après sa mort, elle délivrait ce bon certificat domestique, en guise d'oraison funèbre : Le général avait toutes les qualités, étant toujours à son poste et sachant à merveille se tenir à sa place. Ainsi, durant des années qu'il m'a suivie en qualité de chevalier d'honneur, cet excellent homme n'a jamais marché sur ma queue !

[20] En premier lieu, Mme de Fly, qu'elle disait une amie irremplaçable, et dont elle écrivit le portrait ; pour dames d'honneur, elle eut tour à tour l'infortunée Mme de Saint-Marsault, qui fut brûlée vive, au moment où elle s'apprêtait à partir pour un bal, de Remet, Ninette Vimercati et de Serlay, née Rovigo. Enfin elle s'était adjoint un groupe de professeurs, chargés d'entretenir sa culture personnelle, Giraud pour la peinture, Sauzet, qui lui enseignait la musique, Jules Zeller, qu'elle tenait de Sainte-Beuve, et qui lui faisait quotidiennement un cours de deux heures, dont le principal objet roulait sur l'histoire générale contemporaine.

[21] Dans la préface d'un livre, malheureusement non mis dans le commerce, Claudine Popelin a tracé une fidèle peinture des soirées de Saint-Gratien et un portrait ressemblant de Théophile Gautier chez la princesse.

[22] Ils écrivaient, à la date du 22 mars 1869 :

Continuellement nous allons chez Sainte-Beuve, qui, en dépit de son peu de goût pour notre roman est disposé à lui consacrer un article critique. Et, pendant une heure il nous tient sous une espèce de sermon rabâcheur et aigu tournant, par moments, à des accès d'une colère en enfance.

Ailleurs, à propos de leur portrait du reine Sainte-Beuve, qu'ils avaient en tous sens piqué, dardé, d'une pointe envenimée, ils se défendent d'avoir obéi à aucun petit et misérable sentiment, en le faisant si noir, si désavantageux, eux qui avaient plutôt à se louer qu'à se plaindre du critique ; mais confessent que tout bonnement (quel adverbe, en la circonstance !), ils avaient été mordus par leur désir d'analystes, leur besoin de pousser à fond la psychologie d'une individualité très complexe, etc. Qu'eût-ce été donc s'ils avaient eu, en outre, contre un homme aussi malmené, des griefs personnels et des motifs de rancune !

Et Sainte-Beuve, qui, pourtant ne passa jamais pour un esprit crédule et ingénu, Sainte-Beuve, dans ses Lettres à la princesse, n'arrêtait pas de dire tout le bien imaginable des amis Goncourt, des chers, des excellents Goncourt !

[23] Voir en tête des Indiscrétions et Souvenirs, publiés par J. Troubat.

[24] Je ne puis me retourner, dans ma chambrette d'étude, lui écrivait-il le 31 décembre 1862, sans y voir un autre don, une image, ni trop marcher dans mon petit chez moi, ni même m'y asseoir un peu doucement, sans m'apercevoir que j'ai affaire de tous côtés à des objets, — souvenirs de bonne grâce et d'ingénieuse indulgence. Les Lettres à la princesse sont criblées de remerciements exprimés en détail, pour les surprises annuelles ou occasionnelles, qu'aimait à prodiguer la bonne princesse. C'était pour une écritoire-pendule (XXII), une belle et chaude couverture artistement ouvragée (XXIII), une grande aquarelle d'elle-même d'après un tableau de Chardin (LIX), une lampe somptueuse, qui, même sans être allumée éclairait le salon sombre, une petite table d'un merveilleux dessin turc ou persan, des boutons d'or pour le maure et les servantes (XCVII), un excellent fauteuil (CXL), un médaillon pour la petite cuisinière Marie, une bague pour la gouvernante du logis, une Mme Dufour (CLIII) ; — un magnifique tapis (CLXXXIV), et le reste dont nous n'avons pas connaissance.

Au XVIIIe siècle, Mme de Tencin, qui, par plaisanterie, envoyait à chacun de ses habitués gens de lettres, comme étrennes du nouvel an, deux aunes de velours pour se faire une culotte, n'y mettait pas tant de bonne grâce et de variété.

[25] Témoin cette lettre d'invitation, datée du 25 mai 1866 :

Princesse,

C'est donc à mercredi prochain ma fête. J'écris un mot à M. de Nieuwerkerke. Je préviens aussi M. de Girardin, mais c'est à vous, princesse, qu'il appartient de l'inviter en forme. J'ai, hier, dit un mot à M. Giraud. Le nombre six est atteint, le petit salon, heureux et comblé, me crie : C'est assez !

Je suis à vous, princesse, avec bien du respect et de l'attachement.

SAINTE-BEUVE.

[26] Il y eut, dans cette vente, dont le total excéda un million, de grandes surprises. Un portrait d'homme de Perronneau que la princesse Mathilde n'avait pas payé plus de 120 francs, en 1865, quand le XVIIIe siècle, était beaucoup moins en vogue, fut adjugé au comte de Camondo pour la somme de 110.000 francs. Des Porbus, des Reynolds, des Van-Dyck, provoquèrent des enchères dignes de leur gloire. En revanche, des tableaux modernes qu'elle avait grandement aimés tombèrent à une bassesse de prix incroyable.

[27] J. de Goncourt, qui est le translateur de cette confession, en a peut-être bien altéré des détails dans la forme ; mais ii sentait, pensait de la sorte le célibataire endurci, le théoricien impénitent, qu'importunait sans cesse, au milieu des plus sérieux travaux, l'odor di femina.

[28] V. Frédéric Loliée, la Séduction, 201-203.

[29] Cette Mme Mignerot était une belle personne, qui venait peindre avec beaucoup de ponctualité, dans les galeries du Louvre, où chacun s'arrêtait pour admirer, non ses toiles, mais elle-même. Par moments elle quittait son chevalet, parce qu'elle avait des conseils à quérir auprès de Nieuwerkerke, dans le seul à seul de son cabinet.

C'est dans ses appartements du Louvre que Nieuwerkerke donnait des soirées fort goûtées, où se retrouvaient en partie les habitués du salon de la princesse. Le cadre n'était pas ordinaire. On déposait les paletots dans la galerie des Miniatures. On faisait de la musique dans le salon des Pastels... Soirées d'art, soirées sérieuses, ou qui commençaient, au moins, sous des aspects sérieux, quitte à finir sur des conversations d'hommes seuls, rien moins qu'édifiantes.