LA VIE D'UNE IMPÉRATRICE

EUGÉNIE DE MONTIJO

 

CHAPITRE X.

 

 

Comment on se retrouva à Chislehurst. — Départ et arrivée de Napoléon III. — Premières conversations entre soi. — Ce qu'on disait et projetait, à Camden-Place, dans l'entourage de l'ex-impératrice. — Un écho inédit de ces causeries familiales et politiques. — Les espérances d'une prochaine restauration bonapartiste. — Une véritable conjuration. — Quel eût été l'itinéraire d'un second retour de l'île d'Elbe. — Tous ces calculs déjoués par la catastrophe finale. — Mort de Napoléon III, dans les bras de l'impératrice. — Conséquences de cette disparition. — Entrevue d'Eugénie et du prince Jérôme. — Plaintes et doléances de ce dernier, sur des questions de documents et de testament qu'on ne trouva pas à leur place. — Retraite d'Eugénie à Arenenberg, dans les premiers temps de son deuil. — Description de cette résidence historique. — Récit d'un voyage et d'une visite privée à la châtelaine d'Arenenberg. — Elle n'a pas abandonné les intérêts de son parti.— Rêves caressés et déceptions subies. — Comment elle se retira de la lutte pour se consacrer tout entière à l'éducation de son fils. — Des détails rétrospectifs, des anecdotes sur ce point. — Physionomie du prétendant, son caractère tout à l'image de la nature et des sentiments maternels ; ses visées, ses illusions. — Dans l'énervement de l'attente ; une brusque résolution. — Départ du prince pour le Zoulouland. — Stupeur générale. — Quelles pouvaient être les causes d'une telle détermination ? — Raison de cœur ou d'amour-propre ? Désir d'aventure, ou besoin de rompre une tutelle, qui se prolongeait à l'excès ? — Impressions particulières de l'impératrice. — Pendant les premiers jours d'absence ; état d'angoisse et d'isolement. — Comment elle était revenue à la confiance, à la sérénité, dans le moment même où allait lui parvenir la nouvelle de la mort de son fils. — Après cela. — Entier renoncement politique. — Une réconciliation tardive avec le prince Napoléon. — Trop court délai de ces rapports apaisés. — Mort de Jérôme Napoléon, cousin de Napoléon III. — Son portrait moral, quels avaient été son rôle, son caractère, ses facultés méconnues ou stérilisées. — Isolement de l'impératrice, à la suite de ces disparitions successives. — Dans sa nouvelle résidence de Farnborough. — Tableau d'intérieur. — Déplacements et voyages. — Une rencontre sur la route de Menton. — Entrevues imposantes. — Dernières impressions, derniers souvenirs.

 

Le 18 mars 1871, le jour où les vainqueurs de Belleville et de Montmartre s'installaient à l'hôtel de ville, Napoléon III rendu à la liberté se disposait à quitter Wilhelmshöhe. Il en dépêchait la nouvelle à l'absente, qu'il n'avait pas revue depuis une visite, qu'elle lui fit seule, en décembre, dans cet ancien palais du roi Jérôme, converti pour un autre Bonaparte en un séjour de captivité.

Dès le lendemain, à six heures, pendant que Thiers et l'Assemblée nationale abandonnaient Paris à l'émeute triomphante, l'ex-empereur de France sortait de Cassel, escorté par une garde d'honneur allemande sous le commandement du gouverneur, le général de Montz. A la frontière l'attendait un aide-de-camp du roi des Belges. Désireux de toucher bientôt au ternie de son voyage, impatient de retrouver son fils dont il était séparé depuis le 25 août, Napoléon traversa, dans le train royal, toute la Belgique, puis s'embarqua sur le yacht à vapeur de Léopold.

A Douvres s'étaient portés au-devant de lui l'impératrice, le prince impérial, le prince Murat. En arrière du groupe familial, sur la jetée, s'était massée une foule énorme. Quand il mit pied à terre, des acclamations retentirent, comme pour saluer l'hôte attendu du malheur. Par habitude, il sourit et salua. Un officier de la marine anglaise, capitaine du port, lui rappela que, quinze années auparavant, il avait eu l'honneur de le recevoir, à la même place, lors de sa visite à la reine Victoria. Date heureuse, dont le ressouvenir opportunément rappelé, éclairait comme d'un furtif rayon la tristesse de ces commencements d'exil. A travers des flots de peuple, que les policemen écartaient à grand'peine, il parvint à se frayer un passage, gagna l'hôtel de lord Warden et ensuite la gare. Eugénie l'y avait précédé. Dans un nouvel accès d'émotion, elle l'embrassa passionnément, à plusieurs reprises. Le prince se jeta contre la poitrine de son père. Les témoins de celte scène lançaient par les airs des cris et des vivats.

Tandis que s'exhalaient ces ferveurs hospitalières, Napoléon, Eugénie et le prince, suivis de leur cortège, étaient montés dans le train royal, où les attendait un wagon-salon tendu d'une soie rose pâle. Etrange ironie des circonstances ! Au même moment, des membres de la Commune, à Paris, de farouches démocrates réquisitionnaient les trois ou quatre voilures de l'ex-empereur, qu'on avait amenées à l'hôtel de ville, pendant le premier siège. Durant le trajet de quelques heures à effectuer entre Douvres et Chislehurst, quels sujets de conversation s'offrirent aux membres de cette famille, après les événements inouïs qui les avaient séparés !

Napoléon III avait, au fond de l'âme, une naturelle quiétude. Il parla de son sort tragique avec philosophie. Des termes obligeants lui vinrent aux lèvres pour vanter les bons procédés des Allemands à son égard, expliquant les faits à sa manière, d'une voix tranquille, sans se plaindre et n'ayant gardé de ressentiment que contre un seul homme : Trochu, général de l'Empire le matin, et général de la République, le soir du même jour !

Aussitôt qu'il fut à Chislehurst, la maison de Camden-Place devint, pour les fidèles du parti, le but de fréquents pèlerinages.

Les convives du banquet impérial avaient été dispersés aux quatre coins de l'horizon par la violence du coup de tempête. Bien des anciens habitués des Tuileries : le général Fleury, les ducs de Montebello et d'Albufera, la maréchale Canrobert, les comtesses Walewska et de Beaumont, s'étaient réfugiés à Bruxelles, cette ville hospitalière par excellence aux vaincus de la politique. D'autres étaient passés en Angleterre. Maints envoyés diplomatiques avaient sollicité leurs lettres de rappel. Aussitôt après la fuite de l'impératrice, le prince Richard de Metternich avait exprimé à son ministre le désir de retourner à Vienne. On le pria de rester. Il s'attacha de nouveau à son poste, et la princesse parlait déjà, en janvier 1871, de retourner à Paris, au cas où la république aurait des chances de se maintenir.

Si les nobles étrangers, si les ambassadeurs, voire même les ambassadrices, qui brillèrent à la cour d'Eugénie n'avaient eu qu'à orienter vers d'autres cieux, après la chute d'une monarchie dont ils n'étaient pas les sujets, leurs projets de résidence, il n'en allait pas aussi facilement de ceux ou de celles qui n'existaient que par et pour l'Empire. En toute circonstance opportune, ils se cherchaient par le monde et tendaient à se retrouver ; les plus qualifiés ou les plus compromis accouraient à Chislehurst, fidèles, empressés, consolateurs, protestant de leur dévouement au régime qui leur avait tout donné : plaisirs, éclat, pouvoir, quêtant des instructions et des encouragements, pour la reprise d'une influence, qu'ils se résignaient mal à considérer comme abolie sans retour. De 1871 à 1873, il y eut un mouvement caractéristique de projets élaborés, de correspondance mise en circulation secrètement, de propos tenus avant d'agir, à Camden-Place. Eugénie prenait une belle part à ces conversations, qui intéressaient le présent et l'avenir. Le jeune prince fort attentif y puisait de larges espoirs. Et, plus d'une fois, le placide Napoléon en prolongea le cours, raisonnant sa politique, expliquant et tâchant de justifier les actes d'imprévoyance et de témérité, qui l'avaient conduit là par les chemins de l'abîme. Avec l'intention que ces choses fussent redites, il essayait de démontrer soit qu'il n'était pas responsable du désastre de Sedan, soit que, s'il avait entamé la guerre sans être prêt, la faute en était à ses ministres, qui l'avaient trompé. Une après-midi, entre autres, relevant le reproche qu'on faisait à l'impératrice d'avoir appelé de ses vœux ce funeste conflit, il avait tenu à en décharger sa compagne et lui-même devant l'histoire. Et ses paroles, — qui n'étaient peut-être point l'expression de sa pensée véritable —, se résumaient à dire ceci :

On nous accuse, l'impératrice et moi, d'avoir voulu la guerre afin que la victoire fût pour nous l'ancre de salut et qu'elle nous servit à resserrer plus étroitement, à l'intérieur, les liens d'un pouvoir affaibli. Nous n'eûmes point cette idée. On ne peut jamais tabler d'avance sur la victoire ; et les rapports de Stoffel la rendaient trop douteuse.

La conversation n'avait pas été plus loin ce jour-là. Un incident l'avait coupée : l'arrivée d'une grande duchesse de Russie à laquelle on venait d'envoyer, pour la recevoir, une voiture à la gare, équipage modeste, d'ailleurs, simple voiture de louage ne reflétant que de loin la splendeur des attelages d'autan.

Les discours s'échauffaient surtout autour des espoirs bruyants d'une prochaine restauration impérialiste. De Londres, et de Napoléon, était attendu le mot d'ordre. Des prêts d'argent avaient été mis à la disposition de l'empereur déchu pour lui fournir le nerf indispensable à l'action, tandis que, d'autre part, se rétablissait, de jour en jour, la fortune personnelle d'Eugénie[1]. Des agents pleins de zèle s'offraient à en organiser la propagande. Des publicistes hardis n'aspiraient qu'à partir en guerre. Déjà ces apologistes entassaient des montagnes de papier afin de détourner le cours de l'opinion populaire. Déjà se répandait à profusion une audacieuse brochure intitulée : Ils en ont menti, et qui dénaturait aussi la vérité, sous le prétexte de démontrer que les malheurs de la France étaient dus, non à l'empire, mais au gouvernement du 4 septembre.

Entre son époux et son fils, Eugénie écoutait, le cœur battant, ces plans de campagne. Tant que dura le dialogue formidable des canons entre la France et la Prusse, elle avait compris la nécessité du silence. Elle n'était sortie de cette abstention que pour écrire, à cœur perdu, aux souverains de l'Europe, à l'empereur de Russie, à l'empereur d'Autriche, à la reine Victoria, les priant, les adjurant d'intervenir en faveur de la France et d'être les arbitres d'une paix honorable L'indifférence des neutres ne s'était pas émue à sa voix, non plus qu'aux insistances patriotiques de Thiers. Les efforts de la Défense nationale l'eurent pour témoin tranquille, sinon résignée. Mais une fois la paix signée, le désir lui était revenu très intense de rentrer chez elle, en ses anciens palais. Quand sonnerait donc l'heure ?

Dans la confusion des partis cherchant un trône à relever parmi les ruines de la guerre, lés bonapartistes déjà redressaient la tête. Si récente que fût la chute, ils recommençaient à parler, à discourir. Aux élections du 11 février 1872. la Corse avait élu Rouher. Et l'épouse de Napoléon, plus que Napoléon même, en avait eu le cœur baigné de joie. La propagande impérialiste en avait repris une confiance extraordinaire en ses forces et en ses droits. Des journaux étaient fondés, qui l'appuyaient résolument. On organisait, en France, des manifestations privées ou publiques dont le souffle inspirateur venait de Chislehurst. On faisait courir le bruit, d'abord propagé par le prince d'Orange, qu'aux termes d'un accord prêt à intervenir l'Allemagne rendrait à Napoléon l'Alsace et la Lorraine et, cherchant ailleurs d'autres dépouilles, prendrait la Belgique et la Hollande[2]. De village en village, de cabaret en cabaret, une nuée d'agents se répandaient, ne cessant de répéter que le meilleur moyen de libérer le territoire et de réparer les détresses nationales serait encore de rappeler Napoléon III. Et le télégraphe transmettait, à chaque instant, en Angleterre l'écho de ces bonnes paroles. Avec une confiance imperturbable, Napoléon disait et redisait aux siens qu'ils ne seraient pas longtemps des exilés :

Je sais, déclarait-il, au mois de janvier 1872, moins d'une année après les funestes événements, je sais que je suis l'unique solution.

Eugénie le croyait aussi, et elle arrêtait d'avance ses dispositions. On quitterait Chislehurst, à une date qu'on ne pouvait encore fixer, mais qui serait prochaine. Le Louvre recevrait ses souverains, en remplacement des Tuileries détruites. On irait moins à Compiègne et davantage à Trianon. La cour délaisserait les habits de fête et les airs de frivolité pour une tenue plus sérieuse, à l'avenir. Dans les sphères orageuses du pouvoir, l'élu de la Corse, l'indispensable Routier aurait à tracer sans attendre les grandes lignes d'un programme de gouvernement Tous ensemble, on travaillerait au bien du pays, mais sans faiblesse. On aurait de l'énergie par-dessus tout ! Elle avait été la première à se ressaisir, après les premières heures de prostration, dans la croyance d'un prompt rétablissement. Elle n'ignora pas que Bismarck eut, un instant, la pensée de remettre Napoléon III sur le trône. Bazaine également l'avait su, lorsque, faisant de la politique au lieu de faire la guerre, il correspondait avec le ministre prussien et s'y attardait jusqu'à ce qu'il ne lui fût plus possible de percer les lignes ennemies. Cependant les visées hésitantes de Bismarck avaient changé de direction. S'étant dit à lui-même, toutes choses considérées, qu'une république instable serait encore la meilleure garantie de la durée de ses conquêtes, espérant que des désordres populaires et des convulsions politiques continueraient à ébranler le sol de la nation vaincue, qu'il ne trouvait ni assez abaissée, ni assez affaiblie, il s'était détourné des Bonaparte. Alors, elle avait bâti des espérances sur les promesses, qui lui venaient des provinces françaises. Un premier et vague complot bonapartiste se dessina. Le vote de déchéance prononcée dans l'enceinte de l'Assemblée nationale et l'arrivée de Thiers au pouvoir[3] enfoncèrent ces menées dans le néant. Le silence se fit pour quelques mois. Puis, la ruche bonapartiste recommença à bourdonner.

J'entrevois, à la distance des lieux et des ans, en celle cour amoindrie par la fortune, mais non pas diminuée d'ambition, tous ceux-là se tenant l'oreille aux écoutes, l'œil aux aguets, épiant l'occasion, recueillant les moindres bruits avant-coureurs des événements souhaités, et, pour se donner patience, entre eux dressant la liste des bénéfices.

Puisqu'il n'y aurait plus à compter sur l'appui d'une légalité politique, on aurait recours au seul moyen de s'imposer par la toute-puissance du fait accompli : la surprise, le coup de force. C'était un retour aux traditions de Brumaire et du 2 Décembre, très concevable chez un Napoléon. Les risques en plaisaient à la nature guerroyante d'Eugénie. Elle ne s'était point détachée d'une grandeur, dont la possession était trop récente pour que le regret de l'avoir perdue ne fût pas encore cuisant. Les perspectives d'un recommencement de domination, où l'empereur ne commettrait plus la faiblesse d'aider de ses propres moyens aux effervescences libérales, échauffaient son imagination, exaltaient ses propres ardeurs autant que ses ambitions maternelles. Si des différends, sur plus d'un sujet d'ordre intime ou public, avait traversé leur union jadis, maintenant l'accord de leurs esprits était complet à voguer dans cette direction d'idées.

L'éternel conjuré avait retrouvé dans ses nerfs amollis, dans son corps usé, défaillant, un dernier reste d'énergie pour faire jouer les fils d'une conspiration, où étaient entrés des hommes politiques, des prélats, tels que le cardinal de Bonnechose, des préfets et, ce qui était l'essentiel en matière de coup d'Etat, des généraux. Enfoncé dans son fatalisme et ne songeant pas à se demander si la France, après tant d'expériences malheureuses, ne devait pas être dégoûtée des sauveurs, il ne jugeait point son rôle fini. Il avait copié jusqu'alors, dans ses alternatives de bons et de mauvais jours, l'exemple historique du fondateur de la dynastie. Il lui restait à tenter une sorte de retour de l'île d'Elbe. Et il y songeait, en effet, il s'y préparait sérieusement.

Le moment, on l'avait escompté, h brève échéance. Le geste à faire ne devait pas souffrir de retard. On estimait urgent d'y recourir ; avant le vote d'une constitution, qui eût interdit aux prétendants de poser la question de forme gouvernementale- La date même était presque fixée. La France aurait eu à jouir de cette bonne surprise, en mars 1873.

Tout était combiné pour le succès ou semblait l'être. Précédemment, à la fin de 1872, Napoléon avait essayé une promenade à cheval dans les allées de Chislehurst afin d'essayer ses forces, comme pour une chevauchée prochaine ; et il avait dû se convaincre de la nécessité d'une intervention médicale. Mais il utiliserait cette circonstance même de sa maladie. Pendant un séjour à Cowes, qu'auraient l'air d'expliquer des raisons de convalescence, il simulerait une paisible retraite, et l'attention des républicains étant endormie, leur surveillance dépistée secrètement, il s'embarquerait pour Ostende, atteindrait Cologne, puis Bâle, puis Nyon, où le rejoindrait son cousin Jérôme. Leurs mesures, étaient prises. Tous deux traverseraient le lac de Genève, débarqueraient sur la côte française et gagneraient Annecy. Là serait recommencée l'équipée de Strasbourg, avec de meilleures chances de réussir, pensait-on. Ils ne doutaient point que le régiment de cavalerie en garnison dans Annecy ne s'attachât à leurs pas. Cette cohorte fidèle eût grossi jusqu'à Lyon, où commandait Bourbaki, très dévoué à l'impératrice, et dont on se croyait sûr. Et Napoléon III, fixé dans son rêve, se voyait chevauchant de Lyon à Paris, à la tète d'une belle armée victorieuse sans combat. Avec une persistance d'illusion étrange il se voyait, disons-nous, acclamé comme un libérateur ou reçu comme un maître. L'Assemblée nationale était un obstacle, dont on aurait raison par un moyen rapide, en arrêtant le train parlementaire entre Paris et Versailles. Le cabinet ministériel était déjà constitué. Le comte de Kératry, ancien préfet du Quatre-Septembre, et dont la foi républicaine avait chancelé promptement, se trouvait marqué sur la liste pour le ministère de l'Intérieur, et le maréchal de Mac-Mahon — qu'on n'avait pas consulté — pour le ministère de la guerre. Le général Fleury aurait aussi son rôle de premier plan, en qualité de gouverneur de Paris. Des intelligences avaient été nouées avec des représentants de puissances étrangères. On en attendait des encouragements et, au besoin, une protection manifeste. Il se disait que le prince Orloff, ambassadeur de Russie, formait des vœux complaisants pour le succès de la combinaison, que le comte d'Arnim, ambassadeur d'Allemagne s'en réjouirait à voix haute, et que le prince de Bismarck, dont les années foulaient encore la terre française, ne marquerait pas des dispositions hostiles. Les circonstances commandaient de se hâter.

La mort déjoua tous ces calculs.

Ce fut le 9 janvier 1873, à Chislehurst, que Napoléon III rendit le dernier soupir entre les bras de l'impératrice. Une huitaine de jours auparavant, le mal dont il souffrait, depuis 1866, avait pris un caractère d'intensité, qui ne permettait guère les desseins actifs. Mais il gémissait moins de ses douleurs que de l'impuissance où elles le réduisaient. Et, pour cela, il s'était résigné à subir l'opération de la lithothritie. Le succès n'en ayant été qu'apparent, on l'avait réitérée, le lendemain, c'est-à-dire le 7 janvier. Le 8, la situation du malade avait gravement empiré. Les médecins avaient jugé nécessaire une troisième intervention chirurgicale. Il ne l'attendit point, mais expira à dix heures quarante-cinq minutes.

La première impression, chez la veuve de Napoléon III, fut de naturelle et sincère douleur. La seconde fut de réflexion et de prudence. Il fallait se préoccuper des conséquences, que le deuil du jour entraînerait poulie lendemain. Il y eut presque aussitôt des perquisitions faites, un triage hâtif opéré dans les papiers du disparu. On a dit que des raisons particulières pressaient de mettre de l'ordre dans certains papiers politiques, dont le sujet touchait au vif telle ou telle puissance étrangère. Il fut raconté plus tard qu'on ne les avait pas retrouvés tous et qu'on eut alors à constater que des documents d'importance avaient dû être soustraits, avant la mort de l'empereur, par quelque serviteur infidèle. Sur ces entrefaites, était arrivé à Chislehurst le prince Napoléon. Il fut reçu par l'impératrice dans une pièce ténébreuse, où force était de se diriger à tâtons vers le siège, où l'on avait à prendre place. De premières paroles fuient échangées, concernant la brusque terminaison de la maladie de l'empereur, qu'on avait espéré guérir. Mais de pénibles devoirs restaient à remplir, et qui ne devaient être retardés. Elle engagea le prince à se rendre incontinent dans le cabinet de Napoléon III et d'y établir l'inventaire des pièces enfermées là. Après s'en être défendu comme d'une tâche, qu'on pouvait remettre encore, il acquiesça au désir qu'elle venait de lui exprimer et pénétra dans cette chambre de travail. Des scellés en profusion avaient été apposés sur les meubles. Il le remarqua, tout en faisant cette observation qu'on n'y reconnaissait point la marque d'une autorité judiciaire, mais le sceau particulier de M. Franceschini Pietri, secrétaire de l'impératrice. Pendant que celui-ci, l'ayant accompagné, brisait les cachets devant lui, le prince ne pouvait cacher son mécontentement traversé de défiance. Il avait feuilleté, remué de place eu place, des documents de valeurs diverses et était arrivé à un tiroir dans lequel il avait de ses yeux vu l'ex-empereur serrer une pièce historique d'un prix considérable[4]. Il n'y trouva ni celle-ci ni d'autres, qu'il s'attendait à y voir. Des lettres d'officiers français réclamant des secours, il n'y avait guère que cela. Quant au testament, malgré que l'état des choses eût changé terriblement dans l'intervalle, c'était le même texte unique, sans aucune modification ni addition qu'au 23 avril 1865, le testament ancien, vierge de codicilles, tel qu'il avait été signé par l'empereur, au palais des Tuileries avant la campagne d'Italie. Jérôme Napoléon ne sentit pas le besoin de pousser davantage ses investigations.

Il est inutile, dit-il, d'aller plus loin. Je vois ce qu'il en est. Je n'ai rien à faire ici. Et sur-le-champ, il quitta Chislehurst. Il avait refusé, avant de partir, de se charger de la tutelle du prince impérial, en déclarant que d'après ce qu'il avait vu ou deviné, il ne se sentait pas en mesure de défendre efficacement ses intérêts. Le fossé s'était creusé plus profond entre l'ex-régente et celui qu'on appela un César déclassé. Ces pénibles désaccords de famille et les récriminations amères du prince Jérôme, qu'on ne manqua pas de colporter avec soin, devaient porter les conséquences les plus fâcheuses sur l'avenir de la cause impérialiste.

Les funérailles de Napoléon III eurent lieu à Chislehurst, le 15 janvier. En foule étaient accourus les anciens serviteurs, qui nourrissaient encore l'espérance de redevenir les dignitaires d'un troisième empire.

 

Dans le premier accablement de son deuil, Eugénie voulut aller chercher l'apaisement, sinon des consolations, sur les bords du lac de Constance, au château d'Arenenberg tout peuplé des souvenirs lointains de celui qu'elle pleurait. Elle savait combien Louis-Napoléon avait chéri cette résidence, où s'était écoulée sa jeunesse, où planait l'image de la reine Hortense. Elle s'y enferma jalousement. Par intermittences, des personnes amies, en tournée de voyage en ces régions limitrophes de la Suisse et de l'Allemagne, demandaient à lui présenter les hommages d'un sentiment attendri. Ordinairement, on descendait à Constance et, de là, on attendait qu'elle fixât le jour et l'heure de l'audience. Parmi les visiteurs d'alors au manoir assez modeste d'Arenenberg, Mme Octave Feuillet, la femme du célèbre auteur de Monsieur de Camors, a raconté l'un de ces pèlerinages. Elle nous en reparla volontiers à nous-même, dans le seul à seul de la conversation, après en avoir fixé le souvenir du bout de la plume, en ses fragments de mémoires.

La route menant de Constance à Arenenberg avait peu frappé son imagination ; c'est, qu'en vérité, elle n'offre rien de pittoresque jusqu'au village d'Ermelingen. Le lac y vient mourir d'une façon assez morne et en ne laissant derrière soi qu'un limon bourbeux. Mais, lorsque la voilure qui la conduisait, eut dépassé la courbe d'Ermelingen, il fut doux à son regard d'apercevoir que le paysage commençai ! à se revêtir de charme et d'originalité. C'était encore la Suisse. Ayant gravi la pente menant vers la propriété, et franchi la grille du parc, la calèche s'engagea dans une allée sombre, bordée de ravins et d'où sortaient de vieux arbres échevelés. En voyant le lac couler au pied de ces arbres et ses eaux verdâtres scintiller à travers leurs branches entrecroisées, elle pensa revoir la Méditerranée entre les oliviers de Villefranche. La voiture s'arrêta devant le perron de la maison, habituellement qualifiée du titre plus sonore de château, en raison de l'importance de ses hôtes, mais qui ne fut jamais qu'un simple collage suspendu dans la verdure. Un domestique à cheveux blancs ouvrit la portière, aussitôt qu'il eut entendu l'appel du timbre et introduisit la visiteuse, en la faisant passer d'une antichambre simple dans un salon tendu (ainsi qu'une tente, au plafond et sur les parois, d'une étoile de coutil rayé, Rien n'avait été changé en ces lieux, depuis que la reine Hortense avait cessé de les animer de son souffle. On y retrouvait les mêmes meubles d'un style froid, recouverts de housses, les mêmes consoles posées dans les angles ; et, sur les cheminées froides, les mêmes pendules à colonnes ressemblant à des mausolées. Aux murs se profilaient les portraits de famille. Cette enfant aux yeux vifs courant après les papillons, c'était Hortense de Beauharnais. Ce héros de roman en redingote bleue escaladant les pics de l'Oberland, c'était Louis Napoléon, à vingt ans. Non loin se détachaient, dans les vieux cadres, son frère Charles en justaucorps de velours rouge, ou le prince Eugène de Beauharnais brandissant un sabre éternellement sur des horizons d'apothéose. Pendant qu'elle considérait ces images un peu vives de couleurs, et songeait, une porte s'ouvrit ; comme une apparition gracieuse et mélancolique, en sa longue robe de crêpe, s'avança Marie de Larminat, et, sur ses pas, Mme Le Breton.

L'impératrice désire vous voir seule avant le dîner, énonça celle-ci ; ayez la bonté de me suivre jusqu'à ses appartements.

Les formules de présentation avaient gardé leurs airs de cérémonie ; mais que la physionomie des alentours avait changé d'aspect ! Plus de vastes galeries, plus de somptueux degrés, mais, pour accéder au premier étage, un escalier tournant semblable à ceux des magasins de province ; et, tout de suite, on était de plain-pied dans le boudoir précédant la chambre à coucher de la châtelaine d'Arenenberg. Ce boudoir était simple, comme le reste, tendu de perse avec de hauts plissés. Au fond d'une espèce de niche ressemblant à une alcôve se trouvait un bureau couvert de coupes remplies de fleurs. Par-ci, par-là, de petites tables chargées d'albums et de vues de la Suisse. Dans la profondeur d'une fenêtre donnant sur le lac un grand fauteuil et, devant le fauteuil, sur un chevalet, cette belle photographie de l'empereur le représentant, la fête appuyée dans sa main. Sur toutes ces choses un demi-jour triste et doux et des brises attiédies venant des campagnes par les fenêtres entrouvertes. Elle n'attendit pas longtemps. La porte de la chambre mi-entr'ouverte livra passage à une femme en deuil, qu'on n'avait pas eu besoin de voir au visage pour reconnaître à sa démarche.

Merci, ce fut son premier mot, que suivit presque aussitôt une crise de larmes.

Le calme revenu, elle s'assit dans le fauteuil faisant face au portrait de Napoléon et engagea Mme Octave Feuillet à s'asseoir aussi, bien près d'elle. Avec cette hâte de paroles, qui correspondait à la vivacité impatiente de sa nature, elle se mit aussitôt à la presser de questions sur la France, sur ceux et sur celles qui faisaient cortège à sa gloire d'autrefois ; et l'on était loin d'avoir épuisé tant de souvenirs confondus, lorsque tinta la cloche du dîner.

On eut à redescendre le petit escalier tournant, dont la longue traîne de l'impératrice dessinait la courbe avec des ondulations serpentines. Puis, devant elle, cérémonieusement, s'ouvrirent, comme jadis s'ouvraient les portes de la salle des Maréchaux, celles du salon réduit d'Arenenberg, tendu de coutil rayé ! Elle passa rapidement le seuil de cette pièce et ensuite de la salle à manger, où l'avaient accompagnée plusieurs personnes : la grande-duchesse de Bade, la comtesse Stéphanie Tascher de la Pagerie, Mme Le Breton, Marie de Larminat, le duc de Bassano, Pietri, le marquis de Tascher et Mme Octave Feuillet. A table, oubliant un moment ses tristesses, elle donna à la conversation un tour enjoué, éparpillant les idées, causant des théâtres de Paris, où la ramenait irrésistiblement sa pensée, de Chislehurst, de Woolwich, d'Arenenberg, de la tranquille demeure, qui abritait dans le moment même cette réunion de l'exil.

Cela me paraissait bien petit, bien étroit, remarquait-elle, il y a des années, quand j'y venais avec l'empereur, en sortant de Fontainebleau. J'y éprouvais comme une sorte d'étouffement. Et maintenant, je m'y plais. J'aime Arenenberg. Le cercle restreint s'élargit.

Le repas avait pris fin. On passa dans la serre, dont la véranda s'ouvrait sur le lac et qui était le seul endroit de l'habitation ayant des qualités de confortable moderne, d'élégance. De beaux meubles s'y voyaient espacés, au milieu d'un fouillis de plantes vertes. Autour des tables étaient dispersés de larges divans, et, dans un angle demi-obscur, les yeux étaient attirés vers une magnifique corbeille de roses, d'où se détachait, sur un fond de cachemires des Indes, drapés en éventail, le buste de Joséphine.

Le temps était orageux. Le vent apportait des menaces de pluie. On se sentait disposé à la conversation tranquille et douce. Comme une personne du cercle venait de rappeler avec quelle attentive diligence, étant impératrice, Eugénie veillait aux harmonies de son installation intérieure, elle parla du prix qu'on attache par une sorte de tendresse infinie, irraisonnée, aux objets faisant partie de la vie de chaque jour. Elle en donna des exemples : c'étaient une bague très simple, qu'elle avait aimée, une petite boîte en or contenant la pierre ponce avec laquelle elle se frottait le talon en sortant du bain ; une pelote sans valeur, qui était, pour Napoléon, une sorte de fétiche, dont il ne se séparait jamais, et d'autres choses dénuées d'importance, qu'on chérit passionnément, on ne sait pas pourquoi :

J'ai perdu, dit-elle en soupirant, tous les bibelots auxquels je tiens. Ils m'ont été volés ou ont été brûlés aux Tuileries.

Ainsi chaque mot, chaque circonstance, parlant à sa mémoire étaient des rappels mêlés du regret des jours passés. Mme Octave Feuillet la contemplait, faisant malgré soi des retours de pensée vers un autre milieu et d'autres perspectives, se souvenant que, pendant une soirée tranquille au palais de Fontainebleau, alors que tout semblait sourire à ses vœux, Eugénie, entourée de sa cour, assise sur l'une des marches de son palais, en face des étoiles et du parc illuminé, Eugénie, ne sachant que désirer, s'était écriée capricieusement : Mon Dieu ! que je voudrais vivre seule dans un vieux château et entendre le vent dans les corridors ! Son souhait se trouvait accompli, mais à la suite de quels revirements, de quelle façon étrange, par quel concours de circonstances fatales !

 

Elle s'était absorbée là, quelques mois, perdue dans ses voiles de crêpe. Cependant, elle n'oubliait point. Elle n'avait pas encore abdiqué pour elle-même, encore moins renoncé pour son fils, qui poursuivait ses éludes à l'Ecole militaire de Woolwich.

Tout d'abord, le monde bonapartiste avait eu de la peine à se remettre du choc produit par la mort de Napoléon III[5]. Cette mort ajournait indéfiniment des résultats qu'on croyait n'avoir qu'à loucher de la main. Les espoirs les plus rapprochés reportaient à une douzaine d'années l'avènement possible du prince. Il y eut une véritable crise d'affolement chez les zélateurs de la dynastie napoléonienne. Ils envisageaient une série noire d'excès révolutionnaires avant que sonnât l'heure réparatrice. Ils considéraient la France comme perdue, à demi ruinée et envoyaient dans les caisses de l'étranger tous leurs fonds disponibles.

Les leaders du parti s'efforcèrent à ranimer les courages. Les passions étaient vivaces. Elles se réchauffèrent peu à peu en se groupant autour de l'héritier présomptif, mais en se compliquant aussi de ces rivalités intestines, de ces divisions de famille irréparables, qui désolaient le camp des monarchistes. Tandis que la minorité, les indépendants, les libéraux, à la suite de Jérôme Napoléon, se rattachaient aux traditions révolutionnaires, d'où était sortie tout armée la dictature de l'empire, l'autre fraction du groupe, sous l'impulsion de l'ex-impératrice, constituait une sorte de bonapartisme officiel, où dominaient des tendances pseudo-légitimistes et cléricales.

En s'effaçant de la scène du monde, Napoléon III avait laissé la direction du parti, dont son fils âgé de moins de dix-sept ans n'était que le chef nominal, à l'ex-impératrice et à l'ancien ministre Rouher. L'une disposait des fonds et tenait en sa main assez serrée la clef du budget ; le second, l'habile parleur d'affaires, qu'on avait surnommé, quand il était au sommet, le vice-empereur, conseillait et administrait. On fondait de grandes espérances sur les mérites agissants de ce dernier, travailleur infatigable[6], très apte à s'approprier tout ce qu'il étudiait et embrassait de sa pensée, comme à développer par l'action les forces de son esprit, et, cependant, exclusif, sans largeur d'horizon, n'ayant qu'une passion unique : dominer, être supérieur, et manquant presque absolument de cette qualité essentielle aux meneurs politiques pour réussir d'abord et se maintenir ensuite : la connaissance des hommes.

L'état du rôle transitoire qu'Eugénie avait à remplir ne se présentait pas sous des couleurs attrayantes et des aspects faciles. Elle avait à combattre, avec l'aide de ses partisans, non seulement les républicains, dont la prépondérance acquise était le résultat de trop de sacrifices cruels, le prix chèrement acheté de trop de disgrâces, nationales, pour qu'ils ne la défendissent point de toute leur énergie, mais les factions adverses des deux branches de la maison de Bourbon, sans parler des ambitions gênantes du prince Napoléon. Thiers à la présidence, Henri V à Chambord, le comte de Paris au château d'Eu, le duc d'Aumale à Chantilly, Jérôme Napoléon à Prangins : n'était-ce pas trop d'adversaires à la fois ? Quoique l'activité fût grande à son service, elle n'éprouva que des déceptions.

La constitution de 1873, l'insuccès de la politique réactionnaire et bientôt la retraite du maréchal de Mac-Mahon, devaient se succéder comme autant d'échecs pour sa cause. Elle ne s'y obstina point et se retira de la lutte ; mais, espérant obtenir, avec les années, d'amples dédommagements en la personne de son fils, elle redoubla de sollicitude pour l'achèvement de son éducation.

C'est un soin, disons-le, qui ne l'avait jamais laissée indifférente. Elle y avait veillé de près, quand il n'était qu'un enfant, et non seulement parce que c'était son devoir, mais parce qu'elle avait senti la nécessité de modifier, en la complétant, en la rectifiant parfois, la direction paternelle. Celle-ci n'avait rien que de doux et de tendre. De bonne heure, elle avait jugé prudent d'y faire passer plus de sérieux et de fermeté. Au temps où le petit César grandissait sous ses yeux ravis, l'empereur exagérait avec une sorte de candeur ingénue l'adulation dont il enveloppait son fils. S'il avait trouvé convenable de restituer pour l'usage de ses courtisans les vaines observances de l'ancien cérémonial monarchique, il s'était bien gardé d'en appliquer les contraintes à ses sentiments intimes. Il n'est ignoré de personne que les enfants royaux, sous le régime du droit divin, n'approchaient qu'à peine les auteurs de leurs jours. On les avait confiés à la conduite d'une gouvernante ou d'un gouverneur militaire auxquels incombait la tâche de régler, heure par heure, l'emploi de leurs précieux instants. Il ne leur en restait qu'une minute, chaque matin — le temps indispensable et considéré comme suffisant pour aller saluer la reine, leur mère, qu'ils appelaient Madame et le roi, leur père, qu'ils appelaient Sire. Napoléon n'en raisonnait pas de même ; il était resté l'élu du peuple sur ce point. Il n'était pas dans sa pensée ni dans son cœur qu'il dût masquer de cérémonie l'amour, qui lui rendait si chère la présence de son enfant. Il aurait voulu l'avoir constamment à son côté. Il l'enlevait, soit à ses études, soit à ses jeux pour l'emmener en des réunions, où sa jeune personne n'était guère attendue, bien qu'on prétendit contribuer de la sorte à son éducation de prince.

Maintes fois, le prenait-il au Conseil des ministres où l'accompagnait aussi l'impératrice, de sorte que les affaires de l'État se traitaient en famille. Louis jouait, en silence, écoutant par échappées ce que pouvaient bien s'entre-dire tous ces hauts personnages ; et, lorsque l'envie lui prenait de parler lui aussi, bravement il jetait son mot, lançait une question à travers les discours des membres du Conseil. Nul de ceux qui délibéraient là, sous l'œil du maître, ne feignait d'en être surpris. Le président, c'est à-dire l'empereur, se tournait vers le bambin et d'une voix douce, en souriant, lui demandait ce qu'il désirait savoir. Comme à son habitude, Eugénie se montrait moins indulgente, grondait, lançait, faisait observer qu'un enfant bien élevé devait se taire, quand les grandes personnes avaient la parole. Les ministres adroits et souples, ainsi que le devaient cire de bons serviteurs de cour, s'empressaient à flatter le faible du père. Ils tombaient en extase devant la précocité de Son Altesse. Et Monsieur et Madame, comme l'écrivait Mérimée de ses hôtes de Biarritz, couvraient Loulou de caresses. Puis, cet intermède fini, reprenaient les propos entamés sur une grave question de finances ou de politique étrangère.

Chez Napoléon III, la fibre paternelle s'attendrissait aisément et pour les moindres causes. Octave Feuillet en signalait un exemple, dans sa correspondance conjugale. C'était à Compiègne ; l'empereur était entré au salon, où l'on servait le thé devant l'impératrice.

Eugénie, annonça-t-il, voilà un valet de chiens qui te demande.

Et, démasquant la porte, il avait laissé passer un fort joli enfant, en habit galonné de veneur, culotte courte, bas blancs, grand chapeau, le cor en sautoir et ayant en laisse deux chiens, qu'il avait beaucoup de peine à retenir. L'empereur le regardait avec un plaisir infini, les yeux humides de bonheur. Louis fut trouvé charmant ; on le lui répéta, plusieurs fois ; puis, on lui rendit la liberté. Mais un moment après, Eugénie désira qu'on rappelât le prince dans le petit cercle formé autour d'elle et lui demanda de réciter une fable. En fils obéissant, il commença de bon cœur, énonça le litre de l'apologue d'une voix claire et bien timbrée, débita le premier vers comme il convenait, mais resta court au second. Prompte à l'impatience, sa mère parlait déjà de le renvoyer. L'un des auditeurs, Octave Feuillet lui-même, rendit courage à la mémoire hésitante de l'enfant. Et il put achever sa fable d'un bout à l'autre. D'une manière générale, Eugénie avait mis sa préoccupation instante à le tenir éloigné des flatteurs ; elle exigeait qu'aucune infraction ne fût admise en faveur de son rang, à rencontre de la discipline réclamée par ses études. Naturellement encline à faire autour d'elle et au-dessus d'elle exercice d'autorité, elle exagéra peut-être les raisons qu'elle avait d'être sévère autant que prévoyante envers son fils. Néanmoins, il n'est que juste de le constater, elle avait lieu d'appréhender fortement pour l'héritier du trône l'influence amollissante de la cour et les embûches de la flatterie. Elle connaissait la complaisance de son père, qui ne le défendait pas assez contre les approches dangereuses de la courtisanerie ; et elle s'était promis d'y regarder plus attentivement, afin que ce milieu d'adulation et de corruption n'empêchât point son âme de grandir, comme son corps, droite et saine. On ne s'imaginerait point à quelles flagorneries, inconscientes chez de certains, très calculées chez d'autres, était exposé le prince impérial, chaque jour, à chaque moment, dès qu'il avait quitté sa mère ou son gouverneur le général Frossard. A peine échappé des langes de l'enfance, il se voyait l'objet d'empressements, que ne justifiaient ni son âge, ni l'éveil de sa raison encore si voisine du berceau. On en citerait maints et maints traits pareils à celui-ci.

Un soir, après le dîner, on causait astronomie. L'illustre Le Verrier venait de découvrir, à la suite de ses merveilleux calculs, une étoile située à une distance telle, que l'étincelle électrique, capable de faire neuf fois en une seconde le tour du globe terrestre aurait eu besoin d'un nombre extraordinaire d'années pour atteindre ce corps céleste. Lui-même était là, expliquant ces choses étonnantes ; et la clarté simple de ses mots les rendait lucides à l'intelligence du prince-enfant, aussi bien qu'à l'attention des dames d'honneur et des chambellans. Le jeune Louis-Napoléon, vivement intéressé, posait des questions ingénues au savant, qui se prêtait, tout de miel et de sucre, à les satisfaire. A ce moment les souverains s'approchèrent ; le cercle s'ouvrit respectueusement. De quoi parlez-vous donc ? demanda l'impératrice.

Madame, répondit le grand homme en s'inclinant, Son Altesse impériale daigne m'exposer ses idées sur l'astronomie : elles sont très remarquables.

Le jeune Louis-Napoléon ne douta pas de la parfaite justesse du compliment, car il s'en montra ravi. Mais, sa mère ne lui permit point de rester longtemps sur une opinion aussi avantageuse de sa science.

Oh ! monsieur, dit-elle à Le Verrier, ne flattez pas cet enfant, qui, malheureusement, n'entend jamais la vérité. Ses idées sur l'astronomie ? Je devine ce qu'elles peuvent être.

Et, se tournant vers l'héritier présomptif, elle ajouta d'un ton sérieux :

Monsieur est bien bon de t'écouter, vraiment. Tu n'es qu'un petit garçon comme les autres, et, en fait d'astronomie, la meilleure leçon que tu puisses recevoir, à cette heure-ci, est qu'il est temps, pour toi, d'aller au lit.

C'était parler avec beaucoup de sagesse. En ce temps-là, elle associait ses vues à celles de l'empereur pour la formation intellectuelle du prince. Mais Napoléon III n'était plus. Demeurée seule avec son fils adolescent, elle n'accepta point de partage dans l'ascendant qu'elle exerçait sur sa nature morale. Le sens autoritaire, qui lui faisait regretter si haut, lors de l'établissement de l'empire libéral, la constitution de 1852, césarienne et oppressive, ne l'avait point abandonnée dans l'exil. Elle façonna l'esprit du jeune prétendant de telle manière qu'il avait adopté sans réserve ses préférences ou ses antipathies, toutes ses idées religieuses ou politiques.

En mai 1874, la majorité politique du prince, qui venait d'atteindre ses dix-huit ans, avait été proclamée en Angleterre, au milieu d'un nombreux concours d'impérialistes. Près de huit mille personnes, ayant à leur tête soixante-cinq préfets révoqués, le 4 septembre, douze anciens ministres de Napoléon III et plusieurs membres de l'Assemblée nationale, s'étaient trouvées réunies comme par merveille dans les confins d'une simple bourgade anglaise. Docile aux instructions de sa mère et de Rouher, il avait posé nettement ses revendications napoléoniennes devant les députations accourues pour le saluer en sa résidence de Chislehurst[7].

Sauf les tendances absolutistes dont l'avaient imprégné les enseignements maternels, il était doué du côté du caractère et de l'intelligence ; l'exil, le malheur et les leçons terribles des événements avaient mûri l'un et l'autre, en lui, avant l'âge. Il avait de la fierté, de l'enthousiasme, avec un certain entraînement chevaleresque, qu'il tenait de son ascendance espagnole.

Stimulé par les encouragements qui lui était prodigués ; en outre, poussé par les excitations de ceux qui aspiraient à le voir jouer bientôt un rôle décisif il s'était rejeté au travail avec une ardeur extraordinaire. Trop fugitifs lui semblaient les semaines et les mois pour tout ce qu'il brûlait d'apprendre. On l'avait vu se plonger à fond dans l'étude des constitutions et de l'art de gouverner les hommes.

... Il n'a que vingt-deux ans. se disait-on un peu plus tard, et cependant ses idées sont faites, ses opinions arrêtées, ses principes établis- Et ses plans sont connus, son programme est fixé. Tout d'abord — on en est sûrement instruit — Il ne voudra pas d'un gouverne ment parlementaire. Il modifiera le suffrage universel de manière qu'il n'existera, pour ainsi dire, plus. On sait que sa formelle intention sera de n'abandonner que le moins possible au contrôle des députés, parce qu'ils ne seront que le troisième pouvoir de l'Etat, bien au-dessous d' une Chambre des pairs, reconstituée, et où se concentrerait la véritable aristocratie sociale. Quant à l'opposition, il ne lui permettra pas de se produire, parce qu'il se sera promis, à l'avance, d'acheter tous les journaux afin qu'étant payés, ils ne puissent pas discuter le gouvernement, dont ils vivront. Il comblerait de justes récompenses les hommes de bien et de distinction. Pour les hommes de désordre, qui se font un marchepied de la révolution, son hésitation ne serait pas longue : Ceux-là, s'écriait-il, je les ferai fusiller sans pitié ! En toute occasion, comme s'il se fût déjà senti la couronne sur la tête, il déclarait : Je ferai ceci... les choses seront ainsi. Il prononçait de fermes paroles, qui se répétaient de cercle en cercle : Quand il faudra agir, j'agirai ![8] Des proclamations, des mémoires, des essais de constitution[9] sortaient de sa plume novice mais assurée.

Tout en s'aidant des conseils de plusieurs personnages d'expérience et qui l'exhortaient, de concert, à réparer, un jour, la faute qu'avait commise son père en accordant trop de liberté au pays, il tranche, il décide de l'inconnu avec le plus d'autorité possible. Ses fidèles n'ont pas de termes assez louangeurs pour admirer tant de résolution. II est bien un fils d'empereur. Les lettres qu'il adresse aux hommes de son parti sont dictées sur un ton à la fois affectueux et commandant. Aussi que l'impatience est extrême, dans leurs rangs, de voir éclater les circonstances, où pourront enfin s'employer ces hardis desseins ! Combien de temps faudra-t-il encore attendre que les fautes des républicains livrent la république à des maîtres plus sages et plus forts !

En France, des âmes dévouées s'agitent. Des généraux ont la main sur la garde de leur épée. On n'attend que le mot d'ordre. Ah ! si le maréchal de Mac-Mahon esquissait un geste, un seul geste ! Hélas ! il ne cède pas aux invitations pressantes des conseilleurs de coup d'Etat ! Il se souvenait qu'il avait donné sa parole de maintenir l'ordre de choses existant. Il gémissait et versait des larmes amères sur les progrès du radicalisme, et, cependant, il ne se hâtait guère de s'entendre avec l'Empire. C'étaient des plaintes continuelles à son sujet : le maréchal est faible ; il est inconsistant ; il tourne à tous les souffles ; on désespère de rien obtenir de lui... Où allons-nous ? Qu'allons-nous devenir ? On n'entendait que ces interrogations inquiètes.

Tandis que les fauteurs d'une restauration plusieurs fois avortée se lamentaient de cette expectative indéfinie et traduisaient leurs doléances autant de fois que s'en présentait l'occasion, une nouvelle inouïe éclata tout à coup, qui bouleversa leur esprit et leurs sens. Le jeune prétendant, las de ne rien être et de ne rien faire, avait pris une résolution la plus imprévue du monde. Par une lettre rendue publique à Eugène Rouher, il instruisait l'opinion de son départ prochain pour le Cap, sa ferme intention étant de s'associer aux périls et aux faits d'armes de l'expédition anglaise dans le Zoulouland. La stupeur fut immense. On ne parvenait pas à s'expliquer une si étrange détermination que, d'abord, l'impératrice avait vivement combattue et à laquelle elle avait fini par céder. Les cervelles se mirent à travailler là-dessus fiévreusement. On y chercha toute sorte de raisons plausibles ou imaginaires, positives ou romanesques.

Il fut parlé d'un sentiment exalté dont le cœur de Louis-Napoléon aurait battu pour une jeune princesse étrangère, et qui lui aurait inspiré l'envie de se distinguer en son honneur par des exploits singuliers. On mit en avant des récits plus circonstanciés sur le sujet d'une liaison moins idéale et que ses suites auraient rendue incommode autant que fâcheuse. On nommait la personne, miss Charlotte Watkins, de condition modeste et qui ne soupçonnait guère la qualité de son ami, celui-ci se faisant passer auprès d'elle pour un jeune homme rempli d'amour, mais d'ambitions restreintes comme l'étaient ses ressources. Des gens informés prétendaient connaître le lieu de rendez-vous[10], où se goûtaient dans un prudent mystère les délices de cet amour incognito. Plus tard même, une légende serait confectionnée de toutes pièces sur ce thème, indiscret et piquant, où se lança, le premier, l'un des Cinq de l'ancienne opposition, Alfred Darimon. On produirait des lettres[11]. Il serait raconté qu'un jour miss Charlotte Watkins, celle que Louis Walter (Louis-Napoléon) appelait ma chère Lottie se présenta à Camden-Place, avec son enfant — leur enfant — sur les bras et qu'elle aurait été éconduite du château. Tant et si bien qu'un livre complet devait surgir de là, un roman, d'ailleurs, et qui ne pouvait être autre chose qu'un roman[12]. Il y avait eu du vrai, dans le détail d'une liaison de passage, que rendait tout explicable et fort naturelle l'âge du prince. Quant au reste, on s'était mis en frais d'imagination, d'une manière trop généreuse- Louis-Napoléon n'avait pas de fils en Angleterre, et il pouvait quitter la Grande-Bretagne et l'Europe, la conscience en repos sur ce point. Il nous a suffi de voir l'extrait de baptême de Walter Kelly, l'enfant supposé de ces amours princières, et de comparer les dates en prenant comme texte l'extrait de la pièce tirée des registres de l'église du Corpus-Christi, dans la cité londonienne, pour en être pleinement édifié[13] ; car, il naquit treize mois après la mort du prince impérial et dix-sept mois après son départ d'Angleterre, d'une mère qui n'était pas sortie de Londres !

La cause de ce départ ne devait pas être cherchée là. On pensa la trouver dans le malaise de la situation créée par la majorité du prince vis-à-vis de l'impératrice. La condition personnelle de Louis-Napoléon manquait de netteté. Il était profondément attaché à sa mère, qui lui rendait les mêmes sentiments, mais dont l'affection avait peine à ne pas rester dominatrice, envahissante. En outre, il se sentait à l'étroit dans les limites où, par raison calculatrice, elle enfermait l'essor de sa nature libre et enthousiaste. On n'ignorait pas la gêne relative que maintenait autour de lui, dans ses habitudes, la volonté maternelle, trop attentive à le protéger contre les entraînements d'un cœur, qu'elle savait généreux, trop soigneuse à mesurer ses joies présentes pour le meilleur profit de ses intérêts à venir, et sous le prétexte de lui conserver, hors d'atteinte, un patrimoine digne de son rang. Une parcimonie trop regardante, en un mot, réduisait au strict minimum les ressources extérieures du jeune prince.

On en était instruit, aux alentours. On en citait cent exemples, comme celui-ci, que je cueille, au hasard, à travers les notes manuscrites de Bauer. C'était peu de temps avant la funeste résolution, qui le porta au Zoulouland. Il préparait déjà, pour ainsi dire, ses adieux. Il avait invité à dîner, dans un cercle de Londres, quelques amis. Inopinément le nombre des convives avait excédé le chiffre prévu ; il fallut allonger la table, dresser des couverts en plus, et l'addition fut augmentée d'autant. Pris de court, il fut obligé d'emprunter à l'un des dîneurs discrètement ce complément accidentel, sa propre bourse ne contenant point la somme suffisante. Il lui arrivait souvent de décliner des invitations, qu'il n'aurait pas été sûr de reprendre à son compte avec une égale largesse. L'impératrice, a dit l'auteur de Napoléon IV, ne pouvait concevoir que l'enfant fût devenu un homme, et la femme, dont les hasards de la politique avaient, à plusieurs reprises, fait une régente, de la France, se résignait mal à s'effacer devant le fils qui, depuis la mort de l'empereur, était devenu le chef de la famille. Des difficultés involontaires s'étaient produites. On avait retiré au prince impérial la jouissance de la fortune de la princesse Bacciochi, qui par héritage lui appartenait en propre. Une sentence arbitrale était intervenue, afin d'examiner la position financière, que lui avait faite le testament paternel, accrue de la non jouissance, pendant sept ans, de la fortune Bacciochi. Trois anciens ministres de Napoléon III, Billault, Grandperret, Pinard, avaient été chargés d'en établir les ternies. Elle fut prononcée équitable et raisonnée sans doute, mais on ne se pressait point d'en remplir les clauses, à l'avantage du prince. La condition effective et précaire de celui-ci n'en était ni changée ni améliorée. Plutôt que d'y languir davantage, il préféra s'embarquer pour le Cap de Bonne-Espérance, à la recherche d'une action d'éclat. Désireux de se soustraire à une tutelle devenue trop lourde et à de certains égards impolitique, quoiqu'elle procédât de bonnes intentions maternelles ; en outre, poussé par la turbulente envie de se distinguer, où que ce fût, dans la péninsule des Balkans ou dans les brousses nigritiennes, il s'était donc décidé à brusquer l'aventure.

Ce fut de la consternation, chez quelques-uns de ses partisans, de l'enthousiasme chez d'autres. Comment, murmuraient ceux-là, ne considérant que les inconvénients de l'absence, c'est-à-dire les dangers de la mer, du climat, de la guerre ; comment le prince s'éloigne de nous, abandonne notre cause, alors qu'on est à la veille peut-être d'adresser un appel souverain à sa personne, à son nom. Il n'en a pas le droit, il faut l'en empêcher à tout prix !

Mais on doit, au contraire, l'en applaudir, ripostaient les optimistes. Son jeune courage accomplit là un dessein héroïque et utile. Il est à l'âge où l'on ose- Il reviendra de cette campagne lointaine, ayant récolté sa première moisson de gloire. Il n'en aura que plus de prestige et l'opinion populaire, sensible aux actes d'énergie, de vaillance, de dévouement, lui sera définitivement gagnée. N'allait-on pas jusqu'à proclamer — à propos d'une expédition qui, suivant la volonté précise et nettement signifiée des chefs du contingent anglais, ne devait être, pour Louis-Napoléon, qu'un spectacle militaire en terre d'Afrique, n'allait-on pas jusqu'à prétendre qu'il rappellerait, à son retour, Napoléon Ier revenant d'Egypte !

Entre ces deux appréciations extrêmes s'inscrivait le jugement de serviteurs plus calmes et qui ramenaient à ses justes proportions cette idée d'aventure sous le drapeau britannique. Le général Pajol, dont l'épée était toujours prête à sortir du fourreau pour conduire les troupes bonapartistes à l'assaut des institutions républicaines, n'avait pas caché sa désapprobation formelle. Il y avait bien dans la décision du prince un geste propre à attirer sur lui l'attention publique, mais ce geste était-il à la hauteur de sa destinée ? Ne comportait-il pas des risques à prévoir, dont les conséquences dépasseraient de beaucoup les avantages en eux-mêmes douteux de la résolution prise ? On essaya de le faire comprendre au fils de Napoléon III. Mais, dans une circonstance antérieure, on l'avait entendu déclarer que nul n'aurait assez d'influence sur sa volonté pour la faire reculer ni changer, une fois qu'elle s'était prononcée. Il tint à le prouver, d'abord, en n'écoutant point le conseil qu'on lui donnait avec insistance de renoncer à son projet.

Il était pieux autant que volontaire et se ressentait doublement du caractère comme des idées maternelles. De son propre arbitre, ou pour répondre au désir de l'impératrice, il avait marqué l'intention, avant de quitter Chislehurst, d'entendre la messe et de communier. Des intimes, tels que le baron Tristan Lambert, étaient arrivés à temps pour l'embrasser et lui donner un adieu qu'ils étaient loin de croire définitif. Il partit de Chislehurst, dans la matinée, à neuf heures, ayant auprès de lui l'impératrice. Franceschini Pietri, le baron Corvisart, Tristan Lambert, le duc de Feltre et cinq autres personnes l'accompagnaient. Bientôt après il mettait le pied sur le vaisseau, qui l'emporterait vers un but fatal.

Les sympathies de l'Angleterre suivaient ses mouvements avec une attention émue. Tous les souverains de l'Europe avaient envoyé des dépêches privées à la veuve de Napoléon. La reine Victoria surtout s'était attachée avec beaucoup de sollicitude à consoler son cœur de mère. Au risque de ne pas ménager, autant que l'eût désiré le gouvernement français, les susceptibilités du régime établi, la reine et ses ministres avaient jugé qu'ils n'avaient pas à limiter l'expression du sentiment britannique. Au moment où fut donné le signal de la mise en marche du navire, le drapeau tricolore fut hissé au grand mat. Des acclamations retentirent.

Tant qu'avait duré le voyage jusqu'au port de Southampton, l'impératrice n'avait cessé de pleurer. Ses larmes coulaient encore, au banquet du soir. Pendant que les généraux portaient des toasts en son honneur et en l'honneur du prince, pendant que les jeunes officiers buvaient à la santé de chacune des personnes de sa suite, ses yeux vaguaient dans la direction de sa pensée inquiète suivant à travers les flots, non plus le prétendant, l'héritier du nom et de la fortune étrange des Bonaparte, mais son enfant à elle, son fils unique. Au dernier moment, quand il fallut se séparer, elle s'efforça de comprimer l'émotion poignante qui la torturait. Elle l'avait embrassé avec une longue et douloureuse effusion. Enfin, s'arrachant de ses bras, elle était montée à l'étage supérieur de l'hôtel, d'où elle contempla les derniers préparatifs du bord. Quand elle vit le vaisseau s'ébranler, puis s'éloigner peu à peu, ses forces l'abandonnèrent ; elle s'affaissa et tomba inanimée. On se précipita pour la relever. On la porta dans une voiture du train, qu'on fit partir aussitôt, avant l'heure. Dès le lendemain abondaient à son adresse les témoignages de dévouement et les paroles de consolation. Elle devait rassurer son cœur maternel. Dieu protégerait son fils ; il le conserverait, lui disait-on, pour sauver la France. Elle lisait ces lettres, ces télégrammes, avec un empressement bien légitime ; elle s'efforçait de croire en ces paroles d'encouragement et de confiance. Néanmoins, des angoisses aiguës comme des pressentiments traversaient son âme. Ses craintes redoublèrent, quand lui parvinrent les premières dépêches du Cap. On lui apprenait que la traversée avait été fort mauvaise, que le prince en avait beaucoup souffert et qu'il avait été pris de fièvre aussitôt en arrivant. Encore très nerveuse, restée très impressionnable après les émotions du départ et la tristesse des premières heures, elle en fut bouleversée. Aussitôt, elle s'était isolée dans sa peine, ne sortait pas, souvent même ne descendait pas déjeuner. Si l'on persistait à s'informer de sa personne, et qu'on lui manifestât l'intention d'aller vers elle afin de la consoler, elle renforçait les barrières de l'isolement et du silence. Elle ne voulait aucune société et avait fait répondre à des amis, qui désiraient être autorisés à lui rendre visite, qu'elle Les priait de ne point venir. Ces alarmes s'apaisèrent. Des messages du prince impérial s'étaient succédé, où respirait une juvénile allégresse ; et le fait que Louis était parti pour les lignes avancées parlait assez clairement en faveur de sa convalescence.

Le général lord Chelmsford, arrivé par train spécial de la Basse-Tugela, l'avait attaché à son état-major ; et l'impératrice Eugénie, informée de cette nouvelle, avait écrit une lettre, qu'on trouva charmante, à lady Chelmsford. On avait répondu en diligence. Des précautions sérieuses seraient prises pour garder le prince contre les dangers de sa propre bravoure ; car, il ne cachait à personne la joie anticipée qu'il ressentait de faire campagne avec les troupes françaises. Autour de lui, on aimait l'enjouement de son caractère ; on appréciait les côtés sérieux de sa nature, et sa souplesse physique, son endurance. Il avait été formé, de bonne heure, aux exercices de cheval. Il s'était fait apprécier déjà comme un cavalier accompli.

En Angleterre, on s'arrachait les nouvelles du Cap transmises aux journaux, et qui le concernaient. Il en était arrivé d'assez fâcheuses, et qui avaient été démenties presque en même temps par deux lettres pleines d'intérêt.

L'une était du prince à son vieil ami Rouher ; sur un ton alerte, il y racontait qu'il venait de pousser un long raid à cheval, sous un soleil dévorant sans que son courage ni sa santé en eussent été affaiblis.

La seconde était de la main de l'impératrice. Elle y déclarait que si, d'abord, elle avait éprouvé de terribles appréhensions, elle se sentait tranquillisée, maintenant ; qu'il n'y avait rien de vrai dans certains échos de presse maladroitement répandus ; que ce qu'elle avait appris de source autorisée était, au contraire, excellent ; et que, pour son compte, elle était rassurée, quoiqu'elle n'eût point la paix dans l'âme. La veille, le cardinal de Bonnechose lui avait fait savoir que, dans la célébration de la Sainte Messe, il recommandait, tous les jours, son fils à la protection divine. Louis portait à son cou des médailles bénies, qu'elle y avait attachées, en son enfance. Comment n'aurait-il pas été à l'abri du malheur ? Hélas ! le Ciel, que tant de fois elle implora, aux jours d'épreuves, sans que les événements en fussent modifiés dans leur cours, demeura sourd, indifférent.

Tout à coup, des bruits alarmants s'étaient propagés, encore mal définis et mystérieux comme des présages d'autant plus redoutables qu'ils sont environnés d'ombres. Ils se précisaient de moment en moment, dans le sens le plus pessimiste. L'impératrice fut la dernière à savoir la mort du prince impérial, déjà connue à Londres et à Paris. Elle en eut l'avertissement cruel bien assez tôt. Le vendredi, une lettre qu'on disait être pressée avait été apportée du chemin de fer, au nom de Franceschini Pietri. Le destinataire était absent. Ce fut elle qui reçut la lettre ; et, avec cet instinct des grandes infortunes, où le cœur ne se trompe pas, soupçonnant qu'il devait y avoir là quelque chose d'exceptionnellement grave, elle rompit le cachet, déchira l'enveloppe et lut, sans bien comprendre encore, une partie de l'affreuse réalité. Presque aussitôt se présentait, au nom de la reine, lord Sidney. La mission qu'il avait à remplir était difficile et lourde. Un serviteur éprouvé de la famille impériale, le duc de Bassano, exprima le désir de s'en acquitter, à sa place. Il pénétra chez l'impératrice. Elle n'eut qu'à jeter un regard sur son visage bouleversé, pour avoir la sensation que le malheur approchait :

Madame, il y a de mauvaises nouvelles du Prince, de très mauvaises nouvelles.

Mon fils ! Mon fils ! Est-il malade ? Est-il blessé ? Oh ! je veux l'aller rejoindre, je veux partir pour le Cap.

Madame, dit-il d'une voix qui se brisait en sanglots, c'est inutile... Il est trop tard !

Elle poussa un grand cri et tomba à la renverse.

Des journées lugubres suivirent celle-ci. On attendait l'arrivée du cercueil en Angleterre. L'impératrice ne quittait pas son appartement fermé à la lumière du jour comme il l'était aux visites étrangères, sauf pour de rares amies, telles que la duchesse de Mouchy et la vicomtesse Aguado. Elle y demeurait, insensible à la nourriture, se complaisant en son chagrin et ne parlant que d'un seul sujet, ne s'occupant que d'une seule et unique question. Par quel enchaînement malheureux avait-il été si brusquement arraché à la vie ? Qu'avait-il pu dire et souffrir sur ce lambeau de terre africaine ?

Il avait été décidé qu'on ne l'avertirait que lorsque le corps, parvenu à l'avant-dernière étape de son funèbre itinéraire, aurait été placé dans le hall de Camden-Place. Toutes choses avaient été réglées, d'avance, par les autorités anglaises officiellement, afin que la cérémonie fût digne du mort et du pays qu'il avait servi. Aux premières heures matinales du 10 juillet, le yacht de l'Amirauté l'Enchantress allait recevoir, en rade de Spithead, les dépouilles suprêmes qu'avait amenées l'Orontes, un transport faisant service d'État sous les ordres du capitaine Seymour ; et, le transbordement effectué, il repartit pour Woolwich. Sur la jetée de Woohvich attendaient le prince de Galles, le duc de Connaught, le duc de Cambridge et les autres princes de la famille royale. Le cercueil fut débarqué ; puis, déposé dans une salle tendue de noir, où eurent lieu les constatations d'usage et où l'on pensa reconnaître, à divers signes, l'identité de ces restes méconnaissables. Ensuite, porté à bras, sous les plis des drapeaux anglais et français par les officiers du Royal Artillery, il fut placé sur un affût, traîné par six chevaux de guerre. Il fut ainsi conduit à Chislehurst.

Des troupes nombreuses avaient été commandées pour le jour des funérailles. Ce fut le 12 juillet. Cent mille personnes, ce jour-là, entourèrent la petite église de Chislehurst. Journaux et livres ont assez de fois décrit les phases de la cérémonie, les consolations que prodigua la reine Victoria avec infiniment de délicatesse à celle qui pleurait, non pas en souveraine, mais en mère[14], le concours extraordinaire de monde qui afflua, par tant de chemins différents, aux obsèques, et les honneurs qui furent rendus.

Pendant que s'accomplissaient les rites, la chambre du prince, remplie de fleurs, demeurait transformée en chapelle ardente, et celle où se tenait l'impératrice était plongée dans une obscurité complète. Elle aurait voulu ne rien voir, ni rien entendre ; chaque coup de canon du dehors lui arrachait un cri et déterminait une crise nerveuse. C'est dans celte chambre tout assombrie que la reine Victoria était allée la voir, émue d'une noble pitié, avant de se rendre à la tribune construite pour cette souveraine, comme une estrade du haut de laquelle ses yeux devaient voir défiler l'immense cortège.

Toute la France bonapartiste était là, le prince Jérôme-Napoléon en tête, portant le grand-cordon de la Légion d'Honneur. L'impératrice lui avait fait dire qu'elle le recevrait après la cérémonie, quoique bien accablée. Il était venu par devoir. Il préféra repartir pour la France sans s'être rendu à son invitation, car déjà connaissait-il le testament du prince[15]. Il avait eu le sentiment que sa situation en face d'elle aurait été rendue trop difficile à soutenir, surtout en un tel jour, par les termes du testament, rédigé sous l'inspiration de Rouher, et qui le déshéritait de ses droits, comme chef de la dynastie, pour les reporter par-dessus sa tête à l'un de ses fils !

On avait reçu, à Camden-Place, un nombre incalculable de télégrammes et de lettres de condoléances. Quelques semaines plus tard, un directeur d'un grand journal londonien publiait une missive privée de l'ex-impératrice. Aux premières lignes on lisait ces mots : Il n'y a plus de consolation sur terre pour moi, après la mort de mon enfant bien-aimé. La fin tragique de ce fils, dans l'avenir duquel s'était résumée toute sa vie, depuis qu'elle avait compris que toute autre ambition lui était défendue, brisa les derniers ressorts de son énergie. Son rôle était achevé. Elle ne serait plus désormais, aux regards du monde, que la comtesse de Pierrefonds déplaçant ses tristesses ou confinant ses jours entre deux mausolées.

Le sentiment, chez elle, fut toujours l'excitation première, qui la faisait parler ou agir ; néanmoins, la ré flexion finissait par prendre le dessus, une fois passés la crise soudaine, les impulsions spontanées, les enthousiasmes ou les colères d'un moment. Puisque tout espoir raisonnable et toute raison d'espérer avaient déserté son âme, elle en prit son parti, tranquillisée sinon consolée.

De même qu'elle s'était détachée des ambitions politiques : elle avait voulu effacer de sa vie d'anciennes rancunes, qui tenaient à des désaccords de personnes et d'opinions. Elle fit passer de l'apaisement dans ses rapports avec le plus turbulent des Bonaparte, le prince Napoléon. Il y eut réconciliation entre elle et lui, aux environs de 1883. Encore ne-fut-ce pas une réconciliation entière et sans réserve, soit qu'Eugénie n'eût pas tout oublié, soit que le testament par lequel le prince avait rejeté de la succession impériale Jérôme-Napoléon l'empêchât de s'associer à ses vues, comme on en eut la preuve, quand elle ne put se défendre de favoriser contre lui l'un de ses fils.

Cependant, la famille des Bonaparte s'éclaircissait rapidement, sous les yeux de l'ex-impératrice.

Après Napoléon III, le restaurateur éphémère de la dynastie, s'était effacé Louis, son fils, sur la tête duquel on avait reporté tant de magnifiques espérances. Après le prince impérial, ne tarda que de peu d'années à rejoindre les siens dans le silence de la tombe Jérôme-Napoléon.

Au courant du mois de mars 1891, on apprenait que, dans un hôtel de Rome, non loin de la chapelle où repose la dépouille de la princesse Borghèse, et du palais où mourut, aveugle, abandonnée, la mère du grand empereur, s'était close la destinée stérile et pleine d'incohérence du prince Napoléon. Il avait fini comme la plupart de ceux de sa race voués à l'exil ou à une disparition précoce. Cette personnalité d'aventure, à qui la fortune refusa obstinément son heure historique, s'en était allée, enveloppée d'étrangeté et de mystère. Il manqua d'être empereur en France et prince régnant à l'étranger ; il espéra dormir dans le lit de Napoléon Ier ; il faillit devenir roi de Hongrie. Sous la troisième République, il prétendit au rôle d'un Caïus Gracchus, qui triomphe à la fois des impuissances constitutionnelles et de la stérilité chronique des Parlements. Il avait de larges désirs, mais n'étreignit que des rêves ; il ne put saisir rien de plus que des lueurs de succès et des velléités de pouvoir.

Singulière figure, et dont le souvenir mérite bien de nous arrêter quelques minutes !

À la suite des événements, qui avaient amené la déchéance de l'empire, la troisième République s'était empressée de lui enlever son grade. Il s'était rallié, pourtant, à ce gouvernement ; il était redevenu, ainsi qu'en 1849, le citoyen Napoléon Bonaparte. Mais il avait repris bientôt des allures de prétendant et remplacé les professions de foi radicales par des manifestes napoléoniens. En 1883, il faisait placarder sur les murs une proclamation d'empereur, qui provoqua la chute de quelques ministres et eut. pour contre-coup, son expulsion. Il terminait sa proclamation soi-disant libérale par une phrase empruntée au plus autoritaire des hommes : Français, souvenez-vous de ces paroles de Napoléon Ier : Tout ce qui est fait sans le peuple est illégitime. Belle garantie de liberté que les promesses d'un tel pasteur de peuples !

La mort du prince impérial, malgré le désaveu du testament, l'avait constitué le véritable héritier dynastique. Sa fameuse lettre du 5 avril 1880, adressée à l'un de ses amis au sujet des décrets du 29 mars, éloigna de lui tout le parti conservateur. Ses journaux l'abandonnèrent. Son fils Victor, qui ne partageait ni ses idées politiques, ni ses idées religieuses, céda aux instances du duc de Padoue et des personnages politiques dont il était l'instrument : on le vit se dresser en rébellion ouverte contre l'autorité paternelle. Révolte qui exaspéra le prince Napoléon au point qu'il avait rejeté ce fils de son cœur et de sa vie, et qu'il lui tint sa porte inexorablement fermée, sans que les approches de la mort même dussent apaiser son ressentiment.

Sa dernière conjuration avait été le boulangisme. Il ne croyait point en la valeur personnelle de Boulanger ; mais avait espéré de l'aventure une chance suprême, et il s'en était saisi avidement. Si l'opération boulangiste avait réussi, le soldat rebelle et le prince exilé se fussent présentés en même temps au suffrage plébiscitaire. L'élu aurait gardé l'enjeu. Jérôme Napoléon s'était accroché à cette illusion finale, ne doutant point qu'il ne l'eût emporté, grâce à la toute-puissance du nom. Le coup manqué, son dernier espoir s'envola. Le prince avait senti que la partie était irrémédiablement perdue. Il s'était enfermé en son domaine de Prangins, où il trompait les ennuis de l'exil en faisant avec ses secrétaires ou avec ses hôtes de passage d'interminables parties d'échecs.

Théoricien de la Révolution et partisan d'une autorité ferme, — qui eût été la sienne —Jérôme-Napoléon professait une doctrine mixte assez différente des autres formules du bonapartisme. Il repoussait l'omnipotence d'une réunion de privilégiés se dénommant Parlement, et posait en dogme le principe de l'élection populaire, la souveraineté de la nation s'exerçant directement par le plébiscite, le droit, pour le pays, de choisir son chef et d'instituer tel régime, qui plaît au plus grand nombre. La politique bonapartiste, comme il la concevait, à son profit, devait avoir pour but la République, une république organisée conformément aux principes d'autorité, de responsabilité et de contrôle, qui gouvernent, à la fois, les grandes démocraties et le système représentatif, une république, qui eût été présidée, nécessairement, par un Napoléon.

Quelles facultés aurait-il mises au service de ses idées ?

Son intelligence était prompte et lucide. Il était capable d'initiative et de résolution. On a vanté la force de son éloquence. Il écrivait en un style simple et expressif. Le brillant de sa conversation, la vivacité de son esprit, n'étaient ignorés de personne. Il avait un ensemble de qualités, qui, jointes au prestige de son nom, paraissaient l'appeler à briller au premier rang. Enchaîné par l'inconséquence de sa nature, par l'impopularité notoire dont il était l'objet, par la suspicion des siens, par les déboires d'une existence manquée, il ne put ni ne sut les faire valoir. Il vécut les dix dernières années de sa vie en marge de la République, comme il avait vécu les vingt années précédentes en marge de l'Empire, sans orientation et sans gloire. Sa turbulence indisciplinable, l'inquiétude de son tempérament, la brusquerie de ses dehors, l'insouciant et insolent dédain, qu'il affectait sans cesse à l'égard de l'opinion générale, fuient ses pires ennemis.

Ni pendant, ni après l'Empire, il n'eut la liberté de montrer sa force. Lorsqu'il eût pu tenir une place éminente, à l'apogée du gouvernement impérial, on faisait l'impossible pour l'écarter de la scène. Au fond, l'empereur appréciait son parent, bien qu'il le sentit armé de défiance et de jalousie. L'impératrice et sa camarilla, les conseillers, le groupe intime stérilisaient cette sympathie. Employait-on, au dehors, le prince Napoléon, ce n'était que pour des négociations de petite conséquence ou qui, d'avance, étaient condamnées à ne pas aboutir. Ses intrigues européennes déplurent à priori. Ses idées de reconstitution de la Pologne, de revanche de 1813, furent traitées de dangereuses chimères, — quoique, toute la première, l'impératrice, sa cousine, eût appelé de ses vœux une coalition en faveur du rétablissement de la catholique monarchie polonaise. Il eût pu, quelquefois, sur des terrains plus solides, empêcher des fautes ou des erreurs : les oreilles se fermaient à ses avertissements.

Quoi qu'il fit ou écrivit, à nul moment de sa carrière, le prince Napoléon ne parvint à se dégager de l'impopularité formidable où l'avait enfoncé une légende d'ignominie. Il fut un des hommes les plus honnis de son temps. Il étalait de façon ouverte son mépris des hommes et ne voilait pas assez ses goûts ardents pour la seconde portion de l'humanité : la femme. La bourgeoisie le renia : à ses yeux, il manquait de tenue ; il ne sauvait point les apparences ; il s'affichait.

Ce prince savait parler, il ne savait point se contenir. La vérité en lui éclatait jusqu'à la colère. Il semblait se plaire à braver, en toute occasion, le sentiment public et les susceptibilités particulières. Ses qualités, sans accompagnement de vertus, se retournaient contre lui. Ses affirmations de libre-pensée ameutaient les dévots ; son hostilité bruyante à l'encontre des idées religieuses, chères aux puissants et aux riches, éloignait de lui les conservateurs, sans lui gagner les radicaux. Sa franchise s'appelait cynisme. Tous les partis le tenaient en suspicion. Les bonapartistes le rejetaient de leur sein ; les républicains le repoussaient avec défiance. Ses partisans déclarés ne composaient qu'une faible escorte ; et, jusque dans son entourage intime, personne ne pouvait tenir devant ses impérieux caprices.

Le prince Napoléon avait la certitude que, s'il avait détenu l'autorité, il aurait accompli de grandes choses. Il fut réduit à se croiser les bras. Le nom qu'il portait, l'expérience politique qu'il avait acquise, les idées générales que lui avait imposées le voisinage des affaires, lui donnaient des avantages précieux. Chacune de ses tentatives, pourtant, n'avait été que le début d'une déception. Doué de plus d'appétits encore que d'ambition, il n'avait pu être, en somme, comme nous l'avons déjà dit, qu'un jouisseur dans l'existence et un expectant dans la politique. Prince de grand esprit et de ferme caractère, malgré ses travers, malgré ses vices, il voyait large et aspirait haut. L'Histoire ne voulut pas de lui.

Cet homme disparu, on pouvait affirmer que les derniers acteurs du parti bonapartiste avaient quitté la scène.

L'ex-impératrice demeurait, pareille à une grande ombre isolée. Les regards, s ils se détournaient d'elle, ne distinguaient plus que des figurants sans passé, sans autorité, d'une dynastie irrémédiablement finie.

 

Depuis quelques années, elle n'habitait plus Chislehurst, mais Farnborough, à trente-deux milles de Londres et à mi-chemin entre l'École militaire royale de Sandhurst et le camp d'Aldershot.

Autrefois, on avait appelé cette propriété du nom de Wind-Mind-Hill, ou la Colline du moulin à vent ; elle était passée aux mains de l'éditeur Longman, qui s'en dessaisit en faveur de l'impériale exilée.

Il aurait suffi des beautés de nature pour la retenir à Farnborough. Cette résidence presque cachée dans la verdure, environnée de forêts de hêtres et de chênes, avec des champs recouverts de bruyères roses et un parc étendu, où des mains ingénieuses créèrent des lacs artificiels et des îles boisées, cette résidence eut un autre intérêt, à ses yeux, que son charme pittoresque. Elle s'était décidée à quitter Camden-Place, pour une raison de sentiment plus personnelle : l'impossibilité d'y ériger un mausolée à la mémoire de son époux et de son fils. On s'était efforcé d'acquérir, à cette intention pieuse, un champ voisin de la propriété de Chislehurst, à l'ouest de l'église Sainte-Marie ; mais le détenteur ne s'y était pas prêté ; et l'on avait suggéré à l'impératrice l'idée d'élever la chapelle commémorative au côté nord de celle église. Elle ne le voulut point, parce qu'elle était restée soumise à des idées superstitieuses de sa jeunesse, et qu'elle se souvenait d'une légende alléguant que les tombes situées au nord ne reçoivent jamais les rayons du soleil. Alors, elle s'était enquis d'une demeure plus hospitalière à ses morts, et s'était fixée à Farnborough. Aussitôt qu'elle eut choisi le lieu, qui convenait à la fondation, elle confia à un architecte français la mission de construire, à proximité de son regard, une abbaye, qu'on dénomma abbaye de Saint-Michel. Et, en effet, des religieux y furent attachés, dont la tâche serait de faire des services réguliers dans la chapelle, ou de servir de guides aux visiteurs, leur montrant les dalles de marbre superbes, qui supportent l'autel, les arrêtant devant les tombes de Napoléon III et du prince impérial, enfin n'oubliant pas de leur désigner la place qu'elle-même avait choisie pour sa sépulture, auprès de son fils.

Un pont avait été jeté entre ses jardins et l'abbaye. De la fenêtre de sa chambre, elle pouvait considérer le monument, où reposaient les siens.

Elle s'était attachée à Farnborough, où elle avait distrait ses yeux et sa pensée en garnissant les salons, les chambres, d'objets qui lui étaient intimement chers et de tableaux de famille. C'est ainsi qu'à l'entrée principale elle avait désiré qu'on plaçât le tableau de Winterhalter, la représentant au milieu de ses invités des Tuileries, et le chariot du prince impérial, offert à l'enfant, il y avait un demi-siècle, par le prince consort. Les portraits des Bonaparte ornèrent les salons du rez-de-chaussée, où elle avait adopté sa chambre de travail, en y disposant des meubles de style approprié et une bibliothèque emplie des œuvres de la moderne littérature anglaise. Dans une ample galerie mesurant toute la longueur de l'habitation, elle fit apposer de merveilleuses tapisseries des Gobelins et des vitrines renfermant de précieuses porcelaines de Sèvres ayant appartenu à Napoléon Ier Enfin, elle avait réservé une pièce spéciale, qualifiée la Salle de fer, aux reliques napoléoniennes constituant un musée de famille, dont chaque objet représente un document d'histoire. Farnborough offrait à son attention d'autres sujets capables de l'intéresser : la salle de repos ouvrant de larges baies dans la direction du nord et de l'ouest ; la pièce consacrée, comme un temple domestique, aux souvenirs scolaires de son fils, la chambre d'études du prince, non loin de la statue sculptée dans le marbre et tapissée, à la base, d'herbes d'Afrique, cueillies de la main maternelle, lorsque l'impératrice avait accompli son voyage au Zoulouland... Ces plantes, elle les avait arrachées du sol, à la place même où il était tombé... Au dehors se prolongeaient des pelouses, des ombrages d'une délicieuse beauté.

Elle a beaucoup aimé Farnborough, pendant les premières saisons qu'elle y résida. Cependant, peu à peu, il lui fallut reconnaître qu'elle n'avait pas trouvé là le refuge de paix, de tranquillité complète, où elle avait espéré rafraîchir les plaies de son âme. La route traversant le domaine et communiquant avec Londres est un des mille et mille canaux de l'énorme trafic de la capitale anglaise. Tout le long du jour, trop de voitures, de chariots, d'automobiles la sillonnent et l'emplissent de bruit, de poussière, de fumée. L'impératrice prit l'habitude de s'en éloigner. Et c'est une des raisons principales de ses fréquentes absences.

Les voyages devinrent le continuel besoin de ses jours. On lui fit accueil, plusieurs fois, dans les châteaux et les campagnes de la reine Victoria. Elle accomplit, en mer, différentes croisières et, particulièrement, sur le yacht de Gordon Bennett. L'une de celles là l'avait fait s'arrêter quelques instants à Zucco, où, pour la première fois, elle avait vu le duc d'Aumale ; et tous deux, l'âme délivrée du souci des compétitions politiques, s'étaient, pour ainsi dire, retrouvés au terme des mêmes désillusions profondes. Dans une autre circonstance, elle s'était rencontrée avec le prince de Galles, sur le même bord, et l'on avait remarqué les égards infinis que lui témoigna le futur roi d'Angleterre. Elle promena, sous le nom de comtesse de Pierrefonds, sa mélancolie et ses souvenirs, en Ecosse, en Italie, en Provence. Pour les journées d'hiver, elle s'était réservé d'habiter une modeste, mais artistique villa, construite au Cap-Martin. Une prédilection constante l'aura ramenée vers ce rocher verdoyant, que l'on compare à un éperon s'avançant du sol français dans le flot méditerranéen. Il n'était plus, pour elle, de villa Eugénie ni de Biarritz. Mais c'était le même ciel lumineux au-dessus de sa tête et les mêmes horizons éveillant dans l'âme des sentiments de grandeur et d'infini ; et celte immense chimère mystérieuse, la mer, se déroulant à sa vue, remuait en elle des abîmes de pensée. Sur ces déplacements périodiques dans le Midi de la France, je trouve, en tournant les feuillets de Bauer, une page dont l'impression est saisissante.

Par une après-midi superbe, l'ancien prédicateur des Tuileries se promenait en landau, sur la route de Menton. La voiture allait au pas. Pendant qu'il savourait, en un coin de pays aussi merveilleux, la douceur de vivre, il aperçut venant de la direction du Cap-Marlin un équipage d'assez modeste apparence, qui s'arrêta au moment où les deux véhicules étaient sur le point de se croiser. Deux femmes âgées en descendirent. L'une, courbée, marchait avec peine, s'appuyant au bras de l'autre personne. Il la reconnut aussitôt. C'était la comtesse de Pierrefonds. Elle quitta le bras qui la soutenait, et avança de quelques pas, en se servant, pour aider sa marche, d'une longue canne d'ébène. Elle était arrivée auprès d'un mur formant parapet sur la mer. Alors remettant sa canne à celle qui l'accompagnait, elle s'appuya contre ce mur, les deux bras croisés, et regarda devant elle. Ses yeux plongeaient à travers l'immensité bleue, fixés sur un point de l'horizon, et ne s'en détachaient plus. Ce qu'elle observait ainsi, c'étaient les contours capricieux de la Corse. Elle réfléchissait évidemment sur les origines et la chute de la famille à laquelle l'avait associée la plus étrange fortune. Enfin, quand elle y eut assez pensé, assez considéré le profil onduleux des montagnes, elle remonta dans sa voiture, sans avoir remarqué, à deux pas d'elle, l'ami d'autrefois, qui l'avait saluée respectueusement. Pendant que le lourd véhicule disparaissait dans la poussière du lointain, je me souvins du passé : Notre-Dame, les Tuileries, Saint-Cloud, Compiègne, Fontainebleau, la daumont impériale, les Cent-Gardes, et plus radieuses que tout cela, la jeunesse, la beauté, la puissance suprêmes... Qu'en était-il resté ?

De temps en temps, une circonstance exceptionnelle la rappelait à la mémoire de ce monde, dont elle semblait ne plus faire partie. Parce qu'elle avait arraché de son existence le dernier lambeau de l'optimisme doré de Shaftesbury, elle n'était pas femme à se contenir dans un effacement absolu. Elle donnait de ses nouvelles à l'Europe, par intermittences, à l'occasion d'une visite princière, ou d'un mariage sensationnel, dont il lui avait plu de serrer les nœuds, comme elle s'y employa avec dilection pour sa filleule, la princesse Ena de Battenberg et pour le jeune roi d'Espagne, ou comme il fut parlé d'un projet d'union par ses soins arrangé entre le duc de Turin et une archiduchesse autrichienne.

En 1906, les journaux furent très occupés de la réception qui lui fut ménagée par l'empereur d'Autriche. Elle venait de Venise et s'était arrêtée à Ischl. François-Joseph lui avait envoyé le train impérial. Le 11 juillet, avant 8 heures du matin, l'empereur accompagné de son aide de camp, le comte Paar, s'était rendu à la gare de Vienne, dans une voiture découverte, et, dans une autre voiture, avaient pris place sa plus jeune fille et une dame d'honneur. Tout le long de la route, une foule énorme, s'était agglomérée. Dès que le train impérial fut arrivé, l'empereur s'était porté au-devant de la voyageuse pour l'aider à descendre de son coupé. Elle lui tendit la main, il l'embrassa sur les joues et lui fit entendre les paroles les plus affectueuses. Il ne l'avait pas revue, depuis dix ans qu'il lui avait rendu visite, au Cap-Martin. A son tour, elle lui présenta les personnes de sa suite, s'entretint, un moment, avec l'archiduchesse Marie-Valérie, puis s'appuyant sur le bras de l'empereur François-Joseph, elle s'était dirigée lentement vers la voiture qui l'attendait, pendant que, dans la foule, éclataient les applaudissements.

En 1907, ce fut une entrevue plus émouvante par toutes les impressions, tous les souvenirs que dut faire remonter en sa mémoire ce vis-à-vis étrange ; nous voulons parler de sa rencontre dans les fiords de Norvège, avec l'empereur Guillaume II, le petit-fils de celui qui l'avait dépossédée de son trône et dépouillée de la puissance.

Enfin, au cours de la même année, il y eut une grande agitation dans la presse française, lorsque vint la surprendre la nouvelle d'un jugement de tribunal, autorisant, après trente années de procédure, l'ex-impératrice Eugénie à reprendre dans les musées nationaux un certain nombre d'objets de prix, considérés comme lui appartenant en propre. Revendications inattendues, et qui provoquèrent à son égard plus d'étonnement que de sympathie.

Par intervalles, l'impératrice a tenté quelques visites discrètes et furtives à Paris ; et, cédant à une obsession bien caractéristique, elle s'est complue, chaque fois, à loger en face de ce jardin des Tuileries, qui fut le joyau de ses domaines. Quelle raison puissante la poussait à venir résider là, comme pour avoir incessamment devant elle l'image trop évidente de sa ruine et de ses splendeurs perdues ? Je me promène tous les matins, répondit-elle, à la question qui lui en était faite[16], un jour, je me promène dans le jardin des Tuileries et j'y cherche les endroits où jouait mon fils. Elle pouvait se donner à elle-même d'autres raisons. Elle pouvait se dire, non sans une certaine fierté : Ma destinée est brisée, mais je veux être supérieure aux événements de cette destinée. Je reviendrai dans le Paris qui m'encensa ; je porterai encore mes yeux et mes pas parmi ce peuple qui m'a reniée. Je vivrai jusqu'à la fin de mes impressions et de mes souvenirs. Dans celte mainmise sur les faits, dans cette attitude conservée en face de la vie, il y aura eu quelque grandeur.

 

TESTAMENT DE NAPOLÉON III

Fait à Camden-Place (Chislehurst), le 26 février 1879.

Ceci est mon testament :

1° Je meurs dans la religion catholique, apostolique et romaine, dans laquelle je suis né ;

2° Je désire que mon corps soit déposé auprès de celui de mon père, en attendant qu'on les transporte tous deux là où repose le fondateur de notre Maison, au milieu de ce peuple français, que nous avons, comme lui, bien aimé ;

3° Ma dernière pensée sera pour ma patrie : c'est pour elle que je voudrais mourir ;

4° J'espère que ma mère me gardera, lorsque je ne serai plus, l'affectueux souvenir que je lui conserverai jusqu'à mon dernier moment ;

5° Que mes amis particuliers, que mes serviteurs, que les partisans de la cause que je représente soient convaincus que ma reconnaissance envers eux ne cessera qu'avec ma vie ;

6° Je mourrai avec un sentiment de profonde gratitude pour S. M. la reine d'Angleterre, pour toute la famille royale et pour le pays où j'ai reçu, pendant huit ans, une si cordiale hospitalité.

Je constitue ma mère bien aimée ma légataire universelle à la charge par elle de...

Je lègue 200.000 francs à mon cousin, le prince J.-N. Murat.

Je lègue 100.000 francs à M. G. Piétri, en reconnaissance de ses bons services.

Je lègue 100.000 francs à M. le baron de Corvisart, en reconnaissance de son dévouement.

Je lègue 100.000 francs à Mlle de Larminat qui s'est montrée si attachée à ma mère.

Je lègue 100.000 francs à M. A. Filon, mon ancien précepteur.

Je lègue 100.000 francs à M. L.-N. Conneau.

Je lègue 100.000 francs à M. N. Espinasse.

Je lègue 100.000 francs au capitaine A. Bizot — tous trois mes plus anciens amis.

Je désire que ma chère mère constitue : une pension viagère de 10.000 francs au prince L.-L. Bonaparte.

Une pension viagère de 5.000 francs à M. Bachon, mon ancien écuyer.

Une pension viagère de 2.500 francs chacune à Mme Thierry et à Uhlman.

Je désire que tous mes autres serviteurs ne soient jamais privés de leurs appointements.

Je désire laisser au prince M. Charles Bonaparte, au duc de Bassano et à M. Rouher trois des plus beaux souvenirs que mes exécuteurs testamentaires pourront désigner.

Je désire laisser aussi au général Simmons, à M. Strode et à Monsignor Goddard, trois souvenirs que mes exécuteurs testamentaires désigneront parmi les objets de valeur qui m'appartiennent.

Je lègue à M. F. Piétri mon épingle surmontée d'une pierre, (œil-de-chat) ; à M. Corvisart, mon épingle (perle rose) ; à Mlle de Larminat un médaillon contenant les portraits de mon père et de ma mère.

A Mme Le Breton, ma montre en émail orné de mon chiffre en diamant.

A MM. Conneau, Espinasse, Bizot, J.-N. Murat, A. Fleury, P. de Bourgoing, S. Corvisart, mes armes et uniformes, si ce n'est, toutefois, le dernier que j'aurai porté et que je laisse à ma mère.

Je lègue à Mme la comtesse Clary mon épingle surmontée d'une belle perle fine.

Au duc de Huescar, mon cousin, mes épées espagnoles.

NAPOLÉON.

Le tout écrit de ma propre main.

CODICILLE.

Je n'ai pas besoin de recommander à ma mère de ne rien négliger pour défendre la mémoire de mon grand-oncle et de mon père. Je la prie de se souvenir que, tant qu'il y aura des Bonaparte, la cause impériale aura des représentants. Les devoirs de notre Maison envers le pays ne s'éteignent pas avec ma vie ; moi mort, la tache de continuer l'ouvrage de Napoléon Ier et de Napoléon III incombe au fils aîné du prince Napoléon, et j'espère que ma mère bien aimée, en le secondant de tout son pouvoir, nous donnera à nous autres, qui ne serons plus, cette dernière et suprême preuve d'affection.

NAPOLÉON.

Chislehurst, le 26 février 1879.

Je nomme MM. Rouher et F. Piétri mes exécuteurs testamentaires.

 

 

 



[1] Outre ce que représentaient ses valeurs et ses bijoux, dont elle vendit une notable partie, outre des biens en Espagne et des prévisions fondées d'héritages, on évaluait ainsi la fortune de l'impératrice, aux environs de la mort de Napoléon III : deux immeubles, rue d'Albe, estimés à 900.000 francs, sur lesquels le Crédit Foncier en prêta 800.000 ; trois immeubles, rue de l'Elysée, sur lesquels le même établissement financier avança une somme de 2 millions ; la propriété de la Jonchère, une maison de campagne sans revenus, valant un demi-million ; celle de Solferino dans les Landes (1.500.000 francs), sur laquelle le Crédit foncier consentit un million, une autre dans les Basses-Pyrénées évaluée 1.200.000 francs ; celle de Biarritz, portée en compte pour un million ; le palais impérial, à Marseille, non achevé et dont la construction avait coûté 1.600.000 francs, et qui servit à payer les dettes de la liste civile, le chalet de Vichy, dont le prix de vente servit au même objet ; et 75.000 livres sterling, soit 1.875.000 livres de rentes — chiffre très appréciable qu'arrondirent, avec les années, des héritages et les économies.

[2] OSMONT, Reliques et Impressions, p. 75.

[3] N'attachez aucune importance aux propos des bonapartistes, écrivait Thiers, le 12 février 1872. Ils parlent, n'ayant ni occupation, ni argent.

[4] C'était l'attestation d'un traité passé entre Napoléon III et François-Joseph, qui devait assurer le concours de l'Autriche, en cas de guerre avec la Prusse.

[5] Bismarck, au sujet de l'impossibilité de relever le trône de Napoléon III, après Metz et Sedan, avait dit dans son rude langage en apprenant la mort de l'exilé de Chislehurst : Non seulement il a tué un fils qui est vivant, mais il a réenterré un oncle, qui est mort.

[6] L'éducation du prince avait subi des heurts et des interruptions, qui furent le contre-coup inévitable des événements. Bien qu'on eut adjoint à son distingué précepteur, Augustin Filon, deux professeurs spéciaux, l'un pour la langue allemande, l'autre pour les mathématiques, son père avait senti qu'elle resterait incomplète, c'est-à-dire privée de direction, tant qu'elle ne serait pas soumise à une discipline régulière. Il pria la reine Victoria de le faire admettre à l'Académie royale de Woohwich. Au mois d'octobre 1872, le prince qu'on avait voulu exempter des examens, manifesta le désir de n'être pas affranchi de l'épreuve commune. Il la passa donc et fut admis comme élève dans cette école militaire. En octobre 1873, il y était classé vingt-deuxième sur trente ; et, en 1875, ses examens de sortie, au f° 84 du registre matriculaire (n° 3880) portaient en marge : Prince Impérial, septième sur trente. S'il devait rentrer au service de Sa Majesté, il est classé de manière à pouvoir choisir l'artillerie ou le génie.

[7] Le lendemain on lisait dans le Times :

L'héritier des Bonaparte a donc à son service un gouvernement complet, il tient le second Empire entre ses mains, n'attendant que l'occasion de le transformer en un troisième. Le second Empire a été renversé par l'invasion prussienne et les républicains, mais son organisation demeure intacte. A Paris, on parle plus que jamais de l'empire et du Prince impérial ; on revient sans cesse sur le même sujet, comme s'il n'y avait plus d'autre perspective politique. Au delà, il n'y a qu'ombre et chaos.

[8] On le voit c'était un beau programme d'absolutisme qu'on préparait au pays, peut-être conforme aux idées théocratiques de l'ex-impératrice, mais dont se seraient mal contentés la majorité des citoyens français, redevenus tout à coup les sujets d'un régime arbitraire.

[9] A titre de curiosité rétrospective, nous détacherons quelques extraits d'un plan de constitution, conçu par le prince et ses conseillers habituels, pour le bonheur du peuple français.

MÉMOIRE POUR SERVIR D'INDICATION A LA RÉDACTION D'UNE CONSTITUTION IMPÉRIALE

Un pays de 36 millions d'habitants ne peut se gouverner selon les bases d'une constitution démocratique, qui veut que tous les citoyens participent à la direction des affaires publiques, et qu'elles ne soient le monopole d'aucun.

La complication des questions de politique proprement dites, de droit, d'administration, d'art militaire, accrue avec le développement des connaissances et l'extension de l'unité nationale ; l'inégalité prodigieuse, intellectuelle et morale, qui distingue les rangs inférieurs des classes supérieures de la société (inégalité que le produit des sciences et la division du travail n'ont fait qu'accroître), exigent que le gouvernement soit aux mains des meilleurs, et que les fonctions publiques soient des carrières.

Il est donc nécessaire, pour assurer le respect de l'autorité, la stabilité et le progrès des institutions, le fonctionnement des services publics, de recréer une classe gouvernementale, qui sera l'aristocratie de fait, dont Napoléon Ier jeta les bases.

Au point de vue social, une aristocratie est également indispensable.

Sans aristocratie, pas de société polie, pas de progrès dans les choses de l'esprit et les arts.

C'est au point de vue de l'honneur, du bon goût, de l'esprit, un jury compétent, dont la sanction respectée élève les sentiments et stimule le mérite.

Une aristocratie, en France, ne peut être de droit, elle doit être de fait.

Pour la constituer, il faut : 1° relever les fonctions publiques, en les rendant, dans une limite, indépendantes du gouvernement central ; 2° créer une pépinière, en fondant des familles de serviteurs, des établissements d'éducation réservés à l'élite de la jeunesse. Raturé par le Prince Impérial.)

On devra, sans revenir au régime féodal, sans violer l'égalité devant la loi. créer des familles gouvernementales, dont les enfants n'auront d'autre ambition que de servir la chose publique et de bien porter un nom qui rappellera souvent des gloires nationales.

Une aristocratie d'optimales vraiment dignes de leur nom sera créée en France, lorsque l'on aura reconstitué les pouvoirs politiques et l'administration française sur les bases suivantes :

I. La souveraineté ne réside pas dans la majorité de la nation, mais appartient à l'ensemble des corps politiques constitués, qui représentent la France, en dehors de la population française (rature faite par le Prince Impérial), d'une façon permanente, d'accord avec le peuple et le souverain.

II. Les citoyens sont égaux devant la loi, mais ils jouissent de droits politiques différents, d'accord avec leur position sociale.

III. Le rang social n'est déterminé que par les fonctions ou charges que les citoyens remplissent : mais ces fonctions ou charges doivent être la propriété des citoyens, non vénales, mais données au mérite, et retirées à l'incapacité.

IV. Tout homme qui, par son talent, sa fortune, sa naissance, s'élève au-dessus du vulgaire, doit avoir sa place spéciale dans l'État.

C'est ainsi que toutes les forces vives du pays seront utilisées au profit de la nation.

V. L'accès aux charges est ouvert à tous : et ceux qui les remplissent doivent être assez indépendants du gouvernement, pour que le favoritisme disparaisse, et que l'élite de tous les partis puisse servir l'État sous un autre régime que le leur.

A côté du personnel trop nombreux des bureaux et employés du gouvernement, trop infinies pour jouer un rôle dans l'État, nous avons en France une catégorie de politiciens, que le parlementarisme développe : c'est là, pour le moment, la seule aristocratie nationale.

Il la faut briser et extirper du sol.

A côté de ces tribuns, pour qui la popularité est une carrière, il existe, à l'état d'influence sociale et politique considérable, une classe de faiseurs d'affaires, juifs riches à millions, pour qui la spéculation est une carrière ; ces hommes n'ont pas de religion, pas de patrie, pas de devoirs ; et cependant, ils ont la puissance que donnent d'immenses capitaux.

Il faut la ruiner ; car, tant qu'elle sera debout, l'immoralité et l'envie qu'inspire au pauvre la fortune mal acquise du riche, rongeront la France comme une lèpre.

Sans nier les progrès accomplis par notre siècle, sans méconnaître les idées impériales, il est nécessaire (rature faite par le Prince Impérial), sans vouloir se mettre dans le lit des Bourbons, il est nécessaire au salut de la France de lui donner des institutions, non qu'une vaine théorie, mais l'expérience des siècles consacre, et de lui rendre les traditions, dans la limite du possible (rature faite par le Prince Impérial) qui l'ont faite France.

NAPOLÉON.

Chislehurst, mars 1878.

[10] Le hasard m'avait mis en rapport avec une dame ayant beaucoup connu Dumont, le célèbre coiffeur français, qui avait pour clientèle toute la fashion anglaise, et je pus recueillir sur cette amourette des détails assez curieux.

Quand le prince, pour échapper aux ennuis de l'existence monotone qu'on menait à Chislehurst, venait à Londres, il descendait habituellement chez Dumont, où il s'était fait installer une chambre.

Cette chambre existe encore ; les meubles, qui la garnissaient, ont été religieusement respectés : un lit, une armoire, une toilette, un fauteuil et quelques chaises, voilà quel était le mobilier sommaire de ce modeste pied-à-terre. Vrai logement de sous-lieutenant, disait-il lui-même en riant. C'est là que le Prince Impérial, laissant de côté toute étiquette, recevait ses amis ; c'est là qu'il donnait ses rendez-vous ; là aussi qu'il se faisait adresser ses lettres particulières. Il venait s'y habiller quand il avait à se rendre à quelque dîner ou à quelque soirée intime. Dumont conserve encore, comme un souvenir précieux, les dernières cravates portées par l'infortuné Prince avant son départ pour le Cap.

C'est dans une de ses excursions à Londres que le fils de Napoléon III fit la rencontre d'une jeune fille, qui, comme la chose est fort commune en Angleterre, voyageait toute seule. Un de ces hasards, comme il en arrive souvent en chemin de fer, permit aux deux jeunes gens d'échanger quelques paroles. Ils se plurent et se le dirent et, avant que le Prince fut arrivé à la gare, la liaison était ébauchée.

Une circonstance, qui mérite d'être notée, parce qu'elle est caractéristique : miss *** ignorait qu'elle avait touché le cœur du fils de Napoléon III. Le Prince tenait à garder le secret sur sa personnalité. Il avait pour cela deux motifs, en premier lieu il pouvait craindre qu'on fit du bruit autour de cette liaison ; mais la grande raison, c'est que l'impératrice le laissait manquer d'argent et qu'il n'avait pas le moyen de créer à sa maîtresse un sort digne de son rang et de sa haute naissance. (Old Paper (A. Darimon), dans le Figaro du 10 janvier 1887.)

[11] Clifford Millage, autrefois rédacteur du Daily Chronicle, fut le premier à publier les prétendues lettres du prince impérial à sa bien-aimée Lottie.

[12] C'est par erreur que nous-même nous avons paru adopter, dans les Femmes du Second Empire, cette version inexacte.

[13] On le plaça, quand il eut grandi, chez les frères de Saint-Joseph, à Issy, c'est-à-dire dans un milieu populaire, parmi des enfants d'ouvriers et de domestiques. Un protecteur, d'une générosité limitée, y payait mensuellement-les trente-quatre francs, qui étaient le prix minimum de la pension ; on ne le faisait jamais sortir, il n'était visité par personne. L'abbé Eugène Misset, qui perça le mystère, me racontait un matin comment il en avait voulu avoir le cœur net. Il avait à déjeuner Gebhardt. Après le repas, il prit son chapeau et dit à son ami : Je vais chercher le prince impérial ! Et il s'était rendu au modeste institut des frères de la Doctrine chrétienne. Il demanda le directeur : Je désire, lui dit-il sans tergiverser, avoir des renseignements précis sur Walter Kelly. — C'est le seul de mes pensionnaires sur lequel je ne puis livrer aucune information. J'en ai reçu l'interdiction formelle. Tout ce qu'il m'est permis de faire, c'est de vous confier les registres. L'abbé Misset n'en demandait pas davantage. Il feuilleta, compulsa et n'eut qu'à mettre en regard l'information portée là, en vertu des règles de l'établissement, et l'expédition qu'il possédait de l'acte de naissance : sa conviction fut faite que le petit Watkins n'était pas un descendant — illégitime ou non — des Bonaparte. Le lendemain même, il sonnait à la porte du protecteur, l'obligeait à en convenir, pièces en mains, et, cette besogne accomplie, il reprit le chemin de son domicile, l'esprit en repos, parce qu'il avait découvert le vrai de la chose.

[14] La maréchale Canrobert lui exprimait ses regrets profonds de la disparition d'un prince enlevé à tant de grandes et légitimes espérances. Non, non, répondit-elle, c'est mon petit que je pleure.

[15] Il ne sera pas sans intérêt de relire la pièce tout entière (en fin de chapitre), parce qu'on y voit clairement, par des détails sans commentaires, les sentiments personnels du prince, l'état de sa fortune relativement limitée et l'influence qu'avait exercée, jusqu'à la dernière minute de son séjour à Chislehurst, sur son esprit et ses opinions politiques, l'action d'un Eugène Rouher, le conseiller toujours écouté de l'impératrice.

[16] Ainsi douloureusement désabusé fut un autre mot d'elle, rapporté par la même personne, Mme Octave Feuillet. On sollicitait une audience, pour quelqu'un qu'elle n'avait pas revu depuis ses malheurs :

— Oui, je sais, dit-elle avec un triste sourire, on vient me voir comme un cinquième acte.