LA VIE D'UNE IMPÉRATRICE

EUGÉNIE DE MONTIJO

 

CHAPITRE IX.

 

 

Derniers jours de sérénité. — Un coup de tonnerre dans le ciel pur. — Espagne, Prusse et France. — Du rôle véritable qu'à eu l'impératrice Eugénie dans ces excitations belliqueuses. — Vers les frontières du Rhin ; une anecdote ignorée bien caractéristique. — Témoignage oral d'Emile Ollivier. — Conseil extra-ministériel, à Saint-Cloud ; et ce qui résulta des instigations d'Eugénie. — Événements précipités. — Impression produite dans la société brillante de Saint-Cloud par la nouvelle de la guerre ; récit détaillé d'un témoin. — Il faut quitter ce séjour enchanteur. — L'empereur à Metz ; l'impératrice aux Tuileries. — Trois semaines de régence et d'angoisses quotidiennes. — Suprême catastrophe. — Les craintes du lendemain. — Pour venir en aide à l'impératrice ; touchant épisode. — La révolution gronde aux portes du Palais. — Départ d'Eugénie. — Sur le rôle de Metternich et de Nigra, dans ces circonstances ; doutes, suppositions. — Chez le docteur Evans. — Péripéties du voyage de Paris à Deauville et de Deauville en Angleterre. — A Chislehurst. — Les premiers moments d'une situation précaire. — Un déménagement nocturne des Tuileries, pour le bien de l'impératrice. — Expéditions successives à Camden-Place. — Description de cette propriété. — Ne sera-t-elle, pour les exilés, qu'un séjour temporaire ?

 

Quand l'hiver a durci la surface des sources, dit le poète, on voit encore, à travers la glace, frissonner et plisser les débris des beaux jours. Ainsi les premiers mois de 1870 eurent les clartés et les douceurs des plus florissantes saisons. Sur les débuts de l'année douloureuse s'était levé un suprême rayon d'espérance.

La veille, on se posait partout cette question : L'empereur a-t-il encore une volonté ? Et voici qu'un ressort inattendu paraissait avoir galvanisé cette énergie défaillante. Par lassitude, par calcul d'opportunisme ou pour la nouveauté de la chose, il avait abdiqué l'exercice d'une volonté sans contrôle. Et l'opinion l'avait haussé au rôle d'un Auguste constitutionnel. Des retours de confiance, qu'on n'attendait plus, se prononçaient en faveur de tant de raison et de sagesse. On eût cru voir, selon la juste pensée d'un historien, non pas un règne déjà vieux, mais un règne nouveau qui s'inaugurait.

Il y avait bien eu, au moment de la grande consultation plébiscitaire, une alerte assez chaude, aux Tuileries. Quand on avait appris tout d'abord les résultats du scrutin des grandes villes : Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse, Saint-Étienne, une impression pleine de trouble s'était emparée de l'âme des gardiens du trône. L'impératrice foncièrement hostile aux réformes libérales, qu'elle jugeait excessives et imprudentes, s'était montrée fort irritée. Le jeune prince avait pris le ton de sa mère et mis dehors avec toute la fougue de son âge les signes d'une violente exaspération. L'entourage s'exclamait indigné contre la défection et l'ingratitude du pays. Seul Napoléon III, en homme instruit par l'expérience, attendait dans le calme la revanche que lui ménageait l'instinct conservateur des campagnes. Et, tout d'un coup, la situation s'était éclaircie. Les résultats généraux des provinces avaient renversé de fond en comble les calculs de l'opposition. On triomphait à une énorme majorité. Le plébiscite, c'était un brevet de longue vie, à condition que l'empire fût la paix. On se remit des alarmes, qu'on avait si légèrement accueillies et partagées. L'impératrice avait souri de ses premiers emportements. Les ministres revinrent à l'élaboration de leur ample programme. Le prince retourna à ses jeux et à ses études. Enfin les paroles les plus rassérénantes descendirent, à l'adresse de la nation, du haut de la tribune officielle. De quelque côté qu'on regarde, on ne voit aucune question irritante engagée et, à aucune époque, le maintien de la paix n'a été plus assuré. Tout se comportait donc pour le mieux, d'après cela. Dans le plein de l'été précédent le prince impérial avait eu beaucoup de succès, au camp de Chalons. La voix des amis et les échos de la presse le répétaient aux oreilles charmées de sa mère : il avait montré à la revue, en passant à cheval devant le front de l'armée, tant d'aplomb et tenu son rang d'une manière si ferme qu'on s'était imaginé voir son père rajeuni... On s'endormait dans cette sécurité décevante. Pendant toute la durée de l'empire, il n'y eut peut-être point de période aussi parfaitement tranquille que le mois de juin 1870. Et, à peu de jours de là, éclaterait le coup de foudre, qui devait précipiter l'incendies la ruine et l'écroulement de l'édifice.

Comme nous l'avons précédemment démontré, la menace en était depuis longtemps dans l'air.

Il était regrettable, en particulier, que le mauvais état des relations existantes entre l'impératrice et le prince Napoléon eût écarté ce dernier des conseils de l'empereur ; car il avait une nette prescience de l'orage en formation et il en avait fourni la preuve, déjà en 1868, lorsque, étant de passage à Munich, et dînant avec le prince de Hohenlohe, alors premier ministre de Louis II, il avait abordé, dans la conversation, le sujet brûlant d'un conflit en armes entre la France et la Prusse. Hohenlohe manifestait son étonnement qu'à Paris on poussât si imprudemment à la guerre. Jérôme-Napoléon avait répondu qu'il fallait n'y voir qu'un effet de celte turbulence naturelle au caractère français. L'embarras des affaires était grand. Au lieu de savoir attendre l'heure propice comme en Allemagne, on s'imaginait en France, que ces difficultés cesseraient au sortir d'une guerre, dont on entrevoyait bien les chances favorables, mais dont on omettait de calculer les risques ou de prévoir les cruelles surprises.

Quant à moi, avait-il dit, je trouve que la guerre est un immense malheur, et qu'il faut l'éviter, à tout prix ; elle n'aura que des conséquences funestes ; et vous, Bavarois, serez perdus les premiers. L'unité allemande sera faite au profit de la Prusse. Vous avez donc tout intérêt à désirer la paix.

Au même Hohenlohe, Bismarck disait, peu de temps après cela :

La guerre serait une victoire pour la Prusse, la France n'étant pas à sa hauteur. L'alliance de l'Italie avec la France n'a, pour le moment, aucune valeur. Les Italiens ne marcheraient pas, même si Victor-Emmanuel, capable de tout pour de l'argent, voulait conclure un traité avec Napoléon.

Il avait pris ses informations, en effet, et pouvait être renseigné là-dessus très exactement. Les agents de sa diplomatie occulte, qui travaillaient à Rome, comme à Paris et à Madrid, en faveur de ses combinaisons, avaient dû l'instruire à fond du particulier état d'esprit où se trouvaient les hommes politiques de l'Italie, les chefs de la gauche surtout, tels que Crispi, qui, dès cette époque, était son complice.

Le 3 juillet 1870 s'ouvrit la crise redoutable ; ce fut avec la déclaration du général Prim annonçant à l'Europe le choix du prince de Hohenzollern comme candidat au trône d'Espagne. Sur le champ Emilio Castelar écrivait à l'un de ses amis du parti libéral à Paris :

Prenez garde, voici une candidature inquiétante pour la France.

On en eut la démonstration prompte et brutale.

Quel fut le rôle d'Eugénie dans les excitations, qui rendirent la guerre de 1870 inévitable ? La question en a été souvent posée, mais jamais résolue d'une manière absolument conforme à la vérité. De longue date, presque à la suite de son avènement, elle avait manifesté le désir qui était en elle de voir rendre à la France par la victoire les frontières naturelles du Rhin. Il suffira d'en donner pour preuve une anecdote inconnue : Un journaliste nommé Ch. Muller. Alsacien de naissance et rédacteur d'un organe de la Mayenne[1], était venu à Paris, dans le dessein de fonder un journal, la Liberté, dont toute la politique devrait tourner autour de cette question : la reprise des frontières du Rhin. Cependant, s'il était animé d'un grand zèle, il n'était muni que de peu d'argent, et sa publication risquait de périr, à court terme. Comme il pensait savoir que l'impératrice inclinait aux mêmes idées, il avait prié l'un des chambellans de la cour de lui ménager la promesse de son appui, en faveur d'une subvention. L'impératrice n'aimait pas à causer des choses de la politique avec ceux qui n'y étaient point mêlés effectivement par leur situation. Un député de la Mayenne, qu'on recevait à la cour, s'entremit auprès d'elle. Au bout de cinq à six jours, il rapportait au fondateur de la Liberté la réponse suivante : J'ai vu l'impératrice ; et textuellement elle m'a dit ces mots : De telles aspirations sont tout ce que je souhaite ; mais, comme l'empereur n'y parait pas disposé, je ne puis faire subventionner le journal par le ministère. Toutefois, comme je désire marquer à Muller ma bienveillance, je vous prierai de lui remettre cette petite liasse, une fois donnée. Et elle avait tiré de sa cassette pour lui dix mille francs. Elle revenait souvent sur l'idée des frontières du Rhin dans ses conversations ; et quand, de jour en jour, elle voyait s'effectuer, de l'autre côté du grand fleuve, des annexions importantes au profit de la Prusse, elle avait peine à souffrir que la France laissât toujours passer l'occasion d'élever la voix assez haut pour être entendue et qu'on lui fit aussi sa part.

Ce fut, chez elle, une aspiration tenace plutôt qu'une résolution ferme. Elle put appeler de ses vœux, aux environs de 1870, l'issue avantageuse d'une campagne, qui aurait eu, pour épilogue, l'abolition de l'empire parlementaire et le retour à la constitution césarienne de 1852. De fait, elle n'eut pas d'action immédiate sur les raisons déterminantes du conflit. Je veux dire qu'elle n'y poussa pas directement. Mais elle inspira un acte diplomatique équivalant, dans les circonstances où il se produisit, à un acte de guerre. Elle le conseilla témérairement, alors qu'une politique tout environnée d'embûches réclamait le sang-froid et la prudence.

On avait appris avec soulagement, dans les sphères gouvernementales, l'acceptation du roi de Prusse au retrait de la candidature du prince Léopold de Hohenzollern. Le péril imminent était conjuré. Emile Ollivier disait à Thiers : Soyons tranquilles, nous tenons la paix, nous ne la laisserons pas échapper. L'empereur avait saisi l'occasion d'en avertir son aide-de-camp, le général Bourbaki, trop pressé de monter à cheval. Vous n'avez pas besoin de préparer vos équipages de guerre. Le désistement du prince de Hohenzollern efface toute cause de rupture. Mais le souverain et son ministre comptaient sans les belliqueux du parti de l'impératrice, impatients de noyer le gouvernement des avocats dans les eaux du Rhin. Ceux-là n'avaient point désarmé. Lorsque tout à l'heure Bourbaki avait eu connaissance que les choses s'acheminaient vers une solution pacifique : C'est dommage ! s'était-il écrié. J'aurais tant voulu conduire l'empereur à Berlin, à la tête de ma garde ! Et ces mots avaient frappé l'imagination ambitieuse de l'impératrice. On revint sur les dispositions conciliantes, qui eussent écarté le péril. Le conseil extraordinaire réuni à Saint-Cloud fit le reste. Gramont et des passionnés de la droite impérialiste, celle qu'on appela la mauvaise droite, y furent convoqués, sur l'instigation d'Eugénie, sans qu'on eût consulté, au préalable, le président du Conseil, ni qu'on y eut réclamé la présence d'Emile Ollivier et des autres membres du Gouvernement. La situation tantôt si trouble s'était éclaircie ; on ne jugera point suffisants ces signes d'apaisement. Sans réfléchir qu'on élargissait le terrain du conflit, l'impératrice pressa le duc de Gramont d'exiger davantage et d'obtenir de Guillaume la preuve écrite de ses bonnes intentions pour l'avenir, la lettre, la fameuse lettre de garantie. Gramont, avec son impétuosité naturelle et sa tapageuse audace, n'était que trop enclin à se conformer aux instructions reçues. Il le fit donc, et il eut à le regretter amèrement, s'il est vrai qu'il ait tenu ce langage, après 1890, à l'écrivain Arsène Houssaye, qui le rapporte : J'ai eu le tort d'être un homme galant envers l'impératrice, au lieu d'être un galant homme envers la France. Dans la soirée du 12, le ministre, reprenant la plume, confia au télégraphe une double dépêche faisant connaitre à l'ambassadeur de France les nouvelles revendications de son Gouvernement. C'était presque sommer le roi de Prusse d'une reculade, qu'il ne voudrait accepter à aucun prix. Le Conseil des ministres, nous le répétons, n'avait pas été avisé de la détermination prise à Saint-Cloud. Il n'en avait donc pas approuvé les termes. Et, comme je le sus d'Emile Ollivier lui-même, trente-six années après ces terribles événements, c'était une résolution décidée qu'on ne ferait pas du refus de l'acte de garantie un cas de rupture. On persisterait à considérer l'incident comme terminé, en attendant que se présentassent des chances meilleures de recommencer le duel, puisqu'il devait avoir lieu fatalement.

Le 13 juillet tout paraissait fini. L'empereur respirait, délivré d'un poids écrasant. Physiquement affaibli, moralement affaissé, il pourrait donc songer à son repos, et, pendant que ses ministres gouverneraient, reprendre des forces, peut-être se guérir[2]. Vaine illusion ! Les conseillers de l'impératrice avaient introduit dans le jeu de la Prusse une carte trop secourable à ses plans pour qu'un homme comme Bismarck la laissât négligemment tomber. Il lança la fameuse dépêche d'Ems tronquée, défigurée. C'était un soufflet infligé à la France. Qu'était-il possible de faire, en pareil cas, sinon d'envoyer ses témoins à l'offenseur ? Et ce fut la guerre appelant après soi l'invasion.

Au premier bruit d'armes, lord Granville avait offert la médiation anglaise. Le cabinet des Tuileries, en manière de réponse, avait hésité, tâtonné. Toute négociation fut rendue inutile. L'ancien système d'alliances, sur lequel reposait la paix européenne, était brisé, l'équilibre rompu, au profit de l'Allemagne, le droit international mis en pièces. Le cabinet anglais, qui avait essayé en pure perte de s'entremettre entre Paris et Berlin, et qu'avait blessé l'extravagante infatuation du Gouvernement impérial, n'eut plus d'autre préoccupation que de circonscrire la guerre en détournant les autres puissances de venir en aide à la France[3]. Les adversaires restèrent seuls face à face ; mais combien inégales étaient les conditions du combat !

L'empereur, l'impératrice, les ministres s'étaient trompés cruellement. Ils n'avaient pas été les seuls à s'aveugler. L'égarement fut général. A part un petit groupe d'intelligences, qui, depuis plusieurs années, avaient nettement perçu que l'Empire courait au-devant d'une catastrophe, chacun en France, du plus grand au plus petit, endossa son compte de responsabilités dans les précédents de cette conflagration désastreuse. La même opinion publique, qui, naguère, avait si mal accueilli les projets d'une sérieuse réorganisation de l'armée et qui avait invoqué à cor et à cri la nécessité de réduire les dépenses militaires, maintenant acclamait les idées de victoire et de conquête sur les bords du Rhin, sans se souvenir qu'elle avait refusé de fournir aux troupes françaises, dégarnies d'effectifs, les moyens de les réaliser. Les destins allèrent à leur accomplissement !... L'impératrice était superstitieuse. L'empereur fataliste. Avant l'inéluctable choc des armées, tous deux avaient voulu consulter une devineresse et l'avaient fait venir aux Tuileries. Ils n'en furent pas mieux gardés, ni l'un ni l'autre, contre leur sort.

Napoléon était isolé en Europe, mal pourvu d'hommes et de matériel. Et cependant, il déclarait la guerre ! Par la même inconséquence inouïe, la Prusse qui, en 1803, avait hésité à s'unir à l'Autriche et à la Russie pour combattre le vainqueur de l'Europe, l'attaquait avec ses seules forces, l'année suivante. La Prusse de 1806 et la France de 1870 se ressemblèrent comme deux sœurs ennemies. L'armée de Frédéric-Guillaume d'alors, ainsi que l'armée de Napoléon III, n'avait qu'une façade de revue et de défilé et, pourtant, elle remplissait Berlin de ses forfanteries ; et Paris revoyait, en 1870, le même parti militaire tapageur et désorganisé. Napoléon III, comme jadis Frédéric-Guillaume, redoutait la défaite. L'un et l'autre furent acculés au même dilemme : ou régner sans honneur ou perdre la couronne. Et, pour achever la ressemblance, il y eut une reine en Prusse pareille à l'impératrice en France, qui, de toute son ardeur, poussait aux résolutions extrêmes. Par deux fois il sembla voir Armide, dans son égarement, mettant le feu à son propre palais[4].

La cour s'était installée à Saint-Cloud plus tôt que d'ordinaire, le couple impérial ayant manifesté l'intention d'y passer les mois de juin et de juillet- Eugénie avait auprès d'elle les filles de sa sœur regrettée la duchesse d'Albe, et elle s'employait à leur procurer des divertissements, aussi variés qu'on en pouvait offrir à leur jeunesse sous les ombrages d'un séjour enchanteur. Inexprimable fut l'impression de stupeur, qui frappa tout à coup cette société brillante, lorsque l'atteignit, au milieu de ses jeux et de ses rires, la nouvelle de la rupture des relations diplomatiques avec le roi de Prusse et la déclaration de guerre.

Chez ceux et celles qui n'avaient point à s'alarmer immédiatement pour eux-mêmes, le réveil fut assez rapide. Des élans, des ardeurs succédèrent à ces premiers effets de consternation. On cria d'enthousiasme pour s'étourdir. Les politiciens et les courtisans, qui se serraient autour de l'impératrice, à cette heure critique, se croyaient à l'abri- Leur situation personnelle leur apparaissait irrenversable. Ils n'en mettaient que plus de feu dans leurs démonstrations patriotiques.

Cette belle flamme ne s'était pas ralentie tout à fait, le soir d'un des derniers diners, qui furent donnés à Saint-Cloud aux frais de la liste civile. Napoléon III se ressentait visiblement des empreintes de son mal. Il gardait le silence et son regard semblait plus voilé que d'habitude ; car la tristesse el l'inquiétude s'y étaient fixées. Eugénie se dépensait à répandre une confiance qu'elle voulait, en l'exprimant, s'inspirer à elle-même. Une gêne pesait sur les convives, dont ils ne parvenaient point à s'affranchir. Brusquement, une rumeur, qui n'avait rien de protocolaire et qui dénonçait un relâchement de l'étiquette trop explicable par la gravité des circonstances, se fit entendre du dehors. On apportait une dépêche arrivée du théâtre de la guerre, et dont les détails furent aussitôt lus à haute voix. Des éclaireurs français venaient de prendre contact avec une patrouille allemande. Une vive fusillade avait éclaté. L'ennemi très atteint avait dû repasser la frontière précipitamment ; le détachement français avait eu cinq morts et onze blessés : les pertes des Allemands, des Badois. étaient quadruples. Une victoire véritable n'aurait pas causé plus de joie que le succès de cette escarmouche. La dépêche circulait de main en main, chacun voulait relire de ses yeux ce qu'il venait d'entendre. Et l'impératrice, avec des élans de spontanéité ingénue, en soulignait les mots par ces exclamations : L'ennemi — c'est-à-dire quelques hommes — a repassé la frontière ! Les pertes sont quadruples ! Mais, alors, nous avons gagné ! On s'entre-félicitait du gage qu'on y croyait saisir déjà d'une campagne heureuse. Nul ne songeait à plaindre les premières victimes de cette fatalité barbare qui pousse les hommes à se ruer les uns contre les autres sans haine et sans raison de se haïr : la guerre ! L'allégresse emplissait les cœurs. La soirée, nous racontait un des hôtes de cette dernière réunion, fut admirable dans le parc embaumé de senteurs exquises et inondé de clartés lunaires. Le prince impérial et plusieurs de ses jeunes camarades unirent leur voix en chantant la Marseillaise[5].

L'empereur fit quelques pas dans le parc, ayant, pour un moment, oublié sa souffrance et surmonté ses dispositions mélancoliques. Auprès de lui se tenait un personnage très au courant des choses de l'Allemagne où il avait voyagé et séjourné, à plusieurs reprises. Il l'interrogea sur le sentiment des populations rhénanes, voulut savoir de lui s'il ne supposait point qu'étant en majeure partie catholiques elles ne se détacheraient pas volontiers, après la victoire, d'un pays avec elles en communauté de foi religieuse, des liens d'une puissance protestante ; et, sur la réponse qu'il en avait reçue que des espérances de la sorte, si elles ne devaient être garanties que par les résultats d'un plébiscite, risqueraient bien de ne pas sortir du domaine de la chimère, il s'arrêta ; puis, traçant avec sa canne des lignes sur le sable, il exposa les considérations suivantes, auxquelles manqua, pour lès justifier, ou seulement les mettre à l'épreuve, le concours des événements :

De ce côté, nous sommes garantis par la neutralité de la Suisse et de la Belgique, mais, de l'autre côté, le chemin reste ouvert aux invasions germaniques. Si nous sommes vainqueurs, il nous faudra constituer là, de nécessité absolue, un État tampon, une Belgique allemande.

Et montrant que, dans cette guerre où il s'était lancé malgré soi, il ne poursuivait point des idées de conquête, il ajouta :

Jamais je n'annexerai de force des populations qui ne voudraient pas devenir françaises. Non, pas de Pologne. J'ai prouvé mes sentiments, en la cause, quand il s'est agi du Niçois et du pays savoisien.

L'impératrice n'avait pas été de tiers dans cette conversation : car elle s'était retirée de bonne heure, voulant communier le lendemain, avec cette ferveur, qui la poussait à redoubler ses dévotions en toute circonstance grave ou malheureuse.

Pour le moment, les idées d'Eugénie triomphaient. On verrait finir bientôt, espérait-on, une guerre, que tout avait rendue inévitable : elle serait aussi glorieuse que la campagne de Crimée, aussi courte que celle menée contre l'Autriche ; et la dynastie refleurirait. Eugénie était remontée sur le devant de la scène politique. Demain même son pouvoir serait assez grand pour amener le changement des dispositions prévues, en cas d'hostilités, sur le rôle de Napoléon III et la répartition des corps d'armée. Tenue par les médecins dans l'ignorance de l'aggravation de la maladie de l'empereur, qui, avec beaucoup de stoïcisme, supportait sans se plaindre les douleurs intolérables de la pierre, elle l'a incité vivement à prendre le commandement en chef de l'armée du Rhin.

Avant de se diriger vers ces frontières de l'Est tant de fois trempées du sang des envahisseurs, il avait désigné personnellement le général Lepic à la garde des Tuileries et de l'impératrice en lui disant, pour le consoler du chagrin où il le voyait de n'avoir pas à partager aussi les périls de la campagne, que, dans cette situation, il aurait à courir peut-être plus de dangers que sur les champs de bataille. De sombres pressentiments noyaient déjà l'âme désemparée de Napoléon III. On ne resta guère à Saint-Cloud. Au lendemain de la malheureuse journée de Wissembourg, Eugénie était rentrée aux Tuileries avec toute sa maison. Et le général Lepic, pour mieux concentrer son service, avait installé ses bureaux dans les appartements du prince impérial, qui se trouvaient au rez-de-chaussée, entre le pavillon de Flore et le pavillon de l'Horloge. La physionomie du lieu avait changé comme l'expression des visages. De moment en moment arrivaient des dépêches explicites et néfastes. On aurait voulu pouvoir les retenir, en restreindre le sens, donner aux mots une couleur qu'ils n'avaient pas. Les officiers de la maison, les hauts dignitaires, qui entouraient l'impératrice, affectaient des airs mystérieux sur une situation grave et obscure, qu'ils tâchaient de ne pas voir, de ne pas comprendre. En même temps, des égoïsmes étroits, des ambitions mesquines et jalouses, prenant ombrage des dévouements, qui aspiraient à se manifester, faisaient le silence et la nuit sur tout ce qui pouvait leur être une cause d'effarement. Ces personnages des Tuileries, ces fantômes des derniers jours, un témoin nous les représentait se cherchant, s'interrogeant, semant tantôt la crainte, tantôt de fallacieux espoirs, selon la tournure des événements ou leurs passagères dispositions. Plus d'un et plus d'une, dans le nombre, n'avait qu'une préoccupation véritable, mettre en sûreté ce qui leur restait encore dans une maison menaçant ruine. C'étaient déjà les signes de panique, l'affolement prochain du sauve-qui-peut.

En ce désarroi, Eugénie, tout au moins, se montrait vaillante et résolue.

Elle avait convoité l'exercice direct du pouvoir. De 1853 à 1870, elle n'avait eu qu'une part intermittente dans les affaires de l'État. Cette régence effective, elle était donc, maintenant, entre ses mains. Mais, dans quelles circonstances ! Et par quel temps ! Elle y vaquait pleine d'ardeur ; elle s'efforçait à racheter des témérités regrettables en se grandissant à la hauteur d'une situation capable d'éprouver les plus solides courages. Elle faisait preuve d'une incontestable dignité. Dès le 16 août 1870, quand il était permis encore de nourrir des illusions, Mérimée écrivait à son ami Panizzi :

Je ne sais rien de plus admirable que l'impératrice ; elle ne dissimule rien et, cependant, montre un calme héroïque, effort qu'elle paye chèrement, j'en suis sûr.

Soit qu'elle n'envisageât point comme possibles des conséquences si rapides et si formidables des événements, soit qu'elle fût absorbée toute par le sentiment de ses devoirs, l'idée ne lui était pas venue, au milieu d'angoisses quotidiennes, de se garantir elle-même contre les risques d'une catastrophe plus écrasante que les autres et qui serait la chute définitive. Sa pensée ne s'était pas enfermée dans ce calcul. Des âmes dévouées s'en préoccupèrent pour elle. L'un de ceux, dont l'attachement lui était le mieux connu, avait pris l'initiative d'une proposition sérieuse et capable de lui servir de sauvegarde, dans les pires extrémités. A cette intention, il lui avait adressé un messager de confiance. Peu de jours avant la collision suprême de Sedan, le 27 ou 28 août, l'audience avait été demandée et accordée. Au moment où l'on introduisait l'envoyé, Eugénie tenait dans la main droite une dépêche et avait dans l'autre main un mouchoir trempé de ses larmes. Elle lui tendit le télégramme ; et il put lire cette déclaration à la fois énergique et désespérée d'un commandant de fort, à la frontière :

Nous tiendrons jusqu'à l'avant-dernier et le dernier se fera sauter avec le fort.

Il y a des émotions profondes, qui n'ont pas besoin de se communiquer par des paroles pour passer d'une âme dans une autre... Cependant, il fallait en venir à exposer l'objet de la démarche :

Je prie Votre Majesté, dit le visiteur, de m'excuser si le sujet dont j'ai à l'entretenir s'accorde trop peu avec tant d'héroïsme. Mais je dois remplir ma mission.

Quelle est-elle ? Parlez.

Madame, il n'est guère facile, quand on vient d'avoir l'exemple d'une abnégation poussée jusqu'à la sublime folie, d'aborder une question d'argent.

Une question d'argent, dites-vous ? En cette heure grave !

C'est parce que le moment est grave, en effet, qu'il importe d'en parler.

Mais, qui vous envoie ?

Il nomma celui dont il était le mandataire.

Lui ! s'écria-t-elle. C'est un noble cœur et un véritable ami. Expliquez-vous.

Et elle l'invita à s'asseoir, en même temps qu'elle ; car elle était restée debout, pendant les commencements de l'entrevue :

Madame, rien n'est perdu, tout peut être sauvé. Il n'en est pas moins indispensable d'entrevoir de sang-froid toutes les éventualités possibles ; préparer la retraite, ce n'est pas désespérer de la victoire, mais assurer le bivouac du lendemain.

Elle écoulait, surprise et sans comprendre.

Eh bien ! Madame, l'ami dont vous connaissez le noble cœur et le profond attachement, me charge de demander à Votre Majesté si, par prudence, elle a songé à mettre eu lieu sûr ses biens personnels, des valeurs, des bijoux, des objets précieux : et, au cas où Votre Majesté en aurait l'intention, cet ami dévoué, que sa situation met à même de pouvoir agir efficacement et promptement, se tiendrait à vos ordres absolus.

Elle demeura plusieurs minutes silencieuse, immobile, mais en proie à une visible émotion. Enfin, faisant effort pour reprendre possession de son calme, elle prononça d'une voix tremblante des paroles que l'histoire tiendra à conserver, parce qu'elles furent pleines de sincérité, au moment où elles sortirent de ses lèvres :

Dites à la personne qui vous a envoyé que je la remercie de tout mon cœur ; mais, distraire en ce moment la moindre parcelle de la fortune nationale ou de la mienne pour l'envoyer à l'étranger, jamais je n'y consentirai.

Hélas ! il faudra en venir là, plus lard, et c'est de l'étranger qu'on réclamera ce qu'on n'aura pas accepté de mettre à l'abri d'abord, quand on le pouvait faire sur place.

Le messager avait prié, insisté vivement, porté en ligne les intérêts de l'empereur, invoqué ceux du prince. Allant plus loin, il avait tiré de sa poche une pièce préparée et, la mettant sous les yeux de la souveraine, il lui avait adressé un suprême appel :

Madame, de grâce, un chiffre à écrire, une signature à apposer, cela suffirait.

Eugénie se saisit de la feuille, la déchira lentement et en remit les lambeaux à celui qui la lui avait apportée. Il entrait dans ce refus de la vaillance et du sacrifice. Car, le ciel s'assombrissait de plus en plus. Les trois semaines qui s'écoulèrent entre le départ de Napoléon III pour Metz et la journée finale du 4 septembre ne furent qu'une angoisse de chaque jour pour la régente. Le sort en était jeté. Elle ne se dissimulait plus l'horreur de la situation. On lui avait signifié nettement qu'une victoire était presque impossible sur le Rhin, qu'on s'était bercé de chimères sur les proportions numériques des troupes, et que tout manquait du côté français : hommes, vivres, munitions. Cependant, elle ne trahissait point les agitations anxieuses de son âme et s'accrochait à l'espoir avec ténacité. Et comme toujours, elle décidait, elle agissait, d'après les mouvements spontanés de son caractère. Moins disposée à suivre les conseils de la raison qu'à se laisser emporter par les élans d'une nature fière, elle s'était forgé cette conviction que l'empereur ne pourrait rentrer à Paris qu'après une victoire. La seule supposition qu'il y revînt sous le coup de ses défaites successives lui semblait une idée insoutenable. Le dire à tous, l'écrire à Napoléon même avait été l'un de ses soins les plus pressants :

Votre retour vaincu, c'est la révolution, avait-elle télégraphié au malheureux souverain, dont l'autorité n'était plus que nominale et que la Régence avait relégué à la suite des troupes.

Emile Ollivier, président du Conseil des ministres, en avait jugé différemment. Il sentait qu'une pareille détermination, loin d'épargner une crise révolutionnaire, aurait pour conséquence directe la chute de l'Empire et entraînerait des désastres incalculables. Il insistait afin qu'on ne s'y conformât point. Eugénie ligua ses amis contre le ministère opposant et. par une entente avec la gauche, en provoqua la chute. Alors que la France possédait autour de Metz une armée encore redoutable et des réserves à Châlons, c'était l'avis unanime des sages qu'il fallait ramener ces troupes sur Paris, afin de couvrir la capitale. Mac-Mahon, dont l'idée était de rétrograder vers la Seine, dut obéir aux injonctions du pouvoir politique ; et, stimulé à tenter cet effort par une dépêche de Bazaine lui mandant qu'il ferait une partie du chemin à sa rencontre, il avait entrepris la marche au nord-est, la funeste marche, qui, au lieu d'aboutir à la jonction des deux corps d'armée, devait le pousser dans le gouffre de Sedan.

Par la défaite inouïe du 3 septembre. Napoléon avait brisé sa couronne. L'impératrice en était réduite aux résolutions désespérées, sans avoir à se demander si ces résolutions seraient ou non conformes à la constitution de l'Empire. Il s'agissait bien de savoir si elle n'outrepassait pas les limites de ses droits de régente, quand nos lignes étaient forcées, le territoire national envahi, le chef de l'État vaincu, sans commandement, sans prestige, sans force morale, et par conséquent dénué des moyens de rendre exécutables des volontés réprimées[6] ! Une crise gouvernementale était ouverte. Il y avait vacance du pouvoir. En convoquant les Chambres sans consulter l'empereur qui, d'ailleurs, était prisonnier et n'avait plus en main les ressorts du gouvernement, en s'y décidant elle n'avait guère réfléchi qu'elle pourrait mécontenter, après coup, Napoléon III et ses conseillers qui s'en plaignirent. Elle s'était retenue à cette dernière épave, quand le vaisseau venait de sombrer ; elle avait espéré que de la réunion de ces hommes aurait pu sortir une lueur d'inspiration, qui eût été le salut. Hélas ! il était trop tard. L'invasion du Corps législatif avait rendu sans objet la proposition de Thiers, tendant à la constitution d'un comité de défense pris dans l'assemblée même. Le souffle révolutionnaire emporta ce qui restait encore debout du régime impérial.

Les rassemblements tumultueux de la rue, dont le murmure chargé de colère pénétrait jusque dans les profondeurs du palais, inspiraient de vives inquiétudes aux Tuileries. On y avait doublé tardivement le bataillon de garde, par crainte d'un coup de main nocturne. Toute la nuit du 3 au 4 s'était passée au milieu d'une continuelle alarme. On avait espéré qu'un personnage politique, un député, un officier de la maison serait venu rendre compte à l'impératrice des débats, qui se prolongeaient à la Chambre. Les heures tombaient lentement sans que personne se montrât. Au matin, un morne silence régnait dans le château déserté. Le salon de service était presque vide. A deux heures, on apprit par Mme de Selves que la République était proclamée. Les minutes pressaient. A quel parti se résoudre ? Des desseins précipités traversaient l'imagination d'Eugénie. Résister à l'émeute, faire appel à la générosité du pays, traverser les rues de Paris à cheval et susciter par un acte confiant héroïque, un revirement que son impopularité rendait bien improbable, elle avait pensé à tout cela... Mais le flot populaire était sur le point d'envahir les appartements impériaux. Deux étrangers, Metternich et Nigra, la décidèrent à quitter les Tuileries et la France. Sciemment ou à leur insu, les ambassadeurs d'Autriche et d'Italie, en lui donnant ce conseil, avait simplifié singulièrement la situation diplomatique. Il n'y avait plus de souverain, plus de régente aux Tuileries. Leurs gouvernements se trouvaient dégagés à propos des promesses contractées peut-être et de leurs devoirs d'assistance envers des absents.

La dernière parole d'Eugénie aux dames d'honneur qui, l'une après l'autre, étaient venues s'incliner devant elle et lui baiser la main, en la mouillant de leurs larmes, avait été ce mot : En France, on n'a pas le droit d'être malheureux. Ce départ des Tuileries, on l'a conté déjà bien souvent, à quelques variantes près dans les détails. Elle avait jeté sur ses épaules un manteau sombre, noué fébrilement sous son menton les brides d'une capote noire, saisi au hasard un petit sac enfermant une bourse, un mouchoir et un carnet ; et, donnant le bras au prince de Metternich, tourné le dos pour jamais aux salons somptueux, dont elle avait foulé les tapis en reine pendant dix-sept années. L'amiral Jurien de La Gravière a remis l'impériale fugitive sous l'égide et la protection des représentants de deux grandes puissances européennes. Metternich n'a-t-il pas prononcé d'une voix ferme : Je réponds de tout ? L'itinéraire de cette fuite historique est bien connu. On avait adopté le parti de remonter dans les appartements, afin de traverser le Louvre et de gagner la sortie du côté de la place Saint-Germain l'Auxerrois. D'un pas rapide, se dirigeant vers la salle des Etats, on est allé à travers toute l'aile gauche des Tuileries, faisant suite aux appartements privés de l'impératrice ; on a franchi la porte du Musée et, passant par les galeries de tableaux, descendu l'escalier menant au bas du palais assyrien et finalement atteint le guichet donnant sur la place. L'ex-régente est sortie du Louvre, pendant que la multitude s'agglomère et déborde sur un autre point. Elle n'a pas quitté le bras de Metternich. Nigra est auprès d'elle et Mme Le Breton, la sœur de Bourbaki. On s'arrête : Attendez-moi, dit Richard aux deux femmes, je vais chercher ma voiture plus haut, une voiture sans armoiries, avec un cheval blanc. Et tous deux, Metternich et Nigra s'éloignent. La foule s'est accrue, pendant leur absence, qui se prolonge. Mme Le Breton hèle un fiacre, au passage, y pousse sa souveraine et donne l'adresse d'un ami : Besson, conseiller d'Etat, boulevard Haussmann. On sait le reste : l'ordre d'aller avenue de Wagram, chez M. de Piennes, chambellan de l'impératrice, absent également, et enfin chez le docteur Evans, avenue du Bois-de-Boulogne.

Cependant, qu'avaient fait Metternich et Nigra ? Le flot populaire, qui avait reflué sur la place Saint-Germain l'Auxerrois, les sépara, sans cloute, de celles qu'ils avaient prises sous leur protection. Il y avait eu, tout au moins, imprudence, omission lourde de leur part, à se détacher de l'impératrice, en un pareil moment, la laissant, ne fût-ce que pour quelques minutes, isolée dans cette foule tumultueuse, exposée, menacée peut-être. Tel est le grief dont n'ont pu se défendre, à l'endroit des ambassadeurs étrangers, les écrivains impérialistes[7] dans le récit des événements de la journée du 4 septembre[8].

Elle avait donc frappé à la porte d'Evans. Ce citoyen américain, dont la fortune était énorme et la réputation européenne, possédait — ce qui était mieux — un cœur généreux. Il connaissait l'impératrice de longtemps. Elle n'était que Mlle de Montijo, quand il put assister en ami à l'élévation de son bonheur. Elle était malheureuse, maintenant, et elle disait ces mots :

Vous seul pouvez me sauver. Tous m'ont abandonnée. J'attends de vous les moyens de fuir une ville en révolution, et de passer promptement en Angleterre.

La vue de cette souveraine en pleurs, et venant lui demander à lui, — dans l'abaissement d'une grandeur qui s'était crue hors d'atteinte — le conjurer même de l'arracher à Paris et à la France, le troubla profondément. Enfin il domina son émotion ; et, pendant quelques minutes, réfléchissant à l'étendue des responsabilités qu'il assumerait envers elle, vis-à-vis de la nation française, qu'il aimait, et devant l'histoire même, il la pria de demeurer un moment seule dans le salon. Alors, il fit appeler le docteur Crâne, un compatriote, un ami et un confident, lui révéla ce qui se passait, et le pria d'être le témoin attentif, fidèle, de ce qui adviendrait pour en justifier, un jour, et de se tenir prêt à partir avec lui. C'est le docteur Crâne, en effet, qui devait publier, trente-cinq ans plus tard, les souvenirs si détaillés d'Evans. Celui-ci revint auprès de l'impératrice. Il lui conseilla de n'entreprendre le voyage que le lendemain. Elle accepterait l'hospitalité d'une nuit dans la chambre de Mme Evans, encore en villégiature à Deauville. Le 5, au matin, reposée, calmée, elle annonça au docteur qu'elle se mettait sous sa garde, et qu'elle n'attendait que le signe du départ. Elle avait changé fort peu de chose à sa toilette de la veille, sauf qu'elle avait remplacé la petite capote noire, qui laissait son visage à découvert et l'exposait à être reconnue, par un chapeau rond tiré d'une armoire de Mme Evans, et qu'elle enveloppa d'une voilette épaisse. Un landau était à la porte de la villa. Elle prit place, au fond, ayant auprès d'elle, à gauche, sa lectrice ; et les deux médecins occupèrent la banquette de devant. On se rendait à Deauville. La voiture franchit sans obstacle la barrière de la porte Maillot, que gardait un poste de gardes nationaux. A Mantes, on laissa chevaux et voiture, pour adopter un autre équipage. Les relais souffrirent un peu d'embarras et de difficultés, comme il fallait s'y attendre, en de telles conditions de route. Mais on sera tout à l'heure au but. Pendant le trajet, rapporte l'auteur du Journal d'un officier d'ordonnance, qui avait reçu les confidences du docteur américain, l'impératrice resta triste, morne, abattue. Par moments, elle s'assoupissait et semblait dormir ; puis, tout à coup, comme si une idée folle lui eût traversé l'esprit, elle se redressait, devenait vive, gaie, parlant beaucoup, riant davantage. Et cette crise de gaieté s'éteignait dans un déluge de larmes. Le 6, au soir, on fut à Deauville. Eugénie, en mettant pied à terre pour se glisser mystérieuse dans l'hôtel du Casino où la reçoit et s'empresse auprès d'elle Mme Evans, soupire et s'écrie : Je suis sauvée ! Mais fut-elle, à ce point, en péril ? songeait-on vraiment à l'inquiéter ? Personne à Paris n'avait donné l'ordre de la poursuivie. L'idée de mettre arrêt sur sa personne n'était entrée dans l'esprit d'aucun de ceux qui avaient à faire face à la situation la plus terrible, que pussent envisager des gouvernants. On l'avait presque oubliée dans l'universelle débâcle !

Evans s'est rendu au port afin de s'assurer un navire pour la traversée. Hélas ! le temps n'a rien d'encourageant. Le vent souffle avec violence. C'est la tempête qui se déchaîne au large. Un seul yacht serait disponible. Sir Burgoyne, un ami personnel de l'empereur, est le maître du bâtiment à l'ancre. Il hésite : on hésiterait à moins. Il refuse même, en montrant les vagues échevelées. Ce serait d'une imprudence déraisonnable. On n'arriverait pas jusqu'à la côte. Mais, songeant à un autre péril, dont il s'exagère l'imminence, pour l'ex-impératrice, Evans a fait appel aux sentiments les plus élevés qui puissent parler au cœur d'un homme. Enfin, vers onze heures du soir, sir Burgoyne accepte d'être le pilote de cette traversée périlleuse. Elle le fut, en effet. La Gazette faillit y disparaître, avec ses passagers. On était parti, entre minuit et minuit et demi, de manière à ce que l'attention ne fût pas éveillée. Il y eût, en mer, une bourrasque plus forte ; enfin, au petit jour, le vent changea, les flots calmèrent leur courroux, et la Gazette put entrer dans le port de Ryder. Avec leurs vêtements ruisselant d'eau, les voyageurs eurent peine à trouver un hôtel, qui daignât les accueillir. Enfin, on put se réfugier, pour de courts instants, à l'hôtel d'York. Ayant pris un peu de nourriture et de repos, l'impératrice gagna Hastings, en chemin de fer, descendit, dans l'après-midi, à Marine-Hôtel, y séjourna une douzaine de jours, et de là se fit conduire à Chislehurst. Evans avait loué, à son intention, cette propriété.

A peine installée dans cette nouvelle demeure, qu'elle espérait ne faire que traverser, Eugénie songea à renouer tant de fils brisés autour d'elle ; sans attendre, elle entama une correspondance assez active avec ses amis de France. Presque aussitôt son débarquement en Angleterre, l'ambassadeur de Prusse à Londres, le comte Bernstorff lui avait laissé entrevoir la possibilité de signer, comme régente, un traité de paix dont les conditions eussent été : la cession au vainqueur de Strasbourg et de sa banlieue, et le paiement d'un milliard comme indemnité de guerre. Elle avait écarté les offres du diplomate, ne voulant pas, disait-elle, être une cause de troubles pour le pays qui l'avait reniée, et considérant peut-être aussi que le Gouvernement de la Défense nationale eût mis hors de cause son intervention et sa signature. La situation lui commandait de se résigner et d'attendre. Le 20 novembre 1810, elle précisait cette attitude dans une lettre datée de Camden-Place :

Les motifs qui m'ont inspiré une grande réserve existant encore, il vaut mieux se taire et attendre... Mais je repousse avec indignation l'idée d'avoir eu des relations avec le Gouvernement de Tours.

Dans la même lettre elle s'expliquait sur ses agissements, à l'heure critique de la capitulation de Metz, sur l'abandon de Trochu elles conséquences de cette défection :

Quant à l'affaire du 4[9], je répondrai seulement que le général Trochu m'a abandonnée, si ce n'est pire ; il n'a jamais paru aux Tuileries, après l'envahissement de la Chambre, pas plus que le ministère, à l'exception de trois ministres, qui ont insisté pour mon départ, et je n'ai voulu partir que lorsque les Tuileries étaient envahies : la lumière se fera sur tout cela comme sur bien d'autres choses.

Et elle terminait en ajoutant ces réflexions relatives à la prolongation de la guerre :

Les nouvelles de France me navrent. Ce fou de Gambetta semble vouloir remplacer par l'agitation l'organisation dont on a tant besoin. Le succès de la Loire nous donne du courage ; mais je suis effrayée de lui voir entreprendre une marche qui peut la perdre, comme celle de Sedan. Que Dieu la protège ! Il me semble que nous touchons à un terme[10].

Ici, l'esprit du public se surexcite ; on parle de guerre ; mais on espère un congrès.

Ainsi suivait-elle, au jour le jour, les péripéties du drame engagé, jugeant de son mieux les faits et les hommes, se préoccupant de l'état des ' opinions, en France, notant les chances de retour et de réinstallation, témoignant, d'ailleurs, une affliction sincère des malheurs de la nation. Si j'étais aux Tuileries, insinuait-elle à la traverse, je ferais ceci, je ferais cela. Mais elle n'était plus aux Tuileries, et ne s'en apercevait pas seulement à l'absence d'un trône, mais aux conditions pures et simples de son existence.

Les premiers moments furent précaires à Chislehurst. Napoléon III, qu'on accusait d'avoir entassé des valeurs considérables à l'étranger, ne s'était jamais avisé de tant de prudence. Il avait, au suprême degré, le dédain de l'argent. Fataliste, au sens le plus optimiste du mot, croyant aveuglément à la permanence de sa fortune puisée dans celle de la France, il était superbement imprévoyant. Lorsque lord Hartford avait voulu léguer au prince impérial le magnifique domaine de Bagatelle, au Bois de Boulogne, et en avait manifesté l'intention, il avait reçu de Napoléon cette fière réponse, si cruellement démentie par les événements : L'héritier de la couronne impériale ne peut recevoir que de Dieu et de la France. Par l'accoutumance qu'il avait prise de régner, il s'était façonné pour lui-même et pour ses descendants, à la manière des Bourbons, une sorte de droit divin. Le jour où se fut dérobée la plantureuse liste civile, après tant de prodigalités inspirées de motifs frivoles ou charitables[11], après qu'il eut abandonné aux soldats français le dernier million qu'il avait emporté dans ses coffres, à l'armée de Metz, il demeura fort démuni. Quant à l'impératrice, l'ordre ne s'était pas encore rétabli dans la disposition de ses biens personnels. Le trouble y eût été plus sensible, si, pendant la nuit du 3 septembre, des mains diligentes n'avaient eu le soin d'arracher au naufrage, pour la confier à de sûrs émissaires, la cassette aux bijoux, superbes écrins de perles et de diamants, qu'elle ne devait pas garder tous, mais laisser vendre pour devenir, au delà de l'Océan, l'étincelante parure non de reines ou de princesses par droit de naissance, mais d'Américaines jouissant d'un pouvoir plus incontesté : la souveraineté des millions.

Elle avait laissé aux Tuileries, dans la précipitation d'un départ, qui ressemblait à une fuite apeurée, linge, vêtements, objet s lui appartenant en propre. Par bonheur, on avait su préserver du pillage le palais des Tuileries, que n'épargneraient pas les torches incendiaires de la Commune. Des esprits romanesques se passionnèrent à l'idée de faire rendre à la femme malheureuse et fugitive l'intime, au moins, de ce qu'elle avait possédé dans ce royal séjour. Un officier d'ordonnance du gouverneur de Paris, un capitaine de mobiles. Charles d'Hérisson, s'était voué surtout à la réalisation de ce généreux dessein. Il avait l'âme portée aux mouvements chevaleresques ; il était enthousiaste et avait vingt-cinq ans. L'image de la souveraine, dont la couronne tombée n'empêchait pas de revoir la grâce et la beauté d'an tan, souriait à son imagination, encourageait son zèle.

Dès le matin du 5 septembre, il s'était rendu à la préfecture de police, comptant obtenir là l'autorisation et les laissez-passer, qui lui étaient nécessaires. Le comte de Kératry venait à peine de prendre possession des services préfectoraux. Il écoute la requête que lui expose l'impatient officier, prête à sa juvénile ferveur une oreille sympathique, et l'engage à s'adresser directement au ministre des Finances, nommé de la veille, Ernest Picard. Ce fut, au ministère, le même accueil facile, la même approbation souriante :

Allez, agissez. Je vous en donne la permission entière. Peut-être n'en aurez-vous, de retour, que l'aveu satisfait de votre conscience. Les lendemains sont douteux ; mais contentez, pour aujourd'hui, votre désir.

Il ne suffisait point d'avoir accès aux Tuileries et dans les appartements privés. Il importait d'y être guidé et assisté par une personne autrefois au service impérial, connaissant le sérail et ses détours, sachant où retrouver les étoffes, les habillements, qu'on avait hâte d'enfouir en des caisses et d'expédier en Angleterre. Très à propos, Charles d'Hérisson a reçu l'adresse dune des femmes de chambre de l'impératrice. Il s'y rend, la découvre, lui fait part de son projet, des approbations officielles dont il s'est muni, et la convoque, pour le soir même, au palais. On arrive, on se rencontre à heure dite. On traverse le grand salon, où travaillait la régente, son boudoir, son oratoire, sa chambre à coucher, son cabinet de toilette ; puis, on gagne, au-dessus de ses appartements, les pièces qui furent occupées par les femmes de service et qui apparaissent de haut en bas garnies d'armoires en chêne neuf appliquées contre les murs. Le plus pressant de l'affaire sera de tirer de ces armoires les robes en foule qu'elles renferment et les provisions de fine lingerie, les soieries, les dentelles. Un serviteur a découvert, dans les combles, nombre de caisses vides. A la lueur vacillante de quelques rares bougies, la camériste extrait de leurs caches profondes ces mille objets féminins, pendant que l'officier et son ordonnance les reçoivent à poignées, les-serrent. les pressent, les empilent dans les malles. On en a rempli quinze à vingt déjà et les armoires semblent à peine dégarnies. Il faudra faire plusieurs voyages, plusieurs expéditions. Etrange devait être l'impression du petit groupe, qui s'évertuait là, en sa besogne de nuit, dans ces appartements dépeuplés, au milieu de tout ce luxe désormais sans objet, en ces lieux naguère si animés, si brillants, et d'où la lumière et la vie s'étaient retirées tout à coup.

Les premiers envois avaient été dirigés sur Chislehurst. D'autres précieux colis furent consignés passagèrement à l'ambassade d'Autriche. Cependant, Charles d'Hérisson multipliait ses pas, ses démarches. Il ne limitait point aux appartements privés des Tuileries son ardeur de restitution, mais en étendait les recherches partout où il croyait servir utilement les intérêts de la famille impériale déchue. Un jour, il avait fait retirer d'une maison du boulevard pour 000.000 francs de fourrures, qui y étaient déposées au nom de l'impératrice. On le voyait fréquemment au ministère des Finances, où l'appelaient des formalités à remplir. Avec sa tournure d'esprit gouailleuse, le haut fonctionnaire républicain l'accueillait, chaque fois, de son sourire nuancé d'ironie. C'était encore pour les Tuileries ? demandait-il. Et il émettait des réflexions sensées, quoique peu engageantes. A quoi bon se donner tant de peine, tant d'agitation ? Qui lui en saurait gré ? Évidemment personne. Ou les absents reviendraient et il y aurait de fortes chances, selon la loi de l'expérience humaine, pour qu'ils n'en gardassent aucun souvenir, ou les mois et les années de leur exil s'allongeraient, sans fin, et ils conserveraient une impression plutôt mécontente de ce qu'on eût, à leur intention, déménagé les Tuileries, comme si l'on avait eu la certitude qu'ils ne devaient plus y rentrer. Ernest Picard était un philosophe. L'officier se retranchait dans la noblesse du sentiment, qui le faisait agir, et il continuait ses allées et venues. Des déceptions en furent le terme et la récompense. On oublia de l'en remercier. Il en éprouva un ressentiment amer, qu'il devait laisser percer dans ses dépositions historiques. En attendant, Eugénie vivait avec simplicité dans sa maison de Camden-Place, où l'avait rejointe son fils et où ne tarderait pas à venir prendre sa part d'intimité le prisonnier de guerre de Wilhelmshöhe. Non plus qu'Arenenberg, Chislehurst, avec son style mêlé, presque banal, n'avait les proportions d'un palais ni les apparences d'un château, quoique la verdure et le parc y fussent superbes. Un vestibule exigu ; au delà, une galerie meublée avec un certain confort ; à droite, un escalier sans caractère : à gauche, la porte du salon et ce salon même décoré sans beaucoup de luxe, enfin la salle à manger remarquable par ses boiseries, mais sur tout le reste d'une uniformité rappelant les installations de province ; dans le salon, une cheminée en majolique avec des figures en relief, quelques portraits accrochés de place en place, des fleurs dans des vases ; devant la cheminée, une table ronde couverte de livres et de journaux : tel était et tel demeura, pendant plusieurs années, l'aspect bourgeois de Chislehurst. C'est là que l'empereur et l'impératrice se trouvèrent, pour la première fois, réunis vers le milieu du mois de mars 1874.

 

 

 



[1] L'Indépendant de l'Ouest et de Laval.

[2] Les signes de cet affaiblissement graduel n'échappaient point à l'attention de son entourage. On avait remarqué que, par une journée chaude, au plein de l'été, il avait eu des frissons et qu'on avait dû faire du feu dans la pièce où il se tenait. Le 3 juillet, une consultation médicale avait eu lieu au château, où l'on avait conclu à la nécessité prochaine d'une grave opération chirurgicale. Il n'était pas surprenant qu'en de telles conditions on se demandât si les volontés qu'il manifestait étaient bien les siennes propres.

[3] Le temps n'était plus où toute hégémonie européenne menaçante rencontrait inévitablement devant elle l'ombrageuse Angleterre : avec Henri VIII, aidé de François Ier contre Charles-Quint ; avec Elisabeth, aidée de Henri IV, contre la maison d'Autriche ; avec Guillaume d'Orange contre Louis XIV ; avec le second Pitt, aidé de toute l'Europe, contre Napoléon. Se désintéressant, désormais, de toutes autres affaires que de celles de son commerce, de sa prospérité matérielle, de son développement intérieur ou commercial, elle s'était renfermée dans une politique d'abstention complète et systématique.

[4] V. A. SOREL, l'Europe et la Révolution.

[5] BAUER, Notes manuscrites.

[6] Chislehurst, un soir qu'il récapitulait, la plume en main, la suite de ses infortunes et s'efforçait d'alléger le poids de ses propres responsabilités dans les causes qui les avaient produites, Napoléon III traça un véritable réquisitoire contre les actes de la Régence. Voici la note manuscrite, qu'il avait remise confidentiellement au comte de La Chapelle :

Lorsque, en partant pour la guerre, l'Empereur institua une régence à Paris, il pensait que du quartier impérial on pourrait encore diriger la marche des affaires. D'après les précédents du premier Empire, la régence ne devait fonctionner qu'à partir du moment où l'Empereur aurait quitté le territoire français. C'est ce qui avait eu lieu, en 1839, pendant la campagne d'Italie. Mais en 1870, la régence prit les rênes du gouvernement, dès le départ de l'Empereur de Paris, et quoique, par lettres patentes, l'impératrice n'eût que des pouvoirs restreints, comme elle présidait un ministère déclaré responsable par la constitution, il s'ensuivit qu'il y eut, au fond, deux gouvernements : l'un à l'armée, ayant tous les attributs de la souveraineté, sans avoir auprès lui aucun des intermédiaires légaux pour l'exercer : l'autre à Paris, entouré de tous les dépositaires de l'autorité, mais ne possédant pas toutes les prérogatives du pouvoir.

Ainsi, la Régente n'avait le droit ni de convoquer ni de changer les ministres, ni de nommer à aucun emploi civil ou militaire, ni d'exercer le droit de grâce, et, cependant, elle avait à côté d'elle un ministère responsable.

Ainsi les Chambres furent convoquées sans que les ministres eussent demandé à l'Empereur son consentement, et il ne pouvait y avoir de convocation légale que par un décret signé par l'Empereur.

Réunir les Chambres après des échecs militaires, c'est en France appeler la Révolution : car, dans les malheurs publics, ce sont les passions qui dominent ; l'opposition voit grandir son influence en raison directe des revers de la patrie, et, loin de soutenir le gouvernement par patriotisme, elle cherche tous les moyens de l'affaiblir et de le renverser. La première conséquence de la réunion du Corps législatif fut la chute du ministère Ollivier et la formation d'un nouveau ministère ; mais il en résulta que, contrairement à la constitution, les ministres furent choisis sans la participation de l'Empereur, et ceux-ci, dès leur entrée en fonction, pressés par la nécessité, se virent forcés de nommer à tous les emplois, de choisir les généraux en chef et de tout décider, en un mot, sans en référer à l'Empereur. (LA CHAPELLE, Papiers manusc.). Mais, y avait-il encore un Empereur ?

[7] Une ombre de reproche indirect et qu'on ne veut pas préciser (la conversation de l'auteur, comme je l'entendis s'exprimer, était plus explicite) flotte autour de ce bout de phrase d'apparence si simple chez Mme Carette : L'ambassadeur et l'ambassadrice d'Autriche, dont la situation avait toujours été favorisée à la Cour et qui, en toute circonstance, se plaisaient à exalter leur attachement pour l'impératrice, etc. (Voyez Souvenirs des Tuileries, t. I.) Reproche, soupçon d'oubli injustifié peut-être, auquel on ne s'arrête pas, mais qui certainement a traversé l'esprit, malgré qu'on l'en ait voulu chasser. (Cf. Femmes du Second Empire, 209-210.)

[8] Voyez plus bas les impressions personnelles de l'impératrice, sur ces événements et cette journée.

[9] L'affaire du 4... N'était-ce que cela ? Un tel bouleversement, une révolution ! Le mot est indulgent.

[10] Comme on le voit, la pensée de l'ex-impératrice flotte dans le vague, ou bien l'expression sert mal son idée.

[11] Napoléon III dénouait souvent les cordons de su bourse. Mais cette bourse, vrai porte-monnaie des Danaïdes, était souvent a sec, ce qu'un fait personnel me mit à même de constater. De grandes infortunes, celles surtout qui luttent pour se tenir à flot avant l'irrémédiable plongeon, vinrent souvent solliciter mon intervention auprès d'un grand homme de bien auquel je suis heureux de rendre un hommage éclatant : le docteur Conneau, distributeur des aumônes, secours et allocations personnelles de Napoléon, qui avait en lui une confiance aussi complète que méritée ; Conneau, entre les mains duquel, sans nul contrôle, des millions ont passé de la main du maître dans le gouffre d'innombrables misères : Conneau, qui est mort pauvre, me dit, maintes fois : Ne m'envoyez jamais personne, A la fin du mois. Nous n'avons plus le sou ! Peu de personnes connaissent les prodigalités charitables de Napoléon III. (Papiers inédits de B. Bauer.)