LA VIE D'UNE IMPÉRATRICE

EUGÉNIE DE MONTIJO

 

CHAPITRE VII.

 

 

Après dix années de règne et de prospérité. — Un changement, de direction morale. — Les premières visées politiques d'Eugénie. — Comment elle s'était portée peu à peu sur ce terrain nouveau, pour s'y affermir définitivement. — Les raisons sérieuses ou non qu'on en donnait. — Coup d'œil jeté dans l'intimité. — Les circonstances qui provoquèrent le départ d'Eugénie pour l'Ecosse, et, trois ans plus tard, pour la terre badoise. — Compensations d'amour-propre accordées à la souveraine en échange des dommages causés à l'épouse. — Pendant le voyage de l'empereur en Algérie. — Une seconde régence. — Eugénie prend l'habitude de gouverner. — Critiques soulevées par son rôle personnel et agissant. — L'impératrice et le prince Napoléon ; le discours d'Ajaccio ; opinions exprimées ; refus, de porter un toast en l'honneur de l'impératrice. — D'autres protestations. — Une lettre du duc de Persigny à l'empereur ; comment elle tomba directement sous les yeux de l'impératrice, qui en était l'objet, et quelles en furent les suites. — Influence grandissante d'Eugénie dans les affaires. — Ses deux grandes passions politiques. — La question romaine. — Le cléricalisme aux Tuileries et dans les sphères gouvernementales. — Voyage manqué en Italie et les effets de la mauvaise humeur qu'on en garda. — Un nouveau colloque avec le prince Napoléon. — Le rêve mexicain : période de ferveur et d'enthousiasme. — Des traits curieux de cet enthousiasme, que tous ne partageaient pas. — Une conversation significative chez l'amiral Jurien de la Gravière. — Après les bulletins de victoire, les mauvaises nouvelles ; l'impression que celles-ci produisirent sur l'âme de l'impératrice. — Une période de retraite pieuse et d'oraisons ardentes. — Le dénouement. — Sentiment général du pays : excès de sincérité d'un fonctionnaire : l'Autrichienne et l'Espagnole. — Quelques anecdotes inconnues. — La leçon des événements.

 

Il y avait une dizaine d'années que brillait l'astre impérial, sans ombres apparentes. C'était l'âge d'or du second Empire, au sommet de sa prospérité, la lune de miel de la spéculation financière, le temps fortuné par excellence pour tous ceux et pour toutes celles, qui pouvaient jouir de succès continus, vivre tranquillement et gaîment. Les étrangers affluaient, apportant leurs écus en échange des jouissances de la capitale française. Ils passaient éblouis au travers de cette belle existence parisienne, où tout paraissait n'être que féerie, décor, attirance des yeux et séduisants mensonges Et l'impératrice, autant que jamais, était comblée d'hommages et d'adulation.

Cependant, elle ne s'en contentait plus uniquement. D'être une souveraine décorative, que la griffe des ans avait encore épargnée, cela plaisait à son miroir, mais ne remplissait pas tous les vœux de son amour-propre. Il lui tardait d'attester qu'elle avait d'autres dons et de plus sérieux, des dons de politicienne. Ses amis véritables eussent préféré qu'elle maintînt, au milieu d'une sphère calme, élevée, inaccessible aux contentions des partis, l'éclat et la dignité de sa situation hors cadre. Mais pouvait-elle s'y restreindre alors que tout eu elle : le tempérament, l'imagination, un naturel orgueil la poussaient à transformer ses impulsions en des volontés agissantes ? Elle pensait justement le contraire.

On en eut l'expérience large et, en plus d'un cas, regrettable.

Les premiers contacts d'Eugénie avec la politique, de timides effleurements d'abord, en attendant qu'ils devinssent des prises de possession hardies, avaient suivi d'assez près le coup de chance miraculeuse, qui la fit reine. De temps en temps, à ses lundis, elle poussait une pointe de conversation sur ce terrain, elle avançait une réflexion, sous une forme nette et vive, et s'y sentait encouragée surtout, quand se trouvaient en sa présence des représentants de la diplomatie étrangère. Vers 1853 et 1854, le prince Jablonovski, en qui se personnifiait le type par excellence du général autrichien grand seigneur, et son compatriote Hübner, le diplomate subtil, virorum acutissimus — en attendant que se montrassent Metternich et Nigra —, eurent souvent à soutenir ses questions soudaines ou ses attaques imprévues. L'état respectif des puissances semblait l'intéresser fort, quoiqu'elle en discourût sans préparation ni suite, et qu'elle assaisonnât d'un grain d'étourderie ces sujets austères. L'Autriche, l'Italie, la Papauté, l'Espagne, lui inspiraient des brusqueries de jugements, qui partaient comme des fusées. Certaines fois, elle entretenait ses lundistes des destinées qu'elle augurait pour l'Espagne, à bref délai, y marquant les symptômes d'une révolution prochaine, prédisant la réunion, qui n'eut pas lieu, de la nation hispanique et du Portugal, sous le sceptre de la maison de Bragance[1]. Dans une différente occasion, peu de semaines avant la rupture définitive des rapports entre Paris et Vienne, elle avait interpellé avec une vivacité singulière le comte de Hübner sur les visées de son Gouvernement. Elle avait déjà de ces mouvements d'esprit plus rapides que la réflexion, qui la faisaient intervenir tout à coup en un débat, qu'on allait clore, ou se jeter au beau milieu d'un plan, que d'autres avaient mûri avec lenteur et qu'elle renversait d'un seul coup. Ainsi, pendant la période électorale de 1863, se lançant à la traverse des dispositions arrêtées entre les journaux et le ministère afin d'orienter dans une direction voulue les articles de presse, elle déconcerta, sous le prétexte de favoriser des personnalités de son choix, les mesures qu'avait prises le Conseil et lui fit perdre les élections de Paris.

Elle ne s'en montra pas moins résolue à persévérer dans cette voie, s'y affirmant, au contraire, s'attachant de plus en plus à convertir aux idées sérieuses le goût qui diminuait en elle, avec les années, pour les frivolités coquettes et les dissipations de cour.

Aussi bien l'empereur lui laissait-il tout le temps d'y songer. Il se déshabituait de son intime compagnie. Il l'aimait et, néanmoins, la négligeait d'une certaine manière, au point que nul n'en ignorait. De cœur attaché à sa femme, à son enfant, il s'en fallait, malgré cela, que la constance des sentiments fût la plus sûre de ses qualités. Trop de tentations auxquelles tout homme, en sa place, aurait eu beaucoup de peine à ne point céder, s'offraient à ses instincts voyageurs. Était-ce de sa part intime faiblesse, sentimentalité tardive, curiosité trop prolongée ? En réalité, il n'était pas seul responsable du nombre et de l'excès de ses courses galantes. Il dut, en plus d'un cas, céder presque malgré soi à de certains empressements dont il fut littéralement poursuivi. Quelqu'un de sa société le lui avait entendu dire un jour, en Bretagne, à la table de la princesse Bacciochi et nous en répétait le propos : Ordinairement l'homme attaque ; moi, je me défends et, parfois, je capitule. On n'attendait pas qu'il jetât le mouchoir, on le lui arrachait des mains. Les femmes les plus séduisantes allaient au-devant de son caprice avec une impudeur provocante, à peine voilée d'un reste de délicatesse mondaine. On connaissait trop la pente de sa gourmandise naturelle[2]. Il s'y laissait entraîner, bien qu'il eût dû s'en défendre, parce qu'il y épuisait ses forces physiques et son énergie morale. Il ne se disait point qu'il est un âge de la vie où il faut se défier des regains ; ou, s'il en était averti, il n'y prenait pas garde[3]. Car il était faible auprès des femmes comme il fut ondoyant avec les hommes.

Sur ce chapitre-là des désaccords se répétaient souvent entre Leurs Majestés chrétiennes. Des nuages se formaient, dont la collision amenait des tempêtes. Avec le despotisme de son caractère un Napoléon Ier eût trouvé le moyen de forcer au silence ces jalouses inquiétudes. Il n'eût pas pris la peine d'exposer des raisons pour sa défense ; mais, simulant l'une de ces belles colères, dont la montée ne dépassait pas les limites de la gorge et n'arrivaient jamais à troubler sa tête, il aurait tenu à peu près le discours suivant à l'épouse délaissée : Vous devez vous soumettre à mes actes et trouver simple que je prenne des distractions où il me plaît. Je suis à part de tout le monde, et n'accepte de conditions de personne. Napoléon III n'avait pas cette intransigeance autoritaire et n'en accablait point ses proches. Il préférait baisser la tête sous les reproches véhéments de la femme, qu'il trompait sans cesser de l'aimer. Revenaient ensuite des temps d'accalmie. La concorde avait reparu. Le calme régnait à nouveau, jusqu'à ce qu'une autre velléité d'embarquement pour Cythère ravivât ces agitations domestiques. Par honneur, par dignité, sinon par amour, elle supportait mal l'humeur volage de son époux et la dispersion de ses fantaisies. Son départ précipité pour l'Ecosse, en automne 1860, sans guère d'autre compagnie que celle de la princesse d'Essling et de Mme de Saulcy, ce voyage, qui ressembla presque à une fuite, fut un des rares incidents, qui laissèrent transpirer dans le public le secret de ces orages conjugaux. Mais tous ceux qui pénétrèrent un tant soit peu de 1833 à 1867, les intimités des Tuileries, de Saint-Cloud, de Compiègne, de Fontainebleau, de Biarritz, étaient pleinement renseignés sur ce point délicat. L'opinion anglaise elle-même avait été fort surprise de l'arrivée bien soudaine de l'impératrice à Londres, en novembre 1860. On s'interrogeait avec curiosité sur le motif de ce déplacement, que rien n'annonçait. Certaines personnes prétendirent qu'elle était souffrante et qu'elle se rendait en Ecosse pour changer d'air, après l'ébranlement que lui avait causé la mort récente de sa sœur, la duchesse d'Albe. Lorsque, en 1863, elle entreprenait son voyage de Schwalbach, elle n'y était pas conduite par une raison empruntée. Elle devait effectivement y suivre une cure ; elle avait eu des maux de gorge et des vomissements, qui ne la quittèrent point, durant plusieurs semaines. Néanmoins, l'explication de son absence ne résidait pas tout entière en ces motifs de santé. Il courut mille sottises là-dessus, qui renchérissaient sur un côté de vérité. On parla d'une visite qu'aurait faite l'impératrice, avant son départ, à une Marguerite Bellanger, trop audacieuse maîtresse du maître, pour la prier de ne plus demeurera Montretout, attendu qu'on était affligé de voir sa maison des fenêtres de Saint-Cloud. Le certain est qu'il y avait eu des concordances entre ce que l'on disait et ce qui fut[4].

Des troubles moraux auxquels n'avaient pas été étrangères des légèretés de conduite trop proches de ses yeux d'épouse, avaient aggravé son malaise : des spasmes nerveux de l'estomac qui, en l'indisposant contre toute nourriture, l'avaient grandement affaiblie. On lui conseilla de se rendre aux eaux de Schwalbach, dans l'idyllique duché de Nassau, que n'avait pas englobé la conquête prussienne. C'était au meilleur temps de la vogue des villes d'eaux allemandes auprès des touristes ou baigneurs français. Le 5 septembre, à huit heures du soir, elle quittait Saint-Cloud, mollement bercée par le mouvement du train impérial qu'on avait amené, pour la recevoir, jusques au milieu du parc. Sans la sensation de la marche rapide, c'était à peine si elle aurait eu à s'apercevoir qu'elle venait de laisser ses appartements. Tout prêtait à l'illusion : les parois du wagon tapissées et les meubles recouverts de satin aux nuances diverses sous un plafond tendu de moire blanche. Ainsi volait au-delà des frontières de l'Est la comtesse de Pierrefonds. Il avait été convenu soigneusement, sous forme de préliminaires diplomatiques, qu'elle garderait un demi-incognito à l'abri de ce nom et qu'elle échapperait à toute fatigue de représentation ; En effet, tant que durera sa résidence, à Schwalbach, elle se maintiendra dans le rôle prévu d'abstention officielle et d'effacement discret, autant qu'il lui sera possible.

Eugénie avait prolongé son séjour sur la terre badoise au delà des prescriptions de la Faculté. Elle s'était enfermée dans une quasi-solitude, boudant aux invitations étrangères, royales ou princières, comme aux rappels pressants des siens :

On dit que tous les télégraphes sur terre et sur mer sont en train de supplier l'impératrice de revenir à Paris, notait Xavier Doudan, le 17 octobre 1863.

Elle revint, à son moment, et ayant bien réfléchi sur la conduite qu'elle aurait à tenir. Elle resterait la compagne fidèle et souveraine, mais il n'y aurait plus d'Eugénie. Il n'y aurait plus qu'une impératrice. Napoléon, qui chérissait sa femme, goûtait par-dessus tout la tranquillité et n'appréhendait rien tant que les accès de jalousie ou de dignité offensée auxquels il donnait si souvent prise. Un familier du château le disait à un conteur d'histoires :

L'empereur, voyez-vous, a tellement peur du bruit dans sa maison qu'il serait capable de mettre le feu aux quatre coins de l'Europe pour se soustraire à l'une des scènes de ménage, dont ses infidélités provoquaient le retour.

 

Un peu par contrition, un peu par lassitude et encore un peu par faiblesse, il concédait à l'impératrice des portions d'autorité, des droits d'ingérence dans les affaires publiques, comme des façons de dédommagements, pour ce qu'il lui dérobait en attentions privées, sous le rapport de la constance conjugale. Eugénie en arriva à considérer et à mettre en usage d'une manière très sérieuse la part que lui faisaient les circonstances. Jalouse de mettre en évidence des qualités viriles, après avoir eu la réputation d'une aimable étourderie féminine, elle n'aspirait qu'à trouver l'occasion fréquente d'en donner des preuves. Les sceptiques émettaient des doutes, quant à l'efficacité de ces bonnes intentions. Volontiers eussent-ils répondu, si on les eût interrogés sur les aptitudes politiques de l'impératrice, ce que le comte Gortschakoff répondait à des gens de son entourage lui demandant ce qu'il pensait des qualités d'homme d'Etat d'une femme célèbre de la troisième république :

Oh ! Mme Adam a de belles épaules.

Mais Eugénie avait une estime moins sommaire de sa personne morale. Elle contracta l'habitude de parler, de conseiller, d'agir politiquement. Aux séances du Conseil, elle s'appliquait à garder un silence attentif et plein de réserve. Intervenait-elle dans une question, elle se commandait pour en parler avec calme, pour en donner son avis avec mesure. Mais elle ne se maintenait pas longtemps en cette tranquillité : presque aussitôt sa parole se rendait vive, imagée. L'exubérance, qui était en elle, rompait les digues. Elle n'allait pas toujours aux extrêmes, mais elle se passionnait pour tout ce qui l'intéressait, fussent des solutions moyennes, comme elle y tendit plusieurs fois.

Elle n'était plus la jeune femme des premiers temps, éprise seulement d'adulations mondaines et de satisfactions frivoles. On voyait en elle une femme expérimentée, ayant le goût des affaires, l'aptitude à se les assimiler sinon tout à fait à les comprendre, un air d'habileté à les exposer, à les débattre, et, tandis que l'empereur, malgré ses efforts pour se ressaisir, était réduit par la maladie envahissante à n'avoir que des velléités d'action et des intermittences de volonté, elle redoublait de confiance en ses idées, mal orientées peut-être, mais soutenues de beaucoup de résolution. Tout en ne visant point à affaiblir l'autorité de l'empereur, elle s'estimait fondée par l'intelligence et le droit à coopérer utilement à son œuvre. Napoléon III n'était pas encore parvenu à ce degré d'aveulissement physique, dont l'évidence incitera plus tard Eugénie à vouloir régner sur son époux et par son époux sur la France. Seulement, il se formait peu à peu dans l'esprit de l'impératrice des personnalités d'opinions, impatientes d'être écoutées, applaudies et suivies, alors même qu'elles ne semblaient pas conformes aux vues du chef de l'État.

Deux courants se prononceront. On aura à s'apercevoir, avant longtemps, qu'il existe, à la Cour, un parti de l'empereur et un parti de l'impératrice, composé celui-ci d'une clientèle remuante, visant à constituer un second pouvoir en marge du premier.

Pour le moment, les signes n'en étaient pas encore flagrants. Napoléon venait de décerner à Eugénie la marque la plus haute, la plus éclatante qu'elle pût tenir de sa confiance. Avant de partir pour l'Algérie, où il allait en malade autant qu'en visiteur officiel, espérant trouver, sous un climat régénérateur, de l'adoucissement aux maux dont il commençait à souffrir, il lui avait mis aux mains, une deuxième fois, la régence pour tout le temps que durerait ce voyage d'inspection, d'agrément et de santé. Il ne s'était pas borné à lui transférer les prérogatives de ce pouvoir intérimaire. La veille du jour où il s'attendait à quitter Paris, il avait jugé sage et prudent, en des circonstances qui n'exigeaient point, à dire vrai, tant de précautions, de lui garantir, en cas de catastrophe, une prépondérance certaine. Il rédigea ces lignes d'un testament, qui ne devait pas être renouvelé :

Je recommande mon fils aux grands corps de l'État, au peuple et à l'armée. L'impératrice Eugénie a toutes les qualités nécessaires pour bien conduire la régence.

Il partit. Elle ne le pressa point d'abréger son absence. Il poussa jusqu'au grand désert, recevant partout les marques de parfaite soumission des Arabes qui devant lui se courbaient comme devant un fils glorieux du Prophète, et cavalcadaient, fantasiaient en son honneur avec autant de bruit et d'enthousiasme que s'il n'eût pas été le chef de ces chrétiens, dont ils avaient eu, naguère, à subir la sanglante invasion. Donc, il se sentait fort bien en route et le donnait à connaître, apprenant à son épouse et à la France ravies comment on lui servait pour son dîner, sur les confins du Sahara, des autruches de belle grandeur et des bœufs entiers rôtis, ou comme il se plaisait au pittoresque des lieux, des êtres et des choses. Les caresses du soleil, qui répand sur tous les points son sourire éblouissant, la transparence, la profondeur du ciel algérien, ne laissaient pas refroidir ces agréables dispositions. Il avait l'impression neuve et puissante de deux civilisations vivant côte à côte sans se confondre, se pénétrant et s'enlaçant, mais gardant leur originalité propre, leurs caractères distincts, représentant l'une les traditions tenaces de l'Orient, l'autre le mouvement, l'expansion conquérante de la vie moderne. Il s'y oubliait volontiers, pendant qu'Eugénie, au comble de ses vœux, gouvernait.

Sauf de menus incidents de grève, dont elle était sortie sans difficultés, par exemple, lorsqu'elle prit l'initiative de remplacer par des soldats du train des équipages les conducteurs de fiacres descendus de leur siège ; rien de fâcheux ne s'était produit, au cours de cette régence paisible, lorsque la paix en fut troublée par un discours malencontreux du prince Napoléon, en mai 1865, à Ajaccio. L'enfant terrible de la maison des Bonaparte y avait prêché une politique absolument contraire à celle de l'empereur et de l'empire.

On blâme beaucoup la régente, écrivait Mérimée, de ne lui avoir pas donné un vigoureux coup de caveçon.

Elle avait manifesté, cependant, assez d'irritation. Aussitôt qu'elle avait eu connaissance de la séditieuse harangue elle en avait averti l'empereur et fait défendre au Moniteur de la reproduire. La dépêche fut remise à Napoléon, au milieu de ses Algériens. Il fronça le sourcil, froissa le papier et se retira. A minuit, il faisait appeler le colonel de Galliffet :

Vous partirez sur-le-champ pour Paris. Voici deux lettres : l'une est pour l'impératrice, l'autre pour le prince Napoléon. Vous les remettrez en mains propres. Vous annoncerez à l'impératrice que le voyage a été superbe et que je partirai, la semaine prochaine.

Si son Altesse Impériale, le prince Napoléon m'interroge, demanda Galliffet, que devrai-je répondre ?

Vous lui direz qu'il aille se faire... pendre.

Aussitôt à Paris, Galliffet se met en tenue, court au château, demande à être reçu par l'impératrice, afin de lui remettre le message et la trouve encore toute bouleversée de l'incartade du prince. Elle avait appris que. pour mieux braver l'interdiction faite par elle au Moniteur d'insérer le factum, il venait de traiter avec un imprimeur et ne se proposait rien moins que de l'ébruiter à quatre cent mille exemplaires. Il fallait empêcher un tel scandale. Le colonel de Galliffet ne devait pas perdre une minute. Il vole au Palais-Royal. L'aide de camp de service, un colonel du génie nommé Ragon, reçoit la lettre, prie Galliffet d'attendre, tandis qu'il la porterait au prince et recevrait ses instructions. Son Altesse était occupée. Le bouillant Galliffet dut pester, une heure durant. On l'introduisit enfin. L'air tranquille, le sourire aux lèvres et se dodelinant sur son fauteuil renversé, Jérôme-Napoléon l'accueille par ces mots :

Je ne pensais pas que l'empereur eût pour moi une si grande affection. Comment ! Il vous envoie exprès d'Alger pour prendre de mes nouvelles. Cette attention délicate me touche infiniment.

Votre Altesse Impériale, répond Galliffet, a reçu de Sa Majesté une lettre dont j'étais porteur. Que dois-je dire à l'empereur ?

Vous lui direz qu'il aille se faire... pendre.

De retour à Alger, le colonel de Galliffet rendit compte de sa mission, à un détail près :

Mon cousin ne vous a-t-il rien dit ?

Non, Sire.

Dans l'intervalle, le Moniteur officiel avait publié la lettre impériale apportée d'Alger aux Tuileries, et qui tançait vertement le coupable. Sous les lambris du Palais-Royal notre prince se fâcha, tempêta tout à l'aise, puis se consola vite.

Si l'impératrice ne pouvait se flatter d'exercer aucune autorité sur l'indisciplinable cousin, elle était mieux écoutée, mieux obéie par ailleurs. Elle a la tête trop près de son bonnet, remarquait un persifleur, pour faire une régente à la façon de Blanche de Castille !

Quoi qu'il en fût et malgré que l'empereur continuât à suivre les affaires, de loin, chez les Kabyles, une juste déférence commandait à ses ministres d'en instruire celle qu'il avait chargée d'y veiller en France. Ils s'accoutumèrent à se rendre chez elle, à la tenir au courant des questions essentielles, et à recevoir ses avis. On la traitait hautement en personnage d'État. Et l'habitude en fut gardée, après le retour de l'empereur.

Cela n'e plaisait point à tout le monde. Des censeurs très rapprochés d'elle jugeaient le rôle trop lourd pour ses forces. Les membres de la famille, et spécialement le prince Napoléon, encore le prince Napoléon, dont on connaissait tôt les sentiments aux paroles, les Altesses du premier et du second degré continuaient à profiter des mille agréments de leur existence de cour, mais ils en usaient avec une sorte de gratitude maussade, où subsistait de l'éloignement à l'égard de l'impératrice. Pour n'en citer qu'un trait, on en avait eu la preuve flagrante, deux années auparavant, au cours d'une des séries automnales de Compiègne. Le 15 novembre, comme nous le savons, est le jour béni dans le calendrier des saints catholiques sous le nom d'Eugénie. Ce 15 novembre-là, vers la fin du dîner, l'empereur avait invité le prince Napoléon, qui tenait la droite de l'impératrice, comme le voulait son rang, à prononcer quelques paroles en l'honneur de la souveraine dont on célébrait la fête. A cette demande, qu'il aurait eu lieu de prévoir, il n'avait pu retenir une grimace, trop visible sur son masque imberbe ; et, comme Eugénie lui disait en souriant qu'elle appréciait et craignait à la fois son éloquence, il avait décliné, sous un prétexte, l'honneur qu'on lui faisait de le choisir comme interprète des sentiments de l'élégante réunion. Cependant, les assistants s'étaient levés ; et, debout, silencieux, en une attitude déférente, tous attendaient, sans bien comprendre ce qui se passait dans le groupe impérial. Jérôme-Napoléon avait objecté, lui dont l'élocution était si prompte, si abondante, qu'il ne savait pas parler en public. L'empereur réitéra l'expression de son désir.

Alors, vous ne voulez pas porter la santé de l'impératrice ?

Si Votre Majesté veut bien m'excuser, je m'en dispenserai.

Intimement blessé, l'empereur se tourna vers Joachim Murat, et le pria de remplacer son cousin, qui se récusait. Le prince Joachim porta le toast ; et l'on quitta la table sous une impression de malaise, qu'on parvenait mal à cacher.

Il n'était pas surprenant qu'ayant cette tiédeur d'affection à l'égard de son auguste cousine, le prince Napoléon appréciât sans indulgence le zèle gouvernant dont il était témoin, de sa part. Il la rendait ouvertement responsable de l'avortement de la politique italienne[5]. Et il ne bornait pas à cela ses reproches, ses griefs, ses dépréciations. Il en trouvait partout des sujets.

Des esprits moins hostiles, des partisans éprouvés de l'idée impérialiste s'alarmaient, à la supposition des dangers que faisaient courir au gouvernement, au caractère d'autorité calme et mesurée dont il devait demeurer investi, les nervosités et les agitations brouillonnes inséparables de toute action féminine. Le fidèle Persigny, qui, bien des fois, avait embarrassé la sympathie personnelle de Napoléon III par la franchise brusque de ses conseils, de ses admonestations même[6], n'avait pas craint d'adresser au chef de l'État un véritable rapport contre les inconvénients de ce partage du pouvoir. Depuis des années, Persigny se lamentait des échecs successifs de la diplomatie française dans les affaires de Pologne, des États romains, du Danemark, et il croyait en découvrir la raison principale dans l'influence d'Eugénie. Il se gardait bien d'insinuer aucun blâme concernant sa personnalité souveraine, mais il désapprouvait sa présence au Conseil des ministres, qui, en créant une dualité apparente au sein de l'État, avait l'air d'opposer deux politiques l'une à l'autre, au risque de les annuler l'une par l'autre, et qui, de plus, encourageait les intrigues et conduisait aux pires incertitudes. N'était-il pas sage et prudent, sinon nécessaire de rétablir l'unité dans la direction ? Et comment l'obtenir si le rôle agissant de l'impératrice, aux séances du Conseil, continuait à fournir des armes aux ennemis intérieurs comme à ceux de l'étranger ? Persigny avait osé se dire à lui-même ces choses et les écrire. Le mémoire fut envoyé de son domaine de Chamarande aux Tuileries. Notre duc avait espéré que sa lettre parviendrait directement aux mains du destinataire, et qu'on se garderait bien d'en donner connaissance à celle qui était l'objet de cette note extraordinaire. Mais, par fatalités la pièce dangereuse tomba d'abord sous les yeux de l'impératrice. L'empereur était souffrant et gardait le lit ; ce fut elle qui, sur son invitation, avait ouvert le courrier du jour et l'avait lu, la première.

Quelle impression dut produire une telle requête sur le caractère impétueux d'Eugénie, nous vous le donnons à penser. Elle n'avait pas oublié que Fialin de Persigny fut, en première ligne, de ceux qui avaient élevé, jadis, les plus fortes objections contre le mariage de Napoléon III. Et voici que, par une nouvelle blessure, il ravivait son ancien ressentiment. Sous l'émoi du dépit ou de la colère, elle déclara que du moment où l'on jugeait condamnables et nuisibles les marques de son amour pour le bien public, on ne la verrait plus aux conseils du Gouvernement ; mais elle l'annonça de façon que l'empereur dut combattre, en bon époux, ces idées de retraite et d'effacement. Il la pressa de n'y point persévérer et laissa retomber tout le poids de son blâme sur le conseiller téméraire. Sans répondre au fond de l'argumentation, de sa propre main, il écrivit au duc que la présence de l'impératrice dans les délibérations du Conseil se justifiait par la nécessité d'initier la régente éventuelle à la connaissance des grandes affaires. Une seconde missive suivit bientôt, dont les huit pages d'écriture fine et nerveuse venaient en droite ligne de l'impératrice. Elle niait avec la dernière énergie toute intervention de sa part dans les événements du passé, quoiqu'elle se déclarât prête, du reste, à en assumer les responsabilités pour en dégager l'empereur. Quant à l'avenir, puisque ses meilleures intentions étaient si mal comprises, elle s'abstiendrait de mettre le pied en la salle du Conseil et l'on pourrait juger, dorénavant, si les choses en seraient meilleures ou pires. À combien de semaines ou de jours allait-elle limiter l'effort de son renoncement ? Il dura le temps d'une généreuse intention. A bref délai, Napoléon III faisait savoir à son ancien compagnon d'aventures que décidément il ne pouvait consentir à ce qu'elle cessât de se montrer au Conseil, parce que cette brusque abstention servirait de prétexte à des commentaires malveillants. Il désirait donc qu'elle persévérât à y assister comme précédemment. En aucune occasion l'influence personnelle d'Eugénie sur l'esprit et la volonté de l'empereur ne s'affirma d'une manière aussi péremptoire que dans les détails de cet incident.

Par des moyens directs ou détournés elle fit sentir son ingérence en des affaires d'importance variable. Mais il y eut, en sa vie, deux passions malheureuses et d'autant plus obstinées : la défense du pouvoir temporel du chef de la catholicité, à ses yeux l'image vivante du Christ-Dieu ; et l'expédition du Mexique, considérée comme une revanche lointaine de la patrie espagnole.

Les affaires extérieures ne retenaient que faiblement son intérêt, quand elles avaient, pour théâtre, des régions du monde sur lesquelles son éducation politique n'était point faite. Ce qui se passait en Egypte, en Roumanie, en Grèce, pendant que la Prusse édifiait progressivement sa domination en Allemagne n'était pas l'objet des préoccupations familières d'Eugénie, aux alentours de 1866. Mais tout ce qui était de Rome et de l'Italie tenait son intelligence en éveil.

Tout au début, ses idées ultramontaines et la manière de voir de l'empereur avaient accusé de sérieuses divergences. Entre tous ses désirs il n'en avait pas eu de plus vif que de mettre fin à l'occupation française des États pontificaux. Par deux fois, en 1861 et en 1862, il avait songé à retirer ses troupes et l'eût fait sans les menaces de Garibaldi. Pendant l'été de 1863, il avait profité de l'absence d'Eugénie, qui était alors à Schwalbach, et avait appelé le général Menabrea à Vichy pour régler avec l'envoyé de Victor-Emmanuel les conditions de l'évacuation. Puis, ses habituelles fluctuations avaient recommencé. Le nonce de Pie IX et le parti clérical de la cour étaient rentrés en campagne. De sorte qu'il éprouvait un égal embarras à soutenir le pouvoir temporel et à l'abandonner. L'insistance d'Eugénie à contrebalancer ses sympathies personnelles expliquait le caractère vacillant de ses résolutions. Il invoquait la politique et ses raisons positives ; elle exaltait la religion et ses lois. Il se disait préoccupé surtout du succès de la révolution italienne ; elle portait en avant la cause de la catholicité.

Les interventions de l'impératrice, qui n'avaient été qu'intermittentes et rares, se rendaient de plus en plus fréquentes. Cette question de Rome tenait une place considérable dans ses préoccupations et ses suggestions de chaque jour. Des ultra-montanistes enracinés applaudissaient à un si beau zèle pour le maintien de l'autorité intégrale du pape. Des hommes politiques, appréciés d'habitude comme des intelligences mesurées et sagaces, tels que Buffet, servaient d'échos aux sentiments connus de l'impératrice et s'en allaient répétant que toute diminution du territoire de Pie IX aurait les conséquences d'un malheur européen. Des diplomates étrangers entraient dans son jeu et l'exhortaient à ne point faiblir ; ainsi ses amis l'ambassadeur et l'ambassadrice de la catholique Autriche-Hongrie. Si les motifs déterminants de la protection accordée au Saint-Siège n'étaient pas les mêmes dans l'esprit de Napoléon que dans l'âme de sa compagne, le résultat n'était qu'un et, l'effet identique. Pie IX demeurait pontife et roi[7] ; et pour un laps de temps, comme le remarque Bauer dans ses notes manuscrites, le ménage impérial se trouvait à l'abri des orages, qui les visitaient fréquemment, sur ce sujet, et dont les éclats, à travers les portes closes, avaient frappé tant de fois les oreilles des courtisans aux écoutes.

Étranges résultantes d'un protectorat coûteux, équivoque, mal assuré, et qui ne contentait personne, dans e pays où on prétendait l'exercer. D'une part, les ministres de Victor-Emmanuel s'irritaient de cette immixtion étrangère continuelle dans les affaires de la Péninsule. D'autre part, les partisans à outrance de la souveraineté pontificale s'emportaient contre le manque d'énergie et de chaleur d'un appui, qui ne s'expliquait qu'en paroles et mesurait et peu à peu retirait ses moyens de défense. C'est de la Rome pontificale que s'exhalèrent, en 1866, ces paroles de colère prophétique contre Napoléon III :

Napoléon abandonne Pie IX et sort de Rome, Dieu soit béni ! Les funérailles du second Empire ne tarderont plus. Son oraison funèbre est préparée et pourra se diviser en trois points : Allemagne, Mexique, Rome. L'Allemagne et le Mexique indiquent l'éclipse de la gloire militaire de Bonaparte, Rome celle des traditions catholiques, que la France ne saura jamais oublier. La nuit arrive pour Napoléon ; elle arrive avant le soir. Comment la France pourra-telle voir de bon cœur ce magnanime, qui se retire toujours ? Il se retire de la Pologne, par crainte de la Russie ; il se retire de l'Allemagne, par crainte des fusils à aiguille ; il se retire du Mexique par crainte des États-Unis ; il se retire de Rome, par crainte d'Orsini, de Mazzini et de la Révolution. Deux choses, dans les incertitudes présentes, nous paraissent très certaines : la victoire finale du pape-roi, et la chute finale du second Empire. Le 18 juin 1810, quelqu'un ayant rappelé à Bonaparte que, ce jour-là, était l'anniversaire de la bataille de Waterloo, tout ému il s'écria : Bataille incompréhensible, concours de fatalités sans exemple ! Et se couvrant les yeux avec les mains, il ajouta : Tout n'a manqué que quand tout avait réussi. Que Napoléon III se prépare aux mêmes lamentations. Aussi pour lui viendra une grande journée, journée très incompréhensible. Il devra répéter, comme le fondateur de sa dynastie : Tout n'a manqué que quand tout avait réussi. Rome est fatale, et elle sera fatale au second Empire, comme elle a été très fatale au premier[8].

 

L'impératrice, elle, n'hésitait pas ; elle s'était engagée à fond dans cette épineuse question romaine. Lorsque l'empereur mollissait et demandait à liquider une situation lourde et mal définie, dont le prix ne se trouvait même pas dans la reconnaissance de la papauté, — celle-ci ne se trouvant jamais assez défendue, — lorsqu'il cherchait un biais opportun, un chemin de traverse pour sortir d'embarras, Eugénie se remontrait, plaidait avec une chaleur irritée la cause de Pie IX, rappelait la parole donnée, les promesses faites, et ne se sentait apaisée que lorsqu'elle avait regagné le terrain perdu. Alors les instructions de Napoléon III à ses agents diplomatiques se raffermissaient ; et il leur déclarait que s'il avait à retirer ses troupes, conformément à la convention dite du 15 septembre, il n'en resterait pas moins sur le qui-vive et prêt à soutenir le pouvoir temporel par tous les moyens. C'est bien sous l'influence de l'impératrice et du ministre Drouyn de Lhuys qu'il avait refusé d'encourager, en octobre 1862, les espérances des Italiens en faveur de l'occupation de Rome. Si les gens pourvus de raison et les clairvoyants en reçurent une impression toute différente, la joie d'Eugénie dut être sans mélange, le jour où, sous les ombrages de Saint-Cloud, Napoléon se fit apporter la plume et l'écritoire pour adresser à son ami Arese, l'intermédiaire désigné entre Victor-Emmanuel et lui, les lignes suivantes :

Il faut qu'on sache, pour l'affaire de Rome, que, de ce côté, je ne céderai rien et que je suis bien décidé, tout en exécutant la convention du 13 septembre, à ne laisser porter aucune atteinte au pouvoir temporel du pape.

Tandis que, par conviction, elle tracassait l'empereur et inquiétait les esprits en France, au nom du Ciel et du pape, la troupe docile des fonctionnaires l'applaudissaient et la bénissaient. Tout le Sénat, comme le remarquait Mérimée, en fort peu de temps était devenu capucin. Toutes les femmes, et des moins retenues en leur conduite réelle, baignaient dans la dévotion extérieure. En tant que fervente catholique, Eugénie rayonnait. Cependant, des nuages de colère s'amassaient à la cour de Florence, sans que le vieillard obstiné du Vatican, que la diplomatie française harcelait de ses conseils, se montrât plus satisfait de ses protecteurs que de ses adversaires.

Nul n'était sensible autant qu'Eugénie aux plaintes ou aux appels de le papauté. Le jour où cessera l'occupation française, où Montebello et ses officiers prendront congé du Saint-Père, sera pour elle une journée de deuil.

Il avait été grandement question d'un voyage de l'impératrice en la Ville Eternelle. C'était un projet auquel s'étaient fortement attachées toutes les cordes de son âme. Le général Fleury, qu'on avait envoyé à Florence, en négociateur officieux, devait pressentir l'opinion du roi et des ministres italiens sur l'opportunité d'une visite à Rome, que les ministres de Fiance sentaient impolitique. Elle voyait là une démonstration indirecte mais significative en sa personne de l'idée do haute sauvegarde, que continuerait à représenter le gouvernement impérial vis-à vis du Saint-Père.

Les conseillers de Napoléon en contrecarraient le programme, de crainte qu'il n'apparût comme un désaveu de l'évacuation des troupes françaises. Eugénie attendait impatiemment les premières lettres de Fleury devant éclaircir ses doutes sur la situation. Qu'en pensaient Victor-Emmanuel et le baron Ricasoli ? Qu'en disait le pape ? Les nouvelles ne furent pas des meilleures. Le roi, comme il y avait lieu de s'y attendre, avait accueilli tièdement l'idée de cette exploration dans les États romains. De son côté Pie IX, duquel on avait espéré des concessions libérales qui eussent servi de passeport, en la circonstance, s'était enfermé dans une intransigeance presque farouche. Il désirait vivement, assurait-il, la visite de l'impératrice ; néanmoins, il se refusait à consacrer les réformes auxquelles ce voyage était subordonné. Elle dut ajourner définitivement le dessein, dont elle avait nourri son imagination, durant plusieurs mois.

Elle n'en demeura que plus opposée à l'influence italienne et la mauvaise humeur, qu'elle avait éprouvée de sa déception, en rejaillissait dans ses propos. Les yeux tournés constamment vers l'Italie, où se débattait l'antagonisme de la Rome capitale et de la Rome papale, elle n'en laissait rien passer sans être prête à édicter un jugement ou une critique. En des circonstances exceptionnelles, le roi de Piémont avait prononcé un discours, à la Chambre des députés, dont les paroles, allant au-dessus de son peuple, évoquaient l'attention européenne. Eugénie n'y avait pas trouvé les formules de complaisance, qu'elle y eût désirées envers le pape et l'empereur. Elle avait estimé celte harangue un peu fière et présomptueuse. Sans réfléchir que, depuis Solferino, la nature des relations entre l'Italie et la France s'était de beaucoup modifiée, que des amitiés étrangères s'étaient interposées, dans le but de rendre la première de moins en moins dépendante de la seconde, elle avait causé, raillé là-dessus, non sans imprudence. Interpellant à brûle-pourpoint le prince Napoléon, gendre de Victor-Emmanuel, ce terrible cousin Napoléon, qui n'était pas le meilleur de ses amis, et à qui elle n'était pas fâchée, l'occasion venue, de détacher un mauvais compliment :

Avez-vous lu, lui demanda-t-elle, le dernier discours de votre beau-père ? Que veut-il dire avec ses hauts faits opérés en peu de temps ? Seraient-ce les hauts faits de Custozza ?

Madame, je ne suis pas responsable des discours de mon beau-père.

Jérôme-Napoléon s'en était tiré adroitement, et l'entretien aurait pu s'arrêter là. Mais elle était tenace et revint à la charge. Impatienté, le prince riposta :

Je préfère une défaite comme Custozza, qui gagne une province, à des victoires comme celles du Mexique, qui coûtent un empire.

Le trait était trop direct pour qu'on n'en sentît point la piqûre. Elle se mordit les lèvres, et tourna le dos.

L'aventure du Mexique ? Hélas ! elle s'y était lancée de toutes ses forces. Parfaitement détachée des mobiles, qui poussèrent à la guerre de Crimée, hostile à celle d'Italie, dont elle redouta les conséquences pour le pape, comment s'était-elle vouée avec tant de feu aux desseins de cette entreprise hasardeuse ? Des notes manuscrites, qui nous sont venues d'un de ses anciens fidèles, nous en apportent des preuves surabondantes : elle y dépensa un enthousiasme fébrile : Je lui ai entendu répéter souvent, dit-il : Celle-là, c'est ma guerre. Et il fut donné au même personnage d'assister à un incident, dont les détails ne permettaient aucun doute sur la force de l'intérêt qu'elle y prenait.

Entre l'impératrice et un diplomate de l'Amérique du Nord une discussion s'était élevée. Le flegme imperturbable du citoyen des États-Unis contrastait étrangement avec la verve enfiévrée de celle qui, ce jour-là, avait plutôt l'air d'une patriote mexicaine que de la souveraine du pays de France. Le diapason de ces paroles contraires était monté presque jusqu'à la dispute :

Madame, le Nord vaincra ? La France sera obligée d'abandonner son projet, et cela finira mal pour l'Autrichien !

Et moi, je vous affirme, répliquait Eugénie, que si le Mexique n'était pas si loin et si mon fils n'était pas un enfant, je voudrais que ce fils même se mît à la tête de l'armée française en train d'écrire avec l'épée une des plus belles pages de l'histoire du siècle.

Madame, remerciez Dieu que le Mexique soit loin et que votre fils soit encore un enfant.

Le diplomate américain avait tiré de l'avenir un pronostic saisissant de vérité ; il venait de juger la situation avec une sagacité prophétique. Toute remplie de son ardeur, l'impératrice lui jeta un regard courroucé ; des paroles d'irritation se pressaient sur ses lèvres... L'empereur intervint et, d'un sourire énigmatique, apaisa la querelle. Les belligérants se séparèrent ; mais Eugénie emportait avec elle, en se retirant, de la colère et de la rancune contre son interlocuteur trop sincère : ni lui ni ses filles, qui étaient ravissantes, ne furent plus jamais invitées aux petits lundis de l'impératrice.

Il y avait eu, dans la poursuite du rêve mexicain, des influences mêlées, dont le fil échappa à l'esprit languissant de Napoléon. Cet homme croyait conduire les événements. En réalité, il était le jouet du parti ultramontain, qui excitait et dominait l'impératrice, et de quelques hommes d'argent, comme Morny, qui spéculaient pour leur propre compte sur la rentrée ; par la force de certaines créances véreuses. Car on avait mené, sous le prétexte d'obtenir des réparations financières et commerciales, une expédition, dont le véritable objet était d'établir, dans cette partie de l'Amérique, en lieu et place de la république libérale, une monarchie autoritaire et catholique, vassale de la France. Des politiciens avaient fait passer cette conviction dans l'esprit de Napoléon que les États-Unis constituaient une menace pour l'Europe, et qu'il serait sage de leur opposer une puissance latine capable de servir de barrière contre leurs envahissements. Mais, en tout cela, la plus entraînée était certainement Eugénie. Il est indéniable qu'elle contribua de tout son pouvoir, de toutes ses impatiences, à précipiter l'accomplissement d'un projet téméraire, où, par la vertu de ses illusions, elle n'entrevoyait que gloire sans péril. Depuis que, dans une heure d'éblouissement, elle avait reçu la couronne impériale, jamais son âme ne s'était détachée du sol natal ; elle était restée la fille passionnée du pays d'héroïsme, où toutes les expressions de la pensée, toutes les images de la poésie respirent l'exaltation. Comme au temps de sa jeunesse, vibraient en elle le sentiment et la flamme espagnols. En son imagination elle croyait revoir, à plusieurs siècles de distance, sous des couleurs romanesques, l'étonnante aventure, qui poussa vers les rivages du Mexique les caravelles bénies de Fernan Cortez ; et, pour mieux rêver aux merveilles de cette expédition légendaire elle fermait les yeux sur les ruines et les dévastations, qui couvrirent comme une mer de feu, partout où avaient passé les conquistadores, des contrées heureuses et florissantes[9]. Et, puisque l'ancienne conquête, suivie d'une oppression intensive, s'était terminée par la perte de la superbe colonie, qui empêchait de reprendre, se disait-elle, l'œuvre interrompue, et de réaliser le songe de la résurrection de cette Espagne d'outremer, sous les couleurs unies de la France et de l'empire du Mexique ? De semblables perspectives avaient de quoi séduire par des côtés de grandeur une nature primesautière comme la sienne, que les retours de la réflexion influençaient trop tard. On avait si commodément arrangé les choses, à Étioles, dans la propriété de la comtesse de Walewska[10] où l'on se réunissait pour en goûter et embellir la vision, entre soi — l'empereur et son ministre Walewski, l'impératrice et Mme de Metternich — ! On avait d'une si aisée manière combiné les détails d'un débarquement à Vera-Cruz, les étapes d'une promenade militaire jusqu'aux portes de Mexico triomphalement ouvertes, et avec tant de justesse supputé les bénéfices à recueillir de l'affaire, dans un des États du Nouveau Monde les plus remarquables par son climat, la richesse de son territoire, l'abondance de ses mines d'argent et sa situation magnifique entre les deux Océans !

Elle en était tout enivrée. Aussi convenait-il, autour d'elle, de professer ou de feindre les mêmes ardeurs. Dans les appartements intimes, aux Tuileries, sur les tables, sur les guéridons, on ne voyait que livres et brochures traitant de l'Amérique centrale et du Mexique, et dans les idiomes les plus variés. Cette littérature mexicaine s'était rendue encombrante au point que tout s'en ressentait jusqu'aux bals costumés. Applaudir au généreux dessein qu'on appelait la plus grande pensée du règne, n'était-ce pas alors la manière la plus sûre de faire sa cour ? C'était le moment, l'agréable moment où Mérimée, pourtant sceptique sur toutes choses, en devisait avec ses amis dans sa correspondance, et sur ce ton de badinage et avec ces façons dégagées qui s'ajustaient du mieux qu'il fût possible à l'air d'un sénateur homme d'esprit, tranquille à la maison, content de soi et des maîtres, et, pour le reste, ne voyant pas le moindre inconvénient à ce qu'on fusillât ou pendît, par ci par là, dans le monde, quelques pauvres diables bien inutiles au reste de la terre.

L'archiduc Maximilien, racontait-il[11], a envoyé à l'empereur une lettre de huit pages pour lui faire ses remerciements. Il accepte, et on dit que ce n'est ni la reconnaissance, ni l'éloquence, qui manquent à cette épître. On assure que les affaires, au Mexique, vont bien. On a chargé un colonel Dupin de poursuivre les guérillas juaristes avec des spahis d'Afrique et des contre-guérillas mexicaines. Il a débuté, comme il faut débuter avec cette canaille, par pendre et fusiller tout ce qu'il attrapait. Les gens du pays ont trouvé cela très bon et nous servent d'espions avec empressement. On croit que quelques mois de chasse suffiront à rendre le pays complètement sûr.

Raison de police, en effet, raison majeure. Si l'on faisait la guerre, annonçait le général Forey dans ses proclamations, c'était pour que les rues de Mexico fussent éclairées, le soir.

 

Les commencements d'un règne, d'une alliance, d'un mariage, d'une entreprise hardie sont environnés de clartés engageantes, comme celles de l'aube matinale. On avait, alors, en France, la foi mexicaine. Quelques-uns néanmoins, gardaient une réserve prudente, n'osant point dire leur opinion tout entière, mais hochant la tête quand on se félicitait chaudement, auprès d'eux et n'augurant rien de bon du dénouement. L'amiral Jurien de la Gravière était de ces derniers. Et d'en juger il le pouvait, ayant eu le commandement de la flotte et des troupes, au début de la campagne. Dans un dîner, auquel prenaient part divers personnages officiels, l'honorable marin avait, à sa gauche, le Mexicain Hidalgo, fort en cour aux Tuileries et qui avait poussé fortement à l'intervention française. A. l'heure expansive du cigare, Jurien de la Gravière eut cette pensée qu'il ne pouvait moins faire que d'adresser des paroles de sympathie à celui de ses invités, que les circonstances du jour désignaient le plus particulièrement à l'attention, à la curiosité des autres convives :

Maintenant, lui dit-il, parlons un peu de votre pays.

Mon pays ? répondit Hidalgo. Je n'aurai besoin que d'un mot pour vous le qualifier. A l'instant actuel, ce n'est pas un pays : c'est un grand chaos.

L'amiral en rentrant du fumoir au salon avait l'air consterné : l'aveu, qu'il venait d'entendre, ne répondait que trop fidèlement à ses propres alarmes. Il s'approcha d'une autre personne, l'abbé Bauer, lui confia ses appréhensions et l'engagea vivement, connaissant la faveur dont il jouissait auprès de l'impératrice, à s'en rendre l'interprète et à mettre en mouvement tous les ressorts de son éloquence pour essayer d'arrêter la souveraine sur cette pente dangereuse, s'il n'était pas trop tard. Bauer s'en défendait, protestant qu'il se compromettrait inutilement par une telle démarche. L'amiral insista sur l'immense service qu'il rendrait peut-être à la France en se faisant écouter. La raison était puissante ; il s'y décida. Dès le lendemain, notre protonotaire apostolique était en présence de l'impératrice. Il avait commencé à s'ouvrir à elle de ses inquiétudes patriotiques ; il allait tirer du fond de son âme les adjurations les plus chaleureuses ; il s'y préparait, lorsque, aux premiers mots, elle l'arrêta net en lui jetant au nez : De quoi vous mêlez-vous ? La conversation était finie du coup.

Les premières nouvelles parvenues du théâtre de la guerre avaient donné raison aux optimistes. Ce n'étaient qu'annonces de victoires et bulletins triomphants. On les avait accueillis de différentes manières, au château. L'empereur, fidèle à son jeu qui était de paraître toujours voilé impénétrable, s'était enfermé dans un silence plein de pensées, à ce qu'on supposait, et qui n'était rien de plus, sans doute, qu'une envie de ne point parler. En revanche, l'impératrice avait clairement laissé voir qu'elle était au comble de la satisfaction. Quant au prince impérial, on lui avait conté que les aigles triomphaient à Puebla, et il en avait été très fier. Il avait dessiné des soldais, félicité par une lettre enfantine le général Forey. Que pouvait-il savoir et souhaiter de plus ? Il y avait peu de temps, sa mère voyageait en Espagne, le cœur ravi et l'imagination toute fleurie d'espérance. Au milieu d'excursions pleines de charmes, où se ranimaient les souvenirs de son adolescence, elle n'oubliait point la France au Mexique Et elle avait fait passer sous les yeux de l'enfant une image de joie en traçant pour lui ces premières lignes d'une lettre dont l'autographe est, par hasard, entre nos mains :

Mon cher Louis, j'ai bien pensé à toi, depuis que je t'ai quitté, malgré le plaisir que j'ai de me trouver dans mon pays et d'entendre parler ma langue. En arrivant à Cadix, j'ai vu des troupes françaises qui allaient au Mexique ; les soldats ont l'air content.

Ce voyage en Espagne avait été décidé tout d'un coup. A Biarritz, un beau matin d'automne de 1863 elle s'était sentie sollicitée à l'entreprendre par le voisinage de sa chère patrie. Un programme de pérégrinations autour de la péninsule ibérique fut arrêté, que ne modifièrent point les représentations de ses serviteurs craintifs, d'amis pusillanimes, pour elle tremblant de risques inconnus. Il lui avait été dit que les agitations électorales ou les turbulences de l'armée pourraient être l'occasion de graves désordres, où elle serait exposée à compromettre son nom, son rang ou son pays. Des ovations aussi embarrassantes pour celle qui en serait l'objet que pour le gouvernement espagnol, avait-on objecté encore, viendraient à se produire dont les conséquences seraient des plus fâcheuses. Des conseillers circonspects allaient jusqu'à prendre en crainte et suspicion les libertés d'une presse rendue indépendante et qui serait tentée d'en abuser à l'encontre de l'auguste voyageuse. Tel de ses familiers avait ouvertement combattu le projet, le jugeant impolitique et malencontreux. Et, comme elle avait répondu sur le ton vif qui lui était habituel, qu'elle se croyait libre de faire ce qu'une particulière peut faire, on avait essayé de lui prouver qu'une grande souveraine comme elle était soumise à des raisons d'ordre supérieur, qu'un roi était moins libre que personne, et que la sagesse parlait par la bouche de son serviteur lui déconseillant l'aventure. C'était lui marquer une sollicitude excessive. Elle ne se laissa pas influencer par des appréhensions chimériques, mais passa outre. Le voyage s'accomplit en des conditions tout heureuses et tranquilles. Elle n'avait fait que traverser le Portugal. Ses impressions furent vives et variées, à travers les provinces d'Espagne. On l'avait vu revêtir, en Andalousie, pour monter à cheval, le costume légendaire, le boléro garni de sequins et le chapeau à bords retroussés, et les chroniques de l'élégance ne se privèrent pas du plaisir de constater que c'était à partir de ce moment là que s'introduisit, dans la mode féminine, l'usage du gracieux boléro.

Les réceptions furent belles. Tout se passa, pour le mieux du monde à Cadix, à Séville, à Grenade, jusqu'à la rentrée en France, par Marseille.

Hélas ! en cours de route, les événements avaient aussi marché au Mexique. Les clartés roses des premiers jours ne tardèrent pas à se décolorer. Aux éclats de fanfare succédèrent des notes moins chantantes, puis des informations troubles, et enfin des dépêches chiffrées très alarmantes. On apprit, coup sur coup, l'abandon du Mexique par Bazaine, le réembarquement des troupes françaises à Vera-Cruz et l'investissement de Queretaro. L'ordre fut donné, au château, de ne trahir aucun signe d'inquiétude. Vaines recommandations : tout en révélait les angoisses. L'impératrice multiplia ses dévotions avec l'emportement de son caractère et de sa crédulité. Elle commanda des messes, en spécifiant que ce fût pour les morts des deux côtés. Elle fit brûler à Notre-Dame-des-Victoires — qui était en train de se transformer pour ceux qui l'invoquaient en Notre-Dame des-Défaites[12] — des cierges innombrables. Elle communia, plusieurs fois, à des dates très rapprochées, dans le plus strict incognito et à des heures fort matinales, espérant que tant de bonnes œuvres pieuses arriveraient à provoquer l'intervention du Ciel pour les catholiques français et autrichiens à l'encontre des catholiques mexicains ; elle priait avec une ferveur, qui ne se lassait point, et passait de longues heures en méditation dans son oratoire des Tuileries. Messes, communions, cierges, chapelets, implorations ardentes : rien n'y fit. Le coup de foudre éclata d'autant plus terrible que, peu d'instants avant la fusillade de Queretaro, on avait reçu, aux Tuileries, l'assurance formelle que Maximilien serait épargné. Napoléon et Eugénie n'en furent pas informés les premiers. On aurait voulu garder le fait secret, au moins jusqu'après la cérémonie solennelle de la distribution des récompenses de l'Exposition. Mais, la fatale nouvelle les atteignit, le matin même de ce grand jour. Ils durent présider la fête, pâles, défaillants, et sourire, pendant que, de toutes parts, éclataient les acclamations de la foule.

Les explications de défense de Rouher[13], au Corps législatif, ne firent pas une longue illusion sur les conséquences financières et politiques de l'imbroglio mexicain. Dans le gouffre de cette erreur, le Trésor national avait englouti 600 millions, qui s'en étaient allé rejoindre les 300 millions perdus par les souscripteurs de l'emprunt.

Le 8 octobre 1867, Juarez avait été réélu président de la République mexicaine. L'ordre était rétabli dans les institutions bouleversées de ce pays ; et de l'aventure impérialiste, vainement prolongée par l'obstination de Maximilien, il ne restait, dit Emile Ollivier, qu'une malheureuse princesse ensevelie dans les ombres de la démence et un pauvre corps criblé de balles ramené dans cette patrie, d'où il était parti brillant de jeunesse. Jamais l'attentat contre le droit des nationalités n'a été si vite et si terriblement puni. La blessure pénétra profondément dans le cœur d'Eugénie.

Pendant plusieurs jours elle voulut s'isoler en sa douleur. Hors de son service intime, personne ne la voyait. L'humiliation, autant que le désespoir, la retenait loin de la cour et loin de tous les regards. Elle avait vu s'écrouler dans un lamentable désastre un ensemble de desseins ambitieux, dont le succès, croyait-elle, n'était exposé à aucune hésitation de la Fortune, tant il lui apparaissait clair, infaillible ! Après une reculade pénible où l'on avait vu le drapeau tricolore s'abaisser devant la bannière étoilée des États-Unis, elle avait compris que le prestige du Gouvernement impérial avait subi une grave atteinte. Et si elle versait des larmes, maintenant, c'est qu'elle pleurait sur l'avenir aussi bien que sur le présent.

Enfin elle se résigna à reparaître ans la semi-publicité des habitants du château, c'est-à-dire dans le centre restreint du service d'honneur. Les regards de chacun furent saisis, en l'apercevant. Elle était en grand deuil, et les marques de son chagrin se reconnaissaient à ses traits creusés, à ses yeux gonflés et rougis de larmes. Naguère, Eugénie avait dû recevoir, à Saint-Cloud, gênée, contrainte, l'impératrice Charlotte, qui avait traversé les mers pour venir rappeler à Napoléon III la promesse qu'il avait faite de ne pas abandonner Maximilien et pour solliciter les secours que réclamait une nécessité impérieuse.

C'était dans la première quinzaine du mois d'août 1866. On s'ennuyait à Saint-Cloud, parce qu'il pleuvait. L'empereur se plaignait de ne pas prendre assez de distraction. On attendait impatiemment que réapparût, le soleil au plus haut de l'horizon. Au lieu de ce beau temps espéré, ce fut, remarquait un des hôtes de Saint-Cloud, ce fut l'impératrice du Mexique qui lui tomba sur les épaules. Il fallait s'acquitter des devoirs de l'hospitalité. Les intimes du palais qui, comme Mérimée, se réjouissaient de dîner là, sans étiquette, en redingote, se virent menacés d'un gala en l'honneur de Sa Majesté mexicaine. On lui donnera à manger, remarquait-il assez cruellement, mais je ne crois pas qu'elle obtienne des largesses ou des troupes. Hélas ! elle n'eut guère le loisir d'épuiser le sujet de sa visite.

On sait de quelles douloureuses circonstances s'accompagna l'entrevue, l'incident du verre d'orangeade glacée, la crise d'égarement de Charlotte et l'aliénation mentale dont resta frappée, pour la vie, la malheureuse princesse.

Eugénie en éprouva un long serrement de cœur. Cependant, le calice d'amertume n'avait pas été vidé. Elle eut à soutenir une conversation non moins affligeante avec une autre femme éplorée, la veuve de Miramon. que les juaristes fusillèrent à côté de Maximilien. Cette femme, jeune et belle, avait eu le courage de suivre les deux victimes jusqu'au champ d'exécution. Rien n'était émouvant comme de l'entendre narrer ces détails, avec une précision poignante. L'impératrice ne pouvait s'empêcher de verser d'abondantes larmes, quand le souvenir en remontait à son esprit, quand elle croyait entrevoir le funeste spectacle de ses yeux humides et exaltés. Il y avait eu deux pelotons de soldats, chargés de la fusillade : l'un formé de tireurs expérimentés, l'autre de recrues novices. Au moment où Maximilien et Miramon arrivèrent devant ces hommes, un officier désigna au premier des deux condamnés, à l'ex-empereur, le peloton qu'on lui avait réservé par une concession suprême pour son rang. Alors, Maximilien s'était tourné vers son fidèle lieutenant, et lui avait dit ces mots : Je ne puis plus vous donner qu'un dernier témoignage de mon amitié ; mettez-vous là, je l'exige. Et il l'avait fait placer en face du groupe des vieux soldats et il était allé, magnanime, s'offrir aux fusils mal dirigés de l'autre peloton. Miramon fut tué sur le coup ; Maximilien souffrit longuement ; il avait été massacré, en propres termes, par les recrues de Juarès. Juarès ! ce nom prenait sur les lèvres d'Eugénie, avec son accent espagnol, une expression de mépris et de haine indicible.

 

Cependant, mécontentement s'était rendu général, en France. Il avait peine à se contenir dans les journaux et la cause en remontait à celle qui l'avait provoqué. Le lendemain du jour où s'était propagée la nouvelle de la mort violente de Maximilien, Hyrvoix, chef de la police secrète, pénétrait dans le cabinet de l'empereur ; c'était l'heure matinale où ce fonctionnaire avait coutume de venir lui exposer son rapport sur l'état de l'opinion publique.

Que dit le peuple ? commença par demander Napoléon.

Le peuple ne dit rien, Sire.

Mais la physionomie de Hyrvoix trahissait de l'embarras, et sa réponse, de l'hésitation.

Vous ne me dévoilez pas la vérité. Que dit le peuple ?

Eh bien ! Sire, puisque vous me le commandez, je parlerai sans feinte : la nation est profondément irritée des suites de cette malheureuse guerre mexicaine. On la commente partout dans le même esprit de réprobation. Et l'on va plus loin, on proclame que c'est la faute de...

La faute de qui ?

Hyrvoix garde le silence.

La faute de qui ? Je veux le savoir.

Sire, balbutie le policier, dont la conscience brûle de s'ouvrir et à qui la prudence commanderait de se taire, Sire, du temps de Louis XV, on disait : C'est la faute de l'Autrichienne...

Oui... eh bien ! continuez.

Sous Napoléon III, on dit : C'est la faute de l'Espagnole.

Ces mots étaient à peine tombés dans le calme de la chambre, où Hyrvoix se croyait seul à seul avec l'empereur, que l'impératrice, qui avait tout écouté, tout entendu derrière la tapisserie, apparut brusquement, le visage enflammé de colère. Elle était en robe de chambre blanche et ses cheveux flottaient sur ses épaules. D'un bond, elle s'élance vers l'homme, qui avait osé se faire l'organe, avec tant de franchise, des propos qui circulaient dans le peuple :

Répétez, s'il vous plait, M. Hyrvoix, les paroles que vous venez de prononcer, commanda-t-elle.

Il recula, presque effrayé, mais, se remettant de son trouble :

Certainement, Madame. Puisque mon devoir est d'exposer la vérité. Votre Majesté me pardonnera pour cette raison. Répondant au désir de l'empereur de connaître l'état de l'opinion publique, après le triste événement, qui vient de s'accomplir à Queretaro, je lui disais que les Parisiens parlent, aujourd'hui, de l'Espagnole, comme ils parlaient, il y a soixante-quinze ou quatre-vingts ans de l'Autrichienne.

L'Espagnole ! L'Espagnole ! s'écria-t-elle par trois fois, les dents serrées. Je suis devenue Française, mais je montrerai à mes ennemis que je puis être Espagnole, à l'occasion.

Et, sur ces derniers mots, elle disparut. Le chef de la police secrète restait là, privé de mouvement, navré d'avoir parlé ; il s'en excusait auprès de l'empereur.

Vous avez obéi à votre conscience, dit simplement Napoléon, en lui serrant la main.

Cette approbation ainsi exprimée n'empêcha point que, peu de jours après, Hyrvoix était déplacé et envoyé en province comme receveur général du Jura. L'impératrice avait exigé qu'il ne se trouvât plus sur son chemin.

La loi des événements porte en soi une force supérieure, sous laquelle doivent se courber tôt ou tard les contenances les plus hautaines. Les effervescences d'une ambition trahie par le sort avaient cédé la place à des regrets inévitables. La fière Espagnole dut confesser son erreur et l'étendue de ses illusions. A l'un de ceux qui avaient combattu devant le Conseil énergiquement l'expédition du Mexique, elle disait en soupirant : Que ne vous a-t-on écouté ! Maximilien vivrait tranquille sous les ombrages de Miramar et Charlotte auprès de lui, tandis que, maintenant, lui n'est plus qu'un cadavre, elle une folle ! Quelle fin ! Par intervalles, elle essayait de reprendre le dessus et de dominer la situation. Il avait toujours été dans ses désirs, affirmait-elle, qu'on n'abandonnât pas le malheureux Maximilien. Et elle justifiait sa conduite, elle parlait avec animation de ce qu'elle eût fait dans la même situation, en n'abandonnant point, elle non plus, le poste confié, en agissant et persévérant dans la résistance comme lui, malgré les défections. Sans doute, murmurait-elle, nous avons commis des fautes ; mais nous ne devrions pas être les seuls à en supporter le fardeau ; d'autres, en Europe, ont assumé leur charge de responsabilités. Puis, l'émotion la reprenait. Elle versait de nouvelles larmes : Nous sommes comme dans une place assiégée ; à peine une affaire est-elle finie qu'une autre recommence. Si le prince impérial avait dix-huit ans, nous abdiquerions !

Il n'y a rien d'imprévu dans le monde. L'échec mexicain n'avait fait qu'ajouter ses conséquences malheureuses aux effets de Sadowa, dont le contre-coup, en 1860, ébranla jusqu'à ses fondements le sol de la France. Des menaces obscures pesaient sur l'horizon comme les indices d'un avenir chargé de nuages. Les plus dévoués soutiens de l'empire ne s'y trompaient pas, lorsque après les jours de grandeur, ils l'appelaient le souvenir qu'ils avaient gardé de ces symptômes d'un rapide déclin. Vingt ans plus tard, par une belle après midi d'automne, le maréchal Canrobert se promenait dans son modeste jardin de Jouy. en la compagnie de deux ou trois intimes. A propos des événements de 1870, on s'entretenait des causes qui les avaient produits :

Ah ! le Mexique ! le Mexique ! s'écriait-il. Quelle faute ! Quel malheur ! Car, sans le Mexique, nous n'aurions jamais eu Sedan !

Avec plus de précision le général Fleury appuyait sur la même idée, un jour qu'il exposait à Bernard Bauer — le témoin dont nous feuilletons les dépositions inconnues — une conversation qu'il avait eue avec le tsar Alexandre II, et qui l'avait extrêmement frappé :

Assis et même très mal assis à côté de l'empereur russe, dans son traîneau, je l'écoutais avec autant d'attention que s'il m'eût fait l'honneur de m'entretenir seul à seul, dans son palais. On était venu à parler de l'expédition du Mexique. Vous ne saurez jamais, vous autres Français, prononçait-il, à quel point cette folie mexicaine a influé sur les événements de 1870. Je puis vous le dire, en connaissance de cause : sans le souvenir tout récent de Queretaro, l'Autriche aurait effectué une mobilisation, qui eût été, pour la Prusse, un avertissement sérieux, une menace. François-Joseph avait le désir très légitime de prendre la revanche de Königgraetz. Mais, pour cela, il lui aurait fallu mettre la main dans la main encore rouge du sang de son frère. Et cela, il ne l'a pas voulu.

 

Cependant, pour quelques séries de mois encore, on allait pouvoir éloigner ces images de tristesse. Le mauvais rêve s'était dissipé dans l'éblouissante lumière de l'exposition de 1867.

 

 

 



[1] Ce soir-là, écrivait, le 13 septembre 1853, le baron de Hübner, l'impératrice était fort causante. Elle l'était encore davantage lorsque l'empereur, qui souffrait d'une violente migraine, avait déjà, pendant le service, dû quitter la table. Je rappelai à ma gracieuse voisine notre diner chez le peintre Gudin le jour même où son mariage avait été décidé, et elle parla de l'Espagne, me prédisant une révolution pour le mois d'octobre et la prochaine réunion de l'Espagne et du Portugal, sous le sceptre de la maison de Bragance. C'est le projet connu des progressistes. Seulement, ils se soucient fort peu des Bragance, mais visent à la République. Ce que me disait dona Eugenia' est probablement l'écho du maréchal Narvaez, qui est fort de ses amis. Je disais en riant que l'impératrice n'est pas payée pour être progressiste.

[2] On a représenté Napoléon III comme le libertin des Liaisons dangereuses ; c'était un Werther. (Arsène Houssaye). Nous ne dirons pas, avec l'auteur des Grandes Dames, qu'il fût un Werther, mais seulement qu'une pointe de sensibilité se mêlait à ses intrigues changeantes ; il cherchait la femme à travers les femmes, avec obstination.

[3] Je crois que les renseignements qu'on vous fournit sur la santé de Monsieur (l'empereur) ne sont pas exacts. Il est assez actif et, d'ailleurs, écoute ses médecins. Il a seulement le défaut d'aimer le cotillon plus qu'il ne convient à un jeune homme de son âge. (MÉRIMÉE, Lettre à Panizzi, 27 octobre 1864.)

[4] Lisons plutôt entre les lignes ce qu'écrivait, à peu de temps de là, Mérimée à Mme de Montijo.

Madrid, casa de la Exima. S. contessa del Montijo.

11 octobre 1864.

En quittant Paris, vendredi dernier, j'ai vu notre amie de Biarritz. J'ai eu une petite conversation de quatre heures dont vous pouvez deviner le thème. Elle avait besoin de sfogarsi. Tout est fort triste, plus même que vous ne pouvez l'imaginer, mais n'en dites mol à personne. J'ai donné de bons conseils, je crois, tout en me rappelant le proverbe : Ne pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce, mais je ne sais trop si on les a suivis.

[5] Après Villafranca, elle eût voulu une sorte de confédération laissant Victor-Emmanuel, au nord de l'Italie, le roi de Naples, au sud, le Souverain Pontife, au centre.

[6] Persigny avait eu le ministère de l'Intérieur, en 1861. C'était un personnage d'esprit fantasque, mais d'une probité d'opinion rare chez un courtisan, et capable de servir l'empereur sans le flatter.

[7] Mérimée prétendait qu'on aurait du faire combattre en champ os Garibaldi et le Pape, parce qu'ils étaient aussi dangereux l'un que l'autre, aussi fanatiques.

[8] MARGOTTI, dans l'Unita catholica, 23 novembre 1866.

[9] ... Les choses en étaient là, quand les Espagnols apparurent. Ils se jetèrent sur ces belles régions, affamés de proie et de carnage. Au nom de l'Évangile, au nom d'un Dieu de mansuétude et de paix, ils n'arrêtèrent point, durant des jours et des mois, de tuer, de massacrer, de piller. Des races entières disparurent. En quelques années furent étouffées les vieilles civilisations mexicaine et péruvienne, qui avaient des origines aussi anciennes, dans un passé perdu, que celles de Babylone et de Ninive. Frédéric LOLIÉE, Histoire des littératures comparées, p. 200, 201.

[10] Cette demeure historique, qui date de Mme de Pompadour, et que célébra Voltaire, en maints endroits de sa correspondance, avait été achetée par le ministre Walewski. Il y reçut brillamment l'impératrice. Un feu d'artifice fut tiré sur la grande pelouse du parc ; et. à cette occasion, la souveraine avait présidé à l'inauguration du pont, qui mène à la gare d'Ivry-Petit-Bourg.

[11] 21 août 1863.

[12] BAUER, Notes manuscrites.

[13] L'aigle française, à ce que dit M. Rouher, plane dans les nuages bien loin de notre vue et bien au-dessus de notre vaine prudence : puis, elle fond tout à coup sur ce qui nous parait une sottise, et la terre demeure dans l'étonnement, et il y a de quoi. DOUDAN, Lettre à M. de Broglie.