LA VIE D'UNE IMPÉRATRICE

EUGÉNIE DE MONTIJO

 

PRÉFACE.

 

 

Ces pages finales étaient appelées à fermer, comme une conclusion nécessaire, la trilogie des Femmes du Second Empire.

Après des tableaux de cour et de mondanité effleurés d'une plume discrète, malgré qu'on lui ait reproché d'avoir été presque légère, il restait à préciser d'une manière plus large le sens historique d'une personnalité de premier plan, que les circonstances menèrent plus qu'elle ne les gouverna, mais que son rang souverain, son action personnelle, son influence utile ou contraire et les retours étonnants de sa destinée, rendirent la figure essentielle, entre les femmes, de cette cour et de ce monde.

Le moment d'y reporter l'attention est propice. Il est bon de s'en saisir, pendant qu'on n'en est pas encore — ce qui ne tardera guère — aux lieux communs et aux redites.

Assez d'éléments d'information exacte et de données authentiques fournissent à cette étude pour qu'on n'ait pas à craindre, en l'entreprenant, de la faire sans une préparation suffisante. Et, néanmoins, le sujet en est si rapproché de nous, des raisons de convenance et de réserve, d'hésitation historique en quelque sorte, en ont si bien défendu les abords jusqu'à l'heure présente, qu'il a gardé une fleur de nouveauté. Pour très peu de temps, du reste, car l'envahissement est proche des récits, des mémoires, des publications similaires à éclore.

D'autres en ont jugé comme nous-même.

Coup sur coup ont paru, au courant des derniers mois de 1906, en Angleterre, deux monographies en volumes sur l'impératrice Eugénie, deux livres compacts, sans prétention morale ou littéraire, pensons-nous, d'ailleurs restreints aux généralités connues, et si visiblement inspirés d'une intention de complaisance parfaite envers celle dont on y célèbre les mérites, qu'ils sembleraient être la double épreuve d'un modèle unique.

N'y aurait-il vraiment à représenter de cette existence longue et pleine que les circonstances, — développées jusqu'à l'épuisement des moindres minuties, — de trois ou quatre points saillants : les origines, la venue à Paris, l'œuvre de conquête d'un époux et d'un trône, le mariage, la cour, la régence pendant la guerre, l'exil ? Il y a. selon nous, des touches à ajouter au portrait, afin qu'il soit ressemblant et achevé.

Pour exposer le cours d'une vie rendue tout à fait exceptionnelle, moins par l'originalité de nature de celle qui la vécut réellement, que par l'extraordinaire des événements auxquels elle fut mêlée et par l'importance du cadre où elle se déroula, pour le retracer avec fidélité nous avons fait appel, autant qu'il nous a été possible, à des témoignages directs. C'est ainsi que nous avons tenu d'Emile Ollivier même, de sa déposition verbale, pour ainsi dire, le secret du dernier acte, le mot de l'énigme douloureuse, dont les conséquences furent d'entraîner dans l'abîme l'empire et la France, impériale.

En ce qui concerne les côtés intimes ou de représentation extérieure, la chronique des beaux jours de l'empire fut prodigue de menues révélations. Il nous a été permis d'en feuilleter des pages inconnues. Il nous a été précieux particulièrement de mettre à contribution les notes manuscrites que laissa derrière soi, sur son passage aux Tuileries, et d'après les observations qu'il y avait butinées, un ancien prédicateur de cour, très éloquent dans la chaire, très remuant dans les salons, Bernard Bauer.

Les physionomies singulières ne manquaient pas dans la société de création récente, qui s'était agglomérée sur les avenues du pouvoir, après la restauration bonapartiste. Il en fut peu d'aussi compliquées et j'ajouterai d'aussi déconcertantes que celle de l'abbé Bauer, appelé, jadis, monseigneur Bauer. Que d'évolutions et de transformations, dans l'espace d'une seule et même destinée ! Il était d'extraction allemande et de religion juive. Il se fit moine catholique, allant à travers les villages bretons porter la parole du Christ. Il avait voulu s'ensevelir dans les austérités du cloître. Il en sortit, cependant. Le carme d'autrefois, aux yeux caves, aux joues creusées, on le revit entouré de la société féminine la plus brillante, paré de tous les agréments de la mondanité ecclésiastique, et qui jouait, à s'y méprendre, les prélats à talon rouge de l'ancienne monarchie.

Le mysticisme pur avait possédé toutes les facultés de son âme jusqu'à les immobiliser dans le rêve et l'extase. Puis, les flammes trop ardentes de sa foi de néophyte avaient vacillé au souffle des passions humaines, pour s'affaiblir, languir et presque entièrement s'éteindre. Sur la fin de ses jours, quand il croira n'avoir plus rien à apprendre de la religion ni du commerce des humains, désormais sceptique autant qu'il avait été dévoré d'enthousiasme, l'ancien aumônier impérial déposera ses habits sacerdotaux ; il ne sera plus qu'un ex-homme du monde, disert et bienveillant à son foyer, où il aura fait asseoir, par un mariage tardif, comme pour réchauffer son regard d'une suprême clarté, une femme jeune, belle et intelligente.

Lorsqu'il avait passé le seuil des Tuileries, pour la première fois, il arrivait de Rome, portant les plus hautes recommandations de la cour pontificale. Ces lettres et sa réputation d'éloquence n'étaient pas les seuls titres de Bernard Bauer auprès de la pieuse Eugénie de Montijo. Personnellement, il n'était pas inconnu de l'impératrice, qui se souvenait de son frère, l'un des rois de la finance en Espagne, le Rothschild de Madrid. Il fut choisi pour prêcher devant Leurs Majestés le carême de 1866. La curiosité de l'entendre fut grande aussitôt. Il avait laissé, disait-on, à Vienne, à Madrid, où il avait débuté dans la chaire, des souvenirs qui, joints à la légende encore mystérieuse de sa conversion au catholicisme, relevaient d'originalité son nom et sa personne. Il eut un moment d'exceptionnelle faveur. L'impératrice ne lui ménageait pas les témoignages de sa sympathie. L'empereur, bien que de convictions religieuses plutôt tièdes, ne se défendait point d'éprouver la puissance et le charme de ses accents. Napoléon III appréciait en lui, surtout, le zèle d'intercession charitable, qui le portait à multiplier ses démarches pour les affligés pauvres. Il avait conçu un plan d'assistance publique en tête de laquelle il avait songé à placer Mgr Bauer.

Comblé par Rome, qui l'avait revêtu des insignes de la prélature, très en cour à Paris, prédicateur écouté, prôné, admiré, il y avait dans ces dons redoublés de la fortune de quoi troubler une imagination moins inflammable que la sienne. Une impératrice, dans tout le rayonnement de la jeunesse et de la gloire, se courbait sous cette main sacerdotale, versait à l'oreille de ce prêtre le secret de ses craintes, de ses minutes de défaillance ou de ses tristesses intimes, et lui demandait la lumière et la paix. Les plus nobles, les plus belles l'avaient choisi pour directeur de conscience. Il était le confident élu des cœurs faibles. Comme elles pèlerinèrent, d'abord, dans le petit appartement qu'il occupait aux Carmes, elles venaient toutes en la maison qu'il habita, rue Saint-Florentin, auprès de l'hôtel de Rothschild, et l'on appelait cette demeure, où se portaient en procession les femmes à la mode, la petite église. Comment respirer et vivre dans cette atmosphère grisante, sans y éprouver le vertige ? Il gâta sa fortune. Des imprudences lui furent reprochées, comme des indiscrétions. Il se prodiguait trop. Il avait perdu sa simplicité. On critiquait ses manières où l'empressement excessif des femmes avait fait passer de l'affectation, et jusqu'à ses soutanes de coupe trop élégante et qu'on disait trop parfumées.

L'impératrice Eugénie avait rendu plus larges les distances entre elle et l'aumônier. Elle ne l'éloigna jamais complètement. N'avait-il pas été le confesseur écouté en des heures de mélancolie ? Elle n'avait pas oublié le jour où il l'avait retrouvée, voyageant en Ecosse, sous un prétexte officiel, ou pour une raison de deuil privé, mais, en réalité, cherchant le repos d'une âme blessée par les épines de son foyer trahi. Plus et mieux que personne, l'abbé Bauer put connaître, pendant un court moment, les moindres impressions ayant traversé l'âme fière d'Eugénie. Aussi, longtemps après, durant les années de silence et d'oubli, voulut-il évoquer, en ses notes éparses, les minutes historiques dont il avait été le témoin.

A défaut de l'enchaînement des idées profitable aux considérations d'ensemble, nous avons trouvé là des échos de conversations entendues, des anecdotes restées neuves, des réminiscences originales, et nous les avons cueillies au fil du récit, de manière qu'ils pussent en être, de place en place, l'ornement et la récréation. Est-il besoin d'ajouter que pour les parties vives, essentielles du sujet, nous avons dû remonter à des sources plus profondes et plus autorisées ?

Depuis un certain nombre d'années qu'on se reprend en détail, et à distance des anciennes passions politiques, à l'étude des personnalités du second empire, il est sensible qu'on tend à y faire ressortir les erreurs, les imprudences de l'impératrice plus rigoureusement que les lourdes fautes de Napoléon III lui-même, dans la balance des responsabilités. Des âmes dévouées, des plumes fidèles se sont élevées avec force contre ces imputations, elles ont plaidé toutes les circonstances capables d'amoindrir la portée de ces blâmes, sans parvenir à l'en absoudre complètement. A la seule lumière des faits exacts, interrogés sans prévention d'aucune sorte, sera dosée la juste part de son intervention directe ou dérobée dans les conflits armés de l'époque.

En cette Vie d'une Impératrice, abordée par curiosité pure, et où le récit des événements se ramène d'un bout à l'autre à un intérêt personnel unique, nous avons pris à tâche de préparer les éléments d'une saine appréciation, simplement en racontant les choses, comme elles vinrent et comme elles se sont passées, brillantes ou décevantes, fortunées ou tragiques.

 

FRÉDÉRIC LOLIÉE.