LA COMTESSE DE CASTIGLIONE - 1840-1900

Le Roman d'une Favorite, d'après sa correspondance intime inédite et les Lettres des Princes

 

CHAPITRE HUITIÈME. — LES DERNIÈRES AMITIÉS DE LA COMTESSE : SES FAMILIERS.

 

 

Ceux qui restèrent. — Les conversations accoutumées, dans l'entresol obscur de la place Vendôme. — Quelques noms d'amis. — L'un d'eux. — Cinquante années d'histoire publique dans la vie d'un seul homme. — Une nature très riche, une existence très longue et très abondante en souvenirs. — De brillants débuts. — Sous Louis-Philippe. — Au moment de mettre le pied à l'étrier ; les contre-effets d'une révolution. — En attendant le coup d'État ; une conversation entendue chez la comtesse Lehon ; l'acte après les paroles. — Dix-huit ans de silence. — Résurrection politique du jeune Estancelin. — Trop d'espérances trompées. — Pour se consoler des déceptions de la politique. — Intimités de femmes. — Victoires et conquêtes d'un grand chasseur de proie féminine. — Indiscrétions épistolaires. — Romans et lettres d'amour. — Entre deux haies d'admiratrices. — Ce qu'en pensait au juste Mme de Castiglione. — Les franchises de la comtesse. — Les hauts et les bas d'une correspondance agitée. — L'affection profonde qu'elle avait gardée, malgré ses inégalités d'humeur, au plus sûr, quoique bien sceptique, de ses confidents.

 

En dehors de ses relations princières plus ou moins intermittentes et traversées de crises plus ou moins aiguës, Mme de Castiglione avait conservé, disions-nous, un petit nombre d'amis très sûrs, les confidents de ses heures apaisées ou douloureuses, les familiers de ses quotidiennes bizarreries ou les consolateurs de sa détresse morale.

Les lettres échappées de sa main par centaines nous les nomment et, parfois, nous les dépeignent. On y voit passer Cornély, le journaliste à la plume adroite et variable. Par occasion, se détache du groupe la figure expressive de Paul de Cassagnac ou la physionomie doctorale du médecin Janicot, et, d'une manière très habituelle, maître Léon Cléry. Juriste consommé et le plus spirituel des avocats, Cléry dont on disait qu'il était toujours certain de gagner sa cause, bonne ou mauvaise, pour le plaisir que ses juges avaient à l'entendre parler, cet habile homme avait accepté de conduire et de défendre les intérêts de Mme de Castiglione. Conséquemment, il était le visiteur d'office, en ce réduit quasi-solitaire, qu'échauffait et ranimait la verdeur de son esprit. Maintes fois s'y rencontrait-il avec Louis Estancelin, qui était, lui, tout à fait de la maison.

On y causait à deux ou à trois, jamais davantage, sur des sujets qui les intéressaient, chacun, parce qu'ils se confondaient avec leur propre existence ou sortaient droit de leurs souvenirs. Le Normand jetait dans la conversation des anecdotes clair-vêtues, Léon Cléry des mots fins et de bon goût, elle n'importe quelle idée dont se frappait son imagination. La comtesse avait la parole, le plus souvent, étant femme et se sachant la maîtresse du lieu. De sa voix de contralto, voix chaude et prenante, qui aurait suffi à la faire aimer, nous disait un de ses intimes, elle racontait. Les menus événements de la vie courante la laissaient froide, à moins qu'ils ne réveillassent en elle, de quelque façon particulière et sensible, l'éternelle curiosité féminine. Son âme s'était réfugiée toute dans le passé.

En ce temps-là, elle était souple et jeune. Des horizons de lumière ouvraient à ses regards leurs perspectives indéfinies. On l'aimait, on la recherchait, on la craignait. Des ministres, des diplomates, de hauts seigneurs, frappèrent à sa porte, anxieux d'apprendre de sa bouche ce qu'elle n'était pas bien assurée de connaître elle-même. Dans ces réminiscences des jours de triomphe revenait souvent le nom de l'empereur. Lorsque, en la pénombre de son étrange logis, elle se sentait en veine de jaser, il était piquant de l'entendre, rapportant une foule de traits, d'un genre plutôt vif sur bien des illustres personnages, dont elle avait connu le fort et le faible. De leurs petites passions, de leurs menus plaisirs, de leurs amours cachées, du peu qui leur restait, quelquefois, de leur dignité dévêtue, elle avait gardé une mince opinion. Des preuves en action étaient fournies à l'appui de ces dires. C'était, un soir, celui-ci. C'était, un autre jour, celui-là. Mais, à défaut des récits de la comtesse, on en trouverait les détails dans les cahiers noirs de Viel-Castel[1].

Il lui arrivait de brouiller les noms, à distance, et de se méprendre sur la qualité des personnes. Néanmoins, ces absences étaient rares. Elle avait, d'habitude, la mémoire exacte et le détail précis, quand il n'était pas question de dates, parce qu'elle les omettait toujours, ou de certaines particularités de sa vie, parce qu'elle ne voulait pas les livrer ; car, elle eut toujours des secrets, même pour son Normand, dont les visites et les lettres étaient devenues un besoin de ses jours déclinants.

§

Le meilleur, le plus constant, le plus désintéressé de tous ces compagnons d'âme de l'Italienne malade et désheurée, celui qui aurait pu être davantage, presque tout, veux-je dire, dans son étrange existence, qui en laissa fuir l'occasion et n'eut pas à le regretter, ensuite, fut certainement le fidéicommissaire de la Maison d'Orléans, l'ex-député polémiste, orateur, conseiller des princes en disponibilité et général, à ses moments perdus : Louis Estancelin.

Quand il était de séjour à Paris et désirait reprendre la conversation au point où on l'avait laissée, la dernière fois, une direction bien connue le ramenait du Grand-Hôtel à l'entresol de la place Vendôme. D'ordinaire, il s'annonçait de la rue en sifflant[2]. On le savait en route, on connaissait le signal et l'air accoutumé de cette chanson de merle. Aussitôt, de jouer intérieurement les ressorts compliqués des serrures et des fermetures de portes. Il gagnait, sans tâtonner, le salon ténébreux où son fauteuil gardait l'angle du foyer. De certains jours, il entrait, saluait, s'installait, sans que, d'un côté ni de l'autre, on éprouvât le besoin d'échanger beaucoup de paroles. Leur bonne entente tacite se satisfaisait au plaisir d'être ensemble. Mais il était de nature expansive et raconteuse. Elle n'avait pas non plus l'humeur somnolente. Il lui revenait des histoires gaies de l'autrefois, dont s'égayait leur entretien. Ou, ce qui arrivait fréquemment, on tracassait l'échiquier politique, on parlait d'Eux et d'Eu. On se plaignait des princes. Au moment de partir, il embrassait la comtesse sur le front et lui donnait un affectueux addio jusqu'à la prochaine visite, dont les préludes et les formalités se passaient à peu près de même. Surtout, il n'aurait jamais oublié, quels que fussent le temps et l'heure, de siffloter, du dehors. Il en avait reçu la consigne et l'exécutait gaillardement. A telle enseigne qu'après une longue pratique de ces allées et venues originales, on voulut en fixer le souvenir. La comtesse de Castiglione envoyait, un jour, à son fidèle visiteur, une photographie de la maison, — les fenêtres des étages supérieurs ouvertes à la lumière, celles de l'entresol aux trois quarts closes, elle et ses caniches visibles à travers les lames des volets, avec, au bas de l'image, ces lignes dédicatoires : A mon vieil ami Estancelin, en mémoire de vingt-six années de sifflement.

Mais, tout en écrivant le nom du personnage, nous nous apercevons que nous n'avons pas encore fait avec lui une particulière connaissance. Il mérite qu'on en prenne le soin, pour l'intérêt et la diversité des circonstances dont fut entremêlée sa vie.

§

Malgré que les événements ne l'eussent point portée au premier plan de la scène, cette existence fut très remplie, pendant sa longue durée. Il avait été donné à celui qui la vécut d'approcher ou de connaître intimement quelques-uns des principaux acteurs politiques de plusieurs régimes. Soutenu par une foi inébranlable, il déploya une énergie restée vaine, mais qui eût été susceptible d'emporter des résultats considérables, si on l'eût écouté et suivi. Surtout, il put beaucoup apprendre, entendre, recueillir, à travers tant de révolutions dont il fut le témoin. Le roi des Belges, à l'issue d'une audience prolongée, lui disait avec raison :

Vous êtes le répertoire de cinquante années d'existence contemporaine.

Il était né, le 6 juillet 1823, en plein terroir de loyalisme monarchique, dans la ville d'Eu. Sa famille, aussi ancienne que l'invasion normande[3], s'y était fixée, depuis le règne de Louis XIV. Tel de ses ancêtres, Joseph Estancelin, écuyer, sieur d'Épinay, officier de la maison du Roi, avait administré le comté d'Eu pour le duc du Maine, après que Mlle de Montpensier eut fait l'abandon du domaine à ce prince boiteux et légitimé. Tel autre, son grand-père, avait été créé lieutenant-général des eaux et forêts du même comté-pairie. Enfin son père avait reçu le titre et les fonctions de receveur du domaine privé du roi, encore dans la ville d'Eu, où l'un de ses oncles avait été le fondé de pouvoir de la duchesse douairière d'Orléans.

Cette hérédité de charges avait eu pour effet d'entretenir une respectueuse intimité de rapports entre sa famille et les princes de la maison de Bourbon. Il en lut aidé, soutenu, naturellement. Petit camarade du jeune duc de Penthièvre, élevé au lycée Henri IV, dans le compagnonnage des ducs d'Aumale et de Montpensier, il ne pouvait que se pousser vite, à l'ombre du trône, s'il n'arrivait pas que le malheur des temps fît voler ce trône en éclats. Il était entré résolument dans la carrière, la tête haute, le cœur enflé de joie, avec la confiance d'un amoureux, qui, devant lui, n'aperçoit que succès, plaisirs et belles ambitions réalisables, le jour même ou pour le lendemain.

Rien ne manquait à ses vœux. On le reçut, de très bonne heure, aux Tuileries. La situation d'un de ses parents, alors député, lui ouvrait tous les salons amis, tandis que l'influence d'un autre, son cousin le marquis d'Ormenans, le mettait en relations directes avec ceux du noble faubourg. Il faisait son profit d'étude de ces opinions divergentes, pendant que ses camaraderies de collège avec les princes lui promettaient une place toute faite dans le monde orléaniste. La reine le tenait en une bienveillance particulière. Les ambassadeurs, ministres, pairs de France, le sachant reçu dans l'intimité de la famille royale, témoignaient à sa jeunesse des égards aux quels on n'est pas habitué, à cet âge.

A vingt ans, il était orphelin et libre. Son éducation et cette liberté même l'avaient mûri avant l'âge. Il jouissait d'une fortune indépendante et, ce qui ne gâtait rien, d'une santé de fer. La chasse, le cheval, les armes entretenaient sa vigueur sans la lasser. Au surplus, le sort l'avait muni d'un sang-froid et d'un à-propos naturel, qui ne devaient jamais se démentir.

Bien accueilli d'un chacun pour sa bonne et franche humeur[4], considéré avec intérêt du côté des femmes pour des facultés de nature, qui lui étaient propres et parce qu'il payait de mine, tout lui souriait dans le présent sans qu'il eût à nourrir d'inquiétudes pour l'avenir. On y songeait, en sa faveur. Les voies diplomatiques l'attiraient. On offrit à ses vingt-trois ans, en 1847, le titre d'attaché d'ambassade à Munich. C'était le premier pas à faire sur le chemin des grandeurs. L'année suivante, il se préparait à joindre son poste. Sa décision était prise, sa nomination signée. Sa famille devait l'accompagner. La mère de sa jeune femme — la reine avait voulu qu'il se mariât à l'âge où se marient les princes — était aussi du voyage. Par une matinée d'hiver, que réchauffaient les tièdes rayons du soleil, une berline bien conditionnée, avec quatre chevaux, deux postillons, deux valets de pied sur le siège, l'emmenait du boulevard des Italiens vers la gare de Strasbourg. Il partait à beau train d'ambassadeur. Hélas ! le plaisir fut court. Il dut tôt revenir. Peu de temps après, éclatait la révolution de Février.

Les événements tournèrent promptement aux conclusions extrêmes. Par la crainte inhérente à son caractère pacifique de faire couler le sang, Louis-Philippe avait cédé le terrain, sans combattre, à l'émeute surprise de son triomphe rapide. Notre attaché d'ambassade n'était plus qu'un spectateur perdu dans la foule des partants et des arrivants. Sa première pensée avait été de voler auprès du duc d'Aumale, en Algérie, pour l'exhorter à ne point reconnaître le nouveau gouvernement. Le prince était à la tête d'une armée de soixante à quatre-vingts mille hommes. Il était brave. Il était aimé. On l'eût suivi, peut-être. Mais, soucieux de la légalité jusqu'au sacrifice, il était déjà prêt à se démettre. Il allait spontanément quitter cette armée, en lui disant : Soumis à la volonté nationale, je m'éloigne... Estancelin eût eu grand tort de se mettre en route. On ne l'eût pas écouté. Il ne put que se tenir à la disposition de ses princes, leur rendre un ou deux précieux services, sauver, par exemple, en des circonstances vraiment romanesques, les diamants de la duchesse de Montpensier, les amener jusqu'à Londres, regagner Paris et attendre.

La révolution du 24 février 1848 avait eu un double résultat : elle avait renversé la dynastie de Juillet et décomposé le parti des tricolores, qui, pendant dix-huit ans, l'avait soutenue. Les uns passèrent à la république ; d'autres préméditèrent de se rallier au nom de Napoléon ; et le groupe des fidèles, ayant de nombreuses ramifications dans la bourgeoisie éclairée, composa le parti orléaniste. Élu représentant du peuple, Estancelin n'hésita pas[5] : il était né et resta monarchiste pour la vie.

Par un hasard singulier l'état de ses relations personnelles lui permettait de fréquenter, sous la présidence de Louis-Napoléon, les différents milieux politiques. Il était reçu chez Thiers, où se rencontraient les représentants du monde orléaniste centre gauche, le corps diplomatique et les étrangers de marque passant à Paris. On le voyait chez le duc de Broglie, où se donnaient rendez-vous les conservateurs de droite. Il retrouvait le même monde chez la duchesse de Galliera, aussi chez le marquis de La Ferté, le dépositaire de la pensée du comte de Chambord et le trait d'union désigné entre les purs du faubourg Saint-Germain et les fusionnistes. Enfin, il prenait place, tous les samedis, aux dîners que donnait la comtesse Lehon, en son hôtel du rondpoint des Champs-Élysées, le quartier général des entreprenants et des audacieux[6].

Quand on sortait des milieux solennels où pontifiaient les Burgraves, éloquents à discourir, mais inhabiles à se mouvoir, et qu'on pénétrait dans les appartements de l'ancienne ambassadrice, on comprenait, sans tarder, que là véritablement était le centre de la politique d'action.

C'est dans cette maison que fut préparée la grande surprise du Deux-Décembre. Sous l'influence prépondérante de Morny, l'orléanisme primitif, qui avait été l'esprit du lieu, glissait ouvertement vers l'empire. Estancelin y retrouvait des gens de son caractère, sinon de son opinion, des conservateurs résolus, regrettant tout haut la faiblesse de Louis-Philippe et qui, volontiers, eussent envoyé des coups de fusil aux blanquistes de Février. L'avant-veille du coup d'État, il y avait entendu une conversation des plus instructives.

Les dîneurs s'étaient retirés, successivement. Il n'était resté que trois personnes : Morny, Persigny et lui-même. L'ami de la comtesse et son associé d'affaires, Morny, venait de faire une violente sortie contre les hommes d'opposition de gauche, sous le règne de Louis-Philippe, notamment contre Duvergier de Hauranne. A son tour Persigny avait élevé la voix : Tout cela va finir ! s'était-il écrié. Nous aurons un Sénat, pour les hommes graves ; un Conseil d'État pour les hommes jeunes, comme vous l'êtes, vous, Estancelin ; et nous mènerons ce pays-ci, une bourse d'une main et une cravache de l'autre ! Sur ce, allons nous coucher. Deux jours après, le coup d'État était un événement entré dans l'histoire.

Aux mouvements militaires des troupes encombrant les rues et les boulevards, à l'attitude décidée des régiments, à la facilité avec laquelle les soldats faisaient usage de leurs armes, on avait pu se rendre compte pleinement que, pour l'armée, le Deux-Décembre avait été la revanche du Vingt-quatre Février. Naguère humiliée, désarmée, disséminée hors de Paris, elle était rentrée dans la capitale, maitresse de l'heure, puissante et redoutée. L'Empire était fait.

Estancelin n'était pas de ceux à qui devait profiter ce changement de régime. Membre du Conseil général de la Seine-Inférieure, il donna sa démission par refus de serment, en des termes qui lui valurent les félicitations de la duchesse d'Orléans. Appelant à son aide de belles raisons philosophiques pour trouver préférable et meilleur ce que lui imposait la force des circonstances, il résolut de se consacrer à la vie rurale, sans négliger les plaisirs de la chasse, auxquels il fut toujours adonné passionnément, ni mettre à l'abandon le goût très vif, qu'il ne répudia jamais, pour la société des femmes. Entre temps il accomplit deux intéressants voyages en Espagne, reçut du roi François d'Assise et de la reine un accueil plein de charmes ; et, pendant son séjour chez le duc de Montpensier, put apprécier les marques d'une amitié fidèle, dont l'origine remontait à leurs jeux d'écoliers, sous les arbres du collège Henri-IV.

Jusqu'en 1870 on n'entendit guère parler de lui, sinon dans les comices agricoles de sa province normande[7]. Le 4 juillet de cette année historique, à la Chambre des députés où l'avaient renvoyé ses électeurs, après de trop longues vacances, on put enfin saluer la résurrection politique du jeune Estancelin. Se souvenant de ce mot de Lamartine : On prend la France plus par le cœur que par la raison, il s'était adressé aux sentiments de générosité de ses élus ; en des termes d'une émotion communicative il avait invoqué pour les princes d'Orléans, le droit de redevenir Français et de rentrer dans la patrie commune. Son éloquent plaidoyer produisit sur cette Chambre impérialiste ce que j'appellerais une sensation dynastique. Quelques jours plus tard, c'était la guerre avec l'Allemagne et les préludes du renversement de l'Empire.

Nommé par le gouvernement de la Défense commandant général des forces auxiliaires réparties dans les trois départements de la Seine-Inférieure, de l'Eure et de la Manche, il donna des preuves de dévouement et d'énergie. Ce fut alors que le duc de Chartres était venu prendre du service dans l'armée de Normandie, sous le nom de Robert Le Fort, dont trois personnes furent seules — ou presque seules[8] — à connaître le secret : Estancelin, le lieutenant-colonel Hermel et la comtesse de Castiglione.

La paix conclue, il s'était rejeté dans l'action. Le jour où Paris brûlait, où l'on fusillait les otages, il était parti pour l'Angleterre dire au comte de Paris : Il faut aller demain chez le comte de Chambord et la monarchie est faite. Malheureusement pour les espérances qu'il avait vu luire, les princes illusionnés ne croyaient qu'en la parole de Thiers. La sienne ne fut pas écoutée, l'occasion fut perdue.

Les temps étaient agités. Les circonstances politiques, avec les remous des émeutes et des révolutions, avec leurs brusques changements d'hommes, favorisaient les habiles. Les chances que ceux-ci contournaient, il avait préféré les attaquer de front. Il s'était astreint à une ténacité de principes, qui n'avaient jamais varié ni plié. Cependant, les héritiers de la tradition monarchique auxquels s'était attaché son zèle exclusivement n'avaient plus dans leurs voiles les souffles favorables qu'y pousse la fortune, ou manquaient de la décision nécessaire pour les y ramener. Main vaillante, intelligence remarquable, cerveau plein d'idées, il resta fidèle jusqu'au bout à des convictions d'un autre âge ; il n'en retira que les satisfactions de conscience d'un devoir accompli sans profit et sans gloire.

§

La politique lui fut une maîtresse incommode et fuyante. Des compensations d'une autre sorte lui furent réservées, tout le long de la vie, qui l'aidèrent à en supporter les déboires et à passer le reste du temps agréablement.

Il n'était pas un Adonis, un miracle de beauté. Mais il avait le don, l'attrait, ce qu'on appelait, au dix-septième siècle, le vol des dames. Les femmes lui furent longtemps généreuses et douces.

Quelques-unes avaient rêvé pour lui, à l'instar de Mme de Castiglione, le rôle d'importance, qu'il ne lui fut pas accordé de remplir. Il en rencontra plusieurs, dont la tendresse dévouée persistait à voir en lui mieux qu'un homme aimable, divertissant et rempli de séduction, mieux que le serviteur agissant mais sans puissance réelle d'une grande cause avortée ; elles le jugeaient en l'exaltant avec l'abondance de leur cœur. L'idée qu'il était un être d'exception, il l'avait fait entrer dans leur âme par un ascendant naturel, où le physique avait sa part. L'amour est un grand embellisseur[9].

Quelle qu'en fût la raison sérieuse ou frivole, brûlante ou platonique, le certain est qu'il excita des passions vives.

Par quel hasard toutes ces lettres féminines adressées à un seul destinataire se trouvent-elles, aujourd'hui, devant nos yeux, éparses et dépliées ?

Il en est de différentes mains. Les écritures sont diverses. C'est partout la même flamme répandue qui les anime et les embrase.

Il s'en voit là de tendres, de spirituelles, sans intention de l'être, de sentimentales, d'implorantes, d'impérieusement amoureuses et quelques autres, d'une sensualité si capiteuse que la prudence commande d'en éloigner le regard et la pensée. Toutes les gammes de l'éternel sentiment, les plus chaudes, les plus ardentes ou les plus délicates y sont parcourues.

De certaines, échappées à la main d'une inconnue — qui fut connue dans le monde — ont une spontanéité, des élans, des retours, des étincelles, des bonheurs d'expressions, que n'aurait pas désavoués la plume d'une Lespinasse. Tournons les feuillets, pour voir : un peu de curiosité n'est pas damnable.

On n'en est qu'au lendemain de la rencontre décisive. La plume, entre les doigts de l'absente, frémit déjà. Le désir initial prend des formes aussitôt qu'éveillé et s'exprime en des termes déjà si transparents, en des détours de mots si expressifs qu'on est aussitôt fixé sur le peu de durée probable de la résistance. C'est bien là cette électricité fébrile, que produit l'attente de l'amant et qu'exaspère l'impossibilité de se jeter aussitôt dans ses bras.

La grande commotion ne tardera guère. Mais, que d'émois ressentis dans les illusions du rêve ou dans les frémissements du réel ! A celle-là, certes, on aurait pu redire ce qu'écrivait à l'une des grandes passionnées du dix-huitième siècle son amant, objet d'une adoration débordante :

Les femmes de Grenade ne sont pas dignes d'être vos écolières ; votre âme a été chauffée par le soleil de Lima ; et les Espagnoles, auprès de vous, semblent nées sous les glaces de la Laponie.

 

Les lettres de cette enivrée d'amour découvrent, à la minute, un état d'impressionnabilité physique intense. Elles trahissent, à ne pas s'y tromper, la pressensation aiguë de ce qui sera, tout à l'heure, peut-être. Des éblouissements viennent à celle qui les écrit, sous l'alanguissante imagination des caresses invisibles. Elle perçoit, avant de les avoir éprouvées, des sensations progressives si complètes qu'elle en a l'étourdissement anticipé. Et après !... La domination de celui qui passa s'est établie si forte qu'on lui jure et rejure qu'elle est à l'abri des ravages du temps, même de la vieillesse[10].

De ce jour il sera pour elle — comme le devient, pour chacune, l'être uniquement aimé — la personnification extérieure de tout ce qu'il y a de spirituel, d'aimable, de grand, au monde[11]. Aussi, quelles déclarations d'Elle à Lui ! Quelles amplifications laudatives, au souvenir d'un rendez-vous, où, sans doute, il se sera montré supérieur de toutes les manières !... Elle n'était pas libre... Elle avait prononcé des serments antérieurs[12]. Mais comment lui résister ? Il a du feu dans les veines. Ses yeux d'un bleu noir brillent comme le ciel des tropiques. Et sa force ! Et sa taille majestueuse et cet air de courage, qu'il unit à une si caressante tendresse ! Pardon, mon Dieu !... Elle n'existe que pour l'aimer, le dire et le prouver[13].

Pour le rappeler à soi ou pour revivre en imagination avec lui les moments indicibles, c'est, chaque jour, une nouvelle missive, plus chaleureuse que la précédente et moins vive que celle du lendemain[14]. C'est l'adoration absolue, sans restriction ni limite.

Ce bonheur radieux a ses nuages. Il y a dans cet accord parfait un élément de trouble : le mari, celui qu'on nomme toujours on, qu'on estime, qu'on voudrait aimer et qu'on peut seulement plaindre. Il y a d'autres soucis, d'autres craintes et les retours aiguillonnants de l'insurmontable jalousie. Le baiser de l'autre jour n'était que furtif et triste. L'aurait-il déjà remplacée dans son cœur ? Elle sait trop que ces sortes de liaisons ne peuvent durer. Sa légèreté naturelle ou son insouciance en auraient-elles déjà marqué le terme ? La seule idée d'un oubli si rapide glace son sang d'un froid mortel. Pour cette nature sensible est trop étendu le champ des suppositions alarmantes[15]. C'est alors l'état d'âme et le langage des amoureuses bouleversées à qui leurs pensées ne présentent plus que de sombres images : toutes choses pour elles se transforment en causes de chagrins. Elles ne savent où prendre la force pour résister à des impressions aussi profondes et aussi diverses. Oh ! combien de fois l'on meurt avant de mourir !, s'écriait Mlle de Lespinasse.

On sent approcher les premiers éveils de l'inquiétude morale, qui s'interroge et commence à s'alarmer sur les conséquences d'une faute trop heureuse, devant Dieu. Livrée comme elle l'était au combat des passions, notre inconnue n'échappera pas à l'irrémédiable crise, mélange funeste de plaisir et de douleur, de baume et de poison. Que dis-je ! Elle s'y enferme, elle y prolonge ses pensées, à faire croire qu'elle se délecte en sa souffrance ou dans la consolation de l'exhaler. Fréquemment reviennent les gémissements de son cœur sur les sujets éternellement chers aux natures passionnées : l'oubli complet de soi et de tout amour-propre, s'il est une récompense d'amour, au terme de ce renoncement ; le désir du sacrifice pour le contentement de celui qui seul occupe et attache ; les intervalles de pleurs et de tristesse, sans raison définie ; les repliements d'une âme mélancolique, presque heureuse de son mal, parce qu'il lui parle encore de l'objet qui l'entretient. Puis, comme il arrive toujours avec ces natures voluptueuses et pieuses, à la fois, quand leur imagination et leurs sens ont épuisé tout ce que peuvent inspirer d'élan, de joie, de vertiges, les transports de la passion satisfaite, s'annonce et s'accuse la période des retours de conscience ; c'est la phase agitée du repentir se retournant contre le bonheur passé, sans avoir la force de s'en plaindre contre celui qui en fut l'auteur[16]. Que des malheurs imprévus y ajoutent ces tortures morales, dont n'est indemne aucune existence humaine, elles sont prêtes à y voir, aussitôt, la marqué du châtiment divin, l'expiation.

La rhétorique d'amour a passé par là tout entière. Rien n'y manque des émotions aux nuances infinies, que peut résorber en soi une femme absolument éprise et dont l'application constante est d'écouter la sensitive de son cœur.

§

Il était donc capable d'inspirer de telles passions ! Il en éveilla de moins profondes. Liaisons passagères, épreuves de quelques jours, tentations d'un moment. C'étaient des flammes sans brûlure et d'extinction rapide. De ci, de là, pointait du romanesque. Hors de sa campagne normande, il avait aussi connu des rendez-vous hardis, compliqués de hasards et d'escalades. Le grand ami de Mme de Castiglione — à laquelle nous reviendrons bientôt — nous contait, un jour, au dessert, l'une de ces aventures et de quelle façon alerte il s'était tiré d'un pas difficile. L'histoire est de franche allure. On peut la cueillir, au passage. Elle amusera notre attention, à la manière d'une nouvelle galante des vieux temps.

Une gente personne, retirée, pendant la belle saison, en son château de province, l'avait invité à lui aller rendre visite, aux heures de nuit. Il aurait chance de l'y trouver seule. La femme de chambre — une perle fine — serait dans le secret. Quand à lui-même, on l'avait muni, par avance, de toutes les recommandations et désignations nécessaires. On l'attendrait, de dix heures à minuit. La lueur clignotante d'une bougie, derrière la fenêtre de la lingerie, lui servirait de phare. Il n'aurait qu'à suivre cette étoile indicatrice et à se laisser conduire, après.

L'expédition marcha sans trop d'encombre, encore que se présentèrent des minutes critiques. Il fallait, d'abord, pénétrer dans une habitation, où se trouvait logé un nombreux personnel, escalader une grille de parc et s'introduire dans le château. Toutes les dispositions intérieures avaient été bien prises. La fenêtre du cabinet de toilette devait être entrebâillée et les volets à moitié ouverts. Néanmoins, notre héros eut un moment d'hésitation. Il faisait du vent ; de gros nuages noirs obscurcissaient l'éclat de la lune. Tout à coup, ces nuages s'écartèrent. Le rayon lunaire éclaira, au pied du château, une large allée de huit à dix mètres, tapissée d'un sable jaune d'une finesse telle qu'une patte de rossignol y eût laissé son empreinte. Elle se voyait, en outre, admirablement ratissée.

On n'avait pas prévu cette circonstance. Il était impossible de traverser le chemin, sans que les jardiniers, à l'aube du jour, ne dussent reconnaître et ne pussent suivre la trace d'un pied d'homme entré au château, depuis la veille, avec de forts souliers de chasseur garnis de clous. Comment se risquer à la compromettre ? On l'attendait, cependant. Allait-il faire naufrage au port ? Par bonheur, une excellente idée lui traversa la cervelle. On s'occuperait, certainement, de l'empreinte des pas mystérieux qui, pendant la nuit, se seraient avancés dans la direction du château. Mais nullement de ceux qui paraîtraient en être sortis et sembleraient le fait d'un serviteur, d'un homme de peine. Autour de la construction régnait un trottoir pavé de deux mètres de largeur, environ, où n'était à craindre aucun indice dénonciateur. Encore fallait-il y toucher. Or, voici ce qu'imagina le visiteur nocturne. Il résolut de traverser, en marchant à rebours, l'allée fatale. Il s'en acquitta le mieux du monde, dispersa, en arrivant sur le pavé, de son souffle ou de son mouchoir, les particules de sable qu'avait pu y laisser sa chaussure, et, l'obstacle franchi, il gagna d'un pied libre, la chambre où il se savait impatiemment désiré. Elle vint à son approche. Leurs lèvres s'unirent, tenant, en silence, le plus éloquent des discours.

Il demeura, une semaine entière, dans une pièce retirée du château, servi et alimenté de jour par la diligente soubrette, gardé de nuit par la dame du logis.

§

Il y eut de tout, dans ce chapelet d'aventures, même des apparences de drame. Après avoir troublé de ses caprices errants des âmes promptes à s'enflammer, n'aurait-il pas été la cause involontaire, ce Convive d'amour, trop altéré, d'une désespérance de cœur si profonde, que ce cœur en avait cessé de battre ? Il recevait, un matin, une longue lettre apostillée du timbre de Venise, à la date du 26 mai 1860, et commençant ainsi :

Écoutez : il va mourir quelqu'un qui vous a tant aimé ! Il faut bien qu'elle vous le dise avant sa mort ; jamais vous ne l'avez su, ni vous ni personne ; souffrir, lutter, pleurer, voilà ma vie d'hier. Mais, aujourd'hui, mais là où j'en suis, déjà à l'ombre des éternelles ténèbres, tout s'efface, à mes yeux, et je ne vois plus que mon amour et mon désespoir ; c'est plus fort que moi ; mon cœur me crie : c'est assez souffrir, aux mourants il est permis de se plaindre.

 

Était-ce possible ? Il interrogea ses souvenirs. Fut-ce à Nice, à Hyères, sur les chemins de l'Italie, que put prendre naissance l'anonyme et tragique roman ? Une inconnue l'avait-elle aimé vraiment, à ce point, sans qu'il en eût perçu, deviné, senti le moindre indice ? Comme il ne parvenait pas à fixer une aussi cruelle incertitude, il en avait parlé dans le cercle de ses intimes, y cherchant quelque lumière ? L'une de ses amies, naturellement romanesque, était restée si émue, si dolente, après la lecture de ces adieux mortels, que, pendant plusieurs jours, elle pria pour l'infortunée Napolitaine ou Vénitienne, et que, sur le conseil de son directeur de conscience, elle lui fit dire des messes ! Seulement la pieuse femme ne se doutait pas de ce qui lui fut appris, un peu plus tard ; c'est qu'on avait surpris la crédulité du héros de l'histoire, sur les effets de son humeur conquérante ; qu'il n'y eut, dans l'affaire, ni morte ni blessée, et que la sentimentale Italienne au cœur brisé d'amour n'avait jamais existé que dans une imagination facétieuse.

Ce n'était qu'une absente dans le nombre. Mais des consciences sévères avaient jugé que l'aventure, tout imaginaire qu'elle fût, devait être une source de remords pour celui, qui, si légèrement, avait donné matière à de telles erreurs ! Il les laissait parler. Le cœur droit, l'âme intègre, la conscience sans faiblesse, le sentiment paternel hors de reproche, il avait une morale moins rigide sur les principes applicables à l'éternel vis-à-vis de l'homme et de la femme.

En vérité, cet homme heureux eût été d'une trempe bien rare, si, entre les deux haies d'admiratrices, qui ne cessèrent, jusqu'à l'extrême limite de ses ans, de le couvrir de fleurs, il n'avait pas fini par se persuader qu'il possédait, en effet, le talisman.

Car, cela dura toujours. Sur tous les points de sa route, il rencontra des cœurs ouverts à deux battants pour accueillir ses joies ou consoler ses peines. Il avait perdu, depuis longtemps, la flamme et le ressort de la jeunesse. Cependant, il avait des amies, qui, pour être venues très tard, ne s'en montraient ni moins dévouées ni moins tendres. Telle une poétique comtesse de X... très écrivante. Ayant elle-même passé le temps des amours complètes, elle lui avait accordé la maîtrise de son âme. Elle lui réitérait, de jour en jour, des attestations, comme celle-ci : il était l'homme parfait, à qui les sept dons de l'esprit avaient été octroyés : sapience intelligence, piété. et je ne sais plus quels autres Telle encore, l'une de ses amoureuses de jeunesse, dans un élan de reconnaissance encore chaud pour le bien qu'elle en avait reçu, s'emportait jusqu'à s'écrier :

Si Dieu m'interrogeait, je lui demanderais pourquoi il a créé des êtres tellement à part dans ce monde et leur a donné tous les charmes.

 

Né pour diriger, reprenait une troisième voix dans le concert, il était de ceux que leur supériorité libère de toute suggestion. Étant une influence reconnue, partout où il passait, il n'en subissait aucune. Seul, debout, dans la vérité et la lumière, voilà comment il apparaissait à ces yeux idéalement prévenus.

Mais, il n'était pas apprécié des hommes à sa valeur, celui que Dieu, pour le malheur des femmes, avait fait si séduisant. Aussi la fervente amie l'exhortait-elle, et de toutes ses forces, à se grandir dans l'opinion du monda. Les événements publics avaient trompé ses espérances et réduit à néant ses moyens d'action. Il devait, en revanche, écrire ce qu'il eût été capable d'exécuter. Que n'avait-il déjà terminé ses Mémoires ! Avec une confiance admirative singulièrement anticipée, elle leur promettait, avant qu'ils existassent, un succès, un triomphe, que Mme de Castiglione, moins enthousiaste, était loin de leur présager. Qu'il consentît seulement à y mettre la main et tout lui viendrait, de surcroît : récompenses, honneurs, réputation grandissante. Vous savez tant de choses, lui glissait-on en douceur, vous avez tant de documents entassés dans votre mémoire et dans vos archives domaniales ! Vous possédez si bien l'art de dire et de ne dire que ce qu'il convient d'exprimer ! Elle-même aspire à y contribuer de son humble effort ; elle classera les notes, elle en distribuera les matières enchevêtrées ; elle en coordonnera les pages déjà prêtes ; et l'on n'aura plus qu'à en livrer les feuillets au copiste. Heureux copiste, ajoutera cette adulatrice ingénue, connaîtra-t-il seulement sa bonne fortune d'être appelé à lire, le premier, ces captivants récits ! Il est vrai qu'une autre voix, en sourdine, rabattait de tels élans r celle un peu moqueuse de Mme de Castiglione l'engageant, au contraire, à se méfier de ses illusions, à n'en pas croire des louanges trop périlleuses à son amour-propre, à mesurer sa peine et ses mérites, à n'en attendre rien de plus qu'un profit moral incertain. Tiraillé entre ces deux influences féminines, l'une optimiste à l'excès, l'autre nettement déprimante, il n'avançait que d'une plume indécise ; ou pour ne contrarier personne, il changeait de sujet, ajoutait quelques lignes à l'histoire projetée de la plus belle femme du siècle, annonçait qu'il mènerait de pair celle-ci avec ses Souvenirs et trouvait ainsi le moyen de contenter les deux parties en désaccord. La comtesse de C*** estimait bon qu'on exaltât sa gloire et la comtesse de X***, douce de nature autant que facile de caractère, ne connaissait pas la jalousie. Par une exception très rare, en effet, cette dernière ne nourrissait aucun sentiment hostile contre la rivale de sa platonique et vertueuse amitié. Tout au contraire, elle encourageait fréquemment, dans ses lettres son cher duc — comme elle surnommait Estancelin, parce qu'elle le trouvait digne d'être, au moins, prince — à redoubler d'égards et de prévenances envers la reine déchue. La pauvre comtesse : c'est le début invariable de ses fragments épistolaires concernant Mme de Castiglione, et cela, sans aucune intention de dédain voilé ou de commisération perfide.

Pauvre comtesse ! répétera-t-elle, non, ne l'abandonnez pas, alors que tout la quitte ; mais que votre fidélité lui soit la dernière consolation de son déclin moral et physique.

 

Une autre fois, elle marquera son étonnement que le grand homme n'ait pas obtenu sur elle assez d'autorité morale et de prestige pour gouverner et assagir cette tête fantasque, capable des actions les plus grandes comme des plus folles. Sans doute, se disait-elle, avec la meilleure volonté du monde, on ne pouvait tout admettre, tout excuser dans les habitudes extraordinaires et, parfois, inqualifiables, que la recluse de la place Vendôme avait contractées ; mais, sa compréhension chaleureuse de l'amitié, constamment vibrante en elle, et sa loyauté de caractère demeurée intacte, ne suffisaient-elles pas à excuser les erreurs de sa belle intelligence en désarroi ?

L'ami commun n'avait pas de peine à se laisser convaincre de ce qui était le fond de son propre jugement. Sa correspondance alanguie se ravivait, à l'intention et à l'adresse de Mme de Castiglione ; ses visites redevenaient plus fréquentes chez celle qu'il avait, en son âme, sublimisée.

§

Qu'elle se vît en pensée sur la route montante de ses songes aventureux ou redescendit la pente de ses illusions en déroute, Mme de Castiglione n'avait jamais admis qu'il se retirât complètement de la politique. Il ne devait pas se contenter d'être le meilleur fusil de la région. Puisqu'il ne pouvait devenir ministre et que les maîtres du château d'Eu n'employaient pas leur influence à le faire nommer seulement sénateur, elle voulait qu'il fût, au moins, le premier de sa province ;

Mais que faites-vous donc dans votre tanière normande, lui écrivait-elle, parmi les lys penchés et les violettes relevées ? Comptez-vous par des essais d'agriculture locale mériter la nouvelle décoration couleur d'espérance de la République française ? Allons, sortez de cet antre obscur, remuez-vous et... venez m'embrasser[17].

 

Son amour-propre de femme s'était réjoui, lorsque, pendant la guerre de 1871, le gouvernement de la Défense nationale le bombarda commandant en chef, à titre auxiliaire, d'une armée de quarante mille hommes. Il avait baptisé militairement Robert Le Fort, conduit vers Paris assiégé la colonne de troupes qui s'approcha le plus près du cercle d'investissement, affronté le feu, reçu dans la poitrine une balle prussienne et mérité qu'on tremblât pour ses jours. Néanmoins, après la révision des grades, plus tard, quand des intentions malveillantes se retournèrent en épigrammes contre ce généralat improvisé, elle en avait subi l'impression d'une manière assez vive pour lui lancer aussi sa flèche :

J'observe — ce qui m'a été rabâché à satiété —, que vous n'avez jamais été général, qu'on vous le conteste, et cela me chiffonne. Il fallait le prouver.

Simple accès d'humeur, comme elle en avait souvent !

Quoiqu'il fut, de nature, le plus indépendant des hommes et qu'elle s'en fût aperçue, puisqu'elle lui détachait, une fois, ce compliment : La femme qui doit vous mener vous, n'est pas encore née ; quoique, dans sa famille et hors de sa famille, il n'en eût agi, toujours, qu'à sa tête, il avait dû s'armer d'une forte provision de patience envers sa terrible et exigeante amie. C'était, au hasard des lettres dont il avait l'aubaine journalière, lettres impératives, caressantes, maussades ou passionnées à leur manière, c'était un flot d'observations ou d'injonctions contre lesquelles il se cabrait, surtout dans les derniers temps. De sorte que, par intervalles, il jugeait bon de suspendre toutes explications écrites ou parlées, entre elle et lui, et recherchait, pour en tenir lieu, la conversation de beautés moins commandantes.

Elle n'était pas sans en souffrir. Du dépit se mêlait à sa plainte et elle en revêtait l'expression d'un caractère de grandeur offensée :

Pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir, à votre passage à Paris ? Est-ce pour vous mettre à la hauteur des princes, que vous vous faites, à plaisir, ingrat, négligent, oublieux ? Les princes sont passés de mode, mon cher. Mais rassurez-vous, j'aime néanmoins, toujours, ceux qui ont failli m'aimer, lorsque j'étais à la mode de l'Empire[18].

Dans les meilleures pages de cette correspondance si -cahotée elle inclinait à des pensées douces, quasiment tendres. Une longue jeunesse de cœur, qu'on n'avait pas assez dépensée, aspirait en elle à reprendre vie. De tardives bouffées lui remontaient d'un sentiment plus chaud et plus complet, qui n'avait pas eu de conclusion, jadis. Elle en rendait l'idée transparente par des réflexions suggestives, comme celles-ci :

Ah ! ces huit jours passés ensemble, à toute heure, en toutes choses, sauf une !...

***

Une larme de toi, ô Normand, que je n'ai jamais vu pleurer, mais dont j'ai presque tout vu : écrire, dormir, rager, railler, rêver, mais non pas aimer, et, quand on n'a pas vu l'homme de cette dernière façon, on n'en connaît ni le pire ni le meilleur.

***

Il faut m'écrire, m'écrire sans cesse, sachant combien j'aime vous lire — car, c'est encore ce que vous faites le mieux, pour moi qui ne connais pas le reste.

Le double fardeau de la maturité de l'âge et des chagrins s'alourdissait sur cette admirable tête. Néanmoins, ses yeux, ses épaules, ses bras, ses mains, n'avaient pas perdu leurs droits à l'admiration. Son instinct féminin n'avait pas abdiqué et ne le pouvait pas, après les adulations infinies dont elle avait été l'objet sans pareil. Elle ne fut jamais aussi certaine qu'on l'a voulu croire, et tant de fois répété, de son irrémédiable déchéance. Avec une obstinée confiance, elle se défendait contre l'inattention du regard des hommes, dans le cercle restreint où elle s'était enfermée volontairement. Des retours d'hommages à l'être de séduction qu'elle fut et pensait encore être par de soudains réveils, lui étaient bien agréablement sensibles. Quand ses mille malaises faisaient relâche, elle s'employait encore à inspirer des impressions.

Aussi, à force de s'entendre dire qu'une fois, deux fois, sinon trois, il était passé à côté du bonheur sans avoir su le fixer ; au surplus, piqué de tant d'allusions à la messe blanche du rendez-vous dieppois ; enfin, remis en verve par des mots aiguillonnants de la comtesse[19], le Normand s'était dit : que l'Occasion était moins chauve, peut-être, que le faisait accroire la tradition ; qu'elle ne devait pas tenir à un cheveu unique ; et, qu'à tout prendre, un regain d'amoureuse amitié, conçu d'une certaine manière, entre elle et lui, ne serait que la réparation d'une erreur passée. Il en parla. Elle eut à retenir ses vivacités. C'était trop tard. Ou, alors, il faudrait lier la partie pour toujours et par un pacte définitif. La vie en commun... Il n'en demandait pas tant. Ces deux mots, avec tout ce qu'ils comportaient de renoncement d'une part, d'exigence de l'autre et de responsabilités à la suite, pour le seul retour d'un tête-à-tête permanent avec une femme malade, incommode et fantasque, — si intelligente qu'elle pût être, — ces deux mots avaient dégrisé du coup l'imagination momentanément montée du général. Il ne traîna pas des heures entières à méditer sur ce problème. Époux, père, grand-père, très pénétré de ses sentiments envers les siens, d'ailleurs ami de sa liberté, tenace en ses goûts, passionné de la chasse, des voyages, des longues flâneries en route, il aurait dû sacrifier tout cela, et pour quoi ?

Si l'amour et ses fièvres sont capables de faire mépriser, dans les temps insoucieux de la jeunesse, les tourments qu'il entraîne, on n'y aventure pas aussi aisément, dans l'âge avancé, la paix du foyer et le repos de l'âme. Déjà, de ses anciennes amies de cœur s'étaient imaginé qu'elles purifiaient leur flamme en lui prodiguant, dans leurs lettres, les appellations d'époux, de mari, de cher mari, qui les trompaient elles-mêmes, sans changer rien à la réalité des choses.

L'expérience en eût été plus périlleuse avec une nature volontaire et maîtrisante, comme l'était Mme de Castiglione, même après qu'elle eût cessé d'être jeune. Il ne revint pas sur sa proposition, mais tranquillement reprit sa place au rang des platoniques. De son côté, la comtesse, avertie sans paroles du faux pas où elle s'était engagée, ne manqua point de s'en tirer à son avantage. Elle déclara, plus tard, que c'était elle qui n'avait pas voulu et qu'elle n'aurait jamais voulu.

Faute de pouvoir fournir de meilleure raison, elle lui récrivit, modeste et simple, comme à son ordinaire, que, toute réflexion faite, elle était d'une nature trop supérieure, trop évidemment divine pour se plier au commun servage[20]. Il ne serait donc plus question d'amoureuse aventure ; mais l'amitié demeurerait profonde, chaleureuse, indéfinie ; et d'en douter seulement lui serait la plus cruelle des injures :

Ne pas compter sur moi ? Et depuis quand donc, de près ou de loin, vous ai-je donné le droit de mettre en suspicion ma sympathique amitié ? Ne vous l'ai-je pas prouvée par le plaisir visible que je montrai, en n'importe quel temps à vous recevoir ; vous, que j'ai vu toujours et partout, même recherché, moi l'ermite de Passy, la solitaire de Dieppe, moi la recluse de Paris, où je me tiens éloignée de chacun et où, pourtant, chaque fois, je vous ai reçu de mon mieux, en camarade, dans la plus grande intimité ? N'êtes-vous pas assez assuré de mes sentiments pour vous par notre correspondance ininterrompue, sans distinction d'époques ni de lieux, moi qui ne puis écrire pour mon plaisir et qui ai tant à faire pour m'ennuyer ! Si des cas de force majeure interrompent, parfois, nos échanges épistolaires et rendent ma plume infidèle, la pensée en demeure constante chez moi, et le regret en arrive jusqu'au remords. Vous êtes le seul ami qui me reste et je tiens à vous conserver[21].

 

Dans les jours de sérénité, elle n'avait pas d'empressements assez démonstratifs, ni d'attentions assez touchantes, à son égard, comme pour effacer de sa mémoire le souvenir des difficultés passées. Lorsque, après une semaine entière vécue, côte à côte, en tout bien tout honneur, il reprenait le chemin de ses terres, elle le pleurait comme un époux en mal d'absence, elle lui écrivait comme à un amant perdu :

Je te revoyais partout, autour de moi, tel que l'ombre de mon âme, tantôt mangeant la sole normande entre deux médicailles, amis[22] des oreilles sourdes[23], ou bien assistant aux soupers princiers[24] dans ma petite salle gris perle, sous mes étoiles d'or, contre-partie de mes déjeuners impériaux avec Paul, du Pays[25].

 

Cette grande affection avait été mise à l'épreuve en des circonstances particulièrement graves, et qui témoignèrent de sa profonde sincérité. En 1871, grièvement blessé d'une balle ennemie, Estancelin avait été ramené au château de Baromesnil, en des conditions de fièvre et de faiblesse, qu'on préjugeait mortelles. La comtesse de Castiglione le sut brusquement. Pleine d'angoisse sur la conduite qu'elle aurait à tenir, dans le doute qui balançait son âme entre un départ immédiat pour voler à son chevet et le scrupule de sa situation mal définie, irrégulière plutôt, à l'égard de la famille, elle avait rassemblé ses intimes, afin d'en agir selon leurs conseils. Devait-elle se rendre auprès du fidèle ami, braver une atmosphère, qu'elle sentait plutôt mal accueillante, tout braver, pour donner à celui que guettait la funèbre moissonneuse, un premier baiser de vie mortel, un dernier baiser de mort ?

Au contraire, la sagesse ne lui commandait-elle point de s'enquérir télégraphiquement de l'état du blessé et des dispositions qu'on aurait à la recevoir ? On s'était rallié à ce dernier parti. L'un des consultants, celui qu'elle appelait Balzac et dont nous aurons à nous entretenir, en détail, dans un chapitre prochain, rédigea une dépêche signée de son nom, s'adressant au général et lui demandant s'il ne désirait point, auprès de lui, les bons offices de Coiffier ? — Castiglione et Coiffier, c'était tout un. — Sans se laisser tromper au changement d'étiquette, on appréhenda, dans l'entourage du malade, comme un élément de trouble et d'agitation plutôt nuisible, l'ardeur d'un zèle, qui n'avait pas qualité de s'entremettre. On répondit, en deux lignes à Balzac qu'on le remerciait de sa sollicitude et ce fut tout. La comtesse en serait morte de chagrin et de dépit !

Elle s'était si peu attendue au rejet de son offre, elle s'était crue si positivement sur le point de partir en mission d'infirmière et de consolatrice qu'elle avait rassemblé — extraordinaire en chacune de ses déterminations — toute son armée active, pour lui faire escorte. Elle s'était donné une peine infinie à réunir ces divers personnages, fort occupés pour la plupart, et qui avaient consenti, par pure bonté, à cette démonstration collective de leur sympathie. Ils furent exacts au rendez-vous, les amis de toujours, que la belle comtesse[26] avait affublés des plus bizarres qualificatifs[27], ils étaient là, valise en main, tous ses dîneurs. Six au moins. Avec une pareille escouade de gens expérimentés, apportant, en personne, leurs hautes capacités chirurgicales et médicales ou simplement consultatives, elle en tête, on eût fait revivre un mort, fût-il Normand. Mais la famille, ignorant sans doute les puissants moyens de cette expédition, n'en réclama point les services. Mme de Castiglione reçut en plein cœur le coup de la froide dépêche. Le blessé devait souffrir moins longtemps de la balle allemande, que la sensible comtesse de son contre-choc : une double blessure d'amour personnel et d'amour-propre public.

Bien après, avec cette hâte d'informations qui rend les journalistes si facilement téméraires, une feuille parisienne ou départementale, nous ne savons au juste laquelle, avait annoncé fort à la légère, la mort d'Estancelin. Et, à la suite de la fausse nouvelle, s'étaient glissées des réflexions, comme celle-ci, dans le monde, qui la connaissait encore : Voilà qui va causer de la peine à l'Italienne de la légende, pour laquelle ce galant homme brûlait de l'encens, depuis trente années[28]. L'émotion avait été poignante, mais courte, dans le cœur de l'amie. Une autre édition ressuscitait celui qui n'avait pas perdu la vie.

Mais faut-il s'en étonner ? remarquait-elle, avec cet esprit de généralisation paradoxale, qui lui était si familier. Tout le monde ressuscite maintenant : l'autre jour un prince russe est sorti froidement de sa bière pour appliquer deux gifles à ses proches, qui l'enterraient vivant[29].

Grande était sa crainte de mourir loin de sa vue, très seule, et non moins profonde son angoisse de ne pouvoir consoler les derniers moments de son ami, si, au contraire, le sort voulait qu'il quittât la terre avant elle. Mais courageusement, en femme pour qui la mort, à force d'en parler, avait perdu son caractère d'horreur, elle l'entretenait de sa fin ; elle insistait à prédire les circonstances, qui pourraient entourer le fatal dénouement ; et, parfois elle en évoquait la triste image, d'une manière à la fois enjouée et touchante :

Quand à une table de princes et de duchesses espagnoles[30] on vous dira gaîment : Avez-vous vu dans les faits-divers, que la comtesse de la légende est morte subitement ?Ah ! bah ! leur répondrez-vous, stoïque. Dans quel journal avez-vous lu cela ? Mais, lorsque vous serez seul, vous irez dans les bois, et là, vous essuierez votre front humide, vous rajusterez votre cœur blessé, vous verserez une larme et, rentrant chez vous, vous relirez mes lettres[31].

Si la destinée lui infligeait cette douleur qu'il la précédât dans l'au-delà, du moins tiendrait-elle à ce qu'il ne s'en allât pas, tout entier, de leur double vie et que des objets familiers lui ayant appartenu, de ces choses d'usage sans importance ni valeur, mais qu'on chérit pour les souvenirs qu'y retrouvera l'âme des survivants, lui fussent pieusement réservés. Et, là-dessus, elle le priait de faire mieux que d'exprimer, autour de soi, un désir sans forme, une vague intention verbale. Il devrait de sa plume signer des dispositions précises et lui en donner copie. Oui, c'est ainsi qu'il devrait procéder. Elle en aurait le cœur plus tranquille. N'avait-elle pas l'expérience trop récente de ce qui était arrivé, après la mort du prince Napoléon, lorsqu'elle vit se perdre entre des mains étrangères quarante années de souvenirs échangés entre elle et lui, ses livres et ses lettres ? D'ailleurs, ses prétentions étaient bien modestes et n'excédaient guère la portée de certains vœux sentimentaux. Si, pour des raisons familiales, qu'il ne lui convenait point d'interroger, des contestations pouvaient surgir, par exemple au sujet de la chaîne à trèfles des princes d'Orléans, certainement personne ne voudrait lui refuser le peu et le très souhaité qu'elle demandait : des cheveux de son ami, ses deux pistolets de voyage, et, détail plus touchant encore, l'ample pardessus marron quadrillé que, si souvent, elle avait vu, au travers des jalousies de la place Vendôme, passer, venir ou s'en aller.

Sa tristesse était que, là-bas, dans l'entourage, on persistât à repousser ses tentatives de rapprochement, comme s'il elle eût été, elle, Virginie Oldoïni, comtesse de Castiglione, une personnalité douteuse et qu'on éloigne. Sur la limite extrême de leurs rapports, elle manifesta souvent le désir que lui fussent ménagés, surtout, l'es- time, la confiance et l'amitié du petit-fils du général : Louis de Clercy, et qu'il sût ce qu'elle avait été pour son aïeul[32].

§

C'étaient les parties sentimentales et attendries de ses lettres d'intimité, confondues, perdues parmi beaucoup de brouillonnages inutiles. Elle s'y montrait assoiffée d'affections. Elle y était naturelle et bonne. On sentait là battre son cœur.

Mais la note de ses effusions était changeante, comme les montées et les descentes de son humeur. Elle n'échappait jamais bien longtemps au tumulte de son caractère.

De toutes ces pensées bonnes ou mauvaises Estancelin était le confident nécessaire, comme il en faut un à beaucoup de femmes, celui qui ne s'étonne, ni ne se fâche ni ne s'indigne de rien. Il se rendait accueillant à ses rêves tombés, à ses chimères, à ses regrets d'un irréalisable objet. Il la laissait dire, écrire, un peu déraisonner, affectueux, sceptique, et se prêtant avec une complaisance égale — qui se lassera, pourtant — à son ultime fantaisie : la mise en œuvre de ce qui devait être et ne fut point le Testament littéraire de la comtesse de Castiglione.

 

 

 



[1] Cette historiette, par exemple, à laquelle Mme de Castiglione fait allusion gaillardement dans une de ses lettres.

Il est question de Drouyn de Lhuys, ancien ministre des Affaires étrangères, diplomate à bon droit estimé pour sa sûreté de coup-d'œil et son sens judicieux. Sa femme, qui avait ses raisons de n'être pas aussi satisfaite de ses services, le querellait, récemment. Il avait laissé commettre un passe-droit, un abus. C'est étonnant, lui avait-elle dit, avec une moue de dédain, comme vous manquez de fermeté ! Et beaucoup de gens entendirent cela, qui resserraient les épaules et contractaient leur figure, pour ne pas rire, un chacun croyant savoir que le ministre péchait par faiblesse, sous différents rapports.

[2] Dites votre heure pour mettre mes mignons (ses petits chiens) à la fenêtre et sifflez. (Lettre de Mme de Castiglione, CCXXVIII.)

[3] Les Flamands donnaient aux pillards du Nord le nom d'estancelin ou d'esterlin. Curieuse appellation, puisqu'elle est celle aussi d'un poisson batailleur et méchant, qui dévore tout ce qui lui tombe sous la dent.

[4] Le duc d'Aumale lui écrira quelques années plus tard :

Vous êtes un si aimable compagnon qu'on ne se passe pas aisément, de votre société, quand on en a pris l'habitude. (Lettre inédite, Twickenham 15 juin 1857.)

[5] En 1849, il avait vingt-quatre ans.

[6] La comtesse Lehon, qui joua un rôle important dans la société des débuts de l'Empire, en raison de sa liaison publiquement avouée avec M. de Morny et sanctifiée, disait-elle, par l'opinion publique, vint à Paris en 1832, avec son mari, le premier ministre du royaume de Belgique à Paris. C'était une délicieuse femme blonde ; on vantait sa jolie taille, ses épaules superbes, très montrées, et dont la vue scandalisait la pudique reine Marie-Amélie.

[7] Il était demeuré, en Normandie, le mandataire des intérêts privés de la famille d'Orléans. Dès la révolution de 1848, bien convaincu que, dans un temps plus ou moins rapproché, les propriétés des princes risqueraient, fort de changer de maîtres, il s'était avisé d'en garantir une notable partie, en louant le grand parc du château d'Eu avec une vaste ferme et autres dépendances. Il s'installa dans ce beau domaine, une acquisition de Louis-Philippe aussitôt roi ; et, lorsque eurent été rendus les décrets de confiscation du 22 janvier 1852, il se hâta de convertir en achats ces biens mis en vente, en attendant qu'ils pussent revenir à la Maison d'Orléans. Grâce à ces mesures prudentes, arrêtées à l'encontre d'un morcellement inévitable, il devait être permis, vingt ans après, au comte de Paris, de retrouver autour de son château royal un domaine complet et répondant à sa destination.

[8] La comtesse de Valon ne l'ignorait pas, non plus, lorsque, un soir, dans son château de Rozay, on lui annonça l'arrivée d'un officier français, sous le nom de Robert Le Fort, et qui n'était autre que le duc de Chartres. Il allait rejoindre son régiment. Ce fut un épisode impressionnant que le passage, à travers bois, du prince de France, dont la tête venait d'être mise à prix par les Prussiens. (Cf. Frédéric Loliée, les Femmes du Second Empire, p. 286.)

[9] Les effusions d'une Mme de X***, confinaient à l'idolâtrie pure. Nous disons pure avec intention, car elle avait cessé, depuis un bon temps, d'être jeune. Telle autre, qui le comblait, à la fois, de ses louanges et de ses faveurs envisageait comme une impression de paradis l'unique fait de lire, d'écrire, travailler auprès de lui, elle servant de secrétaire, lui dictant à haute voix ce que son esprit exceptionnel savait créer de beau, de brillant, de fulgurant.

[10] Quand il aurait dépassé cinquante, soixante années peut-être, qu'importe ! je l'adorerai toujours. Jamais, je ne cesserai de le regarder comme mon maître, mon mari, mon amant, ma vie, tout enfin.

[11] Tu as toutes les qualités de l'esprit, tous les instincts du cœur, tous les germes des sentiments de l'âme les plus élevés, quoique une vie orageuse en ait fané quelques-uns.

[12] J'aime tendrement, profondément mon mari, je fais tout pour lui plaire, mais, hélas ! je l'aime comme un père !

Heureux époux, celui-ci quittera la terre en emportant la conviction qu'il posséda la plus dévouée, la plus aimante, la plus fidèle des femmes.

[13] D'y penser seulement je défaille. Adieu, je me fonds d'amour sur tes lèvres et de tendresse sur ton cœur.

[14] Mon Dieu, si je vous aimais, comme j'aime cet homme, je serais digne d'être ravie au troisième ciel.

Celui que j'adore comme on devrait adorer Dieu.

Séparée de toi, qui es la lumière de ma vie. je n'y vois plus. je suis anéantie. Séparée de toi, seul but de mes regards, plus encore de mes contemplations... je n'y vois plus rien... je plonge dans les ténèbres... je suis l'aveugle.

Hélas ! la lettre de la princesse de R***, au Mont-Dore, prouve assez que tu lui parlas bien légèrement. Et des paroles aux actes, il n'y a pas grande distance, avec l'habitude et la nature que tu as.

Que fais-tu ? Quelles sont tes pensées et tes plaisirs, peut-être ? Mes yeux te cherchent et ne te voient. Je suis là dans les ténèbres, marchant, tâtonnant, heurtant, contre ces mille écueils, contre ces mille embûches, que dresse, au-devant de moi, une jalousie désolante et impitoyable. Oh ! supplices de l'aveugle, que je vous comprends !

[15] Si j'interroge ton passé, il me répond que l'amour de l'homme est passager. Si j'interroge le présent, il me répond que l'expression de mon amour devrait m'être interdite. Si j'interroge l'avenir, il me parle de réparation. Si je m'adresse à mon cœur, il me dit qu'il se prépare des souffrances terribles. Si je laisse parler ma conscience, hélas ! elle se révolte et me montre, d'un côté, l'éclat de mon innocence, à jamais terni, et de l'autre, le châtiment que Dieu me réserve peut-être, si je ne lui sacrifie le penchant qui m'entraîne.

[16] Je ne m'estime plus, je me méprise. Je voudrais te fuir, et je ne le puis... ma pensée court après toi.

Le chagrin m'exténue. Je suis lasse de pleurer, lasse de te quitter toujours. Je déteste et je maudis, chaque jour, tout ce que j'aimais, autrefois. Je n'existe plus qu'en rêve... et c'est un mauvais rêve... Rien ne m'intéresse, désormais. Je fuis tout ce que je désirais. Ce qui me plaisait me déplaît. La musique ne chante plus à mon oreille. La lecture me trouve distraite. Les visites me sont odieuses. Je n'ai plus qu'un désir, une passion et un remords. Toujours toi !

[17] Lettres, CCXLII.

[18] Lettres, LXIX.

[19] Votre lettre a réveillé mon cœur et peut-être quelque chose avec, lui écrivait-elle par amusement.

Que n'as-tu parlé de la sorte, il y a vingt ans ! (Lettres, CLII.)

[20] Je pourrais bien devenir amoureuse du maître, si le fait d'être sortie des mains de Dieu..... (Lettres, CCLXV.) Du verbiage.

[21] Lettres, DLVI.

[22] Des médecins amis et commensaux de la comtesse.

[23] Terrible en ses franchises, elle rappelait souvent à ce cher ami qu'il n'avait pas l'ouïe fine, et que sa dureté d'oreilles, se renforçant avec les ans, pourrait bien devenir une affligeante surdité.

[24] En compagnie de princes : les ducs d'Aumale et de Chartres.

[25] C'est-à-dire, sans amplification de terme, avec Paul de Cassagnac, directeur du Pays et partisan de l'Empire.

[26] N'oublions pas qu'elle n'avait, à cette date, que trente et un ans.

[27] La Messe, la Rosse, l'Enfant, le Grand, le Bougre, etc.

[28] Lettres, CLXXXIV.

[29] Lettres, CLXXXIII.

[30] Allusion aux rapports intimes du général Estancelin avec le duc de Montpensier et ceux de sa famille.

[31] Lettres, CLXXX.

[32] Plusieurs fois, elle écrivit à ce jeune héritier d'un grand nom, sur la tête duquel on avait amassé tant d'espoirs, mais dont la mort prématurée ruina le bonheur de deux familles. Elle lui prodiguait, en ses lettres, des conseils sérieux et virils. Ou bien elle prenait avec lui un ton plus familier l'interrogeait sur ses goûts, ses plaisirs ; et, parce qu'il était un gentilhomme, parce qu'il devait être aussi un homme de son temps, elle l'encourageait à cultiver la galanterie, les langues étrangères et comme le duc de Chartres, à pratiquer... les délassements de l'art photographique.