LES CRIMES ET LES PEINES

 

NOTES ET RENSEIGNEMENTS.

 

 

NOTE 1. — Sur la mission du goël.

LES HÉBREUX. — Le goël, le vengeur du sang, accomplit une mission sacrée.

Voici les textes sur lesquels nous appuyons notre opinion. Nombres, ch. XXXV, v. 19. Le parent de celui qui aura été tué tuera l'homicide ; il le tuera aussitôt qu'il l'aura pris.

20. Si un homme abat son ennemi, ou qu'il lui jette quelque chose par un mauvais dessein ;

21. Ou si, étant son ennemi, il lui donne quelque coup de sa main. et qu'il en meure ; celui qui aura frappé sera coupable d'homicide ; et le parent de celui qui aura été tué le pourra tuer aussitôt qu'il l'aura trouvé.

30. On punira l'homicide, après avoir ouï les témoins. Nul ne sera condamné sur le témoignage d'un seul.

31. Vous ne recevrez point d'argent de celui qui veut se racheter de la mort qu'il a méritée pour avoir répandu le sang, mais il mourra aussitôt lui-même.

Selon M. Salvador, le texte du verset 19, tout précis qu'il paraisse, ne signifie point que le parent du mort avait droit de tuer le meurtrier sans jugement préalable. Cela, dit-il, ne soutient pas l'examen. A la vérité, il est fait allusion à l'accès possible de violence que la vue soudaine du meurtrier, même involontaire, d'un père, d'un enfant, d'un être chéri était susceptible d'éveiller dans son âme ; et la loi, par l'institution du lieu de refuge, cherchait à en prévenir les conséquences. Mais loin d'armer le garant du sang d'un pouvoir discrétionnaire, loin de dire qu'il tuerait le meurtrier de sa main, l'article en question signifie que son droit était de le faire mourir, s'il y avait lieu, dès qu'on l'aurait rencontré ou saisi, de le faire condamner par le conseil, par l'assemblée expressément appelée, d'après les termes de la loi, à juger entre l'un et l'autre. (Institutions de Moïse, t. I, p. 369.)

Voici maintenant l'opinion de dom Calmet. Elle nous paraît décisive :

Le proche parent de celui qui aura été mis à mort tuera le meurtrier. Si celui-ci était rencontré avant son jugement, et avant qu'il se fût retiré dans une ville de refuge, par le parent du mort, ce parent pouvait impunément le mettre à mort. Mais si le meurtrier, après avoir été condamné par le juge, était livré au parent de celui qui avait été tué, ce parent ne pouvait lui pardonner, ni recevoir de lui de l'argent pour le garantir de la mort. Comme il n'était que l'exécuteur de la sentence des juges, il n'avait pas la liberté de le laisser vivre. Auparavant la sentence des juges la loi donne seulement l'impunité à celui qui venge la mort de son frère ; mais, après la condamnation du coupable, elle l'oblige de tirer vengeance du meurtrier. Les lois d'Athènes ne permettaient pas seulement la vengeance du meurtre commis en la personne d'un proche ; elles l'ordonnaient même à ceux qui lui appartenaient, quand même la personne tuée n'aurait été qu'un esclave. (Commentaire sur les Nombres, p. 385, in-4°.)

 

NOTE 2. — Sur la pénalité celtique.

ROME SOUS LE RÉGIME DES DOUZE TABLES. — La femme peut être vendue, et c'est même là un moyen commode de répudiation, moyen qu'on retrouve chez les peuples celtiques.

Il eût été naturel de faire suivre nos chapitres relatifs à la pénalité romaine, d'une étude sur l'organisation judiciaire et la pénalité des peuples celtiques. Diverses considérations nous ont retenu, notamment l'obscurité qui règne encore sur cette matière, et l'impossibilité de la resserrer dans un cadre approprié à notre livre. Nous n'en dirons ici que quelques mots.

Une grande analogie existe, sur les points fondamentaux, entre le droit primitif des Gaulois et le droit primitif des Romains. On sait que suivant une tradition généralement admise par les anciens, les Ombriens de l'Italie centrale étaient une colonie gauloise et avaient primitivement occupé, c'est Hérodote qui le constate, un vaste territoire dans la Péninsule. Les Ligures de l'Italie n'étaient également qu'un rameau détaché du tronc

celtique.

La division des personnes, dit très-bien M. Laferrière, les caractères absolus de la puissance paternelle et maritale dans la constitution personnelle de la famille :la distinction de l'ager publicus et de l'ager privatus, l'inviolabilité de la propriété privée et des limites du champ patrimonial ;le fondement personnel des obligations, le lien rigoureux qui enchaîne la liberté du débiteur, et transforme le gage réel en propriété ;le respect pour la sainteté du serment, la foi accordée au témoignage et l'intervention des garants judiciaires : ce sont-là, malgré la dissemblance d'organisation, des bases identiques, sur lesquelles reposaient et l'ancien droit civil de Rome et l'ancien droit de la Gaule[1].

Nous empruntons au même écrivain les aperçus suivants sur l'organisation judiciaire des Gaulois.

La justice extraordinaire ou politique était confiée soit au vergobert, soit au brenn, au roi, à tout autre chef de la cité, élu par le sénat ou par le peuple. Cette justice politique renfermait le droit de vie et de mort. Elle était exercée, dans les circonstances qui intéressaient le salut du pays, par le magistrat qui en était investi, ou par le chef militaire dans les assemblées d'armes.... Sans doute, en certain cas, la justice extraordinaire était souveraine et prompte dans l'exécution de ses arrêts. — Mais, dans l'ordre général des institutions gauloises, il y avait une justice suprême de laquelle relevaient généralement toutes les juridictions.

Ce tribunal souverain était l'assemblée même des druides, qui, chaque année, à une certaine époque, tenait ses assises ou ses GRANDS JOURS dans un lieu consacré, sur les frontières du pays chartrain, considéré comme le centre de la Gaule. Là se réunissaient de toutes parts des druides et ceux qui avaient des différends publics ou privés. Là se révisaient les sentences dont les parties croyaient avoir à se plaindre.

Les druides avaient, pour l'exécution de leurs sentences, une sanction terrible, l'interdiction des sacrifices. Elle était prononcée contre l'homme public ou privé qui n'obéissait pas aux arrêts druidiques. Ceux qui en étaient frappés étaient mis au nombre des impies ou d& scélérats. On se retirait d'eux, on fuyait leur abord, leur parole, de peur d'être atteint par la contagion du mal. Pour eux, dans la cité, il n'y avait plus d'honneurs, plus de justice même à espérer. C'était ce que Jules César, par analogie avec les institutions romaines, appelait l'interdiction du feu et de l'eau ; c'était ce que, dans le langage du moyen âge, on aurait appelé, avec plus de vérité encore, excommunication.

Avec cette sanction redoutable, la théocratie judiciaire des druides se comprend et s'explique dans un pays si favorable au culte religieux ; et l'on a peine à se défendre d'un soudain rapprochement entre la sanction de la juridiction druidique dans les Gaules, et la sanction de la juridiction ecclésiastique dans la France du moyen âge. La même sentence d'interdit avait dans ses effets la même universalité[2].

César atteste que, dans les Gaules, le père de famille, avait, comme dans la Rome primitive, droit de vie et de mort sur sa femme et sur ses enfants. Quand un personnage important venait à mourir et que des soupçons s'élevaient sur la cause de sa mort, ses parents assemblés faisaient mettre sa femme à la torture. Elle était livrée aux flammes si elle était trouvée coupable. On voit de suite combien ce tribunal domestique ressemble à celui qui, chez les Romains et selon la loi des Douze Tables, jugeait la femme coupable d'adultère.

Il est vraisemblable, et c'était l'opinion de l'illustre de Savigny, que le droit romain, dans les Gaules, absorba peu à peu le droit gallique. Peut-être est-il plus exact de dire, avec M. Laferrière, que les deux éléments romain et gallique, depuis la conquête des Romains jusqu'à celle des Germains, ont continué d'exister ensemble, en se modifiant l'un par l'autre[3]. La coexistence de ces deux droits, ou, si on l'aime mieux, celle du droit écrit et de la coutume du pays, a produit, en effet, dès le cinquième siècle, les anciennes et précieuses Formules qui ont précédé le livre célèbre des Formules de Marculfe. biais on ne saurait nier que le droit romain, d'une part, et, de l'antre, le droit germanique importé dans les Gaules par les Francs, n'aient eu, sur les destinées ultérieures du droit criminel de la France, une toute autre influence que les traditions celtiques. C'est pourquoi l'on nous pardonnera d'avoir borné à cette note ce que nous devions dire des institutions judiciaires de nos premiers ancêtres.

 

NOTE 3. — Sur les colons et les lides.

ROME AUX TEMPS DE LA RÉPUBLIQUE ET DE L'EMPIRE. — Dès avant Constantin, des hommes d'une classe particulière appelés agricoles ou colons forment une transition entre l'esclave et le sujet libre.

LA FRANCE FÉODALE. Les vilains devaient leur origine à ces affranchis, à ces Lètes, à ces lides, ces colons d'extraction romaine ou germanique.

Nous avons plusieurs fois parlé des colons et des lides, mais sans appuyer sur leur condition, sur le rang qu'ils occupaient soit dans la société romaine, soit dans la société barbare, ni sur la pénalité à laquelle ils étaient soumis. Peut-être le lecteur sera-t-il bien aise de trouver ici quelques renseignements sur ces divers points, que les savants travaux de Jacob Grimm, de M. Naudet et de M. Guérard ont puissamment contribué à éclairer, sans être parvenus toutefois à dissiper toutes les obscurités qui les couvraient. C'est particulièrement aux excellentes recherches de M. Guérard que nous emprunterons ce qu'on va lire.

C'est dans une loi de Constantin portée au Code de Théodose que les colons apparaissent pour la première fois clairement définis. D'après le texte de cette loi et d'après d'autres textes insérés au Code de Justinien, le colon est l'homme qui, inséparablement attaché à la culture d'un fonds étranger, en fait les fruits siens, moyennant une redevance fixe qu'il paye au propriétaire. Esclave par rapport à la terre, il est libre à l'égard des personnes ; sa condition est donc un état mixte. Il peut, comme l'homme libre. contracter un véritable mariage, posséder à titre de propriétaire, sans toutefois avoir droit d'aliéner sa propriété, et transmettre ses biens propres à ses héritiers. Mais, en ce qui concerne le sol colonaire, il n'est pas propriétaire ; il a un patron sans le consentement duquel il ne peut aliéner ce qu'il possède en propre, ce qu'il a acquis du fruit de ses économies ; il est inséparable du fonds qu'il cultive, et, comme tel, vendu avec ce fonds.

Le colon est tellement attaché au sol que, s'il le quitte et prend la fuite, il est, comme l'esclave, réputé voleur de sa propre personne. Son patron peut alors le mettre aux fers et le réduire à l'état d'esclave[4]. Les Codes de Théodose et de Justinien indiquent les châtiments corporels qui peuvent lui être appliqués[5]. Ces punitions sont en général plus douces que celles qu'on infligeait aux esclaves. Le colon pouvait même intenter une action criminelle contre son maître, droit qui différencie profondément sa condition de celle de l'esclave.

M. Guérard a très-finement remarqué que le colonat, sous les rois des Francs et des autres peuples germains, marcha en sens inverse de l'esclavage. Tempérée par la charité chrétienne, la servitude tendit à se confondre avec lui. Au contraire, le colon qui, sous les empereurs, n'était soumis qu'à des redevances envers le maître, descendit, sous les Francs, au rang des non-libres ; il fut assujetti à des services corporels qui devinrent dans la suite les corvées ; tandis que l'homme libre n'était jamais frappé que d'amendes pécuniaires, le colon fut, comme le serf, puni corporellement.

Sa condition, toutefois, était 'meilleure que celle de ce dernier et la loi lui prêtait une protection plus efficace et plus étendue que celle qu'elle accordait au serf. Dans la loi Salique, le meurtre d'un serf se rachète par 35 sous de composition ; celui d'un colon par 45 sous. La loi des Allemands assimile, pour l'importance de la composition, le meurtre du colon au meurtre de l'Allemand lui-même.

Le colonat s'éteignit en France vers la fin du dixième siècle, époque où le droit du colon sur la terre qu'il habitait finit par se transformer en véritable droit de propriété.

Passons à ce qui concerne les lides.

Suivant M. Guérard, l'état du lide, comme celui du colon, n'était précisément ni la liberté ni la servitude ; c'était, dit-il, un état intermédiaire et mixte qu'il ne paraît pas facile de saisir et qu'on n'a pas encore défini exactement. Ailleurs, il définit les lides des hommes d'une condition inférieure, assez engagés dans la servitude et placés sous l'obéissance d'un maitre qui, leur ayant fait des concessions de terres, avait droit d'exiger d'eux des tributs et des services. Une ligne de démarcation assez sensible séparait le lide du colon. Ce dernier n'était en réalité attaché qu'a la terre ; il était bien plutôt l'esclave de la glèbe que celui de l'homme. Le lide, au contraire, était obligé tout à la fois au service de la terre et de la personne ; de son maître. Du moment où le colon avait acquitté toutes les obligations imposées au sol qu'il occupait, il était indépendant à l'égard de son maitre. Il en était tout autrement du lide ; mais ce dernier avait la faculté de se racheter de son service, dès qu'il avait amassé un pécule suffisant pour payer le prix de sa liberté. Il était jusque-là tellement dépendant du maitre, que, d'après la loi des Saxons, il n'était pas judiciairement responsable du meurtre que ce dernier lui avait commandé.

Le lide jouissait donc d'un état intermédiaire entre le colonat et le servage. La réparation qu'il devait pour les délits par lui commis se traduisait en compositions et en amendes, tandis que le serf, qui ne possédait rien' en propre, ne pouvait payer que de son corps et était soumis à des châtiments corporels. Il y avait pourtant un cas où le lide était puni de mort comme l'esclave, c'était celui où il se rendait coupable d'homicide sur la personne de son maître. La composition due pour les sévices exercés sur la personne du lide était payée partie à son maître et partie à lui-même, tandis que la composition due à l'esclave était toujours et intégralement payée à son maître.

Quant aux Lètes dont nous avons plusieurs fois écrit le nom dans notre livre, il parait vraisemblable que ce furent, dans l'origine, des populations germaniques établies d'une manière fixe et permanente sur le sol romain, qu'elles cultivaient, et obligées de payer des redevances aux empereurs, comme aussi de leur fournir des recrues pour l'armée. Plusieurs savants pensent que les lides ne sont antre chose que les descendants de ces Lètes barbares, passés du service militaire à celui de la personne de leurs maîtres. Si les lides, dit M. Guérard, ne sont pas les descendants des Lètes par le sang, ils peuvent avoir emprunté d'eux leur nom et leur état. Mais les Lètes étaient des cultivateurs libres et des soldats ; les lides des cultivateurs serviles et des valets. Cette transformation est une conséquence de la grande révolution opérée par les barbares dans le monde romain.

On peut consulter sur les lides, outre l'introduction au polyptyque d'Irminon à laquelle nous avons fait dans cette note de larges emprunts, un savant mémoire de M. Pardessus lu à l'Académie des inscriptions et analysé en 1840 dans le journal l'institut.

 

NOTE 4. — Sur le procès de Jeanne d'Arc.

L'INQUISITION. — Cet odieux procès fut régulier dans les formes, dans celles du moins qu'on peut appeler apparentes et extérieures.

Cette opinion pourra paraître paradoxale aux lecteurs qui n'ont point une suffisante connaissance de la procédure de l'inquisition. C'est pourquoi, nous croyons devoir ajouter ici quelques lignes au court résumé judiciaire que nous avons donné du procès de l'héroïne d'Orléans.

Jeanne, comme on le sait, était accusée de sorcellerie, et c'est par là qu'elle appartenait à l'inquisition. Aussi, voit-on le roi Henri, sur la demande de l'évêque de Beauvais, ordonner, par lettres patentes, que la femme qui se fait appeler la Pucelle soit livrée audit évêque pour l'interroger et procéder contre elle, se réservant de la reprendre si elle n'était pas atteinte et convaincue des crimes tombant sous la juridiction ecclésiastique. Jean Lemaître, vicaire de l'inquisiteur général du royaume pour le diocèse de Rouen, refusa d'abord de prendre part au procès, appuyant sur ce fait que Jeanne avait été prise sur le territoire e l'évêque de Beauvais, et qu'ainsi, c'était à l'inquisiteur de ce diocèse qu'il appartenait de connaître de l'affaire[6]. Il fallut qu'une commission spéciale de l'inquisiteur général lui fût envoyée.

Les seuls juges ayant qualité pour prononcer furent l'inquisiteur et l'évêque. Le promoteur investi du rôle du ministère public, le commissaire examinateur chargé des interrogatoires préliminaires et les nombreux docteurs qui assistèrent aux débats avaient seulement voix consultative. Conformément aux us et coutumes de l'inquisition, Jeanne n'eut pas de défenseur.

Malgré les embûches qui lui furent tendues, malgré les difficultés qu'une fille simple comme elle était devait éprouver à se tirer des questions captieuses de tant de doctes gens, Jeanne sortit victorieuse de l'accusation. Tout passionné, tout décidé qu'il fût à la trouver coupable, le tribunal fut obligé de se rabattre sur ces deux points : le péché de porter un habit d'homme et le refus de se soumettre à l'Église. On sait que sur ce dernier article, on abusa l'accusée au moyen d'une distinction subtile entre l'Église triomphante dans le ciel et l'Église militante sur la terre. On envoya les réponses de la pauvre fille, très-probablement arrangées et falsifiées, sous forme de mémoire à consulter, à l'Université de Paris, au chapitre de Rouen, à trois évêques et à plus de cinquante docteurs.

En conformité des usages de l'inquisition que nous avons fait connaître, Jeanne n'était point nommée dans ce mémoire. On se bornait à dire : une certaine femme affirme telle et telle chose, et l'on demandait un avis purement doctrinal sur les propositions énoncées. Tous les consulteurs du Saint-Office, c'était le nom qu'on donnait aux docteurs dont l'inquisition réclamait l'avis avant de se prononcer, tous conclurent contre l'accusée. L'Université de Paris la proclama hérétique, schismatique et même apostate, pour avoir fait couper la chevelure que Dieu lui avait donnée comme un voile.

Ces conclusions furent dénoncées à Jeanne dans une monition publique où elle fut solennellement avertie de réfléchir sur l'avis des consulteurs du Saint-Office et sur les funestes conséquences qu'entraînerait sa persistance à refuser de se soumettre à l'Église. Convaincue, non sans raison, que par ce mot : l'Église, elle devait entendre l'ordinaire, c'est-à-dire l'évêque de Beauvais, son adversaire politique, Jeanne persista dans son refus. Elle avait été préliminairement présentée à la torture, mais on la lui avait épargnée.

Dès le lendemain de la monition publique, on la conduisit sur un grand échafaud dressé dans le cimetière de Saint-Ouen. Elle y fut publiquement Prêchée et avertie qu'à moins de rétractation immédiate, elle allait être abandonnée au bras séculier. Le bûcher était tout préparé sur une autre place. La pauvre fille faiblit : elle signa, non sans résistance, une abjuration préparée d'avance et l'évêque dut alors substituer à la sentence qu'il comptait prononcer une autre sentence par laquelle Jeanne était absoute de l'excommunication et condamnée à passer le reste de ses jours en prison, au pain de douleur et à l'eau d'angoisse. C'est alors que Cauchon répondit au comte de Warwick, furieux de cette sentence, trop clémente à ses yeux : Nous la retrouverons bien.

Nous avons dit comment il s'y prit' pour arriver à ses fins. Jeanne, privée de ses vêtements de femme, se vit contrainte de revêtir les habits d'homme qu'on avait placés près de son lit : elle put être ainsi déclarée relapse. C'est alors que commença le second procès, lequel fut conduit de telle sorte que l'accusée révoqua son abjuration. L'inquisition ne pardonnait pas deux fois, et la sentence définitive put dès lors être valablement prononcée. Les formes, sinon l'équité, étaient sauvées.

 

NOTE 5. — Sur l'Inquisition d'Espagne.

L'INQUISITION. — L'effroyable puissance de l'inquisition espagnole eut son apogée sous Charles-Quint et sous son fils Philippe II. Elle prépara le triomphe de la monarchie absolue.

C'est surtout, en effet, à partir de cette époque que l'inquisition d'Espagne devient une institution politique, beaucoup plus politique encore que religieuse, et qu'elle s'éloigne de plus en plus de ses principes constitutifs. C'est pour cela qu'elle doit être soigneusement distinguée de celle que la papauté avait établie et qui fonctionna chez les autres peuples. Tandis que cette dernière pardonnait au coupable repentant, celle d'Espagne avait généralement pour principe, de ne point admettre à résipiscence les gens qu'elle regardait comme dangereux, soit pour l'ordre politique, soit pour la religion, en particulier ceux qu'elle appelait : maîtres dogmatistes en hérésie. Nous donnons ici, pour établir ce fait et pour la satisfaction des lecteurs qui seraient curieux de pénétrer les arcanes de cette pénalité, le procès-verbal d'un acte de foi qui eut lieu sous Philippe II, à Valladolid, le jour de la fête de la Trinité, 21 mai 1559.

Cette pièce curieuse est extraite d'un manuscrit in-folio de la bibliothèque nationale de Madrid, coté S. 106, sans aucun titre. Elle a été communiquée par don Torribio del Campillo à M. Guardia, qui l'a traduite mot pour mot et, suivant ses expressions, sans aucune préoccupation de style. Elle a été publiée intégralement dans la Revue de l'Instruction publique du 4 septembre 1862. Nous en retranchons la dernière partie, qui n'a qu'un rapport éloigné avec notre sujet :

Doa Ana Enriquez, condamnée à pénitence (penitenciada), fille du marquis d'Alcañices et femme de don Juan Alonso, fils cadet de don Rodrigo Alexia, fut déclarée, dans le passé et dans le présent, hérétique avec apostasie, ayant embrassé la secte maudite et réprouvée de Luther, et croyant qu'elle y pourrait faire son salut. Et pour avoir confessé pleinement et demandé miséricorde, il lui fut pardonné. Condamnée à perdre tout son bien et tous ses droits, et à comparaître le jour de l'acte de foi sur l'échafaud, revêtue d'un habit de pénitence, avec deux croix de Saint-André, et un cierge à la main, devant garder cet appareil jusqu'au moment de rentrer dans la prison du Saint-Office. Qu'elle se confesse et communie aux trois grandes fêtes de l'année, et qu'elle assiste à la messe et au sermon avec les autres.

Doña Maria de Roxas, religieuse, fille du marquis de Pou, professe dans le monastère de Sainte-Catherine de Sienne, à Valladolid, de l'ordre de Saint-Dominique, fut déclarée, dans le passé et dans le présent, hérétique luthérienne avec apostasie, ayant embrassé la secte maudite et excommuniée de Luther, avec la croyance d'y pouvoir faire son salut. Condamnée à paraître sur l'échafaud, le jour de la cérémonie, en habit de pénitence, avec deux croix de Saint-André, un cierge dans la main ; et l'acte de foi terminé, dépouillée de ce vêtement, elle sera ramenée dans son couvent, ayant perdu sa place au chœur et au réfectoire, et ses droits d'élection et à l'éligibilité.

Cristoval de Campo, résidant à Zamora, fut déclaré hérétique luthérien apostat, et pour avoir persisté dans la confession de sa secte, comme dogmatiste et maitre en hérésie, il fut livré au bras séculier, condamné à perdre tout son avoir, ainsi que ses enfants et petits-enfants en ligne masculine, les droits à la succession étant conservés à ceux de la ligne féminine ; mais jusqu'aux petits-enfants seulement.

Cristoval de Padilla, domicilié à Zamora, ayant été déclaré apostat hérétique luthérien, et reconnu dogmatiste et propagateur de l'hérésie, il fut livré au bras séculier, condamné à perdre tout son bien et aux autres peines qui atteignent les relaxés (relajados, ceux qu'on destinait au supplice). Un des plus signalés hérétiques qui figurèrent dans la cérémonie.

Le bachelier et licencié Herezuelo, avocat et domicilié en la ville de Toro, fut déclaré hérétique luthérien apostat, faux et feint confesseur et dogmatiste, maitre en hérésie. A cause de son opiniâtreté, il, parut en public avec un bâillon dans la bouche, et fut relâché au bras séculier. Cet homme défendit et tint pour bonne la secte luthérienne, jusqu'à la mort. Depuis vingt ans il était hérétique et appartenait à la secte maudite de Luther, et dans certaine confession qu'il fit, il déclara qu'en ce qui touche le saint sacrement, il avait toujours cru que le corps véritable de Jésus-Christ y était présent, mais qu'à son avis l'Église avait tort de refuser aux communiants le vin consacré du calice, et qu'en cela l'Église était dans l'erreur. Quant au purgatoire et à la rémission des péchés, il n'y croyait point ; et qu'il y avait tant seulement le ciel pour ceux qui étaient dans la confiance que le Christ avait gagné le ciel par sa passion, en faveur de quiconque aurait cette confiance ; tandis que l'enfer était destiné à ceux qui ne croiraient pas ainsi, et que de la sorte il fallait expliquer ce texte de l'Écriture qui dit : Si ceciderit.... c'est-à-dire : S'il tombait dans le ciel, il y devait demeurer à jamais, et de même pour l'enfer. Et il mourut dans cette croyance, et on le brûla vif, et tous ses biens furent perdus.

Léonor de Cisneros, femme de ce bachelier Herezuelo, fut déclarée hérétique luthérienne, avec apostasie ; et pour avoir tout confessé et demandé grâce, grâce lui fut faite, et le jour de l'acte de foi, elle dut comparaître en habit de pénitence, avec deux croix de Saint-André et un cierge à la main ; condamnée à perdre tout son avoir, à porter toujours son vêtement de pénitence, à rester en prison perpétuelle, avec privation de tous droits, elle et ses enfants, ainsi que les autres (condamnés).

Avant que la lecture des sentences fût achevée, on fit comparaître les pénitents qui avaient été admis à résipiscence, et ils vinrent tous ensemble à l'endroit même où ils étaient venus entendre chacun sa sentence. Là, ils se mirent à genoux, et tout aussitôt un inquisiteur alla se placer du côté de la chaire (on prêchait un beau sermon à chaque acte de foi) et il leur demanda s'ils avaient le ferme propos de vivre et de mourir dans notre sainte foi catholique, et s'ils rejetaient et reniaient toute espèce d'hérésie, et plus particulièrement celle dont ils s'étaient rendus coupables. Ils répondirent affirmativement ; et alors il leur demanda s'ils avaient regret d'avoir commis de semblables péchés, et s'ils imploraient miséricorde et voulaient être admis à l'union avec notre sainte mère l'Église et à la participation des sacrements. Et aussitôt ils répondirent qu'il en était ainsi, qu'ils abjuraient de cœur ; et en vertu de l'autorité apostolique, il leur donna l'absolution, et commença le psaume Miserere mei, que l'on continua, un verset étant récité et l'autre chanté par les chantres ; et l'absolution étant terminée, ils entonnèrent l'hymne Veni creator spiritus, qui fut chantée par les chantres :Et à la fin des chants, ils furent renvoyés à leurs places respectives, admis à réconciliation, convertis, associés à la communion de la sainte Église, et reçus à la participation des sacrements. Ils furent tous déclarés indignes de porter de la soie, de l'or, des perles, inhabiles à une profession quelconque, à monter à cheval, à porter des armes, du drap fin, avec obligation de se confesser et communier aux trois grandes fêtes de l'année (Noël, Pâques, Pentecôte), et d'assister tous les dimanches et fêtes à la messe et au sermon, dans une église qui leur serait désignée. Et qu'ils eussent à se conformer à la pénitence imposée, sous peine d'être tenus pour impénitents et relaps. Et cela fait, on recommença à lire les sentences jusqu'à les épuiser.

Juan Garcia, orfèvre, domicilié à Valladolid, fut déclaré hérétique luthérien apostat, et en qualité de faux et feint dogmatiste, et sur son aveu, et parce qu'il avait la charge de réunir et convoquer tous les hérétiques, lors de leurs réunions et de leurs nouveaux conventicules et assemblées où l'on prêchait la maudite secte de Luther, il fut relaxé au bras séculier et condamné à perdre tous ses biens.

Della Catalina de Ortega, veuve du commandeur Juan de Loaysa, de l'ordre de Saint-Jacques, et capitaine d'infanterie, fille du licencié Hernando Diaz, de Léon, ancien procureur fiscal de Sa Majesté, fut déclarée hérétique luthérienne avec apostasie, et comme fausse et feinte dogmatiste et maîtresse en hérésie, livrée au bras séculier et condamnée à perdre tous ses biens.

Le licencié Francisco de Herrera, juge de la ville de Logrofio, domicilié à Tolède, fut déclaré hérétique luthérien apostat, et comme maitre et fauteur d'hérésie, et pour avoir prêté aide et secours à certains hérétiques qui étaient en fuite, il fut livré au bras séculier et condamné à la perte de tout son bien.

Catalina Roman, domiciliée à Pedrosa, fut déclarée hérétique luthérienne avec apostasie, et comme maîtresse en hérésie et dogmatiste, livrée au bras séculier, avec perte de tous ses biens.

Juana Velazquez, non mariée, domiciliée à Pedrosa, déclarée hérétique luthérienne avec apostasie, et comme maîtresse en hérésie et dogmatisante, elle fut livrée au bras séculier, avec perte de tous ses biens. On lut d'elle une lettre écrite et signée de sa main, qu'elle adressait à certaines personnes, dans laquelle elle marquait le grand contentement qu'elle ressentait de cette méchante secte, disant qu'elle éprouvait une très-grande joie quand' il lui était donné de voir quelques frères, et autres choses semblables.

Isabel de la Cuadra, domiciliée à Pedrosa, déclarée hérétique luthérienne avec apostasie, livrée au bras séculier et condamnée à perdre tous ses biens.

Gabriel de la Cuadra, domicilié à Pedrosa, déclaré hérétique luthérien apostat, et pour avoir fait une confession très-ample et demandé grâce, il fut condamné à perdre tous ses biens, à la prison perpétuelle, avec san-benito, devant se confesser et communier aux trois grandes fêtes de l'année, et entendre la messe et le sermon fêtes et dimanches.

Antonio Dominguez, soumis à pénitence, domicilié à Pedrosa, déclaré hérétique luthérien apostat, et comme maître et fauteur d'hérésie, reçut ordre de paraître dans l'acte, en habit de pénitence, avec deux croix de Saint-André ; trois ans de prison, perte de tous ses biens.

Doña Francisca de Zuñiga, célibataire, dévote (beata), fille du licencié Antonio de Baeza, petite-fille de Pedro de Baeza, de race juive, domiciliée à Valladolid, fille de doña Francisca de Zuñiga, déclarée hérétique luthérienne avec apostasie, et pour avoir entièrement confessé son crime et demandé grâce, elle reçut l'ordre de paraître dans l'acte en habit de pénitence, avec les deux croix de Saint-André, un cierge à la main. Condamnée à passer le reste de sa vie en prison avec un san-benito, et à perdre tous ses biens.

Catalina de Sayavedra, domiciliée à Zamora, déclarée hérétique luthérienne avec apostasie, comme maîtresse en hérésie et dogmatiste, fut condamnée à paraître sur l'échafaud, dans l'acte, en habit de pénitence orné des deux croix de Saint-André ; prison perpétuelle avec san-benito. Confiscation de tous ses biens. Se confessera et communiera aux trois fêtes de l'année, entendra messe et sermon.

Simon Baron, Anglais, domicilié dans un village proche de Cadix, déclaré hérétique luthérien apostat, et pour avoir entièrement confessé son crime et demandé grâce, fut admis à résipiscence, et condamné à paraître sur l'échafaud, dans l'acte, en habit de pénitence, avec les deux croix, un cierge à la main. Restera enfermé une année durant, jusqu'à parfaite instruction dans les choses de la sainte foi catholique. Confiscation de tous ses biens.

Gonzalo Vazquez,Portugais, habitant à Lisbonne et domicilié à Medina del Campo, chrétien nouveau (les nouveaux chrétiens étaient les descendants des juifs ou des Maures, convertis de gré ou de force à la religion catholique), de race juive, déclaré hérétique judaïsant, enseignant à d'autres à judaïser, s'efforçant de les attirer à la loi de Moïse ; parce qu'il observait le jeûne de la purification du temple, et celui de la reine Esther, et les cérémonies de la pâque des pains azymes et des agneaux, et ne mangeait durant cette pâque, si ce n'est du pain de seigle, sans levain ; parce qu'il gardait le jour du sabbat, et les septénaires et les jours de la commémoration des tabernacles, qu'il attendait l'a venue du Messie, et restait fidèle à beaucoup d'autres pratiques de l'ancienne loi ; comme faux et fallacieux confesseur et maître de la juiverie, il fut relâché au bras séculier, ses biens confisqués, ses enfants privés de tous droits.

Cette sentence étant achevée, ce fut la fin de l'acte, à trois heures précises de l'après-midi. Tout aussitôt, les condamnés et les graciés étant descendus de leurs siégea, se firent leurs adieux sur l'estrade (en el tablado se despidieron los relajados de los penitenciados) ; les derniers retournèrent en procession dans les prisons du Saint-Office ; et ceux qui avaient été relaxés pour être brûlés furent amenés sur des ânes, accompagnés d'un crieur public, à la porte de la ville, en plein champ, où étaient les poteaux et le bois qui devaient servir à les brûler, et derrière eux venait la statue de doña Léonor de Vivero, dont les ossements étaient portés dans une bière sur les épaules de deux hommes de peine. Arrivés à l'endroit où se fit la brûlerie (donde se hizo la quema), le docteur Cazalla, qui allait par les rues donnant des marques de contrition et pleurant sa faute, admonesta tous ceux qui étaient présents, disant aux féaux sujets du roi que c'était un très-bon prince, et qu'à cause de sa grande bonté, notre seigneur avait découvert ce grand mal (l'hérésie). Et, avec de grandes paroles de persuasion, il disait aux autres (les condamnés) qu'ils allaient mourir, plus particulièrement au bachelier Herrezuelo, lequel fut brûlé vif ; malgré toutes les instructions que lui adressèrent les religieux qui se trouvaient à la cérémonie, rien ne put l'empêcher de mourir dans cette secte maudite et excommuniée. Tous les autres condamnés, hommes et femmes, moururent, à ce qu'il parut du moins, en contrition et avec la douleur d'avoir péché, si te n'est le susdit bachelier Herrezuelo et Francisco de Vivero, frère du docteur Cazalla, et Cristoval de Padilla, qui montrèrent peu de repentir.

Restèrent prisonniers dans les cachots du Saint-Office, frère Domingo de Rojas, de l'ordre de Saint-Dominique, fils du marquis de Pozas, prêtre et prédicateur, lequel, dit-on, a été un très-grand maitre et grand fauteur de cette secte maudite, et causa beaucoup de dommage, ainsi qu'on l'apprit, chez la plupart de ceux qui parurent dans cet acte ; ils avouèrent, en effet, dans leurs dépositions, qu'ils avaient eu pour maîtres certaines personnes des ordres religieux.

En prison reste aussi don Carlos de Cézar, ancien corrégidor de Toro, qui a été, dit-on, un grand hérétique. Aussitôt après l'arrestation de Cazalla, lui et le moine prirent la fuite, avec le dessein de s'en aller en Allemagne. Ils furent arrêtés dans la Navarre, le moine en habit de laïque tirant sur le vert, avec un chapeau à plumes et une chaîne d'or autour du cou.

En prison resta Pedro de Cazalla, prêtre séculier, curé de Pedroso, frère du docteur Augustin Cazalla ; on dit qu'il avait fait beaucoup de mal dans sa cure.

En prison resta Juan Sanchez, domestique de Cazalla, lequel avait aussi pris la fuite pour se réfugier en Allemagne ; et le roi don Philippe notre seigneur le fit rechercher, lui et un moine de Saint-Isidore de Séville : on les arrêta bien près d'Allemagne, et les frais que l'on fit pour les chercher et les saisir n'allèrent pas à moins de quatre mille ducats. Une fois prisonniers, il les renvoya en Espagne, et certains motifs poussèrent les inquisiteurs à les garder (en prison), pour le plus grand bien de la république et de la chrétienté ; dans le dessein d'en obtenir quelques renseignements, on ne les fit point paraître dans cet acte.

Ce fut matière à une grande admiration, que de voir la grande malices de tous ceux qui figurèrent dans la cérémonie, car le moins coupable d'entre eux était un très-grand hérétique. Aussi rendait-on à Dieu mille grâces d'avoir Permis la découverte et le châtiment du complot.

Les brûlés furent quatorze, tant hommes que femmes, et de plus l'effigie et les os de dam Leonor de Vivero. La régie qu'on suivit dans le châtiment fut de ne point admettre à résipiscence ceux qui étaient maîtres dogmatistes de cette secte maudite.

Qu'on n'aille pas croire que cette règle n'ait été suivie que dans l'acte de foi dont on vient de lire la relation. Elle fit loi pour l'inquisition d'Espagne. On la voit appliquée encore dans l'auto-da-fé célébré à Logrono, en Castille, les 7 et 8 novembre 1610. Un compte rendu de cet auto-da-fé, publié à Lograno même, a été réimprimé par Pierre de Lancre, conseiller au parlement de Bordeaux, l'un des magistrats chargés par Henri IV d'exterminer la sorcellerie dans les pays basques, au cours de son Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons.

On lit à la page 393 (édit. de 1613) de ce livre dont l'autorité fut immense, véritable manuel du juge laïque du dix-septième siècle pour les questions de sorcellerie :

Les dictes personnes furent délivrées à la justice séculière, qui s'en saisit pour les faire brusler. Scavoir, six personnes et les cinq effigies avec leurs os, pour avoir toujours nié, et pour avoir été convaincues du crime de sorcellerie et commis plusieurs mesebancelez. Il y en eut une nommée Marie de Zocaya qui confessa, et fut sa procédure une des plus notables et effroyables qui furent leuês, pour avoir maistrisé en son art et faict beaucoup de personnes sorcières, tant hommes, femmes, qu'ecfans. Et combien qu'elle confessas, elle fut condamnée à estre bruslée, pour avoir été une si fameuse maistresse et si excellente à dogmatiser.

 

NOTE 6. — Sur la procédure de la justice laïque en matière de sorcellerie.

LA FRANCE, L'ALLEMAGNE, L'ESPAGNE ET L'ITALIE. — Du reste, les sorciers n'ont rien gagné à changer de juridiction. Les juges laïques se montrent plus durs que les inquisiteurs ; ils ne connaissent pas d'autre peine que la mort et n'admettent point les accusés à résipiscence.

On croit généralement que cette attribution des procès de sorcellerie à la justice laïque fut un grand progrès et qu'elle constitua une garantie importante pour l'accusé. Il n'en est rien : le principe était bon, sans doute ; il ouvrait la voie aux améliorations à peu près impossibles avec la justice ecclésiastique, mais ces améliorations mirent bien des siècles à se produire. Les juges laïques copièrent servilement la procédure inquisitoriale en ce qui concerne la foi accordée au témoignage des parents, des enfants et des gens infâmes, les indices suffisants pour poursuivre un sorcier, l'appliquer à la torture, le juger coupable, et la plupart des autres principes de l'inquisition. Ils se montrèrent même plus barbares que les inquisiteurs, en ce que leur jurisprudence n'admettait pas l'atténuation de la peine en cas de repentir. Dans les grandes affaires de sorcellerie, quand il s'agissait, comme dans le procès des sorciers basques qui eut lieu en 1609 et dont de Lancre nous a transmis le récit, de juger des populations entières, les magistrats se montraient impitoyables. Ils étaient armés de commissions royales qui leur donnaient le droit de décider souverainement, sans opposition ni appel. Le procès de 1609 dura quatre mois, encore fut-il abrégé parce qu'il falloit de toute nécessité que le président (M. d'Espagnet) allast servir le Roy en la chambre de Guyenne. Le nombre des femmes prévenues de sorcellerie était si considérable que les juges reculèrent devant l'immense hécatombe, et qiie plusieurs centaines de sorcières ne furent entendues que comme témoins. L'impossibilité d'exterminer tant da victimes, ce fut là leur seul motif d'indulgence. Du reste, ils ne reculèrent pas même devant le privilège ecclésiastique, alors si respecté, et examinèrent la question de savoir s'ils pouvaient condamner à mort les prêtres convaincus de sorcellerie. De Lancre penche évidemment pour l'affirmative, p. 469. Toutefois, la question fut renvoyée au roi, en son conseil.

Que ceux qui douteraient de la vérité de nos affirmations prennent la peine de parcourir le livre de Boguet, grand juge au comté de Bourgogne, et surtout l'instruction pour un juge en faict de sorcellerie, qui le termine ; ils verront que la procédure recommandée par ces instructions est empruntée à l'inquisition, et que, pour la légèreté des preuves, la grossièreté inepte des moyens de conviction, le mépris des garanties dues à l'accusé, les deux modes de procédure n'ont rien à se reprocher. La justice laïque du seizième et du dix-septième siècle n'avait pas pour excuse le grand mobile d'intérêt général qui explique, au treizième, l'entreprise d'Innocent III ; elle agissait en pleine lumière, après la Renaissance, et presque sans passion religieuse, car, bien que la sorcellerie fût considérée comme hérésie, puisqu'elle impliquait l'adoration du diable, néanmoins elle ne heurtait pas de front l'orthodoxie autant que l'hérésie proprement dite.

Voici quelques extraits des Instructions de Boguet :

Art. II. Le crime de sorcellerie est un crime excepté : le jugement en doit être traicté extraordinairement, et ne faut pas y observer l'ordre de droict, ni les procédures ordinaires.

Art. IX. Il faut que le juge demande à l'accusé s'il a eu des enfants, s'ils sont morts, et de quelle maladie. Parce que l'on a recogneu que les sorciers vouent ordinairement leurs enfants à Satan, et que même ils les tuent dans le ventre de leurs mères, ou bien tout aussi tost qu'ils sont nez.

Art. XVII. Si le juge ne peut rien tirer de l'accusé, il le doit lire resserrer en une prison fort obscure et étroitte....

Art. XVIII. Il est bon aussi de supposer quelqu'un qui se dise prisonnier pour le mesme crime, afin d'induire le sorcier par toutes voyer licites de confesser la vérité. — Rapprocher de cet article ce que nous avons dit des procédés de l'inquisition —.

Art. XX. L'on a veu des juges, lesquels, sous promesse d'une impunité, ont tiré la vérité des sorciers et n'ont délaissé par après de les faire mourir ; ce que plusieurs pratiquent pour le jourd'huy, et est cette pratique approuvée par la commune opinion des docteurs en droit civil. Toutefois je me doute qu'elle ne soit pas des plus asseurées en conscience.

Art. XXVIII. La confession d'un sorcier est un indice suffisant pour parvenir à la torture contre son complice, si cette confession est assistée de quelque autre présomption ou indice.

Art. XXXI. Si l'accusé se trouve saisy de quelques poudres ou gresse, cela est un indice pour la torture.

Art. XXXII. Le bruit commun joint à d'autres indices est aussi suffisant à mesme effect.

Art. XXXIV. S'il y a plusieurs indices ensemblement que les docteurs appellent indices légers, cela est aussi bastant pour astre procédé à la question.

Art. XXXV. Les indices légers dont nous venons de parler sont :

Si l'accusé, lorsque l'on l'ouït principalement en response, jette les yeux fixement à terre.

Il y en a qui disent le mesme si l'accusé a le regard affreux, et se fondent sur l'opinion de ceux qui sont tenu que de la mauvaise physiognomie d'un homme, l'on peut tirer un indice contre luy suffisant pour l'appliquer à la question.

Art. XXXVI. Si l'accusé est né de parents sorciers.

Art. XXXVII. Si l'accusé est marqué. — La marque du diable se reconnaissait à ce signe que l'endroit du corps où il l'avait mise restait insensible. On bandait les yeux de l'accusé, on lui enfonçait des épingles par tout le corps, et s'il se rencontrait un endroit où la piqûre ne lui fit pas pousser un cri, c'était là qu'était la marque de Satan —.

Art. XXXVIII. Si l'accusé est ordinaire de se dépiter, blasphesmer et faire autres exécrations.

Art. XXXIX. Si l'accusé faict semblant de pleurer, et néant-moins qu'il ne jette point de larmes, ou qu'il en jette bien peu.

Art. XL. Si l'accusé n'a point de croix en son chapelet, ou bien si la croix manque en quelque chose.

Art. XLIII. Que s'il se retracte, il le faut de nouveau appliquer à la torture, ce que le juge peut faire jusques à trois fois et non plus.

Art. XLV. Et lors, si l'accusé persiste toujours à la négative, il le faut renvoyer. Mais le doute est grand, s'il faut renvoyer à pur et à plain, ou bien jusques à rappel....

Mais je seray toujours d'advis que celuy qui est accusé de sorcellerie ne soit jamais renvoyé à pur et à plain s'il reste le moindre indice contre luy.

Art. LII. Et sont toutes sortes de gens receuz à tesmoigner en ce crime, comme les complices, ce qui est fondé en raison. D'autant que tel crime est l'un des crimes exceptez....

Art. LIII. De là vient encore que le fils est admis à porter tesmoignage en ce crime contre le père, et le père contre le fils, et conséquemment les autres parents et alliez les uns contre les autres.

Art. LIV. De là vient encore que les personnes infâmes et autrement reprochables de droit sont receuës à porter tesmoignage au crime de sorcellerie.

Art. LV. Mesmes, que les ennemis y sont admis, si ce n'est qu'il y ait une inimitié capitale entre eux et l'accusé.

Art. LVI. Il ne faut pas encore rejetter en ce crime le tesmoignage des enfants qui n'ont pas atteint l'aage de puberté. D'autant qu'il s'est recogneu que les sorciers conduisent ordinairement au sabbat leurs enfants, quelque jeunes qu'ils soient, comme aussi ceux de leurs voisins.

Art. LXIII.... J'estime que non-seulement il faut faire mourir l'enfant sorcier qui est en sage de puberté, mais encore celui qui est au bas (qui n'a pas encore atteint cet âge), si l'on récognoit qu'il y ait de la malice en luy. Bien est vray que je ne voudroy pas pratiquer en ce cas la peine ordinaire des sorciers (le feu), mais quelque autre plus douce, comme la carde, etc.

L'auteur appuie ici son opinion de l'autorité de l'Écriture et de celle du droit romain et de divers arrêts qui ont condamné à mort des enfants de moins de douze ans.

Art. LXIV. Mais si le père avait contraint son fils encore jeune d'aller au sabbat et de se bailler au diable, lors je jugeroy le fils digne du fouet ou d'un bannissement.

Art. LXV. Mais s'il y avait esté par réitérées fois, alors il rué-riteroit d'estre puny de mort.

Art. LXVI. Il faut juger de la fille tout de mesme que du fils, comme aussi du serviteur qui obéit à son maître.

Art. LXVII. Il convient encore remarquer qu'au crime de sor-cellerie, il est loisible de passer quelquefois à c,ondamnation sur des indices et conjectures indubitables, ny plus ny moins qu'il se faict ès autres crimes atroces qui se commettent en secret.

Et quoy qu'il y en a qui tiennent que la peine en ce cas-là doit être extraordinaire, comme du fouet ou d'un bannissement ; néantmoins je ne ferois point de difficulté de faire mourir l'accusé (sur un indice !) non pas de la mort ordinaire des sorciers, mais de quelque autre plus douce.

Le livre de Boguet fit autorité. Il condensait, il réduisait en formules brèves, en articles faciles à retenir et à compulser, ce qui était épars dans les autres traités semblables publiés antérieurement, les Disquisitiones magicæ de Del Rio, la Demonomanie de Remigius, la Démonomanie de Bodin, le Discours des Spectres de Pierre le Loyer. Il prépare et il explique tous les grands procès de sorcellerie qu'on vit éclore peu après sa publication.

 

NOTE 7. — Sur l'emprisonnement dans l'ancien droit.

LA FRANCE, L'ALLEMAGNE, L'ESPAGNE ET L'ITALIE. — A proprement parler, l'emprisonnement n'était point une peine, la prison n'étant établie que pour la garde des criminels pendant l'instruction de leur procès, et non pour les punir.

Il faut dire, toutefois, qu'il y avait, d'après la jurisprudence française, certains cas exceptionnels où l'emprisonnement était prononcé à titre de peine. Tel était, par exemple, celui où le prince faisait grâce de la peine de mort ou de celle des galères. Il commuait d'ordinaire ces condamnations en celle de la prison perpétuelle. Dans ce cas la détention n'avait pas lieu dans les prisons ordinaires, mais dans ce qu'on appelait les maisons de force.

C'était dans les maisons de force qu'on retenait les femmes et les filles condamnées par suite de crimes pour lesquels les hommes étaient passibles des galères.

Quelquefois aussi les juges, dans le dessein de sauver l'honneur d'une famille, prononçaient la peine de la détention dans une maison de force contre un membre de cette famille dont la conduite était de nature à porter atteinte à sa considération. Des familles puissantes s'adressaient souvent au souverain dans le même but, et il est juste de dire que bon nombre de ces lettres de cachet qu'on a tant reprochées, et non sans raison, à l'ancienne monarchie, furent délivrées dans l'unique intention de sauver d'une flétrissure publique des hommes plus faibles encore que coupables, et des jeunes gens que ce mode de détention arbitraire sauvait des funestes conséquences d'un égarement passager.

 

NOTE 8. — Sur les convicts et la déportation.

L'ANGLETERRE. — Les condamnés sont, pour la plupart, en qualité d'engagés, distribués entre les colons.

Nous craignons qu'on nous accuse d'avoir par trop assombri le tableau que nous traçons de la déportation en Australie et de l'échec qu'elle subit en ce moment. C'est pourquoi nous prenons le parti de reproduire ici quelques pages empruntées à un article de M. Léon Faucher sur les colonies pénales de l'Angleterre, article publié en 1843 dans la Revue des Deux Mondes. Le mal a empiré depuis cette époque et là justice anglaise a renoncé ou à peu près à la déportation en Australie : elle préfère envoyer les convicts aux îles Bermudes et leur cherche en ce moment d'autres lieux de refuge où les populations consentent à les recevoir.

Les occupations auxquelles se livraient les déportés avant leur condamnation déterminent généralement leur sort dans les colonies pénales. Ceux qui servaient comme domestiques en Angleterre sont voués, en Australie, à la domesticité ; il n'y a pas un domestique dans les colonies qui n'ait commencé par être un malfaiteur. On aurait de la peine à imaginer une peine moins rigoureuse. Ceux qui en sont l'objet se trouvent bien nourris, bien vêtus et reçoivent un salaire de 10 ou 15 livres sterling par année (250 à 375 fr.).

La plus nombreuse classe d'assignés est celle des condamnés que l'on emploie comme bergers ou comme bouviers....

Ce qu'il y a de pire dans un pareil châtiment, c'est l'inégalité avec laquelle il peut se trouver appliqué selon les cas. Le sort d'un esclave dépend nécessairement du caractère de son maitre, et l'assigné est l'esclave du planteur. La seule différence consiste en ce que le planteur n'a pas le droit d'infliger lui-même à l'assigné une punition corporelle ; mais il y supplée en invoquant l'autorité du magistrat. L'esclave est d'ailleurs un condamné à vie, tandis que l'assigné n'est qu'un esclave à temps.

Les lois reconnaissent certains droits à l'esclave ; il a bien fallu déterminer ceux qui restaient à l'assigné. On a fixé la quantité des aliments et la quantité des vêtements que le maitre aurait à lui fournir ; les règlements veulent en outre que le maitre qui maltraitera un assigné, si le fait est prouvé, soit privé à l'instant même de ses services. Mais, comme les tribunaux se trouvent séparés la plupart du temps par de grandes distances du théâtre des délits, ce n'est guère que dans le voisinage des villes que l'on y a recours. Ni le maître ni le serviteur ne peuvent appeler la justice à prononcer entre eux. Ils restent donc, l'un à l'égard de l'autre, dans une situation qui approche de l'état sauvage. Le planteur opprime l'assigné, ou l'assigné se joue du planteur, selon que la force est dans les mains de celui qui commande ou de celui qui obéit. Et comme, de jour en jour, le travail devient plus rare et plus cher, les esclaves de la colonie pénale sont décidément aujourd'hui en position de faire la loi. C'est l'abus de l'indulgence et non l'abus de la sévérité qu'il faut craindre désormais.

On comprend qu'un pareil régime ne soit pas très-favorable à la réforme des condamnés. Aussi, malgré le nombre des délits qui demeurent couverts par l'impunité, le bras de l'exécuteur ne s'arrête pas....

La domesticité forcée est aussi la peine que l'on inflige aux femmes déportées, quand on ne les enferme pas dans des ateliers pénitentiaires ; mais la nature de leurs travaux rend cette condition infiniment plus douce pour elles que pour les hommes : elles ne sont pas traitées autrement que les domestiques libres en Europe, et cette indulgence, loin de les corriger, donne carrière à tous leurs mauvais penchants. On ne peut rien concevoir de pire, dit sir W. Molesworth dans son rapport ; elles s'abandonnent presque toutes à l'ivrognerie et à la prostitution. Et quand il s'en trouverait quelques-unes disposées à se bien conduire, la disproportion des sexes est si grande dans les colonies pénales, que cet état de choses les livre à d'irrésistibles tentations. Une condamnée, par exemple, qui est au service d'une famille, et qui est peut-être la seule femme employée dans le voisinage, se voit entourée par plusieurs hommes dépravés qui l'assiègent de leurs poursuites et de leurs sollicitations. Il faut qu'elle en choisisse un pour amant, si elle veut se délivrer des importunités des autres. Elle reste rarement longtemps au service des mêmes personnes. Ou elle commet un délit, pour lequel on la rend au gouvernement, ou bien elle devient enceinte, et se fait renvoyer à l'atelier (factory), où elle reste enfermée aux frais de l'État. A l'expiration de sa retraite ou de son emprisonnement, elle est engagée de nouveau (reassigned) et recommence le même train de vie.

On comprend sans peine la pernicieuse influence que doit s'exercer sur le caractère de la génération naissante l'usage de placer les enfants des planteurs, dès leur bas âge, sous la garde de ces misérables. Plusieurs colons ont refusé de recevoir des femmes déportées en qualité de domestiques, et ont préféré s'adresser à des hommes pour les services que les femmes seules ont en Europe dans leurs attributions. Néanmoins, un grand nombre de condamnées sont employées par des colons de la classe la plus vile, qui les font notoirement servir au métier de prostituées.

Ainsi l'esclavage temporaire auquel on soumet les déportés en les plaçant dans les familles des planteurs, soit au sein des Tilles, soit au milieu des plaines de l'Australie, n'est rien moins qu'un système propre à réformer leurs penchants dépravés. Ceux que le gouvernement se charge lui-même d'occuper et de surveiller sont-ils dans une voie plus favorable à l'amendement moral ? On en jugera par quelques faits.

Le gouvernement emploie les condamnés à construire ou à réparer les routes, et va même chercher parmi eux des recrues pour l'administration. En 1835, sur 14.903 condamnés que renfermait la terre de Van-Diemen, 516 étaient attachés au génie civil, 716 au génie maritime, et 318 à la police en qualité de constables. Les malfaiteurs devenus magistrats de la police judiciaire, voilà un trait qui peint les colonies pénales et la société qui en est sortie ! Qui s'étonnerait ensuite de lire, dans le rapport de la Chambre des communes, que cette police se laisse corrompre, qu'elle favorise les malfaiteurs, qu'elle accuse des innocents et dérobe les coupables à la justice, qu'elle insulte les femmes qu'on lui donne à garder, en un mot qu'elle déjoue tous les efforts du gouvernement pour prévenir ou pour réprimer le crime ?

Les condamnés qui travaillent par escouades (road-parties) à la réparation des routes, ont certainement une existence plus pénible que celle des assignés. Il est dur de casser des pierres, de déblayer ou de terrasser neuf heures par jour, sous un soleil brûlant ; mais les condamnés savent alléger leur tâche par la mollesse qu'ils mettent à la remplir. On estime qu'un ouvrier libre fait autant d'ouvrage que deux condamnés. Comme ils travaillent sons la surveillance de quelqu'un des leurs qui ne les gêne guère ou de quelque émancipé tout aussi indulgent, ils quittent leurs baraques individuellement ou par troupes, armés ou sans armes, selon qu'il leur pie ; ils s'entendent avec les assignés qui servent chez les planteurs des environs pour commettre toute espèce de déprédations, et le produit de ces vols est bientôt dissipé en orgies. Dans l'opinion de tous ceux qui ont administré les colonies pénales, c'est aux condamnés qui travaillent à réparer les routes qu'il faut attribuer tous les vols avec effraction qui se commettent dans les cantons ruraux. Cet usage a presque cessé dans la Nouvelle-Galles, où les routes sont maintenant construites et réparées par des entrepreneurs, à l'exception de celles qui occupent encore les condamnés chargés de fers.

La déportation est le châtiment des délits commis en Angleterre. Mais si les déportés, au sein même do la colonie pénale, enfreignent encore les lois sur lesquelles repose toute société, quelque exceptionnelle qu'elle soit, quelle peine prononcer contre eux ? Les planteurs préfèrent la flagellation à tout autre châtiment pour les assignés, parce qu'elle occasionne une moindre interruption du travail ; il en est ainsi de tous les maîtres d'esclaves, et ceux de l'Australie pensent exactement là-dessus comme ceux des Antilles, des États-Unis et du Brésil. Cependant le code de la répression ne pouvait pas s'arrêter là. On a donc imaginé deux autres classes de châtiments entre le fouet et la mort : l'un est une sorte de bagne en camp volant, un second degré du travail forcé, le travail dans les fers ; l'autre est une déportation dans la déportation, qui consiste à rejeter les condamnés sur quelque rocher isolé, où ils n'ont d'autre société que celle de leurs geôliers. Celle-ci est la peine des crimes, celle-là des délits. Un sixième de la population des condamnés se trouve compris dans ces deux catégories. Voici le tableau que trace des condamnés qui travaillent aux routes le rapporteur de la Chambre des communes : Depuis le coucher jusqu'au lever du soleil, ils sont enfermés dans des baraques qui contiennent 18 à 20 hommes, mais dans lesquelles ces hommes ne peuvent ni se tenir debout, ni s'asseoir ensemble, si ce n'est leurs jambes faisant angle droit à leur corps, ce qui ne donne pas plus de dix-huit pouces d'espace à chaque individu ; ils travaillent durant le jour sous la surveillance de soldats armés, et, pour la moindre infraction à la règle, ils sont livrés au fouet. Comme ils sont enchaînés, on parvient aisément à faire régner la discipline parmi eux. Cette peine, qui semble appartenir à un âge barbare, n'a d'autre résultat que de pousser les malfaiteurs au désespoir. La nature des devoirs imposés à la troupe qui surveille les condamnés a la plus déplorable influence sur la discipline et sur le moral des soldats. Les sentinelles s'enivrent, et la troupe se dégrade par ce contact journalier avec des condamnés, parmi lesquels elle retrouve des frères ou des parents.

Dans les établissements pénaux, nous ne disons pas pénitentiaires, de Norfolk et de Port-Arthur, le régime parait être encore plus rigoureux et plus funeste à la moralité des condamnés. Mille ou douze cents criminels sont parqués ensemble et occupés aux plus rudes travaux. Pour garder ces hommes désespérés, les soldats se font assister d'une troupe de chiens féroces. La moindre faute est punie par le fouet ; la peine de toute faute grave est la mort. Les condamnés préfèrent généralement la mort à la détention dans l'île de Norfolk. On en a vu couper la tête à quelqu'un de leurs camarades, sans provocation ni colère apparente, dans le seul but d'abréger leurs propres souffrances en méritant le dernier supplice. Les révoltes sont fréquentes dans l'île, et il est déjà arrivé que les condamnés, après avoir égorgé leurs gardiens, se sont emparés de l'établissement. La dernière insurrection, qui date de1834 et qui faillit réussir, fut étouffée dans des torrents de sang : neuf condamnés furent tués sur place et onze exécutés....

Il reste une dernière classe de déportés, c'est celle des condamnés qui deviennent libres, soit par l'expiration de leur peine, soit par une émancipation provisoire et conditionnelle (ticket of leave). Un condamné qui est déporté pour sept ans obtient cette remise de peine au bout de la quatrième année, à moins que sa conduite n'ait été mauvaise ; ceux qui sont condamnés à quatorze ans de déportation deviennent libres à la fin de la sixième année, et à la fin de la huitième s'ils sont condamnés à vie. Cette liberté provisoire leur donne les moyens de travailler pour leur propre compte, en se conformant à certains règlements. En résultat, et malgré des abus fort graves, l'institution des libertés provisoires a eu quelques bons effets c'est une prime offerte à la bonne conduite, car le condamné s'expose à rentrer dans l'état de servage s'il fait un mauvais usage de cette faculté. Les libérés provisoires n'ont pas de peine à trouver du travail dans la colonie ; ils occupent même des postes de confiance, tels que celui de comptable dans la police et de surveillant dans les travaux exécutés sur les routes ; ceux qui out reçu quelque éducation sont choisis pour administrer des propriétés, pour être commis chez des banquiers, chez des avocats ou dans des maisons de commerce, et même pour présider à l'éducation des enfants. On en conne qui ont épousé des femmes libres et qui ont acquis de grandes richesses ; c'est un libéré provisoire qui dirigeait dans la Nouvelle-Galles le principal journal de la colonie....

Nous considérons, quant à nous, l'état de choses qui existe dans les colonies australes comme la conséquence nécessaire de la déportation. Aucune amélioration du système ne nous paraît possible ; il faut y renoncer d'une manière absolue, ou se résigner aux fruits amers que cet arbre a portés. Les deux périodes par lesquelles ont passé les établissements de l'Australie étaient le développement rationnel du principe qu'y avaient déposé leurs fondateurs. Ils ont commencé par être un bagne perdu au milieu du désert, et ils seraient restés un bagne, ai l'on n'avait admis l'émigration libre à venir occuper l'espace qui demeurait vide devant les condamnés ; mais du moment où les émigrants d'origine libre ont pris possession du sol, en assez grand nombre pour le cultiver et pour s'y multiplier eux-mêmes, deux races différentes se sont trouvées en présence, deux races qui différaient comme deux castes, dont la plus forte devait dominer l'autre, et la plus faible obéir.

Pour couper court aux conséquences, il faut donc supprimer le principe. Les colonies australes ne remonteront au niveau des sociétés civilisées que lorsqu'elles cesseront de servir d'égout aux prisons de la métropole.

M. Léon Faucher déclare en finissant qu'il y aurait de la présomption à songer à faire autre chose que ce qu'a fait l'Angleterre en fondant ses colonies pénales. Si l'Angleterre n'a pas réussi, étant maîtresse de la mer, avec son indomptable esprit d'entreprise, sa navigation, son commerce, ses capitaux, sa persévérance poussée jusqu'à l'opiniâtreté, quelle nation pourrait se flatter de l'espoir du succès ? Espérons que notre colonie pénitentiaire de Cayenne, fondée d'ailleurs sur d'autres bases que celles de l'Australie, donnera un démenti à ces tristes prévisions.

 

 

 



[1] Tome II, p. 168.

[2] Hist. du droit civil de Rome et du droit français, tome II, p. 166 suiv.

[3] Laferrière, tome II, p. 413.

[4] Code de Théodose, tit. V, 9, 1.

[5] Code de Théodose, tit. XVI, 5, 52 et 54 ; Code de Justinien, tit. XI, 24, 47.

[6] Le chapitre de Rouen avait en effet accordé territoire et juridiction à l'évêque de Beauvais dans le diocèse de Rouen qui n'avait pas alors d'archevêque. C'est ainsi que Pierre Cauchon put devenir régulièrement juge de la Pucelle.