§ 1. — ESPRIT GÉNÉRAL ET CARACTÈRES COMMUNS DES LOIS CRIMINELLES AUX QUATRE DERNIERS SIÈCLES. Uniformité du droit criminel de la plupart des peuples européens ; sources juridiques communes. — Abandon graduel de la procédure féodale par voie d'accusation. — Influence de l'inquisition sur le droit criminel ; adoption de la procédure inquisitoriale, par voie d'enquête. — Conséquences de cette adoption : secret, arbitraire ; interdiction d'un conseil aux accusés ; indétermination de la peine. — Défaut de proportion entre la peine et le délit ; échelle pénale. — Cumulation ; exagération des peines. — Leur inégalité selon le rang des coupables. — Absence d'uniformité dans les lois pénales.Le droit criminel de la plupart des grands États de l'Europe revêt, à partir de saint Louis, un caractère singulier de similitude. C'est que presque toutes les législations puisent à deux sources juridiques communes, le droit romain et le droit canonique : à l'une elles empruntent principalement leur pénalité, à l'autre leurs formes. Sans doute, quelques détails varient selon le génie particulier des peuples, mais l'esprit général est le même pour chaque législation. Actes incriminés, définition du crime, nature et mesure du châtiment, application de la peine au délit, tous ces éléments constitutifs du droit criminel, ainsi que la jurisprudence qui les explique et les coordonne, tout procède du droit romain et du droit canon. Ces deux grandes colonnes du droit pénal moderne ne doivent fléchir que sous la main de la Révolution française. De là nait une singulière unité dans la jurisprudence : le jurisconsulte est de tous les pays, le criminaliste de France invoque l'autorité du criminaliste de Rome, de Bruges, de Madrid ou de Milan ; la jurisprudence en un mot se fonde sur des décisions empruntées aux tribunaux de tous les pays et tend à couler la pénalité de tous les peuples dans un même moule. On a vu, dans un de nos précédents chapitres, quelle fut, à l'origine, la procédure féodale. Un accusateur et un accusé, un juge prononçant publiquement entre l'un et l'autre, tels sont les éléments indispensables de cette procédure. Quand l'accusateur ou l'accusé ne comparaissent pas au jour indiqué pour le jugement, le seigneur justicier condamne le défaillant à l'amende. Même au temps de Beaumanoir et de saint Louis le juge n'agit d'office que dans un seul cas, celui de crime notoire et flagrant. Le système accusatoire forme, pendant des siècles, le fond de la procédure chez presque tous les peuples européens. On le retrouve en Espagne dans les Siete partidas d'Alphonse le Sage, en Allemagne dans le Code de Charles-Quint, en France dans les nombreux édits de nos rois, depuis l'ordonnance de Charles VII qu'Henrion de Pansey qualifie de premier code de procédure qu'ait eu la France, jusqu'à la grande ordonnance criminelle d'août 4670, due à Louis XIV ou plutôt à Colbert. Peu à peu cependant le droit de la société se dessine et s'affirme ; elle poursuit en son nom celui qui porte atteinte à sa sécurité ou à celle de ses membres. D'après l'ordonnance de 1670, quand il s'agit de crime capital emportant peine afflictive, la transaction intervenue entre l'accusé et son accusateur n'arrête plus l'action de la justice ; les procureurs du roi ou ceux des seigneurs doivent même en pareil cas informer d'office (tit. XXV, art. 19). La procédure par voie d'accusation supposait, dans le procès, une certaine égalité entre les deux parties, un débat public entre elles, une liberté absolue pour la défense. La procédure par enquête repose sur des principes absolument différents. Infériorité de l'accusé vis-à-vis du juge, suspicion légitime contre lui, preuves cherchées dans son interrogatoire même, absence de débats contradictoires, secret de la procédure, limitation et souvent interdiction de la défense, arbitraire de la pénalité, tels furent les fruits que porta ce système. Dans la procédure sur accusation, tout aveu fait dans la prison était réputé arraché par la contrainte ; rétracté, il était de nul effet. Dans le système inquisitorial, l'aveu devient indispensable pour la condamnation de l'accusé. S'il ne le donne pas de bonne volonté, on le lui arrachera par la torture. On comprend maintenant pourquoi nous avons fait précéder le présent chapitre d'une étude sur l'inquisition : c'est l'inquisition en effet qui prête aux tribunaux laïques ses formes judiciaires, cette ténébreuse procédure qui refusait aux accusés le droit de connaître l'accusateur et les témoins, l'appui d'un conseil et le jugement après discussion publique[1]. Quand la pratique de juger par les pairs tomba graduellement en désuétude, quand les baillis qui, dans l'origine, se bornaient à prononcer les jugements des prud'hommes, en vinrent à juger par eux-mêmes, quand, vers fa fin du treizième siècle, les conseillers des bailliages, les clercs et légistes monarchiques, eurent presque partout remplacé les nobles féodaux sur les bancs des assises, la procédure secrète des tribunaux ecclésiastiques succéda peu à peu à la procédure publique que la féodalité avait héritée des barbares. Montesquieu a très-bien expliqué les causes de ce changement[2] ; il a dit aussi pourquoi, en abandonnant les formes judiciaires établies, on prit celles du droit canonique plutôt que celles du droit romain. C'est qu'on avait toujours sous les yeux les tribunaux clercs et qu'on ne connaissait aucun tribunal qui suivit les formes du droit romain où la procédure était publique. C'est ainsi que le secret, c'est ainsi que l'arbitraire, qui, en est la conséquence, s'introduisirent dans la procédure criminelle, c'est ainsi qu'on en vint à interdire aux accusés le conseil d'un défenseur : une ordonnance de François Ier[3] généralisa ce système, si contraire aux droits les plus naturels de la défense, si impropre à éclairer la religion des juges ; il fut admis partout, hormis en Angleterre. Colbert, malgré la sage opposition de Lamoignon, maintint les dispositions arbitraires de François Ier. L'avocat, avait dit Lamoignon, n'est point un privilège accordé par les ordonnances ou par les lois, c'est une liberté acquise par le droit naturel qui est plus ancien que toutes les lois humaines. La routine l'emporta. Aussi l'ordonnance de 1670, est-elle, malgré ses mérites, bien inférieure aux autres réformes législatives de Colbert. Elle veut que les accusés soient interrogés sans assistance de qui que ce soit ; les témoins eux-mêmes doivent être ouïs secrètement, et ceux qui déposent contre l'accusé ont seuls droit d'être entendus ; l'accusé ne peut être assisté d'un conseil, si ce n'est dans les crimes de concussion ou de banqueroute frauduleuse : la loi semble ainsi faire plus de cas de l'argent que de la vie[4]. Encore cette assistance est-elle laissée à la discrétion du juge qui ne peut, dans tous les cas, l'accorder qu'après l'interrogatoire. (Tit. XIV, art. 6 et 8, et tit. XV, art. 1er). Avec le secret l'arbitraire : c'est la déduction logique et fatale. Le juge n'est point tenu de motiver ses arrêts ; il a toute latitude pour ordonner ou omettre la confrontation du prévenu avec les témoins et des témoins entre eux, toute liberté encore de décider s'il y a indices suffisants pour la torture, si la question soufferte sans aveu purgera ou non ces indices, si même, en l'absence de preuves et d'aveu, les soupçons sont suffisants pour condamner à une peine afflictive. Ainsi s'introduisit dans la pratique l'usage des condamnations sur simple soupçon. En 1740, par sentence du présidial d'Orléans, un nommé Barberousse fut déclaré violemment soupçonné d'avoir commis un assassinat prémédité et, pour réparation (la réparation d'un soupçon !) condamné aux galères à perpétuité : il avait préalablement souffert la question sans faire aucun aveu[5]. Même arbitraire en ce qui concerne la nature de la peine. Elle était nettement indiquée en regard de chaque crime dans les Établissements de saint Louis. Ce fut encore François Ier qui consacra le changement sur ce point. L'article 38 de l'ordonnance d'octobre 1535, statue que l'accusé sera condamné à, souffrir peine selon l'exigence du délit, termes qui deviennent bientôt sacramentels. Le principe qu'ils formulent était déjà inscrit dans l'ordonnance Caroline, sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure ; il fut bientôt commun à toutes les législations européennes. Toutefois la jurisprudence admit que, dans tous les cas où la peine était abandonnée à l'arbitraire du juge, celui-ci ne pourrait jamais aller jusqu'à la mort, ni prononcer des peines inusitées dans le royaume ; mais le mode d'exécution, mais le choix du supplice, même en matière capitale, restèrent complètement à sa discrétion. On sentit toutefois de bonne heure la nécessité de proportionner la peine au crime. Les jurisconsultes s'appliquèrent donc à limiter un peu l'arbitraire en traçant, sur cette délicate matière de la proportionnalité et de la graduation des peines, quelques règles équitables qui, par malheur, n'étaient pas susceptibles d'une rigoureuse précision[6]. C'est ainsi qu'on en vint à dresser une sorte d'échelle pénale dans laquelle les supplices étaient rangés selon le degré de souffrance qu'ils devaient infliger au patient. La peine d'être brûlé vif fut considérée comme plus cruelle que celle d'être rompu, la roue comme un plus grand supplice que la potence, la potence elle-même comme un. plus grand supplice que la tête tranchée[7]. On s'habitua aussi à cumuler les peines, et, pour fuir un abus, on en créa un autre ; la peine la plus grave fut précédée de peines moindres ; avant de brûler vif le sacrilège, on lui coupa le poing, on lui arracha la langue. Tous ces efforts pour mesurer le châtiment au délit, ne servirent qu'à trahir l'impuissance de la jurisprudence à établir ce que la loi seule doit fixer. Le défaut de proportion entre les peines et les délits resta jusqu'à la Révolution l'un des plus grands vices de la législation. C'est un grand mal parmi nous, écrivait Montesquieu, de faire subir la même peine à celui qui vole sur un grand chemin et à celui qui vole et assassine[8]. L'extrême sévérité de la pénalité fut un des principaux obstacles à la juste graduation des peines. Quelle graduation raisonnable, disait un publiciste, peut-on établir quand on vous ôte toujours la vie, et que la différence n'existe plus que dans les moments très-courts de la douleur qui accompagne le supplice ? C'est alors une injustice de la loi envers l'humanité[9]. Cette citation nous conduit à parler de l'exagération des peines, l'un des plus grands vices de ce droit criminel. La sévérité des châtiments n'atteste qu'une chose : l'impuissance des lois. Mais, imbus du droit romain, les légistes des trois derniers siècles partent tous de ce principe essentiellement faux que la société a besoin d'être vengée ; ils veulent une pénalité qui sème la terreur. Ils s'ingénient pour trouver des variétés de supplices qui répondent à la nature en même temps qu'à la grandeur de chaque délit. Ils puisent à pleines mains dans le sombre dépôt des lois romaines -impériales : il leur faut des supplices qui prolongent l'agonie, qui parlent longtemps aux yeux terrifiés : ils inventent la mort exaspérée. A la torture physique, ils joignent la torture morale ; ils frappent le condamné jusque dans sa femme et ses enfants. Terminons par ces deux accusations qui dominent toutes les autres, du moins au point de vue de nos sentiments modernes : l'inégalité, l'absence d'uniformité dans les peines. Partout, à l'époque où nous sommes parvenus, en France comme en Espagne, en Allemagne comme en Italie, partout la peine d'un même crime diffère, selon que le coupable est noble ou roturier. La formule : sera puni selon la qualité des personnes, est de style, à partir du seizième siècle, dans les lois criminelles de tous les États européens. Cette inégalité devant l'infamie était un legs du droit romain. En général le gentilhomme a la tête tranchée dans tous les cas où le vilain est pendu. L'incendiaire roturier doit être brûlé ; s'il est noble, il périt par la hache ou par l'épée. Un homme dont un généalogiste contestait la noblesse, l'établit suffisamment en prouvant que son grand-père avait eu la tête tranchée[10]. Le noble et le roturier ne sont pas non plus menés au supplice de la même manière. Le roturier y va à pied ou en charrette, le gentilhomme en carrosse. Le connétable de Luxembourg qui eut la tête tranchée en 1475, sous Louis XI, fut conduit à la Grève monté sur une mule. Même inégalité dans les peines non capitales. Le fouet est appliqué aux gens de basse condition en public et par la main du bourreau ; il est infamant. Le fouet sous la custode, c'est-à-dire dans l'intérieur de la prison, est un privilège de la noblesse. Il n'emporte pas infamie et ne, s'applique pas par la main du bourreau, mais du geôlier. Quelquefois, de deux coupables, la loi ne frappe que celui qui est roturier, souvent le moins répréhensible. Quand un domestique est convaincu de commerce criminel avec sa maîtresse, on pardonne à cette dernière et l'on pend le domestique. Voilà pour l'inégalité des peines ; la contrariété des usages et des jurisprudences produit des effets non moins choquants. Les codes criminels, celui de Louis XIV, comme celui de Charles-Quint, se préoccupent bien plus de l'uniformité de la procédure que de celle de la pénalité. Ils respectent les coutumes, les peines en usage dans chaque bailliage, dans chaque localité. Ce n'est pas assez que les peines soient inégales et souvent arbitraires, il faut encore qu'elles varient selon les lieux, que la façon de les appliquer, de les combiner, de les aggraver, que la manière même d'envisager les crimes auxquels elles s'appliquent, diffèrent dans nombre de juridictions. Il y a autant de jurisprudences que de villes, écrivait Voltaire, et, dans le même parlement, la maxime d'une chambre n'est pas celle de la chambre voisine. Un homme qui court la. poste en France change de lois plus souvent qu'il ne change de chevaux[11]. § 2. — LA TORTURE. La torture, conséquence de la procédure secrète. — Comment cet usage s'établit ; sa raison d'être. — Conditions indispensables pour qu'il y eût lieu à torture. — A qui la question était appliquée ; ses effets judiciaires ; soufferte sans aveu elle innocentait l'accusé. —Déviation de ce principe fondamental ; torture avec réserve de preuves.— Elle pouvait être donnée plusieurs fois 'de suite ; réforme de Louis XIV sur ce point ; durée de la torture. — Question préalable à la mort ; son but. — Autant de genres de questions que de pays et de juridictions. — Exemples divers ; celles usitées au parlement de Paris. — Présentation à la torture. — Procédés divers employés par les criminels pour neutraliser les tourments. — Sortilèges à cet effet. — Moyens indiqués par les jurisconsultes pour découvrir ces sortilèges. — La sorcière de Bruges.La torture veut un paragraphe à part : elle fut la conséquence logique du secret de la procédure. En France, sous les deux premières races, elle n'était appliquée qu'aux esclaves, les gens libres en étaient exempts. Le système de procédure des capitulaires, les formes de justification et de conviction admises par ces lois générales de la seconde race étaient absolument incompatibles avec cet odieux usage. Aussi fut-il abandonné dans toutes les provinces soumises à la monarchie franque, même dans celles que régissaient les lois romaine, bourguignonne ou visigothe qui autorisaient la torture[12]. Mais lorsque s'établirent les tribunaux permanents, lorsque la procédure secrète des tribunaux ecclésiastiques succéda au débat public, lorsque la suppression de ce débat eut enlevé aux juges, leur principal moyen de conviction, il leur fallut bien recourir à d'autres expédients. On soumit la conscience à des règles arithmétiques, on dressa toute une échelle de preuves, de demi-preuves, d'indices violents, suffisants ou douteux[13] et l'on admit que la réunion d'un certain nombre de probabilités était suffisante pour emporter la conviction et constituer la certitude, confondant ainsi la certitude avec la vraisemblance. Au lieu de chercher l'établissement du fait en dehors de l'accusé, on tourna contre lui ses dépositions, on lui défendit de produire ses témoins, on n'écouta que ceux de la partie publique ; on l'interrogea non pour sa défense, mais, au contraire, pour tirer de ses paroles des preuves contre lui. Et comme aucune preuve extrinsèque, comme aucun témoignage ne peut équivaloir à l'aveu, on fut conduit à établir que nul ne serait condamné à mort s'il n'avait préalablement avoué. Une fois l'aveu reconnu nécessaire, on ne recula devant aucun moyen pour l'obtenir. De là la torture. Dans certaines parties des Flandres, quand l'accusé avait contre lui plusieurs témoignages, on la renouvelait indéfiniment jusqu'à ce qu'il eût avoué[14]. On condamna d'abord à la question pour des causes légères et même en matière civile ; mais, avec le temps, un esprit d'humanité relative s'introduisit dans cette partie de la jurisprudence. Un crime constant méritant la peine de mort, et, contre le prévenu, des indices violents quoique insuffisants pour la condamnation, telles furent les conditions réputées nécessaires pour l'application à la torture[15]. Saint Louis le premier décréta que les personnes de bonne renommée, quand même elles seraient pauvres, ne pourraient être gehennées sur la déposition d'un seul témoin[16], ce qui prouve qu'avant lui les gens pauvres étaient souvent torturés sur une telle déposition, bien que, d'après un passage de l'Écriture, on eût dès lors posé en principe qu'il faut deux témoins pour faire preuve. Encore l'ordonnance de saint Louis ne concernait-elle que les bailliages de Beauvais et de Cahors. Du reste on ne parvint jamais à préciser d'une manière satisfaisante la nature de la preuve nécessaire pour qu'un accusé pût être torturé. Suivant Bourdin, il fallait une preuve semi-pleine ou un indice corroboré par deux témoins. Au dernier siècle, on était un peu plus scrupuleux. Tout ce qu'on peut dire, écrivait Jousse, c'est que là preuve doit être très-forte, quoique insuffisante pour la condamnation à mort. Contrairement aux principes du droit romain, la jurisprudence française n'exemptait personne de la question. Montgomery, 1a Mole, la marquise de Brinvilliers y furent appliqués. Il en était autrement en Italie et en Espagne où les nobles n'étaient sujets aux tortures que lorsqu'ils étaient accusés de crimes énormes et infamants. En France même, au dire de Jousse, on était dans l'usage de ne pas condamner si facilement à la question les personnes nobles et d'un état distingué que celles.qui sont de condition vile et roturière[17]. L'accusé auquel la torture n'avait arraché aucun aveu était réputé innocent. Tous les indices existant contre lui étaient purgés ; on devait lui faire connaître son dénonciateur, quand il y en avait un, et il pouvait lui demander réparation. Tel était l'esprit des anciennes ordonnances françaises[18]. Ce système était rationnel ; c'était une dernière réminiscence des jugements de Dieu. Mais la jurisprudence des parlements ne s'accommoda pas longtemps de principes aussi simples. On réfléchit que le silence du patient prouvait bien plutôt sa robuste constitution que l'intervention divine. La conséquence logique eut dû être, à ce qu'il semble, l'abandon d'une épreuve si pleine d'incertitudes. Ce fut le contraire qui eut lieu. Loin de renoncer à la torture, on permit de retirer à l'accusé le seul avantage qu'elle pût lui procurer. Il fut loisible aux juges de décider, par l'arrêt même qui condamnait le prévenu à la question, qu'elle ne purgerait pas les preuves existantes, et ce système abominable fut consacré par l'ordonnance de 1670 (tit. XIX, art. 2). Ce fut ce qu'on appela la question avec réserve de preuves. Dans cette horrible lutte contre les tourments ordinaires et extraordinaires, prolongés, abandonnés, repris, exaspérés avec science, nous dirions presque avec passion, le patient n'avait plus chance de sauver son honneur et sa liberté, il ne pouvait plus racheter que sa vie. Sauf la peine de mort, toutes les autres peines, même les galères perpétuelles, lui restaient applicables. Encore fallait-il qu'une preuve nouvelle, si faible qu'elle fût, ne survînt pas après la question ainsi soufferte sans aveu ; car, dans ce cas, sa vie même n'était plus garantie. Les anciennes ordonnances françaises permettaient de remettre le prévenu à la question autant de fois qu'il survenait de nouveaux indices ; on en usait de même en Allemagne. Le juge pouvait même, sans indices nouveaux, renouveler les tourments jusqu'à quatre fois de suite[19] Cela dépendait uniquement de son appréciation, de son tempérament et, comme disaient les légistes, de sa prudence. Rendu à lui-même, le prévenu rétractait-il les aveux arrachés par la douleur, il était immédiatement remis entre les mains du tortionnaire[20]. Sa vie qu'il n'avait pas eu la force de disputer à la torture ordinaire, on voulait maintenant qu'il la disputât à des tourments deux fois plus intenses. C'était l'absurde dans l'inique. L'ordonnance criminelle de Louis XIV fit cesser cette monstruosité ; EU défendit d'appliquer deux fois à la torture pour un même fait ; mais le juge fut laissé libre de modérer ou d'aggraver les tourments, selon que le patient confessait ou niait le crime. Au fond l'humanité n'y gagna pas grand'chose. On se garda bien de préciser les cas ou l'on s'arrêterait à la question ordinaire, et ceux où le nombre des coins ou des pintes d'eau serait doublé. L'usage s'établit même de ne jamais séparer, dans le prononcé des condamnations à la torture, la question ordinaire de l'extraordinaire ; l'une semblait le complément naturel de l'autre[21]. On trouva aussi, par un emprunt fait aux habiles distinctions de l'inquisition, le moyen de tourner les charitables dispositions de l'ordonnance. Le texte disait, en termes un peu élastiques : si le prévenu a été délié et entièrement ôté de la question, il ne pourra plus y être remis (tit. six, art. 10). On n'alla pas, comme chez les inquisiteurs d'Espagne, jusqu'à considérer chaque application nouvelle à la torture comme des parties intégrantes d'une seule et même opération. Mais, sans délier le patient, on mit dans les souffrances des intervalles qui firent de la-torture un supplice en plusieurs actes. Dans les crimes réputés énormes, la sorcellerie, la magie, l'attentat contre la sûreté de l'État, l'hérésie, le juge fut libre de prolonger indéfiniment les tourments. Ils n'eurent d'autres limites que celles imposées aux forces humaines et à la puissance de les sentir. Dans les crimes de moindre importance, l'usage était de ne pas prolonger la question au delà d'une heure et quart. Outre la question préparatoire, dont le but était d'obtenir l'aveu du crime et qui fut abolie par Louis XVI, le 24 août 1780, il y en avait une autre qui subsista jusqu'à la Révolution[22]. C'était la question préalable qu'on ne prononçait que contre les condamnés à mort et afin d'obtenir la révélation de leurs complices. On ne peut douter qu'elle ne soit très-utile, disait Jousse, et qu'on n'en tire un grand bien pour la société civile. Toutes les raisons apportées contre l'usage de la question préparatoire cessent ici d'avoir lieu, puisque l'accusé étant condamné à mort n'a aucun motif pour cacher la vérité et que d'ailleurs il n'y a pas grand ménagement à garder à l'égard d'un corps confisqué et qui va être exécuté[23]. Nous renonçons à décrire tous les modes de torture usités au moyen âge. Paul Grillandus et beaucoup d'autres ont écrit de gros livres sur cette matière. Augeras, dans son traité De questionibus seu tormentis a rapporté toutes les espèces de questions dont on se servait en Allemagne. Chaque ville, chaque seigneurie, chaque juridiction avait la sienne, ou plutôt les siennes, car il était rare qu'on se bornât à l'usage d'une seule variété de tourments, et, à ceux que la coutume recommandait, le juge en ajoutait souvent d'autres, empruntés aux localités voisines. L'esprit de l'homme n'est borné que pour le bien ; il a pour faire le mal des ressources infinies. Sous le rapport de la richesse et de l'abondance des inventions cruelles, le génie du grand poète infernal du moyen âge, tout stimulé qu'il fût par la haine et l'ardeur de la vengeance, reste bien au-dessous de l'inépuisable imaginative des petits tyranneaux de l'Allemagne et de l'Italie féodales. Nous nous bornerons à quelques exemples. Le problème de tout bon juriste questionnaire était celui-ci : trouver un moyen de faire beaucoup souffrir, sans attaquer notablement les sources de la vie. Ce problème eut mille solutions. L'Italie, pays de tous les raffinements, en trouva une des plus ingénieuses, la privation de sommeil. Le patient, solidement garrotté sur un banc, avait à ses côtés deux sbires qui, de jour et de nuit, le surveillaient, et, à chaque fois qu'il fermait les yeux, le pinçaient jusqu'au sang ou lui appliquaient de grands soufflets. En Allemagne, la faim prolongée, la soif, l'usage de la viande salée avec privation de toute boisson, étaient des tortures recommandées par les meilleurs jurisconsultes. Ici on couchait le patient sur un banc, en lui attachant aux pieds et aux mains de grosses pierres, là on le pendait en lui étendant les bras et on lui mettait des brasiers sous les aisselles et sous les pieds ; ailleurs on le chaussait de souliers neufs bien graissés et ensuite on lui approchait les pieds d'un grand feu[24]. En France, il y avait à peu près autant de genres de questions que de parlements ; mais il ne pouvait du moins en être ordonné une qui ne fût pas usitée dans la juridiction où le jugement était rendu. Dans le ressort du parlement de Bretagne, on pratiquait la question par le feu, en approchant par degrés d'un brasier les jambes nues du patient attaché sur une chaise de fer. A Autun, on usait de l'huile bouillante versée sur les pieds ; à Besançon, on employait l'estrapade. A Rouen, pour la question ordinaire, on serrait le pouce avec une machine de fer ; pour l'extraordinaire on serrait les deux pouces. Dans le ressort du parlement de Paris on usait concurremment de la question à l'eau et de la question aux brodequins : nous nous servons des termes consacrés. La question à l'eau se donne en cette manière. Après que l'accusé a été étendu sur un tréteau et attaché par les bras et les jambes avec des cordes passées dans des anneaux ou boucles de fer, on tend ces cordes avec force, de manière que son corps reste étendu en l'air et ne porte plus que sur les cordes auxquelles ses pieds et ses mains sont attachés. Ensuite on passe un tréteau sous les cordes des pieds ou sous le corps, pour augmenter l'extension. Alors on lui fait boire de l'eau avec un cornet dont on lui met une des extrémités dans la bouche ; pour la question ordinaire, on lui en fait boire quatre pots de deux pintes chacun, et, pour l'extraordinaire, on lui passe sous le corps un tréteau plus élevé que le premier et on lui fait boire quatre pots d'eau de plus. La question aux brodequins se donne en faisant mettre l'accusé sur un siège de bois, adossé à un mur, et en lui étendant les bras qu'on attache' à deux grosses boucles de fer scellées dans le mur. Ensuite on lui serre fortement les jambes à nu avec quatre grosses planches (deux pour chaque jambe), attachées ensemble, et, entre les deux planches du milieu, on enfonce à grands coups de maillet des coins ; savoir, quatre pour la question ordinaire, et quatre de plus et quelquefois même cinq pour la question extraordinaire[25]. Les valétudinaires, les infirmes, les vieillards, les impubères étaient simplement présentés à la question. Ils étaient dépouillés, couchés sur le tréteau, attachés ; ils subissaient en un mot toutes les appréhensions préliminaires, pires souvent sur des esprits faibles que la douleur même ; mais un retentum secret prescrivait au juge de ne pas aller au delà Un médecin et un chirurgien assistaient ordinairement à la question, car il ne fallait pas que le patient mourût entré les mains du tortionnaire. Cela eût trop clairement trahi l'inhumanité de la justice et le magistrat assistant eût été puni pour n'avoir pas arrêté à temps les tortures. Rien ne démontre mieux l'impuissance des peines exagérées que ce qui arriva pour la torture. Les voleurs de grand chemin, pour qui surtout elle était destinée, s'accoutumèrent par avance à l'endurer ; ils la rendirent inoffensive par l'habitude, elle ne fut plus redoutable que pour ceux auxquels la société n'avait qu'un mince intérêt à l'appliquer. Les routiers se géhennaient l'un l'autre dedans les bois et forêts de toutes sortes de tourments, s'apprenant à les endurer de bon courage, jusqu'à ce qu'ils y fussent endurcis et obstinez[26]. Il y en avait aussi qui avalaient des drogues stupéfiantes ; d'autres, et c'était le plus grand nombre, avaient recours à des sortilèges destinés à neutraliser la souffrance. Le talisman était presque toujours un petit parchemin sur lequel étaient tracés des mots cabalistiques et que le patient cachait dans quelque partie secrète de son corps ; le plus souvent il l'avalait. Telle est la puissance d'une conviction forte que beaucoup, pleins de foi dans l'excellence du talisman, arrivaient en effet à dompter la douleur et à ne pas la sentir. Ils riaient au milieu des tortures. Mais le juge était bien au fait des ruses du diable et des signes qui dénotaient le sortilège. Le sieur Bouvet, prévôt général des armées françaises en Italie, a tracé là-dessus des règles qu'il qualifie d'admirables : Premièrement, si le criminel s'est servi de sortilège, on le verra tout étonné, extrêmement pensif, ou bien il dormira ou fera semblant de dormir, ou bien on lui verra sortir une escume de la bouche. Mais quand son corps jette une fun3ée de sueur, ou qu'il s'enfle, ou d'autres signes, comme quand il ne peut parler, cela fait assez voir le sortilège ou le maléfice. Il faudra alors que le juge ne soit pas timide ni crédule, mais qu'il fasse changer le genre de la torture et introduise le criminel dans une autre prison. Alors il sera visité par tous les endroits de son corps pour voir si on pourra trouver de petits bulletins de papier ou de membrane appelée peau vierge, où sera enveloppé quelquefois très-peu de cire et inscrit quelques mots. Si on ne luy trouve rien, non plus que dans son habit, il faudra faire brusler ses cheveux, poils et barbes pour ce que quelquefois ils les en frottent si peu que cela est imperceptible et néanmoins a le pouvoir de les garantir du tourment par la force du sortilège.... Mais si tout cela n'opère pas, il faudra assurément qu'ils aient avalé le bulletin ; il faudra leur faire prendre un médicament qui le leur fera évacuer, et on le verra infailliblement sortir[27]. Damhoudère raconte qu'étant conseiller de la cité de Bruges il fit géhenner à trois reprises différentes, et très-grièvement, une vieille femme qui guérissait miraculeusement les enfants au moyen de pratiques pieuses ou prétendues telles. Elle endura les tourments redoublés sans plainte, souriant, frappant ses doigts l'un contre l'autre et se moquant des juges. On imagina de la raser et de visiter les endroits les plus secrets de sa personne, et l'on finit par découvrir un petit morceau de parchemin auquel estoient escrits noms estranges et caractères diaboliques entremeslez de croix. Remise incontinent à la torture, elle s'écria qu'en lui enlevant le parchemin on lui avait ravi son impassibilité. Plusieurs, parmi les juges, la voulaient brûler vive, mais la majorité inclina pour la clémence. On se contenta de l'attacher à un poteau et de lui couvrir la tête d'une perruque à laquelle le bourreau mit le feu ; après quoi elle fut bannie. La pauvre sorcière se retira à Middelbourg ; mais Florent Van Damme, bailli de cette ville, auquel Damhoudère avait transmis bonne note du procès, la surveilla de près, et, connaissant qu'elle était retournée à ses maléfices, la fit appréhender et brûler vive. Et ce fut bonne justice. Voilà comment des juges habiles savaient délier la langue de ceux qui pactisaient avec le diable. Même en présence des calvinistes persécutés pour leur foi, ils cherchèrent dans le sortilège l'explication du généreux silence de ces martyrs ; ils fermèrent les yeux tant qu'ils le purent sur la puissance de la conviction et sur l'invincible force de la conscience. Il y a beaucoup d'esprits, écrivait un criminaliste que nous avons déjà cité, qui se sont imaginé que le sortilège n'avoit point de vigueur pour fortifier le corps dans les tourments ; que c'étoit plutôt une ferme, aspre et constante résolution prise pour soutenir les tourments, joint ensemble avec une fixe imagination. Mais l'effet fait bien voir le contraire en tant d'occasions qui se sont présentées et qui se présentent très-souvent dans l'Italie, qu'un volume ne suffiroit pas pour les rapporter[28]. § 3. — LES PEINES DES CRIMES D'ORDRE PUBLIC. Principes généraux communs aux criminalistes de tous les pays. — Division des peines ; peines ordinaires et extraordinaires ; peines légales, d'usage, arbitraires ; autre division. — Conférence des peines des principaux crimes chez les peuples dont les lois criminelles dérivent du droit romain et du droit canon. — Crimes de lèse-majesté divine ; Fuite de l'histoire de la pénalité de ces crimes. — Définition du sortilège, de la magie, de la divination. — Distinctions établies pour la pénalité de ces crimes.— La démonomanie de Bodin ; énumération des crimes de sorcellerie.— Procès de Gilles de Retz, d'Urbain Grandier. — Géographie de la sorcellerie. — Maléfices mêlés à la sorcellerie. — Affaire de la Voisin. — Édit de juillet 1682, sur les magiciens ; application des principes de cet édit à l'affaire des bergers de la Brie, à celle du chevalier de la Barre. — Crimes de lèse-majesté humaine ; leur définition élastique. — Progression suivie dans les trois arrêts rendus contre les assassins de Henri IV. — Procès faits aux cadavres, à la mémoire des défunts. — Crimes extraordinaires et atroces ; leur pénalité arbitraire. — Supplice de Calas.— Différence des peines selon l'état des personnes ; supplice de la Brinvilliers, celui de la Chaussée, son complice. — Attentats contre les mœurs ; arbitraire des peines de ces crimes. — Influence de l'Écriture sainte sur la jurisprudence criminelle.La torture n'était pas le supplice, mais la préface du supplice, le vestibule de l'horrible temple de la pénalité. Il faut maintenant mettre le pied dans la cité des larmes, pour employer le mot d'un illustre criminaliste moderne ; il faut justifier les accusations sommaires que nous portions tout à l'heure contre les lois criminelles issues du droit romain et du droit canonique ; il faut voir à l'œuvre ce principe de vengeance et de terreur qui fut pendant tant de siècles et qui est encore dans tant d'États le principe supérieur du droit pénal. Les peines sont ordinaires ou extraordinaires ; c'est là, à partir du seizième siècle, une distinction commune à tous les jurisconsultes. Le légiste dont nous citions tout à l'heure les prouesses judiciaires, le conseiller de Charles-Quint et de Philippe II, dans un livre naïf mais savant auquel plus d'une fois déjà nous avons fait des emprunts, définit les peines ordinaires, celles que le droit a mises ou que le droit a ordonnées, ou qui, par coutume et usance, se sont introduites, et les extraordinaires, celles que le juge impose à sa discrétion[29]. Deux siècles plus tard, un célèbre criminaliste français, Jousse, reproduit cette division ; il se borne à l'étendre lorsque, considérant les peines par rapport aux juges, il les distingue et divise en trois catégories : peines légales, peines fondées sur l'usage et qui ne sont établies par aucune loi, et peines arbitraires, c'est-à-dire qui dépendent de la prudence du juge et qui s'infligent à proportion de la grandeur du crime[30]. Une autre division, adoptée par les jurisconsultes de tous les pays, est celle qui classe les peines, considérées par rapport à l'accusé, en quatre catégories : peines capitales, peines corporelles afflictives et infamantes, peines afflictives non corporelles mais infamantes, et peines purement infamantes. Nous allons essayer de comparer ensemble, d'après les principales sources du droit criminel[31], les peines qui furent usitées jusqu'au siècle dernier en France, en Espagne, dans les Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, c'est-à-dire chez les peuples dont la procédure dérivait du droit canon et la pénalité du droit romain, en considérant ces peines dans leur rapport avec la nature des crimes qu'elles se proposaient de frapper. Nous adopterons, pour cette revue, l'ordre dans lequel les jurisconsultes les mieux accrédités rangeaient ordinairement les crimes et les peines d'après la gravité des uns et la rigueur des autres. En tête des premiers, il faut placer ceux dits de lèse-majesté divine. Ce sont tous les crimes religieux dont l'Église avait originairement la connaissance : l'hérésie, l'athéisme, le sacrilège, le blasphème exécrable, la magie, la sorcellerie, le crime contre nature. Nous ne reviendrons pas sur tout ce que nous avons dit à l'égard de ces crimes en traitant des Établissements de saint Louis et de l'inquisition. A l'époque où nous sommes parvenus, l'autorité de l'Église en matière criminelle est singulièrement amoindrie. En ce qui touche l'hérésie, les ordonnances des Valois se sont timidement éloignées de la doctrine des Établissements d'après laquelle le juge d'église pouvait seul connaître de ce crime, même contre les laïcs. Une ordonnance de Henri II, du 19 novembre 1549, veut que, dans le cas où l'hérésie serait accompagnée de scandale, commotion populaire ou autre crime emportant offense publique et par conséquent cas privilégié, le procès soit fait par les juges royaux et les juges ecclésiastiques réunis[32]. Louis XIV adopte nettement la doctrine de l'Allemagne et des Pays-Bas, et remet aux seuls juges royaux la connaissance du crime d'hérésie, en ayant soin de le déclarer cas royal[33]. Le rôle du juge d'église est réduit à un pur examen doctrinal ; il est seul compétent pour déclarer si une doctrine est hérétique, et c'est dans ce sens seulement qu'il connaît de l'hérésie. Un progrès notable s'est donc accompli sur ce point. En revanche, l'étendue la plus illimitée a été accordée à l'accusation d'hérésie. Personne n'en est exempt, pas même les souverains, qui ont seulement le privilège d'être jugés par le pape[34] ; ce dernier lui-même peut être accusé de ce crime et jugé par un concile général. Un jurisconsulte du seizième siècle a écrit la procédure à suivre en pareil cas[35]. Est-il nécessaire de dire que l'Espagne et les États romains n'ont point suivi la marche de la France et de l'Allemagne ? L'hérésie et, en général, tous les crimes de lèse-majesté divine continuent à y être du ressort de la justice ecclésiastique. (Voir le chapitre traitant de l'inquisition.) La peine de l'hérésie et du sacrilège, aussi bien en France qu'en Allemagne, en Espagne et en Italie, est celle du feu. En France le coupable, revêtu d'une chemise soufrée, est conduit au bûcher avec une torche à la main et lié à un poteau au moyen d'une chaîne de fer. Quelquefois on joint à cette peine celle du poing coupé et de l'amende honorable. Dans les Pays-Bas, la peine du sacrilège est laissée à l'arbitraire du juge qui choisit, d'après la qualité du fait, entre le feu, l'épée, le gibet ou même les bêtes féroces[36]. Il est impossible, comme on voit, de pousser plus loin le respect servile de la loi romaine. En France, si la peine de ce crime est également arbitraire[37], c'est du moins dans un sens plus humain. Le sacrilège n'est puni du feu que lorsqu'il est joint à la superstition et à l'impiété ; celui qui résulte d'un vol sans effraction n'est ordinairement puni que des galères. Passons à ce qui concerne la magie et la sorcellerie. En France, une ordonnance de Charles VIII, de l'année 1490, a définitivement ravi aux juges d'église la connaissance de ces crimes, du moins à l'égard des personnes laïques. Ils ne sont point toutefois cas royaux, à moins qu'ils ne soient accompagnés d'impiétés participant de l'hérésie. Du reste, les sorciers n'ont rien gagné[38] à changer de juridiction. Les juges laïques se montrent plus durs que les inquisiteurs ; ils ne connaissent pas d'autre peine que la mort et n'admettent point les accusés à résipiscence. Si l'on veut mesurer le pas immense fait par la raison publique depuis moins d'un siècle, il faut lire dans l'ouvrage de Jousse, qui écrivait en 1770, la définition de la magie et de la divination. Nous copions : Le sortilège ou la magie est de
deux sortes : 1° Lorsqu'on invoque le démon ou
qu'on fait un pacte avec lui pour découvrir une chose que l'on veut savoir ou
pour faire réussir une chose que l'on a en vue, ce qui peut se faire en trois
manières : lorsqu'on veut causer du dommage à quelqu'un, ou quand on désire
savoir une chose cachée, ou lorsqu'on veut procurer à soi ou à quelqu'un un
bien qu'on désire ; 2° Lorsque, sans avoir recours au démon, on emploie quelque pratique superstitieuse aux mêmes fins. Voilà pour les magiciens ; quant aux devins ; ce sont tous ceux qui, en vertu d'un pacte exprès ou tacite (remarquez ce mot) fait avec le démon, ou même sans aucun pacte, veulent connaître ce qui est caché ou qui veulent savoir les choses futures dont la connaissance est réservée aux seuls décrets de la providence de Dieu ; c'est ce qu'on appelle pronostication. C'est encore le feu qui est la peine ordinaire de la magie et de la divination dans toutes les législations qui procèdent du droit romain. Toutefois, l'ordonnance Caroline a établi dans cette matière une sage distinction que la jurisprudence française devait mettre plus d'un siècle à s'approprier. On ne punit du bâcher en Allemagne que ceux qui, au moyen de la magie, causent dommage à quelqu'un ; ceux qui s'appliquent à cette science sans nuire à personne sont seulement punis selon l'exigence et la nature du cas (art. 109). En France, la peine varie suivant les lieux ; certains parlements condamnent les sorciers à être pendus et leurs cendres jetées au vent, d'autres les brûlent vivants. Elle est arbitraire comme en Allemagne, et diffère de gravité selon les cas. Pour bien appliquer la peine due à ce crime, dit Jousse, il faut voir le chapitre V du livre IV de la Démonomanie de Bodin. Or, la Démonomanie, livre publié en 1580, distingue dans la sorcellerie quinze degrés différents, très-souvent joints et combinés ensemble, et qui, pris individuellement, constituent autant de crimes. Les crimes ordinaires des sorciers, selon Bodin, consistent à renier Dieu, à le blasphémer, à adorer le diable, à lui vouer leurs enfants, à les lui sacrifier, à les brûler en holocauste au démon, à faire mourir le bétail, à frapper un pais de stérilité, à donner la mort par poisons ou sortilèges. Quant aux sorcières, elles font mestier de tuer les personnes, qui plus est d'homicider les petits enfants, puis après les faire bouillir et consommer jusques à rendre l'humeur et chair d'iceux potables. De plus, elles ont souvent copulation charnelle avec le diable et bien souvent près des maris. — Voilà, continue Bodin, des crimes détestables, le moindre desquels mérite la mort exquise.... Il a été bien vérifié que les sorciers qui ont paction expresse ordinaire avec le diable sont ordinairement coupables de toutes ou de la plupart de ces méchancetés. Or, quand il y a plusieurs crimes commis par une personne et par plusieurs actes, il faut qu'ils soient tous punis, et faut, comme dit Bartole, imposer plusieurs peines distinctes, soit par les lois et ordonnances, soit par l'arbitrage du juge[39]. Impiété, blasphème, adoration du diable, sacrifice d'enfants,
presque toutes les variétés de sorcellerie qui viennent d'être énumérées se
trouvent réunies dans le procès de Gilles de Retz, l'original de la
Barbe-Bleue. On trouva dans la tour de Chantocé une
pleine tonne d'ossements calcinés, des os d'enfants en tel nombre, qu'on présuma
qu'il pouvait y en avoir une quarantaine. On en trouva également dans les
latrines du château de la Suze, dans d'autres lieux, partout où il avait
passé. Partout il fallait qu'il tuât. C'étaient des offrandes au diable. Il
invoquait les démons Barron, Orient, Belzébut, Satan et Bélial ; il les
priait de lui accorder : l'or, la science et la puissance. Il lui
était venu d'Italie un jeune prêtre de Pistoïa qui lui promettait de lui
Paire voir les démons ; il avait aussi un Anglais qui aidait à les conjurer.
La chose était difficile. Un des moyens essayés, c'était de chanter l'office
de la Toussaint en l'honneur des malins esprits ; mais cette dérision du
saint sacrifice ne leur suffisait pas : il fallait à ces ennemis du Créateur quelque
chose de plus impie encore, le contraire de la création, la dérision meurtrière
de l'image vivante de Dieu.... Retz offrait
parfois à son magicien le sang d'un enfant, sa main, ses yeux et son cœur[40]. Retz fut condamné au feu, mais non brûlé. Par ménagement pour sa puissante famille et pour la noblesse en général, on l'étrangla avant que la flamme ne l'eût touché. Le corps même ne fut pas mis en cendres. Un procès de sorcellerie non moins célèbre est celui d'Urbain Grandier, curé de Saint-Pierre de Loudun, condamné à être brûlé vif, aux termes d'un jugement souverain du 18 août 1634, rendu par une commission que présidait le conseiller d'État Laubardemont. De haute taille, de belle figure, de mœurs faciles et galantes, Grandier avait troublé l'imagination et les sens de plusieurs religieuses ursulines de Loudun. Ces filles, surexcitées par lès austérités du cloître, se crurent ensorcelées par le curé de Saint-Pierre et possédées de démons soumis à ses ordres. L'officialité de Poitiers, préliminairement au jugement, déclara les caractères de la possession diabolique dûment constatés, et la Sorbonne, consultée, se rangea à cet avis. Ainsi, au milieu du dix-septième siècle, il n'était personne, même parmi les esprits les plus éclairés, qui ne crût aux possédés et aux sorciers. Richelieu lui-même n'était pas, sous ce rapport, plus avancé que son époque ; Pascal et tout le jansénisme y crurent encore. Ceux-là même qu'on brûlait n'étaient pas les moins convaincus. M. Michelet, qui a esquissé une géographie de la sorcellerie par nations et provinces, a très-bien expliqué cette monomanie du sortilège, contagieuse surtout dans les temps calamiteux et dans les pays misérables où l'homme en vient à désespérer des secours du ciel. La fin du seizième siècle fut particulièrement en proie à cette maladie. Dans certaines provinces, en Biscaye, en Lorraine, on ne priait plus que le diable. Maints villages effrayés, entre deux terreurs, celle des sorciers et celle des juges, avaient envie de laisser là leurs terres et de s'enfuir, si l'on en croit Remy, le juge de Nancy. Dans son livre dédié au cardinal de Lorraine[41], il assure avoir brûlé en seize années huit cents sorcières. Ma justice est si bonne, dit-il, que, l'an dernier, il y en a eu seize qui se sont tuées pour ne pas passer par mes mains[42]. Il était rare que le sortilège ne fût pas mêlé de maléfices. Il y eut à Paris, à la fin du dix-septième siècle, comme une épidémie d'empoisonnement. Qui ne cannait la grande affaire des poisons, qui, pendant tant d'années, agita si violemment la cour et la ville, et dont les principaux épisodes furent le supplice de la Brinvilliers, l'établissement de la chambre ardente[43], le procès de la Voisin et de ses quarante complices, parmi lesquels figuraient deux nièces de Mazarin, un petit-fils de Fleuri IV et un maréchal de France ? L'industrie de la Voisin ne consistait pas seulement à vendre la fameuse poudre de succession ; elle était, comme ses principales complices, la Vigoureux, la Fillastre, associée à des sorciers, à des tireurs d'horoscopes qui révélaient des choses cachées et procuraient aux gens la mort de leurs ennemis. Pour obtenir l'aide du diable ; on lui disait la messe à rebours, et une femme nue servait d'autel. Deux ans après le supplice de la Voisin, brûlée en place de Grève le 22 février 1680, Louis XIV rendit un édit par lequel il renouvelait les anciennes ordonnances des rois. ses prédécesseurs contre les magiciens, et expulsait du royaume toutes personnes se disant devins ou devineresses. Cet édit, donné en juillet 1682, fut le point de départ d'une jurisprudence nouvelle en matière de sorcellerie. Il emprunta à l'ordonnance Caroline ses sages distinctions touchant l'appréciation de ce crime. Les articles 3, 4 et 5 défendent les pratiques superstitieuses, lesquelles doivent être punies exemplairement, suivant l'exigence des cas, mais ils ne frappent du dernier supplice que les personnes assez méchantes pour joindre à la superstition l'impiété et le sacrilège, ou pour se servir de vénéfices et de poisons. Ces principes restèrent ceux du parlement de Paris jusqu'à la Révolution. On les trouve appliqués en 1689 dans l'affaire des bergers de la Brie qui avaient fait périr des bestiaux au moyen d'arsenic mêlé à de l'eau bénite, avec l'accompagnement obligé des conjurations. Les uns furent envoyés aux galères, les autres pendus, non comme magiciens, mais comme empoisonneurs. Néanmoins, c'est par application de l'édit de 1682 que le chevalier de la Barre fut condamné à avoir la langue coupée et à être décapité avant d'être jeté dans les flammes, par arrêt du parlement de Paris, confirmatif d'une sentence de la sénéchaussée d'Abbeville du 28 février 1766, sentence qui souleva l'indignation des esprits éclairés de tous les pays et motiva les courageuses réclamations de Voltaire. Le chevalier de la Barre avait dix-neuf ans ; il était prévenu d'avoir chanté des chansons libertines où la Vierge et les saints étaient outragés, et véhémentement suspecté, ce sont les termes de l'arrêt, d'avoir brisé ou mutilé un crucifix élevé sur le pont d'Abbeville. Ces faits constituaient le blasphème et le sacrilège ; mais non, le sacrilège joint au sortilège, qui, d'après l'arrêt de 1682, était seul passible de la peine du feu. Voltaire put donc soutenir à bon droit que cet édit n'avait entendu frapper que des faits pernicieux à la société, et que les juges avaient invoqué une loi non applicable au fait incriminé[44]. A la suite des crimes de lèse-majesté divine, venaient ceux de lèse-majesté humaine. En France, le crime de lèse-majesté au premier chef, c'est-à-dire contre la vie du prince, son autorité ou la sûreté de l'État, ce crime était cas royal et la grand'chambre du parlement en avait seule connaissance. Quand un prince ou un pair du royaume était accusé de cet attentat, le roi pouvait être présent au jugement, comme on le vit, en 1458, au procès du duc d'Alençon auquel Charles VII assista. Peu de crimes ont fait couler plus ae sang ; peu ont eu des définitions plus élastiques, plus faciles à plier aux circonstances, une procédure plus livrée à l'arbitraire, une pénalité plus atroce. La haute trahison, l'attentat contre la vie du souverain ou des princes de son sang, les conspirations contre l'État, les séditions, la désertion, la rébellion aux ordres de l'autorité royale, le péculat, la concussion, tous ces méfaits rentrent dans le crime de lèse-majesté et eu constituent les divers degrés ; tous sont punis du dernier supplice ; tous sont regardés comme imprescriptibles et peuvent être poursuivis, même après la mort du coupable ; pour tous on reçoit des dénonciations qu'on repousse en tout autre cas, celle des infâmes, celle du père contre le fils ou du fils contre le père, et toutes sortes de preuves, même celles par conjectures. En France, s'il s'agit de lèse-majesté au premier chef, on punit jusqu'aux enfants, jusqu'aux père et mère du coupable ; on les bannit du royaume ; à Milan on les met à mort[45]. En Allemagne, d'après la constitution de Charles-Quint, le coupable de haute trahison est, selon la gravité des cas, traîné sur la claie, tenaillé, écartelé même, mais seulement après avoir été décapité (art. 124). La jurisprudence française, à partir de la fin du seizième siècle, s'ingénie à renchérir sur ces horreurs. Elle semble prendre à tâche de marcher à rebours de l'esprit public et des mœurs. A chaque nouvel attentat contre le souverain, ce sont des raffinements nouveaux de cruautés, des atrocités inconnues aux législateurs du Bas-Empire. Telles sont les funestes conséquences de l'arbitraire. Quand ce sont les hommes et non la loi qui prononcent la peine, ils craignent de paraître manquer de zèle en se montrant pitoyables, et confondent volontiers la barbarie avec le dévouement. Cette progression dans la cruauté servile est curieuse à étudier dans les arrêts rendus contre les trois assassins de Henri IV, en 1593, 1594 et 1610. Le premier, Pierre Barrière, est condamné à avoir le poing coupé, à être tenaillé avec des tenailles ardentes, puis rompu tout vif, son corps brûlé et ses cendres jetées au vent. Le second, Jean Châtel, subit les mêmes tortures, sauf qu'il est tiré à quatre chevaux au lieu d'être rompu. Cette mort semble trop douce encore pour Ravaillac, plus coupable, il est vrai, que les deux premiers, car il avait mis à chef ce que les autres n'avaient fait qu'entreprendre. La royne mère dict aux commissaires qu'il y avoit un boucher qui se présentoit pour l'écorcher tout vif, et se promettoit de le faire vivre longtemps et de lui laisser suffisamment de force après qu'il seroit dépouillé de sa peau pour lui faire endurer le plus cruel tourment. La cour, louant l'affection d'une princesse pénétrée de douleur, accorda ceste proposition au zèle et à la ferveur de Sa Majesté[46]. La proposition toutefois ne fut pas suivie d'effet. Mais Ravaillac n'y gagna pas grand'chose. Le parlement combina un supplice pour satisfaire le peuple et soûler sa vengeance. Pour le crime de lèse-majesté au premier chef on avait un supplice horrible, l'écartèlement précédé et assaisonné du tenaillement. On s'en fût tenu là Mais M. de Guesle, procureur du roi, un magistrat bavard et insupportable érudit, tint à orner ce jugement des petits agréments qu'il avait lus dans les vieux livres, ajoutant aux tenailles le plomb fondu, l'huile et la poix bouillantes, et un ingénieux mélange de cire et de soufre. Le tout voté d'enthousiasme[47]. L'arrêt ordonnait encore de raser la maison où était né Ravaillac ; il expulsait de France ses père et mère sous peine d'être pendus sans forme de procès, s'ils osaient revenir, et enjoignait à tous ses autres parents de changer de nom, sous la même peine. Les crimes de lèse-majesté divine et humaine au premier chef étaient les seuls dans lesquels il fût d'usage de faire le procès au cadavre du coupable et de condamner sa mémoire. En 1604, un commis du ministre Villeroy, nommé Nicolas l'Hôte, prévenu d'avoir transmis au roi d'Espagne le secret des délibérations du conseil royal, se noya dans la Marne, en fuyant les poursuites du prévôt de Meaux. Son corps, tiré de l'eau, fut amené au Châtelet de Paris où il fut embaumé. On lui fit son procès, et il fut ordonné que le cadavre serait trahie sur une claie, la face contre terre, ensuite tiré à quatre chevaux, et que les quartiers seraient exposés sur quatre roues aux quatre principales avenues de la ville. Quand un arrêt condamnait la mémoire d'un criminel de noble extraction, il déclarait en même temps ses enfants roturiers, il supprimait son nom et ordonnait de briser ses armoiries, de couper ses bois à hauteur d'infamie et de raser les murailles, tours et donjons de ses châteaux. C'est ainsi que fut flétrie la mémoire du maréchal d'Ancre, par le même arrêt qui condamnait sa veuve, comme sorcière, à être décapitée en Grève et ses restes à être livrés aux flammes, sentence qui parut tellement inique aux juges eux-mêmes qu'ils en appréhendaient quelque grand châtiment de Dieu sur leur compagnie[48]. Après les crimes de lèse-majesté divine et humaine, les jurisconsultes rangeaient, dans l'ordre de gravité, un certain nombre de crimes extraordinaires et atroces, tels que le parricide et l'infanticide, l'incendie, l'empoisonnement, le crime contre nature. A l'époque où nous sommes parvenus, tous ces crimes sont partout frappés de peines arbitrairement combinées, selon la nature du délit, l'état des personnes et la gravité du cas. Toutefois leur châtiment ordinaire est généralement le feu, mais seulement après la mort et après le supplice de la roue. Ce fut sur la roue, nous l'avons dit déjà, qu'expira le malheureux Calas, accusé d'avoir tué son fils. Ses restes furent ensuite jetés dans les flammes. En France, la peine de la femme infanticide varie suivant les pays. La coutume de Loudunois veut qu'elle soit brûlée. Même absence d'unité en Allemagne ; ici on noie la coupable ; ailleurs, et c'est le supplice ordonné par la Caroline, on l'enterre vive et on l'étouffe ensuite à coups de pieu. Mais le législateur a du moins l'humanité de ne condamner la mère au supplice que lorsque l'enfant est né viable. C'est encore la roue et le bûcher qui servent en France au supplice des empoisonneurs, à moins toutefois qu'ils ne soient de noble extraction, auquel cas ils sont décapités avant d'être brûlés. Le complice et l'instrument de la Brinvilliers, le domestique la Chaussée, périt sur la roue comme coupable d'avoir empoisonné les deux frères de la marquise (arrêt du 24 mars 1676). Quant à elle, elle a la tête tranchée avant d'être livrée aux flammes (arrêt du 16 juillet 1676). Enfin, on punit partout du supplice du feu un crime honteux, plus fait pour être enseveli dans les ténèbres de l'oubli que pour être éclairé par les flammes des bûchers aux yeux de la multitude[49]. Dans certains cas qu'il est inutile de spécifier, on brûle à la fois le coupable, sa victime et le procès. Mais s'il est un crime dans lequel éclatent tous les vices juridiques que nous tenons à mettre ici en lumière, ce crime est l'inceste. Ni l'Allemagne ni la France n'ont de peine légale qui le concerne. On suit l'usage des lieux où le crime a été commis, quand, par hasard, un usage existe en semblable matière ; sinon, le juge, de sa propre autorité, arbitre et imagine le châtiment, lequel toutefois en France et à partir du dix-septième siècle, ne peut être choisi que parmi les peines usitées dans le royaume. Guillaume de Nangis cite une femme de Château-Gironde, jetée vive dans un puits qui fut ensuite comblé de pierres, pour commerce criminel avec son fils. Ailleurs on applique la peine du feu. Pour bien châtier ce crime, il faut, suivant Jousse, recourir aux lois romaines et à la jurisprudence des arrêts. Ajoutons l'Écriture sainte si souvent invoquée comme autorité juridique infaillible par les légistes des trois derniers siècles, sans égard pour la différence des temps, des mœurs et des lieux. En 1548, le parlement de Toulouse condamne à la peine du glaive un notaire convaincu d'être l'amant, tout à la fois, de la mère et de la fille. Cette belle jurisprudence se fonde sur ce texte du Lévitique : Celui qui, après avoir épousé la fille, épouse encore la mère, commet un crime énorme : il sera brûlé tout vif avec elles (ch. XX, v. 14). Plus tard et en vertu de la même autorité, une bulle de Sixte-Quint applicable à tous les États de l'Église condamne à mort une femme convaincue d'avoir, comme le fit, dit-on, Diane de Poitiers, partagé ses faveurs entre le père et le fils. § 4. — LES PEINES DES CRIMES D'ORDRE PRIVÉ. Rappel des vices de la pénalité ; exemples démonstratifs. — Histoire et description du supplice de la roue. — But de ce supplice ; ses tempéraments.— Crimes punis de la potence. — Supplice du comte de Horn. — Distinction en France entre la peine du roturier et celle du gentilhomme ; exception. — Même distinction en Espagne ; supplice de don Rodrigue Caldéron. — La garrotte. — Supplice de Châlais. — Décollation par la hache et par l'épée en Allemagne, dans les républiques italiennes, en Espagne. — Inégalité dans le supplice partout la même.Nous pourrions arrêter ici cette analyse de la pénalité des trois derniers siècles chez les peuples qui marchaient alors à la tête de la civilisation. Les accusations que nous avons portées contre elle au commencement de ce chapitre ont dès à présent une suffisante justification. Dès à présent aussi la nécessité de la grande réforme judiciaire que réclamaient les novateurs du dix-huitième siècle et que Beccaria se chargea de formuler, doit apparaître clairement aux yeux du lecteur. Inhumanité, arbitraire, contrariété, absence d'unité, exagération et inégalité de la peine, extension à toute une famille des conséquences de la faute d'un seul de ses membres, proportionnalité mathématique entre le crime et le châtiment, minutieusement cherchée dans des lois antiques que réprouvent les progrès de l'esprit public, et obtenue au moyen de barbaries indignes de la justice, tous ces vices d'une législation impitoyable sont accumulés dans les dispositions pénales que nous venons de résumer. Cependant, nous n'avons passé en revue que les attentats exceptionnels et d'ordre public, ceux qui par leur caractère atroce semblent excuser, sinon justifier, l'atrocité de la répression ; nous n'avons rien dit de ces crimes nombreux et fréquents, qui sont le résultat des passions, du choc des intérêts, de l'ignorance, de la misère et des vices de l'ordre social. Chez tous les peuples dont le droit pénal procède des sources que nous avons fait connaître, la peine capitale appliquée à ces crimes est celle de la potence, remplacée par la roue en France et en Allemagne, lorsque le crime est accompagné de circonstances extraordinaires. Déjà, en traitant de la pénalité de l'Allemagne féodale, nous avons dit la haute antiquité du supplice de la roue qu'on trouve mentionné dans Grégoire de Tours, mais qui ne parvint à se naturaliser en France que sous François Ier. Remarque digne d'être méditée ! Cette brillante époque, celle où la renaissance des lettres et des arts semble devoir amollir les esprits et polir les mœurs, est celle précisément où la justice abdique tout sentiment de pitié, où elle s'arme des plus affreux instruments de torture. C'est alors que s'introduisent dans le langage judiciaire ces horribles expressions : supplices exquis, tourments recherchés, mort exaspérée ; c'est alors que la France emprunte aux autres nations ce qu'elles ont inventé de plus propre à faire longtemps souffrir le coupable, la roue à l'Allemagne, l'estrapade à Venise[50]. Plusieurs causes expliquent ce phénomène : l'extension du brigandage, résultat des guerres civiles, les haines sauvages engendrées par les querelles religieuses, enfin la passion inintelligente de l'antiquité dont on adopte les lois et les coutumes pénales sans songe-à les assortir aux mœurs modernes. Tout le monde a entendu parler de la roue ; mais beaucoup ne se font pas une idée exacte de cette barbare invention, qui ne venait pourtant qu'en troisième ligne dans l'ordre de gravité des peines. Qu'on imagine une croix de saint André, faite de deux solives se croisant obliquement ; dans chacune des quatre branches étaient pratiquées deux entailles, à environ un pied l'une de l'autre, afin de créer des vides sous les membres attachés sur ces branches, aux endroits où l'exécuteur devait frapper. Le criminel était étendu sur cette croix, la face tournée vers le ciel, et le bourreau armé d'une barre de fer carrée, rompait d'un coup violent les cuisses, les jambes, les bras et les avant-bras du misérable ; il terminait l'affreuse opération par deux ou trois coups sur la poitrine, Quelquefois, quand l'arrêt l'avait ordonné, il retournait le patient et lui cassait les reins. Mais son devoir était de faire en sorte que le supplicié ne mourût pas sur-le-champ, et eût le temps de repaître les yeux du peuple de ses souffrances, absurde combinaison, plus propre à endurcir les cœurs qu'à les détourner du crime. Une petite roue était fichée horizontalement par son moyeu dans un pieu planté soit au coin de l'échafaud, soit dans un endroit de la ville indiqué par l'arrêt[51]. Le corps rompu était porté sur cette roue, les jambes repliées sous le torse ; c'est là qu'il achevait de mourir. Les membres fracassés s'enlacent dans les rayons ; la tête pend ; les cheveux se hérissent, et la bouche, ouverte comme une fournaise, n'envoie plus par intervalles qu'un petit nombre de paroles sanglantes qui appellent la mort[52]. Tableau d'un affreuse éloquence, et qui reste encore bien au-dessous de la réalité ! C'est dans le but de détruire le brigandage, ce fléau de tout le moyen âge, que le supplice de la roue avait été introduit en France[53]. Mais que de fois il fut appliqué à des délits qui aujourd'hui ne seraient passibles que de la police correctionnelle ! Le 11 octobre 1629, Louis XIII étant à Fontainebleau, un pauvre diable, réduit aux plus tristes expédients, imagine de se blesser à la poitrine, dans un des corridors du château. Il a, dit-il, reçu un coup de pistolet en essayant d'arrêter un homme qu'il savait résolu à attenter aux jours du roi, et qui, malgré ses efforts, a pris la fuite. Cette fourberie inspirée par la misère fut aisément reconnue et punie du supplice de la roue[54]. Disons toutefois qu'au siècle dernier quelques tempéraments avaient été apportés à ces barbares exécutions. Il faut apprendre dans l'ouvrage de Jousse ce qu'étaient ces tempéraments. Ces froides lignes en disent plus que tout commentaire. Elles montrent le soin minutieux que le juge prenait de mesurer exactement l'intensité et la durée de la souffrance aux degrés divers d'un même crime. D'un supplice unique il savait tirer cinq ou six supplices : on dirait d'un peintre qui, n'ayant à sa disposition qu'une seule couleur, s'ingénie du moins à en saisir toutes les nuances. L'usage est de ne pas rouer vifs les voleurs de grand chemin, s'il n'y a assassinat joint. On ordonne, le plus souvent, qu'ils seront étranglés dans le temps de l'exécution ; ou qu'ils recevront quelques coups vifs ; ou bien qu'ils seront étranglés immédiatement après ; ou enfin, qu'ils resteront une ou deux heures sur la roue avant d'être étranglés ; le tout suivant les circonstances[55]. Notez que ces restrictions humaines restaient inconnues du supplicié, toujours condamné purement et simplement à être rompu vif. Elles se font, dit l'auteur que nous venons de citer, par un retentum, signé des juges, qui se met au bas de la sentence, et qui ne se lit point au condamné. Souvent, quand les juges étaient demeurés sourds à leurs supplications, les parents achetaient du bourreau le coup de grâce. La potence venait après la roue dans l'ordre de gravité des peines. Elle était, chez tous les peuples qui nous occupent, la peine de l'homicide simple, du rapt, du vol domestique, de la banqueroute frauduleuse. Le gentilhomme, nous l'avons dit déjà, avait la tête tranchée dans tous les cas où le roturier était rompu ou pendu. Il subissait toutefois la peine du vilain quand il avait commis un crime réputé infime et déshonorant. Le vol de grand chemin, l'assassinat prémédité étaient déshonorants ; l'homicide simple, le viol ne l'étaient pas[56] C'est par application de ce principe que le comte de Horn fut condamné à périr sur la roue, quoique de naissance illustre[57]. Il avait, en compagnie d'un nommé de Milly, assassiné, dans un cul-de-sac derrière la rite Quincampoix, un courtier, porteur d'actions de la banque de Law. Ses parents supplièrent le régent de changer la peine et de substituer la décollation à la roue, attendu que ce supplice honteux empêchait les filles de leur maison d'être chanoinesses en Flandre. Le régent fut inexorable. M. Law, dit le journal de Barbier, demanda l'exemple, parce que cela faisoit tort à son système et à la liberté des négociations. Le comte de Horn fut exécuté avec de Milly, en place de Grève, et il expira une heure sur la roue le mardi saint (26 mars 1720), qui était le dernier jour que l'on pouvait exécuter. Même distinction en Espagne ; seulement la décollation du gentilhomme avait lieu par un procédé un peu différent de celui dont on se servait en France. On le trouve clairement indiqué dans le récit suivant de la mort de don Rodrigue Calderon, ancien favori du duc de Lerme, exécuté le 21 octobre 1621 : Après s'être réconcilié, et avoir
congédié les religieux, il s'assit sur la selle, permettant à l'exécuteur de
lui lier les bras, les pieds et le corps. L'exécuteur lui ayant demandé
pardon, il l'embrassa et baisa deux fois au visage, le nommant son grand ami,
et se découvrant la gorge pour recevoir le coup. Ayant derechef offert son
âme à Dieu, alors l'exécuteur lui jeta un taffetas sur les yeux et luy coupa
le col par devant selon la mode d'Espagne, et pendant que les religieux
disoient plusieurs oraisons à haute voix[58]. Dans certaines parties de l'Espagne, la décollation était remplacée par la garrotte, supplice également réservé aux criminels de noble extraction. Le patient, après avoir été mis un ou deux jours en chapelle, en compagnie de moines chargés de le préparer à la mort, était conduit à l'échafaud dans un tombereau attelé d'un mulet. En Espagne, ces préliminaires étaient et sont encore communs à toutes les exécutions. Arrivé au lieu du supplice, il était assis dans un fauteuil, le derrière de la tête appuyé sur un poteau ; un voile lui couvrait la figure, et un collier de fer lui étreignait le cou ; le bourreau serrait ce collier avec un tourniquet, et le patient expirait étranglé. Dans le nord de l'Allemagne, ainsi qu'en Danemark, la décollation par la hache était regardée comme infamante, celle par l'épée ne l'était pas. L'épée qui servait à cet usage était une sorte de damas très-large et dans l'intérieur duquel on avait ménagé un vide où se trouvait du mercure. Ce métal liquide, en se précipitant vers l'extrémité du sabre, par l'effet du mouvement rapide qu'imprimait à l'instrument le bras de l'exécuteur, assurait la précision du coup. En France, où cette pratique était inconnue, on s'aperçut de bonne heure que les instruments tranchants manquent de puissance lorsqu'ils frappent perpendiculairement. Dès la seconde race, on employa, pour la décapitation, la hache au lieu de l'épée, et l'on eut soin de lui donner un tranchant convexe, à la manière des anciennes haches d'armes. Malgré cette précaution, destinée à assurer l'action oblique indispensable pour la prompte section des vertèbres, la hache, entre les mains d'un exécuteur inhabile était souvent impuissante à trancher la vie d'un seul coup. Le malheureux comte de Châlais reçut vingt-deux coups de cet instrument des mains d'un cordonnier, improvisé bourreau ; de Thou en reçut onze. Les républiques italiennes, dans leurs longues luttes politiques, se servirent presque toujours du glaive pour le supplice des condamnés de distinction. On conservait les têtes des victimes dans des cages de fer, et ces cages attachées à perpétuité au mur de la citadelle féodale, lui faisaient une corniche d'horrible architecture[59]. Mêmes usages en Espagne. Philippe II, après l'insurrection de Saragosse, fait pendre et couper en quartiers les roturiers qui viennent d'y prendre part ; mais les gentilshommes sont décapités. La tête de don Juan de Luna, qui avait été député du royaume, fut clouée à la porte du palais de la députation ; celle de don Diego de Heredia le fut à la porte du pont de la ville, où elles restèrent durant tout le règne de Philippe II[60]. Partout donc, chez les peuples et à l'époque qui nous occupent, partout on retrouve l'inégalité dans le supplice, les privilèges aristocratiques jusque devant le bourreau[61]. § 5. — LES PEINES AFFLICTIVES ET INFAMANTES. LES GALÈRES ET LES PRISONS. La mutilation ; la flétrissure marque de souveraineté. — Le fouet sous la custode ; le fouet en public ; le pilori ; le carcan. — Peine d'être pendu sous les aisselles ; supplice du frère de Cartouche. — Les présidés d'Espagne. — Le vagabondage à l'époque féodale. — La mendicité.— L'hôpital général considéré comme lieu de correction. — Aperçu de l'histoire des galères sous Louis XIV. — Moyens employés pour les recruter. — Conduite inique du gouvernement à l'égard des forçats. — Lettre de l'évêque de Marseille. — Esclaves turcs achetés par les forçats comme leurs remplaçants aux galères. — Sort des galériens. —Description d'une galère. — Les comités. —Protestants mis aux galères après la révocation de l'édit de Nantes. — Le livre de Jean Ilion. — Crimes divers entraînant la peine des galères. — Gens de lettres, libraires et imprimeurs. — La confiscation. — Les prisons féodales. —Réformes introduites par l'ordonnance de 1560 dans le régime des prisons. — Peinture du sort des détenus. — Prisons d'État. — Lettres de cachet.Nous sommes arrivés au fond de cet enfer de la pénalité, aussi sombre assurément et plus réel que celui du poète ; il faut maintenant en remonter les cercles ; il faut montrer par quels degrés de peines flétrissantes et indélébiles le misérable sur qui la justice avait une fois mis la main était fatalement conduit jusqu'au fond de l'abîme. 11 nous reste, en un mot, à jeter un coup d'œil rapide sur l'ensemble des peines qui, sans s'attaquer à la vie, affectaient le corps ou l'honneur. Ici encore la cruauté, l'exagération, l'arbitraire, l'inégalité, toutes les imperfections que nous avons déjà signalées dans les peines capitales ; ici encore l'infamie s'attachant non au crime, mais à la nature et au mode d'exécution du châtiment ; ici encore le législateur s'ingéniant à prolonger la peine, à lui donner un caractère permanent et imprescriptible, sans se douter des périls auxquels un tel système pénal expose la société. C'est le comble de l'imprudence, a dit Diderot, de rendre l'homme infâme et de le laisser libre. En tête des peines corporelles et des plus mauvaises, parce qu'elles sont un obstacle invincible à l'amendement ultérieur du coupable, nous plaçons sans hésiter la mutilation et la flétrissure. La mutilation est un legs du droit barbare et des Capitulaires ; elle s'en prend à chaque membre, aux mains, aux doigts, aux oreilles, au nez, à la langue, aux lèvres, aux yeux. Le sacrilège a le poing coupé, le criminel de lèse-majesté a la main brûlée. L'ordonnance Caroline permet, selon les cas, de trancher la main ou de crever les yeux au voleur par effraction (art. 159) ; en France, les coutumes d'Anjou (art. 148), celle du Loudunois (ch. XXXIX, art. 12) se contentent de l'essoriller, c'est-à-dire de lui couper les oreilles. Nous avons cité déjà les ordonnances faites en France contre les blasphémateurs[62]. Les dernières, celles de Louis XIV, beaucoup plus clémentes que celles de saint Louis, de Philippe de Valois et de Charles VII, ordonnent de couper la lèvre de dessus au blasphémateur qui retombe pour la sixième fois dans sa faute ; à la septième fois on lui coupe celle de dessous, à la huitième la langue. Le militaire qui jure le nom de Dieu ou de la Vierge, a la langue percée d'un fer chaud[63]. Peines analogues et plus sévères encore en Espagne, à Naples, en Allemagne, dans les Pays-Bas. Les républiques italiennes ont des tribunaux spéciaux uniquement établis pour la répression du blasphème, délit des plus fréquents chez l'impressionnable habitant du Midi, habitué à personnifier les objets de son culte, à vivre avec eux dans une sorte d'intimité, à les rendre responsables de tout le bien et de tout le mal qui lui arrive[64]. La flétrissure aussi est commune à tous les peuples que nous venons de nommer. Elle est moins une peine particulière que le corollaire, le signe visible et permanent d'une autre peine. Qu'un vagabond, un mendiant, un bohémien soit condamné au fouet ou aux galères, la marque perpétuera le souvenir de son châtiment, elle le signalera pendant le reste de ses jours à la méfiance de la société, elle rendra indélébile le souvenir de la faute et du châtiment ; elle étouffera ainsi toute velléité d'amendement. La marque, comme la fourche patibulaire, était un signe de souveraineté. Le roi de France marquait avec les fleurs de lis, le pape avec les deux clefs en sautoir. Elle a été, suivant les lieux et les temps, appliquée au front, à la joue, à la main, au bras, sur l'épaule. C'est sur l'épaule qu'en France on marquait les galériens et les voleurs. Aux termes d'une déclaration de 1724 que nous allons analyser plus loin, le mendiant devait être marqué au bras de la lettre M, sans que cette marque emportât infamie. C'était une simple mesure de sécurité sociale, un moyen de reconnaissance en cas de récidive. Le fouet était un autre legs du droit romain, adopté par les barbares, et que plusieurs peuples n'ont pas encore répudié. On l'applique encore dans l'armée anglaise, et avec une cruauté si grande que souvent il entraîne la mort. A l'époque qui nous occupe, le fouet claque dans toutes les législations européennes. En France, il est infamant ou non infamant, selon qu'il est donné par le bourreau dans les carrefours et places publiques, ou bien par les mains du geôlier ou du questionnaire, soit dans la geôle, soit dans la chambre de la question. On l'appelle dans ce dernier cas fouet sous ici custode, et on l'applique surtout aux mineurs : c'est alors plutôt une correction qu'une peine. Quant au fouet en public, c'est le lot des gens de basse condition, des filous, des coupeurs de bourse ; il accompagne presque toujours la flétrissure et le bannissement temporaire. Il est d'usage de ne pas fixer par la sentence le nombre de coups, qui demeure abandonné au caprice de l'exécuteur. Ce dernier toutefois doit s'arrêter dès que le sang commence à couler, à moins que la sentence n'ait prescrit le contraire. Le pilori était assimilé à la flétrissure. C'était, comme nous l'avons dit déjà (Pénalité de la France féodale, § Ier) une marque de la juridiction des seigneurs hauts justiciers, lesquels ne pouvaient toutefois avoir pilori en forme dans les lieux où le roi en avait établi ; en ce cas, ils devaient se contenter d'un simple carcan. La différence était purement nominale : le pilori, comme le carcan, consistait presque partout en un simple poteau auquel tenait un collier de fer qu'on passait au cou du condamné. Toutefois, en certains endroits, comme dans la rue du Temple, à Paris, le pilori avait la forme d'une échelle au haut de laquelle était une planche percée d'un trou par où passait la tête du patient. Au dernier siècle, le pilori, en France, était la peine ordinaire des banqueroutiers frauduleux ; celle du carcan se prononçait pour délits plus minces, pour vol de raisins, pour piquetage de vin par les rouliers, pour insolences commises par des domestiques envers leurs maîtres. Il existait une peine analogue au pilori, mais plus dure. C'était celle d'être pendu sous les aisselles. On la prononçait quelquefois contre les impubères pour crime considérable. En 1722, le jeune frère de Cartouche fut condamné à subir ce douloureux châtiment pendant deux heures : il en mourut. Les galères méritent une étude spéciale. Ce fut partout un procédé sommaire et expéditif pour purger les villes et les campagnes du fléau du vagabondage et de la mendicité. La France, Naples, Gênes, Venise, le pape, l'ordre de Malte avaient des galères. Celles de Malte ont subsisté jusqu'à la destruction de l'ordre. L'Espagne aussi avait ses galères qui jouèrent un grand rôle à la bataille de Lépante ; elle avait de plus ses présides, places fortes sur les côtes d'Afrique, dans lesquelles elle entassait des scélérats de toute espèce, pêle-mêle avec des condamnés politiques. Les forçats retenus dans les présides de Ceuta, de Melita ou de Penon de Velez étaient attachés deux à deux, chargés de lourdes chaînes et traînant un pesant boulet ; ils jouissaient du reste d'une certaine liberté. On cite un riche Espagnol, condamné aux présides, qui parcourait les rues avec un boulet et des chaînes d'or. Les presidiarios toutefois étaient employés à des travaux pénibles pour lesquels ils recevaient un modique salaire. L'Espagne, comme on le voit, a le mérite, car c'en est un, d'avoir la première substitué le bagne aux galères et de l'avoir combiné avec la déportation. Nous avons peine aujourd'hui à nous faire une juste idée du vagabondage pendant toute l'époque féodale, de l'effroi que les mendiants semaient dans des contrées entières, des efforts qu'il fallait faire, des troupes qu'il fallait mettre sur pied pour s'en garantir. En des temps où l'art de parer aux années de disette était absolument inconnu, où la famine était régulière et périodique, où les gens de guerre vivaient le plus souvent aux dépens de l'habitant, pillant à discrétion les campagnes, le brigandage était une plaie nécessaire et inévitable. Le mendiant devenait aisément vagabond, le vagabond voleur. Il faudrait un gros livre rien que pour écrire l'histoire des bandes qui, sous les noms de Brabançons, de Retondeurs, d'Écorcheurs, de Cottereaux, de Bandouillers, de Mille diables, de Guilleris, de Mainades, dévastèrent la France, l'Italie, l'Espagne, depuis le douzième siècle jusqu'au dix-septième ; celle des Grandes Compagnies, composées originairement des Malandrins et des Routiers engagés par Henri de Transtamare pour combattre son frère Pierre le Cruel, demanderait à elle seule tout un volume. Ces bandes se mirent souvent au service des rois de France et d'Angleterre ; elles assiégèrent des villes fortifiées ; elles les prirent et s'en firent des places d'armes. Elles dictèrent des lois au pape dans Avignon. Innocent VI publia une croisade contre les routiers. Certaines bandes étaient exclusivement composées de gentilshommes. Duguesclin traita avec les bandes noires, parmi lesquelles figuraient les Malandrins, et s'en fit proclamer le chef. Henri IV arma cinq mille hommes pour combattre lés Guilleris, Louis XIV quatre mille pour réduire Mandrin. Ainsi s'expliquent les sévères ordonnances rendues en divers temps contre le brigandage, et dont plusieurs ont déjà trouvé place dans ce livre. Celles concernant les vagabonds et les mendiants ne sont pas moins nombreuses. En 1535, ordre aux premiers de se retirer au lieu de leur naissance, sous peine de la hart. Le 30 janvier 1350, ordonnance du roi Jean relative aux seconds : ils seront, pour la première fois, emprisonnés ; pour la deuxième, attachés au pilori ; pour la troisième, marqués au front d'un fer chaud, puis expulsés du royaume. Sous Charles IX parait pour la première fois la peine des galères appliquée aux Bohèmes : on ne tarde pas à l'étendre au crime de mendicité ; car la mendicité est un crime, tous les jurisconsultes antérieurs à la Révolution sont d'accord sur ce point. La déclaration du 18 juillet 1724, que nous avons déjà citée, est un véritable code de la mendicité. Les mendiants valides et sans ouvrage s'engageront au profit des hôpitaux, qui les enrégimenteront et les feront travailler pour prix de leur nourriture ; les invalides seront enfermés dans les mêmes hôpitaux pour le reste de leurs jours. Ceux qui n'auront pas obéi dans la quinzaine de la publication de l'ordonnance seront conduits de force à l'hôpital le plus voisin ; les valides y seront gardés au moins trois mois, nourris au pain et à l'eau, puis marqués au bras avant leur élargissement, et, s'ils sont surpris de nouveau en flagrant délit de mendicité, envoyés aux galères pour cinq ans au moins. Si dure qu'elle fût, cette ordonnance pouvait passer pour un progrès ; c'était une réglementation, un pas hors de l'arbitraire. Louis XIV, il est vrai, par une déclaration en date du 13 mars 1680, avait tracé des règles pour la détention dans l'hôpital général de Paris des gueux fainéants et valides ; mais, peu d'années après, il avait, par une lettre secrète, autorisé les administrateurs de cette maison à fouler aux pieds ces statuts et à retenir arbitrairement les mendiants plus longtemps que ne le portait l'ordonnance officielle[65]. Les yeux du grand roi étaient blessés de voir les immenses troupeaux de pauvres gens en haillons qui suivaient la cour dans ses voyages et qu'il rencontrait invariablement sur la route de Versailles, de Fontainebleau ou de Saint-Germain, pareils aux loups affamés qui suivent les armées en campagne. La correspondance du chancelier de Pontchartrain revient en maint endroit sur la nécessité de dissiper ces misérables, accusation vivante de l'administration, qui infestaient les environs de Paris à douze lieues à la ronde, et d'en conduire le plus possible à l'hôpital général[66]. Ce qu'était cette maison de secours publics où s'expiait
le crime de pauvreté, un éloquent historien l'a dit : Dans les famines qui, sous Mazarin et Colbert, eurent lieu de trois ans
en trois ans, rien ne pouvait décider les affamés à aller se faire nourrir à l'Hôpital
général.... On fit la chasse aux pauvres.
On les traqua, les ramassa par tous les moyens de police, par l'effroi même
des supplices infamants. Obstinément ils fuyaient l'hôpital, comme la maison
de la mort. Elle y était en permanence. Les sains et les malades y couchaient
pêle-mêle, quatre, six dans un lit. Cette promiscuité terrible avec les
galeux et les vénériens, des gens couverts d'ulcères, faisait frémir. Il y
eut des scènes terribles. Un vieux soldat estropié qui ne voulait pas y
entrer fut marqué, flagellé par les rues (1659). Des femmes même furent traitées ainsi[67] (1656-1669). Mêmes scènes et plus horribles encore, après l'édit de 1724. On voulait en finir d'un coup avec la mendicité. Ce grand problème, encore sans solution aujourd'hui, était alors à peine compris. En supprimant les mendiants, on croyait supprimer la mendicité. C'était à la cause qu'il eût fallu s'attaquer. D'immenses razzias amenèrent dans les hôpitaux des flots de mendiants et de vagabonds. Rien n'était préparé pour les recevoir ; prisons, ateliers, salles, dortoirs, tout était à créer. On les entassa comme on put, pêle-mêle, dans les vieux hospices étroits et infects. Couchez-les sur la paille et nourrissez-les au pain et à l'eau ; ils tiendront moins de place, telles furent les instructions adressées aux intendants par le contrôleur général Dodun. On eut beau faire ; le flot grossissait toujours, il fallut crever la digue. C'est alors qu'on imagina de marquer ceux qu'on élargissait, afin de les retrouver à la première récidive et de les déverser dans les galères qui en auraient vite raison. Ainsi l'hôpital était autant un lieu de correction qu'une maison de secours, l'apprentissage et la préface des galères. Mais il y avait une classe d'hommes pour qui cette préface n'existait pas et qui, de droit, sommairement, sans forme aucune de procès, étaient arrêtés et attachés à la haine. C'étaient les Bohémiens qu'on appelait aussi Égyptiens[68]. Ceux- là étaient chassés, traqués, pris comme des bêtes fauves ; les femmes rasées, puis fouettées, flétries, expulsées du royaume ; les hommes attachés au banc d'une galère à perpétuité. Le gentilhomme qui, dans son château, eût osé donner asile à des Bohèmes, accueillir une Égyptienne, en faire sa maîtresse, eût été poursuivi et son fief réuni au domaine du roi (Déclaration du 11 juillet 1682). Les galères étaient l'égout où se déversait par torrents toute cette lie de la société, vagabonds, Bohèmes, mendiants : égout profond et qui ne rendait pas sans peine ce qu'une fois il avait englouti. On verra tout à l'heure qu'il était rare qu'on sortit 'des galères de Louis XIV : les condamnés à temps y restaient presque toujours leur vie entière. L'histoire des galères est certes une des pages les plus sombres de ce règne dont l'éclat extérieur cache tant d'iniquités, de mesures arbitraires et de violences secrètes. Lorsque Colbert.eut compris quel parti il pouvait tirer de ces bâtiments pour assurer à notre marine une action prépondérante dans la Méditerranée, il ne recula devant aucun moyen pour en augmenter le nombre et la force. Les évêques du Languedoc eurent ordre d'arrêter et de diriger sur les ports tous les vagabonds qui infestaient leurs diocèses[69]. Les déserteurs aussi furent attachés à la chaîne[70]. Le contrôleur-général des finances remit en vigueur d'anciennes ordonnances royales par lesquelles il était recommandé aux cours de justice criminelle de convertir, autant que possible, les condamnations capitales en condamnations aux galères. Les désirs du ministre devinrent des ordres pour la plupart des intendants, des présidents et des procureurs généraux, et, comme il arrive presque toujours en pareil cas, on alla au delà de ce qu'il demandait. Une sorte de servile émulation s'empara de beaucoup de ces fonctionnaires. Ce fut à qui fournirait le plus de bons forçats aux galères de Sa Majesté[71]. Aux Bohémiens, aux vagabonds, aux déserteurs, aux accusés de crimes capitaux, pour qui la condamnation aux galères était une commutation miséricordieuse, on joignit les séditieux et les faux-sauniers. En 1662, une émeute ayant éclaté dans quelques villages des environs de Boulogne, quatre cents paysans, faux-sauniers pour la plupart, furent envoyés aux galères. Ils sont en très-mauvais état, écrivait à Colbert l'entrepreneur chargé de leur transport, car ils sont tout nus et la plupart malades, et il en meurt tout les jours[72]. Le zèle des magistrats chargés de recruter les bagnes alla si loin qu'il y en eut qui, sommairement et avant tout procès, attachèrent des prévenus à la chaîne. Le 1er mai 1668, l'intendant des galères, Arnoul, fait savoir à Colbert qu'il a reçu cent neuf forçats assez bons. Vous remarquerez, dit-il, qu'il y en a sans condamnation que messieurs des gabelles envoyent. Il les faut obliger à fournir la condamnation. C'étaient de pauvres paysans, surpris faisant la contrebande
du sel, hommes solides pour la plupart, habitués à la dure existence du marin
et du contrebandier. Le ministre eût bien voulu les conserver, les endurcir à
la vie bien plus rude encore du forçat[73]. Je vous proteste, lui écrivait l'intendant de la
marine, qu'ils mangent de bon pain, de bonnes fèves,
dans lesquelles, de fois à autre, je fais mettre de la viande pour rendre le
bouillon meilleur. Je croirois estre indigne de la miséricorde de Dieu si je
connivois avec quelqu'un pour la diminution de leur vie et pain quotidien[74]. Ils n'en
mouraient pas moins, au grand désespoir de l'intendant, d'un mal que l'on juge procéder d'ennuy et d'affliction.
D'autres se jetaient à la mer et cherchaient dans la mort un terme à leurs
maux. Arnoul revient plus d'une fois, dans ses lettres, sur ces suicides,
dont il indique ingénument la cause et le remède. La cause, c'était la mauvaise foi du gouvernement : sans égard pour les termes de la sentence qui avait condamné ces pauvres gens, il les retenait captifs bien au delà du temps fixé par cette sentence. Le remède, ce n'était pas, comme on pourrait le penser, d'être juste à leur égard et de libérer tous ceux qui avaient droit de l'être. L'intendant des galères ne va pas si loin : il sait trop bien qu'il ne serait pas entendu et que le ministre ne consentirait pas à se priver ainsi d'hommes robustes et aguerris. Il se borne à proposer de mettre en liberté quelques-uns de ceux dont le temps de captivité est depuis longtemps expiré, afin de relever le moral des autres et de leur donner lieu de croire que le gouvernement sera équitable pour tous comme il l'est pour ces privilégiés. On aura soin d'ailleurs que le choix ne tombe que sur des invalides, hors d'état de travailler. Et quand bien même il leur resterait quelque petite vigueur, il est très-important d'en sortir quelques-uns qui ayent fait leur temps et qui paroissent ne sortir que sous ce prétexte, pour guérir la fantaisie blessée de ceux qui ont passé le temps de leurs condamnations, que le désespoir saisit et qui commettent sur eux-mêmes des excès pour trouver leur liberté[75]. Certes, de tous les abus auxquels peut se laisser entraîner un gouvernement absolu, aucun n'est plus odieux que ce manque de foi envers des malheureux frappés par la justice, que cette extension illimitée de la peine fixée par les magistrats. Cette iniquité était en quelque sorte traditionnelle ; elle remontait à l'établissement même des galères[76]. Tout indique qu'elle dura autant que le règne de Louis XIV. Sept ans après l'époque où la lettre que nous venons de citer avait été écrite, l'évêque de Marseille, après une visite des galères, dénonçait encore au ministre les plaintes de plusieurs forçats qui avaient, disait-il, doublé et triplé le temps porté par leurs condamnations[77]. L'arbitraire et l'inconséquence vont presque toujours de compagnie. Le même gouvernement qui aggravait ainsi illégalement les rigueurs de la justice, permettait quelquefois à des condamnés de sortir des galères, même avant le terme fixé par leurs sentences de condamnation. Celui qui parvenait à se procurer quelqu'argent ou à en recevoir de sa famille, obtenait assez aisément la permission d'acheter un Turc et de le mettre à sa place. Les chevaliers de Malte avaient toujours des esclaves musulmans tout prêts à être vendus, et comme les Turcs étaient généralement plus robustes et faisaient un meilleur service que les Français, il était rare que le gouvernement refusât le marché. Parfois même il achetait lui-même et à bon compte des esclaves en Turquie, en Dalmatie, en Sicile, à Malte, au bagne de Livourne ou aux corsaires de Venise, et les revendait ensuite avec bénéfice aux forçats en état de les payer[78]. Ce qui ajoute à l'odieux de cette transaction, c'est que plusieurs de ces esclaves étaient chrétiens et provenaient de captures faites par les Turcs sur les frontières de la Pologne ou de la Russie. Il faut dire maintenant ce qu'était la vie du galérien, le sort de tant d'innocentes victimes condamnées à subir toute leur vie, pêle-mêle avec des voleurs et des assassins, cette lente agonie du bagne. Voyons d'abord ce qu'était la galère elle-même. C'était le bâtiment latin primitif, celui qu'on voit sur la colonne Trajane ; les siècles y avaient apporté peu de perfectionnements. Qu'on imagine un bâtiment plat, long, très-étroit, très-bas de bord, pourvu de deux mâts, ayant environ cinquante mètres de long sur dix de large et allant à la fois à la rame et à la voile. Les rameurs, au nombre de trois cents environ, étaient assis, enchaînés, sur vingt-cinq ou trente bancs qui coupaient et barraient le pont, moitié à droite, moitié à gauche. Cinq ou six tenaient sur chaque banc, faisant mouvoir une seule rame appuyée sur une lisse saillante au-dessus du pont. Les bancs de droite étaient séparés de ceux de gauche par un coursier, plancher étroit servant de passage et de communication de l'arrière à l'avant. C'est sur ce coursier, plus élevé que les bancs, que se promenait le comite, le fouet à la main, dominant la chiourme enchaînée sous ses pieds. Sur le pont très-bas auquel il. était rivé, le galérien, nu par tous les temps jusqu'à la ceinture, était continuellement fouetté par la vague. On dormait, on mangeait par séries, sans quitter son banc, sans que la galère suspendit sa marche. Point de repos, même les jours de fête ; jamais le droit de s'étendre, de changer de place, de fuir pour un moment ce banc glacé. Le seul repos possible, c'était lorsque le navire rentrait au port pour se-radouber ou se ravitailler. Alors on permettait à quelques forçats, et non pas à tous indistinctement, mais aux privilégiés, aux gentilshommes, car il y avait de la noblesse au bagne[79], de s'employer dans le port à des travaux de terrassement et d'assainissement. Durs et rudes travaux pour lesquels beaucoup n'étaient pas faits, mais qui permettaient au moins de changer de place, d'aller, de venir, de gagner même que l'argent avec lequel on pouvait se procurer du vin, de serrer une main amie, et, perspective plus séduisante encore, de combiner quelques moyens d'évasion ! L'ennemi du forçat, le surveillant détesté qu'il rendait responsable de toutes ses souffrances, sur la tête duquel il concentrait les trésors de haine qui s'accumulaient en lui, cet homme était le comite. Entre le galérien et le comite, il y avait une lutte sourde qui parfois se traduisait par des explosions terribles. Les comites étaient, pour la plupart, d'ardents et irritables Provençaux, chez qui le mouvement enfantait vite la colère, et la colère la fureur. Chargés de stimuler l'ardeur toujours endormie de la chiourme, d'animer cette masse inerte, de prêter une vie à la galère, ils usaient et abusaient du nerf de bœuf. Que le bâtiment fût plus ou moins bon marcheur, inférieur aux autres par le nombre des bras et l'équipement, peu importait au comite. Il fallait à tout prix satisfaire l'amour-propre du capitaine qui, dans les combats ou lorsque les galères marchaient de conserve, n'entendait pas que la sienne restât en arrière. Aussi Arnoul, en homme pratique, insinue-t-il au ministre une recommandation qu'il lui voudrait voir faire à M. de Vivonne, général des galères. C'est de bien partager les chiourmes, de rendre les galères égales en force, afin que la forte ne tue pas la faible, les comites estant quelquefois quelque chose de pire que les cochers de Paris, qui tueroient volontiers leurs chevaux pour passer les premiers[80]. Terrible aveu et qui explique à la fois la mortalité qui sévissait sur les galères, les haines des forçats et leurs vengeances ! Parfois, la nuit, il arrivait qu'un capitaine connu pour sa dureté, qu'un comite féroce, se hasardant à passer le redoutable coursier qui séparait les bancs, était saisi par les jambes, terrassé, piétiné, étouffé, mis en charpie, assommé à coups de chaînes : c'était l'affaire d'un moment. Il y avait à l'avant une plate-forme plus haute que le pont et appelée la Rambade, où, dans ces sortes de cas et souvent pour des méfaits bien moindres, on fusillait la chiourme. Qu'on n'aille pas inférer des lignes que nous citions tout à l'heure qu'aux yeux de l'intendant des galères, le sort des forçats fut bien à plaindre. Loin de là : Car de croire que les galères soient un si rude supplice hors de la perte de la liberté, et quelques coups de baston qu'on ne peut pas s'empêcher de leur donner quand il faut faire force dans les voyages ou dans les combats !... L'intendant trouve cette supposition si déraisonnable qu'il ne daigne même pas s'y arrêter. Si beaucoup tombent malades et meurent, c'est pure taquinerie ou maladie d'imagination : Ils sont bien nourrys, bien chaussez, bien vestus ; ils ont tous de l'argent, ils ne s'enyvrent que trop souvent de celuy qu'on leur fait gagner ; enfin, c'est une yvrongnerie perpétuelle, et je vous assure qu'il y a plus de maladie d'esprit que de corps. Aussi voudrait-il qu'on fit une rafle générale de tous les fainéants du Languedoc, lesquels seraient bien utiles pour le service de la Méditerranée. On a des galères en nombre, mais point de bras pour les mouvoir. Il cherche même dans son esprit, car au fond il est juste, quelque lénitif et quelque moyen pour avoir deux ou trois classes de forçats, et faire différence du criminel qui est aux galères par chastiment à celui qui n'y seroit que pour apprendre à gagner son pain, et ne pas manger la provision des autres inutilement[81]. Nous ignorons si ce projet de diviser les forçats en plusieurs classes et de les traiter diversement selon la nature des motifs qui les avaient conduits au bagne, fut jamais mis à exécution. Mais, qu'on le remarque bien, dans la pensée de l'intendant des galères, le sort le plus doux devait être réservé aux vagabonds, le plus dur aux condamnés. Or, c'est parmi ces derniers que furent rangés les protestants, frappés par les odieuses mesures qui suivirent la révocation de l'édit de Nantes. Loin que ces malheureux aient été traités avec plus de ménagements que le commun des forçats, on a la preuve qu'ils furent au contraire l'objet d'une sévérité exceptionnelle. Il n'y eut de faveur que pour ceux qui cédèrent aux obsessions et consentirent à abjurer : ceux-là furent mis en liberté[82]. Quant à ceux qui persistèrent dans leurs croyances, voici les ordres que le marquis de Seignelay donnait à leur sujet dans une lettre du 18 avril 1668 : Comme rien ne peut tant contribuer à rendre traictables les forçats qui sont encore huguenots et n'ont pas voulu se faire instruire, que la fatigue qu'ils auraient pendant une campagne, ne manquez pas de les mettre sur les galères qui iront à Alger[83]. Aux optimistes peintures d'Arnoul, conservées dans une correspondance officielle, il faut opposer celle de Jean Bion, auteur d'un livre très-rare : Relation des tourments que l'on fait subir aux protestants qui sont sur les galères de France. Celles-là sont prises sur le vif ; aucune servile condescendance n'en atténue les couleurs. Chaque page de ce petit livre semble humide de larmes. Les grandes iniquités politiques qu'accueillent trop souvent la complaisance ou le silence des contemporains, ont toujours ainsi à leur suite de ces petits livres qui protestent contre l'histoire convenue, et font entendre à la postérité la réclamation longtemps étouffée des martyrs. L'auteur de cet opuscule, Jean Bion, était aumônier de la Superbe, l'une des galères où furent entassées les victimes des Dragonnades. Les hommes qu'on mettait là, bourgeois, gentilshommes, gens de plume, habitués pour la plupart aux douceurs de la vie aisée, s'affaissaient vite sous l'étreinte du froid, de la fatigue, et de la faim. Dès que le moribond gênait la manœuvre, on le détachait de son banc, on le descendait dans la cale : là commençait un terrible et dernier supplice. La cale, sans air, sans jour, infecte, si basse qu'on n'y pouvait tenir debout, faisait vite un mort du mourant. Quand j'étais forcé d'y entrer, dit Bion, j'étais à l'instant suffoqué et couvert de vermine. Il me semblait marcher dans l'ombre de la mort. Pour confesser, il me fallait, dans ce lieu si étroit, me coucher le long de l'agonisant, parfois tout contre un autre qui déjà avait expiré[84]. La plume tombe des mains quand on songe pour quelles causes tant de malheureuses victimes furent précipitées dans ce gouffre de douleurs. A côté du pauvre esclave turc qui ramait toute sa vie pour expier le crime d'un autre, à côté des mendiants martyrs de la pauvreté, à côté des protestants, martyrs de la liberté de conscience, il y avait les écrivains, martyrs de la liberté de penser. Sous le règne de Louis XIV, la simple distribution de libelles était punie des galères[85]. Les successeurs du grand roi restèrent fidèles à ces précédents. On sait trop peu aujourd'hui quelle pénalité comprimait encore, au dernier siècle, les libres productions de l'esprit. Qu'on parcoure la déclaration du 16 avril 1757, si voisine pourtant de la révolution. La mort pour l'imprimeur, le vendeur, le colporteur d'écrits tendant à émouvoir les esprits, à donner atteinte à la religion ou à l'autorité royale ; les galères à perpétuité ou à temps, suivant l'exigence des cas, pour les auteurs, les imprimeurs ou les libraires vendeurs d'écrits, autres que ceux précédemment énoncés, pour lesquels n'auraient pas été observées les formalités prescrites par les ordonnances. Cet effroyable supplice des galères pour un défaut de dépôt ou de visa ! Leçon pleine d'enseignements ! Le siècle où ces rigueurs furent promulguées est précisément celui où le pamphlet parle en maitre et gouverne l'opinion, le siècle de toutes les témérités de la plume, de toutes les agressions de la pensée. Tant il est vrai qu'une pénalité trop rigoureuse va directement contre son but et pousse à faire ce qu'elle se propose d'empêcher. Un trait manque au tableau de Jean Bion. Dans cette coupe d'amertume du galérien, dont il a compté toutes les gouttes, il en a oublié une et la plus amère, la poignante idée de la femme, des enfants mourant de faim et de misère par suite de la condamnation du père de famille. Car la condamnation aux galères perpétuelles, comme le bannissement, comme le supplice capital, emportait confiscation des biens. Qui confisque le corps, confisque les biens, cette maxime était commune à presque toutes les législations de l'Europe. La fortune du condamné était la prime du dénonciateur, la proie de courtisans faméliques. Du reste, nulle régularité, nul système uniforme dans l'iniquité des confiscations. Ici on confisquait tous les biens, sans égard pour les droits des créanciers ou de la femme. Ailleurs, comme dans le Bourbonnais, le Berri, le Poitou, le Maine, la Bretagne, on se bornait à confisquer la fortune mobilière. Les pays où régnait le droit romain rejetaient absolument la confiscation ; le parlement de Toulouse toutefois l'admettait. Tant il est vrai, disait Voltaire, que la jurisprudence a été souvent établie au hasard, sans régularité, sans uniformité, comme on bâtit des maisons dans un village. Voilà le tableau de la pénalité des derniers siècles ; voilà le difforme échafaudage d'iniquités qui s'écroula sous la main de la Révolution, lentement miné par la sape des publicistes de l'Italie et de la France, par les grands scandales judiciaires du dix-huitième siècle, les procès de Calas, de Sirven, du chevalier de la Barre. Loin de charger le tableau, nous en avons au contraire adouci les teintes. Nous nous en sommes tenu à la haute pénalité. N'ayant à traiter que des crimes et de leurs châtiments, nous ne sommes pas descendu dans les bas-fonds de l'antre judiciaire. Nous n'avons rien dit des peines nombreuses applicables aux délits, celles-ci dégradantes pour l'esprit, comme la condamnation à des œuvres serviles, celles-là violentant la conscience, comme l'amende honorable qu'il fallait faire à genoux, nu-tête, en présence de l'homme qu'on avait offensé[86]. Nous n'avons pas parlé non plus de l'emprisonnement, si souvent arbitraire, si souvent aggravé par l'horrible état des lieux de détention. Cette matière toutefois est assez grave pour que nous lui consacrions ici quelques lignes. A proprement parler, l'emprisonnement n'était point une peine, la prison n'étant établie que pour la garde des criminels pendant l'instruction de leur procès, et non pour les punir[87]. C'était là un principe emprunté au droit romain, écrit dans tous les jurisconsultes, mais singulièrement maltraité dans la pratique. Une ordonnance de François Ier avait recommandé aux juges d'interroger tout prévenu dès le lendemain du jour où ils auraient été avisés de son arrestation[88]. Mais ces justes garanties accordées aux accusés restèrent partout lettres mortes, au moins jusqu'à la seconde moitié du règne de Louis XIV. Combien d'innocents languirent dans d'infectes et ténébreuses prisons, oubliés à la longue même de leur famille, avant d'obtenir la consolation d'apprendre de la bouche d'un magistrat la cause de leur détention ! On trouve sur ce point dans plusieurs jurisconsultes des derniers siècles d'instructifs et tristes aveux[89]. Jusqu'à Henri II, le régime des prisons fut absolument arbitraire. Point de seigneur, point d'abbaye, point de communauté qui n'et ses cachots ; point de donjon qui ne recelât, dans ses plus secrètes profondeurs, d'immondes et noirs réduits dans lesquels, pour emprunter le langage d'un chroniqueur du douzième siècle, les condamnés ou ceux qu'on se proposait seulement de réduire par la terreur, mangeaient le pain de la douleur, au milieu des ténèbres, de la vermine et des immondices[90]. En 1557, Henri II, considérant que les prisons qui ont été faites pour la garde des prisonniers, leur apportent plus grande peine qu'ils n'ont mérité, autorisa les magistrats à veiller à ce qu'ils y fussent traités avec humanité : mais cette mesure si sage ne fut pas exécutée. Voici en effet le tableau que traçait du sort horrible des
détenus l'un des commentateurs de l'ordonnance d'Orléans dont nous parlerons
tout à l'heure : Au lieu de prisons humaines, on
fait des cachots, des tasnières, cavernes, fosses et spélunques plus
horribles, obscures et hideuses que celles des plus venimeuses et farouches
bestes brutes, où on les fait roidir de froid, enrager de male-faim, hanner
de soif et pourrir de vermines et pôvreté ; tellement que si, par pitié,
quelqu'un va les voir, on les voit lever de la terre humoureuse et froide,
comme les ours des tasnières, vermoulus, bazanez, emboufiz, si chétifs,
maigres et desfaits qu'ils n'ont que le bec et les ongles. L'ordonnance de 1560, due aux États d'Orléans tenus sous Charles IX, tenta d'introduire quelques réformes dans cet affreux régime des prisons. L'article 55 de cette ordonnance défendit aux seigneurs l'usage de cachots au-dessous du sol. Il leur fut prescrit d'avoir des prisons seures, de hauteur et largeur suffisantes, non infectes, basties à rez-de-chaussée et non plus bas, sans user de ceps, grillons, grues et autres instruments semblables[91]. Malgré ces sages prescriptions, l'usage des cachots au-dessous du sol se maintint même à Paris. On distinguait entre les prisons proprement dites, les cachots clairs et les cachots noirs. C'était un principe qu'un prisonnier devait être renfermé plus ou moins durement, selon la nature de son crime et aussi selon sa qualité. Pour un grand crime, dit Jousse, on doit resserrer plus étroitement un prisonnier que pour un crime moindre. De même une personne d'une condition distinguée doit être renfermée moins durement qu'une personne vile ou un vagabond. Les prisonniers pour crimes étaient nourris aux dépens du roi ou du seigneur, mais ceux qu'on logeait dans la prison pouvaient se faire apporter du dehors un lit et tous les objets nécessaires à la vie. Au contraire, ceux qu'on enfermait dans les cachots devaient se contenter du pain et de l'eau fournis par le geôlier. Un règlement de 1717, que nous citons plus loin, prescrit de fournir de la paille fraiche tous les quinze jours aux prisonniers des cachots noirs, et tous les mois à ceux des cachots clairs. La conséquence naturelle de l'ordonnance de 1560, c'était le rétablissement d'un droit inhérent au pouvoir royal, mais dont l'exercice demeura suspendu tant que dura l'indépendance à peu près absolue des grands feudataires, celui de faire visiter par les juges royaux les -prisons des hauts-justiciers. Il fallait veiller, pour employer les expressions d'un jurisconsulte du seizième siècle, à ce que ces grands justiciers n'abusassent pas des. droits qui leur avaient été octroyés par le roi de France, à ce qu'ils ne pussent, par longue détention, vexer, molester et travailler leurs subjects, hostes et justiciables, ni par ce moyen extorquer d'eux choses illicites, injustes et déraisonnables, ni user de vindictes et vengeances envers eux. En conséquence, le même jurisconsulte recommande aux juges royaux de se transporter quelquefois dans les prisons des seigneurs, pour savoir quels prisonniers y sont détenus, depuis quel temps et pourquoi. Pour le moins, la surveille des quatre festes solemnelles de l'an, le juge royal, soit baillif ou prévost, doit contraindre tous les officiers des seigneurs hauts-justiciers qui sont au dedans de son ter.ritoire, à venir judiciairement déclarer ou envoyer les noms et siumoms des personnes qu'ils détiennent en leurs prisons, dès et depuis quel temps, pourquoy ; ainsi que messieurs de la cour de Parlement ont accoustumé de faire en cette ville de Paris ès quatre festes solemnelles de l'an[92]. Le difficile, c'était de persuader aux grands feudataires de tolérer une inspection qu'ils considéraient comme attentatoire à leurs droits souverains. Aussi l'ordonnance criminelle de Louis XIV se borna-t-elle à recommander aux procureurs des seigneurs de visiter leurs prisons une fois chaque semaine (tit. XIII, art. 35), sans oser prescrire aux officiers qui connaissaient des cas royaux dans l'étendue de ces hautes-justices, aucune ingérence dans le régime des lieux de détention. Toutefois, les parlements commencèrent dès lors à exercer une surveillance sérieuse sur les prisons. Le Pr septembre 1717, le parlement de Paris rendit un arrêt de règlement pour la police des prisons des provinces qui étaient de son ressort. Ce règlement porte que les seigneurs hauts-justiciers seront tenus d'avoir des prisons en bon état, sinon qu'elles seront reconstruites à la diligence des procureurs du roi des sièges où les appellations de ces justices ressortissent médiatement ou immédiatement. D'autres parlements reproduisirent ces utiles prescriptions. Partout, les juges reprirent un usage qu'on trouve constaté dans les Capitulaires de Charlemagne et qui était depuis longtemps aboli, celui de visiter en corps, aux grandes fêtes de l'année, les prisons de leurs sièges, afin d'entendre les plaintes des prisonniers, et cela indépendamment de la visite hebdomadaire des procureurs du roi ou des seigneurs. A Paris, le lieutenant de police eut ordre d'inspecter les prisons et de rédiger des notes sur les détenus et sur les causes de leur réclusion ; mais rien n'atteste qu'une inspection semblable ait eu lieu dans les prisons de province. Cette surveillance d'ailleurs ne s'étendit jamais aux prisons d'État qui, jusqu'à la Révolution, restèrent régies par le bon plaisir. L'œil d'un magistrat n'y pénétrait jamais ; elles ne s'ouvraient et ne se fermaient qu'en vertu d'ordres émanés du cabinet du roi. L'usage des lettres de cachet et l'énorme abus qui en fut fait sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV sont choses trop connues pour que nous ayons besoin d'y insister ici. Le registre du secrétariat de la maison du premier de ces princes contient, par ordre chronologique, l'indication de toutes les lettres de cachet que ce secrétariat a expédiées. Le nombre en est effrayant, dit M. Depping, encore n'est-il pas certain que quelques lettres plus secrètes n'aient été omises à dessein dans ce registre : ainsi j'y ai fait de vaines recherches pour découvrir celle de la captivité du fameux masque de fer. § 6. — LE BOURREAU. - LA HAVÉE. A quel titre une étude sur le bourreau a droit à l'attention des esprits sérieux. — L'apologie du bourreau par Joseph de Maistre. — Causes de la réprobation qui pesait sur l'exécuteur. — Usage de faire grâce au condamné lorsque la corde venait à se rompre ou lorsqu'une fille offrait de l'épouser. Abandon de ces usages considéré comme un motif d'irritation populaire contre le bourreau. — Vices ordinaires des exécuteurs, d'après Damhoudère.— La charge de bourreau était-elle héréditaire ? — A qui cet office pouvait être imposé. — Preuves de l'aversion qu'inspirait le bourreau. — Défense d'habiter dans Paris. — Jeune fille graciée à la condition d'épouser le bourreau. — Refus des marchands de vendre leurs denrées au bourreau. — Pourquoi on lui concède la havée ; ce qu'était la havée. — Sa réglementation. — Salaire du bourreau. — Droit sur les filles de mauvaise vie. — Difficultés pour la perception de la havée. — Sa suppression.Un livre sur les crimes et les peines serait incomplet s'il ne consacrait pas quelques lignes à l'humble et terrible fonctionnaire chargé de punir les uns et de mettre les autres à exécution. Le bourreau joue Un rôle considérable dans l'histoire de tous les temps, dans celle des derniers siècles en particulier. Tout ce qui concerne son état social, ses fonctions, ses devoirs, le préjugé qui le frappait, l'isolement auquel la réprobation universelle le condamnait, les moyens employés pour assurer à la société son ministère indispensable, pour protéger sa personne, pour lui assurer des moyens d'existence, tous ces détails ont droit à l'attention des historiens et des archéologues au même titre que les recherches relatives aux habitudes de nos pères, à leur vie intérieure ou publique, à leurs mariages, à leurs funérailles. Qui ne connaît la magnifique page où de Maistre a fait l'apologie du bourreau ? Il est fait comme nous extérieurement ; il naît comme nous ; mais c'est un être extraordinaire, et pour qu'il existe dans la famille humaine il faut un décret particulier, un FIAT de la puissance créatrice. Il est créé comme un monde... : Toute grandeur, toute puissance, toute subordination repose sur lui : il est l'horreur et le lien de l'association humaine. Ôtez du monde cet agent incompréhensible ; dans l'instant même l'ordre fait place au chaos, les trônes s'abîment et la société disparait[93]. Nous n'acceptons pas pour notre part, du moins dans les termes absolus où il est formulé, ce jugement du fougueux et hautain publiciste. Nous ne croyons pas que l'existence de la société soit indissolublement liée à celle du bourreau, ni que les trônes aient pour appui nécessaire la plate-forme de l'échafaud. Mais ce qui n'est plus vrai ni légitime aujourd'hui le fut pendant bien des siècles. Pendant bien des siècles les seuls principes du droit criminel furent la vengeance publique et la terreur : l'ordre social reposa sur le bourreau. Cette considération suffit sans doute pour justifier l'étude qui va suivre. L'exécuteur de la haute justice était ainsi nommé parce qu'il n'y avait que les seigneurs hauts justiciers et les juges royaux qui eussent le droit du glaive, jus gladii. On l'appelait aussi le maître des hautes œuvres ; mais, dit Joseph de Ferrière, son vrai nom est celui de bourreau. C'est donc à tort que les exécuteurs actuels ont répudié ce titre qu'ils considèrent comme une insulte et prétendu poursuivre judiciairement ceux qui leur donnent ce nom que la tradition a consacré et sous lequel le langage populaire continue de les désigner[94]. Rien de plus invincible, rien de plus fortement enraciné dans l'esprit du peuple que le préjugé qui frappait ce malheureux mais indispensable ministre des rigueurs de la justice. En vain les légistes disaient : Cet homme est sacré comme la justice elle-même. Quand il torture, quand il met à mort son semblable, il n'offense point Dieu, il n'est point responsable du meurtre qu'il commet. C'est le coupable qui se procure à lui-même la peine qu'il subit, c'est la société qui assume la responsabilité du sang versé. Rien n'y faisait. L'instinct populaire, plus fort que tout raisonnement, continuait à flétrir le bourreau. Dans les grands drames judiciaires où l'attention publique était fortement surexcitée, il fallait souvent que, sa triste besogne accomplie, il se dérobât par la fuite aux injures et aux violences. Presque partout on avait dû pourvoir à sa sécurité par une protection légale. On lit dans l'ordonnance Caroline (art. 97) : Après que le juge aura rompu sa baguette, il fera publier une défense, sous peine corporelle et pécuniaire, de causer aucun empêchement à l'exécuteur, ni de mettre la main sur lui au cas qu'il vînt à manquer dans son exécution. Cette dernière défense fait allusion à une idée fort répandue encore aujourd'hui dans le peuple et qui ne paraît pas manquer d'un certain fondement historique. On devait, pensait-on, faire grâce de la vie au patient dont l'exécution venait à manquer, soit que la corde à laquelle il était pendu se rompît avant d'avoir accompli son office, soit, quand le supplice avait lieu par la hache ou l'épée, que la décollation ne fût pas opérée du premier coup. Plusieurs auteurs attestent que tel était en effet l'ancien usage, particulièrement en Italie et en Bourgogne[95]. Quand la jurisprudence l'eut nettement proscrit, quand les juges prirent soin d'insérer dans leurs sentences que la condamnation serait exécutée jusqu'à ce que mort s'ensuivit, le peuple conserva la mémoire de la charitable habitude qu'on abandonnait et son mécontentement se traduisit plus d'une fois par des violences exercées contre le bourreau. Il était encore un autre usage dont l'abandon eut le même résultat. Il consistait à accorder sa grâce à un accusé non marié, quand une fille publique offrait de l'épouser. Plusieurs jurisconsultes ont nié qu'une telle coutume ait jamais existé. Un auteur français de la fin du quinzième siècle, Nicolas Bohier, prétend que cette règle ne s'observait qu'à l'égard du ravisseur condamné à mort pour son crime et que la fille ravie consentait à épouser ; il ajoute que si l'on eût fait grâce pour le même motif à tous les condamnés célibataires, jamais on n'en eût exécuté un seul, parce qu'ils n'eussent pas manqué de trouver des filles disposées à leur sauver la vie en les épousant[96]. Mais on connaît un arrêt du parlement de Grenoble du 6 avril 1606 qui débouta deux filles d'une semblable demande, ce qui prouve au moins que la question soulevée par leur requête était controversée, puisqu'on croyait devoir en délibérer, et Papon relate un arrêt du parlement de Paris, du 15 février 1515, par lequel il fut fait grâce à un condamné à mort qu'une fille offrait d'épouser[97]. Lorsque le coupable était militaire et beau garçon, les demandes de cette nature affluaient. Louis XIV, par une ordonnance du jar mai 1668, défendit de surseoir à l'exécution des déserteurs, quand même, suivant l'usage, une fille les demanderait en mariage[98]. Citons encore au nombre des circonstances fortuites qui pouvaient sauver un condamné à mort et bien que celle-là n'eût aucune influence sur le sort du bourreau, le cas où le roi venait à passer pendant qu'on conduisait le coupable au supplice. Mais le roi s'arrangeait pour ne jamais passer[99]. Revenons à la réprobation qui pesait sur le bourreau. Un auteur flamand dont nous avons plus d'une fois invoqué le témoignage, Damhoudère, a cherché la raison de cette réprobation. Il la trouve dans les vices sans nombre dont les exécuteurs étaient communément infectés, dans l'amour-propre sauvage qui les portait à exagérer les rigueurs commandées par la justice, exerçant toutes cruautez à l'égard des patients malfaiteurs, les traitant, ruant et tuant comme s'ils avaient une bête entre les mains.... Dont advient que les bourreaux sont exécrablement hays de tous[100]. En conséquence, Damhoudère recommande aux juges de choisir des bourreaux gens de bien, maistres de leur art, sûrs, hardys, doux, courtois, miséricordieux et affables. Mais le difficile était d'en trouver de tels. Or on va voir qu'il n'était même pas toujours aisé de s'en procurer de mauvais. On croit généralement que la charge de bourreau était héréditaire et que le fils aîné était contraint de succéder à son père. Il parait en effet que cet usage barbare fut longtemps pratiqué en Espagne et qu'il a subsisté également dans quelques républiques italiennes du moyen-âge. Mais, disons-le à l'honneur de notre pays, il n'eut jamais force de loi en France. Aucun jurisconsulte, parmi cela des derniers siècles que nous avons consultés en grand nombre, ne mentionne une pareille disposition légale Cependant il n'était pas rare que le fils succédât volontairement à l'office du père. L'éducation, la vie commune, la réprobation imméritée qui l'enveloppait en même temps que le malheureux qui lui avait donné le jour, tout concourait à le pousser dans cette triste carrière. De là ces familles où la charge d'exécuteur se transmettait de père en fils pendant plusieurs générations. Toutefois il arriva souvent que de hauts-justiciers manquèrent de bourreaux, soit que le titulaire fût mort sans enfants, soit qu'aucun des siens ne consentit à lui succéder. Dans ce cas, les juges avaient coutume d'imposer cette fonction à un galérien ou, à son défaut, à un homme de la lie du peuple[101]. Quelquefois aussi ils choisissaient un condamné à mort auquel ils faisaient grâce de la vie en considération de l'horrible tâche qu'il consentait à remplir. Lorsque le comte de Châlais fut condamné à perdre la tête, ses amis, à force d'argent et de menaces, obligèrent le bourreau de Nantes à se cacher. On dut recourir à un cordonnier qui allait être pendu et auquel on offrit sa grâce s'il consentait à faire l'office du délinquant. Le pauvre diable tremblait plus que la victime. Ce ne fut qu'au vingt-deuxième coup qu'il parvint à séparer la tête du corps, et le peuple indigné faillit le lapider. La fréquence, la variété des supplices, la part active et directe qu'y prenait le bourreau et qu'a singulièrement amoindrie l'usage d'un instrument qui supprime presque son intervention, toutes ces causes entretenaient l'aversion mêlée d'effroi dont il était l'objet et dont les anciens auteurs de droit nous ont laissé de nombreux témoignages. A Paris, il ne pouvait avoir son habitation dans l'enceinte de la ville. Un arrêt du parlement en date du 31 août 1709 lui défend d'y demeurer, à moins que ce ne soit dans la maison du pilori. Lorsque les chauffe-cire de la grande chancellerie scellaient ses lettres patentes, ils les jetaient sous la table afin de marquer l'infamie de son emploi. Un jurisconsulte du siècle dernier cite une preuve plus éclatante encore de la répulsion qu'inspirait sa personne. Une jeune fille d'Angers fut condamnée à la potence pour suppression de part. Elle était fort jolie et n'avait guère plus de dix-huit ans. Le bourreau offrit aux juges de l'épouser si on voulait lui faire grâce. Sur les instantes prières qu'il leur en fit et par une espèce de pitié qu'excita la beauté de cette fille sur l'esprit des juges, ils la lui accordèrent. Mais elle ne voulut jamais consentir à la bonne volonté que les juges avaient pour elle et aima mieux être pendue que d'épouser le bourreau[102]. Ce qu'il y a de plus remarquable dans cette anecdote, ce n'est pas l'aversion de la jeune fille, c'est la condescendance des juges. Ils voulaient évidemment assurer une lignée à leur bourreau. Même sollicitude pour les moyens d'existence de l'exécuteur. Les marchands refusaient de lui vendre les denrées. nécessaires à la vie. Son argent faisait horreur ; c'était le salaire du sang versé ; on croyait voir une tache rouge sur chaque pièce. Quand par hasard un marchand avait été forcé d'accepter quelques-unes de ces pièces maudites, il les mettait à part, il y touchait le moins possible ; il était persuadé qu'elles portaient malheur. Avec un revenu assez considérable, comme on le verra plus loin, l'exécuteur manquait de tout. Les magistrats durent aviser aux moyens de le faire vivre : ils lui concédèrent la havée. C'était un droit fort ancien, d'abord perçu au profit des villes ou des seigneurs dans le but de les indemniser des frais d'entretien et de la police des halles et marchés. Ducange cite une charte de 1283 où il est mentionné. Il consistait, dans l'origine, à prendre sur les marchés publics une poignée de tous les grains, fruits, et légumes qu'on y apportait[103]. Ce fut cette dîme qu'on accorda à l'exécuteur. Mais les difficultés sans nombre qu'entrainait sa perception introduisirent bientôt l'habitude de l'apprécier en argent, et c'est ainsi, c'est-à-dire sous forme de droits représentatifs, qu'on la trouve établie dans plusieurs grandes villes de France, à partir du seizième siècle. A Paris, le droit dû au bourreau sur les principales denrées apportées aux halles avait été réglé par une ordonnance de Charles VIII, datée de 1495. En vertu de cette ordonnance, il était permis à l'exécuteur d'exiger un denier de tout marchand amenant du fruit nouveau, des raisins, des noix, de l'oseille, du cresson, du chènevis, deux œufs par panier en contenant au moins vingt, deux balais par charretée de balais, quatre deniers par chariot de marée, vingt-quatre sols de ceux qui vendaient du poisson d'eau douce à la pierre au poisson. Dans l'Orléanais, où la havée ne fut réglementée qu'en 1624, les droits du bourreau étaient plus élevés et frappaient un plus grand nombre de denrées. Ils s'étendaient au bois, à la paille, au foin, et même aux grains sur lesquels l'exécuteur prélevait, par chaque charretée d'au moins quatre poches, une cuillerée contenant le quart d'un boisseau. L'ordonnance de 1495 permet à l'exécuteur d'exiger de chaque condamné qu'il met au pilori cinq sous parisis. Elle ajoute : Quand un homme est supplicié pour ses démérites, ce qui est au-dessous de la ceinture est à l'exécuteur, de quelque prix que le tout soit[104]. Cet usage subsiste encore aujourd'hui. La havée ne pouvait être donnée à ferme. Le bourreau devait la percevoir par ses mains ou par celles de ses domestiques. Cette prescription l'obligeait à entretenir un grand nombre de serviteurs ou préposés, et rendait la perception singulièrement difficile et onéreuse, car la havée ne se prélevait pas seulement au, chef-lieu de chaque bailliage, mais dans toutes les villes et gros bourgs qui en dépendaient. Aussi les moyens d'existence du bourreau eussent-ils été des plus précaires s'il n'avait perçu, indépendamment de cette dîme variable et incertaine, un salaire fixe sur chacun des nombreux supplices qu'il infligeait. Au quatorzième et au quinzième siècle, ce salaire était de cinq sous parisis tant à Paris que dans les principales villes de France[105]. Mais il était rare qu'une exécution fût une opération simple et unique ; c'était ordinairement une tragédie en plusieurs actes ; l'exécution d'un blasphémateur en avait trois, la mise à mort d'un grand criminel en entaillait jusqu'à onze. Nous avons cité déjà (voir notre chapitre sur la pénalité de l'Allemagne au moyen âge) la quittance donnée en 1418 par l'exécuteur de la haute justice du duché d'Orléans pour l'exécution d'un des meurtriers du duc Louis d'Orléans. Cette quittance s'élève à 55 sous parisis représentant environ 20 fr. 25 c. Olivier Bourgaut avait en effet subi onze peines distinctes : il avait eu la main coupée au pilori, la tête décollée, les quatre membres coupés, puis pendus en quatre lieux ordonnés et accoutumés, et enfin le corps brûlé. On voit que les fonctions de l'exécuteur ne laissaient pas que d'être assez largement rétribuées[106]. Il percevait de plus un impôt sur le libertinage : chaque fille de mauvaise vie lui devait quatre deniers parisis par quinzaine[107]. La perception de la havée, nous l'avons dit, était à la fois difficile et onéreuse. Elle soulevait de nombreuses réclamations de la part des marchands, des habitants et de l'exécuteur lui-même. Afin de pouvoir distinguer dans les foires et marchés ceux qui venaient d'acquitter le droit de ceux qui le devaient encore, l'exécuteur ou ses aides marquaient les premiers au bras avec de la craie. Cette opération, ce contact avec un homme dont l'emploi était considéré comme infâme, excitaient une répulsion invincible. Beaucoup de marchands refusaient de se laisser marquer. Les habitants, de leur côté, ceux surtout des villes et bourgs où le droit en argent n'avait point été substitué au prélèvement en nature, voyaient la havée d'un mauvais œil ; ils n'avaient, disaient-ils, que les restes du bourreau. C'était par suite de ce sentiment populaire, bien plutôt que dans le but d'asseoir l'impôt d'une façon immuable et régulière, qu'on avait astreint les exécuteurs de ces villes à lever leur redevance sur les grains avec une cuiller de fer-blanc, au lieu de la prendre à poignée, comme dans l'origine. Enfin les bourreaux eux-mêmes se plaignaient des entraves apportées à la perception de leur dîme, des résistances des contribuables, des contestations sans cesse renaissantes que cette perception entraînait, et aussi des charges qu'elle leur imposait. Plusieurs villes se virent contraintes de leur acheter leurs droits de havée, moyennant une pension fixe, et le parlement ratifia ces transactions. C'est ce qui eut lieu à Étampes et à Orléans[108]. Le 3 juin 1775, un arrêt du conseil, rendu à la requête de diverses villes où la perception de la havée entravait l'approvisionnement, fit défense à tous les exécuteurs de percevoir à l'avenir aucune rétribution, soit en nature, soit en argent, sur les grains et farines. Mais cet arrêt ne reçut sa complète et entière exécution qu'à la révolution[109]. La suppression définitive de tous les droits de havée fut prononcée par la loi du 15 mars 1790. Une dernière et frappante preuve de l'impopularité de cette taxe et des résistances que rencontrait sa perception est consignée dans le décret du 13 juin 1793, qui établit près des tribunaux criminels un exécuteur de leurs jugements et mit le traitement de ces exécuteurs à la charge générale de l'État. On lit en effet dans l'article 8 de cette loi : Les exécuteurs qui exerçaient les droits connus sous le nom de havage.... et qui, depuis la révolution, ont cessé d'en jouir par le refus formel des citoyens de s'y soumettre, sur l'attestation des corps administratifs constatant ce refus et l'époque où il a eu lieu, recevront, à partir de sa date et par forme d'indemnité, le traitement déterminé par le présent décret. |
[1] Ce fut Boniface VIII qui autorisa les inquisiteurs à refuser ces garanties aux accusés quand il y aurait péril pour les témoins. Innocent VI ayant déclaré que la présomption de péril existe toujours, l'exception fut généralisée.
[2] Esprit des lois, liv. XXVIII, chap. XXXIX.
[3] Ordonnance d'août 1539, art. 162.
[4] Voltaire, Commentaire sur le livre des délits et des peines. Selon Voltaire, ce fut par suite d'une méprise que la disposition qui prescrit d'interroger les témoins en secret fut introduite dans l'ordonnance de 1670. On s'était imaginé, dit-il, en lisant le code de testibus que ces mots : testes intrare judicii secretum, signifiaient que les témoins étaient interrogés en secret. Mais secretum signifie ici le cabinet du juge. Intrare secretum pour dire parler secrètement, ne serait pas latin. Ce fut un solécisme qui fit cette partie de notre jurisprudence. La vérité est qu'on ne fit que continuer les précédents. Les ordonnances de François Ier sur le fait de la justice contenaient une disposition identique.
[5] Jousse, Traité de la justice criminelle de France, t. II, p. 604
[6] Voy. Jousse, Idée générale de la justice criminelle, en tête de son commentaire de l'ordonnance de 1670, et son grand Traité de la justice criminelle.
[7] Jousse, Traité de la justice criminelle, t. I, p. 40.
[8] Esprit des lois, liv. VI, ch. XVI.
[9] Pastoret, Des lois pénales, t. II, IVe part., p. 47.
[10] Pastoret, Des lois pénales, t. I, IIe part., p. 69.
[11] Siècle de Louis XV.
[12] Voy. Mlle de Lézardière, Lois politiques de la France, t. II, p. 98, 103, 489.
[13] Jousse et de Vouglans placent au rang des indices l'émotion de l'accusé (il eût été plus juste de dire son insensibilité), sa mauvaise physionomie, le vilain surnom qu'on lui donne.
[14] Pratique judiciaire de Jousse de Damhoudère, fol. 43.
[15] Ordonnance de Villers-Cotterets de 1539.
[16] Art. 12 de l'ordonnance de 1254.
[17] Traité de la justice criminelle, t. II, p. 481.
[18] Voy. notamment l'ordonnance d'Orléans, art. 3.
[19] Bouvet, Les manières admirables pour découvrir toutes sortes de crimes et sortilèges, p. 182.
[20] Même jurisprudence en Allemagne. (Voy. art. 57 de l'ordonnance Caroline.)
[21] Voy. le Commentaire de Jousse sur l'ordonnance de 1670, p. 401.
[22] . Voy. la note relative à son abolition : Épilogue, § 1.
[23] Justice criminelle, t. II, p. 476.
[24] Pratique judiciaire de Damhoudère, fol. 37 et 41.
[25] Jousse, Justice criminelle, t. II, p. 488.
[26] Pratique judiciaire de Damhoudère, fol. 43.
[27] Les manières admirables pour découvrir toutes sortes de crimes et sortilèges, p. 196.
[28] Bouvet, p. 198.
[29] Damhoudère, Pratique judiciaire, fol. 55.
[30] Traité de justice criminelle, t. I, p. 37.
[31] Ces sources sont :
1° Pour la France, les ordonnances, édits et déclarations des rois, et notamment l'ordonnance de Charles VII, d'avril 1453, le premier code de procédure qu'ait eu la France ; celles de François Ier, de janvier 1534, octobre 1535, août 1539 ; celle de Charles IX, donnée à Orléans en janvier 1560 ; celle du même roi, donnée à Moulins en février 1566 ; celle de Blois, donnée par Henri III en mai 1579, où, se trouvent des dispositions sur les assassins et meurtriers par guet-apens ; et enfin la grande ordonnance de Louis XIV d'août 1670 ; les édits de février 1556 sur les filles infanticides, juin 1643 et août 1679 sur le duel, juillet 1682 sur les empoisonneurs ; les déclarations du 26 novembre 1639 sur Je rapt, du 4 mai 1724 sur le vol domestique puni de mort, du 18 juillet de la même année sur les vagabonds.
A cette nombreuse collection de sources, il faut, comme nous l'avons dit plus haut, joindre les usages ; beaucoup de crimes en France n'ayant pas de peines établies par les lois, mais néanmoins des peines fixes résultant de l'usage et du droit commun du royaume. Les peines arbitraires ne pouvaient être choisies par les juges que dans la catégorie de celles qui étaient en usage dans le royaume, mais ils pouvaient les combiner entre elles, et, suivant les circonstances du délit, augmenter ou diminuer même les peines légales. (Voy. toutefois sur ce point délicat les règles et distinctions établies par Jousse, t. II, p. 594 et suiv.)
2° Pour l'Allemagne, l'ordonnance Caroline et les autres ordonnances dont nous avons parlé dans le paragraphe 4 de notre nr chapitre.
3° Pour l'Espagne, la Recopilacion des lois dont nous avons parlé à la fin de notre chapitre IX, § 4 : inquisition 'd'Espagne. Ce code fut publié plusieurs fois, d'abord en 1566, puis, avec des additions successives, en 1567, 1641, 1723, 1775 et 1805.
Tout en établissant certaines peines légales, la Caroline et la Recopilacion, œuvres toutes deux de Charles-Quint, respectèrent les usages locaux en matière de pénalité. Il en fut de même dans les Pays-Bas, dont le droit criminel nous est surtout connu par la Pratique judiciaire de Damhoudère, et qui, pour les peines légales, suivait le code Carolin.
Quant à l'Italie, ce dernier code fut reçu pour droit écrit dans le duché de Milan, le grand-duché de Toscane, et en général dans toutes les parties soumises à la domination allemande ; le droit pénal de la partie que la France et l'Espagne se disputèrent si longtemps, et en particulier du royaume des Deux-Siciles, est un mélange des institutions provenant des Français et des Espagnols.
[32] La Grande conférence des ordonnances et des édits royaux, par Pierre Guenois, t. I, p. 111.
[33] Talon, dans le procès-verbal de l'ordonnance de 1670, p. 25, définit les cas royaux, tous les crimes dans lesquels la majesté du prince, les droits de sa couronne, la dignité de ses officiers et la sûreté publique, dont il est le protecteur, ont été violés. Nous avons déjà parlé du cas royal en traitant de la pénalité féodale. L'introduction des appels et l'extension toujours croissante des cas royaux, furent les principaux moyens employés par les rois pour ruiner les justices seigneuriales.
[34] Farinaccius, in Tractatu de hæresi, n° 98.
[35] Décianus, Traité des crimes, t. I, liv. V, ch. LII.
[36] Damhoudère, Pratique judiciaire, fol. 141.
[37] Jousse, Traité de la justice criminelle, t. IV, p. 99.
[38] Voy. la note 6 à la fin du volume.
[39] La Démonomanie, édit. de 1582, feuill. 198, 199, 200.
[40] Michelet, Hist. de France, t. V, p. 212.
[41] La Démonolâtrie, 1596.
[42] Henri IV et Richelieu, p. 291.
[43] Commission extraordinaire ainsi nommée parce que les crimes qu'elle devait poursuivre étaient passibles du feu.
[44] La mémoire du chevalier de la Barre fut réhabilitée par décret de la Convention du 17 novembre 1793.
[45] Décius, Cons. 64.
[46] Texte du procès, ap. Mercure françois de 1611, et Mémoires de Condé.
[47] Michelet, Henri IV et Richelieu, p. 208.
[48] Mém. de Fontenay-Mareuil, coll. Michaud, t. V, p. 122.
[49] Voltaire, Prix de la justice et de l'humanité, art. 19.
[50] L'estrapade était primitivement, comme nous l'avons dit, un moyen de donner la torture. Mais, sous François Ier, on s'en servit pour brûler à petit feu plusieurs calvinistes sur une place de Paris qui a retenu le nom de place de l'Estrapade. Les malheureuses victimes étaient attachées au bout d'une longue poutre, basculant au sommet d'un poteau vertical, de façon à les plonger dans un bûcher, d'où le mouvement de bascule les retirait aussitôt, et à les briller ainsi avec une extrême lenteur. Cette odieuse invention ne fut jamais un supplice légal, et c'est pourquoi nous n'en parlons ici qu'accidentellement.
[51] Presque toujours aux portes de la ville, sur la voie publique. C'était un usage général d'exposer les corps des condamnés sur les grands chemins, à moins que le juge ne leur accordât la sépulture. (Jousse, Commentaire sur l'ordonnance de 1670, p. 458.)
[52] Joseph de Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg.
[53] Esprit des lois, liv. VI, ch. XII.
[54] Mercure françois, année 1629, p. 638.
[55] Traité de la justice criminelle, t. I, p. 44.
[56] Traité de la justice criminelle, t. I, p. 42 et 46 ; t. III, p. 747.
[57] Il était allié de l'empereur et de la princesse Palatine.
[58] Mercure françois, année 1621, p. 176.
[59] M. Narjot, Analyses du cours de M. Ortolan, p. 111.
[60] M. Mignet, Antonio Perez et Philippe II, p. 309.
[61] Aux peines dont nous terminons ici l'exposition, et qui toutes s'attaquaient à la vie, il faut joindre, pour avoir l'énumération complète des peines dites capitales, celles qui privaient pour toujours de la liberté ou du droit de citoyen, c'est-à-dire les galères et le bannissement perpétuel. Nous parlons plus loin des galères : quant au bannissement à perpétuité hors du royaume, les juges souverains et les juges royaux avaient seuls le droit de le prononcer ; les juges des seigneurs pouvaient seulement bannir hors de leur ressort. Toutes les peines capitales étaient aussi afflictives et infamantes et emportaient de droit la confiscation et la mort naturelle ou civile. Toutefois le bannissement prononcé par les juges des seigneurs n'emportait pas la mort civile.
[62] Voir à la fin du paragraphe sur les Établissements de saint Louis.
[63] Ordonnance du 20 mai 1681.
[64] M. de Sismondi, Histoire des républiques italiennes, t. XVI, p. 378.
[65] Voy. cette lettre au t. II, p. 599 de la Correspondance administrative sous le règne de Louis XIV, publiée par le regrettable M. Depping dans la Collection de documents inédits sur l'histoire de France.
[66] Voy. notamment dans la Correspondance administrative qui vient d'être citée, t. II, p. 780 et 840, les lettres en date du 9 novembre 1700 et 5 juillet 1704.
[67] Michelet, Louis XIV.
[68] Ces sortes de gens doivent estre attachez à la chaisne sans autre forme de procès. Lettre du marquis de Seignelay en date du 17 mai 1685, Correspondance administrative, t. II, p. 943.
[69] Lettre de de Vivonne, général des galères, à Colbert, au t. II, p. 931 de la Correspondance administrative.
[70] Lettre de de Vivonne, général des galères, à Colbert, au t. II, p. 931 de la Correspondance administrative.
[71] Voy. la lettre de l'avocat général du parlement de Toulouse à Colbert, du 18 août 1663, Correspondance administrative, t. II, p. 904.
[72] Lettre de Poulletier à Colbert, t. II, p. 897.
[73]
L'intendant de la marine, la Guette, fait allusion à ces désirs du ministre et
aux recommandations qui en étaient la suite, dans sa lettre du 1er janvier
1664. Corresp. administ., t. II, p. 886.
[74] Corresp. administ., t. II, p. 885.
[75] Lettre à Colbert, du 2 octobre 1666, Corresp. administ., t. II, p. 912.
[76] Sous Henri III, les États de Blois firent défense au capitaine des galères de retenir un forçat au-delà du temps fixé par sa condamnation. Voy. l'Introduction, au t. II de la Corresp. administ., p. 50.
[77] Lettre à Colbert, du 31 janvier 1673, même vol., p. 938.
[78] Voy. les lettres d'Arnoul, des 9 janvier, 2 octobre, 4 et 28 décembre 1666. Un Turc, pris sur les lieux, coûtait au gouvernement de 180 à 240 livres ; or, le prix courant d'un remplaçant au bagne était de 400 livres. Quelquefois, dans leur soif de liberté, les malheureux qui voulaient se rédimer des galères offraient d'en acheter deux au lieu d'un.
[79] Sous Louis XIV, les nobles étaient fréquemment soustraits à la procédure intentée par la justice ordinaire, et il était rare qu'un gentilhomme convaincu d'un crime n'obtînt pas l'exemption des peines infamantes. M. Depping a relevé un grand nombre de lettres de rémission enregistrées au secrétariat de la maison du roi, et qui témoignent de la vérité de ce fait. Il y en a qui sont accordées à des gentilshommes qui avaient fait tuer par leurs gens les huissiers envoyés par leurs créanciers pour saisir leurs biens. Pour peu qu'ils fussent puissants, les nobles des provinces éloignées du centre, quoique condamnés pour crimes, dédaignaient souvent de solliciter de pareilles lettres et vivaient tranquillement dans leurs châteaux, sans se soucier des sentences prononcées contre eux. On peut voir dans la Correspondance des ministres de Louis XIV (t. II, p. 542), l'affaire d'un gentilhomme de la généralité d'Alençon, qui, condamné par contumace à être rompu vif, demeurait paisiblement dans sa terre, où il commettait de nouveaux crimes.
Mais, quand les scandales se généralisaient, quand des provinces entières portaient leurs plaintes aux pieds du trône, il fallait bien que le gouvernement ouvrit l'oreille et s'efforçât de pourvoir à la sécurité publique. Il envoyait alors dans la province où il voulait rétablir l'ordre, une commission extraordinaire chargée de tenir les Grands-Jours, et exerçant une justice souveraine et sans appel. Dans les Grands-Jours de Clermont, célèbres par la relation qu'en a laissée Fléchier et par la quantité vraiment incroyable des affaires qui furent jugées (douze mille étaient portées au rôle), il y eut, en quatre mois, près de trois cent cinquante exécutions capitales, et vingt-huit gentilshommes furent condamnés aux galères. Mais, dit M. Depping, l'un des plus coupables, le baron d'Espinchal, finit par être fait lieutenant-général des armées de Louis XIV et par obtenir un comté.
[80] Lettre à Colbert, du 20 février 1666.
[81] Lettre à Colbert, du 8 février 1666.
[82] Voy. t. II de la Corresp. administ., p. 942.
[83] Archives de la marine à Rochefort, et t. IV de la Corresp. administ., Introduction, note de la p. 26.
[84] Fidèle à l'esprit de mesure et d'impartiale modération qui nous a guidé dans toutes les parties de ce livre, dans celles surtout qui traitent de questions délicates ou sujettes à controverse, nous nous faisons un devoir d'avertir ici que Jean Bion, gagné par l'influence du milieu où il vivait, finit par embrasser la religion calviniste, détermination qui est de nature à jeter quelques doutes, sinon sur la réalité des principaux faits qu'il relate, du moins sur la parfaite exactitude des couleurs dont il les a peintes. Après la voix du représentant des persécuteurs, il était juste de faire entendre celle qui s'est chargée de résumer les plaintes des victimes : la vérité jaillit d'ordinaire de ce genre, de rapprochements Cet avertissement suffira pour guider le lecteur et dégager la responsabilité de l'écrivain.
[85] Introduction au t. II de la Corresp. administ., p. 37.
[86] C'était là ce qu'on appelait l'amende honorable sèche ; elle n'emportait pas infamie. Au contraire l'amende honorable in figuris était afflictive et infamante, et, presque toujours, le préliminaire du supplice capital. Le condamné la faisait, nu, en chemise, une torche à la main, la corde au cou, devant la porte du palais de justice ou de la principale église du lieu. Il était conduit là en charrette, couché sur la paille, s'il était roturier, en carrosse, s'il était gentilhomme, mais, dans l'un et l'autre cas, par la main du bourreau.
A côté des peines iniques, immorales, arbitraires, inégales. il faudrait citer aussi les peines ridicules. Nous n'en rappellerons qu'une qu'on infligeait aux femmes tenant des maisons de débauche. Elles étaient, avant d'être fouettées, promenées par les rues, montées sur un âne et coiffées d'un chapeau de paille.
[87] Voy. la note 7 à la fin du volume.
[88] Ord. de 1535, ch. XIII, art. 41.
[89] Voy. l'ouvrage intitulé : Instruction du procès criminel par forme de dialogue entre le maitre et le disciple, p. 334.
[90] Chronique de Guines et d'Ardres, par Lambert, curé d'Ardres.
[91] C'est le texte d'un des articles contenus au cahier présenté aux commissaires députés pour la réformation de la Coutume de Paris qui fut rédigée à nouveau le 22 février 1580. On voit dans ces articles que le seigneur moyen justicier ne pouvait retenir dans sa geôle un prisonnier au delà de vingt-quatre heures, si son délit entraînait une amende excédant soixante sols parisis : il devait alors le faire conduire dans la prison du justicier supérieur. Voy. Banquet, Traité des droits de justice, p. 4.
[92] Becquet, Traité des droits de justice, p. 162.
[93] Soirées de Saint-Pétersbourg, premier entretien.
[94] Il existe toutefois un arrêt du parlement de Normandie, du 7 juillet 1781, qui fait défense, sous peine d'amende, de traiter de bourreaux les exécuteurs, leurs familles et leurs valets. (Répert., de Merlin, t. IV, p. 918.)
[95] Julius Clarus, Quest. 98, n° 9 ; Chassanée, in Consuet. Burgund, fol. 55.
[96] Decisio 217, n° 20.
[97] Recueil d'arrêts, liv. XXIV, tit. X, n°14.
[98] Jousse, t. II, p. 548.
[99] Julius Clarus, Quest. 98, n° 5.
[100] Pratique judiciaire, fol. 219, v°.
[101] Jousse, Justice criminelle, t. I, p. 406, et t. II, p. 553.
[102] Ferrière, Dictionnaire de droit, t. I, p. 828.
[103] Le mot havée paraît dérivé du bas breton havaich, hauvach, qui signifie une poignée. Le mot havata, qu'on trouve dans Ducange, s'applique à la fois à une certaine mesure de grains et au droit de la prélever. On peut consulter sur ce droit singulier un article publié par l'auteur de ce livre dans le t. VI (année 1861) des Mémoires de la Société des sciences et arts d'Orléans.
[104] Recueil d'édits de Fontanon, t. I, p. 228.
[105] M. Leber, Mém. sur l'appréciation de la fortune privée au moyen âge, p. 45.
[106] Au dix-huitième siècle, le salaire du bourreau pour chaque exécution était bien plus élevé que celui que nous relatons ici, et qui s'applique au quinzième siècle. L'exécuteur recevait 6 livres pour donner la question, autant pour fustiger, 5 livres pour faire faire amende honorable, autant pour percer, la langue ou couper le poing, 10 livres pour pendre ou briller, 30 livres pour rompre un criminel. Il lui était alloué de plus 40 livres pour l'échafaud et 10 livres pour la potence.
[107] A Paris, l'exécuteur avait encore d'autres sources de revenus. On lui avait permis de bâtir, autour de la place où s'élevait le pilori. des échoppes qu'il louait aux marchands de poisson. Les monastères sur le territoire desquels il exerçait son ministère, lui payaient un salaire en argent et lui donnaient de plus une tête de cochon à chaque exécution, L'abbaye de Saint-Germain dont la justice était fort occupée, avait contracté avec le bourreau de Paris une sorte d'abonnement et lui donnait seulement une tête de cochon par an. Il la recevait après la procession qui se faisait dans l'abbaye le jour de saint Vincent et à la tête de laquelle il figurait. Il avait enfin un droit sur les cochons errants dans les rues de Paris. Ces animaux étaient une des plaies de la capitale. Saint Louis en 1261, et François Ier en 1537 avaient défendu de nourrir des cochons dans Paris et surtout de les laisser chercher leur pâture dans les rues, coutume chère aux habitants qui se trouvaient par là déchargés en grande partie des frais de nourriture de leurs pourceaux. Les prescriptions royales et les règlements des prévôts de Paris relatifs à cette question de salubrité étant demeurés sans effet, on imagina d'investir le bourreau du droit de saisir les cochons qu'il trouverait errants, sauf ceux qui appartenaient à l'ordre de saint Antoine. Tous les autres étaient par lui conduits à l'Hôtel-Dieu et il avait droit d'en prendre la tête, si le propriétaire ne préférait lui payer cinq sous en argent. — Disons, en terminant cette note, que presque tous les bourreaux avaient une industrie assez lucrative. Leur habitude de rompre les os, de disloquer, les avait peu à peu initiés à l'anatomie, aux principaux mystères de la structure du corps humain. Beaucoup étaient vétérinaires, rebouteurs d'os démis et de fractures. Ils vendaient des onguents, des graisses, graisses de pendu, disait le peuple, mais qui souvent se montraient efficaces. Elles étaient composées d'après des formules secrètes, transmises de générations en générations dans ces familles où l'infamie rendait la fonction héréditaire.
[108] Un arrêt du parlement de Paris, en date du 27 mai 1770, ratifia la cession faite à la ville d'Orléans, par le bourreau de cette ville, de ses droits de havée, moyennant une pension de 2.400 livres, indépendamment de son salaire ordinaire et de son logement.
[109] Répertoire de Merlin, t. IV, p. 918.