§ 1. — APPRÉCIATION GÉNÉRALE. Point de vue auquel l'écrivain impartial doit se placer pour apprécier l'inquisition. — Quelle fut la vraie base du droit chrétien féodal ; identité, au douzième siècle, de la cause de la société et de la cause de l'Église. — Comparaison du tribunal de l'inquisition avec les autres tribunaux contemporains. — Les deux principaux torts de cette institution : sa durée anormale et sa procédure.On ne saurait, quand on aborde ce grave et douloureux sujet, faire une trop large provision de modération et d'indépendance d'esprit, deux qualités qui semblent trop souvent s'exclure ; on ne saurait le traiter, même incidemment, avec une trop ferme résolution de ne chercher que la vérité, sans entraînement ni passion d'aucune sorte, et de la chercher là seulement où elle peut se trouver, dans les faits incontestables et dans les documents authentiques. Nous vivons, Dieu merci ! à une époque où l'impartialité est devenue la première règle de l'histoire, et où tout écrivain qui se respecte dédaigne les faciles, succès ordinairement assurés à ceux qui flattent les intérêts ou les passions des partis. Nous n'avons certes aucune tentation de justifier l'inquisition ni de plaider en faveur d'une telle cause. Nous ne voulons pas davantage nous faire le tardif écho des déclamations contre le fanatisme et l'intolérance dont elle a été le prétexte au siècle dernier : Il faut, pour bien juger des institutions, ne pas les séparer de l'époque qui les a produites, du milieu où elles ont fonctionné, des besoins, des idées, des nécessités sociales qu'elles ont eu pour but de satisfaire. Or, nul esprit de bonne foi ne niera les dangers qu'au douzième siècle le manichéisme et l'hérésie vaudoise et albigeoise faisaient courir à l'ordre politique et à la société féodale. Au temporel, a dit un historien de talent, l'ordre social était alors si fondamentalement catholique, que toute protestation contre l'autorité exclusive et inflexible de l'Église était un acte véritable d'insurrection politique ; ne plus croire, c'était conspirer ; renoncer à l'Église, c'était renier la patrie européenne et briser le lien social. Au spirituel, l'idée que la vérité une et universelle, a droit de poursuivre, par la force, les conséquences de son unité et de son universalité était dans tous les esprits, et l'exercice de ce droit terrible aux mains des papes était reconnu même de leurs ennemis. Ainsi, si l'hérésie des albigeois l'emportait, c'en était fait de la fédération chrétienne ; si le catholicisme subissait une réforme prématurée, si la liberté prévalait avant que la foi eût donné ses fruits, la croissance de l'Europe était incomplète et avortée[1]. C'est à ce point de vue élevé qu'il faut se placer pour apprécier le remède héroïque qu'Innocent III appliqua au mal qui minait le corps social. Ce ne fut pas, à proprement parler, le catholicisme qui descendit dans l'arène et qui soutint la lutte, ce fut la société elle-même qui défendit en lui son dernier lien. Le gouvernement général des esprits et des intérêts était entre les mains de l'Église ; elle avait pour elle l'immense majorité et le peuple lui-même ; elle était convaincue de son droit, et, ainsi s'explique l'inflexible rigueur avec laquelle elle le défendit. Ce ne sont pas ses champions passionnés qui parlent ainsi, ce sont des écrivains dont personne ne conteste l'indépendance d'esprit[2]. Ce qu'on peut reprocher au tribunal de l'inquisition, tel qu'il fut définitivement constitué par Grégoire IX, ce n'est donc pas sa légitimité ; il eut celle qui résulte des besoins du moment et de l'assentiment du plus grand nombre ; ce n'est pas même sa rigueur. Il admonestait par deux fois avant d'intenter aucune procédure ; il ne faisait arrêter que les hérétiques obstinés et les relaps. Jusqu'au quatorzième siècle, il n'usa pas de la torture ; il était, à un certain point de vue, moins inhumain et meilleur que la plupart des tribunaux en vigueur à la fin du douzième. Les templiers réclamèrent comme une faveur d'être jugés par ce tribunal. Il avait des règles, et il savait quelquefois les faire fléchir devant le repentir ; il remplaçait et les tueries en masse et les tribunaux sans droit de grâce, inexorablement attachés à la lettre de la loi, tels que ceux qui étaient institués en vertu de décrets impériaux[3]. Mais l'inquisition, aux yeux de l'histoire, a deux torts que rien ne saurait pallier. Elle survécut aux nécessités qui l'avaient motivée et qui seules pouvaient excuser son existence. Du jour où elle ne fut plus un préservatif social, elle devint un contre-sens monstrueux, un obstacle imposé à la libre expansion de l'esprit humain. Il est juste d'ajouter de suite ici que le Saint-Office d'Espagne fait exception dans l'histoire générale de l'inquisition et doit être soigneusement distingué de celui qui fonctionna sous l'inspiration des papes, soit en Italie, soit ailleurs. Un autre reproche dont rien ne peut laver l'inquisition, aussi bien celle qui fut organisée en France, contre les vaudois, que celle que Torquemada développa, plus tard, en Espagne, c'est l'absence de cette claire loyauté qui doit caractériser la justice, c'est sa procédure pleine de ruses, de réticences, de pièges, de subtilités captieuses, basée sur la délation et sur la trahison, et qui forçait le dénonciateur, sous peine de la vie, à fouler aux pieds les droits les plus sacrés du sang et de la nature. C'est là ce qui plaidera éternellement contre cette institution. Odieuse aux yeux de tout homme impartial par cette déloyale procédure, elle ne l'est pas moins aux yeux des vrais chrétiens par les reproches qu'elle a attirés sur la religion, dont la cause ne doit jamais être confondue avec la sienne. § 2. — ORIGINE, PROCÉDURE ET PÉNALITÉ DE L'INQUISITION. Origines de l'inquisition.— Sources juridiques où elle a puisé.— Concile de Vérone. — Développement de l'hérésie au treizième siècle. — Premiers inquisiteurs ; principes organiques de l'inquisition. —Création des ordres de Saint-Dominique et de Saint-François. —Procédure de l'inquisition d'après les textes extraits de documents authentiques. — Principales peines arbitraires imposées par ce tribunal. — Réserve d'augmenter ou de diminuer la peine après la condamnation. — Introduction de la torture dans la procédure inquisitoriale. — Manière de juger ; le nom du coupable ignoré des juges. — Témoins celés à l'accusé. — Quels étaient ces témoins. — Conséquences de l'aveu et de la négation du crime. — Crimes ressortissant à l'inquisition.On se représente d'ordinaire l'inquisition comme une machine de guerre sortie tout armée du cerveau d'Innocent III et de Grégoire IX. Telle n'est pas la marche ordinaire des institutions humaines ; elles ont toujours des racines dans le passé en même temps qu'une raison d'être dans le présent. Déjà, dans un chapitre précédent, nous avons indiqué par quels liens l'inquisition d'Espagne tient au Code des Visigoths. Celle d'Italie, qui lui est antérieure en date, trouva dans le Code de Théodose les principaux textes qu'elle invoqua contre les mécréants. Quand arriva la renaissance du droit romain, les empereurs d'Allemagne, Barberousse, Othon III, Frédéric II, s'empressèrent de remettre à neuf les armes enfouies dans cet arsenal longtemps oublié, ces terribles décrets de Constantin, des deux Valentiniens, des deux Théodoses, que nous avons déjà cités. En l'année 1184, le concile de Vérone tenu par Luce III et Frédéric Barberousse, ordonna aux évêques de Lombardie de rechercher les hérétiques et de livrer ceux qui seraient jugés opiniâtres aux magistrats civils, lesquels devaient les punir corporellement[4]. Il distingua let accusés en quatre classes : les suspects, les convaincus, les pénitents et les relaps, distinction qui fut toujours maintenue par la suite, de même que le principe canonique qui ordonnait aux gens d'Église d'abandonner au magistrat civil l'application de la peine. Les évêques étaient les appréciateurs naturels des principes religieux ; aussi restèrent-ils en possession de juger les gens suspects d'hérésie, de les ramener à la foi, de leur appliquer des peines spirituelles et de les livrer au bras séculier, jusqu'au moment où le développement formidable que les sectes hétérodoxes prirent à la fin du douzième siècle détermina la papauté à user envers elles de moyens de compression extraordinaires. Nous passerons rapidement sur des faits bien connus. On sait assez comment, vers 1203, Innocent III chargea deux moines de Cîteaux, Pierre de Castelnau et Raoul, de prêcher contre les hérétiques vaudois et albigeois, comment il leur adjoignit ensuite l'abbé de Meaux, Armand Amaury, et quel zèle impitoyable ces trois légats apportèrent dans l'accomplissement de leur mission. Les évêques, ainsi menacés dans des droits qu'ils n'entendaient ni perdre ni même partager, le roi de France et ses barons, effrayés de cette envahissante entreprise, résistèrent d'abord aux ordres du souverain pontife. Mais les légats, soutenus par l'ardente volonté d'Innocent III, s'adjoignirent douze autres moines de Cîteaux et deux Espagnols. L'un de ces derniers était saint Dominique, dont le nom est indissolublement lié à l'établissement de l'inquisition, bien qu'il n'ait jamais été inquisiteur général, comme plusieurs historiens l'ont à tort affirmé[5]. En 1215, le quatrième concile de Latran, la plus imposante assemblée qu'ait réunie le catholicisme du moyen âge, sa plus fidèle et sa plus complète expression[6], posa les bases organiques de l'inquisition : Chaque évêque visitera, au moins une fois l'an, la partie de son diocèse qui passera pour recéler des hérétiques ; il choisira trois hommes de bonne renommée ou davantage, et leur fera jurer de lui dénoncer, dès qu'ils en auront connaissance, les hérétiques, les gens tenant des conventicules secrets ou menant une vie singulière et différente du commun des fidèles. Les hérétiques condamnés seront abandonnés aux puissances séculières pour recevoir le châtiment convenable ; les biens des laïques seront confisqués, et ceux des clercs dévolus à leurs églises. Les suspects d'hérésie, s'ils ne se justifient convenablement, seront excommuniés, et, s'ils demeurent un an en cet état, condamnés comme hérétiques. Les croyants, fauteurs et recéleurs des hérétiques seront excommuniés, exclus de tous offices, déclarés infâmes, incapables de tester, d'hériter, de porter témoignage. Le seigneur temporel qui, suffisamment admonesté, négligera de purger sa terre d'hérétiques, sera excommunié par le concile provincial et, s'il ne satisfait dans l'année, le pape déclarera ses vassaux déliés du serment de fidélité et sa terre dévolue au premier occupant catholique. C'est en vertu du principe posé par cet article que les domaines du comte de Toulouse furent adjugés à Simon de Montfort. Ainsi, organisation de la délation, obligation imposée au seigneur temporel de purger sa terre d'hérétiques, excommunication des suspects d'hérésie et condamnation définitive s'ils n'ont pas obtenu leur absolution dans l'année, poursuite et excommunication des fauteurs et recéleurs d'hérétiques, telles furent les dispositions au moyen desquelles le concile régularisa les persécutions religieuses : En même temps qu'elle posait ainsi les premières bases qu'ait eues l'inquisition, l'assemblée de Latran autorisait deux nouveaux ordres, les dominicains et les franciscains, qui allaient se disputer l'arme terrible que venait de forger le concile. A partir de 1233, dit l'abbé Bergier, les généraux de l'ordre des dominicains ont été comme inquisiteurs nés de toute la chrétienté[7]. En 1789, au moment où il écrivait ces lignes, des religieux dominicains étaient encore inquisiteurs dans trente-deux tribunaux de l'Italie, sans compter ceux de l'Espagne et du Portugal. Dans l'origine, chaque conseil inquisitorial était composé de l'évêque ou de son vicaire, de docteurs en droit canon et de dominicains ; plus tard on y ajouta des franciscains et l'on donna aux inquisiteurs le droit d'agir avec ou sans le concours des évêques, droit que ces derniers contestèrent énergiquement. Le concile de Latran avait astreint le juge ecclésiastique à communiquer à l'accusé les éléments de l'accusation, les dépositions et même le nom des témoins. Mais une procédure absolument contraire à ces sages prescriptions ne tarda pas à s'introduire dans la pratique. L'inquisition, par un monstrueux oubli des principes fondamentaux de toute instruction criminelle équitable, s'appliqua à tenir l'accusé dans l'ignorance complète des chefs d'accusation et de la qualité des témoins. Il faut, dans une matière qui a donné lieu à tant de déclamations vagues et d'affirmations hasardées, ne s'appuyer que sur des documents solides et certains. Nous extrayons ce qu'on va lire de deux pièces dont l'authenticité ne saurait être mise en doute. L'une a pour titre : Traité de l'hérésie des pauvres de Lyon[8], l'autre : Doctrine de la manière de procéder contre les hérétiques. Toutes deux ont été publiées par les savants bénédictins dom Martène et dom Durand à la tin du cinquième tome de leur Thesaurus anecdotorum. Un des chapitres du premier de ces documents a pour titre : A quels signes on reconnaît les fauteurs des hérétiques. Visiter les gens accusés d'hérésie, causer bas avec eux, leur fournir des aliments, plaindre leur arrestation ou leur mort, accuser leurs juges d'injustice, faire mauvais visage à ces derniers ou les regarder de travers, recueillir les ossements des hérétiques brûlés, tels sont les signes auxquels on reconnaît les gens suspects de favoriser l'hérésie. Le chapitre suivant est intitulé : De la manière de
ramener les accusés par la crainte de la mort ou de la prison. Nous en
traduirons ici quelques passages : Celui qui est profondément plongé dans l'hérésie peut encore quelquefois être ramené par la crainte de la mort. On doit alors lui faire espérer qu'il lui sera permis de vivre s'il veut confesser simplement ses erreurs et dénoncer ceux de sa secte qui lui sont connus. S'il refuse de le faire, qu'on l'enferme dans un cachot ; qu'on lui fasse entendre qu'on a des témoins contre lui et qu'une fois convaincu par témoins on ne lui fera aucune miséricorde, mais qu'il sera livré à la mort. Qu'en même temps on lui donne une nourriture insuffisante, afin que la peur ait sur lui plus de prise. Que nul ne l'approche, si ce
n'est, de temps à autre, deux fidèles adroits qui l'avertissent avec
précaution et comme par compassion de se garantir de la mort, de confesser
son erreur et qui lui promettent que, ce faisant, il pourra s'évader et
n'être point brûlé.... Qu'ils lui parlent
d'une voix caressante en lui disant : Ne craignez point d'avouer si vous
avez ajouté foi à ces hommes (les
hérétiques) parce qu'ils vous semblaient
gens de bien et qu'ils disaient telle et telle chose ; cela peut arriver à de
bien plus sages que vous. S'il commence à faiblir et à
avouer qu'en effet il a quelquefois entendu ces docteurs discourir sur
l'Évangile, les Épîtres ou choses semblables, il faut lui demander avec
précaution si ces docteurs croyaient telle ou telle chose, par exemple qu'il
n'y a point de purgatoire, que les prières pour les morts ne servent à rien,
que le mauvais prêtre, engagé dans les liens du péché, peut absoudre les
péchés de ses pénitents. Il faut enfin lui demander s'il regarde la doctrine
de ces docteurs comme bonne et vraie ; s'il en convient, il confesse par là
son hérésie. Si vous lui demandiez brusquement ces choses, il ne répondrait
pas, parce qu'il jugerait que vous le voulez surprendre et l'accuser comme
hérétique. C'est pourquoi il faut le prendre avec précaution par une autre
voie, comme on vient de l'indiquer. Ce n'est que par une astuce subtile qu'on
peut prendre ces renards astucieux. Plus loin, sous la rubrique : Doctrina pro inquisitoribus, sont exposés divers principes d'instruction criminelle et certains procédés pour déterminer les accusés interrogés à avouer leurs crimes : L'inquisiteur doit toujours supposer le fait véritable et acquis au procès et se borner à s'enquérir des circonstances du fait[9]. Il peut, par moments, compulser quelques papiers pour donner à croire à l'accusé que, dans ces papiers, se trouvent écrits sa vie et tout ce dont on l'accuse. Dans la confession, on doit imposer à l'hérétique d'accuser ses complices et lui dire qu'autrement son repentir ne serait pas jugé sincère. Quand un hérétique ne confesse pas pleinement ses erreurs ou n'accuse pas ses complices, il faut lui dire pour l'effrayer : Très-bien ! nous voyons ce qui en est. Songe à ton âme et renie pleinement l'hérésie, car tu vas mourir et il ne te reste qu'à recevoir en bonne pénitence tout ce qui va t'arriver. Et s'il dit alors : Du moment où je dois mourir, j'aime mieux mourir dans ma foi que dans celle de l'Église, il est sûr dès ce moment que son repentir était simulé et il doit être livré à la justice. Le Doctrina de modo procedendi contra hæreticos indique la formule des sentences applicables aux suspects, aux convaincus, aux relaps, aux hérétiques défunts dont les ossements doivent être exhumés et jetés hors des cimetières ; il fait connaître aussi de quelle façon le jugement devait être rendu. Il faut y joindre, pour se faire une idée juste de ce vaste sujet, le Manuel des inquisiteurs, de Nicolas Eymeric, dominicain et inquisiteur général de la foi dans le royaume d'Aragon en 1356[10]. Les inquisiteurs devaient s'efforcer, par des monitions particulières ou faites en public, de ramener l'homme égaré dans le giron de l'Église et, en cas de rétractation, le condamner seulement à une pénitence ou à une peine arbitraire. La rechute seule entaillait l'abandon au bras séculier, et c'était une maxime constante dans la pratique que l'inquisition ne pardonnait jamais deux fois. Nous verrons tout à l'heure ces principes appliqués dans le procès de Jeanne d'Arc. Les principales peines arbitraires et pénitences étaient : La condamnation à finir ses jours dans les prisons de l'inquisition, au pain de douleur et à l'eau d'angoisse ou à y passer un certain temps ; La privation de tout office public ; La confiscation des biens ; L'obligation d'accomplir des pèlerinages ; de porter les armes à ses dépens contre les Sarrasins et les hérétiques ; Celle de porter deux croix sur l'habit, l'une sur la poitrine, l'autre entre les épaules. Ces croix devaient être de feutre jaune, la branche perpendiculaire ayant deux palmes de long et la transversale une palme et demie. Les Crozats devaient refaire ces marques apparentes d'ignominie chaque fois qu'elles se déchiraient et les porter sur chacun de leurs vêtements, la chemise exceptée. Celle enfin de venir à l'église tous les dimanches. Les pénitents devaient se présenter au curé entre Pépite et l'évangile, tenant à la main des verges avec lesquelles ils recevaient la discipline ; ils étaient obligés d'en user de même dans toutes les processions[11]. Par le prononcé de la sentence, les inquisiteurs déclaraient ordinairement qu'ils se réservaient de diminuer ou d'augmenter les peines et pénitences quand ils le jugeraient à propos. Ainsi la sentence n'était jamais définitive ; la condamnation pouvait toujours être aggravée selon la conduite ultérieure du coupable, les informations nouvelles, le bon plaisir des juges, disposition qui tenait les suspects sous un joug étouffant et perpétuel et dont il est inutile de faire ressortir l'anomalie. Cette réserve barbare ainsi que les principales peines gué nous venons d'énumérer, sont constatées dans le récit d'un sermon public[12] qui eut lieu le 30 septembre 1319 dans la cathédrale de Toulouse, récit qu'on peut lire dans l'histoire du Languedoc de dom de Vic et dom Vaissette[13]. On y trouve la preuve qu'à cette date de 1319, l'inquisition faisait déjà usage de la torture. Un accusé qui avait rétracté sa confession, prétendant qu'il l'avait faite par la force des tourments qu'on lui avait fait souffrir, fut abandonné au bras séculier. Nous avons dit déjà comment était composé le conseil inquisitorial qui statuait sur la culpabilité des prévenus. Les inquisiteurs soumettaient à ce conseil un court extrait de la confession de chaque accusé dont ils avaient soin de taire le nom (non expresso nomine confitentis), se bornant à dire : une personne de tel diocèse a fait telle et telle chose. Sur quoi les conseillers répondaient : il y a lieu de lui appliquer une pénitence à l'arbitrage des inquisiteurs, ou bien cette personne doit être emmurée, ou bien elle doit être relaxée[14]. La relaxation n'était autre chose que l'abandon du coupable au bras séculier. Une formule, mise à la fin des sentences, invitait le juge séculier à ne point infliger au coupable la mutilation ni la mort ; mais cet hommage aux canons de l'Église était simple affaire de forme. Le seigneur ou le juge qui eût pris à la lettre cette invitation se fût exposé à être lui-même excommunié comme fauteur d'hérésie. N'omettons pas de dire que les noms des témoins restaient inconnus des juges aussi bien que de l'accusé : les inquisiteurs seuls recevaient et appréciaient les témoignages. Ce mode d'instruction, en opposition directe avec les principes proclamés par le concile de Latran, fut consacré par celui de Narbonne, tenu en 1235. C'est le véritable début de la procédure secrète qui va tout à l'heure occuper une si grande place dans l'histoire du droit criminel et peu à peu envahir plus de la moitié de l'Europe. Le concile de Narbonne recommanda en même temps, à cause de l'énormité du crime d'hérésie, d'admettre tous les témoignages ordinairement repoussés par la justice, celui même des malfaiteurs, des complices du crime, des infâmes. Quiconque persistait à nier lorsqu'il y avait contre lui preuve par témoins ou autrement devait être réputé hérétique[15]. L'aveu, en pareil cas, était le seul moyen d'échapper à la condamnation, en sorte qu'il y avait péril à persister à se dire innocent et profit à se reconnaître coupable. Interversion étrange des principes ordinairement admis en pareille matière, et dont il faut chercher la source dans les idées et les lois religieuses pleines de sévérité pour l'impénitence et d'indulgence pour le repentir ! L'inquisition n'est autre chose que le tribunal de la pénitence fonctionnant dans le domaine de la justice humaine. Telle était, dans ses lignes principales, la procédure de l'inquisition : elle reposait tout entière sur la terreur et le secret. Il reste à dire quels crimes ressortissaient de ce tribunal. Étaient considérés comme relevant de sa juridiction : 1° Les hérétiques. Écrire ou enseigner quelque chose de contraire aux articles de la foi, aux traditions de l'Église, aux sentiments reçus à Rome touchant l'autorité souveraine du Saint-Père, renier la religion chrétienne, approuver ou pratiquer quelque cérémonie propre à une autre religion, tels étaient les principaux caractères auxquels se reconnaissait l'hérésie. 2° Les suspects d'hérésie. Il suffisait, pour encourir cette qualification, d'assister aux sermons des hérétiques, d'avoir de ces derniers pour amis ou pour parents, de chercher à les soustraire aux rigueurs du Saint-Office, de lire des livres condamnés par l'inquisition, d'avancer quelque proposition faite pour scandaliser les auditeurs, de manquer aux prescriptions de l'Église en ce qui concerne la confession, la communion, l'assistance à la messe, le jeûne, l'abstention de la viande aux jours où elle est prohibée. Étaient encore suspects d'hérésie les excommuniés qui négligeaient de se faire absoudre dans l'année. 3° Les fauteurs d'hérésie. On considérait comme fauteur d'hérésie quiconque secourait de quelque manière que ce fût un prisonnier coupable ou suspect d'hérésie, quiconque lui écrivait, l'aidait de ses conseils ou de son argent, cherchait à le faire évader ou même négligeait de le dénoncer ; les liens du sang ou du mariage n'étaient d'aucune excuse en pareil cas. 4° Les sorciers, devins, magiciens, enchanteurs. 5° Les blasphémateurs. 6° Ceux qui résistaient aux officiers de l'inquisition ou troublaient sa juridiction d'une façon quelconque. § 3. — L'INQUISITION À ROME ET EN FRANCE. Le Saint-Office. — Caractère politique de cette institution. — Ses attributions. — Congrégation de l'index. — Révolte à Rome contre le tribunal du Saint-Office. — Sa translation dans le couvent de la Minerve. — Sa suppression en 1849. — Saint Louis introduit l'inquisition en France ; vive opposition ; rôle des inquisiteurs. — Comment fut instruit le procès de Jeanne d'Arc. — Preuve qu'on y suivit la procédure ordinaire de l'inquisition. — Régularité des formes extérieures de ce procès. — Comment l'inquisition cessa de fonctionner en France. — Affaire d'Arras ; Vauderie. — Efforts pour relever l'inquisition après la conspiration d'Amboise. — Édit de Romorantin.L'inquisition avait été créée dans le but spécial de comprimer l'insurrection languedocienne. Le successeur médiat de Grégoire lx, Innocent 1V, si connu par ses démêlés avec l'empereur Frédéric II, ne tarda pas à l'étendre à toute l'Italie, Naples exceptée[16]. En 1545, Paul III forma la congrégation de l'inquisition sous le nom de Saint-Office, et Sixte-Quint la confirma en 1588. Toutes les inquisitions d'Italie, celles de Venise et de l'État ecclésiastique exceptées, dépendaient de celle de Rome dont le pape était le chef. Elle avait sur toutes les inquisitions particulières une autorité supérieure ; on lui rendait compte de toutes les affaires importantes ; on la consultait sur tous les cas graves. Elle était composée de cardinaux faisant fonction de juges et de consultants généralement choisis parmi les canonistes et les réguliers. C'étaient eux qui examinaient les livres, ainsi que les dogmes, les sentiments et les actions des personnes déférées au tribunal du Saint-Office. Un nombre considérable d'officiers de divers grades faisaient partie de l'inquisition : ils jouissaient de plusieurs privilèges et n'étaient justiciables que de ce tribunal. L'inquisition, entre les mains des papes, fut un instrument politique au moyen duquel ils s'efforcèrent d'établir l'unité de l'Italie et de saper dans ce pays la domination des empereurs. C'était, dit Bergier, une suite de l'ancien abus et de l'opinion dans laquelle ils étaient qu'il leur était permis d'employer les censures ecclésiastiques pour soutenir les droits temporels de leur siège. En 1302, le pape Jean XXII fit procéder par des moines inquisiteurs contre Mathieu Visconti, seigneur de Milan, et contre d'autres dont le crime était leur attachement à l'empereur Louis de Bavière. Ce même Bergier assure que l'inquisition romaine ne fit jamais couler le sang ; il paraît sûr au moins que, surtout dans les causes non politiques, elle fut plus douce à Rome que partout ailleurs. Son but, a dit un célèbre dominicain[17], était d'amender, non de supprimer le coupable, de convertir le supplice en pénitence, l'échafaud en éducation. Les populations n'en supportaient pas moins avec impatience le joug d'un tribunal qui, par le but même de son institution, était fatalement conduit à scruter les arcanes inviolables du for intérieur et à punir les pensées à défaut d'actes. En 1559, à la mort de Paul IV qui passe pour le créateur de la congrégation de l'Index, le peuple envahit les prisons de l'inquisition et y mit le feu, après avoir délivré ceux qu'elles renfermaient. Il s'en fallut de peu qu'il n'incendiât aussi le couvent des dominicains chargés des fonctions d'inquisiteurs. A partir de cette époque, le conseil de la Suprême[18] fut transféré dans le vaste couvent de la Minerve. Le 27 février 1849, l'Assemblée constituante romaine adopta par acclamation, sur la proposition du député Serbini, un décret abolissant le Saint-Office et portant qu'une colonne serait élevée sur la place du palais où il se réunissait[19]. Le prompt écroulement de la république romaine ne permit pas l'exécution de cette dernière partie du décret. L'inquisition ne parvint jamais à s'implanter profondément en France ; car il ne faut pas oublier que le comté de Toulouse, qui fut son berceau, était indépendant des rois de France et qu'il ne fut réuni à leur couronne que sous Philippe le Hardi. En 1255, saint Louis, sur l'autorisation du pape Alexandre III, établit l'inquisition dans son royaume. Le gardien des cordeliers de Paris et le provincial des dominicains étaient les grands inquisiteurs ; ils devaient consulter les évêques, sans toutefois dépendre d'eux. Mais la résistance énergique du clergé, l'opposition de la magistrature et de l'Université de Paris, et la volonté des rois, paralysèrent les efforts de l'inquisition et arrêtèrent ses progrès. Le rôle de l'inquisiteur, dans chaque diocèse, se borna à surveiller les hérétiques, à les dénoncer au tribunal de l'évêque et à prendre part au jugement, concurremment avec les commissaires nommés, soit par ce dernier, soit par le seigneur suzerain[20]. C'est de la sorte que fut instruit le procès de Jeanne d'Arc. Quand on étudie ce procès célèbre avec une connaissance suffisante du droit criminel de l'époque, il s'éclaire d'une lumière inattendue. Ce qui semblait monstrueux et inexplicable devient simple et intelligible. On y voit clairement établi le rôle respectif de l'évêque et de l'inquisiteur. On y peut suivre la procédure constante de l'inquisition telle que nous l'avons fait connaître dans les pages qui précèdent. Tous les éléments ordinaires de ces sortes de procès se retrouvent dans celui de Jeanne : absence de défenseurs, questions générales soumises à des consulteurs du Saint-Office, monitions publiques, présentation à la question, abjuration et rétractation de l'accusée, et, par suite, condamnation à une peine arbitraire n'emportant pas la mort (la prison perpétuelle). C'est à ce moment du procès que Cauchon laisse échapper un mot qui éclaire d'un jour sinistre cette longue et tortueuse procédure. Nous la retrouverons bien, dit-il au comte de Warwick qui s'indignait de cette clémente condamnation. Il la retrouva vite en effet. Deux jours après la rétractation, pendant que la malheureuse dormait, les vêtements de femme qu'elle avait repris furent traîtreusement remplacés par des habits d'homme. Elle fut ainsi forcée de revêtir ce costume. C'en était assez ; elle était relapse. Le second procès commença aussitôt et fut conduit de façon que Jeanne y révoquât son abjuration. On sait le reste. Nous ne voulons plus noter que deux points. Le premier, c'est que la sentence définitive se terminait par la prière d'usage, adressée au pouvoir séculier, de modérer la peine et d'épargner à la condamnée la mutilation des membres et la mort. Cette recommandation était faite en face du bûcher qui allait dévorer la malheureuse. Le second, c'est qu'il n'y eut point de sentence du juge séculier. Le bailli qui était présent ne se donna pas même le temps de la prononcer ; il se borna à crier aux sergents qui conduisaient Jeanne devant lui : Menez-la, menez-la, et au bourreau : Fais ton devoir. Faut-il le dire ? Si l'on excepte ce dernier point, cet odieux procès fut régulier dans les formes, dans celles du moins qu'on peut appeler apparentes et extérieures[21]. Il ne diffère des procès semblables intentés par le Saint-Office, pour fait d'hérésie et de sorcellerie, que par l'exagération de la mauvaise foi, que par la violence pleine de passion et d'artifice que les juges y déployèrent ; mais sa procédure est de tous points conforme à celle qu'enseignent tous les traités relatifs à l'inquisition. Ce tribunal cessa de fonctionner en France à partir de la seconde moitié du quinzième siècle. Un grand nombre de pauvres gens avaient été torturés, brûlés ou emprisonnés à Arras comme coupables de vauderie, terme générique sous lequel on désignait alors non-seulement l'hérésie, mais le crime contre nature, la sorcellerie, la fréquentation du sabbat et l'adoration du diable. Plusieurs des accusés en appelèrent au parlement de Paris qui évoqua l'affaire, et fit arracher de vive force les prisonniers de la geôle d'Arras. Ces malheureux demandèrent justice 'contre leurs persécuteurs. A la suite d'un procès qui dura plus de trente ans, le parlement, en 1491, défendit à tous tribunaux clercs et laïques d'user à l'avenir de tortures inaccoutumées, de raffinements de barbarie tels que ceux qui avaient été employés dans l'affaire d'Arras. Ce fut un coup terrible pour l'inquisition de France ; elle n'en mourut pas, mais elle en fut pour toujours paralysée. Elle essaya toutefois de relever la tête au seizième siècle. Après la conspiration d'Amboise, les Guises, à l'instigation du pape Paul IV, proposèrent à François II de réorganiser l'inquisition qui fût devenue entre leurs mains un puissant levier politique. Mais le conseil royal résista à ce projet et l'illustre chancelier l'Hospital le renversa complètement en promulguant l'édit de Romorantin (1560), qui assurait aux évêques le droit exclusif de connaître du crime d'hérésie. § 4. — L'INQUISITION D'ESPAGNE. Caractère particulier de cette inquisition ; son autotomie. — Ses relations avec les lois antérieures de l'Espagne. — Loi des Visigoths, Fuero real, Siete partidas. — Torquemada. — Règlement fondamental publié à Séville. — Instruction criminelle de l'inquisition espagnole. — Explication de ses rigueurs. — Modes de torture usités. — Torture renouvelée. — Auto-da-fé. — Différence entre le supplice des repentants et celui des impénitents. — Apogée de la puissance de l'inquisition d'Espagne. — La Recopilacion de las leyes ; la loi civile complète l'œuvre de l'inquisition. — Premier coup porté au Saint-Office d'Espagne. — Sa suppression en 1808 ; son rétablissement. — Suppression définitive.Ce qui distingue profondément l'inquisition d'Espagne de celle des autres pays, ce qui devait lui donner une place à part dans ce livre, c'est qu'elle fut l'expression d'un système politique bien plus encore que religieux, un instrument destiné à fonder l'autorité absolue du monarque bien plus encore que. l'unité religieuse du pays. Elle n'eut avec l'inquisition générale d'autres liens que ceux de la communauté d'origine et d'une certaine communauté de principes fondamentaux ; mais elle ne releva de la cour de Rome que par le droit que la papauté se réserva toujours de confirmer l'inquisiteur général ; les papes protestèrent souvent et quelquefois en vain contre ses actes. L'inquisition devait se développer et fleurir librement en Espagne : elle s'y trouvait en harmonie avec l'esprit des lois anciennes et le génie particulier de la nation ; elle y avait des racines dans le sol même ; on n'eut pas besoin de l'y implanter. Elle n'est au fond qu'une extension, qu'un développement exagéré sans doute, mais naturel, du code des Visigoths, cette œuvre du clergé, sortie des conciles de Tolède, conciles qui furent, comme le dit très-bien M. Guizot, les assemblées nationales de la monarchie espagnole[22]. Qu'on ouvre le douzième livre de ce code, on sera surpris de la quantité de dispositions qu'on y trouvera contre les hérétiques, les blasphémateurs, les chrétiens judaïsants et surtout contre les Juifs. Le Fuero real, code publié vers 1212 par le roi de Castille Alphonse VIII, les Siete partidas, autre code publié par Alphonse le Sage un demi-siècle après, et dans lequel est reproduite la plus grande partie des dispositions du Fuero real, ces deux recueils importants dont le but principal avait été d'asseoir sur des bases solides l'autorité royale, n'avaient point modifié la dure législation concernant les hérétiques. On se demande ce que l'inquisition put ajouter à tant de sévères mesures. Elle y ajouta sa procédure et sa savante organisation. Elle fut d'ailleurs puissamment aidée dans son œuvre d'extermination par l'avidité des souverains de Castille et d'Aragon, Ferdinand et Isabelle, dont le trésor s'enrichissait des deux tiers des biens confisqués sur les hérétiques. L'inquisition fonctionna en Espagne depuis l'année 1232 où on la trouve établie à Tarragone, en Catalogne. Mais c'est seulement à partir de Torquemada qu'elle reçut cette forte organisation politique qui la différencie de celle des autres pays. De 1480 à 1498, a dit un historien, l'Espagne entière fuma comme un bûcher. Dans ces dix-huit ans, Torquemada lia, dit-on, brûler 8.800 personnes vivantes et 6.500 mortes ou en effigie. Ce célèbre dominicain avait été, en 1483, par une bulle de Sixte IV, investi de la présidence de la Suprême, conseil royal de l'inquisition de Castille et d'Aragon. Quatorze tribunaux subalternes furent institués dans le royaume. L'année suivante le grand inquisiteur convoqua à Séville une junte générale où furent établis les premiers règlements stables de l'inquisition d'Espagne. Ce terrible code comprend vingt-huit articles dont nous résumerons ici les dispositions principales. Obligation imposée en principe aux hérétiques et aux apostats de se dénoncer eux-mêmes spontanément, et fixation d'un délai de grâce pour échapper à la confiscation des biens ; confiscation des biens du pénitent volontaire qui se dénonçait après le terme de grâce, disposition où se trahit la main avide du roi Ferdinand ; absolution accordée à l'hérétique touché d'un repentir sincère, mais sous peine d'emprisonnement à vie ; autorisation aux inquisiteurs de condamner à la torture comme faux pénitent tout réconcilié dont ils jugeraient la confession imparfaite et le repentir simulé ; condamnation comme impénitent de l'accusé convaincu qui persistait à nier (art. 14) ; autorisation aux inquisiteurs d'appliquer une seconde fois à la question l'accusé qui rétractait ses aveux arrachés par une première torture ; défense de communiquer aux prévenus la copie entière des dépositions des témoins ; condamnation comme hérétique convaincu de l'accusé qui ne comparaissait pas après avoir été cité dans les formes. Au fond ce code atroce ne fait que reproduire les principes généraux de l'inquisition ; mais il les étend et les exagère. Il est évident qu'il se propose moins pour but la conversion des mécréants que leur extermination et surtout la confiscation de leurs biens. On laissait seulement aux enfants des condamnés une faible portion de l'avoir paternel, à titre d'aumône, disait la loi (art. 22). Le mode d'instruction criminelle répondait à l'esprit de cette loi si dure. On ne confronte point les accusés aux témoins, dit l'abbé Bergier, et il n'y a point de délateur qui ne soit, écouté ; un criminel flétri par la justice, un enfant, une courtisane sont des accusateurs graves. Le fils peut déposer contre son père, la femme contre son époux, le frère contre son frère ; enfin l'accusé est obligé d'être lui-même son propre délateur, de deviner et d'avouer le délit qu'on lui suppose et que souvent il ignore. Dans ces courtes lignes d'une plume non suspecte sont résumés les principes généraux de cette terrible procédure. Mais ici encore l'inquisition espagnole ne fit que suivre en les exagérant les procédés traditionnels de la procédure inquisitoriale. Les délateurs ne paraissaient jamais comme parties, parce que, contrairement au droit public de l'époque, le Saint-Office avait admis que la seule partie adverse de l'accusé serait le procureur général de l'inquisition et que l'on voulait d'ailleurs qu'au besoin les délateurs servissent de témoins. Les parents pouvaient déposer contre leur proche parce que le crime d'hérésie était réputé tellement monstrueux qu'il semblait fait pour rompre même les liens du sang ; l'accusé enfin devait être son propre délateur, parce que l'inquisition tenait pour maxime que le coupable se présentait pour décharger sa conscience d'un crime ignoré, absolument comme un pécheur repentant se présente au tribunal de la pénitence, que c'était lui qui désirait être jugé et qu'ainsi il devait toujours être demandeur. Quant à la torture dont le règlement de 1484 recommande l'emploi, ce n'est pas à l'inquisition qu'il faut imputer l'introduction en Espagne de cet odieux moyen de conviction. La loi des Visigoths l'avait adopté, elle prescrivait même de renouveler la question trois jours de suite[23]. Loin de le repousser, comme l'esprit du droit canonique l'eût exigé, l'inquisition s'appropria tous les genres de torture que la coutume avait introduits dans les divers royaumes ou provinces de l'Espagne, tortures par la corde, l'eau et le feu. La première se donnait en liant à Paide d'une corde les bras du prévenu renversés par derrière. On lui attachait aux pieds de lourdes pierres, on l'enlevait en l'air au moyen d'une poulie et on le laissait ensuite brusquement retomber presque jusqu'à terre, de façon que la secousse disloquât les jointures. Cette torture durait une heure et quelquefois davantage. Pour la torture de l'eau, les bourreaux couchaient la victime sur un chevalet, espèce de banc creux qui se refermait sur elle et la comprimait autant qu'on le voulait. Les reins portaient sur un bâton transversal et l'épine dorsale n'avait pas d'autre appui. Le questionnaire, comprimant le nez du patient couché dans cette horrible position, lui versait lentement dans la bouche une quantité déterminée d'eau. Il parait qu'il avait soin préliminairement d'introduire dans la gorge un linge fin et mouillé dont l'extrémité recouvrait les narines, afin que l'eau filtrât avec plus de lenteur. C'est du moins ce qu'affirme Llorente, qu'il ne faut pas toujours croire sans examen ; mais ici son témoignage est confirmé par Damhoudère qui nous apprend qu'on usait de ce procédé dans certaines parties des Flandres. La torture du feu n'était pas moins cruelle. L'accusé, les mains liées, était couché sur le dos. Ses pieds, préalablement frottés d'huile ou de lard, étaient passés dans une sorte d'entrave en bois qui les tenait suspendus au-dessus d'un réchaud ardent[24]. Nous verrons plus tard que la plupart des tribunaux laïques de l'Europe usèrent de tous ces genres de torture. Dans le principe, un accusé pouvait être soumis jusqu'à trois fois à l'une où à l'autre de ces cruelles épreuves ; la première pour la déclaration du fait, la seconde pour celle de l'intention, la troisième pour la dénonciation des complices. Une décision du conseil de la Suprême défendit d'appliquer plus d'une fois un accusé à la question ; mais les inquisiteurs trouvèrent moyen d'éluder cette prohibition en considérant chaque application à la torture comme des parties d'un seul et même interrogatoire et en déclarant, à chaque fois, que la question était suspendue pour être continuée plus tard. Il faut se hâter de tirer un voile sur ces horreurs et rappeler rapidement quel était le dénouement de ces drames judiciaires. Les auto-da-fé sont trop connus, trop d'écrivains en ont parlé pour qu'il soit nécessaire que nous en donnions ici une description détaillée. Nous nous bornerons à quelques traits principaux propres à faire ressortir l'esprit qui présidait à ces exécutions. L'auto-da-fé avait deux parties distinctes, la cérémonie religieuse et l'exécution proprement dite qui commençait à partir de l'abandon des condamnés au bras séculier. Les actes de foi n'avaient lieu qu'à de très-rares intervalles et généralement à l'avènement des rois, à leur majorité, à leur mariage, à la naissance de l'héritier présomptif. Le roi y paraissait sur un balcon que dominait de très-haut le siège du grand inquisiteur : Il renouvelait au commencement de la cérémonie le serment d'extirper les hérésies et d'appuyer de tout son pouvoir les poursuites de l'inquisition. Sur une estrade étaient placées deux cages où l'on enfermait les criminels pendant la lecture de leur sentence. Dès le point du jour, la cloche de la cathédrale invitait les fidèles à l'horrible spectacle. Une longue procession conduisait les condamnés au lieu de la cérémonie. Elle était ouverte par les charbonniers qui fournissaient le bois du bûcher. A leur suite marchaient les dominicains, précédés d'une croix blanche, puis le duc de Medina Cœli, portant, en vertu d'un privilège héréditaire, l'étendard de l'inquisition en damas rouge sur lequel brillaient, d'un côté, les armes d'Espagne, et, de l'autre, une épée nue dans une couronne de laurier, symbole qui n'a pas besoin d'explication. Venaient ensuite les coupables qui n'avaient été soumis qu'à des peines et à des pénitences arbitraires et, derrière eux, les relaps et impénitents abandonnés au feu, pieds nus, couverts d'un san benito de toile jaune où étaient dessinés des diables noirs, coiffés d'un bonnet pointu appelé coroza et peint de la même manière. La cérémonie durait ordinairement toute une journée. Commencée avec l'aurore, elle finissait souvent après la chute d-a jour. Elle était ouverte par la célébration de la messe qu'on interrompait pour la prestation du serment royal, pour le sermon que les condamnés écoutaient debout, un cierge éteint à la main, et pour la lecture des sentences. On achevait ensuite le saint sacrifice et le grand inquisiteur, revêtu de ses habits pontificaux, donnait l'absolution solennelle aux coupables repentants. Le roi se retirait à ce moment et les condamnés au feu étaient livrés au bras séculier et conduits sur des ânes à trois cents pas hors l'une des portes de la ville. C'est là que se dressait le bûcher, monceau de bois immense d'où s'élevaient autant de poteaux qu'il y avait de condamnés. Les malheureux étaient attachés à ces poteaux avec des chaînes de fer. On étranglait, avant d'allumer le feu, les coupables qui depuis la condamnation avaient fait preuve de repentir ; les autres étaient brûlés vifs. L'effroyable puissance de l'inquisition espagnole eut son apogée sous Charles-Quint et sous.son fils Philippe II[25]. Elle prépara le triomphe de la monarchie absolue ; le code de l'inquisition a pour complément naturel celui que ces deux souverains imposèrent à leurs divers royaumes, la Recopilacion de las leyes, la codification des lois, code général commun pour tous, qui brisa la longue résistance des communeros, les libertés et les franchises des communes et qui fonda en Espagne l'unité politique en même temps que le Saint-Office assurait l'unité religieuse. Ces deux instrument d'oppression, le code politique et le code religieux, se prêtèrent un mutuel appui ; ils paralysèrent tout effort de l'intelligence., ils habituèrent les Espagnols à ce sombre mutisme, à cette grave réserve qui devint peu. à peu le fond de leur caractère. L'Espagne toutefois ne céda pas sans résistance. Dès le commencement du règne de Charles-Quint, en 1518, les Cortès d'Aragon, de Castille et de Catalogne présentèrent au roi le projet d'une ordonnance destinée à régler l'organisation et la procédure du tribunal du Saint-Office et à limiter son autorité. Ces assemblées nationales protestaient en faveur des antiques privilèges des communes et voulaient qu'on retirât à l'inquisition le droit de juger certains crimes dont elle s'était attribué la connaissance, au mépris des coutumes locales. Charles dut prêter l'oreille à ces représentations et la transaction qui intervint entre lui et les Cortès fut envoyée à Rome et soumise à Léon X. Déjà prévenu contre l'indépendance qu'affectait le Saint-Office d'Espagne, le souverain pontife voulut profiter de cette occasion pour le réformer et le soumettre aux règles générales, communes à toutes les autres inquisitions. Le grand inquisiteur était alors cet Adrien Boyers qui devait peu de temps après s'asseoir dans la chaire de saint Pierre. Ancien précepteur de Charles-Quint, il exerçait sur l'esprit de son élève un grand ascendant. Il n'eut pas de peine à le détourner de ses projets et obtint même l'envoi à Rome d'un ambassadeur extraordinaire chargé de solliciter du pape la révocation du bref ordonnant la Réforme. Un soulèvement contre l'inquisition éclata bientôt en Castille et se confondit dans le grand mouvement insurrectionnel connu sous le nom de guerre de la sainte Ligue, dont la cause première était l'irritation populaire contre la maison d'Autriche, contre l'avidité et les exactions de ses créatures. Les deux soulèvements furent étouffés à la fois et l'inquisition triomphante ne connut plus de frein ni d'obstacles. Adrien, avant de quitter l'Espagne pour prendre possession du trône pontifical, étendit la juridiction du Saint-Office sur les Indes et sur toutes les Iles de l'Océan. C'est au célèbre comte d'Aranda, ministre de Charles III, celui-là même qui fit bannir d'Espagne les jésuites, que revient l'honneur d'avoir porté le premier coup à la puissance de l'inquisition, en restreignant sa juridiction au seul cas d'hérésie opiniâtre et d'apostasie et en lui défendant les arrestations préventives sans preuves fondées (1770). Le 4 décembre 1808, un décret de Napoléon supprima le Saint-Office, comme attentatoire à la souveraineté. Rétablie par Ferdinand VII, l'inquisition fut définitivement abolie par les Cortès en 1820. Elle avait, pendant une durée d'un peu plus de trois siècles, jugé 340.921 individus, dont 34.658 avaient été brûlés vifs, 18.049 en effigie et dont 288.214 avaient été condamnés aux galères ou à la prison[26]. Créée dans le but de défendre l'intégrité du dogme catholique, on peut affirmer qu'elle fit plus de mal à la religion que n'en eût pu faire l'esprit d'examen, même s'exerçant en pleine liberté. Elle n'empêcha point la Réforme et prépara la vive réaction anticatholique que le dix-huitième siècle vit éclore. On n'étouffe pas la pensée dans les flammes ; brûler n'est pas répondre. |
[1] M. Th. Lavallée, Hist. des Français, édit. in-8°, t. I, p. 227.
[2] En particulier M. Michelet, qui a écrit dans cet ordre d'idées une page excellente, Hist. de France, t. II, p. 420 et 423.
[3] M. César Cantu, Hist. univ., t. XI, p. 162.
[4] Fleury, Hist. ecclés., liv. LXXIII, n° 54 : Bergier, Dictionn. de théologie, dans l'Encyclop. méthod., art. INQUISITION.
[5] Ce ne fut qu'en 1233 que les dominicains remplacèrent les moines de Cîteaux dans la charge de poursuivre les hérétiques, et saint Dominique était mort en 1221.
[6] M. Henri Martin, Hist. de France, t. IV, p. 55.
[7] Dictionnaire de théologie, art. INQUISITION.
[8] Secte analogue à celle des Vaudois, et dont l'origine remonte à l'année 1180.
[9] Voici le texte de cette phrase assez difficile à comprendre et à bien traduire : Inquisitor semper debet supponere factum sine aliqua commendatione et quærere de circumstantia facti.
[10] Le Directorium inquisitorum fut publié à Rome pour la première fois en 1578. Il est antérieur aux réformes introduites par Torquemada dans l'inquisition d'Espagne, et dont nous parlerons pins loin.
[11] Ainsi décidé par le concile de Narbonne, tenu en 1235, Hist. ecclés. de Fleury, t. XVII, p. 171.
[12] Le sermon public était la cérémonie dans laquelle on prononçait la sentence. On l'appelait acte de foi en Italie et en Espagne.
[13] T. IV, p. 177.
[14] Nous traduisons ici le texte contenu dans la doctrine sur la manière de procéder contre les hérétiques : Thesaurus anecdotorum, t. V, col. 1796.
[15] Voy. les textes au t. XI, p. 194 des Conciles de Labbe, notamment les articles 22, 24 et 28.
[16] Les souverains de Naples se disaient en droit, par les concessions des papes, d'y jouir de la juridiction ecclésiastique. Ils revendiquèrent le droit de nommer des inquisiteurs, droit auquel le pape prétendait également. Il résulta de ce conflit qu'il n'y eut point d'inquisiteurs à Naples.
[17] Le P. Lacordaire, Mémoire pour le rétablissement des frères prêcheurs.
[18] Nom qu'on donnait au Saint-Office de Rome. Ce conseil ne doit pas être confondu avec le conseil suprême de l'inquisition espagnole.
[19] Moniteur du 10 mars 1849.
[20] Les inquisiteurs, dans ces sortes de procès, remplissaient ordinairement le rôle du ministère public. Il arriva souvent que les évêques se refusèrent à obéir à leurs jussions. Voy. dans l'Histoire des ducs de Bourgogne, de M. de Barante, le refus que font les évêques de Tournai et d'Amiens de poursuivre les hérétiques de leurs diocèses, t. VII, p. 367.
[21] Voy. la note 4 à la fin du volume.
[22] Hist. de la civilisation en France, t. I, p. 308.
[23] Liv. II, chap. II : on y lit : per triduum quæstio agitari debet.
[24] Marsollier, Hist. de l'inquisition, p. 207.
[25] Voy. la note 5 à la fin de volume.
[26] C'est du moins ce qui résulte des calculs de Llorente, ancien commissaire prés le Saint-Office de Logroño, chargé, pendant la domination des Français en Espagne, de dépouiller les vastes archives de l'inquisition.