LES CRIMES ET LES PEINES

 

CHAPITRE IV. — ROME SOUS LE RÉGIME DES DOUZE TABLES.

 

 

Problème relatif à l'origine de la loi des Douze Tables, à ses éléments divers. — Utilité de l'étude des peines pour résoudre les questions que soulèvent les coutumes des peuples ; l'analogie des coutumes pénales, indice de la communauté de race. — Peines édictées par les Douze Tables ; le talion, la composition. — Sort du débiteur romain. — Débiteurs partagés en morceaux par leurs créanciers ; Shyloch, réminiscence des Douze Tables. — Peines contre l'incendie, le vol des esclaves, L'enchantement des récoltes, le parricide. — Droit absolu du père de famille tempéré par la loi. — Droit du mari ; peine de la femme adultère ; peine contre la femme convaincue d'avoir bu du vin.

 

On a beaucoup discuté sur l'origine des Douze Tables, cette loi que Cicéron appelle le fondement de tout le droit romain, ce carmen necessarium que tous les enfants étaient tenus d'apprendre par cœur.

Quels emprunts les décemvirs qui la rédigèrent firent-ils aux lois d'Athènes et de Lacédémone ? Quelle part accordèrent-ils aux traditions et aux coutumes locales ? Dans quelle mesure l'élément oriental, l'esprit d'exclusivisme et d'unité représenté par les patriciens s'y concilia-t-il avec le caractère européen plus spécialement représenté par les plébéiens ? Ce sont là des problèmes sur lesquels on est loin d'être d'accord. Tite Live et Denys d'Halicarnasse attestent qu'une légation fut envoyée en Grèce vers l'an 300 de Rome pour recueillir la législation de cette contrée, source des arts et de la civilisation[1]. Vico a révoqué en doute cette députation dont M. Laferrière, au contraire, reconnaît la vraisemblance[2]. Il est certain qu'une statue fut, élevée, par ordre du sénat, au Grec Hermodore qui avait traduit en latin quelques-unes des lois attiques. Les écrivains modernes les plus compétents, sans nier les emprunts faits aux lois grecques par les rédacteurs des Douze Tables, soutiennent que ces emprunts se réduisent à quelques détails minimes et arbitraires[3]. C'est d'elle-même, suivant eux, c'est de ses éléments natifs, de son origine étrusque et latine, de ses traditions pélasgiques ou orientales, que Rome, renfermée dans un étroit territoire, pouvait tirer la racine et les principes de son droit civil comme de son droit public[4].

Si cette opinion est fondée, on peut être assuré d'avance que l'étude de la pénalité romaine la confirmera. Nous l'avons dit dans notre préface, cette étude est un des flambeaux de l'histoire. Les coutumes pénales, aussi bien que les usages religieux, matrimoniaux ou funéraires, révèlent le génie natif des peuples et éclairent leur origine. Rien de plus vivace qu'un supplice, rien de plus profondément enraciné dans les habitudes d'une nation, rien qui tienne plus intimement à sa façon de comprendre la famille, la propriété, l'hérédité, les obligations réciproques des citoyens. L'analogie des coutumes pénales est presque toujours un indice de la communauté de race. Parmi tous les enseignements qu'on peut tirer de la comparaison des mœurs, des usages et des lois pour déterminer les véritables origines des peuples, il en est peu qui soient plus féconds en rapprochements et en révélations. Nous ne chercherions pas d'autre preuve, si nous avions besoin d'établir que ce livre n'est pas seulement un pur travail d'érudition archéologique, qu'il a de plus ses côtés instructifs et son enseignement historique.

En tête des peines édictées par les Douze Tables, il faut placer le talion, cette grande loi du par pari refertur, qui date du berceau du monde, ce châtiment par réciprocité commun à tous les peuples de l'Asie et que nous avons trouvé écrit en termes si formels dans les livres mosaïques.

Mais le talion, chez les Romains, était modéré par le droit de transaction avec l'offensé, par la composition, tempérament inconnu des Hébreux, mais très-usité en Grèce dès les temps héroïques et dont nous avons montré plusieurs exemples dans Homère. La peine chez les Romains, comme chez les Grecs primitifs, revêtait plus souvent un caractère privé qu'un caractère public. Que celui qui brise un membre subisse la peine du talion, s'il ne compose avec sa victime, telle était la prescription des décemvirs[5]. Ce seul exemple ne suffirait-il pas pour montrer, dans les Douze Tables, le mélange du génie grec et du génie oriental ?

En Grèce, à l'époque héroïque, la personne du débiteur était affectée à la sûreté du prêt : Solon défendit de donner son corps pour gage[6]. Chez les Égyptiens, le débiteur non libéré était adjugé à son créancier, qui le retenait comme esclave ou l'envoyait vendre en pays étranger[7]. Rome, dès avant les Douze Tables, s'était approprié ces dispositions pénales, en les aggravant encore. Impitoyable dans sa logique, la loi romaine fait du débiteur le gage de la créance : sa personne, sa famille, ses enfants sont la chose du prêteur ; il ne s'appartient plus, il prend un nom qui exprime l'anéantissement de son individualité : nexus, non suus. Une fois adjugés à leur créancier, les débiteurs ne sont plus ni citoyens, ni ingenus ; ils forment une classe intermédiaire entre l'esclave et l'homme libre.

Tout sénateur, tout patricien a, dans sa maison, une prison destinée aux addicti, aux débiteurs adjugés qu'on lui amène souvent par troupeaux (gregatim adducebantur, T. Liv.). Il peut les garder là pendant soixante jours, liés d'une chaine de fer dont la loi a pris soin de déterminer le poids : elle pèsera quinze livres au plus ; nourris, pour unique pâture, d'une livre de farine par jour. Les soixante jours expirés, tout est dit pour le débiteur adjugé. Le créancier peut le mettre à mort sur le champ, ou bien, s'il préfère ses intérêts pécuniaires à la vengeance, conduire le misérable sur la place publique, pendant trois jours de marché, et ensuite le vendre à l'étranger au delà du Tibre. Qu'au lieu d'un créancier, il y en ait plusieurs, la loi prévoit la satisfaction qui sera donnée à chacun d'eux. Qu'ils coupent le corps du débiteur et qu'ils s'en partagent les morceaux ; s'ils coupent plus ou moins qu'ils n'en soient pas responsables[8]. On se rappelle involontairement la scène célèbre où Shylock, en cas de non-paiement, stipule le droit de prendre une livre de chair sur la personne de son débiteur : Shakespeare évidemment connaissait les Douze Tables[9].

C'est encore le caractère originel de Rome, c'est le dur et inflexible esprit de l'Orient qui éclate dans la plupart des autres peines prononcées par les Douze Tables, dans la rigueur des supplices infligés aux crimes qui attentent à la vie ou à la fortune des particuliers, dans le sort fait à la femme, dans l'exorbitante puissance accordée au père de famille.

Contre l'incendiaire, flagellation préliminaire et peine du feu, c'est-à-dire du talion ; contre le faux témoin, contre l'esclave surpris en flagrant délit de vol, supplice des verges et précipitation du haut de la roche Tarpéienne ; contre le libelliste, fustigation jusqu'à la mort : châtiments tous originaires de l'Orient. L'homicide volontaire est pendu, après fustigation préliminaire, à l'arbre malheureux, c'est-à-dire à l'arbre qui ne porte point de fruits. Celui qui a été jugé ennemi de sa patrie est frappé de verges jusqu'à la mort et sa tête est ensuite coupée et exposée à une potence[10].

Peine de mort contre celui qui jettera un sort sur la récolte, qui l'enchantera, c'est le terme de la loi ; contre celui qui la séduira (qui l'attirera du champ d'autrui dans le sien) ; contre celui qui, la nuit, furtivement, enverra son troupeau dans le champ d'un voisin ou coupera le blé de ce dernier : le coupable sera pendu à l'autel de Cérès[11].

Bien différents en cela de Solon qui s'était refusé à admettre la possibilité du parricide, les législateurs des Douze Tables portent une peine très-sévère contre ce crime : Si un enfant tue son père, on lui bandera les yeux, et après l'avoir cousu dans un sac de cuir de bœuf, on le jettera dans le Tibre ou dans la mer.

Ô sagesse incomparable de nos ancêtres ! s'écrie Cicéron. Ne semblent-ils pas avoir voulu exclure de la nature entière ce coupable auquel ils enlèvent à la fois le ciel, le soleil, la terre et l'eau ; de telle sorte que le misérable qui a donné la mort à celui dont il a reçu le jour, se trouvât à la fois hors du contact des éléments d'où tous les êtres tirent leur existence ?... Durant les courts instants de vie qu'on lui laisse, le parricide ne peut plus respirer l'air du ciel ; il meurt, et la terre ne touche point ses os ; il devient le jouet des vagues et les vagues n'humectent point son corps. Enfin, rejeté sur le rivage, après sa mort, il ne peut trouver le repos même sur les rochers[12].

Dans la suite, la loi Pompeia vint ajouter encore à l'horreur de ce supplice. Elle ordonna d'introduire dans le sac renfermant le parricide un chien, un singe, un coq et une vipère, le chien pour symboliser la rage, le singe l'homme privé de raison, le coq parce qu'il bat souvent sa mère, la vipère parce qu'elle ne vient au monde qu'en déchirant le ventre où elle est née[13].

Selon Tite Live, le premier qui subit ce supplice fut Poblicius Malleolus qui tua sa mère l'an 653 de Rome, vingt-un ans avant l'époque où Cicéron prononça, en faveur d'un autre citoyen accusé de parricide, le plaidoyer dont nous venons de citer un extrait[14]. Mais il parait invraisemblable qu'il n'y ait pas eu un seul parricide à Rome pendant six siècles, surtout si l'on réfléchit que l'on entendait par ce mot aussi bien le meurtre des enfants que celui des père et mère. Moins d'un siècle après l'exécution de Malleolus, les parricides étaient devenus si communs à Rome que Sénèque pouvait écrire cette phrase épouvantable : C'en est fait de la piété filiale ! Nous voyons depuis longtemps plus de sacs que de croix ![15] Et cependant Sylla avait fait une loi pour rappeler la peine portée contre le parricide, et César y avait ajouté la confiscation des biens.

Revenons à la pénalité des Douze Tables.

Tout en respectant l'autorité du père de famille, base de la cité et fondement de tout le droit romain, la loi y apporte pourtant un tempérament. Le père peut toujours mettre à mort l'enfant difforme au moment de la naissance, sans que le cri de la mère ait droit de se faire entendre ; il peut toujours, pendant toute leur vie, jeter ses enfants en prison, les flageller, les retenir enchaînés aux travaux rustiques, les vendre ou les tuer, même lorsqu'ils gèrent les hautes charges de la république. Au premier signe de ce père, autorité inviolable et impeccable, le fils quittera la tribune ou la chaise curule, et viendra, le front bas, comparaître devant le chef de famille qui le jugera seul, sans qu'aucune voix s'élève pour protester, et l'immolera, s'il le juge à propos, aux pieds des lares paternels. Mais si le père a donné trois fois son fils en vente, ce dernier est libre de la puissance paternelle ; trois ventes, réelles ou simulées, l'affranchissent. De chose qu'il était, il devient une personne, un chef de maison à son tour. Tel est le tempérament introduit par les Douze Tables.

La femme est maintenue dans la dépendance absolue du mari : elle est la fille de ce dernier, la sœur de ses propres enfants. Comme telle elle peut être vendue, et c'est même là un moyen commode de répudiation, moyen qu'on retrouve chez les peuples celtiques[16], et qui s'est perpétué en Angleterre jusqu'à nos jours. En cas d'adultère prouvé par le flagrant délit, le mari peut la tuer sur-le-champ. Mais, si cette preuve manque à l'accusation, le mari jugera sa femme en présence des parents de celle-ci. Même procédure pour la femme soupçonnée d'avoir bu du vin. L'adultère et l'intempérance sont mis sur la même ligne et confondus dans le même article[17]. La débauche, dit Denys d'Halicarnasse, nait de l'ivrognerie et l'insubordination de la débauche. Or l'insubordination, la révolte envers l'autorité du chef de famille est le plus grand crime qu'une femme romaine puisse commettre et comme un attentat contre la loi fondamentale de l'État. Selon Caton, les Romains ne donnaient de baisers à leurs parentes que pour découvrir si elles sentaient le vin. Une matrone, convaincue d'avoir ouvert le sac où les anciens Romains tenaient enfermées les clefs de la cave, fut condamnée par son mari à mourir de faim et ses parents sanctionnèrent la sentence[18]. Dans les deux cas, en effet, qu'il s'agit d'adultère ou d'intempérance, c'était le mari qui seul déterminait et appliquait la peine ; les parents n'avaient que voix consultative.

 

 

 



[1] Tite Live, liv. III, 31 ; Denys d'Halic., liv. X.

[2] Hist. du droit civil de Rome et du droit français, t. I, p. 48.

[3] Ortolan, Hist. de la législation romaine, p. 78.

[4] Laferrière, Hist. du droit civil de Rome, etc., t. I, p. 50.

[5] Aulu-Gelle, Nuits attiques, XX, 1 ; Gaius, Instit., comm. III, S 223. On n'a pas le texte complet et précis des Douze Tables ; on en possède seulement quelques fragments trouvés épars dans divers auteurs. C'est à Jacques Godefroy qu'on doit les recherches les plus complètes sur cette matière ; la découverte des Institutes de Gaius a permis de compléter son travail.

[6] Plutarque, Vie de Solon, 20.

[7] Pastoret, Hist. de la législ., t. II, p. 240, et t. VI, p. 171.

[8] Aulu-Gelle, XX, 1 ; Ortolan, p. 87 ; Laferrière, t. I, p. 135 ; Tertullien, Apologét., ch. IV ; Quintilien, Instit. orat., III, 6 ; Niebuhr, t. II, p. 379.

[9] La loi contre les débiteurs que nous venons de relater fut observée à Rome jusqu'à l'an 428, qu'un soulèvement populaire la fit abolir. (Voy. Tite Live, liv. II, 24, et liv. VIII, 28.) — On a révoqué en doute le droit accordé aux créanciers de couper en morceaux leur débiteur. M. Laferrière pense qu'il était seulement comminatoire et que la menace ne fut jamais peut-être réalisée. Mais les textes formels d'Aulu-Gelle, de Quintilien, de Tertullien contredisent absolument cette manière de voir.

[10] Suétone, Vie de Néron, 49 ; Pandectes, liv. XLVIII, tit. IV, art. 3.

[11] Pline, Hist. nat., liv. XVIII, 3 ; Ortolan, Hist. de la législ. rom., p. 97 ; Michelet, Hist. rom., t. I, p. 324.

[12] Pro Sexto Roscio, 26.

[13] Institutes, liv. XVIII, tit. XVIII. L'explication de ce symbolisme est due au commentateur Corvin, cité par de Ferrière, t. VI, p. 400 de sa traduction des Institutes.

[14] Épitomé du liv. LVIII de Tite Live ; coll. Lemaire, p. 483.

[15] Traité de la clémence, liv. I, 23. Pessimo loco pietas fuit, postquam sæpius culleos quam cruces vidimus.

[16] Voy. note 2, à la fin du volume.

[17] Voici le texte : Ut si qua mulier temetum (vinum) biberet, cumve alieno viro probri quid faceret : in eam maritus, causa cum ipsius mulieris propinquis cognita, pœnam statueret. Ast si eam in adulterio deprehenderet, tum eam occidendi jus potestatemque haberet. Voy. Ulpien et Pacius, Ad leg. XII Tabularum brvis commentatio, p. 38.

[18] Pline, Hist. natur., liv. XIV, 13. M. Laferrière (Hist. du droit civil de Rome, t. I, p. 86) pense que c'était seulement pour le cas d'adultère que le mari jugeait seul en présence des parents de la femme, mais que, pour les autres causes, telles que l'intempérance, la substitution de part, la tentative d'empoisonnement à l'égard des enfants, il jugeait avec sept d'entre ces parents. Nous nous sommes conformé au texte relaté dans la note qui précède.