§ 1. — INSTITUTIONS CRIMINELLES ET PÉNALITÉ. Caractères généraux des lois pénales de Moïse ; leur supériorité sur les autres législations criminelles de l'antiquité. — Idée de la justice confondue avec celle de la vengeance. — Le goël. — Villes d'asile. — Tribunaux. — Sotérims. — Mode des exécutions capitales ; quels étaient les exécuteurs. — Peines du retranchement et de l'excommunication. — Les supplices hébreux : lapidation, strangulation, plomb fondu et bûcher, décapitation. — Le tympanum. — Époques diverses dans l'histoire de la pénalité juive. — Supplices d'origine étrangère ; ceux des Macchabées. — Précipitation dans une tour pleine de cendres ; origine de ce supplice.Les lois pénales de Moïse sont dures, comme le peuple rude et grossier qu'elles étaient destinées à contenir ; mais on y sent circuler un souffle de charité précurseur de la loi nouvelle. Elles prodiguent la peine capitale, mais elles défendent les faibles, elles protègent l'esclave, elles entourent la femme de respect. Au point de vue de la saine distribution de la justice et du respect des droits de la personne humaine, elles l'emportent de beaucoup sur toutes les autres législations de l'antiquité. Sans se séparer absolument des idées primitives, communes alors à tous les peuples, elles cherchent du moins à les tempérer dans ce qu'elles ont de contraire à l'ordre social et à l'humanité. Aucune distinction n'est faite entre le riche et le pauvre. L'inégalité de la peine selon le rang du coupable, ce principe que les lois antiques avaient légué aux codes modernes et que la révolution française put seule en faire disparaître, ce principe monstrueux est étranger aux institutions mosaïques. Le coupable répond seul de son crime ; le père ne paye pas pour le fils, ni le fils pour le père. La torture n'est jamais mentionnée. Un seul témoin ne suffit pas pour faire preuve, sage disposition qui mit bien des siècles à s'implanter dans les codes des peuples modernes et que saint Louis a l'honneur d'avoir le premier introduite dans les lois françaises. Aucun coupable ne peut se racheter à prix d'argent, la loi mosaïque n'admettant point la composition, si commune Chez les nations barbares. Josèphe nous apprend[1] qu'il était au pouvoir de celui qui avait été blessé d'appliquer lui-même la peine du talion et qu'on ne pouvait, contre son gré, l'obliger à accepter une indemnité pécuniaire. L'idée de justice n'est point séparée de celle de vengeance. C'est l'offensé, quand il le peut, qui tire lui-même satisfaction de son offense. Vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, plaie pour plaie, meurtrissure pour meurtrissure[2], telles sont les prescriptions de la loi, et les rabbins enseignent qu'elles doivent être prises au pied de la lettre. Quand la victime a péri, c'est à l'un de ses plus proches parents qu'est remis le soin de la venger. Le goël, le vengeur du sang, accomplit une mission sacrée[3]. Moïse, sur ce point, ne se sépare pas des traditions communes à tous les peuples primitifs de l'Orient et qu'on retrouve également chez les Cations d'origine germanique. Mais il régularise l'usage et en tempère les abus par l'institution des asiles. Il désigne six villes où les meurtriers peuvent chercher un refuge et attendre, à l'abri des embûches du goël, la décision de la justice régulière. Ces six villes appartenaient à la tribu de Lévi, dans laquelle était concentré le pouvoir sacerdotal. Si le meurtre était jugé involontaire, l'égide tutélaire du grand prêtre et l'inviolabilité de la ville d'asile protégeaient les jours de son auteur. Mais l'assassin convaincu de préméditation était immédiatement livré aux parents de la victime. Nous retrouverons une institution semblable dans la Grèce primitive, mais non à un tel état de perfection et de fonctionnement régulier. Les tribunaux établis par Moïse siégeaient aux portes de la ville. Ils étaient composés des anciens de la tribu et le nombre des juges variait selon l'importance de la cause[4]. Les juges avaient à leurs pieds trois rangs de disciples qui faisaient une étude particulière de la jurisprudence et, devant eux, les sotérims, armés de fouets et de bâtons, toujours prêts à châtier sur-le-champ celui que le président leur désignait, à peu près comme les licteurs qui accompagnaient les magistrats romains. Les sotérims marchaient aussi par les villes pour y maintenir l'ordre et la police, frappant et arrêtant les perturbateurs, comme le font encore les tchaouchs en Turquie. Dans le cas de condamnation, les juges mettaient un jour entier entre les débats et la prononciation de la sentence ; pendant tout ce temps ils s'abstenaient de vin et se bornaient pour vivre au strict nécessaire. La sentence prononcée, le coupable était conduit au supplice précédé de deux juges et d'un héraut qui proclamait son nom, son crime, l'accusateur, le nom des témoins, et invitait à comparaître quiconque aurait quelque chose à alléguer en sa faveur. Le lieu du supplice était en dehors des portes de la ville, conformément à un usage oriental qui fut adopté par les Romains et suivi presque. partout au moyen âge. Là, on présentait au condamné un breuvage destiné à atténuer en lui le sentiment de la douleur. C'est ce breuvage, composé de vin et de myrrhe, qui fut offert à Jésus et qu'il détourna de ses lèvres. Alors le coupable était livré aux parents de l'homme dont il avait versé le sang, lesquels le mettaient à mort selon leur bon plaisir[5]. Dans certains cas, les accusateurs et les témoins étaient les premiers exécuteurs de la sentence. Il en était ainsi pour les crimes portant atteinte à la foi ou à l'ordre politique, l'idolâtrie, le blasphème, l'infraction aux préceptes de la loi religieuse. Celui qui s'était rendu coupable de l'un de ces crimes était ordinairement lapidé. Les témoins lui jetteront les premiers la pierre et ensuite tout le reste du peuple le lapidera[6]. Certains criminels étaient punis par les plus anciens de la cité. Quand un homme, cherchant un prétexte pour répudier sa femme, prétendait qu'elle n'était pas entrée vierge dans son lit et se trouvait confondu par une certaine preuve matérielle que nous nous dispenserons d'énoncer ici et que les père et mère de la femme accusée avaient seuls droit de fournir, cet homme était livré aux anciens de la ville qui lui infligeaient le supplice du fouet[7]. Mais, pour le plus grand nombre des crimes, c'était à des soldats qu'était dévolu le soin de l'exécution. Ce furent des soldats qui, sous Josué, coupèrent la tête des cinq rois de Chanaan et qui les attachèrent à un poteau[8]. Saint Jean-Baptiste fut décapité dans sa prison par un des gardes d'Hérode. Le Christ enfin fut mis à mort par des soldats. La peine dont il est le plus souvent question dans l'Écriture est celle qu'on y trouve exprimée par ces mots : Il sera retranché du milieu d'Israël ; il sera exterminé du milieu de son peuple. On la voit prononcée jusqu'à trente-six fois pour diverses infractions aux prescriptions de la loi. Il est assez difficile de décider en quoi elle consistait. Beaucoup de rabbins, et M. Salvador avec eux, ne voient
dans le retranchement qu'une
suspension de certains droits, qu'une sorte de mort civile et politique,
châtiment presque toujours temporaire et auquel l'usage aurait même bientôt
substitué une peine corporelle, celle du fouet. Les
hommes destinés seulement à être retranchés du peuple, ou au genre de mort
qui vient de la main de Dieu, encourent une peine de correction, après avoir
été préalablement avertis et avoir été convaincus par le témoignage. Une fois
cette peine correctionnelle subie, ils échappent au retranchement et à la
mort que Dieu envoie lui-même ; attendu qu'il est de fondement parmi nous que
nul ne peut être condamné à deux peines différentes pour la même cause. Ceux
qui méritent la mort réelle qu'infligent les tribunaux forment une autre
catégorie[9]. Cette explication d'une question assez obscure est peu claire elle-même. Pour la comprendre, il faut savoir que les rabbins les plus autorisés distinguent trois sortes de retranchements : celui du corps qui est proprement la peine capitale, celui de l'âme qui est la privation de la vie future et bienheureuse promise aux âmes des justes, peine exprimée dans l'Écriture par ces termes : Ces âmes seront retranchées du milieu de leur peuple ; enfin le retranchement de l'âme et du corps. Suivant les rabbins, c'est ce dernier que l'Écriture entend par ces mots : Cette âme sera retranchée ; son iniquité demeurera sur elle. Consulter des magiciens entraînait le retranchement du corps ; la violation du sabbat et divers autres attentats à la loi religieuse conduisaient à la perte de l'âme ; enfin l'idolâtrie, le blasphème, l'offre des enfants à Moloch étaient punis du grand retranchement, de celui qui portait à la fois sur le corps et sur l'âme. Ces distinctions rabbiniques paraissent peu solides à dom Calmet. Elles supposent en effet l'anéantissement futur de l'âme, la négation de son immortalité, théorie condamnée par la saine interprétation des textes sacrés et le sentiment d'illustres docteurs, et que le christianisme ne pouvait reconnaître dans une religion révélée dont il est l'héritier et le continuateur. Les commentateurs chrétiens pensent que le retranchement, l'extermination du milieu du peuple, ne sont autre chose que la peine de mort. Dom Calmet suppose toutefois que beaucoup de fautes contre lesquelles le retranchement est prononcé dans l'Écriture n'étaient point toujours punies du supplice capital. A côté de l'extermination qui frappait les grands crimes, il y avait une peine moindre applicable à certaines violations de la loi, celle de l'interdiction religieuse ou de l'excommunication. Elle fut la source de l'excommunication chez les chrétiens ; elle en différait toutefois en ce qu'elle n'était point prononcée par les ministres de la religion, mais par les magistrats civils, juges naturels de l'accusé. C'est sur le texte du Lévitique qui condamne à être exterminé du milieu de son peuple l'homme qui se détourne de Dieu pour aller consulter les magiciens et les devins, que se fonda la jurisprudence des cours de chrétienté qui condamnait au feu les sorciers et leurs adeptes, bien qu'il soit difficile de préciser le sens du mot oboth qu'emploie l'écrivain sacré. La plupart des traducteurs ont rendu ce mot par devin, quoiqu'il paraisse proprement signifier ventriloque. Fabricius réduit à quatre le nombre des supplices capitaux usités chez les Hébreux : la strangulation, le feu, la lapidation, la décapitation par l'épée[10]. Ce dernier était réputé le plus honteux de tous. Quelques rabbins prétendent que le supplice de la corde ou de la strangulation était le plus commun de tous ceux dont on faisait usage en Israël et que, lorsque la loi n'exprime pas le genre de mort du coupable, on doit l'entendre de ce supplice. Ils enseignent que le condamné était mis dans le fumier jusqu'aux genoux, et qu'ensuite on lui serrait le cou avec un linge qu'on tirait à deux jusqu'à ce qu'il expirât. Dom Calmet a contesté ce détail de l'enfouissement dans du fumier, détail qu'on ne trouve en effet ni dans l'Écriture ni dans l'historien juif Josèphe. Quelquefois, mais rarement, ce supplice était infligé[11] au moyen d'une corde attachée à un arbre et c'était alors, à proprement parler, le supplice de la potence. On lit dans le Deutéronome : Lorsqu'un homme aura commis un crime digne de mort et qu'ayant été condamné à mourir il aura été attaché à une potence. Son corps mort ne demeurera point à ce bois (in ligno), mais il sera enseveli le même jour, parce que celui qui est pendu au bois est maudit de Dieu. On a beaucoup argumenté sur ce texte. Les rabbins soutiennent qu'on n'attachait point le condamné à la potence pour l'y faire mourir, mais seulement après sa mort. C'est ainsi que le pannetier de Pharaon fut d'abord décapité, puis pendu à une potence. Mais dom Calmet pense qu'on pendait aussi quelquefois des hommes vivants[12]. Ce supplice, comme celui de la lapidation, était surtout infligé aux idolâtres et aux blasphémateurs. Il ne faut pas le confondre avec le supplice de la croix dont nous parlerons plus loin et dans lequel le patient n'était pas pendu mais attaché à l'instrument du supplice. La peine du feu avait deux formes : la première était horrible. Les témoins tiraient, chacun de leur côté, un linge serrant le cou du coupable, de façon à le forcer d'ouvrir la bouche afin qu'on y versât du plomb fondu. Mais, le plus souvent ce supplice n'était autre que celui du bûcher, si commun depuis chez les peuples chrétiens. C'est sans doute dans le sens d'un bûcher, d'un feu vif disposé autour de la victime, qu'il faut entendre cette prescription de Moïse : Celui qui, après avoir épousé la fille, épouse encore la mère, commet un crime énorme : il sera brillé vif avec l'une et l'autre[13]. Nous verrons plus tard quelle étrange application de ce texte fut faite par les juristes modernes, à l'homme coupable d'avoir à la fois pour maîtresses une mère et sa fille. Au dernier siècle cet acte de libertinage était encore puni du bûcher, par respect pour l'autorité du Lévitique. La décapitation par l'épée figure souvent dans les livres saints. Abimélec, fils de Gédéon, fait décapiter ses soixante-dix frères sur une seule pierre ; les habitants de Samarie font couper la tête aux soixante-dix fils d'Achab. L'exemple de saint Jean-Baptiste que nous citions tout à l'heure prouve que c'étaient ordinairement des soldats qu'on chargeait de ce genre d'exécution. On a beaucoup disputé sur la nature exacte du supplice que saint Paul, dans l'Épître aux Hébreux, désigne sous le nom de tympanum. Les uns ont voulu y voir le chevalet, instrument de supplice qui a lui-même fourni matière à de savantes dissertations ; d'autres ont donné au verbe, τυμπανίζειν dont se sert l'Apôtre le sens de trancher la tête, d'autres encore celui d'écorcher vif. D'après Érasme, Piscator, Bèze, Calmet et la plupart des interprètes de l'Écriture, le tympanum n'était autre chose que la bastonnade. C'est de cette peine qu'Antiochus fit mourir le saint homme Éléazar, et il paraît démontré que c'est au supplice de ce dernier que saint Paul fait allusion quand il parle du tympanum. Ce châtiment était sans doute d'importation étrangère. Les lois de Moïse ne l'ordonnent point ; elles prononcent seulement, dans un grand nombre de cas, la flagellation ou peine des verges, qu'il ne faut pas confondre avec la fustigation ; encore recommandent-elles aux juges de ne point faire appliquer au delà de quarante coups. Les docteurs juifs pensent que la flagellation n'était pas une peine ignominieuse, idée qui s'est conservée en Orient, et que nul coupable, le roi ou le grand prêtre, n'en était exempt. Mais les interprètes chrétiens de l'Écriture ne partagent point ces sentiments. Il nous resterait à parler ici du crucifiement. Mais ce supplice n'est pas particulier aux Hébreux ; il fut commun à toutes les législations de l'antiquité ; il joue dans l'histoire du monde un rôle important ; il est à jamais illustre par le sang divin qu'il a fait couler. A tous ces titres, il mérite une étude à part ; aussi lui consacrerons-nous tout à l'heure un paragraphe spécial. Les peines capitales que nous venons d'énumérer nous paraissent les seules qui, chez les Hébreux, fussent légitimées par l'usage et commandées, soit par la loi, soit par les sentences ordinaires des juges. Mais, en dehors de ces punitions habituelles et normales, il est plusieurs supplices mentionnés dans l'Écriture et qui n'ont point le caractère légal que nous assignons aux premiers. Certains condamnés furent précipités du haut d'un rocher, d'autres dans une tour pleine de cendres. Quelques-uns furent écrasés sous les pieds des éléphants, sous des rouleaux, des traîneaux ou des chariots armés de pointes de fer ; il en est enfin qui furent sciés en deux ou qui eurent les côtés et les entrailles brûlés par des torches ardentes. Ces supplices atroces, d'un raffinement tout oriental, ne sont point ordonnés par la loi de Moïse. Il est vraisemblable qu'ils ne sont pas d'origine juive, mais qu'ils furent introduits chez les Hébreux par les peuples qui les asservirent. Il y a plusieurs époques en effet dans l'histoire de la pénalité d'Israël et un travail plus approfondi que ne l'est l'esquisse préliminaire que nous dessinons en ce moment, devrait sans doute distinguer la pénalité des temps héroïques de celle de l'âge postérieur, celle qui précéda la captivité de Babylone de celle qui suivit cette captivité, et retrouver les éléments indigènes dans les lois et les usages mélangés, résultats de la conquête. Il est clair, par exemple, pour quiconque lit avec attention le récit de la mort des Macchabées, que les supplices infligés à ces sublimes martyrs de l'autonomie de la patrie et du culte, ne sont point hébreux, mais syriens. On chercherait vainement dans les lois de Moïse ces instruments de torture, ces engins de destruction savamment compliqués dont Josèphe nous a laissé la description, ces roues garnies de pointes de fer, ces catapultes, ces ongles pour arracher la peau, ces cercles destinés à briser les articulations. Il en faut dire autant de la précipitation dans une tour pleine de cendres. Bien que mentionné dans l'Écriture, ce supplice n'est pas d'origine juive, mais persane. C'est à Darius II, surnommé Ochus (424 av. J. C.), que revient le mérite, ou, pour parler mieux, l'ignominie de l'invention. Il était parvenu au trône par le moyen d'une conspiration qui l'avait débarrassé des sept mages auxquels il succéda, et il s'était engagé, par les serments les plus terribles, à ne jamais venger le meurtre de ses prédécesseurs. Inquiet bientôt pour sa propre vie, il chercha le moyen de se défaire de ceux auxquels il devait la couronne sans toutefois manquer à son serment. Le problème était assez difficile, car il avait promis de n'attenter à la vie de ses complices ni bar le poison, ni par le fer, ni par le feu, ni par la faim, ni par aucune sorte de violence. Voici comment il le résolut. Il fit remplir de cendres une tour élevée et profonde ; une poutre en traversait le sommet. Après un repas copieux, ceux qu'il voulait faire périr furent placés sur cette poutre et bientôt, accablés de sommeil, ils roulèrent d'eux mêmes dans la cendre. On voit, dans le livre des Macchabées, un supplice semblable infligé par Antiochus Eupator au sacrilège Ménélaüs qui fut précipité dans une tour pleine de tendres et haute de cinquante coudées. Ainsi la législation des Hébreux n'est point responsable de ces horreurs, inventions barbares de despotes qui disposaient en maîtres absolus de la vie de leurs sujets et dont aucun pacte social ne refrénait les instincts sanguinaires. § 2. — LE SUPPLICE DE LA CROIX. La croix, supplice commun à presque tous les peuples de l'antiquité. — Pourquoi le Christ fit choix de ce supplice. — Les Juifs crucifiaient-ils des hommes vivants ? — Exemples tirés de l'histoire juive. — Quelles étaient les différentes formes de la croix ? — Opinions diverses sur la croix de Jésus-Christ, sur les bois dont elle était faite, sur sa forme, son marchepied, les clous employés pour y attacher le corps du Sauveur. — Différentes manières de crucifier. — Flagellation préliminaire.L'usage de crucifier des hommes vivants remonte à la plus haute antiquité : il fut, nous l'avons dit, commun à presque tous les peuples anciens. Juste-Lipse qui a écrit un traité en trois livres sur la croix, montre, par des exemples empruntés au livre d'Esther, à Thucydide, à Hérodote, à Ammien, à Plutarque, que ce supplice était usité également en Syrie, en Égypte, chez les Carthaginois, chez les Perses, chez les Grecs[14]. Cyrus, au dire de Diodore, fut crucifié par Tomyris, reine des Massagètes. Les Romains avaient emprunté ce supplice des Phéniciens et en faisaient le châtiment ordinaire des plus vils esclaves, servile supplicium. Il était si commun chez eux que les afflictions, les mauvaises affaires s'appelaient Croix, et qu'on se servait du verbe cruciare pour toutes sortes de peines de corps et d'esprit. C'était par la croix aussi qu'ils punissaient les ennemis et les rebelles, coutume qu'ils avaient empruntée des Grecs. Alexandre fit mettre en croix deux mille Tyriens dont il venait de prendre la ville. Le doux Titus, à son exemple, voulant frapper les Juifs d'épouvante pendant le siège de Jérusalem, faisait poursuivre ceux qu'en expulsait la famine, et il en crucifiait chaque jour cinq cents et plus en face de la ville assiégée ; en sorte qu'en peu de temps le bois manqua pour faire les croix et la terre pour les planter : et ob multitudinem terra crucibus et cruces corporibus deerant[15]. Les Romains crucifiaient même des femmes ; ils crucifiaient jusqu'à des animaux. Les lions assiégeant quelquefois les villes d'Afrique, Polybe et Scipion en virent qu'on avait mis en croix pour effrayer les autres par la crainte d'un supplice semblable[16]. C'est parce qu'il était celui des plus vils criminels que le Sauveur des hommes fit choix de ce supplice. Il semble qu'un exemple aussi illustre ne puisse permettre aucun doute sur l'usage du crucifiement chez les Hébreux. Il s'en faut de beaucoup pourtant qu'il en soit ainsi. Intéressés à contester la part que leurs pères ont prise à la mort du Fils de l'homme, plus intéressés encore à nier les prophéties qui l'ont prédite, les Juifs soutiennent non-seulement que leurs ancêtres sont innocents de ce grand forfait, accompli par les seuls Romains, mais encore que le supplice de la croix était inconnu parmi eux, que leur langue n'a pas même de terme pour signifier une croix ou pour exprimer l'idée de crucifier un homme vivant, qu'à la vérité on pendait quelquefois les criminels, mais seulement après leur mort et jamais avant. Dom Calmet, dans l'une des savantes dissertations qui
précèdent son commentaire du Deutéronome, a réfuté tous ces arguments. Il a
fait voir par des exemples tirés de l'histoire juive que la croix n'était
point, comme le veulent les rabbins, un supplice inusité chez les Hébreux. Les adorateurs de Phégor furent mis en croix tout en vie,
aussi bien que le roi de Haï, les descendants de Saül livrés aux Gabaonites
et les enfants dont parle Jérémie qui furent attachés sur un poteau par les
Chaldéens. Josèphe rapporte qu'Alexandre, roi des Juifs, ayant fait crucifier
huit cents des principaux de ses sujets rebelles, il ordonna qu'on mit à mort
au pied de leur croix et à leurs yeux, les femmes et les enfants de ces
malheureux[17]. Il y avait des croix de formes diverses. La forme la plus ancienne, selon Juste-Lipse, serait celle d'un pieu fiché en terre. L'extrême simplicité de cet instrument de supplice explique sa haute antiquité. Le patient y était attaché par les pieds croisés l'un sur ratite et par les mains qui se rejoignaient au-dessus de sa tête. Chez les Hébreux, le poteau était enterré avec lui le soir même de l'exécution, car la loi prescrivait d'inhumer les suppliciés avant le coucher du soleil[18]. C'est ainsi que Jésus-Christ fut détaché de la croix avant la nuit. Quelquefois on attachait le crucifié à un' arbre. Tertullien nous apprend qu'à Carthage Tibère fit crucifier de la sorte les prêtres de Saturne[19]. Le supplice avait lieu par affixion quand le condamné était attaché au pieu, par infixion quand le pieu lui traversait le corps : c'était alors ce que nous appelons le pal. Sénèque et Platon en ont fait mention. Les Grecs et les Romains firent quelquefois usage de ce supplice. Tout le monde connaît la croix à laquelle saint André a donné son nom et qui se compose de deux poteaux croisés en forme de X. Mais la forme la plus ordinaire de cet instrument de supplice était celle d'un poteau coupé par une traverse. Lucien maudit la lettre T qui a fourni aux tyrans l'idée d'inventer la croix pour torturer les hommes[20]. Tous les anciens Pères sont d'accord que la croix à laquelle lut attaché Jésus-Christ, avait la forme de cette lettre. Mais, ce premier point admis, les écrivains sacrés diffèrent sur beaucoup de détails relatifs à cette croix. Les uns veulent qu'elle ait été faite de quatre bois différents : cyprès, cèdre, pin et buis. Saint Bernard conjecture qu'il y entrait du cèdre, du cyprès, de l'olivier et du palmier[21] ; Proba-Falconia, dans ses centons, prétend qu'elle était de chêne. Saint Grégoire de Tours pense qu'il y avait au-dessous du crucifié une petite pièce de bois en saillie sur laquelle ses pieds reposaient[22]. Mais d'autres, et en particulier Scaliger, soutiennent que l'on ne voit aucun vestige de ce marchepied dans les descriptions de la croix que les plus anciens auteurs grecs et latins nous ont laissées. Le patient, suivant ces auteurs, était à cheval sur une grosse cheville fichée au milieu de la hauteur de la croix, espèce de chevalet qui soutenait le poids du corps. Ce sentiment est celui de saint Justin, de saint Irénée, de Tertullien et parait partagé par dom Calmet : il est, comme on le voit, en contradiction avec les idées généralement adoptées par les peintres touchant la croix sur laquelle périt le Sauveur. On n'est pas mieux fixé sur le nombre des clous employés pour attacher à la croix le corps du patient. On est d'accord qu'il était d'usage d'en enfoncer un dans chaque main, mais il parait que pour les pieds on employait quelquefois deux clous et alors les pieds étaient juxtaposés, quelquefois un seul, et alors ils étaient superposés. Les Pères représentent Jésus-Christ tantôt crucifié avec quatre clous, tantôt avec trois, et cette divergence explique celle qu'on peut remarquer en ce point dans les innombrables peintures qui représentent la mort du Christ. Au lieu de fixer le condamné à la croix avec des clous, il arrivait souvent qu'on l'y liait avec des cordes : il était alors condamné à mourir de faim. Saint André qui fut martyrisé de cette manière resta trois jours en vie, attaché à sa croix. Ce supplice barbare fut commun à tous les peuples de l'antiquité, les Hébreux exceptés. Quelquefois le patient était crucifié la tête en bas ; d'autres fois il était attaché à une croix très-basse placée dans un lieu désert, de façon à ce qu'il devînt la proie des bêtes féroces. Souvent aussi, particulièrement chez les Carthaginois, les Égyptiens et les Perses, le condamné était torturé avant d'être mis en croix et parfois même on ne crucifiait que son cadavre[23]. La croix était alors, comme le fut la roue chez les modernes, moins le supplice même, qu'un complément du supplice, un moyen d'exposer le patient aux regards avides de la foule. Chez les Hébreux et les Romains, il était d'usage de fouetter le condamné avant de le crucifier et l'on sait que cet outrage fut infligé au Fils de l'homme. C'était presque toujours lorsque la croix était déjà dressée qu'on y attachait le patient. Saint Grégoire de Nazianze pense qu'on en usa ainsi envers Jésus[24]. Mais l'exemple du martyr Pionius qui s'étendit lui-même sur l'instrument de supplice et livra ses membres aux soldats qui devaient l'y clouer, prouve que souvent aussi on usait du procédé contraire. Bornons ici ces détails. Des Pères de l'Église, des théologiens, d'illustres érudits ne les ont pas jugés indignes de leurs études. Il faudrait un volume rien que pour résumer tout ce qu'ils ont écrit sur la croix. Mais notre but est beaucoup moins de décrire les peines que de chercher leur origine, leur sens caché, leurs applications successives à des crimes divers, et surtout la transformation de l'esprit qui les a inspirées, des mœurs et des croyances dont elles furent à la fois le produit et l'expression. |
[1] Antiquités, lib. IV, c. VIII.
[2] Exode, ch. XIV, v. 23, 24, 25.
[3] Suivant Salvador (Instit. de Moïse, t. I, p. 369), le goël n'avait pas pour fonction de tuer lui-même le meurtrier, mais seulement de veiller à ce qu'il fût judiciairement poursuivi. Le texte de l'Écriture semble protester contre cette interprétation. Voy. Nombres, ch. XXXV, v. 19, 30, 31 et la note 1 à la fin du volume.
[4] Les Hébreux avaient trois sortes de tribunaux. Le tribunal ordinaire, composé de trois membres, connaissait des contestations particulières, du vol et de certains autres délits. Le conseil des anciens des villes jugeait les causes capitales et celles qui entraînaient la séparation majeure ou mineure, espèce de mort civile. Il était composé de vingt-trois juges, et ses membres, dans les affaires graves, pouvaient s'adjoindre jusqu'à quarante-huit autres notables de la tribu. Enfin le grand conseil de la nation, corps à la fois législatif et judiciaire qui siégeait à Jérusalem, éclairait de ses lumières les tribunaux qui lé consultaient. Dans plusieurs cas, les parties avaient droit de recourir directement à cette lute cour de justice. Voy., sur l'organisation judiciaire des Hébreux, dom Calmet, Pastoret, Salvador et le curieux écrit de M. Dupin : Jésus devant Caïphe et Pilate.
[5] Deutéronome, ch. XIX, v. 12, et Nombres, ch. XXV, v. 19.
[6] Deutéronome, ch. XVII, v. 7, et XIII, v. 10.
[7] Deutéronome, ch. XXII, v. 18.
[8] Josué, ch. X, v. 26.
[9] M. Salvador, Instit. de Moïse, t. I, p. 323, d'après la Mischna.
[10] Fabricius, Bibliotheca bibliographica, p. 500 ; dom Calmet, Dissertations, in-8°, p. 452.
[11] Deutéronome, ch. XII, v. 22 et 23.
[12] Dictionnaire de la Bible, supplément, in-fol., t. IV, p. 357.
[13] Lévitique, ch. XX, v. 14.
[14]
Juste-Lipse, De cruce, lib. I, c. XI, p. 24, in-4°, Plantin, 1594.
[15] Josèphe, Guerre des Juifs contre les Romains, liv. V, ch. XXVIII.
[16] Pline le Naturaliste, liv. VIII, § 18.
[17] Josèphe, Antiquités, lib. XIII, c. XXII.
[18] Deutéronome, ch. XXI, v. 23.
[19] Tertullien, in Apolog., c.
VIII.
[20] Lucian., in Judicio vocal.
[21] In cant., VII, v. 8.
[22] Gregor. Turon., De gloria martyrum, lib. I, c. VI.
[23] Juste-Lipse, De cruce, lib. III, c. XII.
[24] De Christo patiente.