SOMMAIRE. — On sait quel fut l'état des choses en Occident après la chute de l'empire romain. L'empire d'Orient, séparé par la langue, par les institutions et par le schisme, n'eut plus guère de communications avec les Latins. Le grec cessa d'être étudié et compris ; et par là se ferma la connaissance d'une importante partie de l'antiquité, la partie même qui était indispensable à la reprise du mouvement ascensionnel de la civilisation. D'autre part, la tradition latine se réduisit elle-même beaucoup ; les livres ou se perdirent ou devinrent rares ; et bientôt on ne resta plus en rapport avec l'ancienne Rome intellectuelle que par des canaux étroits et obstrués qui ne laissaient arriver qu'un mince filet d'instruction et de savoir. C'est dans cette situation que les nations barbaro-latines, auxquelles la Germanie fut bientôt jointe par la conquête de Charlemagne, entreprirent, pressées par leurs souvenirs et par les nécessités religieuses et sociales, de refaire leur éducation que la barbarie envahissante avait tant compromise. Pour cela elles trouvèrent en langue latine un certain nombre de traductions et d'extraits de livres grecs que des hommes studieux avaient préparés alors qu'on savait encore le grec ; elles en firent leur rudiment pendant cinq siècles, n'ajoutant guère, mais ne perdant rien et s'exerçant courageusement à apprendre. Cette persévérance fut récompensée. En effet, pendant ce temps-là les Arabes s'éprenaient des sciences grecques, traduisaient en leur langue des traductions syriaques et jetaient un vif éclat dans le monde. L'Occident traduisit à son tour ces traductions qui lui furent apportées, et, préparé comme il l'était déjà il entra de plain pied dans l'étude de la science grecque arabisée. Ce fut une demi-renaissance telle qu'elle pouvait être au onzième siècle, mais demi-renaissance effective, qui porta l'Occident à un plus haut degré de savoir et de culture, et le prépara à de nouveaux développements. C'est là ce qui distingue essentiellement la civilisation occidentale de la civilisation arabe ; pour celle-là tout progrès fut un instrument de progrès futur ; pour celle-ci le progrès ne put se transmettre ; elle brilla un moment et s'éteignit. Les pages qu'on va lire montrent comment les choses se passèrent pour la médecine ; on peut dire qu'elles se passèrent de même pour les mathématiques et pour l'astronomie, ensemble scientifique qui formait la solide assise donnée par les Grecs au sa- voir humain et dont il était essentiel que la tradition ne se rompit pu. Quant aux sciences ultérieures, inconnues aux Grecs ou simplement ébauchées par eux, physique, chimie, biologie, sociologie, elles devaient éclore au fur et à mesure, alors que l'Occident se serait remis au courant de tout le savoir grec. I. — Recherches sur la médecine au début du moyen âge — du sixième au onzième siècle[1]. Ceux qui se sont occupés de l'histoire des sciences ont nécessairement remarqué que, de l'époque où l'empire romain s'écroula jusqu'au onzième siècle, la médecine parait n'avoir été l'objet d'aucune culture dans l'Occident. La lacune est manifeste. Nul livre médical qui porte la date d'un de ces siècles et qui soit d'origine latine n'est entre nos mains. La série des médecins latins, d'ailleurs peu nombreuse, est close dans le quatrième ou le cinquième siècle par quelques compilateurs très-médiocres, tels que Octavius Horatianus, Sextus Placitus, Marcellus Empiricus. Puis vient cette longue suite d'années sans un nom qui soit transmis, sans une école qui enseigne, sans un livre qui témoigne de l'entretien de la science. Cette mort apparente, cette interruption de toute tradition, cette solution de continuité dans l'enchaînement des choses, sont, au onzième siècle, subitement remplacées par une importation qui change tout. La médecine arabe fait irruption au milieu des Latins ; et, comme si les esprits n'avaient pas langui dans la torpeur, comme si une préparation antécédente avait existé, comme si quelque goût et quelque intérêt étaient demeurés pour ce genre d'études, Honain, Alchindi, Rhazès et bien d'autres prennent possession de l'enseignement parmi les Occidentaux. On lés traduit, on les commente ; des écoles célèbres s'établissent, Salerne et Montpellier ; les Roger, les Gilles de Corbeil écrivent ; et la médecine du milieu du moyen âge, dès lors fondée, poursuit son développement jusqu'à la renaissance, où de nouvelles conditions l'attendent. Mais reste toujours cette période obscure sous les Mérovingiens et les Carlovingiens, ce grand vide qui rend inexplicable la subite fortune des livres arabes chez les Latins ; car, si tout avait été éteint, si aucun foyer n'avait persisté, comment cette science étrangère aurait-elle aussitôt prospéré ? Évidemment, les gens qui l'accueillirent si bien étaient tout préparés par leurs études à en recevoir l'influence. C'est en effet ce que démontre M. Daremberg, grâce à d'heureuses trouvailles faites dans les bibliothèques d'Europe qu'il a tant parcourues, et à une érudition pénétrante qui sait rapprocher, comparer et reconstruire. Rechercher la filiation des faits aussi bien dans l'ordre
scientifique que dans l'ordre politique n'est point d'une curiosité oiseuse.
La médecine, née de l'instinct qui s'efforce de se soustraire à la douleur et
à la mort, est de toute antiquité chez les hommes ; elle était présente à la
guerre de Troie, et déjà assez manifeste pour que le grand poète de l'âge héroïque
ait égalé au service de plusieurs hommes le service du médecin, qui sait retirer les dards et appliquer les médicaments
salutaires. D'abord elle fut nécessairement empirique ; on
ignorait également et ce qu'était une maladie et ce qu'était un remède ;
quelle voie la nature — nature signifie ici l'ensemble des conditions
d'existence — prenait pour pervertir un organe et une fonction et créer le
mal et la douleur, et quelle voie, quand le mieux s'établissait, elle prenait
pour retourner au point de départ, à l'intégrité de l'organe, à la
restauration complète. Qu'on pût l'aider, cela était évident, ne fût-ce qu'en
retirant la flèche enfoncée dans les chairs, en tenant bout à bout les os
fracturés d'un membre, ou en frottant de neige ou d'eau à la glace une partie
menacée de congélation que la chaleur du feu, trop promptement recherchée,
aurait fait tomber en gangrène. Mais qu'étaient ces germes et que pouvaient
ces notions dans les cas plus complexes et quand le corps, en proie au
mouvement rapide de la fièvre, brûlant d'une chaleur malfaisante, tourmenté
d'une agitation pénible, gêné dans sa respiration, palpitant comme si une
émotion soudaine faisait battre le cœur, se fondant en des flots de sueur,
versant à bouillons le sang, se gonflant par l'afflux de liquides, témoignait
de la gravité des lésions reculées loin des yeux ? Il vint un moment où,
appuyé sur l'empirisme primordial, l'esprit humain voulut aller derrière les
phénomènes : il s'enquit des procédés par lesquels la santé se troublait ou
se rétablissait. Car, dans le corps vivant, tout est procédé pour le mal
comme pour le bien ; tout a ses voies et moyens. Les déterminer et les
suivre, c'est l'affaire de la science ; mais la complexité en est infinie, ce
qui rend, pour me servir des paroles d'Hippocrate, l'occasion si fugitive, le
jugement si difficile et l'expérience si fallacieuse. Le grave enseignement
que donnent la maladie et la mort, cette saveur amère que le médecin grec
avait éprouvée près du chevet des lits et parmi les souffrances d'autrui, et
dont il a consigné le poignant souvenir dans un de ses livres, lui avaient fait
profondément sentir et dignement exprimer une vérité qui n'était pour lui
qu'une intuition, mais que les recherches successives ont mises dans toute sa
clarté. Ces ruisseaux qui circulent dans le corps, ces filets qui
transmettent incessamment la sensation et la volonté, ces organes qui,
consacrés à un office, concourent cependant à l'entretien de l'ensemble,
cette pompe aspirante et foulante qui n'interrompt jamais son service, cette
introduction perpétuelle de l'air ambiant, ce jeu de composition et de
décomposition qui constitue la nutrition, ces mailles qui s'entrecroisent,
cette trame à laquelle on ne peut toucher en un seul point sans que les
autres points frémissent, expliquent suffisamment pourquoi l'expérience est
fallacieuse, le jugement difficile et l'occasion fugitive. On ne fut pas longtemps occupé à étudier comment se comportaient le mal et le remède sans s'apercevoir que tout cela dépendait de notions spéculatives qui étaient par derrière les phénomènes de la maladie. La maladie en effet n'est qu'un trouble de l'organisme supposé sain, une perversion des propriétés vivantes et des fonctions qui en dérivent. Elle est donc quelque chose de plus compliqué encore que l'état déjà si compliqué qui fait la santé ; de sorte que les hommes, en commençant par la médecine, commencèrent réellement par le cas le plus difficile dans l'étude des corps vivants. Pourtant il n'en pouvait être autrement ; car, au début des efforts intellectuels, ce qui les suscitait c'était non l'attrait encore si faible de la vérité abstraite, mais l'impulsion impérieuse des besoins. Le cours du temps a rectifié cette position désavantageuse ; on a cessé d'aller de l'étude de la maladie à l'étude de la santé ; on est allé de l'étude de la santé à l'étude de la maladie. Par la pathologie, la médecine est devenue une branche de la science des corps organisés, et elle est demeurée un art par l'application qu'elle fait des connaissances théoriques. Mais la grande science qu'elle contenait en germe, celle qui considère les lois générales de la vie dans l'ensemble des êtres, depuis le végétal le plus simple jusqu'à l'homme, s'est développée et se développe toujours, non sans produire sur la raison collective les effets proportionnés à son extrême importance, non sans modifier les vues de l'esprit sur le monde et sur l'enchaînement des choses, non sans contribuer pour sa part à ces lentes, mais profondes mutations qui déterminent les phases de la civilisation. C'est ainsi que la médecine et sa fille la biologie se rattachent étroitement à l'histoire générale considérée dans ce qu'elle a de plus efficace, de plus essentiel, de plus intéressant. Frappés de l'absence de tout renseignement au sujet de la culture de la médecine dans l'époque qui nous occupe ici, les Bénédictins, si érudits et si habitais à travailler d'après les manuscrits, disent dans leur discours sur l'état des lettres au huitième siècle (Histoire littéraire de la France, t. IV, page 26) : A l'égard de la médecine, on apporte ordinairement pour raison de ce qu'elle fut alors négligée, que Charlemagne n'aimait ni n'estimait les médecins, qui cependant avaient été en si grand honneur sous les empereurs romains, ses prédécesseurs. Ce ne fut que sur la fin de ses jours que, sentant peut-être alors les infirmités de la vieillesse et comprenant que des hommes qui aiment la vie et la santé ne peuvent guère se passer de la médecine, il ordonna qu'on la ferait étudier de bonne heure aux jeunes gens. La même raison ne permit pas apparemment qu'on la négligeât absolument avant ce temps-là Il y a des preuves que nos Français lisaient Pline l'Ancien, et ils pouvaient avoir aussi à leur usage les autres auteurs latins qui avaient écrit sur cette matière, particulièrement Eutrope, Ausone, Marcel, tous écrivains gaulois dont les écrits pouvaient subsister encore alors. C'eût été une pauvre lecture pour la médecine que celle de Pline l'Ancien. Cet auteur, dont je ne veux en aucune façon amoindrir les mérites et dont le livre est une mine inépuisable de documents pour l'érudit, n'est pourtant ni un naturaliste, ni un astronome, ni un agriculteur, ni un géographe, ni un artiste, ni un médecin, bien qu'il ait embrassé dans son œuvre si vaste une multitude de notions sur l'histoire naturelle, sur l'astronomie, sur l'agriculture, sur les arts, sur la médecine ; on peut y prendre des renseignements, non un enseignement. Le fait est que nos Français — pour me servir de l'expression des Bénédictins, bien qu'il n'y eût pas encore de Français : ils ne commencent qu'un peu plus tard, alors que les langues romanes se distinguent positivement du latin —, nos Français et aussi les autres Latins avaient de meilleures sources d'instruction médicale que la très-insuffisante compilation de Pline l'Ancien. Ces sources, M. Daremberg les a découvertes le premier. Non-seulement, guidé par des connaissances précises sur l'histoire de la médecine, il a, dans les bibliothèques, reconnu nombre de manuscrits médicaux appartenant aux huitième, neuvième, dixième et onzième siècles, c'est-à-dire antérieurs à l'invasion de la science arabe ; mais encore, sachant faire un ensemble de ce qu'il rencontrait ainsi épars, il s'est convaincu que ces ouvrages, dont aucun n'avait encore été reproduit par l'impression, représentaient la tradition et l'enseignement de la médecine dans ces temps que jusque-là on avait regardés comme absolument dépourvus. Quand je dis qu'aucun n'avait été reproduit par l'impression, je me trompe : deux ont été déjà imprimés, mais sans que l'on soupçonnât qu'ils appartinssent au cycle dont il s'agit. L'un d'eux est Esculapius, abréviateur, qui mérite plus d'attention qu'on ne lui en a accordé ; l'autre est un auteur qui jouit d'un juste renom, que l'on lit avec intérêt pour la description des maladies et de leur traitement, et que l'on consulte avec fruit sur les opinions et les procédés des plus anciens médecins : je veux parler de Cœlius Aurelianus. A la vérité, ce n'est qu'un traducteur, mais il nous a conservé par sa traduction une portion de l'œuvre d'un des plus savants médecins de la Grèce, Soranus. Ce qui ajoute au prix qu'il a pour nous, c'est que Soranus ne manque pas, ayant un goût véritable pour l'histoire de l'art, de résumer sur chaque sujet les recherches de ses principaux prédécesseurs. La latinité de cette traduction de Cœlius Aurelianus est barbare, ce qu'on attribuait à sa qualité d'Africain ; car le manuscrit unique sur lequel a été donnée l'édition le nomme Siccensis, qu'on a traduit de Sicca, en Numidie. Mais je ne doute pas — cela du moins résulte des recherches de M. Daremberg — qu'il n'y ait une faute de copiste ; Caelius Aurelianus n'est point Africain, il n'appartient point au deuxième siècle de l'ère chrétienne ; il est beaucoup plus moderne et il faut le faire descendre probablement jusqu'aux environs du sixième siècle. Sa latinité a le caractère non de l'Afrique, où l'on pouvait écrire correctement, témoin Tertullien, mais de l'époque de décadence qui est le prélude du moyen âge. Il rentre tout à fait, pour la forme et pour le style, dans ces nombreux documents que M. Daremberg a signalés comme antérieurs à la médecine arabe ; et il est lui-même un des témoins, et un des meilleurs, de la culture médicale qui fut propre à l'intervalle entre la chute de l'empire et l'introduction de la science orientale. Pour le fond il n'y rentre pas moins. Il appartient en effet à la secte des médecins méthodiques, puisqu'il est le traducteur de Soranus, un des plus éminents de cette secte ; or, et ce n'est pas un des moins curieux résultats des investigations de M. Daremberg, d'avoir montré que bon nombre de ces livres anté-arabiques émanent de l'école méthodique. L'école méthodique a joué un assez grand rôle, plus grand même qu'il ne lui a été attribué par les historiens de la médecine. En effet l'opinion a prévalu que Galien, rejetant de bonne heure dans l'ombre ceux qui l'avaient précédé, régna seul, et que la médecine ne connut plus d'autre doctrine que la sienne. Il n'en fut pas ainsi, et l'ascendant définitif et absolu de Galien ne commence qu'aux Arabes. Déjà on peut voir par Oribase que, environ un siècle et demi après le médecin de Pergame, une autorité exclusive n'était pas attachée à son nom. Cela se connaît encore mieux par le succès de l'école méthodique dans les premiers temps qui suivirent l'entrée des barbares ; pour qu'on se soit adressé aux méthodiques, il faut bien que leur crédit n'eût pas été absorbé dans l'immense crédit qui fut plus tard le partage de Galien. Et, de fait, s'y être attaché ne peut pas être compté comme un tort de cette époque. Une bonne description des maladies, une discussion judicieuse des traitements, voilà leur mérite, et ce mérite fut senti par ceux qui alors les prirent pour guides. Ce n'est pas que l'école méthodique n'ait eu son système. De très bonne heure l'antiquité se demanda : Qu'est-ce que la maladie ? A cette question, les méthodiques répondaient que, la santé consistant dans la laxité et le resserrement des parties, la maladie survenait quand ces qualités étaient troublées. Galien, au contraire, coordonnant les idées émises par les hippocratiques, attribuait la santé au tempérament des quatre humeurs radicales, le sang, la bile, l'atrabile et le phlegme, et la maladie au dérangement de ce juste mélange. Ces deux hypothèses n'étaient pas les seules, et elles furent suivies de bien d'autres quand la physique et la chimie vinrent fournir de nouveaux éléments aux conceptions médicales. Je n'ai nullement l'intention de m'engager dans cette histoire ; seulement je remarquerai que les suppositions antiques sur la laxité et le resserrement et sur le mélange des humeurs sont des suppositions physiques et chimiques comme celles qui plus tard essayèrent d'expliquer les maladies par l'électricité ou par l'oxygène et l'hydrogène ; qu'elles n'en diffèrent que parce qu'elles appartiennent à une physique et à une chimie rudimentaires ; que les unes et les autres laissent en dehors la vie elle-même, et, à ce titre, ne sont que préparatoires, quand bien même les opinions modernes s'appuieraient sur la physique la plus savante, sur la chimie la plus subtile. Je remarquerai enfin que, sortant de ces limbes galéniques ou méthodiques, physiques ou chimiques, et arrivant sur son vrai domaine, la médecine n'a plus de système et ne peut plus en avoir, si l'on entend par système une hypothèse plus ou moins ingénieuse sur la constitution des corps vivants. Les derniers travaux et les discussions décisives qu'ils suscitèrent ont dissipé ces fantômes. Maintenant il est établi que la maladie n'est pas le trouble de la propriété de resserrement et de relâchement suivant les méthodiques, de la crase des humeurs suivant Galien, de l'irritabilité suivant Brown, de l'irritation suivant Broussais, du fluide nerveux suivant tel autre, conceptions qui ne représentent plus rien à l'esprit contemporain et qui ne peuvent désormais que figurer dans l'histoire des acheminements de la science ; mais elle est le trouble apporté à l'action naturelle des parties vivantes considérées en leur organisation et en leurs propriétés. Dans la maladie, rien de nouveau que la cause qui la produit ; cette cause, quelle qu'elle soit, met en jeu les mêmes ressorts que la santé ; mais, comme elle est autre que les causes qui entretiennent la régularité des fonctions, elle provoque nécessairement une action irrégulière qui est la maladie, mais qui, à son tour, est limitée dans sa marche par le rapport entre la nature de la cause morbifique, les propriétés des parties Ti-vantes et, si la médecine intervient, les vertus des remèdes. La médecine repose donc essentiellement sur la connaissance exacte de l'état de santé ; elle s'y subordonne. Maintenant faisons-nous, avec l'aide de M. Daremberg, une idée de cette médecine latine des siècles anté-arabiques. Hippocrate y figure. Les documents que nous possédons ne donnent pas la preuve que la collection hippocratique ait été traduite tout entière en latin, bien que cela soit probable. Du moins plusieurs traités nous restent dont la latinité témoigne suffisamment qu'ils ont été traduits à une époque où la langue latine entrait dans la barbarie. On sait que ce qu'on nomme œuvres d'Hippocrate est une réunion d'ouvrages qui émanent de mains différentes, mais qui appartiennent à une haute antiquité, le quatrième -et le cinquième siècle avant l'ère chrétienne ; on sait que rien de plus ancien ne nous est parvenu en fait de livres médicaux ; on sait enfin qu'ils ont été lus, commentés, enseignés par les médecins les plus éminents depuis ceux d'Alexandrie ; sous les Ptoléméen, jusqu'à Galien, sous Marc-Aurèle. La médecine barbaro-latine — qu'on me permette cette expression pour désigner une époque caractérisée par l'immixtion violente des barbares parmi les Latins — ne négligea pas ce grand nom. Nous ne sommes plus au temps où Pline disait des médecins latins que, quand il y en avait, ce qui n'était pas commun, ils abandonnaient leur nationalité pour se faire grecs — statim transfugœ ad Grœcos. Mais, à l'époque dont il s'agit, le grec est peu connu ; les médecins non-seulement n'écrivent plus en grec, mais ils n'entendent plus cette langue, et ils ont besoin qu'on leur en traduise les principaux ouvrages. Jadis tout ce qui était lettré à Rome savait le grec ; maintenant la latinité devient de jour en jour davantage étrangère à la Grèce, si ce n'est par ce faible lien des traductions barbaro-latines. Je citerai, parmi les ouvrages d'Hippocrate ainsi mis en latin : le traité des Airs, des Eaux et des Lieux, ce beau livre où est esquissée pour la première fois la doctrine de l'influence du climat et du sol sur les populations ; le Pronostic, qui retrace, dans un ensemble bien conçu, les communautés des affections aiguës quant aux signes et aux solutions ; le traité du Régime dans les maladies aiguës, où Hippocrate critique les livres et les praticiens de son temps ; enfin un ouvrage, le livre des Semaines, que je ne mentionnerais pas si cette traduction n'était pas celle d'un texte qui n'existe plus en grec. Je m'en servis dans le temps pour réparer une perte qui semblait irréparable ; mais je n'aperçus pas le lien que ces vieux documents avaient entre eux ; cela était réservé à M. Daremberg. H est probable que les écrits de médecins, postérieurs à Hippocrate, mais fort anciens pourtant, tels que Dioclès, Hérophile, Erasistrate, avaient péri ou étaient sur le point de disparaître ; du moins ils ne figurent pas parmi ces traductions barbaro-latines. Mais on y trouve Dioscoride, qui est le principal auteur de l'antiquité pour la botanique et la matière médicale ; un abrégé du Traité des maladies des femmes, de Soranus, mis d'ordinaire sous le nom de Moschion ; des morceaux de Rufus, qui écrivit beaucoup et eut une grande réputation ; des fragments d'Héliodore, chirurgien célèbre qui vécut sous Trajan et dont Juvénal fait mention. Ceux-là sont avant Galien. De Galien lui-même, quelques traités seulement, et non des plus importants, ont été traduits alors, et il ne tient pas la place, à beaucoup près, qui plus tard lui fut acquise. Après Galien arrive le grand compilateur Oribase, le médecin de l'empereur Julien. Sa vaste collection connue sous le nom de Synagogues avait été traduite en latin ; on en est sûr par quelques lambeaux rencontrés dans les manuscrits ; quant à l'abrégé qu'il en avait fait et qui est intitulé Synopsis, nous en possédons des manuscrits latins qui remontent aux septième et huitième siècles. Le travail de ces temps ne se borna pas aux traductions. Les médecins rédigèrent des cours qui embrassaient l'explication de certains écrits d'Hippocrate et de Galien — M. Daremberg cite particulièrement un commentaire du septième siècle sur le traité des Sectes et sur le Petit Art — ; ils composèrent des sommes pour l'étude et la pratique, des traités de botanique et de pharmacologie, des livres de médecine et de chirurgie, entre autres un qui, d'après M. Daremberg, atteste beaucoup d'érudition et une connaissance étendue du grec. L'anatomie ne leur était pas restée étrangère ; ils ont laissé des écrits sur cette science. De sorte que cet intervalle, qui paraissait un blanc dans l'histoire, a été réellement laborieux et utilement occupé. Il a, et c'est, dans l'état des choses, tout ce qu'il pouvait faire, entretenu la culture et continué la tradition. Qui aurait droit de lui demander davantage au milieu de l'écroulement de l'empire, de l'établissement des barbares, de la fondation de nouveaux royaumes ? Ce travail se poursuivait non sans fruit ; un médecin du onzième siècle, Gariopontus, le résumait, résumé qu'on s'étonnerait de voir empreint de l'esprit de la secte méthodique, si M. Daremberg ne nous avait appris qu'en effet la secte méthodique avait inspiré toute la période antécédente ; en un mot, la médecine, dans l'Occident, se développait sur elle-même, quand survint tout à coup l'invasion d'une science étrangère plus étendue et plus complète. Les livres arabes ou plutôt les livres grecs traduits, commentés, développés par les Arabes, chassèrent devant eux ces premiers essais et restèrent maîtres de l'école. Quand Constantin, surnommé l'Africain, eut apporté à Salerne les traités orientaux, Salerne, toute latine qu'elle était, devint arabisante ; et c'est alors que Galien prit dans la médecine l'empire qu'eut Aristote dans la philosophie, les Arabes ayant traduit Galien et suivi sa doctrine dans des encyclopédies qui devinrent classiques. C'est un fait curieux et important dans l'histoire que cet accueil fait à la science grecque sous le costume arabe ; sorte de renaissance anticipée, prélude à la grande renaissance du quinzième siècle qui réunit définitivement ces deux parties d'un même développement, l'antiquité grecque et l'âge moderne. On ne peut s'en faire une idée qu'à l'aide d'une théorie historique qui tienne le fil de l'évolution. Que cherchaient les Occidentaux dans la science gréco-arabe ? Quelle est leur position relative dans la série ? Y a-t-il lieu d'acquiescer sans amendement à l'imputation de barbarie qui a pesé sur eux ? Et si on ne le doit pas, quel est le départ à faire et où poser la limite ? Rome, si semblable dans l'origine aux cités grecques par ses rois, par sa république, sa plèbe et ses patriciens, Rome suit une évolution toute différente ; et dans sa période primitive, à côté des Hellènes, elle parait grossière, rustique, barbare ; c'est qu'en effet elle n'a alors ni poètes, ni écrivains, ni artistes, ni savants qui vaillent la peine d'être nommés. Et pourtant ce peuple, ainsi dénué de ce côté, mène à bien le plus vaste système de conquête qu'on ait jamais vu, régit prudemment les peuples vaincus, conduit avec une habileté merveilleuse la lutte entre la plèbe et l'aristocratie, et jette les fondements de ce droit qui fait l'admiration du monde. Rome l'emportait autant sur la Grèce par le génie de la politique crue la Grèce l'emportait sur Rome par le génie des arts, des lettres et des sciences. Les Occidentaux eurent, comme Rome, leur œuvre. Et leur tâche ne fut pas petite. Elle était accomplie vers les dixième et onzième siècles, ainsi que le prouve la grande opération des croisades, point culminant du régime commun : à ce point, en effet, l'unité catholico-féodale était devenue plus solide et plus puissante que ne fut l'unité romaine. Comparons donc l'Occident latin à l'antiquité comme nous avons comparé Rome à la Grèce, et une différence du même genre apparaîtra. La religion transformée, la puissance spirituelle fondée et jalousement séparée de l'autorité temporelle, l'éducation religieuse donnée à tous les membres de la communauté, l'esclavage aboli en vertu d'une organisation qui servit de transition à la liberté définitive, les vertus domestiques fortifiées par l'ascendant plus grand que les mœurs attribuent aux femmes, tout cela constitue pour la religion, pour la morale et pour l'état social un niveau plus élevé que celui de l'antiquité. Mais à côté de cette supériorité était une infériorité manifeste quant aux arts, aux lettres et aux sciences. Je dis seulement infériorité, car dès lors naissait, avec les langues modernes, la poésie du moyen âge, dès lors s'élevaient les cathédrales. Cet art, malgré ses qualités, était encore trop loin des côtés supérieurs de l'art antique pour qu'il y eût tendance de l'un à se mettre sous la discipline de l'autre ; mais, dans les sciences, grâce à la continuation de la tradition par ces obscurs savants dont M. Daremberg a révélé l'existence, tout était prêt. Les Arabes apportaient les sciences grecques qu'ils cultivaient, sans les arts et les lettres grecques qui les laissaient insensibles ; ils furent les bienvenus. De là ce demi-jour qui se leva sur l'Occident et le prépara à ses destinées ultérieures. Je conseille à M. Daremberg de faire un recueil des pièces les plus importantes qu'il a exhumées d'un long oubli : sommes qui montrent comment se comprenait l'enseignement de la médecine ; traductions d'auteurs grecs perdus, par exemple les fragments d'Héliodore ; traités par lesquels nous verrons de quelle manière on puisait aux sources antiques. Le tout publié en se conformant scrupuleusement aux manuscrits ; car, autant que j'en puis juger par les échantillons qui ont passé sous mes yeux, la langue a de l'importance, étant un latin barbare sans doute, mais qui devait être fort près de la langue vulgaire de ces temps ; le tout accompagné de notes et d'explications, afin que le lecteur soit guidé en parcourant ce terrain neuf pour tout le monde. Un recueil ainsi conduit arriverait jusqu'au temps de l'invasion arabe et des travaux de l'école salernitaine, travaux que l'on possède maintenant en grande partie dans une collection due à la généreuse sollicitude d'un médecin napolitain, M. de Renzi, qui n'a épargné ni soins ni dépenses pour la mettre au jour, grâce aussi à M. Daremberg, qui a fourni d'amples contributions à l'œuvre de M. de Renzi. Le recueil dont M. Daremberg a tous les éléments serait un jalon essentiel dans la période barbaro-latine. II est probable que, si on fouillait pour les mathématiques et pour l'astronomie les bibliothèques comme il les a fouillées pour la médecine, on trouverait des traces témoignant que ces deux sciences ont continué à être cultivées. De la sorte, on verrait que dans ces siècles préparatoires, tandis que la société religieuse et la société politique se fondaient avec la condition d'incorporer les barbares, l'héritage scientifique de l'antiquité se transmettait, et que les sciences, comme un feu précieux gardé sous la cendre, s'alimentaient, sans éclat, il est vrai, mais sans risque de s'éteindre, prêtes, dès que les circonstances deviendraient favorables, à donner flamme et chaleur. Si bien que, malgré les perturbations, malgré les ralentissements, et tout compensé, la civilisation suit son cours déterminé, et les voies de l'histoire sont justifiées. II. — L'École de Salerne[2]. Le Régime de l'École de Salerne, sorte de poème en vers latins techniques qui appartient à la plus mauvaise fabrique du moyen âge, sans quantité, sans mesure, et dont M. Meaux Saint-Marc a rendu la simplicité sans l'incorrection ; le Régime de l'École de Salerne, remanié et amplifié successivement avant l'imprimerie, reproduit depuis l'imprimerie un nombre infini de fois, ne manque d'intérêt ni pour l'érudit qui recherche les anciens usages, ni pour le médecin qui étudie l'enchaînement historique de son art, ni même pour les gens du monde, qui y trouvent beaucoup de bons préceptes sur l'hygiène courante. Pourtant cela n'aurait pas suffi pour donner à cette publication une eau dans le Journal des Savants, si une introduction pleine d'aperçus nouveaux et lumineux, s'engageant dans les origines de l'école de Salerne, ne les avait suivies jusqu'aux origines mêmes de la médecine dans le haut moyen âge, c'est-à-dire avant l'époque où les livres des Arabes, traduits pour l'Occident, introduisirent de nouveaux éléments d'instruction. Il est sur le bord de la mer, un peu au-dessous de Naples,
un lieu renommé par la beauté de son site, par la salubrité de l'air et du
sol. C'est là que fut l'antique école de Salerne. Ce
qui est désormais incontestable, dit M. Daremberg, grâce aux savantes et judicieuses recherches de M. de
Renzi, c'est que les archives du royaume de Naples nous fournissent des noms
de médecins salernitains dès l'année 846 ; il est encore certain que les
dextes des onzième et douzième siècles s'accordent à présenter l'école de
Salerne comme fort ancienne ; de plus, ce titre même d'École, réservé,
dans le langage du temps, à une réunion de savants chargés officiellement
d'un enseignement, prouve qu'il ne s'agit pas de médecins isolés, mais bien
d'un institut médical dont les membres prirent d'abord le titre de maitres,
celui de docteur n'apparaissant qu'au treizième siècle, dans la Chirurgie
de Roger[3]. Il ne serait pas impossible que Salerne, dont Horace vante
déjà la salubrité, ait vu se former, à une époque très-voisine de la chute de
l'empire romain, une véritable école médicale, où dominait l'élément laïque,
mais où le clergé tenait également une grande place, puisque nous y voyons
figurer des évêques, des prêtres, de simples clercs. Si, de plus, on se
rappelle l'importance que les lois barbares promulguées à cette époque
donnent aux médecins et à la médecine, et si, d'un autre côté, on considère
que, dans le code lombard, publié par l'illustre Troja, on trouve des
médecins, désignés par leurs noms, pour un grand nombre de villes d'Italie,
l'existence et la réputation spéciale, à une époque reculée, de l'école de
Salerne, ne seront plus un fait isolé dans l'histoire littéraire. (P. XXVI.) Ainsi, dès le neuvième siècle, des documents authentiques signalent des médecins salernitains. Dans une époque presque aussi ancienne, un manuscrit latin d'Oribase porte sur un de ses feuillets, en écriture du dixième siècle, le nom d'un certain Amandus, si mes souvenirs ne me trompent, qui était de la ville de Chartres en France. Les lois barbares, on vient de le voir, s'occupaient des médecins. Il y eut donc toujours, dans l'Occident, même après la chute de l'empire, une médecine qui ne fut pas sans considération. Il est probable qu'elle se transmettait par tradition, c'est-à-dire que chaque médecin en réputation avait autour de lui des élèves qui se formaient par ses instructions et par son exemple ; toujours est-il qu'on ne voit apparaître comme centre d'enseignement, à cette époque reculée, que Salerne d'abord, puis Montpellier. C'est plus tard dans le moyen âge que, les universités se formant, la médecine ou, comme on disait, la physique, vient y prendre sa place. Ceci posé, c'est-à-dire l'existence d'une médecine effective en Occident depuis l'invasion des barbares jusqu'aux neuvième et dixième siècles, il est naturel de se demander quel en était le caractère, quelle doctrine elle suivait, quels moyens elle avait à sa disposition pour l'enseignement ; en un mot, et pour ramener tout cela à une idée simple et précise, quel était l'ensemble de livres sur lequel elle se fondait. Ces médecins signalés par les lois barbares, ces médecins salernitains dont les noms sont conservés dans les archives de Naples, cet Amandus de Chartres, d'où tiraient-ils leurs connaissances ? Était-ce une médecine autochtone, née sur place d'efforts individuels ? Mais qu'aurait été alors une médecine débutant à nouveau et refaisant tout le travail et toute l'expérience passée ? Était-ce une médecine grecque ? Mais, s'il en est ainsi, de quelle façon, à une époque où ou ne lisait plus le grec et où les relations avec la grécité étaient coupées, les médecins ont-ils fait ce qu'on faisait sans peine alors que, sous la fin de la république et durant l'empire, la langue et la science grecques étaient monnaie courante dans l'Occident ? Là est un problème. Peut-être les histoires de la médecine nous en donneront la solution. Ouvrons-les. Elles conduisent les faits jusqu'à la chute de l'empire et à quelques petits médecins latins qui alors apparaissent ; puis elles s'arrêtent ; elles les conduisent, il est vrai, dans l'Orient et à Constantinople, plus avant ; mais cette médecine des bas temps grecs n'a rien de commun avec la médecine occidentale dont il est ici question. Arrivées à ce point, les histoires, se taisant, franchissent les siècles, et, quand elles rouvrent la bouche, c'est pour nous parler de Gariopontus, au onzième siècle, de Constantin l'Africain, des Arabes et de toute cette littérature médicale qui alors commence à foisonner. Les documents, évidemment, leur manquent, et dès lors il leur semble que tout soit englouti avec la longue catastrophe qui amena les barbares. Le chaos s'était fait ; puis, sans qu'on sache pourquoi, ou, si l'on veut, par les lumières nouvelles qu'apportent les traductions arabes, une nouvelle ère commence ; on sort de l'antique barbarie et l'on entre dans le mouvement scolastique qui fut un des caractères du moyen âge et qui prépara les temps modernes. Mais ceci n'explique pas, ou explique mal la série des choses : n'explique pas l'existence incontestable d'une médecine anté-arabique ; explique mal une illumination soudaine, qui n'aurait pu survenir, si rien n'avait précédé qui la préparât. Et, en effet, la chaîne réelle n'a point été rompue ; le vide, la lacune existe dans nos histoires, mais ne dans les faits. Les lumières qui viennent de l'Orient furent effectives ; la grécité transmise par l'intermédiaire des Arabes fut utile ; mais cette lumière et cette grécité trouvèrent un état des esprits qui permettait de les accueillir et d'en profiter. Puisque les histoires médicales se taisent sur cette longue période, si je parle d'une manière aussi décisive, c'est que de nouveaux documents sont venus au jour. Ces nouveaux et importants documents sont des manuscrits négligés qui ont été tirés des bibliothèques par M. le docteur Daremberg ; il en a compris la nature, il les a rapprochés, les a groupés, et, leur faisant dire ce qu'ils disent réellement, il a restitué un feuillet déchiré de ces annales scientifiques où il s'agit de savoir, non ce qui s'inventa — puisqu'il ne s'inventa rien —, mais ce qui se transmit — puisque c'est la transmission même qui fut menacée —. Depuis longtemps M. Daremberg est en possession des pièces qui contiennent les faits et de l'idée historique qui les vivifie ; il en a indiqué certains points essentiels, soit dans des mémoires, soit dans cette Introduction même mise en tête de la nouvelle édition du Régime de Salerne ; sans doute il lui reste encore la tâche d'exposer d'une manière plus complète et plus systématique ses recherches, ses résultats et ses vues. Mais ce qui est connu suffit déjà à la critique historique qui voudra s'en servir. Pour moi, du moins, qui ai suivi d'un œil curieux le progrès de cette étude, qui ai vu et touché les manuscrits antiques sur lesquels elle se fonde, et qui même dans mes travaux sur Hippocrate, me suis heurté à de vieilles traductions, à de vieux commentaires, sans en saisir le plan et l'enchaînement ; pour moi, dis-je, ç'a été une lumière bienvenue. Il est facile de s'approprier rapidement un résultat laborieusement acquis par un autre ; je me suis approprié celui-ci ; et, toutes les fois que j'ai à réfléchir ou à écrire sur l'histoire du temps compris entre l'invasion des barbares et les commencements du onzième siècle, j'ai présente à l'esprit l'importante notion qui établit la perpétuation d'un élément grec dans l'éducation de l'Occident, et qui définit cet élément. La démonstration donnée par M. Daremberg roule sur trois points. Le premier est l'existence de livres latins qui sont plus anciens que l'époque connue de l'introduction des livres arabes dans l'Occident. Le second est la détermination de l'origine et du caractère de ces livres latins. Le troisième est l'indication du rapport qui les unit aux plus anciens documents émanés de l'école de Salerne. Cassiodore avait dit à ses moines : Si la littérature grecque ne vous est pas familière, lisez
Dioscoride, Hippocrate, Galien — la
Thérapeutique à Glaucon traduite en latin —, Cœlius Aurelianus et bien d'autres livres que vous trouverez dans la
bibliothèque. Ce passage qui a été peu remarqué par les érudits, et
qui ne l'a été par M. Daremberg que lorsqu'il fut en possession des documents
qui en montrent la signification, est devenu pour lui un point d'appui
très-solide. Ce n'est pas le passage qui a inspiré les recherches ; mais,
quand les recherches eurent acquis de l'étendue et de la consistance, elles
le firent apprécier ; et M. Daremberg fut en droit de dire qu'il avait
retrouvé, sinon ces traductions indiquées par Cassiodore, du moins des
équivalents subséquemment refaits et remaniés. Le fait est qu'on rencontre dans les bibliothèques publiques un grand nombre de manuscrits latins contenant des traductions d'auteurs grecs qui écrivirent sur la médecine. de citerai Hippocrate — quelques traités seulement —, Dioscoride, Galien — un très-petit nombre de traités —, Soranus, Rufus, Moschion, Oribase. Ces manuscrits sont très-anciens : ils appartiennent aux septième, huitième, neuvième, dixième siècles ; ils sont écrits dans un latin assez barbare, et c'est sans doute cette circonstance, jointe à ce qu'il n'y avait là que des traductions, qui a fait que les érudits en général, et en particulier les historiens de la médecine, n'ont pas voulu prendre le soin de les examiner. Pour mon compte, dans le temps où j'étudiais Hippocrate, j'avais feuilleté ceux de la Bibliothèque impériale qui sont relatifs à cet auteur, et j'en avais été récompensé par une heureuse trouvaille, à savoir, un traité perdu — le traité des Semaines —, qui était conservé dans une traduction latine et qui, indépendamment de la connaissance même de ce livre antique, fournit, sur la collection hippocratique elle-même, des notions complémentaires non dénuées d'intérêt. Bien plus grande a été la récompense de M. Daremberg, parce que ses recherches furent bien plus étendues. Grâce à la confiance de plusieurs ministres de l'instruction publique, confiance heureusement justifiée par les résultats et surtout par celui-ci, M. Daremberg a visité les principales bibliothèques de l'Europe ; partout il a trouvé des monuments de cette vieille médecine latine, avec même caractère et même forme. Là fut le trait de lumière. Aucune suggestion plausible ne se serait présentée à l'esprit, s'il n'était tombé sous la main que quelques volumes isolés contenant, en langue latine, des traités de médecine grecque. Il n'aurait été permis d'y voir que des œuvres individuelles et sans relation avec des conditions générales. Mais le point de vue change quand il s'agit d'un ensemble de travaux dont les monuments sont rencontrés partout ; dès lors, on conclut qu'il exista simultanément un ensemble de besoins qui détermina une aussi ample production. Cette conclusion fait grand honneur à l'esprit d'induction de M. Daremberg. Rien n'était plus facile que de passer à côté et de laisser retomber, dans le chaos des époques mérovingiennes et carlovingiennes toute cette médecine gréco-latine qui, au point de vue de l'histoire générale, y introduit une précieuse notion d'ordre, d'enchaînement et de tradition. Étant établi, soit par le témoignage de Cassiodore, soit par l'exploration des bibliothèques, qu'il exista, durant ces périodes, une masse de livres médicaux traduits en latin, est-il possible d'aller plus loin et de voir ce qu'on en faisait ? Ces livres restèrent-ils à l'état de sources isolées, où chacun puisait ce qui lui convenait, ou bien naquit-il, de tout cela, une doctrine, un résumé, une somme, qui caractérisa plus précisément les idées médicales de ces hauts temps ? Une somme a été en effet trouvée, et la connaissance profonde que M. Daremberg a de l'antiquité médicale lui a promptement montré d'où cette somme provenait. Le résultat paraîtra bien singulier à ceux qui ont particulièrement présent à l'esprit, soit le règne de l'hippocratisme, soit celui du galénisme. Ce n'est ni Hippocrate ni Galien qui fournirent alors le système ou canevas de l'étude ; c'est l'école méthodique dont Soranus fut le plus important représentant. Galien l'a poursuivie à outrance ; il combattait le strictum et le laxum, c'est-à-dire l'astriction et le relâchement, dualité par laquelle' cette école expliquait la pathologie, et qui a survécu jusqu'à ces derniers temps dans le défaut ou l'excès d'incitabilité de Brown, le défaut ou l'excès d'irritation de Broussais ; il y substituait la doctrine hippocratique des quatre humeurs, qu'il avait systématisée. Il est inutile d'examiner qui des deux avait raison, puisque le temps et les éclaircissements qu'il amène ont démontré que les deux hypothèses, en tant qu'hypothèses pathologiques, étaient également illusoires. Mais il faut ajouter qu'à côté et indépendamment de l'idée systématique et nécessairement métaphysique qu'elle s'était faite pour se donner une conception générale, l'école méthodique se distingua par d'excellents travaux de pathologie, par une description précieuse des maladies, et par un soin remarquable de rassembler historiquement les opinions anciennes sur chaque point. A part certains livres, tout à fait hors ligne, qui sont dans la collection hippocratique, tels que le Pronostic, le traité des Fractures et des Articulations, et certaines portions des Épidémies ; à part aussi le livre Galien sur les Lieux affectés, les œuvres de l'école méthodique priment toute l'antiquité médicale, du moins ce que nous en connaissons. Il n'est donc pas malheureux que les hauts temps dont nous parlons l'aient eue pour institutrice. Des recherches si bien conduites, si elles rencontraient quelque accessoire qui, resté inexpliqué, appartint pourtant à l'ordre des traductions latines, ne devaient pas manquer d'y porter la lumière. Nous avons, en langue latine, un très-beau traité de Soranus ; le traducteur est connu sous le nom de Cœlius Aurelianus ; il dit dans un passage (Acut., II, 1) : Soranus, cujus hec sunt que latinizanda suscepimus. Il n'est, jusqu'à présent, personne qui ait pu assigner une date plausible à ce Cœlius Aurelianus, ni indiquer à quel ordre de travaux appartenait une pareille traduction, et d'où provenait cette prédilection d'un Latin qui va prendre un livre éminent de l'école méthodique, au lieu d'Hippocrate ou de Galien, qui, infailliblement, eussent été choisis dans les âges postérieurs. Du point où M. Daremberg était arrivé dans son aperçu de la médecine gréco-latine, il ne lui fut pas difficile de donner à ces questions une solution fondée sur des éléments positifs. C'est une traduction latine d'un médecin grec ; elle appartient donc au cycle des traductions dont parle Cassiodore, et dont nos bibliothèques renferment maint échantillon. Elle est en un latin passablement barbare ; à la vérité nous ne possédons plus le manuscrit sur lequel a été faite la première édition de Cœlius Aurelianus ; il était unique, et il a disparu ; très-probablement, comme c'était l'usage alors, l'éditeur a, de son chef, amélioré la latinité de beaucoup de passages ; néanmoins il y reste encore assez de traces de barbarie pour qu'on ne se refuse pas à mettre l'œuvre de Cœlius Aurelianus au siècle même de Cassiodore et à côté de ces traductions plus barbares encore, qui sont du temps immédiatement consécutif à l'invasion des Germains. Enfin, le choix d'un auteur de l'école méthodique rentre dans tout ce qui est su maintenant sur la faveur dont cette école jouissait au moment où la latinité mourante s'efforçait de garder ses liens et ses rapports avec la grécité non moins mourante. Bien qu'il ne s'agisse que de médecine, c'est-à-dire d'une petite part du domaine scientifique, ce qui s'accomplit mérite d'être considéré. La puissante main de Rome, qui avait uni ensemble pour un temps l'Occident et l'Orient, retombait frappée d'impuissance et de mort ; et les deux portions de son empire allaient désormais chacune à sa destinée prochaine : c'est-à-dire, l'une à la décroissance et à l'absorption dans la conquête musulmane, jusqu'à ce que l'Occident, reprenant, avec des intentions meilleures et plus de puissance, les fonctions sociales de Rome, lui tende un bras secourable ; l'autre à une existence isolée, mais progressive, et aussi disposée, par son héritage de civilisation, à remonter vers les sources grecques qu'à chercher les développements nouveaux. Il n'y avait de science proprement dite que là science grecque ; l'antiquité ne s'y est jamais méprise. C'est au moment où l'union entre la Grèce et l'Occident se rompait, que l'on traduisit en latin les livres grecs, du moins les livres médicaux. Ce moment une fois passé, la langue grecque devint une langue presque inconnue parmi les Latins, les manuscrits grecs ne parvinrent plus dans l'Occident, qui, pendant un certain intervalle, vécut de la maigre pitance qu'il s'était préparée ; mais enfin il vécut de lui-même, et sut, sans secours étranger, conserver un reste précieux de vitalité scientifique. Ce reste dura, sans s'éteindre, trois ou quatre siècles. M. Daremberg est porté à penser que la prééminence accordée alors à l'école méthodique fut moins un choix qu'un accident ; mais lui-même a corrigé ce que cette proposition a d'insuffisant en disant que les livres pratiques, de quelques mains qu'ils sortissent, furent d'abord traduits, et que, parmi ces livres, ceux des méthodiques tenaient le premier rang. Il a signalé, avec beaucoup de sagacité, une élaboration intrinsèque de cette médecine latine avant l'immixtion de la médecine arabe. Que serait-il advenu, si cette immixtion n'avait pas eu lieu ? Ce qu'on peut dire seulement, c'est qu'à un moment quelconque le progrès aurait, de lui-même, fait désirer le recours aux sources grecques ; cela était historiquement inévitable. L'immixtion arabe satisfit à ce besoin dans la mesure de ce que comportaient la connaissance et le goût de la grécité. Enfin — et c'est là le dernier point de la thèse de M. Daremberg — ces livres, dont l'existence et la nature sont ainsi constatées, ont-ils eu une influence d'école qui se soit suffisamment prolongée, de sorte qu'on puisse dire qu'ils ont vraiment rempli l'intervalle laissé en blanc par les historiens de la médecine ? Nous avons vu plus haut que l'école de Salerne plonge par ses racines jusque dans le neuvième siècle au moins ; mais on n'a, de cette date reculée, aucun monument que l'on puisse lui assigner ; c'est deux siècles plus tard et dans le courant du onzième siècle que Gariopontus compose pour elle une somme. Or, qu'est cette somme ? un remaniement de l'ancienne somme, bien antérieure à Gariopontus, faite d'éléments méthodiques, et que M. Daremberg a mise en lumière. Il est donc avéré que la même doctrine qui se résuma au début, continua de prévaloir, et qu'au onzième siècle c'était encore le méthodisme, émané des anciennes traductions, qui faisait le fond. Ici je poserai à M. Daremberg une question incidente, sur un petit fait que j'ai eu occasion de remarquer. Nul plus que lui n'est en mesure d'y répondre. Il note que Gariopontus, qui mit en meilleur ordre l'ancienne somme, la mit aussi en meilleur latin. Le fait est qu'au onzième siècle on écrivait un latin beaucoup plus correct que celui dans lequel lis vieilles traductions dont il s'agit dans tout cet article sont composées. Celui des traductions est barbare, fortement influencé, je crois, par les instincts qui devaient faire naître les langues romanes ; et, à ce point de vue aussi, les vieilles traductions méritent l'examen. Or, dans mes recherches sur Hippocrate, j'ai rencontré une vieille traduction des Aphorismes, souverainement barbare ; puis, dans un manuscrit du douzième siècle, une autre traduction écrite en un latin correct et comparativement élégant, et dont l'auteur dit, dans une courte préface, avoir eu justement pour objet de suppléer la vieille traduction incorrecte, inexacte, à peine intelligible. Peut-on croire que ce traducteur ait travaillé directement sur le grec, et qu'il y ait eu, à ce moment, quelques gens qui apprirent le grec ? Cela ne se lie-t-il pas à cette tendance qui portait la société catholico-féodale, dès lors solidement assise, vers l'étude et la science, et qui, en particulier, se voit clairement dans la médecine ? Les Arabes, de seconde main il est vrai, c'est-à-dire par l'intermédiaire des traducteurs syriaques, étaient en possession de ce qui restait de la littérature grecque dans la philosophie et dans la science ; mais leur curiosité ne s'étendit pas jusqu'aux monuments littéraires proprement dits ; de plus, ils ignoraient absolument la littérature latine ; double lacune fort grave, et qui doit entrer en ligne de compte quand on veut comprendre comment ce peuple, si bien doué à tant d'égards, laissa tomber de ses mains un flambeau qu'il avait d'abord semblé porter et entretenir avec tant d'assurance et de succès. Les Occidentaux, d'autre part, qui avaient entre leurs mains l'héritage latin, ne connaissaient la Grèce que par les traditions latines et par des traductions également insuffisantes en nombre et en qualité. Telle était la situation respective, quand l'Occident, qui se développait, devint curieux des livres et des sciences arabes ; c'étaient, à beaucoup d'égards, les livres et les sciences grecques. La bonne fortune fut saisie avidement, et il y eut là une première renaissance, si par renaissance on entend prendre goût aux livres grecs et s'y familiariser. Aux deux époques l'ardeur fut grande, on s'éprit, on traduisit, on commenta ; mais, pendant qu'au seizième siècle la grécité littéraire — je dis littéraire, car il fallut un pas de plus pour comprendre la grécité tout entière — s'épanchait à pleins bords, au douzième siècle ce ne fut que la grécité scientifique, et encore, remaniée par l'entremise arabe. Quiconque connaît les choses du douzième siècle sait qu'alors il n'était pas possible de faire davantage. D'une part, les moyens matériels manquaient : on ne savait pas le grec, les universités n'avaient point de chaires pour cette langue ; et, d'autre part, les esprits n'étaient point préparés suffisamment : en philosophie et en science, la scolastique ; en poésie, les chansons de geste ; en tragédie, les mystères ; en architecture, les cathédrales ; tout cela formait un ensemble original en tout point, grandiose en certaines parties, chétif en d'autres, qui ne permettait pas encore d'apprécier le génie grec et de s'y complaire. Au seizième siècle, beaucoup des conditions requises étaient remplies ; aussi, les moyens matériels étant créés et les esprits étant mûris, il n'y eut plus d'obstacles, et l'on se précipita dans ce domaine merveilleux de l'antiquité grecque qui sortait des ténèbres du passé. Pourtant la préparation n'était pas telle encore qu'il ne dût rester dans la grécité une part non sentie et non comprise ; la grécité, qui ne devait être saisie tout entière que plus tard, et quand l'art grec serait lui-même entré dans la conception moderne. M. Vitet, ici même, dans ce journal, a établi, avec l'habileté d'un historien et le sentiment d'un artiste, cette importante gradation suivant laquelle les modernes n'embrassèrent l'art antique de la Grèce qu'après avoir embrassé l'art antique de l'Italie, qui n'en était qu'une forme secondaire et affaiblie. Ainsi, à vrai dire, dans la grande rénovation qui, succédant à la chute de l'empire et à l'invasion des barbares, eut pour objet la fondation de la société catholico-féodale, les Occidentaux, livrés à eux-mêmes, ne parvinrent à ressaisir l'ensemble de la grécité que par trois degrés successifs : l'introduction des traductions que les Arabes avaient faites des livres grecs de philosophie et de science, l'ouverture pleine et entière de la littérature grecque au seizième siècle, et, finalement, la réintégration, par l'histoire et par le goût, de l'art grec au sommet élevé qu'il occupa effectivement. A bien prendre le mot de renaissance, il faut se représenter, non pas — ce qui serait une erreur — que l'esprit humain, enseveli dans un sépulcre, en sortit alors pour une nouvelle vie, mais que des monuments longtemps oubliés revinrent à la lumière et produisirent à la fois une vive passion pour leur beauté et un puissant renouvellement d'idées par leur importance. C'est un fait que, plus l'histoire chemine, plus on devient, et à bon droit, curieux des origines. Là est le grand rôle et la grande œuvre de l'érudition ; et au seizième siècle, ce fut une de ces œuvres qu'elle exécuta, mais qui, appliquée en ce moment à ce que l'antiquité oubliée avait de plus beau, de plus achevé, de plus philosophique, de plus scientifique, fut un moment unique d'intérêt et même d'enivrement. Toutefois les renaissances, si, déplaçant ce mot hors de son emploi isolé, on l'étend à toutes les larges et profondes ouvertures que l'on fait dans le passé de l'humanité, les renaissances, dis-je, forment un groupe, et on en compte plus d'une dans cette recherche, désormais régulièrement conduite, qu'on nomme érudition. Il me suffit de citer entre autres la connaissance du sanscrit, qui renouvela l'étude de la linguistique, la lecture des hiéroglyphes par Champollion, des écritures cunéiformes par Burnouf et par Lassen, qui a donné déjà et promet encore tant de résultats. Ce sont des renaissances ; car elles renouvellent des domaines entiers de la connaissance, révèlent le passé d'une façon qui captive le présent, et agrandissent les vues sur l'antiquité au moment où s'agrandissent les vues sur le développement à venir. Les vieilles traductions latines, qui furent l'aliment médical avant l'introduction des livres gréco-arabes, permettent de comprendre la signification et l'opportunité de cette introduction. M. Daremberg les considère encore à un autre point de vue : La continuation des études scientifiques en Occident se fit par les traductions latines des auteurs classiques et surtout par la Somme médicale déjà fort estimée, mais introduite solennellement à Salerne, et, de là répandue peu à peu dans tout le reste de l'Occident sous la nouvelle forme ; car, bien après la chute de l'empire, et quand tous les liens sont depuis longtemps rompus entre les provinces et la métropole, c'est encore l'Italie qui reste l'institutrice du monde occidental ; c'est d'elle que procèdent tout le mouvement de la civilisation et toute la culture intellectuelle par ses écoles et par ses livres, lors même qu'elle emprunte les livres à des sources étrangères. (P. XXX.) Cette assertion, je ne puis l'admettre telle qu'elle est posée. Il, est vrai, sans contestation, que l'école de Salerne est la plus ancienne école de médecine ; que les documents exhumés par M. Daremberg sont d'origine italienne, et que cette vieille instruction médicale vient de l'Italie ; mais conclure de là que l'Italie fut, dans le haut moyen âge, ce qu'elle avait été dans l'antiquité, c'est-à-dire l'institutrice de l'Occident, c'est une vue que l'histoire ne permet pas d'accepter. Entre l'Italie, la France et l'Espagne, de même que leurs langues tic sont pas filles l'une de l'autre, mais sont sœurs, de même, dans les rapports sociaux et intellectuels, il y eut une contemporanéité nécessaire démontrée par la contemporanéité même des idiomes ; et aucun de ces grands peuples ne joue à l'égard de l'autre le rôle d'instituteur, tel que celui des Latins pour les Gaulois ou les Ibères, des Grecs pour les Latins eux-mêmes. Toutefois, cette contemporanéité ne fut pas tellement étroite dans un système composé d'aussi vastes corps, qu'elle ne permit des avances tantôt en un temps tantôt en un autre. Or la plus ancienne de ces avances, celle qui constitue, si je puis ainsi parler, l'autonomie littéraire des nations romanes, appartient non à l'Italie, mais à la France, aussi bien de la langue d'a que de la langue d'oc. Ce point est établi, comme ces choses s'établissent, par les documents, c'est-à-dire, ici, les œuvres de tout genre qui furent créées de ce côté-ci des Alpes, dans le onzième et le douzième siècle, et dont l'équivalent, pour ces époques, manque de l'autre côté. C'est au quatorzième et au quinzième siècle que l'Italie prend à son tour une de ces avances qui rétablissent incessamment l'équilibre intellectuel entre les nations occidentales. Mais je ne chicanerai pas plus longtemps M. Daremberg sur une proposition incidente, quand je suis tellement d'accord avec lui sur l'objet principal de son sujet, où j'ai trouvé, depuis que je le connais à fond, un utile complément à mes études tant médicales qu'historiques. C'est, dit-il, pour avoir oublié ou entièrement méconnu la succession naturelle des faits qu'on n'avait tenu compte ni des écoles latines qui remplacèrent les écoles grecques, ni des traductions latines qui succédèrent si rapidement aux originaux grecs, ni de l'intervention puissante des monastères pour le salut de la science et des lettres ; c'est enfin pour avoir préféré le merveilleux à la noble simplicité de l'histoire qu'on est allé chercher si loin les Sarrasins, quand on avait si près de soi les véritables auteurs de la rénovation ou de la conservation-des études en Occident, ces instituts littéraires, ces traductions, ces moines, ces laïques, qui tous concouraient depuis deux siècles au même but. (P. XXII.) Les vieilles traductions latines, les vieilles sommes furent frappées d'une déchéance irrémédiable dès que les livres gréco-arabes devinrent la base de l'enseignement : on ne les recopia plus, et elles demeurèrent oubliées dans les bibliothèques. M. Daremberg les a retrouvées telles qu'elles étaient au moment qu'elles tombèrent des dernières mains qui les feuilletèrent pour s'y instruire ; mais il a retrouvé en même temps le rôle qu'elles avaient joué et la place qu'elles avaient eue. Ce rôle, cette place, c'est d'avoir conservé dans l'Occident la filiation grecque à une époque où nous croyions qu'il n'y avait rien de ce genre, et, sous une forme que nous ne soupçonnions pas, d'avoir entretenu, pendant les siècles mérovingiens et carlovingiens, une culture effective et rigoureusement conforme à la tradition, enfin d'avoir suffisamment préparé les esprits pour que la demi-renaissance qui se fit par les Arabes ait été accueillie et fructueuse. Tout cela, dû à M. Daremberg, constitue, parmi les dernières acquisitions de l'érudition, une acquisition heureuse et inattendue. |
[1] Journal des Débats, 16 janvier 1858.
[2] L'École de Salerne, traduction en vers français par M. Ch. Meaux Saint-Marc, avec le texte latin en regard, précédée d'une introduction par N. le docteur Ch. Daremberg. Paris 1861 ; J.-B. Baillière père et fils. — Journal des Savants, mai 1862.
[3] Depuis que ceci est écrit, M. Daremberg a trouvé le titre de docteur appliqué à Galien et à d'autres médecins dans un manuscrit du dixième siècle appartenant à la Bibliothèque impériale et royale de Vienne.