NAPOLÉON ET LA PAIX

 

CHAPITRE VI.

 

 

La France et la Russie se disputent le concours de la Prusse. — Frédéric-Guillaume promet son adhésion à l'alliance française. — Départ de Duroc avec le traité en règle. — Les désillusions de Duroc aussitôt après avoir vu le Roi. — Revirement de la Prusse dès que les cris de guerre s'accentuent. — Napoléon se résout à agir avant la jonction des Russes avec les Autrichiens. — Ordre à Bernadotte de traverser le Margraviat d'Anspach. — Fureur du parti de la guerre à Berlin. — Mesures incohérentes décrétées par le Roi. — Les explications de Napoléon et sa lettre à Frédéric-Guillaume. — Interprétation singulière de la lettre de Napoléon. — Alexandre reçoit à Pulawy l'invitation de se rendre à Berlin. — Son entrée dans cette capitale. — Le séduisant Alexandre. — Empressement du Tsar à l'égard de la reine Louise. — Le séjour des souverains à Potsdam. — Les fêtes, la représentation d'Armide à l'Opéra de Berlin. — L'archiduc Antoine arrive en trouble-fête à Berlin. — Les désastres de l'armée autrichienne. — Un congrès de suppliants. — La grandeur du rôle réservé au roi de Prusse par la Providence. — Frédéric-Guillaume accède à la coalition. — Les serments échangés sur le tombeau du grand Frédéric. — Duroc est rappelé près de l'Empereur. — Apologie de Napoléon dictée par lui-même. — Constance des aspirations pacifiques de Napoléon. — Une déclaration du général Mack. — Humbles avances de Napoléon à l'empereur de Russie. — La mission du général Savary. — Dédain du Tsar. — Napoléon surmonte sa susceptibilité et réitère sa demande d'entrevue avec Alexandre. — La mission de Dolgorouki au camp français. — L'Empereur traité insolemment par l'aide de camp du Tsar. — Dépit et mauvaise humeur de Napoléon. — Un factionnaire incorrect. — Simple et sublime assurance de courage militaire. — Instructions de l'Empereur à ses maréchaux. — La nouvelle méthode de guerre. — Le dévouement illimité des soldats français pour leur chef. — La bataille d'Austerlitz. — Le plateau de Pratzen. — Efforts inutiles des Russes. — Combat des deux gardes impériales. — Le général Rapp, désarçonné et blessé, annonce la victoire à l'Empereur. — Déroute des alliés. — Napoléon après la victoire. — L'empereur d'Autriche au quartier impérial français. — Déférence cordiale de Napoléon envers François II vaincu. — Le futur gendre et le futur beau-père devant un brasier sur la route. — Conclusion de l'armistice. — Une allégation erronée du Tsar sauve l'armée russe d'une capitulation. — Absence de rancune chez Napoléon.

 

Quoi qu'il en dût advenir par la suite, l'adhésion du Wurtemberg était momentanément d'un grand intérêt pour la France, et, lorsque Napoléon l'avait recherchée dès le mois d'août, il en avait senti tout le prix. La guerre imminente avec l'Autriche devait se porter en Bavière ou plus loin, sur quelque point de Bohème ou de Moravie, et il importait de pouvoir tenir la campagne sans laisser d'inquiétude en arrière.

De même la nécessité s'imposait plus forte que jamais d'une alliance avec la Prusse dont le territoire devait être à la fois traversé par les renforts français cantonnés en Hanovre et par les troupes russes massées sur les confins de la Poméranie suédoise. Cette alliance prussienne, la France et la Russie se la disputaient plus âprement, à mesure que les circonstances en rendaient l'urgence plus manifeste.

Non content du récent traité qui l'autorisait à débarquer ses troupes au nord de l'Allemagne, Alexandre Ier voulait encore obtenir le droit de passage par la Silésie qui mènerait aisément ses contingents sur les derrières des armées françaises. Frédéric-Guillaume résistait. Il demeurait buté à la résolution de ne se compromettre à fond avec personne et il comptait avoir assez de souplesse pour se glisser (sich durchzuwinden) — c'était sa propre expression — entre les deux colosses qui le pressaient de se déterminer en faveur de l'un ou de l'autre.

Voyant qu'il n'arriverait à rien par la persuasion, Alexandre pensa recourir à la menace. Déjà Winzingerode, son aide de camp, lui avait prédit que la Cour de Berlin ne se départirait pas de sa neutralité, tant qu'on n'exercerait pas sur elle une pression décisive[1]. A bout de patience, le Tsar écrivit au Roi : La situation des affaires rend de jour en jour plus urgent le passage de l'armée russe et m'oblige de demander à Votre Majesté d'accélérer autant que possible le moment oh mes troupes pourront traverser vos États. En même temps les troupes russes s'avançaient vers le territoire prussien et l'on faisait savoir à Berlin que la Russie allait user de violences, si le Roi n'accédait pas à la coalition. Pour donner plus de poids à ses paroles, Alexandre se porta de sa personne à proximité de la frontière prussienne, au point où une partie de ses troupes se trouvait déjà rassemblée.

Ce déplacement de l'Empereur de Russie parut fort inopportun à Frédéric-Guillaume qui recevait alors des propositions françaises dont ses oreilles étaient charmées : le cabinet des Tuileries l'invitait à prendre possession du Hanovre. Frédéric-Guillaume hésitait autant à l'accepter qu'à le refuser ; il aurait aimé s'en réserver l'option ; mais, si les Russes franchissaient les limites prussiennes, c'en était fait des offres de la France. Alors il eut un accès d'énergie. Aux objurgations comminatoires du Tsar il répondit en déclarant qu'il allait mettre sur pied quatre-vingt mille hommes pour défendre sa neutralité[2]. Effectivement des troupes furent levées et acheminées vers la Silésie.

Si les Russes avaient pénétré en Prusse, cette armée s'y serait-elle opposée ? C'est douteux. Frédéric-Guillaume, à cette époque, n'avait pas encore vaincu ses répugnances pour la guerre. Malgré son allure d'apparence belliqueuse, il serait probablement resté quand même dans un rôle expectant, comme il le fit d'ailleurs quelques semaines plus tard, quand son territoire fut traversé à Anspach par les Français. Néanmoins la mesure vigoureuse de la Prusse eut l'effet qu'en attendait le Roi ; elle ralentit l'ardeur de l'empereur de Russie. Ce dernier, sachant que l'influence française s'efforçait de contrebalancer la sienne à Berlin, se demanda si la démonstration militaire prussienne n'était pas le résultat d'une entente avec la France. Cette considération le décida à rentrer dans la voie des ménagements, et il se rangea aux avis secrets qu'il recevait de Berlin et qui lui donnaient l'assurance que, s'il venait dans cette capitale, sa présence déciderait Frédéric-Guillaume à se rendre à tous ses désirs. La perspective de revoir la Cour de Berlin, où il avait conservé de charmantes et précieuses sympathies, devait tenter le jeune empereur. Il fit demander une entrevue au Roi par le prince Dolgorouki, son aide de camp. Frédéric-Guillaume sursauta d'effarement, tant cette démarche lui paraissait une autre manière de le compromettre. Qu'eût dit Napoléon en voyant arriver Alexandre à Berlin ? Toutefois, fort embarrassé, le Roi voulait éviter d'opposer un refus formel à la proposition très Batteuse que lui apportait Dolgorouki. Il n'osait pas renvoyer l'aide de camp ; encore moins se déterminait-il à fixer un rendez-vous. Chaque jour, sous une autre excuse, il différait sa réponse, non sans prier Dolgorouki de réitérer à son maitre qu'il était personnellement favorable à une alliance avec la Russie[3].

A l'encontre de la Russie qui n'offrait à la Prusse que l'honneur platonique de figurer dans la croisade contre la France, celle-ci, par la voix de ses ambassadeurs — Duroc allait être envoyé pour soutenir Laforest — s'engageait à donner le Hanovre à la Couronne prussienne pour prix de son alliance. Les avantages offerts par Napoléon au Cabinet de Berlin étaient, sous tons les rapports, conformes aux intérêts majeurs des deux nations. La Prusse ne pouvait demander mieux que de s'agrandir et la France désirait vivement qu'un Etat très fort, au centre de l'Europe, servit de contrepoids aux entreprises de l'Autriche. Mais après avoir vu le roi de Prusse promettant beaucoup, puis cherchant à temporiser devant les injonctions de la Russie, nous allons le retrouver, devant les propositions françaises, indécis et fugace, donnant les plus belles assurances d'abord et s'efforçant ensuite de traîner les choses en longueur.

Dès le commencement d'août, M. de Laforest, notre ambassadeur, avait reçu l'ordre de reprendre immédiatement avec M. de Hardenberg la question de l'alliance. Maintenant que le conflit allait se régler non plus sur mer avec l'Angleterre, mais sur terre avec l'Autriche et la Russie, le Hanovre perdait de son importance ; il s'agissait d'abord de se tirer d'affaire avec la coalition. Alors la France était prête à tous les sacrifices pour se réserver, à elle seule, les services qu'un voisin des opérations de guerre peut rendre aux belligérants ; par conséquent Napoléon était disposé à donner eu toute propriété l'Électorat à la Prusse. Si ce n'était pas assez, Laforest irait jusqu'à lui offrir tel autre avantage, arrondissement, prérogative ou influence en Empire que Sa Majesté Prussienne penserait trouver à sa convenance[4].

Les instructions de Laforest étaient tellement pressantes que, pour les remplir, il dut se mettre en frais d'ingéniosité. Il dit dans sa correspondance : M. de Hardenberg étant reparti plus tôt que de coutume pour ses terres près de Francfort-sur-l'Oder... j'ai dû prendre le parti d'aller le forcer dans sa retraite où, occupé de défrichements et de bâtisses, il se refuse encore à recevoir aucun étranger. J'ai prétexté un voyage de curiosité à Francfort et, supposant un accident de voiture qui me retenait dans son voisinage, je lui ai fait faire mes compliments. Il m'a invité aussitôt à m'arrêter chez lui. J'ai eu ainsi l'avantage d'une longue et solitaire matinée de campagne pour exécuter les ordres de Sa Majesté Impériale. J'y ai mis tout le zèle dont je suis capable, et j'ai lieu de penser que M. de Hardenberg commence à entrer personnellement dans les vues que je lui ai développées[5].

Quatre jours après, Laforest écrivait : M. de Hardenberg vient aujourd'hui de me faire connaitre l'acquiescement du Roi aux propositions dont j'ai été l'organe et l'intention où est Sa Majesté d'entrer en matière et de conclure un traité sur les bases établies, aussitôt que l'Empereur le voudrait. Ce ministre paraissait extrêmement satisfait. Laforest ne se tenait pas d'aise quand il entendait Hardenberg commenter la situation dans les termes suivants : Le Roi sera très fort, lorsqu'en faisant à Vienne, à Pétersbourg, à Londres, la déclaration désirée par Sa Majesté Impériale, il pourra dire aux Anglais : Vous n'avez plus le prétexte des indépendances soi-disant menacées ; aux Russes : A propos de quoi faites-vous la guerre ? aux Autrichiens : Vous voilà rassurés en tous points ; voulez-vous courir des risques certains pour les craintes chimériques dont vous vous laissez bercer ?[6] Tout allait donc à merveille. Moyennant l'annexion du Hanovre et quelques petites concessions sur le régime de l'Italie, la Prusse consentait enfin à être et, chose plus extraordinaire encore, à se dire l'alliée de la France.

L'ébauche de l'union en était là quand la guerre devint plus imminente. Napoléon, qui avait des raisons suffisantes pour se méfier des hésitations du roi de Prusse, se dit qu'un second diplomate, accrédité spécialement pour conclure l'alliance, ne serait pas de trop avec Laforest. Il envoya tout de suite à Berlin Duroc qui avait su se rendre sympathique à la Cour, lors de ses précédentes missions. Le 23 août, l'Empereur écrivait au roi de Prusse[7] : J'envoie auprès de Votre Majesté le général Duroc. Il est muni de mes pouvoirs pour signer, avec la personne que Votre Majesté voudra désigner, le traité dont nos ministres sont convenus. Je me réjouirai de tous les nouveaux liens qui resserreront nos États. Nos ennemis sont communs. L'acquisition du Hanovre est géographiquement nécessaire à Votre Majesté, surtout lorsque l'Europe se trouve partagée entre de si grandes puissances... Il faudra donc se battre encore. Dieu, ma conscience, Votre Majesté et l'Europe me seront témoins que je suis attaqué, puisque je suis menacé sur mes frontières lorsque toutes mes troupes sont sur des vaisseaux et sur des côtes.

Parti en tonte diligence, Duroc arriva à Berlin le Ier septembre. Dans sa pensée, il n'avait qu'à signer au nom de la France le traité d'alliance ; à cet effet il était porteur d'une délégation parfaitement en règle et on peut voir encore dans nos archives ce parchemin officiel, revêtu du sceau impérial et des signatures nécessaires[8]. Dès que, le lendemain, il fut en présence du Roi et du ministre d'État, il s'aperçut que sa tâche ne serait pas, hélas, aussi facile qu'il se l'était figurée. Sortant de l'audience royale du château de Charlottenbourg, Duroc écrit : Je juge, d'après ce début, que l'idée de la guerre a effrayé le Roi ; que depuis mon arrivée tout se remue autour de lui pour l'affermir dans sa neutralité ; qu'il sera difficile de conclure le traité d'alliance sans quelques modifications analogues à sa manière de voir[9]. Après avoir senti au premier contact que le Roi allait se dérober, le pauvre Duroc, quatre jours plus tard, est obligé d'avouer qu'il ne conserve plus beaucoup d'espoir. Il écrit : Il est à peu près probable à présent que je reviendrai près de Votre Majesté sans avoir rempli le but qu'elle s'est proposé en m'envoyant ici. Le Roi, comme tout ce qui l'entoure, craint la guerre et, si ses premières dispositions avaient pu faire croire qu'il joindrait ses efforts à ceux de Votre Majesté, c'est qu'il croyait qu'il ne faudrait en venir qu'à des démarches pacifiques[10].

La conception d'alliance que s'était faite le Roi doit être une des curiosités des annales de la diplomatie. L'alliance lui convenait assez, tant qu'il en retirait des profits considérables et qu'il ne courait pas le moindre risque de conflit avec qui que ce fût ; mais, si des complications survenaient au cours de cette alliance, le roi de Prusse se réservait de ne plus connaître personne, et son traité devenait nul et non avenu ! Cela fut expliqué en toutes lettres aux diplomates français par M. de Hardenberg qui vint leur dire, le 16 septembre : Nos renseignements nous font connaître que la base de notre négociation, le maintien de la paix, va faire défaut. L'ultimatum de l'Autriche a été envoyé à Paris le 3 septembre. On nous annonce l'arrivée à Berlin du général autrichien, comte de Meerfeldt. Cent mille Russes ont déjà dépassé la frontière autrichienne. Les Suédois et les Russes vont débarquer en Poméranie. Enfin le duc de Cambridge, à la tête d'une armée, va s'efforcer de récupérer le Hanovre. Alors Hardenberg, pour bien faire comprendre qu'il n'est plus du tout question d'alliance, termine par ce conseil avisé et amical : Que la France remette donc sans perdre de temps le Hanovre à la Prusse, qu'elle en retire toutes ses troupes ; elle les emploiera plus utilement ailleurs. Duroc ne manqua pas d'observer que, si Napoléon voulait donner le Hanovre à la Prusse, c'était en gage d'une alliance. Autrement, il garderait sa conquête[11].

La modération de Napoléon fut portée si loin que les négociateurs français en arrivèrent à remettre un traité donnant le Hanovre en dépôt à la Prusse, si celle-ci faisait la promesse d'empêcher les Anglais de l'occuper, et à le rendre à la France au jour de la paix[12]. Mais plus la France avançait dans la voie des concessions et plus la Prusse reculait ; elle exigeait l'Électorat sans condition aucune, sans engagement de sa part : Le tableau change à chaque instant, réplique M. de Hardenberg ; il faut se haler, car nous ne répondons de rien si les Anglais et les Hanovriens ont déjà occupé l'Électorat avant la Prusse[13].

Cette façon d'agir dénotait clairement qu'il y avait, du côté de la Prusse, des arrière-pensées hostiles à la France. M. de Hardenberg les révèle fidèlement dans ses Mémoires : J'ai conseillé au Roi, dit-il[14], de ne rien faire avec la France, de laisser traîner les choses jusqu'après l'entrevue du souverain avec l'empereur de Russie. Enfin, dans les conseils du Roi, on disait avec franchise : Que les Français évacuent de suite le Hanovre, et nous l'occuperons. Si la France accepte cela, la prise de possession peut être démontrée comme un service important rendu à l'Angleterre et à la coalition, puisque le roi d'Angleterre récupère de cette façon son Électorat[15]. Donc, quand la Prusse réclamait la possession du Hanovre sans condition aucune, c'était avec l'intention de le rendre à l'Angleterre dès que la coalition aurait l'air de triompher. Vraiment, pour cette restitution, la France n'avait besoin de personne ; à tous les points de vue il lui serait plus profitable de la faire elle-même que d'en charger un tiers.

Lorsque le général Duroc était parti pour Berlin, Napoléon pouvait croire que l'alliance prussienne était faite puisque l'assurance en avait été donnée à Laforest et qu'il ne restait qu'à échanger les signatures. C'est sur cette donnée qu'il avait composé son plan de campagne. Quand il s'aperçut que, contre son espérance, la Prusse inaugurait une ère nouvelle de négociations, il eut lieu de supposer qu'à défaut de la ratification de l'alliance, le cabinet de Berlin accepterait la dernière proposition française, c'est-à-dire l'occupation du Hanovre par les armées prussiennes sous la réserve qu'il ne serait pas rendu à l'Angleterre. Toutefois, comme les dépêches de Berlin mettaient un certain temps pour parvenir au quartier impérial, Napoléon vit un danger à laisser s'écouler les jours et à permettre ainsi que les renforts du Tsar, acheminés de Russie, arrivassent jusque sur le théâtre de la guerre ; car évidemment, cent mille Russes n'avaient d'autres raisons de se rendre en Silésie et en Poméranie suédoise que d'être à même, au moment critique, de traverser la Prusse et d'aller prendre à revers les armées françaises. Secouant subitement le poids énervant de l'attente, il arrêta énergiquement les mesures qui pouvaient lui assurer conte que conte une première et éclatante victoire sur l'armée autrichienne, qu'il voyait à sa merci s'il savait manœuvrer avec précision et rapidité. Alors il donna l'ordre à Bernadotte, qui commandait l'armée d'occupation du Hanovre, d'évacuer le pays et de n'y laisser qu'une garnison suffisante pour défendre solidement la forteresse de Hammeln par laquelle se trouverait encore attesté le droit de conquête de la France. Bernadotte devait rejoindre à marches forcées les troupes de l'Électeur de Bavière. La route qui lui était prescrite l'obligeait à traverser une partie des provinces prussiennes de Franconie.

La nouvelle de cette violation du territoire prussien par les armées françaises parvint au Roi pendant qu'il était en soirée chez son ministre Hardenberg[16]. Ce fut une stupeur générale qui éclata bientôt en une rage folle. Le parti hostile à la France se saisit de l'événement comme d'une bonne aubaine Les esprits s'excitèrent jusqu'à la fureur. C'était, disait-on, une insulte faite à la personne du Roi, à la dignité de la couronne et à l'indépendance de la monarchie. Qu'allait-on devenir en face des Russes à qui l'on venait de refuser le passage ? Les généraux réclamaient une vengeance terrible de l'affront fait à leurs armées ; ils voulaient la guerre immédiate, à outrance.

Le prince Louis-Ferdinand colportait partout les discours belliqueux que la Reine tenait aux divers de la Cour ; il était l'âme des conseils présidés par cette princesse. L'ascendant des femmes dominait ; on se serait cru à une Cour d'un autre temps. Un véritable vent de folie et d'exaspération tourna toutes les têtes[17].

Dans cette atmosphère embrasée, le Roi abreuvé des reproches des siens, humilié devant les autres, fut gagné par la fièvre générale. Comme il arrive à tous les timides, l'effort violent qu'il fit pour sortir de sa réserve ordinaire le jeta hors des bornes. Du premier coup il poussa les choses à l'extrême avec une exagération d'attitude impossible à maintenir longtemps. Dans son désir d'afficher sa virilité factice, il prit toutes sortes de résolutions. À l'instar d'un despote en proie soudain à une démence furibonde, il décrète tout ce qui passe par son cerveau en délire. Jamais peut-être, dit un diplomate alors présent à Berlin[18], on n'a vu dans une heure décisive se presser des événements aussi considérables. Toutes les frontières prussiennes seront ouvertes aux armées de la coalition. On adresse au général, commandant les troupes russes en Poméranie, l'invitation d'avancer immédiatement avec ses vingt mille Russes et Suédois et de suivre le chemin le plus court. Quatre armées prussiennes seront formées, savoir : une de quarante à cinquante mille hommes dans le pays de Bayreuth, une deuxième en Hanovre, une troisième en Westphalie, une quatrième de réserve. Un courrier est expédié à Dresde pour prier le Prince Électeur de mobiliser incontinent son armée et de se joindre à l'armée prussienne en Franconie. Ce n'est pas encore assez ; le Roi donne l'ordre à ses troupes de s'emparer du Hanovre.

Elles y pénètrent le 26 octobre. Puis il envoie un exprès à l'empereur Alexandre pour le prier de venir à Berlin s'entendre avec lui sur les arrangements à prendre. Enfin il ordonne de chasser immédiatement du royaume le général Duroc et M. de Laforest, notre ambassadeur[19]. Cependant l'énormité de cette dernière et irréparable mesure lui causa une certaine frayeur ; un petit frisson, sans doute, servit de réaction à cette crise aiguë d'énergie, car, un instant après, il enjoignit de suspendre le renvoi des ambassadeurs français. Il se contenta provisoirement de les frapper d'interdit ; personne n'eut plus le droit de communiquer avec eux. L'idée de se mettre complètement du côté de la coalition est arrêtée ; le prince de Metternich écrit, le 15 octobre, à sa Cour[20] : Le baron de Hardenberg m'a informé confidentiellement que le Roi a passé de notre côté avec toutes ses forces militaires. C'était, on le verra bientôt, beaucoup de bruit pour rien ; car ce n'est pas encore cette fois que Frédéric-Guillaume va d'un pas ferme et rapide s'élancer sur les champs de bataille.

L'affaire d'Anspach est généralement regardée comme la cause initiale de la guerre de 1806. Le sentiment prussien fut froissé, dit-on, et comprit qu'il n'avait rien de bon à attendre d'un homme tel que Napoléon qui ne tenait compte ni du droit, ni de la dignité des peuples. L'empereur des Français avait-il donc commis sans raison plausible un acte aussi grave qu'une violation de territoire ? C'est ce qu'il convient d'examiner, car, dans les actes de l'Empereur, il faut toujours se méfier de ce qui ressemble de prime abord à une déloyauté voulue ou à une maladresse irréfléchie. On ne saurait admettre que Napoléon passionnément désireux de l'alliance prussienne eût donné de façon brutale ou légère un ordre capable de susciter une rupture immédiate.

Afin de bien pénétrer sa pensée, on ne doit pas perdre de vue les circonstances dans lesquelles une petite armée française de vingt mille hommes traversa très vite et sans commettre la moindre déprédation une portion des possessions prussiennes en Franconie. Ces circonstances, dont l'exactitude est certifiée par les contemporains les moins favorables à Napoléon, étaient les suivantes : La Russie avait fait savoir au Roi, d'une façon aussi péremptoire qu'inusitée, la résolution qu'elle avait prise de ne pas tenir compte de la neutralité de la Prusse[21]. Des reconnaissances de cosaques se faisaient journellement sur la frontière prussienne ; cent mille Russes étaient aux portes de la Silésie, prêts à se précipiter, à l'heure qu'ils choisiraient, sur les derrières de l'armée française. C'est en face de cette situation que Napoléon donna à Bernadotte l'ordre de traverser le territoire d'Anspach. On ne serait probablement pas loin de la vérité en disant que la fureur des Prussiens provenait surtout de ce que l'infraction — si toutefois c'en était une — avait été commise par les Français et non par les Russes sur qui se portaient toutes lés sympathies.

A l'heure même des événements, les adversaires et critiques habituels de Napoléon ne voyaient pas grand'chose de répréhensible dans sa conduite ; ils ne la jugeaient ni violente, ni indélicate. Le prince de Metternich, ambassadeur d'Autriche à Berlin, écrivait à sa Cour[22] : L'ordre donné à l'armée française de ne pas respecter la neutralité du territoire prussien peut coïncider, en rapprochant les dates, avec les premiers bruits répandus ici de la détermination de l'empereur de Russie de faire passer les frontières prussiennes à ses troupes, le 28 septembre, de gré ou de force.... Ne se pourrait-il pas que l'empereur Napoléon ait expédié cet ordre dans l'espoir que la nouvelle de son exécution arriverait à Berlin à une époque où le Roi se trouverait ou un allié ou eu pleine guerre avec la Russie, et que, dans l'une ou dans l'autre position, elle ne saurait rien gâter ?...

Sons aucun rapport le gouvernement prussien n'avait de motif pour se dire insulté intentionnellement et, pour calmer l'effervescence fougueuse qu'il avait déchaînée, il lui aurait suffi de publier le compte rendu du Conseil des ministres tenu sous la présidence du Roi et où l'on reconnut, dit Hardenberg dans ses Mémoires[23], que dans les guerres précédentes et en vertu de négociations antérieures le passage du territoire d'Anspach était permis à tous les belligérants. Ce fut du reste le thème principal adopté par Napoléon pour se disculper. Il ne lui convint pas d'exposer devant l'Europe ses doléances sur l'attitude exagérée de la Prusse à son égard. Il se contenta de demander comment il aurait pu imaginer que ce qui était ouvert pour tout le monde était fermé à la France seulement. Il était parti, comme il le dit lui-même, de la convention de Bâle[24], laquelle spécifie explicitement que les puissances belligérantes pourront traverser notamment les principautés de Franconie sous réserve (art. 375) qu'elles ne pourront y établir le théâtre de la guerre ni prendre des positions retranchées[25]. Nul ne connaissait mieux ces dispositions que le premier ministre prussien Hardenberg. Nos Archives de la guerre possèdent une lettre adressée au général Moreau et par laquelle on lui annonce que lui sont envoyés, en juillet 1796, des commissaires pour le passage des troupes à travers les provinces du Roi, afin de prendre les mesures propres à concilier la neutralité, l'intérêt et le besoin des troupes. Cette note est signée Hardenberg, ministre d'État et de Cabinet de Sa Majesté le roi de Prusse, dirigeant dans ses provinces de Franconie[26].

Cet usage n'était point tombé en désuétude, puisque tout récemment, dans la guerre actuelle, des détachements bavarois avaient passé par ce même territoire où ils avaient été poursuivis par les Autrichiens. Hier encore ceux-ci avaient traversé les possessions prussiennes en divers endroits[27].

Personne -n'avait entendu dire que les passions s'étaient déchaînées contre la Bavière ou contre l'Autriche. Pourquoi en aurait-il été autrement ? Le Roi, rapporte son conseiller intime, n'eut pas plus tôt la certitude de la guerre entre l'Autriche et la France que, méditant sur ce qui pouvait devenir l'écueil de sa neutralité, il prévit le sort des provinces de Franconie. Il se dit que, jetées sur la route des deux armées, il était impossible qu'elles demeurassent intactes, attendu que le vaincu s'échappe par tous les chemins, tandis que le vainqueur, avant toute autre considération, poursuit sa victoire. Dans ces conditions il crut plus sage d'imiter sur ce point ce qu'avait fait son père en 1706 ; il ordonna à son cabinet de déclarer que le passage par la Franconie serait permis à toutes les puissances belligérantes, sous la seule réserve de n'y point prendre de position stable et d'y payer tout comptant[28].

Ces faits matériels, seuls, étaient peut-être de nature à faire regarder l'affaire d'Anspach, non comme un forfait monstrueux, mais comme un malentendu dont la Prusse — ce qui constituait le point essentiel — n'était pas responsable aux yeux des puissances et sur lequel on pouvait s'expliquer. Napoléon le pensait ainsi lorsqu'il écrivait au roi de Prusse le 5 octobre[29] : J'entends qu'il y a quelque difficulté pour le passage sur le Margraviat d'Anspach. Je suis parti de la convention de Bâle et de l'usage de la guerre passée. Cependant je suis bien loin de refuser à Votre Majesté le droit de se comporter comme elle veut dans ses États ; mais elle est trop juste pour ne pas convenir qu'il faut que j'en sois instruit lorsque cela déroge à l'usage des guerres passées. Je désire apprendre, Monsieur mon frère, que Votre Majesté n'a contre moi aucune mauvaise volonté pour ce qui s'est passé. Elle peut rester persuadée de mon désir de lui être agréable. Le prince Eugène de Wurtemberg — ce prince était porteur de la lettre — donnera à Votre Majesté des nouvelles du Danube ; si je pouvais penser que cela pût lui être agréable, je m'empresserais de lui en donner quelquefois directement lorsqu'il y aurait des événements qui en vaudraient la peine. La méprise de l'Empereur était tellement sincère qu'en 1807, à Tilsit, alors qu'au pinacle de la gloire il n'a nullement besoin de se disculper vis-à-vis de personne, il dit spontanément au Tsar : Il faut se rappeler tout ce que produisent de maux les États entremêlés ; témoin le passage sur le territoire d'Anspach[30].

La lettre adressée par Napoléon au roi de Prusse ouvrait la porte à toutes les communications ; elle marquait même une certaine condescendance pour le gouvernement prussien et pour le Roi. Elle était à peu près tout ce qu'elle pouvait être, surtout si l'on tient compte qu'elle fut écrite parmi les graves et multiples préoccupations des grandes marches et manœuvres militaires. Qui aurait pu songer qu'à Berlin on s'offenserait de cette lettre, qu'on y découvrirait une insulte au Roi ? C'est cependant ce qui eut lieu, tant il est vrai qu'il n'y a pas de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. Aucun événement de guerre ne s'était encore produit ; on sentait eu Prusse l'impossibilité de rester inactif ; on y souhaitait le succès des alliés car toutes les préférences étaient acquises à la cause embrassée par le Tsar. Dans ces conditions, du moment qu'on trouvait une sorte de prétexte pour oublier les promesses et les devoirs de gratitude contractés envers la France, on ne voulait pas laisser échapper le cas de rupture qui se présentait. Il est difficile de croire à autre chose quand on voit de quelle manière on s'efforça de trouver injurieuse la lettre, pourtant conciliante et gracieuse, de l'Empereur. Le conseiller intime du Roi écrit au ministre : J'adresse à Votre Excellence une lettre de Napoléon dont le prince de Wurtemberg a été porteur. Le ton cavalier qui y règne ajoute, s'il se peut, à l'insolence de ce qu'on prétend excuser. Aussi, je l'avoue, je n'ai pas encore vu le Roi blessé plus profondément[31].

Si nous avons cru devoir nous arrêter ici longuement sur l'incident, assez mince en vérité, de la prétendue violation du territoire d'Anspach, c'est parce qu'il joue un rôle important dans l'histoire des relations de la France avec la Prusse. Nombre d'écrivains, voulant à tout prix rejeter sur Napoléon la cause de la guerre de 1806, sont parfois fort embarrassés ; alors ils s'emparent de l'affaire du Margraviat et soutiennent que, depuis cet affront ineffaçable fait à la dignité prussienne, la guerre était devenue inévitable. Ce n'est là qu'une partie de la vérité. Oui certes, depuis cette époque, la guerre était devenue inévitable, mais uniquement parce qu'on subissait à Berlin la volonté du parti de la guerre à la tête duquel se trouvait la reine Louise. Cette coterie bruyante s'appliqua à entretenir la légende d'une injure grave, irréparable, faite à la couronne royale et à la nation prussienne. On s'efforça d'échauffer l'esprit du Roi et ou nourrit avec des soins infinis des ressentiments qui se pouvaient apaiser avec la plus grande facilité.

En se rapprochant du théâtre des événements, l'empereur Alexandre s'arrêta chez les parents de son chancelier d'Empire, le prince Czartoryski. Il fut reçu dans leur château de Pulawy, chanté par Delille :

Fortuné Pulawy qui seul obtint des dieux

Le charme que le ciel partage à d'autres lieux...

Le Tsar y attendait la fixation de son entrevue avec le roi de Prusse. Les loisirs du séjour de Pulawy furent employés à poser quelques jalons de la future reconstitution du royaume de Pologne au profit d'Alexandre[32]. Celui-ci se tint assez fermé sur ses projets et sur les conséquences de la campagne actuelle, mais les généraux de sa suite, pleins d'ardeur guerrière, parlaient avec orgueil de leurs succès prochains. Ils auraient cru manquer aux convenances s'ils n'avaient demandé aux dames de Pulawy leurs commissions pour Paris. C'était le but que leur aimable forfanterie assignait dans un bref délai à leurs triomphes et conquêtes[33]. Ils rencontrèrent cependant une lacune dans leurs calculs, car leur imagination débridée était alors en avance d'une dizaine d'années sur le cours de l'histoire.

L'incident du Margraviat d'Anspach était survenu à l'époque où le prince Dolgorouki, chargé par Alexandre de demander une entrevue au roi de Prusse, venait de mettre tout en œuvre pour entraîner celui-ci dans la coalition. Il lui avait offert sur les finances anglaises un subside d'un million deux cent cinquante mille livres sterling pour cent mille hommes et un tiers de cette somme devait être payé immédiatement. Il était sur le point de renoncer à vaincre les hésitations de Frédéric-Guillaume qui trouvait chaque jour un nouveau prétexte pour refuser sa réponse. Dans l'indécision où il se débattait, le pauvre Roi en était venu à invoquer les motifs les plus puérils tels qu'un mal au pied[34] ou autres ennuis analogues ; mais, dés que les troupes françaises eurent franchi le Margraviat, les choses changèrent brusquement de face. Dolgorouki fut mandé au palais et prié de partir en toute hâte afin de porter à l'empereur Alexandre l'invitation royale de se rendre à la cour de Berlin qui l'attendait avec la plus vive impatience. Grande fut l'allégresse que causa cette résolution du Roi dans son entourage le plus proche et dans le parti hostile aux Français. Ce rêve si longtemps caressé d'une union intime entre les deux Cours allait enfin se réaliser. Après avoir désespéré de voir le Roi acquiescer à la visite du Tsar, on allait pouvoir, dans la splendeur de la Cour, reprendre les charmes de l'idylle qu'une pensée fidèle suivait langoureusement depuis trois ans qu'on s'était quittés à Memel. Sans perdre une minute Alexandre, toujours zélé courtier de la coalition, partait de Pulawy ; il jugeait prudent d'aller, selon l'expression du chancelier russe, battre le fer pendant qu'il était chaud[35].

Le 25 octobre 1805, l'empereur de Russie faisait son entrée à Berlin. Duroc, encore présent dans cette ville, a noté quelques détails de cet événement. u Dès que l'on fut instruit, dit-il, du jour de son arrivée, le Roi envoya au-devant de lui jusqu'à Francfort-sur-l'Oder son aide de camp, le général Köckeritz, avec une lettre autographe. Des chasseurs de la Cour, placés de distance en distance sur la route, ont averti de l'heure à laquelle l'Empereur était arrivé dans cette ville et de celle à laquelle il arriverait à Berlin. Les princes Henry et Guillaume, frères du Roi, sont partis pour se porter à la rencontre de l'Empereur et l'ont attendu à Friedrichswald à deux lieues de Berlin. Des attelages de la Cour avaient été préparés là et plus loin. L'Empereur est monté avec le prince Henry dans la voiture à deux places de celui-ci ; le prince Guillaume, les princes Czartoryski, Dolgorouki, le comte de Tolstoï, grand maréchal, tous trois de la suite de l'Empereur, sont montés dans une berline du Roi. Ces deux voitures étaient précédées par un grand nombre de courriers qui étaient allés à cheval par la route de Francfort. Il n'y avait ni troupes, ni escorte. Six pièces d'artillerie placées à la porte de la ville ont annoncé l'entrée de l'Empereur. Sur le passage, les accès des rues étaient gardés par des piquets d'infanterie.

Le parti de la guerre avait organisé l'enthousiasme dans la ville. Le prince Louis-Ferdinand, qui, depuis le premier jour de la crise, était à la tête des frondeurs, avait accoutumé les Berlinois à des manifestations publiques. A son instigation on insultait les ministres suspects de tiédeur, tandis qu'on saluait par des vivats chaleureux M. de Hardenberg jugé favorable à la bonne cause. Le peuple était surexcité par des meneurs ; ceux-ci formaient des groupes et y déclamaient contre la honte d'une armée de cent mille hommes qui se résignait à dévorer silencieusement les affronts des Français ; sous l'influence du prince, on avait lu à haute voix, an théâtre, un hymne guerrier indirectement hostile à la France[36] ; enfin on racontait avec attendrissement qu'à la fête du prince héritier, âgé de onze ans, la Reine, ces jours passés, lui avait donné un casque et une épée en lui disant : Tu vengeras tes frères malheureux[37]. A ces discours, à ces spectacles, à ces récits, le peuple s'animait, maudissait les Français, auteurs de tant de maux.

Le cortège du Tsar fut salué par les acclamations de cette foule surexcitée. Sur la place du Château, les grenadiers de la garnison, le régiment des gens d'armes et un escadron de gardes du corps étaient rangés en bataille. Le Roi, accompagné de ses officiers, reçut l'Empereur au moment où il descendait de voiture. Ils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre et s'embrassèrent à plusieurs reprises. Assez troublé le Roi prit ensuite la main de l'Empereur et se tenant ainsi tous deux, les souverains gravirent les marches du perron et se dirigèrent du côté des appartements. La reine Louise, entourée de ses dames, attendait sur le palier du grand escalier, à l'entrée de la salle des gardes. Avec une émotion contenue elle regardait monter le jeune et bel Empereur. Dans le plus serré des uniformes, il avait, avec ses vingt-huit ans, plutôt l'air d'un charmant officier que de l'autocrate des immenses contrées du Nord. Celui que les émigrés français appelaient jadis l'Amour grec et qui maintenant portait aimablement ce surnom plus juste : le Séduisant, avait une physionomie douce, avenante et gaie, rendue intéressante par le contraste d'une chevelure blonde et d'une fine moustache brime. Grand, élancé, péchant plutôt par trop de raideur que de laisser aller, il était fier de ses avantages physiques. Il avait la vanité de son pied, dont l'élégance aurait pu être enviée par une danseuse, et il se plaisait à sourire en découvrant des dents d'une régularité parfaite et d'une blancheur éclatante[38]. Alexandre s'empressa vers la Reine, l'embrassa, et lui dit avec une effusion de sentiments qui fut remarquée : Madame, mille obstacles m'ont empêché d'apporter plus tôt mes hommages aux pieds de Votre Majesté. Un déjeuner intime réunit la Reine, l'Empereur et le Roi.

Aussitôt après qu'on eut fait au Tsar l'honneur d'une parade militaire dans la cour du Château, les souverains montèrent tous trois en berline et partirent pour Potsdam. On pensait sans doute jouir d'une intimité plus tranquille sous tous rapports dans la résidence royale de cette ville. Alexandre y serait à peu près à l'abri des sollicitations, des visites et des indiscrétions des membres du corps diplomatique. On y pourrait mieux s'isoler. On serait plus à l'aise pour influencer Frédéric-Guillaume et le décider à donner son concours effectif à la coalition. Le palais de Potsdam figurait de certaine manière le berceau de la grandeur prussienne ; l'édifice, les appartements, les portraits évoquaient les souvenirs des fondateurs de la monarchie. C'était un lieu imposant, un décor bien choisi pour donner de la solennité aux scènes de tentations, d'entraînement patriotique, que la femme et l'hôte illustre du Roi allaient jouer pour rallier la Prusse à la cause des puissances.

Dans sa joie et dans sa fierté de posséder en sa demeure l'Empereur de toutes les Russies, la Reine troublée, subjuguée, animée par le grand rôle qu'elle s'était attribué, se transforma en héroïne de la fable. Elle prit ses penchants personnels pour des inspirations divines et se crut appelée à restituer l'honneur et la gloire à sa couronne sous l'égide d'Alexandre. Apportant au service de la mission qu'elle s'était imposée l'ardeur intense et presque irrésistible que les femmes mettent dans leurs passions, elle stimula avec plus de fougue le zèle de la faction belliqueuse. Son exaltation contagieuse avait gagné presque toute la Cour, à l'exception du général Köckeritz et du ministre Haugwitz. Son caractère énergique lui valut l'admiration qu'elle recherchait le plus sans doute, celle de l'empereur Alexandre qui disait un jour à Metternich[39] : J'ai surtout trouvé la Reine plus courageuse que je ne croyais. Le chancelier russe nous la montre appliquant toutes les ressources de son intelligence à écarter les difficultés que faisait naître M. de Haugwitz rebelle à la combinaison russe.

Pourtant toutes les excitations, toutes les insinuations de la Reine, tout son ascendant n'arrivaient pas à persuader le Roi. Avec sa nature indécise, il n'avait pas plus tôt écrit au Tsar d'accourir à Berlin qu'il aurait souhaité que celui-ci ne vînt pas. Il s'était remis dans les flottements où il se complaisait ; il réfléchissait et, après chaque conférence, il ajournait sa résolution au lendemain. Quoique irritée, dépitée et peut-être humiliée de ne pas obtenir de son mari ce qu'elle désirait, la Reine ne ressentait probablement aucun chagrin de voir se prolonger la présence d'Alexandre chez elle. La Reine, dit le prince Czartoryski[40], employa tout le charme de son esprit pour rendre le séjour agréable à l'Empereur.

Des repas de cérémonie et des spectacles se donnaient à Potsdam. Parfois on venait dîner à Berlin où les convives du Roi étaient servis dans la vaisselle d'or ; cela constituait, parait-il, un grand événement dont Duroc se fait l'écho dans sa correspondance. Le surlendemain de l'arrivée du Tsar, on se rendit à l'Opéra de Berlin pour y voir jouer l'Armide de Gluck[41]. Les fastes glorieux de la Jérusalem délivrée, à travers lesquels rayonnent les charmes enchanteurs d'une héroïne chevaleresque, semblèrent probablement de bon augure aux spectateurs princiers. Hélas, si la pauvre Reine avait pu, d'un regard sibyllin, percer l'avenir, elle se serait crue victime d'un invraisemblable cauchemar. A un an de distance, jour pour jour, quel changement de tableau ! Napoléon, entouré de son état-major, faisant son entrée triomphale à Berlin, le 27 octobre 1806, passe devant ce même théâtre où, le 27 octobre 1805, la reine Louise, en compagnie de l'empereur Alexandre, assistait radieuse à la représentation d'un épisode de l'épopée chrétienne. De Berlin, après ces galas, les souverains retournaient le soir en voiture à Potsdam. Ce devaient être, en ces poétiques nuits d'octobre, de délicieux petits voyages sur les routes tapissées de feuilles tombantes aux premiers frissons de l'automne.

L'empereur Alexandre, non moins désappointé que la Reine, se voyait presque obligé de partir sans avoir pu obtenir l'adhésion de Frédéric-Guillaume, lorsqu'un événement imprévu vint exercer une dernière et décisive pression sur ce dernier. Le 30 octobre, arrivait à Berlin l'archiduc Antoine, frère de l'empereur d'Autriche[42]. Véritable trouble-fête, il apportait une terrible nouvelle : l'armée du général Macle n'existait plus ; Ulm avait capitulé. Le 20 octobre au matin, trente-trois mille Autrichiens avaient défilé et déposé leurs armes aux pieds de l'empereur des Français et de son armée transportée de joie et d'orgueil.

La connaissance de ce désastre n'était pas faite assurément pour décider le roi de Prusse à se mêler activement des affaires de la coalition. Toutefois, pour vaincre ses résistances, abattre ses scrupules, il y avait maintenant, là réunis, presque tonte la famille royale, plusieurs hauts dignitaires, des ambassadeurs, l'empereur de Russie et un prince de la Maison d'Autriche. Quelqu'un a pu dire que c'était un véritable congrès de suppliants[43]. On rappela alors à Frédéric-Guillaume qu'il avait donné sa parole de marcher contre quiconque violerait le premier la neutralité prussienne ; or celui qui avait commis ce forfait, c'était Napoléon. Allait-il, lui, le successeur de Frédéric le Grand, renier sa parole uniquement parce que ses frères allemands étaient malheureux ? Devant ces arguments amers, proférés par des lèvres chéries et répétés par des amis vénérés, le Roi restait stupéfié. Puis on fit appel à sa sensibilité en même temps qu'on cherchait à le griser par la grandeur du rôle que la Providence semblait lui avoir réservé. Ce n'était plus en collaborateur qu'à présent il devait entrer dans les rangs des alliés ; c'était en sauveur de la cause sacrée des rois légitimes, en libérateur des peuples et en pacificateur de l'Europe.

Étourdi par les adjurations éloquentes d'Alexandre et de l'Archiduc, ému profondément aussi par les accents les plus doux à son cœur, par les supplications de sa femme, Frédéric-Guillaume se résigna, le 3 novembre, à conclure le traité dit de Potsdam, qui mettait la Prusse au rang des ennemis acharnés de la France. La signature eut lieu au château de Potsdam, dans la chambre d'Alexandre[44]. Nous aurons à revenir sur ce traité qui fut caché soigneusement et même nié à Napoléon en différentes occasions, jusqu'au jour où le hasard fit tomber entre ses mains la preuve irréfragable de la fourberie et de la perfidie du souverain dont il avait recherché l'alliance avec dévotion pendant près de sept ans.

Heureuse d'avoir enfin réalisé ses propres ambitions et d'avoir procuré à l'empereur Alexandre le plaisir d'une réussite, la Reine, fière et triomphante de son œuvre, voulut l'affermir le plus possible, car elle savait que la signature du Roi n'avait pas toujours été une solide garantie d'exécution. Afin de rendre cette fois l'engagement plus efficace, on jugea que le meilleur moyen serait assurément que toute rétractation apparût dans l'esprit du Roi comme un sacrilège. Dans ce but la reine Louise, donnant carrière à son imagination romanesque, inventa une scène d'un mysticisme impressionnant. La veille du jour où Alexandre quitta Potsdam, le 4 novembre, on vit eu la nuit profonde trois ombres silencieuses passer sous les arbres séculaires des jardins du Château. C'étaient l'empereur de Russie, le roi et la reine de Prusse.

Sortis du parc, ces trois personnages longèrent une rue étroite et, après un détour, se trouvèrent sur une petite place eu face du clocher gothique très simple, très modeste de l'église dite de la Garnison. Ils pénètrent dans l'édifice, allument des torches qu'ils tenaient sous leurs manteaux, traversent la nef en toute sa longueur et franchissent une porte exiguë. A la lueur jaunâtre, fumeuse de la résine, ils distinguent deux cercueils de bois recouverts de cuivre sans ornements, ce sont les tombeaux du Grand Électeur de Brandebourg et du Grand Frédéric. La mémoire de morts aussi illustres aurait mérité mieux que ce caveau délaissé, aux murailles grises et nues. Cependant, malgré son aspect sordide et mesquin, le lieu suffit encore à inspirer le respect : sous la voûte basse et sombre, on se sent comme forcé de s'incliner devant les dépouilles mortelles des fondateurs augustes de la monarchie prussienne, et l'on peut croire que, dans le calme des ténèbres, les visiteurs royaux et leur hôte impérial en ressentirent toute l'émotion.

Cette scène du 4 novembre a été illustrée par la gravure. On y voit, debout autour du tombeau du Grand Frédéric, la reine Louise enveloppée d'une mante noire qui fait ressortir la pâleur de son admirable visage ; elle se donne la contenance religieusement recueillie qui convient à la gravité de la circonstance. Près d'elle, enflammé d'une foi ardente, Alexandre étend le bras au-dessus des cendres du Grand Frédéric ; le Roi, avec sa haute et lourde corpulence, est en face, les mains tendues également pour échanger avec le Tsar la sainte et inviolable promesse d'une éternelle amitié.

Cette conjuration nocturne avait été, quoi qu'on en ait dit, méditée, organisée par une volonté habile et tenace, désireuse de voir le Tsar emporter de Potsdam l'assurance complète de la fidélité du roi de Prusse qui n'était guère porté à sceller ses engagements par des serments indissolubles. Il eût été malséant de la part de l'empereur de Russie de demander pour la signature royale une consécration aussi imposante que celle du pacte conclu sur les tombeaux. A la Reine seule, à son imagination passionnée, à sa chaleureuse sollicitude pour Alexandre, semble pouvoir revenir la conception de ce coup de théâtre fantasmagorique. D'ailleurs son ingérence et sa responsabilité dans la politique du royaume ne sauraient être mieux affirmées que par elle-même. En 1809, quand la Cour de Prusse, réfugiée misérablement à Kœnigsberg, est sollicitée de reprendre les armes, la Reine écrit à son frère : Je sais ce que je voudrais, mais je n'en ouvre pas la bouche ; mes conseils ont eu des conséquences trop effroyables[45]. Quel qu'en soit l'instigateur, l'espèce de profanation infligée à la sépulture du Grand Frédéric ne porta pas bonheur à la monarchie prussienne. Moins de deux ans plus tard, la reine Louise éplorée, en deuil de sa couronne naufragée, sera suppliante auprès de Napoléon. Elle n'obtiendra même pas l'intercession d'Alexandre, moins soucieux de se rappeler la foi jurée à Potsdam que de tirer à lui quelques épaves de cc royaume de Prusse. Accablé de malheurs, le Roi promènera autour de ces intrigues son humiliation, ses remords, son désespoir cruel.

Encore sous les émotions de la scène dramatique des tombeaux, Alexandre montait en voiture et partait, à une heure du matin[46], pour Weimar où, avant d'aller rejoindre les armées, il faisait une courte visite à sa sœur, la grande-duchesse.

Depuis l'explosion de l'affaire d'Anspach, l'ambassade de France à Berlin était une sorte de lazaret dont personne, par ordre royal, ne pouvait approcher. Napoléon jugea qu'il n'avait pas besoin de deux diplomates ainsi mis à l'index et, par lettre du 24 octobre 1805, il rappela Duroc. Les succès prodigieux que l'Empereur avait remportés depuis l'ouverture de la campagne auraient pu l'inciter à mettre un peu de raideur dans ses actes vis-à-vis de la Prusse, à répondre avec une certaine vivacité aux procédés violents dont on usait à l'égard de ses représentants. Il n'en fit rien. Il recommanda à Duroc de ne montrer aucun mécontentement et d'expliquer son départ par un motif banal, n'ayant nullement trait aux agissements du Cabinet berlinois. Demandez au Roi, lui écrit-il, une audience de congé et venez me joindre à Munich. Il vous sera facile de faire comprendre que, dans les circonstances actuelles, j'ai besoin de vous. Le but, d'ailleurs, pour lequel vous êtes à Berlin est manqué, puisqu'il n'est plus question d'alliance.

Enfin il fut prescrit à Duroc de tenir un langage modéré, propre, s'il était possible, à effacer de l'esprit du Roi toute trace d'irritation. Pour atteindre ce but, l'Empereur ne recule pas devant une apologie de sa personne. Faire parler avantageusement de soi, presque sous la dictée, par un de ses subordonnés, c'est en général une vanité puérile ; mais présentement, vu l'attitude hautaine de la Prusse, n'est-ce pas plutôt une humilité pénible ? Voici les paroles qui, sur l'ordre de Napoléon, furent prononcées par Duroc, à son audience de congé : Sire, l'Empereur me mande près de lui. Il voulait écrire à Votre Majesté, pour l'informer de ses succès ; mais il n'ose plus, étant vaguement instruit par des bruits d'Allemagne que ses ennemis lèvent la tête à Berlin et triomphent auprès d'elle. Sire, vous avez dans l'Empereur un ami capable de venir des extrémités du monde à votre secours. L'Empereur est peu connu en Europe ; c'est plus un homme de cœur encore qu'un homme politique. Serait-il possible que par une conduite douteuse Votre Majesté voulût s'aliéner un homme d'un si grand caractère et qui lui est si attaché ? L'affaire d'Anspach n'est qu'un vain prétexte. Duroc continua sa harangue en exposant à son tour les raisons qui justifiaient l'incursion des Français, puis il terminait par ces mots : Je conjure Votre Majesté de ne point perdre par une conduite douteuse un ami que la nature a formé incapable de se plier aux menaces et que j'ai toujours connu disposé à tout faire pour plaire à Votre Majesté[47].

L'homme au nom duquel Duroc parlait n'était pas un trembleur des périls de la guerre. Il prétendait être de taille à lutter contre ses adversaires, quel qu'en fût le nombre. Il n'était pas non plus, à l'heure présente, un vaincu des premières rencontres, un effaré voyant la partie compromise ou perdue. Il n'avait pas encore reçu la nouvelle du désastre de Trafalgar ou, par l'impéritie de Villeneuve, fut anéantie la majeure partie des forces maritimes de la France. Cette catastrophe, qu'il connut seulement aux portes de Vienne, n'était du reste pas de nature à calmer les ardeurs belliqueuses d'un souverain placé dans la position de Napoléon. Vaincu sur mer, il n'avait que plus de raisons pour s'efforcer de poursuivre ses succès et d'écraser impitoyablement sur terre la coalition formée aux frais du gouvernement britannique. L'homme dont Duroc était l'interprète avait commencé depuis vingt-six jours les opérations militaires. Durant ces vingt-six jours, dix-neuf combats avaient été livrés et dix-neuf victoires s'étaient inscrites sur les drapeaux de la Grande Armée. Les soldats français avaient traversé triomphalement Munich, Ulm, Salzbourg et Augsbourg. Dans cette dernière ville, le onzième jour des hostilités, arrivait la garde impériale ayant à sa tête quatre-vingts grenadiers qui portaient chacun un étendard pris à l'ennemi. Le désastre d'Ulm, la reddition de toute une armée, la dispersion des forces autrichiennes rassemblées sur l'Inn, l'échec des troupes de l'archiduc Charles sur l'Adige avaient ouvert toutes grandes les portes de la capitale de l'Autriche !

Si Napoléon avait été accessible aux sentiments d'orgueil et d'arrogance, l'occasion était belle. Pourquoi aurait-il eu peur de la Prusse ? A tout considérer, si elle entrait en lice elle ne ferait que remplacer l'Autriche presque anéantie et, au pis aller, la situation se présentait avec un certain nombre d'avantages. Il y a moins loin de Munich aux frontières prussiennes qu'il n'y avait de Boulogne à Munich, et la Prusse n'a pas eu comme l'Autriche trois ans pour s'armer en guerre ; d'autre part la France a maintenant avec elle la Bavière, le Wurtemberg, le Bade, et la valeur de son armée est doublée par une suite ininterrompue de succès inouïs.

On dira que les protestations amicales de Napoléon étaient des phrases inspirées par la politique du moment, par la nécessité où il se trouvait de paralyser l'action de la Prusse pendant qu'il préparait savamment l'éclatante défaite, de l'armée russe combinée avec les débris de l'armée autrichienne. Oui, certainement, toutes ces spéculations nécessaires à un chef d'armée, à un chef d'empire, préoccupaient l'esprit de Napoléon ; mais niaient-elles les motifs déterminants de ses démarches pacifiques ? Pour que cet argument fût vrai, il faudrait que ces appels à la concorde, ces démonstrations de désintéressement ne se rencontrassent chez lui qu'au jour où l'abstention d'un de ses adversaires est indispensable à la réussite de ses plans de bataille. Or, si nous prenons la campagne actuelle et si nous suivons impartialement les pensées de l'Empereur, nous les verrons toujours égales, toujours disposées dans sens des solutions prochaines avec le minimum d'effusion de sang et alors nous serons convaincus que ses plus célèbres victoires, mène celle d'Austerlitz, sa gloire, son immortalité ont été décrétées en quelque sorte par l'obstination présomptueuse des souverains ses ennemis.

Ou se souvient de combien d'avertissements, de combien de demandes d'explications, de propositions de désarmement faites à l'Autriche avaient été précédées la levée du camp de Boulogne et la mise en marche de l'armée contre les coalisés. Après la capitulation d'Ulm Napoléon, en soldat qu'il était, se sentit plein de compassion pour la malheureuse position du général Mack. Il eut avec lui, à l'Abbaye d'Elchingen, un entretien au cours duquel il lui témoigna une cordiale sympathie. D'après le récit du général Mack, Napoléon lui aurait dit : Partez pour Vienne et je vous autorise à dire à l'empereur François que je ne désire que la paix et que je suis très fâché qu'elle ait été interrompue. Je veux m'arranger avec lui, et même à des conditions très équitables. Je traiterai avec la Russie également puisque vous le désirez. Qu'on me dise les propositions des deux Puissances. Je suis anxieux de les savoir. Je veux faire des sacrifices, même de grands sacrifices. Je vous déclare encore une fois et vous autorise à le dire à votre souverain que — il me dit encore une fois très distinctement ce que j'ai allégué ci-dessus — il n'a qu'à m'envoyer vous ou le comte de Cobentzel ou quelque autre avec un plénipotentiaire russe pour traiter avec moi...

Tout ce que j'ai écrit, ajoute le général Mack, je puis l'attester sur ma parole d'honneur[48].

Dira-t-on qu'à cette époque Napoléon cherchait à distraire l'Autriche de la coalition, afin de n'avoir plus à combattre que l'armée d'Alexandre qui s'avançait en bataillons épais du fond de la Russie ? L'insinuation est trop naturelle pour qu'elle ne soit pas produite. Mais elle sera réduite à néant dès que nous aurons examiné la conduite ultérieure de Napoléon.

Le 25 novembre 1805, il y a douze jours que l'armée française et son chef ont fait leur entrée dans Vienne. L'Autriche par conséquent ne compte plus pour beaucoup dans le conflit actuel ; on peut la regarder comme une quantité négligeable. Maintenant la France n'a donc plus en face d'elle que la Russie pour ainsi dire. Ajoutons que la partie de l'armée russe qui, sous le commandement du général Kutusoff, s'était avancée sur l'Inn, est depuis le mois d'octobre en retraite sous les coups des Français. Eh bien, dans cet état de choses, c'est encore Napoléon qui fait près de l'empereur Alexandre le premier pas pour arriver à un arrangement amiable avant d'en venir aux mains.

On remarquera les termes courtois, voire humbles, respectueux, employés par Napoléon qui, à l'instar d'un vassal ou d'un petit prince, fait débuter sa lettre par le mot Sire tandis que le protocole veut la formule Monsieur mon frère dans la correspondance de souverain à souverain :

A l'Empereur de Russie.

Quartier impérial, Brünn, 25 novembre 1805.

Sire, j'envoie mon aide de camp, le général Savary, près Votre Majesté, pour La complimenter sur son arrivée à son armée. Je le charge de lui exprimer toute mon estime pour Elle et mon désir de trouver des occasions qui lui prouvent combien j'ambitionne son amitié. Qu'elle le reçoive avec cette bonté qui La distingue et me tienne comme un des hommes le plus désireux de Lui être agréable.

Sur ce, je prie Dieu qu'il veuille avoir Votre Majesté en sa sainte et digue garde[49].

 

Depuis que le temps des guerres de magnificence est passé, ou n'a plus l'habitude de se souhaiter avec autant d'urbanité la bienvenue sur les champs de bataille. Il fallait donc que Napoléon eût une autre intention qui peut aisément se dégager du simple récit des faits. L'empereur Napoléon, dit le duc de Rovigo dans ses Mémoires, me fit appeler à la pointe du jour. Il venait de passer la nuit sur ses cartes ; ses bougies étaient brûlées jusqu'aux flambeaux. Il tenait à la main une lettre. Il fut quelques moments sans me parler ; puis tout à coup il me dit : Allez-vous-en à Olmütz ; vous remettrez cette lettre à l'empereur de Russie et vous lui direz qu'ayant appris qu'il était arrivé à son armée, je vous ai envoyé le saluer de ma part. Arrivé au quartier impérial russe, Savary vit une foule de jeunes Russes attachés aux différents services ministériels de leur pays. Ils parlaient à tort et à travers de l'ambition de la France et, dans leurs projets de la réduire à l'état de ne pouvoir plus nuire, a ils faisaient tous le calcul de Perrette et du pot au lait.

Le Tsar, ayant reçu des mains de Savary la lettre de Napoléon, rentra chez lui pour en prendre connaissance. Il revint après une demi-heure, tenant sa réponse, l'adresse en dessous. Il entama alors une assez longue conversation avec Savary. Alexandre avait très bien compris que, dans la mission du général français, il s'agissait d'une ouverture de paix ; mais il déclara ne pouvoir rien faire que d'accord avec l'empereur d'Autriche. Celui-ci, d'ailleurs, avait dit aussi qu'il ne traiterait pas sans l'empereur de Russie, lorsque la question de paix avait été posée par Napoléon aussitôt après Ulm[50]. Alexandre laissa entendre à Savary que la première condition de la paix serait que l'Autriche ne fût pas amoindrie. Cette prétention était singulière. Ainsi l'Autriche aurait provoqué une guerre, aurait fait perdre à l'armée de Boulogne le bénéfice éventuel d'une descente en Angleterre ; tous les intérêts de la France auraient été bouleversés ; des vies humaines auraient été sacrifiées, et l'on érigeait en principe qu'on laisserait intégralement à l'auteur responsable de ces maux les moyens de recommencer à bref délai !

Savary, n'ayant pas de mandat pour aborder ces questions, n'en parla qu'évasivement et le dialogue tomba. Le Tsar lui remit enfin la réponse dont il tenait toujours l'adresse en dessous : Voici ma réponse, dit-il ; l'adresse ne porte pas le caractère que votre maître a pris depuis. Je n'attache point d'importance à ces bagatelles ; mais cela est une règle d'étiquette et je la changerai avec bien du plaisir aussitôt qu'il m'eu aura fourni l'occasion.

Savary lut l'adresse qui consistait eu ces mots : Au chef du gouvernement français. C'était d'un mauvais augure pour l'essai de rapprochement tenté près de l'empereur de Russie. Cette suscription, déplacée par elle-même, devenait une inconvenance gratuite, presque méchante, quand elle était remise entre les mains d'un subordonné. Sans s'arrêter à cette petite égratignure faite à son autour-propre, Napoléon prit connaissance de la lettre d'Alexandre. Elle était ainsi conçue :

Olmütz, le 27 novembre 1805[51].

J'ai reçu avec bien de la reconnaissance la lettre dont h général Savary a été le porteur et je m'empresse de vous en exprimer tous nies remerciements. Je n'ai pas d'autre désir que de voir la paix de l'Europe rétablie avec loyauté et sur des bases équitables.

Je souhaite en même temps avoir l'occasion de pouvoir vous être agréable personnellement. Veuillez en recevoir l'assurance, ainsi que celle de ma plus haute considération.

ALEXANDRE[52].

 

Écrite à un simple général d'armée, cette lettre eût été correcte à peu près ; adressée au monarque d'un grands pays, en réponse à une généreuse initiative, elle n'était que strictement polie, abstraction faite des qualificatifs dont elle usait à l'égard de l'empereur des Français. Cependant, après l'avoir lue, Napoléon resta quelque temps rêveur. Ce fut sans doute le temps de filtrer dans son esprit les termes de la lettre et de n'en conserver que le sens exact, dégagé de toute susceptibilité personnelle. Tout le monde savait — c'est reconnu par tous les historiens sans exception — que le Tsar, à l'armée comme dans ses conseils n'était entouré que de jeunes gens à peu près dénués d'expérience mais pleins de suffisance. Savary, qui les avait vus, regardait l'action inévitable, car, disait-il[53], toute la jeunesse russe était là ne respirant que bataille.

La conclusion de Napoléon fut qu'il ne devait pas attacher grande importance aux formes extérieures employées par le Tsar. Celui-ci n'avait peut-être pas osé heurter trop brusquement les sentiments de ceux qui étaient près de lui. Cette sage manière de voir à laquelle s'arrêta Napoléon ressort clairement de ce qu'il disait confidentiellement à Talleyrand : J'ai eu une correspondance avec l'empereur de Russie ; tout ce qui m'en est resté c'est que c'est un brave et digne homme mené par ses entours qui sont vendus aux Anglais[54].

Partant de cette appréciation, il se dit qu'une seconde démarche de sa part faite immédiatement et ostensiblement à tout le camp russe témoignerait d'une telle condescendance, d'un tel désir d'entente, qu'elle donnerait au Tsar des facilités pour échapper aux influences de sa suite. Tirant Savary à part, Napoléon lui dit : Prenez un trompette et faites en sorte de retourner vers l'Empereur de Russie. Vous lui direz que je lui propose une entrevue demain, à l'heure qui lui conviendra, entre les deux armées et que bien entendu il y aura pendant ce temps une suspension d'armes de vingt-quatre heures[55]. Il ne viendra à personne l'idée de croire que l'empereur des François avait peur de la bataille. S'il avait aujourd'hui les Russes devant lui c'est parce qu'il les avait poursuivis. Trois semaines auparavant, il écrivait déjà à Joséphine[56] : Les Russes ne tiennent pas ; ils sont en grande retraite. On peut donc admettre qu'au moment où Savary retournait près d'Alexandre, Napoléon était persuadé que la victoire était à lui, que rien ne saurait la lui enlever. Aussi, pouvait-il, avec une assurance superbe et tranquille, dire le surlendemain à ses troupes : Les positions que nous occupons sont formidables et, pendant que les Russes marcheront pour tourner ma droite, ils me présenteront le flanc... Cette victoire finira notre campagne[57].

Alors d'où venaient les hésitations de Napoléon ? Elles venaient premièrement de sa conviction formelle de vaincre ; deuxièmement de la certitude absolue que ce nouveau succès acheté par le massacre de tuiliers d'hommes ne changerait rien à la situation actuelle. Demain comme aujourd'hui, il ne sera question que d'affaiblir l'Autriche afin de se mettre à l'abri de nouvelles attaques. La France, quoi qu'il arrive, ne demandera rien à la Russie ; elle ne vent rien d'elle. Dès lors l'empereur des Français victorieux se trouvera le soir du combat exactement au point où il en était la veille ; on n'aura en plus que des monceaux de cadavres.

Ce n'est point là une analyse subtile et favorable des pensées secrètes de Napoléon. Par ses actes, il nous a dispensé lui-même d'une étude psychologique que chacun fait généralement d'après ses préférences intimes. Deux jours avant de lancer ses soldats contre les ennemis, Napoléon, dans une lettre nullement destinée à la publicité, a noté les préoccupations qui le hantaient à l'approche de la mémorable et glorieuse journée d'Austerlitz. Ces préoccupations révèlent en lui une noblesse de sentiments que pourrait lui envier l'homme le mieux pondéré et le moins enclin à se réjouir des luttes sanguinaires.

Le 30 novembre, c'est-à-dire l'avant-veille de la bataille d'Austerlitz, il écrivit à Talleyrand : Il y aura probablement demain une bataille fort sérieuse avec les Russes. J'ai beaucoup fait pour l'éviter car c'est du sang répandu inutilement... Ne parlez pas de la bataille car ce serait trop inquiéter ma femme. Ne vous alarmez pas ; je suis dans une forte position ; je regrette ce qu'il en coûtera et presque sans but[58]. Il ne pouvait y avoir la moindre comédie dans ces paroles si humaines, peignant si bien l'agitation d'un cœur accessible aux émotions ; la lettre qui les exprime ne parviendra à destination que trois jours après que les événements seront accomplis, elle ne sera connue de la postérité que si on l'exhume un jour des archives poussiéreuses de l'État.

Le général Savary, chargé de sa seconde mission arriva aux avant-postes russes environ deux heures après en être sorti ; les mêmes vedettes étant encore à leur place, on le reconnut et d fut conduit eu pleine nuit, de bivouac en bivouac, au grand quartier impérial russe. Convaincu de l'urgence absolue de sa démarche et sachant que, si l'entrevue souhaitée par Napoléon n'avait pas lieu le lendemain, le choc des armées était inévitable, Savary, qui connaissait l'impatience de son maitre, s'efforça d'abréger le chemin tortueux et long des filières par lesquelles il lui faudrait passer pour arriver jusqu'au Tsar. Il écrivit directement au prince Czartoryski : Prince, à peine étais-je sorti des avant-postes russes que j'y suis rentré, porteur d'une communication verbale pour Sa Majesté l'empereur de Russie. Elle est de nature à être suivie d'explications que je ne crois pas devoir écrire et je ne pense pas que Votre Excellence puisse prendre sur elle d'y répondre ni de m'empêcher de parvenir jusqu'à l'Empereur. Du moins je prends acte de la communication que j'ai l'honneur de lui faire, afin que dans aucun cas on ne puisse m'imputer les événements qui pourraient être la suite du refus de m'entendre. Mis enfin en présence du Tsar, Savary lui dit : Sire, j'ai rapporté fidèlement à l'Empereur tout ce que Votre Majesté m'a fait l'honneur de me dire. Il m'a chargé de venir près de Votre Majesté et de lui faire connaitre le désir qu'il a de la voir. En conséquence, il lui propose une entrevue aujourd'hui entre les deux années. L'Empereur se conformera aux désirs de Votre Majesté pour l'heure, le lieu et le nombre de personnes dont chacun des souverains devra être accompagné. Seulement il y met une condition préalable : c'est qu'il sera tacitement convenu d'un armistice de vingt-quatre heures à cette occasion[59].

En écoutant ces paroles, Alexandre dut regretter d'avoir daigné écrire quelques mots à cet homme né on ne sait où, dans la classe du peuple, et qui, prenant pour des égards un billet d'un style purement conventionnel, briguait maintenant la faveur insigne d'une conversation de quelques instants avec un monarque de souche dynastique. Que cette conversation ne pût être en tout cas qu'une excellente chose sans le moindre risque d'aggraver l'état actuel ; qu'elle pût épargner l'existence d'une multitude de braves soldats prêts à succomber le lendemain, cela ne traversa même pas l'esprit d'Alexandre. Sa grandeur l'attachait eu mépris que doivent les princes de liant rang aux gens de roture.

Le rôle de pacificateur sincère, attribué à Napoléon dans cet ouvrage, apparaît ici avec tant d'évidence, il est tellement en contradiction avec ce qui est généralement admis qu'il peut paraître invraisemblable. Afin qu'on ne croie pas que nous épurons les textes, que nous en retranchons les passages défavorables à notre thèse, nous allons reproduire mot à mot cc que dit un contemporain placé au premier rang pour bien voir et bien savoir, un émigré français inexorable ennemi de Napoléon et qui combattait à Austerlitz pour le compte de la Russie. Si Alexandre Ier, affirme le comte de Langeron, eût accepté alors les propositions de son ennemi en pacifiant l'Europe, en mettant au moins pour un temps des bornes à l'ambition de Napoléon, il eût joué comme pacificateur, d'une manière sûre, un plus beau rôle que celui qu'il a joué comme guerrier. Il lui était alors plus aisé d'être l'arbitre de la paix que celui de la guerre[60].

Après réflexion, Alexandre décida qu'il ne verrait pas Napoléon et qu'un aide de camp suffirait à cette besogne ; que celui-ci porterait au camp français non un désir réciproque d'accommodement, mais les volontés exorbitantes de la Russie : Je vais, dit Alexandre à Savary, vous faire accompagner par le prince Dolgorouki, mon aide de camp, qui possède ma confiance entière. Je lui donnerai une mission pour votre maitre. Savary s'inclina et partit ensuite avec Dolgorouki pour les avant-postes français, qui étaient si près que les vedettes se voyaient et pouvaient se parler. Je laissai, rapporte-t-il[61], le prince Dolgorouki à notre grand'garde et je courus rendre compte à l'Empereur de ce que j'avais fait. Il était à se promener dans les bivouacs de l'infanterie, au milieu de laquelle il avait couché sur la paille. Sur ce lit de garçon de ferme, ce n'était pas aux splendeurs du soleil d'Austerlitz devenu légendaire qu'avait rêvé le grand homme de guerre. Il mettait alors sa plus grande gloire et probablement sa meilleure satisfaction intime dans l'honneur de se trouver face à face, le lendemain, avec une tête couronnée par droit de naissance, avec le prince le plus aristocratique de l'Europe. En même temps il ne doutât pas qu'une fois connu personnellement d'Alexandre, il rendrait éclatante la droiture de ses intentions, sa loyauté de caractère et la justesse de la cause de la France. C'est à l'auréole pale et sereine du pacificateur qu'avait songé Napoléon en cette nuit d'impatience fébrile. Son désir de faire la paix était porté au point que, sans me donner le temps d'achever, dit Savary, il monta à cheval et courut lui-même à la grand'garde ; son piquet d'escorte eut de la peine à le suivre. Il mit pied à terre, fit retirer tout le monde et se promena seul, sur la grande route, avec le prince Dolgorouki.

L'Empereur se figurait probablement que l'aide de camp du Tsar était l'avant-coureur de son maître, qu'il s'agissait de régler les détails de l'entrevue impériale. Il fut vite détrompé. On venait, comme par dérision, poser pour toute première condition de pourparlers de paix que la France, provoquée et victorieuse, et non pas l'Autriche, provocatrice et vaincue, serait diminuée ; que les armées impériales françaises triomphantes, campées sur les bords du Danube, rétrocéderaient gratuitement ce que les armées républicaines avaient jadis conquis sur l'Escaut et sur : la Belgique, la Hollande, l'Italie : c'était une application toute moderne de la loi des ilotes.

Voilà ce qu'on osait proposer aux armées françaises cantonnées en plein cœur de l'Autriche, maîtresses de la capitale de ce pays. On leur intimait d'avoir à évacuer des pays occupés depuis plus de dix ans, alors qu'on ne pouvait pas les déloger de Vienne prise depuis quinze jours !

Après les évènements, on a eu quelque honte et de s'être refusé aux négociations et d'avoir commis la faute d'émettre des prétentions aussi téméraires, et l'on a contesté la vérité des révélations publiées par les bulletins de Napoléon. Voici en quels termes ils rendaient compte de la visite de l'envoyé du Tsar : Après les premiers compliments l'officier russe, dit le trentième Bulletin, voulut entamer des questions politiques. Il tranchait sur tout avec une impertinence difficile à imaginer ; il était dans l'ignorance la plus absolue des intérêts de l'Europe et de la situation du Continent. C'était, en un mot, un jeune trompette de l'Angleterre. Il parlait à l'empereur des Français comme il parle aux officiers russes que depuis longtemps il indigne par sa hauteur et ses mauvais procédés. L'Empereur contint toute son indignation, et ce jeune homme, qui a pris une véritable influence sur l'empereur Alexandre, retourna plein de l'idée que l'armée française était à la veille de sa perte. On se convaincra de tout ce qu'a dû souffrir l'Empereur quand on saura que, sur la fin de la conversation, il lui proposa de céder la Belgique et de mettre la couronne de fer sur la tête du plus implacable ennemi de la France[62]. On n'a pas manqué de dire que Napoléon avait exagéré à plaisir, dénaturé le caractère et les paroles de l'aide de camp de l'empereur de Russie, dans le but trop visible d'exciter la colère de ses soldats, de se donner aux yeux de l'Europe civilisée le beau rôle dans cette affaire. Cependant, si l'on rapproche les allégations précédentes des renseignements puisés aux sources russes il ne semblera plus que Napoléon se soit sensiblement écarté de la réalité des faits : La présence de Dolgorouki, dont la bouillante ardeur agissait sur l'esprit du Tsar ne contribua pas peu à animer Alexandre[63]. Ainsi s'exprime le grand chancelier de Russie dans ses Mémoires. De son côté, le prince Repnine a rapporté que, le lendemain d'Austerlitz, Napoléon lui avait dit : Votre Empereur m'a envoyé un freluquet impertinent, qui a osé l'être avec un chef d'une armée française, au milieu de ses colonnes[64]. D'autre part Joseph de Maistre dit dans une lettre datée de cette époque : Il parait que le prince Pierre Dolgorouki n'était pas l'homme le plus propre à la mission qui lui fut confiée et qu'il cassa un peu trop les vitres, suivant l'expression vulgaire[65].

Après ce qu'ou vient de lire il n'y a pas beaucoup de raisons pour douter de la bonne foi de Napoléon qui, s'épanchant dans le cœur de son cher allié, le roi de Wurtemberg, lui écrivait le 5 décembre 1805 : L'empereur de Russie m'envoya le prince Dolgorouki et j'eus avec ce freluquet une conversation dans laquelle il me parla comme il aurait pu parler à un boyard qu'on voudrait envoyer en Sibérie. Croyez-vous qu'il me proposait de mettre ma couronne de fer sur la tête du roi de Sardaigne, de renoncer à la Belgique qui, réunie à la Hollande, serait donnée à un prince de Prusse ou d'Angleterre ? Ce jeune Homme est d'ailleurs de la plus excessive arrogance. Il a dû prendre mon extrême modération pour une marque de terreur[66]. En avouant que sa contenance fut modérée, Napoléon ne disait que la moitié de la vérité. Si l'on en croit les échos de Russie il s'abaissa jusqu'à l'humilité, Dolgorouki a osé dire jusqu'à la pusillanimité[67]. Le prince Dolgorouki, raconte un contemporain, dit à Napoléon que son maitre ne pouvait concevoir quel pouvait être l'objet de l'entrevue proposée :C'est la paix, dit Bonaparte, et je ne conçois pas pourquoi votre maître ne veut pas s'entendre avec moi. Je ne demande qu'à le voir et à lui présenter une feuille blanche signée, Napoléon, sur laquelle il inscrira lui-même les conditions de paix. Ensuite l'écrivain, qui n'avait pour Napoléon que de l'antipathie, ajoute de lui-même : Quelques personnes ont vu dans ces démarches de Buonaparte un piège tendu à l'empereur de Russie pour l'engager dans quelque démarche précipitée, et se donner au moins le plaisir de faire écrire dans les gazettes françaises que l'empereur de Russie s'était rendu chez celui des Français. Je crois bien que l'intention de Buonaparte était de tirer parti de l'entrevue si elle avait été accordée. Rien de plus naturel ! Mais je crois aussi qu'il eût été moins difficile qu'on ne le croit sur les conditions qu'on aurait pu lui proposer, et que surtout il n'aurait fait aucune difficulté sur le Pantiglio. Je ne doute pas un moment qu'il ne se fût rendu lui-même chez l'empereur de Russie ou qu'il n'eût fait volontiers la moitié du chemin[68]. Ce qui précède est en parfaite conformité avec les paroles de Napoléon disant au colonel Repnine, son prisonnier : Dites à votre empereur que, s'il avait écouté mes propositions et accepté une entrevue entre les avant-postes, je me serais soumis à sa belle âme. Il n'aurait déclaré ses intentions pour procurer le repos de l'Europe et j'y aurais souscrit[69].

Enfin la preuve sera faite, pensons-nous, quand on lira les impressions d'un témoin qui a entendu Dolgorouki raconter, au moment où il rentrait au camp, les incidents de sa mission auprès de Napoléon. Ce récit nous est transmis par le général comte de Langeron, émigré français, commandant en chef la deuxième colonne de l'armée russe. Il s'exprime ainsi : Dolgorouki trouva l'empereur des Français près de Wischau, à ses avant-postes. Lui-même m'a dit qu'étant arrivé au premier bivouac ennemi, il vit sortir d'un fossé une petite figure fort sale et mal accoutrée et qu'il fut saisi de surprise lorsqu'on lui dit que c'était Napoléon qu'il ne connaissait pas encore. Il s'aboucha avec lui, et la conversation fut assez longue. Dolgorouki, naturellement audacieux, traita Napoléon assez cavalièrement. Celui-ci affecta une extrême modération et même une pusillanimité qui trompa Dolgorouki d'abord, l'empereur Alexandre ensuite quand il entendit le rapport de son aide de camp. Tous deux se persuadèrent que Napoléon mourait de peur d'une attaque de notre art et se retirerait dès que nous avancerions. Dolgorouki fit à Napoléon des propositions inadmissibles. Elles furent rejetées et il revint à Olmütz, déclarant partout que Napoléon tremblait[70].

A la vérité, le traité de coalition, dans ses articles secrets, ne permettait pas au Tsar de conclure la paix sans le consentement les Alliés. On ne saurait lui faire un reproche de ne pas les avoir vains ; mais n'était-il pas d'autre manière de se comporter que l'envoyer à l'illustre solliciteur de l'entrevue un officier aux airs superbes, à la parole impertinente, le même précisément qui avait été chargé récemment d'exciter les liassions à Berlin, d'entraîner le roi de Prusse dans les rangs des ennemis de la France ? N'aurait-on pu, si l'on avait eu quelque velléité de pacification, exposer paisiblement à l'empereur des Français le besoin de se concerter avec les puissances amies et lui demander un délai ? Napoléon avait suffisamment indiqué ses intentions, de prime abord, en offrant un armistice. Or une suspension d'armes ne devait lui être que préjudiciable, attendu que toutes ses forces étaient concentrées et qu'il n'avait aucun moyen d'en faire venir d'autres dans un temps restreint. Les Russes et les Autrichiens, au contraire, pourraient se tasser, recevoir en nombre plus ou moins grand les renforts qui s'acheminaient de Russie : une armée de quinze mille hommes n'était plus qu'à quelques marches[71] ; enfin ce que Napoléon ignorait totalement, des armées prussiennes étaient en route pour se joindre à la coalition[72]. Mais ils voulaient la bataille immédiate, ces présomptueux d'aujourd'hui qui seront abattus demain. Leur orgueil, selon l'expression d'un éminent écrivain du temps, les poussait fatalement à un grand suicide[73].

Fatigué des allures hautaines et irrespectueuses de Dolgorouki, craignant peut-être que la patience ne lui échappât, Napoléon mit fin à l'étrange entretien par ces mots prononcés avec sécheresse : Si c'est là ce que vous avez à me dire, allez rapporter à l'empereur Alexandre que je ne croyais pas à de telles dispositions lorsque je demandais à le voir : je ne lui aurais montré que mon armée et je m'en serais rapporté à son équité pour les conditions. Il le veut, nous nous battrons. Je m'en lave les mains[74].

Et Napoléon, déçu dans ses espérances, vexé par l'inconvenance de l'envoyé du Tsar, reprit le chemin de son camp. Il allait à pied, soucieux, ayant peine à cacher son irritation et sa mauvaise humeur. Par moments il grommelait quelques exclamations indignées en frappant de sa cravache les mottes de terre qui bordaient la route. Une sentinelle, son fusil entre les jambes, était là, tranquillement occupée à bourrer sa pipe. L'Empereur fut choqué d'instinct à la vue de ce factionnaire incorrect ; il voulut le réprimander, mais ses préoccupations furent plus fortes que sa volonté. Regardant le vieux troupier, il dit machinalement : Ces bougres-là croient qu'il n'y a plus qu'à nous avaler !... Entrant aussitôt en conversation, le grenadier répliqua : Oh ! oh ! ça n'ira pas comme ça, nous nous f... en travers[75]. Napoléon sourit et, comme si cette simple et sublime assurance de courage militaire dit chassé les ombres de son esprit, un air de calme et ferme confiance apparut sur son visage. Il monta à cheval, rejoignit le Quartier impérial qui n'était autre qu'un feu près de sa voiture[76], et ne s'occupa plus que des dispositions préparatoires de la bataille.

Le lendemain, 1er décembre, il passa la journée entière à cheval. Il inspecta lui-même son armée, régiment par régiment, en parlant à chaque troupier pour ainsi dire. Il examina minutieusement tous les parcs, toutes les batteries, donna ses instructions à tous les officiers et canonniers. Il alla ensuite visiter les ambulances et les moyens de transport pour les blessés. Après dîner, il fit appeler à son bivouac tous ses maréchaux et les entretint de tout ce qu'ils auraient à faire et de tout ce qu'il était possible que les ennemis entreprissent. C'est là, sous la voûte d'un ciel glacé de décembre, devant un feu sombre et fumeux de branches encore vertes et humides, que Napoléon conçut les principes dont l'application, selon le témoignage des critiques les plus compétents, renouvela les règles de l'art de la guerre. Au temps du Grand Frédéric toute l'armée était en masse compacte, prête à exécuter d'ensemble les mouvements ordonnés par le chef ; si sur un seul point cette masse était entamée la bataille était perdue. Dans la guerre moderne-inaugurée par Napoléon, on va, en une action bien conduite, jusqu'à concéder à l'adversaire un succès partiel sur une des parties du champ de bataille, afin de pouvoir l'écraser ensuite sous la supériorité du nombre à l'endroit où l'on veut frapper le coup décisif. A ce point de vue la bataille d'Austerlitz est un des chefs-d'œuvre tactiques de la carrière de Napoléon. Toutes les combinaisons arrêtées sur ses cartes réussirent, comme s'il eût dirigé les grandes manœuvres de deux armées supposées ennemies et n'exécutant que des mouvements convenus d'avance[77].

La perspicacité de l'Empereur déconcerta à un tel point les ennemis, leur parut si extraordinaire qu'ils ne purent y croire. Ce fut longtemps une question en Russie que de savoir si Weyrother, le major général autrichien qui était l'auteur du plan de bataille austro-russe ne l'avait pas vendu au général Savary, quand celui-ci était venu en négociateur au camp des alliés[78]. On ne commence à douter de cette infamie supposée que le jour où l'on vit Weyrother mourir dans la plus noire misère, accablé du désespoir des fautes qu'il avait commises.

En plus de son incomparable science des batailles Napoléon, pour l'aider à vaincre, avait une force que peut-être aucun capitaine ne posséda à un si haut degré : c'était l'amour profond, le dévouement illimité de ses soldats. Sa proclamation de la veille d'Austerlitz est un exemple, unique sans doute, de l'union intime, familiale, qui existait entre ce chef et ses troupes. Quand d'autres, à l'heure des combats, éprouvent le besoin de s'offrir comme modèles de bravoure et de témérité, promettent de marcher toujours en avant, de courir à l'endroit le plus périlleux, Napoléon, lui, enflamme l'ardeur de ses soldats en les menaçant de se mettre à leur tête si, un instant, ils le laissent indécis sur leur intrépidité. Il est convaincu que leur valeur sera doublée si chacun d'eux peut se dire qu'en déployant tout son zèle il empêchera le chef bien-aimé de commettre une imprudence, de s'exposer au danger. Soldats ! leur dit-il, je dirigerai moi-même tous vos bataillons ; je me tiendrai loin du feu si, avec votre bravoure accoutumée, vous portez le désordre et la confusion dans les rangs ennemis. Mais si la victoire était un moment incertaine, vous verriez votre empereur s'exposer aux premiers coups[79]. Après qu'un homme s'est montré sûr à ce point de sa réputation de courage, publiquement, devant ses compagnons d'armes qui sont les meilleurs juges étant les premiers témoins, il est loisible à certains de ses détracteurs d'accuser encore Napoléon du souci de sa sécurité personnelle.

Dans la soirée qui précéda la bataille, Napoléon fit une dernière tournée à travers les campements de son armée. L'obscurité était peu favorable pour se guider ; l'Empereur ayant trébuché contre un tronc d'arbre, les chasseurs de l'escorte eurent l'idée de confectionner des torches avec de la paille tournée et fortement serrée. Le bruit se répandit aussitôt, ou ne sait coin-ment, qu'on fêtait l'anniversaire du couronnement impérial, qui tombait précisément le lendemain. A cette nouvelle, les soldats allumèrent à l'envi des torches improvisées et ce fut eu quelque sorte sous des arceaux flamboyants, aux acclamations frénétiques de ses soldats, que Napoléon rejoignit son quartier général. Les ennemis, apercevant cette illumination soudaine et entendant des bruits confus, crurent que l'armée française brûlait ses abris avant d'opérer un mouvement rétrograde.

Le 2 décembre, à sept heures du matin, un épais brouillard recouvrait les champs d'Austerlitz. Les Alliés étaient placés sur les hauteurs, les Français dans tous les fonds, dans les petites vallées ; la Garde, avec toutes ses armes, occupait une position à part, un peu en avant de la ligue. L'Empereur était là, seul, assis sur une caisse de tambour. Son nombreux état-major avait mis pied à terre dans un petit ravin[80]. Des fusillades étaient engagées un peu partout, principalement à notre droite. Les maréchaux pressaient l'Empereur de donner des ordres. Il calmait leur impatience. Son dessein était de laisser manœuvrer l'ennemi. Pénétrant la pensée de ses adversaires, il avait supposé qu'ils interpréteraient comme un signe de faiblesse ses hésitations à accepter la bataille. C'était bien connaître les jeunes infatués qui entouraient le Tsar et dont les conseils pesèrent d'un grand poids sur les dernières résolutions. Celles-ci en effet furent basées sur l'hypothèse que l'armée française, connaissant son infériorité numérique, se maintiendrait sur la défensive et que très facilement on la prendrait à revers par une marche oblique. Ce projet, Napoléon l'apercevait aussi clairement que s'il l'avait lu sur le livre d'ordres de l'état-major russe. Il lui importait que cette erreur subsistât le plus longtemps possible. Pressentant même que le mouvement tournant de l'ennemi s'effectuerait par sa droite, il avait décidé de combler momentanément les illusions des alliés en ne leur opposant qu'une droite peu nombreuse et fléchissante.

L'objectif de Napoléon était le plateau de Pratzen, centre des armées combinées et d'où les corps russes devaient descendre successivement et à mesure qu'ils gagneraient du terrain. C'est là, à Pratzen et pas ailleurs, qu'il entendait gagner la bataille. Parlant de ce point, il avait dit à ses maréchaux, dans sa conférence de la veille : Si je voulais empêcher l'ennemi de passer, c'est ici que je me placerais ; mais je n'aurais qu'une bataille ordinaire ; si au contraire je refuse ma droite en la retirant vers Brünn, et que les Russes abandonnent ces hauteurs, ils sont perdus sans ressource[81].

Donc Napoléon, malgré son impassibilité apparente, était anxieux ; il se demandait ce qui se passait à Pratzen. Les vapeurs intenses du brouillard, renforcées par la fumée de la poudre, formaient un rideau impénétrable comme si la pièce qui allait se jouer n'était pas encore commencée. Vers huit heures, le soleil avec ses premiers rayons sembla conspirer en faveur des Français. Les monts couronnés par les alliés furent subitement éclairés, tandis que les fonds où stationnaient les Français étaient encore dans l'ombre et dérobés à la vue. Alors, avec une joie indicible suivant sa propre expression, Napoléon distingua les hauteurs de Pratzen qui se dégarnissaient de troupes. Le mouvement des alliés s'effectuait tel qu'il l'avait prévu. Combien de temps, demanda-t-il au maréchal Soult, vous faut-il pour atteindre les hauteurs de Pratzen ?Moins de vingt minutes, répondit le maréchal, car mes troupes sont placées dans le fond de la vallée, couvertes par les brouillards et la fumée des bivouacs et l'ennemi ne peut les apercevoir. — En ce cas, dit l'Empereur, attendons encore un quart d'heure. Quand l'ennemi fait un faux mouvement, il faut se garder de l'interrompre[82]. Avec l'émotion fiévreuse que doit faire éprouver, en une circonstance aussi solennelle, l'apparition de chances fervemment espérées, Napoléon épiait le moment où la gauche des alliés abandonnerait le plateau et n'y serait pas encore remplacée par leur centre. C'est l'instant précis qu'il avait choisi pour s'emparer de Pratzen, couper en deux l'armée combinée et écraser son aile gauche.

Ayant saisi la minute décisive, il donna au maréchal Soult l'ordre d'attaquer. Les deux divisions Saint-Hilaire et Vandamme marchèrent à l'ennemi avec autant de calme et dans un ordre aussi parfait que si elles eussent été sur un terrain d'exercice. Saint-Hilaire culbuta la première ligne. Il avait une brigade de réserve qui ne devait marcher que de concert avec la division de Vandamme ; mais, quand la première ligne fut en déroute, il devint impossible de contenir l'ardeur des deux régiments de cette brigade de réserve ; ils s'élancèrent sur la masse d'infanterie russe placée en arrière, la prirent en flanc, la renversèrent et enlevèrent ses canons. La division Vandamme arriva dans ce moment ; elle attaqua immédiatement avec tant de détermination, d'ensemble et de rapidité, que la première et la seconde lignes russes furent successivement enfoncées et perdirent leur artillerie ; la cavalerie qui les contenait fut entraînée et ne put retenir cet élan. En vain l'empereur de Russie et le général Kutusoff envoyèrent-ils bataillons sur bataillons pour déloger les Français des hauteurs qu'ils avaient prises d'assaut, rien ne put triompher de l'héroïque fermeté de nos divisions. La faute commise par les Russes était irréparable.

Pendant que l'ennemi faisait les plus grands efforts pour reconquérir son centre à Pratzen, le maréchal Lannes, avec Murat et Suchet, remportait des avantages sérieux à l'aile gauche de notre armée. D'autres brillants faits d'armes avaient lieu sur presque tous les points de l'action. Les alliés crurent un instant avoir pris Napoléon en lourde faute ; ils pensèrent lui couper sa ligne de retraite en se précipitant sur la route de Vienne qu'ils voyaient inoccupée. Le grand-duc Constantin, frère du Tsar, avait été chargé de cet exploit ; il alla tomber, tête baissée, dans l'armée du maréchal Lannes. Celui-ci avait manœuvré secrètement, toute la matinée, grâce à la protection d'un bourg voisin qui lui avait servi d'écran pour masquer ses mouvements. Partout conduits, dirait-on, par un guide mystérieux, les ennemis se rendirent aux endroits que Napoléon dans ses conceptions leur avait assignés pour y être battus. Venant ainsi de toutes parts, la panique se glissait à travers les rangs ennemis et laissait derrière elle le découragement et la défection. Kutusoff et Alexandre faisaient des efforts désespérés pour maintenir les troupes, les ramener au combat ; ils prenaient les dispositions les plus audacieuses, parfois les plus sagaces, mais rien ne pouvait contre le génie de Napoléon, les talents et l'émulation des maréchaux de l'Empire qui trouvaient à Austerlitz le baptême solennel de leurs nouveaux grades.

La division Vandamme, après le succès de sa brillante lactique sur les hauteurs, devait être remplacée par une division de Bernadotte. Vandam me opérait son changement de direction lorsque deux bataillons du 4e de ligne se trouvèrent tout à coup arrêtés, menacés par une nouvelle force d'environ deux mille chevaux soutenus par une niasse d'infanterie et beaucoup d'artillerie. Perte cruelle par-dessus toute, le 4e de ligue s'était vu ravir son aigle.

Informé de cet événement, Napoléon ordonne sur-le-champ au général Rapp de se porter sur l'ennemi avec les mamelucks de l'escorte impériale, deux escadrons de chasseurs et un escadron de grenadiers de la garde à cheval. Rapp s'élance au galop et, lorsqu'il arrive à une portée de fusil de la cavalerie qui sabrait les survivants de nos pauvres soldats formés encore eu carré, les Russes se voyant menacés abandonnent ce champ de carnage et font face à l'attaque imprévue des Français. Le général Rapp lève son épée en l'air, rend la bride à son cheval et se précipite d'une allure furieuse sur les Russes en s'écriant d'une voix perçante : Sauvons nos frères ! Ce cri est aussitôt répété en une immense et déchirante clameur par les soldats de Rapp qui foncent éperdument sur l'ennemi. En un clin d'œil, l'artillerie russe est chargée et enlevée ; la cavalerie de la garde russe qui attendait immobile est enfoncée, puis Melle pied et s'enfuit en déroute, repassant, ainsi que nous, hélas ! sur les corps de nos malheureux fantassins couchés à terre. Mais les Russes, tout à coup, font volte-face et veulent se reformer en bataille ; sans leur en laisser le temps, Rapp se rue sur eux en une seconde charge aussi impétueuse que la première. Les Russes résistèrent avec une valeur admirable, mais ne purent avoir raison de l'intrépidité et du sang-froid de nos soldats.

Sous les yeux de leurs souverains, Napoléon et Alexandre, les deux gardes impériales, française et russe, se battaient corps à corps. L'infanterie n'osait tirer tant on était les uns sur les autres, amis et ennemis. Ce fut une effroyable mêlée où l'on apercevait confondus dans un tourbillon sanglant à travers les éclairs sinistres des armes blanches, les turbans des mamelucks et les cimiers d'or des chevaliers-gardes, les casques pointus des Préobrajenski et les bonnets à poil des grenadiers. On voyait, ainsi qu'en des arènes athlétiques, ces hommes s'enlacer, se débattre, rouler à terre en des étreintes mortelles ; c'était, de ces braves et valeureux soldats d'élite, colosses de taille, géants d'héroïsme, à qui vendrait le plus chèrement sa vie, se laisserait culbuter et terrasser avant de livrer passage. Dans ce carnage terrible, le colonel Morland fut tué ; Rapp reçut un coup de pointe de sabre dans la tête, et son cheval cinq blessures. Soudain, la garde russe commence à plier et va chercher un refuge vers son infanterie qui avait déposé ses havresacs pour mieux se battre. La défaite de la garde impériale russe est bientôt complète sous les efforts répétés de nos troupes électrisées par les efforts de leur vaillant général. Son cheval ayant été laissé pour mort, Rapp, pouvant à peine se tenir sur ses jambes, son sabre cassé en main, tête nue, ayant perdu son chapeau dans la bagarre, la figure ruisselante du sang de sa blessure au front, retourne vers Napoléon pour lui annoncer que la garde impériale russe n'existait plus, que les drapeaux, les carions et le colonel Repnine, commandant les chevaliers-gardes, étaient au pouvoir des Français[83].

Le désordre des armées alliées était inexprimable. Les Autrichiens se sauvaient de tous côtés en jetant armes, chapeaux, bandoulières ; les retardataires tendaient les mains en demandant grâce aux Français. Les maréchaux Davout, Bessières balayaient les plaines d'Austerlitz. Partout, d'un élan unanime on tombait sur les ennemis sans les compter. Les braves de la division Friant, qui franchirent un trajet de trente-six lieues en moins de trente-six heures, surent aussi se multiplier sur le champ de bataille pour faire tête et l'emporter sur un ennemi cinq ou six fois plus nombreux et qui s'était flatté de la victoire. Si cette faible division eut près de mille quatre cents hommes hors de combat, elle en fit perdre des milliers aux alliés[84]. La ligne ennemie n'était pas plus tôt trouée eu un endroit que le général français victorieux se reportait avec rage sur les bataillons encore intacts. Vandamme infatigable poursuivit une dernière division russe. Celle-ci, accoutumée à la solidité des glaces de Russie, s'engagea sur un petit lac gelé dont la glace se rompit avec fracas et l'on vit, spectacle horrible ! deux ou trois mille hommes, trente-huit pièces de canon, chevaux, voitures, s'engloutir au fond de l'eau qui elle-même semblait s'entr'ouvrir pour consommer la ruine de l'armée russe[85].

Vers quatre heures de l'après-midi, était finie cette mémorable et sanglante bataille où l'armée française, inférieure de vingt mille hommes à ses ennemis, triompha en conservant pour ses trophées de gloire quarante drapeaux, les étendards de la garde impériale de Russie, cent vingt pièces de canon, vingt généraux et plus de trente mille prisonniers[86]. Quant aux hommes qui se sont distingués, dit l'Empereur dans le 30e Bulletin, c'est toute l'armée qui s'est couverte de gloire.

La unit hâtive de la saison avait enveloppé le champ de bataille. Quand le vacarme des combats eut cessé, on n'entendit plus que les lamentations de douleur ou d'agonie des malheureux blessés, les appels suppliants de ceux qui cherchaient à se dégager du poids d'un ou plusieurs cadavres sous lesquels ils étaient à moitié ensevelis. Tous les maréchaux et leurs troupes achevant la déroute de l'ennemi, l'Empereur était resté seul avec son escorte dans la plaine lugubre. Ni l'orgueil légitime d'une gloire incomparable, ni l'impatience naturelle de lancer à travers l'Europe la nouvelle d'une victoire décisive ne sont les préoccupations de son âme, en cette heure grandiose de son existence. Plus humain qu'on ne le croit communément, il n'avait de pensées que pour le soulagement des victimes. Il se dirigeait à tâtons du côté oh s'élevait une plainte ou un gémissement ; il s'approchait de tous et leur faisait boire un à un quelques gouttes du cognac que portait son mameluck, puis avec une parole d'espérance il essayait de réconforter le moral du pauvre moribond. Il avait recommandé à son escorte de ne faire aucun bruit afin qu'on pût mieux percevoir de quel point venaient les invocations désespérées. Il ne voulut quitter le terrain qu'après l'arrivée d'un commissaire des guerres qu'il rendit responsable du transport immédiat des survivants à l'hôpital. Étant allé de blessé en blessé, il ne s'arrêta qu'après minuit à la maison de poste, à la gauche du champ de bataille. Il était sur pied depuis quatre heures du matin et n'avait pris aucune nourriture[87].

Le lendemain, 3 décembre, le prince Jean de Lichtenstein arriva au château d'Austerlitz ; il était chargé par son maitre, l'empereur d'Autriche, de demander une entrevue à Napoléon. Celui-ci accepta avec empressement et s'en remit au prince pour régler les formalités de cette rencontre.

Le 4, à neuf heures du matin, l'Empereur, avec sa suite et la garde à cheval, se rendit à un moulin situé à trois lieues d'Austerlitz. Arrivé le premier, il fit faire des feux sur la route et attendit. On ne tarda pas à voir venir en calèche l'empereur d'Autriche accompagné de quatre princes et de trois généraux ; un escadron de cavaliers hongrois lui servait d'escorte. Napoléon, qui était à pied, alla au-devant de l'empereur d'Autriche et l'embrassa en l'abordant. Les deux empereurs causèrent ensemble près d'un brasier, en plein air : Vous m'excuserez, dit Napoléon, si je vous reçois dans le seul palais que j'habite depuis deux mois. L'empereur d'Autriche répondit : Vous tirez un si bon parti de cette habitation qu'elle doit vous plaire[88].

Les premiers mots de l'empereur des Français, on le voit, n'eurent rien de rébarbatif, pas même d'amer. Son accueil, plutôt empreint d'une bonhomie cordiale, devait être agréable à celui qui venait tristement implorer la paix après une guerre qu'il avait provoquée. Néanmoins François Il est probablement anxieux de savoir quelle vengeance va tirer de lui son heureux adversaire, sauvage intraitable selon le jugement des Cours européennes. Si Napoléon est l'homme de cette réputation détestable, il sera insensible à toute commisération. Et l'infortuné François II entrevoit une perspective plus désolante. Son vainqueur, nul n'en doute à Vienne ni à Saint-Pétersbourg, n'a qu'un dessein : c'est de rétablir à son profit la monarchie d'Occident. Alors pourquoi ne prendrait-il pas prétexte des récidives belliqueuses de la maison d'Autriche pour donner cette Couronne à l'une de ses créatures ? Il y a là Eugène de Beauharnais, son fils adoptif, qui dans quelques jours va épouser la fille de l'Électeur de Bavière. Celle-ci ne ferait-elle donc pas une belle impératrice d'Autriche ? Ce serait, en vérité, du sang allemand et tout aussi noble que celui des Habsbourg. Tout cela est réalisable si le triomphateur d'Austerlitz le veut.

Que François II se rassure. Napoléon, tant qu'il ne s'agit pas des Bourbons, n'est point un abatteur d'arbres généalogiques. Il en est, au contraire, bel et bien un conservateur. La vaine considération qu'il recherche près des trônes dynastiques lui en fait une loi. Vaincu, humilié, tremblant de perdre son empire, François II n'a rien à craindre de son vainqueur réputé si farouche. Quatre fois, 1796, 1800, 1805 et 1809, la couronne d'Autriche a passé ou passera sous la griffe du monstre et quatre fois elle aura subsisté. Et non seulement elle aura subsisté, mais elle aura gardé assez de puissance, assez de splendeur, pour que l'empereur des Français, roi d'Italie et protecteur de la Confédération du Rhin, regarde comme la réalisation d'un rêve d'ambition suprême son mariage avec l'archiduchesse, fille de l'empereur d'Autriche. Ainsi, dans cinq ans, ils seront beau-père et gendre, ces deux hommes, le César germanique de race antique et le monarque français fils de son labeur, qui viennent de faire connaissance en battant la semelle devant un brasier sur une route durcie par la gelée, recouverte de givre. Je ne sais pas, raconte un témoin oculaire[89], ce qui se dit au feu des empereurs. Nous étions aussi curieux de rapprendre que les Autrichiens qui étaient au même feu que nous. Nous ne pûmes le pénétrer ni les uns ni les autres. Toutefois il nous parut qu'on y était d'une belle humeur. On riait, ce qui nous parut d'un bon augure. Effectivement, au bout de deux heures, les deux souverains se séparèrent en s'embrassant. Napoléon a écrit, le soir même, à Talleyrand[90] : Je vous dirai de vive voix ce que je pense de l'empereur d'Autriche. Il aurait voulu conclure la paix sur-le-champ. Il m'a pris par les beaux sentiments. Je me suis défendu, genre de guerre qui ne m'était point difficile, je vous assure.

Les deux souverains terminèrent leur entretien en convenant d'un armistice et en parlant des conditions sommaires de la paix. Napoléon voulait remettre la solution finale entre les mains de sa diplomatie ; l'empereur d'Autriche allait en référer au Tsar qui prenait ses dispositions pour rentrer diligemment en Russie. Napoléon, décidément, n'avait pas de rancune. Déjà, sans qu'on sin trop pourquoi, par un simple mouvement de générosité, il avait renvoyé au Tsar le colonel Repnine ainsi que tous les officiers et soldats de la garde russe qui étaient ses prisonniers[91]. Maintenant, c'est encore lui qui s'empresse d'offrir ses services afin d'apprendre au plus vite si Alexandre donnait son acquiescement aux conventions agréées par l'empereur d'Autriche. A cet effet, il dépêche de nouveau le général Savary an quartier impérial russe. Le Tsar répondit : Je suis venu pour l'empereur d'Autriche ; il me dégage ; s'il est content de ce qui lui est promis, je dois l'être aussi, puisque je ne formais point de vœu pour moi.

A part son désir de ne pas contrarier les projets de l'Autriche, Alexandre avait, en accédant, une autre raison plus décisive encore. C'est que, dans l'intérêt de son armée prête à capituler, il avait affirmé au maréchal Davout, dès le matin du 4, que l'armistice était conclu. Cette assertion était absolument inexacte attendu que, d'après les témoignages et documents officiels, l'armistice pour le lendemain 5 fut convenu entre les deux empereurs d'Autriche et de France et que ceux-ci ne se quittèrent qu'à la nuit tombante[92], c'est-à-dire au plus tôt vers quatre heures et demie du soir. Donc il était matériellement impossible qu'Alexandre eût eu connaissance dans la matinée du 4 d'un armistice quelconque, soit pour le 4, soit même pour le 5.

Voici dans quelles circonstances critiques pour son armée, il se crut permis d'anticiper sur la vérité des faits : Le maréchal Davout, aussitôt après la bataille, avait été chargé de poursuivre l'armée austro-russe et, le matin du 4, il la serrait de si près qu'avant une heure peut-être il allait la prendre avec les généraux et l'empereur Alexandre lui-même : Je me dirigeais sur Gœding lorsque, dit Davout, le colonel comte de Valmoden, est venu m'apporter un billet du général Merfeld qui annonçait un armistice de vingt-quatre heures et une entrevue de Sa Majesté l'empereur d'Allemagne avec notre auguste souverain. Le général Merfeld désirant en conférer avec moi, j'ai été le voir ; je lui ai observé que son billet ne m'était pas suffisant, devant être naturellement en garde contre ces petites ruses de guerre. Je lui ai déclaré vouloir une autre assurance par écrit de l'empereur Alexandre. M. de Merfeld s'est retiré en m'assurant que sous peu je serais satisfait à cet égard et que tous mes doutes seraient levés.

Grand émoi dans le camp des alliés. La position était si grave que le général Kutusof crut devoir intervenir, en attendant qu'on pût se procurer l'autographe impérial exigé par Davout, et il écrivit la lettre suivante :

Au maréchal Davout, commandant le 3e corps de l'armée française,

Gœding, 2 novembre (4 décembre 1806).

Je vous engage ici ma parole d'honneur que l'armistice conclu pour vingt-quatre heures commence dès six heures du matin et que l'empereur d'Allemagne, après en être convenu avec notre auguste maitre, est allé sur les chemins d'ici à Austerlitz s'aborder avec le vôtre. Je m'empresse donc d'en prévenir Votre Excellence en la priant de vouloir bien suspendre les hostilités jusqu'à l'échéance du ternie fixé.

Le commandant en chef des armées combinées de Leurs Majestés impériales de Russie et d'Allemagne,

Signé : KUTUSOF.

P.-S. — Je prends sur moi de transmettre à Votre Excellence, dans deux heures et demie tout au plus, l'assurance susmentionnée de mon auguste maitre.

 

Quelques instants après arrivait en effet le billet suivant :

Pour le maréchal Davout, commandant le 3e corps de l'armée française,

Le général Merfeld est autorisé à dire de ma part au général Davout que l'armistice de vingt-quatre heures a été conclu par l'entrevue que les deux chefs suprêmes de leurs nations ont aujourd'hui ensemble.

Signé : ALEXANDRE[93].

 

Cette démarche sauva l'armée russe d'un désastre imminent. On ne saurait se résoudre à incriminer la bonne foi de tous ces hommes de guerre ; ne vaut-il pas mieux croire qu'ils furent sans doute victimes du penchant qu'assez souvent l'on a de prendre ses désirs pour des réalités ? De quels cris d'indignation n'aurait pas retenti l'Europe, de quels opprobres n'aurait-on pas stigmatisé l'indélicatesse de Napoléon s'il avait commis l'erreur à laquelle Alexandre s'était laissé aller ? Ce grand seigneur pensa sans doute avoir satisfait à toutes les convenances après avoir offert, quelques jours plus tard, au maréchal Davout, une tabatière enrichie de diamants et ornée de son portrait[94]. Ou peut aussi remarquer une fois de plus que l'empereur des Français n'était pas aussi rigide, aussi absolu vis-à-vis de ses généraux qu'on s'est plu à le dire. Que méritait Davout pour n'avoir pas exécuté les mouvements qui lui étaient prescrits ? Pourquoi arrêtait-il sa marche ? avait-il des ordres à recevoir du Tsar ou de Napoléon ? De quel crime ne se rendait-il pas coupable en obéissant à l'injonction du chef de l'armée ennemie ? L'Empereur n'eut même pas une parole de blâme à cette occasion. Il ne voulait rien faire qui portât ombrage à Alexandre ; il ordonna même à Davout d'accepter la tabatière que ce maréchal indigné avait d'abord refusée. Qu'on ne croie pas au moins que Napoléon ne se doutait pas de la situation critique de l'armée russe. Le jour même de l'incident et avant qu'il le contint, il écrivait à Talleyrand[95] : Ma générosité tire d'embarras l'empereur de Russie, car je l'avais écrasé et il s'en serait tiré difficilement. Il est sans artillerie et sacs bagages. Concluons donc en disant que l'Empereur sut gré à Davout d'avoir deviné ses intentions magnanimes.

Cette accession même prématurée aux négociations pacifiques de l'empereur d'Autriche n'impliquait nullement que la Russie eût renoncé à ses projets belliqueux envers la France. Pendant qu'Alexandre s'efforçait d'arrêter les hostilités actives du côté d'Austerlitz, il envoyait le prince Constantin, son frère, et le prince Dolgorouki près du roi de Prusse à Berlin. Ils venaient mettre à la disposition du Roi les vingt mille hommes de troupes russes qui restaient dans le Nord de l'Allemagne[96]. Personne en Europe mieux que Frédéric-Guillaume III ne suivait avec anxiété les événements que nous avons retracés à grands traits. Il était le collaborateur officiel, quoique invisible encore, de tous les actes de la coalition. Aussi bien, tout ce qui s'était passé à Berlin depuis que nous en avons vu partir Duroc, rappelé par Napoléon, révèle nettement les résolutions hostiles qui n'attendaient que l'heure favorable pour se manifester avec éclat.

 

 

 



[1] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 360.

[2] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 200-220.

[3] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 366.

[4] Archives royales prussiennes, etc., II, 359.

[5] Archives du ministère des Affaires Étrangères ; Prusse, 236.

[6] Archives du ministère des Affaires Étrangères ; Prusse, 236.

[7] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 116.

[8] Archives du ministère des Affaires Étrangères ; Prusse, 236.

[9] Archives du ministère des Affaires Étrangères ; Prusse, 236.

[10] Archives nationales, AF, IV, 1690.

[11] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 217-220.

[12] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 243-245.

[13] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 246-251.

[14] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 252.

[15] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 254.

[16] Vertraute Briefe, II, 118.

[17] Archives nationales, AF, IV, 1690 ; Archives royales prussiennes, etc., II, 410-415-605 ; ARNIM, Vertraute Geschichte, III, 300 ; ADAMI, Luise Königin von Preussen, 151 ; Vertraute Briefe, I, 206-208 ; BIGNON, IV, 346-350.

[18] Mémoires du prince de Metternich, I, 44.

[19] Mémoires du prince de Metternich, I, 54-56.

[20] Mémoires du prince de Metternich, I, 55.

[21] Mémoires du prince de Metternich, I, 45.

[22] Mémoires du prince de Metternich, I, 53-54.

[23] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 272.

[24] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 291.

[25] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 285.

[26] Archives du ministère de la Guerre.

[27] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 280.

[28] LOMBARD, Matériaux, etc., p. 114.

[29] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 291.

[30] Archives impériales russes, etc., LXXXII, 65.

[31] Archives royales prussiennes, II, 397.

[32] Mémoires du prince Czartoryski, I, 399.

[33] Mémoires de la comtesse Potoçka, p. 92.

[34] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 360.

[35] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, II ; Autriche, 479.

[36] Mémoires d'un homme d'État, VIII, 480.

[37] ADAMI, Luise Königin von Preussen, p. 146.

[38] Mémoires de la comtesse Elding ; CHOISEUL-COUFFIER, Réminiscences ; Mémoires de la comtesse Potoçka.

[39] Mémoires du prince de Metternich, II, 67.

[40] Mémoires du prince Czartoryski, I, 401.

[41] ADAMI, Luise Königin von Preussen, p. 147.

[42] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 335.

[43] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, X, 10.

[44] F. DE MARTENS, Recueil des traités de la Russie, VI ; Allemagne, 367 ; RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 317.

[45] Deutsche Rundschad de décembre 1900.

[46] Archives du ministère des Affaires Étrangères, Prusse, 237.

[47] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 352 ; RANK, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 334.

[48] Archives nationales, AF, IV, 1690. (Lettre trouvée à Berlin dans le cabinet de M. de Haugwitz, le 12 novembre 1806.)

[49] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 436.

[50] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 385.

[51] Alexandre Ier s'est probablement trompé en transposant la date du calendrier russe ; sa lettre, d'après le récit de Savary, doit être du 26, c'est-à-dire du lendemain de celle de Napoléon.

[52] S. TATISTCHEFF, Alexandre Ier et Napoléon, p. 94.

[53] Mémoires du duc de Rovigo, II, 192.

[54] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 440.

[55] Mémoires du duc de Rovigo, II, 193.

[56] Lettres de Napoléon à Joséphine, I, 154.

[57] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 441.

[58] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 440.

[59] Mémoires du duc de Rovigo, II, 196.

[60] Comte DE LANGERON, Mémoires inédits, A. E., 22-38.

[61] Mémoires du duc de Rovigo, II, 197-198.

[62] Trentième Bulletin de la Grande Armée.

[63] Mémoires du prince Czartoryski, I, 402.

[64] S. TATISTCHEFF, Alexandre Ier et Napoléon, p. 97. (Lettre conservée au ministère de la guerre à Saint-Pétersbourg.)

[65] Mémoires de Joseph de Maistre, p. 209.

[66] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 455.

[67] Mémoires inédits du comte de Longeron, A. E., 22, f° 41.

[68] Mémoires de Joseph de Maistre, p. 206.

[69] S. TATISTCHEFF, Alexandre Ier et Napoléon, p. 97.

[70] Mémoires inédits du comte de Longeron, A. E., 22, p. 45.

[71] Mémoires de Joseph de Maistre, p. 202.

[72] RANKE, Hardenbergs eigenhändige Memoiren, II, 349.

[73] Mémoires de Joseph de Maistre, p. 211.

[74] Mémoires du duc de Rovigo, II, 199.

[75] Mémoires du duc de Rovigo, II, 201.

[76] Général LEJEUNE, De Valmy à Wagram, p. 34.

[77] Voir Yorck VON WARTENBURG, Napoléon als Feldherr ; JOMINI, Vie de Napoléon ; Mathieu DUMAS, Précis des événements militaires, 1805.

[78] Mémoires inédits du comte de Longeron, A. E., 22, p. 41.

[79] Proclamation à l'armée, 1er décembre 1803.

[80] Baron DE COMEAU, Souvenirs des guerres d'Allemagne, p. 229.

[81] Mémoires du général de Ségur, II, 451.

[82] JOMINI, Vie de Napoléon, II, 180.

[83] Mémoires du général Rapp, p. 62.

[84] Correspondance du maréchal Davout, I, 224.

[85] Plusieurs auteurs ont dramatisé cette catastrophe. L'Empereur, d'après eux, aurait dirigé lui-même le feu de vingt pièces de canon sur la glace pendant que les Russes s'y trouvaient. Il aurait ainsi transformé en une boucherie atroce cet accident déjà suffisamment effroyable par lui-même. En ne nous conformant pas à cette version, nous n'avons eu nullement l'intention de passer sous silence un fait de nature à montrer Napoléon sous un aspect inutilement cruel, si toutefois en matière de carnage il y a lieu de se préoccuper des nuances ou des atténuations. La vérité est que l'authenticité de cette canonnade meurtrière nous paraît fortement douteuse. Le trentième Bulletin dit, il est vrai, que l'Empereur se porta avec vingt pièces de canon contre les positions de l'ennemi acculé au lac ; mais il ne mentionne en aucune façon que ce furent nos boulets lancés sur la glace qui causèrent la perte des Russes. Il n'existe pas la moindre affirmation ou allusion de ce genre chez Mathieu Dumas, qui a donné la critique la plus sérieuse et la plus documentée des opérations de la journée. Cet éminent écrivain militaire, témoin et acteur des guerres dont il parle, n'était pas à coup sûr un thuriféraire de l'Empereur. Langeron, émigré et général au service de la Russie, à Austerlitz, n'en souffle mot. Enfin Walter Scott (Histoire de Napoléon, V, 239) non moins hostile certainement s'exprime sous la forme dubitative en disant : La glace se rompt sous le poids des Russes ou celui des boulets ennemis.

[86] Voir les Bulletins de la Grande Armée ; Mathieu DUMAS, Précis des événements militaires, 1805 ; JOMINI, Vie de Napoléon ; le Général Vandamme et sa Correspondance ; Mémoires du duc de Rovigo ; Mémoires de Joseph de Maistre (Correspondance sur la bataille d'Austerlitz) ; Mémoires du général Rapp ; Mémoires du général de Ségur.

[87] Mathieu DUMAS, Précis des événements militaires, 1805, IV, 208 ; Mémoires du duc de Rovigo, II, 212 ; Mémoires du général de Ségur, II, 475.

[88] Trente et unième Bulletin de la Grande Armée.

[89] Mémoires du duc de Rovigo, II, 220.

[90] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 453.

[91] Mémoires de Joseph de Maistre, p. 210 ; Mémoires du général de Ségur, II, 482.

[92] Voir le Trente et unième Bulletin de la Grande Armée ; Mémoires du duc de Rovigo, II, 281.

[93] Correspondance du maréchal Davout, I, 197-199.

[94] Correspondance du maréchal Davout, I, 196.

[95] Correspondance de Napoléon Ier, XI, 454.

[96] Comte DE GARDEN, Histoire des traités de paix, IX, 75.