NAPOLÉON INTIME

 

LIVRE III. — LA FAMILLE.

 

 

I

 

INHUMAIN avec ses frères, incestueux avec ses sœurs, telles sont les expressions usitées par les détracteurs de Napoléon, pour définir ses rapports avec sa famille.

La première de ces appréciations est facile à discuter ; les documents, les témoignages abondent ; ils permettent de juger d'où venaient les torts dans cette famille qui fut absolument désunie parce que chacun de ses membres se tenait pour méconnu et maltraité par l'Empereur, alors que tous n'avaient qu'à se laisser vivre dans une opulence fastueuse.

Le malheur des frères et sœurs de Napoléon prend sa source dans une foi qui leur était commune : ils se croyaient tous rois de droit divin, elles se croyaient toutes reines de naissance. Leur état d'esprit se résume parfaitement dans une boutade de Napoléon, se plaignant devant Bourrienne des récriminations des siens : En vérité, à les entendre, on dirait que j'ai mangé l'héritage de notre père !

Et ces récriminations ne furent pas d'un seul jour. Elles furent constantes, elles se représentaient avec une persistance intolérable, mettant ainsi à l'épreuve la plus irritante une longanimité fraternelle qui a fait dire à un contemporain : Napoléon avait plus de mal à gouverner sa famille que son empire. De fait, il lui aurait été fort difficile de contenter tout le monde ; Lucien gémissait dans l'exil de ne pouvoir rien être ; Joseph se plaignait d'être roi ; Louis se posait en roi martyr, déchu de droits qu'il avait volontairement abdiqués, et Jérôme s'estimait malheureux d'avoir un budget royal trop limité pour ses folles dépenses. Si Elisa trouvait son duché bien mesquin pour sa nature altière, Caroline aspirait plus haut que son royaume de Naples ; enfin, Pauline souffrait de n'être pas en état de donner carrière à ses extravagances de toutes sortes, pendant que Madame Mère se lamentait de ne pouvoir faire autant d'économies qu'elle le désirait.

A ce concert journalier de supplications, de reproches le plus souvent publics, qui amoindrissaient son autorité, l'Empereur, assailli de tant et de si graves préoccupations, n'opposait qu'une résistance passagère, bientôt vaincue par sa faiblesse naturelle.

Dira-t-on que sa conduite était guidée par des raisons étrangères à l'affection vraie de la famille ? Dira-t-on que son intérêt et son amour-propre lui commandaient de ne pas étaler, aux yeux de la nation et des Cours européennes, des discordes regrettables ? Certes, il avait le souci de l'opinion publique, et c'est encore un des côtés qui accusent sa volonté de ne pas se mettre au-dessus de l'humanité. Il avait ce souci et ne s'en cachait point : avec quelle tristesse il écrivait à Jérôme, à propos du scandale occasionné par Louis en Hollande : La famille avait besoin de beaucoup de sagesse et de bonne conduite. Tout cela ne donnera pas d'elle une bonne idée en Europe. Mais cette préoccupation légitime et respectable, en tout cas, du bon renom de la famille n'était pas la cause des actes de Napoléon ; elle était la conséquence directe de son désir ardent de voir tous les siens heureux et considérés, désir qui l'animait déjà, dans des temps où il n'était comptable de ses actions vis-à-vis de personne.

Sa sollicitude pour Joseph et pour Lucien exprimée chaleureusement dans les lettres de l'écolier de Brienne, âgé de treize ans, les soins paternels du lieutenant pour Louis, élevé au prix de mille privations, l'assistance donnée à Elisa par le capitaine révoqué, l'éducation de Jérôme soignée par le général, les mariages de Pauline et de Caroline faits par le Premier Consul, sans autre pensée que le bonheur de ses sœurs, sont autant de faits patents qui attestent que l'Empereur, pour être bon envers sa famille, n'avait besoin d'aucun autre motif que le penchant naturel de son cœur.

Aussi, pendant que tous, sans exception, s'appliquèrent à lui susciter des embarras continuels, pendant que sa vie tout entière fut contristée par les réclamations des uns et les écarts des autres, Napoléon, nous allons le voir, déploya à leur égard une munificence et une indulgence inépuisables.

En regard de l'opinion générale qui a été faussée par tant de calomnies travestissant les faits les plus simples, le sentiment exprimé ici peut paraître paradoxal. Il est cependant appuyé par de nombreux contemporains, dont plusieurs ne sont pas sympathiques à Napoléon.

... L'intérieur de la famille Bonaparte, dit Miot de Mélito, fut plus que jamais divisé, et tant de faveurs de la fortune prodiguées en elle n'avaient ni satisfait les ambitions personnelles, ni amené la concorde et l'unité de vues. Dès les premiers pas, des résistances inattendues s'étaient rencontrées, des prétentions s'étaient montrées, et des passions haineuses germaient dans les cœurs que Napoléon avait cru s'attacher par d'éclatants bienfaits dont il était en droit d'attendre de la reconnaissance.

Le prince de Metternich, l'homme bien renseigné par métier, et, de plus, l'ennemi de l'Empereur, s'exprime en termes presque identiques : Napoléon avait un grand faible pour sa famille... Bon fils, bon parent, avec ces nuances que l'on rencontre plus particulièrement dans l'intérieur des familles bourgeoises italiennes, il souffrait des débordements de quelques-uns des siens, sans déployer une force de volonté suffisante pour en arrêter le cours, lors même qu'il aurait dû le faire dans son intérêt évident... Parlant de la famille impériale, le duc de Vicence dit : L'Empereur était fatigué des folles prodigalités des uns, irrité des ambitieuses prétentions des autres, des querelles, des susceptibilités d'étiquette que tous élevaient dans certaines occasions...

Stendhal, dans son laconisme, n'est pas moins affirmatif en disant : Il eût été beaucoup plus heureux pour Napoléon de n'avoir point de famille. Stanislas Girardin est du même avis : C'est dans sa propre famille que l'Empereur rencontra la plus vive opposition ; seul il eût été plus tranquille et la France plus heureuse. — Tous, excepté sa mère, dit le général Rapp, ont abreuvé Napoléon d'amertumes ; il n'a cependant cessé de leur prodiguer les biens et les honneurs. — Il est à remarquer, dit Constant, que, malgré les fréquents déplaisirs que sa famille lui causait, l'Empereur a toujours conservé pour tous ses parents une grande tendresse. C'est aussi le sentiment de Bourrienne : Avec quelle humeur, dit-il, Napoléon voyait l'âpreté de sa famille à se montrer avide de richesses ! Plus il les en comblait, plus ils en paraissaient insatiables.

Enfin, c'est de la bouche même de l'Empereur que, dans le courant du règne, le prince de Metternich et Rœderer ont recueilli les paroles significatives suivantes : Mes parents m'ont fait beaucoup plus de mal que je ne leur ai fait de bien... Ils ont des royaumes que les uns ne savent pas conduire et dans lesquels d'autres me compromettent en me parodiant. Je suis bien contrarié par ma famille !... Je n'ai pas besoin de famille si elle n'est pas française. Ces derniers mots visaient l'orientation bizarre que ses frères, rois par sa volonté, prétendaient donner à leur politique.

Après cette succession de témoignages similaires dans leur esprit, on peut hardiment soutenir que Napoléon fut un excellent frère. Cette conclusion s'imposera encore bien mieux, lorsque nous aurons montré l'Empereur dans ses rapports individuels avec chacun des membres de sa famille.

 

II

 

Tout petit garçon, j'ai été initié à la gêne et aux privations d'une nombreuse famille. Mon père et ma mère ont connu de mauvais jours... six enfants ! Le ciel est juste... ma mère est une digne femme. L'homme qui, en 1811, chef du plus puissant empire civilisé, tient un pareil langage, ne peut pas être un mauvais fils. Aussi les censeurs les plus malintentionnés n'ont-ils rien trouvé à reprendre dans les rapports de Napoléon avec sa mère.

Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons vu Napoléon, lieutenant et capitaine d'artillerie, apporter ses soins et sa solde au foyer maternel, et plus tard veiller à ce que toute la famille fût pourvue de tout. Le Premier Consul installa sa mère, à l'hôtel de Montfermeil, rue du Mont-Blanc. Enfin, sous l'Empire, Lætitia prit possession de l'hôtel de Brienne, rue Saint-Dominique, occupé actuellement par le ministère de la guerre. Là, son fils exigea qu'elle eût une cour digne de celle qui s'appelait Madame Mère.

La piété filiale seule portait Napoléon à honorer sa mère, qui de sa personne, il faut bien en convenir, ne prêtait guère au décorum. Que de fils parvenus n'auraient pas été confus de mettre au premier rang de l'empire une mère dont les manières et le langage étaient si peu en rapport avec leur haute situation l Selon Lucien Bonaparte, elle ne parlait bien ni le français ni l'italien. Relatant une conversation qu'il eut avec elle en 1809, Girardin nous donne un spécimen de cette élocution fort dénuée de distinction : pour l'Empereur, elle disait l'Emperour ; quelque se traduisait chez elle en qualche ; les je, les de se prononçaient jou et dou ; manger, c'était mangiare, et les honneurs étaient deshonours, comme heureuse devenait hourouse, et supérieur, superiour.

De tout temps, Napoléon montra une vive tendresse pour sa mère. Leur seul désaccord portait sur les idées d'économie invétérées chez Madame Mère et dont l'Empereur, qui voulait qu'elle dépensât la majeure partie de ses revenus, essayait en vain de la guérir. Il ne pouvait s'empêcher de sourire lorsque, dans ces discussions, elle lui disait : Si jamais vous me retombez tous sur les bras, vous me saurez gré de ce que je fais aujourd'hui. Parlant ainsi, jugeait-elle peu solide l'édifice élevé par l'Empereur ? Ce n'est guère probable. Ces précautions n'étaient, en réalité, qu'un acte de prévoyance instinctif de la part de celle qui avait tant souffert jadis et qui toujours fut, selon l'expression de Napoléon, une digne femme, titre que personne n'a pu contester.

 

III

 

Joseph Bonaparte, plus âgé d'un an que Napoléon, fut le confident intime des années pénibles des débuts. C'est vers lui que, dans l'affliction comme dans la joie, se tournaient les premiers regards du futur empereur.

Dès que Napoléon fut en état de favoriser son frère aîné, il n'y manqua pas. Il utilisa son crédit de général victorieux en Italie pour faire nommer Joseph ambassadeur à Rome, en 1797.

Un frère ambassadeur et l'autre général, il y avait parité entre la fonction civile et le grade militaire. Il semblerait que cette sorte de balance entre l'état des deux frères était indispensable au bonheur de Joseph, dont le mécontentement apparaît, en effet, du jour où il n'eut plus une place parallèle à celle de Napoléon, nommé Premier Consul.

Avoir procuré à Joseph le suprême honneur de signer la paix d'Amiens ; lui avoir offert une place au premier rang à la fête du Concordat où il devait se rendre dans un carrosse à huit chevaux ; lui avoir proposé d'être président de la république italienne, d'être chancelier du Sénat, c'était, penserez-vous, de la part de Napoléon, vouloir mettre son frère en posture avantageuse. Fadaises ! Vous êtes dans l'erreur, dit Joseph Bonaparte... Moi, je suis certain que c'était autant de pièges, et j'ai dû éviter d'y tomber. Que voulait le Premier Consul ? M'offrir à l'envie, à la jalousie des autres consuls, des ministres, des conseillers d'Etat, sans me donner aucun moyen de braver ces sentiments haineux...

C'est dans tout, en effet, que Joseph contrarie les vues de son frère. S'il s'agit de Mme de Staël, l'ennemie déclarée du Premier Consul, Joseph, sans aucune retenue, se dit l'ami dévoué de cette intrigante. S'il est question du rétablissement de l'empire, Napoléon ne trouvera personne plus opposé sourdement à ses projets que son frère, et quand l'empire sera rétabli, Joseph sera le premier à tourner en ridicule le nouveau régime avec les titres majestueux qui en font partie. Le premier acte de l'Empereur, malgré ses griefs, fut de nommer Joseph grand électeur et Altesse impériale. Ces dignités n'ont d'autre effet que de mettre le nouveau prince en fureur. Il ne veut pas qu'on l'appelle monseigneur, ni prince. Mais que veut donc Joseph ? dit Napoléon à Rœderer. Que prétend-il ? Il se met en opposition avec moi, il réunit tous mes ennemis. Qui est-ce donc qui lui monte la tête ? Il ne veut pas être prince... Ses filles ne savent pas encore qu'on m'appelle Empereur, elles m'appellent Consul... Il est bien facile à M. Joseph de me faire des scènes ! Quand il m'a fait celle de l'autre jour, il n'a eu qu'à s'en aller à Mortefontaine chasser et s'amuser, et moi, en le quittant, j'ai devant moi toute l'Europe pour ennemie...

En dépit du peu de satisfaction que Joseph lui causait, Napoléon lui donna en 1806 la couronne de Naples.

A Naples, Joseph s'attira continuellement les remontrances de son frère. On les trouve vigoureusement exprimées dans la correspondance de l'Empereur, dont voici quelques extraits :

Je suis surpris du mauvais état de votre artillerie et de la pénurie de vos services ; voilà le résultat de la conduite de généraux qui ne pensent qu'à voler. Tenez-y bien la main. Je ne vous demande qu'une chose : soyez bien le maître.

Je lis dans votre discours des phrases que vous me permettrez de trouver mauvaises. Vous comparez l'attachement des Français à ma personne, à celui des Napolitains pour vous. Cela paraîtrait une épigramme. Quel amour voulez-vous qu'ait pour vous un peuple pour qui vous n'avez rien fait, chez lequel vous êtes par droit de conquête avec quarante ou cinquante mille étrangers ?

Si vous vous faites roi fainéant, si vous ne tenez pas les rênes d'une main ferme et décidée... vous ne ferez rien du tout.

 

L'incurie, l'indolence déployées par Joseph dans le gouvernement du royaume de Naples, les désagréments éprouvés par Napoléon, n'empêchèrent pas celui-ci, croyant toujours n'avoir pas assez fait pour son frère, de lui donner la couronne d'Espagne, dès qu'il l'eut déclarée vacante.

Dans cette nouvelle situation, Joseph ne procura pas plus de satisfaction à l'Empereur. Leur désaccord ne fut que plus complet.

Il n'en pouvait être autrement, vu l'opposition absolue de leurs idées. Napoléon, en s'arrogeant le droit de disposer à son gré du trône d'Espagne, s'occupait bien moins du bonheur de ce dernier pays que des intérêts de la France. Personne, pensons-nous, n'eût supposé que la seule ambition de l'Empereur était de rendre les Espagnols heureux et contents. Il ne trouvait probablement pas d'inconvénients à ce qu'ils le fussent ; mais avant tout, il voulait et il était en droit de vouloir que le gouvernement espagnol, issu de sa volonté, concourût à la politique de l'empire français ; politique dont le but final était d'occuper temporairement les royaumes conquis, afin de pouvoir les apporter sur le tapis du Congrès où se discuterait un jour les conditions de la paix générale. Joseph fut loin de partager cette manière de voir. Son programme est tout entier dans une phrase extraite d'une lettre à sa femme : Si l'on veut que je gouverne l'Espagne pour le bien seulement de la France, on ne doit pas espérer cela de moi. Or, c'était précisément ce que l'Empereur attendait de lui. C'est un autre reproche que je lui fais de s'être fait Espagnol, disait Napoléon ; les Français ne peuvent plus s'approcher de lui... Il n'a que des ministres espagnols... Il faut que le Roi soit Français, il faut que l'Espagne soit française. C'est pour la France que j'ai conquis l'Espagne.

Nul ne peut dire ce qui serait arrivé si Joseph Bonaparte avait suivi rigoureusement les instructions de l'Empereur. Mais le fait, malheureusement certain, est qu'en poursuivant sa chimère de gagner le cœur des Espagnols, le Roi ne sut pas conserver sa couronne, malgré l'appui des meilleures armées de la France.

Au milieu des désastres d'Espagne, qui atteignent si directement Napoléon, son attitude vis-à-vis de son frère est encore bien intéressante. C'est lui qui apportera des consolations à Joseph, qui lui relèvera le moral, qui le soutiendra au cours de ces événements si préjudiciables au prestige impérial vis-à-vis de l'Europe. Lisez ses lettres, elles se terminent presque toutes par des mots de ce genre : Portez-vous bien. Avez courage et gaieté, et ne doutez jamais du plein succès. Quand l'Empereur apprendra, avec un chagrin bien compréhensible, la désastreuse capitulation du général Dupont, à Baylen, il ne fera point de reproches à Joseph, il s'efforcera plutôt de lui remonter le moral : Dites-moi que vous êtes gai, bien portant et vous faisant au métier de soldat ; voilà une belle occasion pour l'étudier...

On ne pourra mieux se faire une idée exacte de l'état permanent des rapports entre les deux frères qu'en lisant la lettre suivante, écrite par Napoléon : Mon frère, je ne réponds pas à votre lettre où vous paraissiez avoir de l'humeur ; c'est un principe que je suis avec vous depuis longtemps. Lorsque vous êtes convaincu que l'on ne pouvait mieux faire que ce que l'on a fait, je dois vous laisser dans votre croyance et ne pas vous affliger, puisque le passé est toujours sans remède.

Une fois de plus, il faut demander à nos contradicteurs où se trouve, ici, l'homme violent, brutal, incapable de supporter une résistance quelconque. Selon nous, s'il est un reproche à adresser à Napoléon, c'est de ne pas être à la hauteur de la résolution virile qui lui commande de sacrifier son frère. Il supporta durant de longues années toutes les tracasseries que lui valait la conduite de Joseph ; il supporta les malheurs qui en furent la suite naturelle, sans jamais prendre une mesure énergique amplement justifiée par les circonstances qui amenèrent, finalement, la perte de l'Espagne et l'ébranlement de la puissance impériale.

Toutefois il faut reconnaître qu'à l'heure des revers, en 1814, Joseph tint de son mieux la tête du gouvernement à Paris ; et, dans ces fonctions, sa loyauté et sa bonne volonté sont à l'abri de toute critique.

Dans l'exposé succinct que nous avons fait des rapports de l'Empereur avec son frère aîné, exposé qui va de l'enfance de Napoléon à sa chute, en traversant les vicissitudes des premières années et les splendeurs du règne impérial, nous pensons avoir établi suffisamment qu'au fond de son cœur, Napoléon conserva toujours pour Joseph une amitié vraiment fraternelle, aussi solide qu'efficace.

 

IV

 

Lucien avait dix ans, Napoléon en avait seize, que déjà celui-ci s'occupait avec une affectueuse vigilance de l'éducation de son jeune frère. En 1785, Napoléon s'était mis en rapport avec le directeur du petit séminaire d'Aix, en vue de l'admission, dans cet établissement, de son frère Luciano, comme il dit. La Révolution détourna Lucien de la vocation religieuse. Il se lança à corps perdu dans la politique. Ses excentricités dans sa nouvelle carrière lui valurent d'être arrêté comme suspect, en 1795, à Saint-Chamond, où il occupait une place d'inspecteur dans l'administration des guerres. Enfermé à la prison d'Aix, il fallut pour l'en faire sortir l'influence de son frère Napoléon qui le fit nommer commissaire des guerres aux armées d'Allemagne et du Nord. Ainsi s'exprime un ouvrage anonyme publié récemment et attribué à l'un des descendants de Lucien Bonaparte.

Au moment de partir pour l'Egypte, Napoléon voulut emmener avec lui Lucien qui refusa, préférant aller en Corse dans l'espoir de se faire nommer député. Malgré sa jeunesse, il réussit parfaitement. C'est grâce à cette élection qu'il fut membre du Conseil des Cinq-Cents et qu'au 18 brumaire il joua un rôle important, sans que ce rôle ait eu cependant toute la valeur que tant d'autres, après lui-même, lui ont accordée.

Sa conduite, ce jour-là, fut dévouée, c'est incontestable ; elle fut même efficace en ce sens qu'il savait, par expérience, combien étaient vaines les déclamations parlementaires devant lesquelles Napoléon se troubla, lui qui, cent fois, n'avait pas sourcillé sous la mitraille.

Le premier acte consulaire de Napoléon fut de nommer Lucien ministre de l'intérieur.

Celui-ci fut bientôt compromis dans des affaires louches de gens à qui il avait concédé des monopoles avantageux. Le Premier Consul aurait voulu fermer les yeux, mais le général Moreau intervint sans ménagements, au nom de l'année jalouse de l'honneur de son chef, souillé, disait-il, par les actes du ministre, son frère. Lucien fut contraint de donner sa démission. Napoléon ne tarda pas à effacer cette disgrâce par une brillante compensation.

Un an, jour pour jour, après le coup d'Etat du z8 brumaire, Lucien Bonaparte prenait la route de Madrid, où il était nommé ambassadeur d'Espagne.

C'est après le retour de Lucien à Paris que se place l'incident qui amena la rupture retentissante entre les deux frères. L'origine en est dans le second mariage de Lucien Bonaparte. En 1794, âgé de vingt ans, celui-ci avait épousé Catherine Boyer, sœur de l'aubergiste chez qui il logeait à Saint-Maximin. Lucien devint veuf en 1800. En ce moment cruel, le Premier Consul prit une part très vive au désespoir de son frère : Vous avez perdu une excellente femme... J'espère n'avoir, jamais besoin du courage qui vous est nécessaire pour supporter un tel malheur. Bientôt remis de son chagrin qui avait paru, d'abord, devoir être éternel, Lucien Bonaparte rencontra dans une partie fine, au printemps de 1802, Mme Jouberthon, fort jolie femme de vingt-quatre ans dont il devint amoureux fou.

Malgré l'opposition formelle du Premier Consul, qui avait même défendu au maire du dixième arrondissement de Paris de procéder à ce mariage, Lucien épousa sa maîtresse. Grande fut la colère de Napoléon le jour où, dans un concert à Malmaison, il apprit fortuitement cette nouvelle. En proie à la plus vive fureur, il fit enjoindre à Lucien de quitter le territoire français, lui signifiant que jamais il ne reconnaîtrait ce mariage, fait contre sa volonté.

A la vérité, nous sommes bien, ici, en face d'un mouvement d'irascibilité violente et de despotisme absolu que la raison d'Etat seule pourrait expliquer. Il importe donc d'examiner si ce puissant motif existait en réalité. Il faut tout d'abord écarter l'idée que le Premier Consul se soit senti vexé dans son amour-propre en voyant son frère contracter une union bourgeoise. La conduite toujours aimable de Napoléon avec sa première belle-sœur, fille d'un aubergiste, ne permet guère cette supposition. Et quand on l'a vu, général en chef, donner sa sœur Pauline à Leclerc, fils d'un meunier ; quand on l'a vu, Consul, marier sa sœur Caroline à Murat, ex-garçon mercier, on n'est pas fondé à lui reprocher de convoiter des alliances princières pour sa famille. Fut-il mécontent de n'avoir pas été consulté sur ce choix ou même d'avoir vu ses conseils repoussés ? Ce serait de l'enfantillage. Non, une raison plus grave détermina le courroux de Napoléon : on était à la fin de 1803, la question de la succession éventuelle du Premier Consul occupait tous les esprits. En principe, le rétablissement de l'Empire avec l'hérédité était résolu. Or, la succession de Napoléon, du moment que Joseph n'avait pas d'enfants mâles, revenait de droit aux enfants de Lucien Bonaparte.

Quelle arme ce dernier ne venait-il pas de mettre entre les mains des adversaires de l'hérédité, dont l'opposition pouvait se fortifier de ce fait que le futur héritier de la Couronne se trouvait être un enfant né plusieurs mois avant le mariage de son père ?

S'il est fort compréhensible qu'un homme préfère aux dignités des cours le bonheur de la femme qu'il a choisie dans la liberté de ses penchants, il est plus difficile d'admettre qu'un frère, oublieux du passé, indifférent à l'intérêt de toute sa famille, ne cesse, comme Lucien le fit sous l'Empire, durant son séjour à Rome, de se comporter en ennemi personnel de l'Empereur. Le seul crime de celui-ci était, en réalité, de ne pas vouloir sacrifier les destinées du trône de France à des exigences honorables, sans doute, au point de vue du sentiment, mais incompatibles avec la constitution impériale.

Opposant aux menées hostiles de Lucien les sentiments les plus délicats, c'est encore l'Empereur tout-puissant qui se montre désireux d'un accommodement. C'est lui qui fait les premières avances, en proposant à son frère une entrevue, restée célèbre, à Mantoue, le 12 décembre 1807. Cette conférence, qui fut très animée de part et d'autre, laissa les deux frères plus en désaccord que jamais.

Après l'abdication de Napoléon, Lucien, obéissant à un bon mouvement du cœur, écrivit à l'Empereur, à l'île d'Elbe. Celui-ci lui fit répondre par cette note : Ecrire à mon frère Lucien que j'ai reçu sa lettre du ii juin ; que j'ai été sensible aux sentiments qu'il m'exprime ; qu'il ne doit pas être étonné de ne pas recevoir de réponse de moi, parce que je n'écris à personne. Je n'ai même pas écrit à Madame.

Lorsque l'Empereur fut rentré aux Tuileries, en 1815, Lucien lui offrit spontanément son concours. Quelles furent les conditions posées par Napoléon ? Il est assez difficile de les préciser. Un récit fait par le Père Maurice de Brescia signale la présence de Lucien à Charenton, auberge de la Poste, peu après le retour de l'île d'Elbe. De Charenton, une correspondance active fut échangée entre Lucien et Joseph Bonaparte, puis le Père Maurice fut mandé à Paris par l'Empereur.

Dans cette correspondance et dans ces allées et venues, furent sans doute arrêtées les bases d'un accord dont les détails sont restés inconnus. Il est à supposer que l'existence du roi de Rome, héritier direct de la couronne, rendait moins rigide l'Empereur, qui n'avait plus à craindre l'immixtion des enfants mâles de Lucien dans la succession au trône ; d'autre part, il est visible que Lucien faisait une grande concession en venant à Paris, vers les premiers jours de mai 1815, sans sa femme qu'il avait laissée en Italie, dans sa propriété de Ruffinella.

D'après le Journal de l'Empire, le 8 mai, il arrivait à Paris chez le cardinal Fesch, nie du Mont-Blanc. Le il, le Palais-Royal lui était assigné comme résidence par l'Empereur. Il accompagna Napoléon partout : le jour du champ de mai, vêtu d'une tunique et d'un manteau de velours blancs brodés d'or, Lucien Bonaparte était à la gauche du souverain.

Membre de droit de la Chambre des pairs, en sa qualité de prince, il fut jusqu'au 21 juin 1815 le dernier mandataire de l'Empereur et le dernier défenseur du trône impérial.

 

V

 

Les richesses considérables dont l'Empereur a pu, à un moment donné, combler tous les siens, sont un bien petit sacrifice auprès des privations subies par Bonaparte, lieutenant d'artillerie, en vue de subvenir à l'éducation de son frère Louis, âgé de douze ans.

Et l'Empereur a pu, vingt ans plus tard, écrire très sincèrement à Louis, qu'il avait fait roi de Hollande : ... J'avais donné à la Hollande un prince qui était presque mon fils.

En effet, comme un père jaloux de conserver près de lui son enfant, Napoléon ne pouvait se séparer de Louis, dont il fit son aide de camp pendant les campagnes d'Italie et d'Egypte. En 1802, dans le but évident de veiller de près sur le bonheur de son frère, le Premier Consul le maria avec sa belle-fille, Hortense de Beauharnais.

En 1804, Louis est nommé général, puis placé au Conseil d'Etat, afin d'y parfaire son instruction dans toutes les branches de l'administration. L'année suivante, il est gouverneur de Paris. Enfin, en 1806, l'Empereur lui donne la royauté de la Hollande.

La véritable prédilection dont Louis était l'objet s'affirme peut-être encore davantage dans les conversations où l'on discutait les titres des membres de la famille éventuellement appelés à succéder à Napoléon. Vous ne me dites pas un mot de Louis, observe le Premier Consul à Rœderer. Pourquoi cette injustice pour Louis ? Il m'a plus servi qu'eux tous. Il m'a accompagné dans toutes mes campagnes, il est couvert de blessures, et vous n'en dites rien !

Sa pensée se trouve bien complétée par ces mots adressés à Stanislas Girardin : Nous n'avons plus besoin de nous mettre l'esprit à la torture pour chercher un successeur ; j'en ai trouvé un, c'est Louis. Celui-là n'a aucun des défauts de ses frères, et il en a toutes les bonnes qualités. — Alors, ajoute le même auteur, il m'en fit un éloge pompeux, me montra des lettres de lui où l'amitié fraternelle est exprimée à chaque ligne, de la manière la plus tendre.

Par quelle perversion de jugement Louis en vint-il à incriminer toutes les intentions de l'Empereur ? Par quelle aberration d'esprit la reconnaissance fit-elle place chez lui à la suspicion la plus odieuse ?

La réponse est aisée : Louis éprouva le même éblouissement que son frère Joseph ; il vit dans l'élévation de Napoléon une sorte de prédestination égale pour toute la famille. Les conquêtes de l'Empereur lui semblaient être leur patrimoine commun. Partant, personne ne devait rien à Napoléon, qui, au contraire, gardant pour lui la plus forte part, restait le débiteur des autres.

Entré dans cette voie, Louis trouva naturellement que sa royauté en Hollande n'avait pas assez d'éclat. Ce ne sont, au commencement, que plaintes et demandes d'argent. Il ne veut pas se persuader qu'il est un roi débutant exposé à subir bien des tribulations avant de parvenir à la prospérité. Au lieu de jouir avec orgueil d'une situation que son origine ne lui permettait pas d'espérer, même en rêve, il se pose en victime dès les premiers jours. La nature des plaintes de Louis est facile à concevoir par les observations que lui faisait Napoléon : Vous m'écrivez tous les jours pour me chanter misère. Je ne suis pas chargé de payer les dettes de la Hollande ; j'en serais chargé, que je n'en aurais pas les moyens.

En toutes choses, l'esprit de Louis est hanté par l'idée d'agir en souverain puissant et de haute lignée. Tout ce qu'on fait à Paris, il veut l'imiter à Amsterdam, au point que Napoléon est obligé de lui écrire : Mes institutions ne sont point faites pour être tournées en ridicule.

Dans sa turbulence à faire usage de ses droits royaux à sa fantaisie, Louis ne veut pas se rappeler qu'il doit la couronne à son frère ; c'est à peine s'il sait que celui-ci existe : J'apprends, lui écrit Napoléon, que vous faites une loi sur la régence. J'espère que vous voudrez bien me consulter... Vous vous souviendrez sans doute aussi que je suis de la famille. Vous sentez très bien que, si vous veniez à manquer, je ne voudrais voir la Hollande qu'entre des mains qui me conviendraient...

Dans cette mercuriale, on voit percer aussi le grief capital de Napoléon contre Louis, qui entendait conserver à la politique hollandaise une indépendance absolue vis-à-vis de la France. Peu importait au nouveau roi que ses actes fussent ou non compromettants pour la réussite des plans de l'Empereur. Louis se considérait comme Hollandais, et le bien de la France ne le préoccupait guère. Etes-vous l'allié de la France ou de l'Angleterre ? je l'ignore, s'écrie Napoléon, qui en arrivera un jour à dire à Louis : Votre Majesté trouvera en moi un frère, si je trouve en elle un Français ; mais si elle oublie les sentiments qui l'attachent à la commune patrie, elle ne pourra trouver mauvais que j'oublie ceux que la nature a placés entre nous.

Arrivés à ce degré de tension, les rapports entre les deux frères ne pouvaient manquer de se terminer par un éclat.

Il eut lieu le 10 juillet 1810, jour où, par un coup de tête, Louis quitta furtivement la Hollande, sans que personne sût ce qu'il était devenu.

Ouvertement bafoué par cette impudente équipée, voyant comme tournée en dérision sa suprématie jusque-là incontestée, blessé au fond de l'âme de tant d'ingratitude et d'un tel manque d'amitié fraternelle, Napoléon sut maintenir quand même sa colère dans des limites que ne se fût guère imposées sans doute un despote ombrageux et violent.

Au lieu de chercher les moyens d'assouvir son ressentiment, il défend d'accabler son frère ; il veut qu'on dise à l'Europe que c'est lui, Napoléon, qui s'est trompé en mettant la royauté aux mains de Louis. La circulaire que le ministre des affaires étrangères enverra doit tendre tout entière à excuser le roi de Hollande, qui, par suite d'une maladie chronique, n'était pas l'homme qui convenait.

Qu'il y ait eu, dans cette façon de présenter les choses, un calcul politique, nous ne le nierons pas. Il nous importait seulement d'établir que l'Empereur était parfaitement maître de lui et savait résister aux incitations de la colère, même la plus légitime.

L'école des calomniateurs a prétendu que Louis avait été saisi d'horreur le jour où il supposa que Napoléon avait eu pour maîtresse Hortense de Beauharnais, et qu'il la lui avait fait épouser ensuite. Nous ignorons si Louis a jamais pu partager cette odieuse conviction, attendu que rien ne l'indique. En tout cas, nous avons constaté, dans un précédent chapitre, l'inanité de cette monstrueuse et gratuite imputation.

Bien qu'il eût épargné à Louis toute persécution à la suite de leur rupture bruyante, Napoléon ne put jamais lui pardonner. Son cœur resta navré de cette sécheresse d'âme, de ce comble d'ingratitude. Si Louis put rentrer en France, en 1814, sur les supplications de Joseph, l'Empereur, même aux jours de malheur, ne put jamais croire à la sincérité des tardives démonstrations de ce frère qu'il avait tant aimé.

 

VI

 

Seul, parmi les quatre frères de Napoléon, Jérôme, le plus jeune, ne se mit jamais en opposition déclarée avec l'Empereur. Indocile, il le fut ; des embarras, il en causa autant et plus que les autres ; mais ce qui le distingue de ses aînés, c'est qu'à chaque faute, il réitérait les assurances d'une entière soumission, sans plus se lasser de désobéir que de protester de ses bonnes intentions.

Cette déférence relative est explicable par ce fait que Jérôme, moins âgé de quinze ans, ne connut Napoléon que sous l'aspect du chef arrivé aux plus hautes fonctions. Cette suprématie, entrevue dès l'enfance, frappa son imagination et lui imposa un respect durable que n'eurent jamais ni Joseph, ni Lucien, ni Louis, acteurs et compagnons des luttes où, de concert avec Napoléon, ils se débattaient dans une égale médiocrité.

Son ignorance des temps difficiles autorisait presque Jérôme à se croire issu d'une famille patricienne et opulente d'origine, et rendait, pour ainsi dire, acceptables chez lui ses défauts caractéristiques. Goûts immodérés pour le luxe, désordres pécuniaires poussés jusqu'au gaspillage, légèreté de mœurs renouvelée des cours du dix-huitième siècle, telles furent les causes des intarissables remontrances de l'Empereur, qui, malgré son mécontentement, améliorait sans cesse la position de son frère et crut à peine avoir assez fait le jour où il créa le royaume de Westphalie pour le donner à Jérôme.

Avant son départ pour l'Égypte, Napoléon plaça Jérôme au collège de Juilly. Mettez vos enfants à Juilly, disait-il à Arnault, j'y ai mis mon frère, j'y ferai payer leur pension avec la sienne. A peine installé aux Tuileries, le Premier Consul prit son frère au palais et, sous sa surveillance, lui fit continuer son instruction par les premiers professeurs.

Dès cette époque, Napoléon eut très souvent à réprimander Jérôme, qui se laissait aller aux dépenses les plus extravagantes, achetant, au gré de son caprice, tout ce dont il avait envie, faisant des dettes criardes chez les fournisseurs de la Cour. Ce dérèglement dans les questions d'argent était, on le sait, une des choses qui choquaient le plus Napoléon. Il avait avec sa femme des discussions journalières à ce sujet ; il eut les mêmes avec Jérôme.

Pour mettre un terme à cette prodigalité, Napoléon, qui sermonnait et grondait Jérôme comme s'il eût été son fils, résolut de le mettre dans la marine et le plaça en qualité d'aspirant de deuxième classe.

Après une contestation avec son amiral, Villaret-Joyeuse, Jérôme abandonna, le 20 juillet 1803, à la Pointe-à-Pitre, le commandement de son brick l'Epervier, et passa en Amérique. On le trouve à Baltimore à la fin de juillet. A peine arrivé dans cette ville, Jérôme s'éprit ardemment de Mlle Elisabeth Paterson, très jolie personne, fille d'un riche négociant de la ville. Il fit une cour assidue à la jeune Américaine, qui ne se montra pas insensible. Les choses en vinrent au point que le mariage fut célébré, dans le plus grand secret, chez le père de la demoiselle, et sans que Jérôme eût même informé sa mère, ni aucun membre de sa famille.

Ce mariage était nul, Jérôme Bonaparte étant mineur, et les Paterson n'ignoraient point les causes de nullité. Pour l'instruction des personnes sensibles qui se sont apitoyées sur la déconvenue de la famille Paterson, il est bon de reproduire l'article 4 du contrat ; le voici dans sa teneur :

ARTICLE 4. — Au cas où, par quelque cause que ce soit, de la part dudit Jérôme Bonaparte, ou de quelqu'un de ses parents, une séparation devrait être poursuivie entre ledit Jérôme Bonaparte et Elisabeth Paterson, séparation a vinculo ou a mensa et thoro, ou de telle autre manière que ce soit, ce qu'à Dieu ne plaise, ladite Elisabeth Paterson aura droit à la propriété et jouissance pleine et entière du tiers de tous les biens réels, personnels et mixtes dudit Jérôme Bonaparte, présents et à venir, pour elle, ses héritiers, exécuteurs, administrateurs, etc.

C'est donc bien volontairement et après avoir envisagé toutes les éventualités possibles, notamment celle de l'intervention gênante d'un des parents de Jérôme, que les Paterson se lancèrent dans cette aventure conjugale.

Fera-t-on un reproche à Napoléon de n'avoir pas endossé de plano les sortes de lettres de change qu'on tirait sur lui sous le couvert de la passion d'un jeune homme ?

A quelque point de vue que l'on se place, on ne saurait donc prétendre que l'Empereur, en se refusant de valider cette union bizarre, ait excédé ses strictes attributions. N'avait-il pas qualité suffisante pour imprimer à tous, à commencer par les siens, le respect des lois publiques qui imposent à un mineur d'étroites obligations à l'égard de ses ascendants ? Napoléon attendit patiemment que Jérôme, enfin désabusé, consentît à se rappeler ce qu'il devait à sa famille.

La tâche de justifier les procédés arbitraires de Napoléon se trouve singulièrement facilitée par ce fait que, le 28 avril 1805, Jérôme revint seul en Europe pour implorer son pardon. Mieux éclairé alors sur les combinaisons financières et politiques dont son amour avait été le pivot en Amérique, il se rendit docilement aux sages observations que lui firent ses parents. Il n'opposa aucune résistance, se soumit à tout ce qu'on lui demandait et renonça à sa jeune épouse qu'il n'aimait plus assez, sans doute, pour lui sacrifier les titres, les honneurs et la fortune sûre qu'il avait en perspective. En vertu de quoi, en vérité, s'attacherait-on à ses liens avec Mile Paterson plus que Jérôme n'y tint lui-même ?

La jeune Américaine accepta une pension de soixante mille francs et Jérôme Bonaparte reprit sa liberté.

Dès ce moment, c'est avec joie que Napoléon annonce à Elisa, à Murat, de tous côtés, le revirement heureux qui s'est produit dans l'esprit de son I frère qu'il nomme aussitôt capitaine de frégate.

Pendant son service à la mer, la conduite de Jérôme fut satisfaisante. Il y fit preuve d'une grande sagacité, à bord du Vétéran, qu'il ramena en sûreté dans la baie de Concarneau, après avoir échappé par des manœuvres hardies à la surveillance des Anglais.

Par un sénatus-consulte du 24 septembre 1806, il fut déclaré prince et appelé éventuellement à la succession au trône ; de plus, il reçut le grand cordon de la Légion d'honneur. Enfin, pour se rapprocher de son frère, tout en lui permettant de prendre une part active aux guerres continentales, où les occasions de s'illustrer étaient plus fréquentes que dans les expéditions maritimes, l'Empereur le nomma général de brigade et lui donna le commandement d'un corps de Bavarois et de Wurtembergeois.

Par le traité de Tilsitt, le 7 juillet 1807, l'Empereur fit reconnaître Jérôme par l'Europe, comme souverain du nouveau royaume de Westphalie, créé tout exprès. Ce n'était pas tout. Il négocia le mariage de son frère avec la princesse Catherine, fille du roi de Wurtemberg. Dans ses lettres à son père, Catherine se complaît à dire toutes les attentions délicates et affectueuses de l'Empereur à son égard. En voici quelques extraits :

Le jour de mon arrivée à Paris, l'Empereur, pendant le dîner, a beaucoup causé avec moi, et m'a forcée de boire du vin, pour me donner du courage, à ce qu'il disait. Il est vrai que j'en avais besoin, quoique moins gênée et moins embarrassée avec l'Empereur qu'avec le prince Jérôme. Après le dîner, l'Empereur s'est montré extrêmement affectueux, bon et aimable avec moi ; il m'a embrassée à plusieurs reprises, en me disant : Je vous aime comme ma fille, je sais ce que la séparation de votre père vous a coûté, je veux, s'il est possible, vous faire oublier ces moments cruels. Je n'aurais jamais cru que l'Empereur fût capable de prouver autant d'amitié à quelqu'un...

... L'Empereur a exigé que l'Impératrice cherchât l'écrin qu'il m'a destiné et que je ne devais avoir que le soir après le mariage civil. Il est réellement impossible de voir quelque chose de plus beau en ce genre. Lui-même m'a ôté mon bonnet pour m'essayer le diadème, le peigne ainsi que les boucles d'oreilles, et le collier pour me mettre ceux en diamants... Il est réellement aux petits soins avec moi, il ne m'appelle jamais que l'enfant chérie du papa... Je ne puis assez vous répéter, mon très cher père, que je suis ici, tout comme chez vous, l'enfant gâtée de la maison... Le Roi — Jérôme — est absent depuis dimanche passé. L'Empereur rit beaucoup de ma tristesse, mais me comble de bontés depuis le départ de Jérôme ; il me fait dîner tous les jours chez lui, et l'Impératrice me fait déjeuner tous les matins chez elle ; il n'est pas possible de prouver plus d'amitié à sa propre fille qu'ils le font envers moi.

Inutile de multiplier davantage ces citations. En les rapprochant des pages que nous avons consacrées au ménage du prince Eugène, on s'assurera qu'il n'y a là rien de spécial ni d'exceptionnel, mais que telle était bien la manière d'être de Napoléon, cordiale et franche avec tous les membres de sa famille, anciens ou nouveaux.

Il surveilla le bonheur de la reine Catherine avec une sollicitude constante, nous en trouvons une preuve indubitable dans une lettre écrite, en 1814, par le roi de Wurtemberg disant à sa fille : Je sais qu'il n'a pas tenu à Jérôme de vous répudier ! et que ce n'est qu'à Napoléon que vous avez dû, l'été passé, à Dresde, la continuation de votre existence comme épouse...

On dira que les procédés de l'Empereur sont, après tout, fort ordinaires de la part d'un frère aîné, chef de famille ; c'est vrai, et c'est précisément pourquoi il importait de mettre, en regard des portraits exagérés et faux qu'on a faits de son caractère, cette simple façon d'agir, bien propre à sa nature.

Le règne de Jérôme Bonaparte en Westphalie ne fut pour Napoléon qu'une source de contrariétés provenant, toutes, de la conduite inconsidérée de son frère, de la frivolité avec laquelle celui-ci gérait les finances de son royaume, du train fastueux, au moins égal à celui de la Cour de France, qu'il entendait mener à Cassel, sa capitale, malgré la pénurie de son budget.

Pour cette Cour minuscule, il ne faut pas au Roi moins qu'un grand maréchal du palais, deux préfets du palais, un grand chambellan, quinze chambellans ordinaires, un grand maître des cérémonies, huit maîtres ou aides de cérémonies, plus de vingt aides de camp, un grand écuyer, six écuyers d'honneur, un premier aumônier, des aumôniers et des chapelains en grand nombre, trois secrétaires des commandements, etc.

La maison de la Reine était organisée à l'avenant.

Ce nombreux personnel, rétribué grassement, grugeait le pauvre petit budget de Westphalie, l'effritait de tous côtés. Un théâtre français était indispensable aux menus plaisirs de la Cour ; cette fantaisie ne coûtait pas moins de quatre cent mille francs à la liste civile. Quand le roi de Westphalie voyageait dans ses Etats, dit Blangini, les artistes de son théâtre royal, les musiciens de la chambre et de la chapelle l'accompagnaient presque toujours.

L'Empereur, on peut en être convaincu, n'ignorait rien de ce qui se passait à Cassel. Il lisait les bulletins diplomatiques qui le mettaient au courant des plaisirs somptueux et même des mœurs dissolues de la Cour de Westphalie. Il savait que les mères de Cassel qui ont de jolies filles craignent de les laisser aller aux bals et fêtes de la Cour ; que, dans les invitations faites à Napoleonshöe, résidence d'été, où le costume exigé était un petit uniforme bleu, brodé en argent, pantalon bleu, bottes à l'écuyère, rarement les femmes et les maris étaient invités ensemble. Il savait aussi que les dames des fonctionnaires et des généraux recevraient facilement et publiquement des cadeaux royaux, tels que colliers en diamants.

On peut se faire une idée de l'exaspération de l'Empereur, si intraitable, d'habitude, sur les gaspillages d'argent. N'estimant pas que le Trésor de la France dût servir à défrayer des orgies princières, il resta sourd aux supplications de Jérôme, qui faisait retentir les échos de ses gémissements sur l'indigence de ses ressources. Ce sont ces plaintes, envisagées sans aucun examen de leurs causes réelles, qu'on a relevées pour accuser l'Empereur de sécheresse ou de manque de cœur.

Nous ne voyons aucun inconvénient à admettre, à tenir pour certain que le roi de Westphalie fut tancé, à diverses reprises, dans des termes qui ont dû lui être fort désagréables ; il n'y a encore pas là de quoi crier au martyre, surtout si l'on considère les torts que Jérôme se donnait si joyeusement à Cassel.

Nature charmante, au demeurant, le roi Jérôme s'efforçait d'apaiser l'Empereur en lui prodiguant les assurances les plus dévouées : Je ne fais jamais un pas, écrivait-il, sans avoir Votre Majesté en vue, sans désirer de lui plaire, et surtout sans ambitionner qu'elle puisse dire : Jamais mon frère Jérôme ne m'a donné de chagrin... Il est difficile de se montrer plus gentil ; le malheur était qu'aussitôt après avoir fait ces démonstrations épistolaires, Jérôme reprenait le cours de ses débordements.

En tranchant ainsi du monarque fastueux, sans grand souci des affaires de son royaume, Jérôme avait compromis sa situation en Westphalie longtemps avant la chute de l'Empire.

Si pénibles qu'aient été pour l'Empereur les écarts de conduite de son frère Jérôme, ces écarts restèrent entre eux deux à l'état de querelles domestiques. Ils n'eurent pas pour Napoléon les conséquences nuisibles des actes de ses autres frères. Aux jours sombres, on voit Jérôme faire, jusqu'à la dernière minute, son devoir dans toute l'étendue de ses moyens. En Russie, à Waterloo où il est blessé au plus fort de la mêlée, partout, il prend une part courageuse aux efforts désespérés des plus fidèles compagnons de l'Empereur.

A Sainte-Hélène, Napoléon oublieux des peccadilles d'autrefois, lui a rendu pleine justice en disant : Jérôme, en mûrissant, eût été propre à gouverner ; je découvrais en lui de véritables espérances. L'Empereur fut non moins élogieux pour la femme de Jérôme, dont il proclamait hautement l'irréprochable contenance, au moment où, de mille manières, elle était torturée par son père qui voulait la contraindre à divorcer en 1814, après la chute du régime impérial.

Cette noble Reine trouva, dans ses entrailles de mère, dans sa fière pudeur d'épouse, un cri de révolte d'une éloquence admirable. Elle a tracé leur conduite à toutes les princesses qui, par raison d'Etat ou autre, croient devoir se sacrifier en contractant, à la face de Dieu, une union sacrée. La Reine est d'autant plus méritoire que son mari lui avait fourni surabondamment des motifs de désaffection.

Catherine de Wurtemberg a trouvé sa grandeur dans la plus simple vérité : le respect de ses serments, l'idée qu'elle appartenait pour toujours à l'homme à qui elle s'était donnée.

Il n'est pas de louange qui ne soit inférieure à la beauté de ses sentiments, alors que, résistant à la pression cruelle d'un père adoré, elle refuse de lui obéir : ... Unie à mon mari par des liens qu'a d'abord formés la politique, je ne veux pas rappeler ici le bonheur que je lui ai dû pendant sept ans ; mais eût-il été pour moi le plus mauvais époux, si vous ne consultez, mon père, que ce que les vrais principes me dictent, vous me direz vous-même que je ne puis l'abandonner lorsqu'il devient malheureux, et surtout lorsqu'il n'est pas cause de son malheur.

Avec raison, Napoléon a pu dire : Cette princesse s'est inscrite de ses propres mains dans l'histoire. Ces paroles sont l'honneur éternel de Catherine de Wurtemberg ; elles sont, en même temps, le stigmate ineffaçable de la conduite de Marie-Louise d'Autriche.

 

VII

 

Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons vu Napoléon, en 1792, capitaine d'artillerie, étant aux prises avec les plus grandes difficultés pour lui-même, s'occuper de sa sœur Elisa, alors pensionnaire du Roi à Saint-Cyr, la retirer de cet établissement qui était menacé par les excès révolutionnaires, la loger avec lui à l'hôtel de Metz, rue du Mail, puis la reconduire à Ajaccio, dès qu'il eut terminé les démarches que l'obligeait à faire sa situation compromise.

Nous retrouvons Elisa, en 1798, avec sa mère et Pauline, sa sœur puînée, à la suite du quartier général du commandant en chef de l'armée d'Italie. Le 5 mai 1797, elle épousa Félix Bacciochi, issu d'une honorable famille de Corse. Ce mariage ne plaisait pas beaucoup à Napoléon, qui aurait sans doute préféré à ce bon et rebon Bacciochi, comme l'appelle Lucien Bonaparte, un homme moins dépourvu de facultés intellectuelles. Mais à cette époque, les demoiselles Bonaparte étaient peu recherchées, et l'on n'avait pas le droit de se montrer difficile pour elles.

Aussitôt l'empire proclamé, commencèrent près de Napoléon les obsessions de ses sœurs, désireuses de gouverner des royaumes. Ce fut de leur part, dit Mlle Avrillon, une véritable persécution. L'Empereur, qui ne savait pas résister longtemps aux prières des siens, donna, en 1804, à Elisa la principauté souveraine de Piombino, bientôt renforcée de celle de Lucques. Enfin, comme l'ambition de sa sœur n'était pas encore satisfaite, il lui accorda, en 1808, le grand-duché de Toscane.

Si l'on en juge par la correspondance de Napoléon, celui-ci semble avoir pris à tâche d'éviter toute discussion avec Elisa, dont l'humeur désagréablement pointue était peu accommodante. La gestion de ces duchés, allant plus ou moins mal, ne pouvait avoir grande conséquence sur le sort de l'empire. Napoléon la laissa donc libre de se livrer aux extravagances de son caractère altier, recherchant le faste, l'appareil militaire, se modelant par imitation sur les habitudes de son frère. Il ferma les yeux sur ses intrigues galantes, dont quelques-unes ont fait grand bruit. Sous l'ascendant de M. Fontanes, à qui elle n'avait rien à refuser, elle travaillait à se faire une renommée dont elle payait les trompettes qui s'appelaient : le chevalier de Boufflers, La Harpe et Chateaubriand.

Ce n'est pas non plus du côté d'Elisa que Napoléon trouva les éléments propres à rehausser l'éclat de son trône. Aux jours de splendeur, il eut les contrariétés journalières que lui causait la parodie ridicule du gouvernement impérial jouée à Florence, et il se trouvait atteint par la déplorable réputation de sa sœur. Aux jours de revers, en 1813, il eut le chagrin de voir Elisa négocier un arrangement avec Murat, dont la fortune lui paraissait offrir plus de chances que celle de Napoléon.

 

VIII

 

Après la figure revêche et orgueilleuse d'Elisa, après ce caractère de femme se plaisant à passer des revues avec des poses soldatesques, après ce tempérament ambitieux, égoïste, ingrat, vient se présenter la pâle et languissante figure de Pauline Bonaparte, femme jusqu'au bout de ses petits ongles roses, la plus belle parmi les belles femmes de son temps, jalouse uniquement de conserver le titre de reine des colifichets, honneur suprême, à ses yeux, que lui ont valu son élégance et sa coquetterie.

Sa beauté resplendissante, sans rivale dans toute l'Europe, a été immortalisée par le ciseau de Canova, qui a légué à notre admiration le modèle des formes incomparables de la princesse, reposant presque nue sur un lit antique. Le caprice audacieux qui porta Pauline à prendre, dans l'atelier du sculpteur, cette pose peu chaste, quoique très académique, indique d'un seul trait tout son caractère. Infatuée d'elle-même, sensible à tous les hommages, incapable d'aucune retenue dans ses fantaisies les plus inconsidérées, telle était celle que, dès son enfance, on appelait la jolie Paulette.

Pour avoir toléré, sans les refréner avec brutalité, les dérèglements de sa sœur, l'Empereur a été diffamé ignominieusement : avec Pauline Bonaparte arrive l'abominable accusation, cultivée dans la bave des traîtres, des courtisans éconduits ou des femmes délaissées. Cette atroce calomnie, que des Français ont pris plaisir à répéter inconsciemment, a été repoussée, il faut le dire bien vite, par les pires ennemis de Napoléon, par les Anglais. On est allé, dit Walter Scott, jusqu'à imputer à Pauline une intrigue avec son propre frère. Nous rejetons sans balancer une accusation trop hideuse même pour être mentionnée, et qu'on ne devrait jamais articuler sans une preuve évidente à l'appui.

Notre intention n'est pas de faire ici l'apologie quand même de Napoléon. Nous recherchons quelles ont été les véritables inclinations de l'homme. Nous voulons le montrer tel qu'il était. Aurait-il eu cette perversité de mœurs, que nous n'aurions pas hésité un instant à scruter cette stupéfiante aberration chez un homme en qui nous avons constaté les plus hautes vertus familiales. Nous aurions examiné le fait avec la même ténacité que nous avons apportée à mettre en relief ses penchants honnêtes. Mais, heureusement pour l'honneur du souverain qui a gouverné la France pendant quinze ans, heureusement aussi pour la dignité nationale, nous n'avons pu remplir la tâche de relever, impartialement, pas à pas, les traces de criminelles relations entre le frère et la sœur, par la simple raison que, dans tous les documents existant à cette heure, il est impossible de rencontrer autre chose que l'affirmation sèche et crue de cet outrage révoltant. Aucune allégation motivée n'est parvenue jusqu'à nous, nul indice probant n'a été révélé.

On a publié, il est vrai, des lettres que, d'après leurs éditeurs, Pauline aurait écrites à deux colonels, ses amants, pendant son séjour à l'île d'Elbe, en 1814. Ces lettres, telles qu'on les a imprimées, sont assurément révélatrices de la monstrueuse accusation. Mais elles n'existent nulle part ; personne ne les possède en originaux. Elles font tout l'effet d'avoir été inventées pour le plus grand amusement de Louis XVIII.

Quand les rois prennent du plaisir aux historiettes scandaleuses, les courtisans ne se font pas faute de leur en raconter. Les innombrables infamies publiées contre Napoléon, sous Louis XVIII, attestent que ce monarque n'a pas chômé sous le rapport des distractions qu'il affectionnait. C'est au rang de ces libelles qu'il faut placer les prétendues lettres de Pauline dont personne n'est en position d'affirmer l'authenticité. M. de Jaucourt parle d'épîtres et de lettres, mais ne dit pas les avoir vues. Mounier ne dit pas non plus qu'il les a vues ; il insinue seulement que Beugnot lui a conté qu'il avait intercepté des lettres. Il n'est pas hors de propos de rappeler que Beugnot a publié des Mémoires peu tendres pour l'empire dans lesquels cet auteur, qui aurait été le détenteur de documents aussi importants, n'y fait même pas la plus vague allusion.

De cette imposture patente qui ne fait même pas honneur à l'imagination de son inventeur, que reste-t-il donc ? L'innocence de ceux qui ont cru à cette absurde mystification.

L'œuvre de la calomnie, même immonde, même dénuée de tout fondement, est tellement pernicieuse, qu'il ne suffit pas d'avoir établi l'invraisemblance d'une accusation. Il faut prolonger l'enquête au delà de la réfutation et prouver, à la confusion des sycophantes acharnés à souiller sa mémoire, que, loin d'avoir eu les instincts pervers qu'on lui a prêtés, Napoléon s'est toujours conduit, envers Pauline Bonaparte, en conseiller sévère, et non en homme passionné.

A quelle époque prétendrait-on placer ce roman abject ? Ce n'est probablement pas quand la famille était en Corse ou à Marseille ; Pauline avait alors treize ans au maximum. Elle ne se retrouvera plus ensuite avec son frère que pendant la première campagne d'Italie, à Montebello et à Passeriano ; à ce moment, Bonaparte, tout entier à sa passion pour Joséphine, n'avait guère d'autres idées amoureuses en tête. Il n'en avait pas, en tout cas, pour Pauline, qu'il maria, à peine âgée de dix-sept ans, à Leclerc, officier de son état-major.

Il n'est pas loisible non plus de placer ce honteux accord fraternel à la date de l'année suivante ; Napoléon était en Egypte, Pauline n'y était pas. La période du 18 brumaire, suivie bientôt de la campagne de Marengo, ne semble pas davantage une date favorable. Si l'on considère l'attitude de Napoléon envers sa sœur en 1802, il sera acquis que jusque-là elle n'exerçait aucun ascendant sur lui. A cette époque, Leclerc faisait ses préparatifs de départ en vue de l'expédition de Saint-Domingue, dont il avait été nommé général en chef. Napoléon exigea que Pauline accompagnât son mari à Saint-Domingue, ainsi que le constatent les Mémoires de Lucien Bonaparte, confirmés par ceux de Constant.

En 1803, Pauline revint de Saint-Domingue. Elle était veuve du général Leclerc, mort de la fièvre jaune. Elle logea dans l'hôtel que Joseph habitait alors, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Ce n'est pas encore le choix de cette demeure qui éveillera des suppositions malveillantes. Lorsque le deuil de Pauline fut terminé, Napoléon, qui lui donnait cinq cent mille francs de dot, arrangea le mariage de sa sœur avec le prince Camille Borghèse. Après le mariage, la nouvelle princesse partit pour Rome avec son époux.

Si, depuis ce moment, Napoléon est sorti parfois de son rôle de frère, c'est pour tenir celui de père, témoin la lettre suivante :

Aimez votre mari et votre famille, soyez prévenante, accommodez-vous des mœurs de la ville de Rome, et mettez-vous bien dans la tête que si, à l'âge que vous avez, vous vous laissez aller à de mauvais conseils, vous ne pouvez plus compter sur moi.

Quant à Paris, vous pouvez être certaine que vous n'y trouverez aucun appui, et que jamais je ne vous y recevrai qu'avec votre mari. Si vous vous brouillez avec lui, la faute serait à vous, et alors la France vous serait interdite.

En vérité, tout dans la vie de Napoléon proteste contre l'odieuse dépravation qu'on essaye de lui supposer. Non seulement ses sentiments sont l'opposé de ces bas instincts, mais encore tous ses actes sont là pour confondre la mauvaise foi de ses détracteurs.

Un souverain qui pouvait disposer de tout sans contrôle, s'il avait aimé sa sœur d'une manière inavouable, ne lui aurait marchandé ni les honneurs ni les richesses. Or Pauline, ceci a son importance, est de toutes les sœurs de Napoléon celle qui eut le moins à se louer de sa munificence. Quand Caroline est reine de Naples, quand Elisa est grande-duchesse de Toscane, Pauline reste toute sa vie titulaire de la petite principauté de Guastalla. Elle fut peut-être la seule à essuyer des refus de la part de l'Empereur. Alors que, selon M. de Metternich, ses sœurs obtenaient de lui tout ce qu'elles voulaient, Pauline se voyait refuser la simple autorisation d'envoyer à Paris un certain M. Michelot, chargé par elle de suivre quelques affaires dans la capitale.

Rien d'aussi étrange que ce procès fait à Napoléon.

A l'île d'Elbe, pas plus qu'ailleurs, on ne trouve la moindre trace d'une anomalie quelconque dans les rapports du frère et de la sœur.

D'abord, la présence de la vieille mère paraît être une garantie de valeur suffisante. Ensuite, ce n'est certainement pas le refus de solder une modique somme de soixante-deux francs trente centimes qui suscitera l'idée d'une intimité complaisante. L'Empereur écrit de sa main, en marge de la demande : N'ayant pas ordonné cette dépense qui n'est pas portée au budget, la princesse la paiera.

Enfin, on est allé jusqu'à trouver étrange que Pauline, aux jours néfastes, ait mis à la disposition de son frère une partie de sa grande fortune, qu'elle lui ait donné ses diamants pour servir de suprême ressource à la veille de la campagne décisive qui devait aboutir au désastre de Waterloo. Pour juger insolite et risquée, en cette circonstance, la conduite de Pauline envers Napoléon, il faut vraiment croire l'âme humaine incapable d'un peu de grandeur. Il n'est cependant pas rare de rencontrer de nobles qualités de cœur chez les femmes coquettes, fantasques, capricieuses, et légères même de mœurs comme l'était la princesse Borghèse.

En un mot, près de son frère éprouvé par le malheur, Pauline, émue, frappée d'une si grande infortune, se montra ce qu'elle était réellement : une bonne et charmante fille.

 

IX

 

On a peine à en croire ses yeux, lorsqu'on lit que Murat, roi de Naples, époux de Caroline Bonaparte, comblé lui-même des faveurs impériales, fut le premier à trahir la cause de l'Empereur. On croit encore bien plus être le jouet d'une absurde hallucination, quand on constate que Caroline, la plus jeune sœur de Napoléon, fut, sinon l'inspiratrice, du moins la complice parfaitement consciente de cette insigne forfaiture.

Nous allons énumérer ce qu'avait fait l'Empereur pour mériter une si noire ingratitude.

Avant tout, il faut déclarer que nul ne songe à marchander à Murat ses droits à l'admiration pour sa bravoure indomptable et incontestée. Ses grades, ses distinctions honorifiques dans l'armée, il les a gagnés vaillamment. De ce chef, il ne doit rien à l'Empereur. Mais il reste son débiteur pour les titres royaux dont il fut investi, et que n'ont obtenus ni les Berthier, ni les Ney, ni les Lannes, ni les Davout, bien aussi courageux que lui, tout en ayant, en plus, des qualités militaires infiniment plus solides.

Murat, fils d'un aubergiste de la Bastide, près de Cahors, ancien garçon de boutique chez un mercier de Saint-Céré, débuta par une gasconnade dans ses rapports avec Napoléon. Quand celui-ci partit, en 1796, pour la première campagne d'Italie, Murat, colonel provisoire, n'étant en réalité que chef d'escadrons au 21e régiment de chasseurs, vint chez le jeune général en chef et lui dit : Mon général, vous n'avez point d'aide de camp colonel, il vous en faut un, et je vous propose de vous suivre pour remplir cet emploi. La tournure de Murat plut à Bonaparte, il accepta son offre ; grâce à cette subtilité de langage, Murat se trouva définitivement pourvu de son grade de colonel. L'année suivante, il était général. En cette qualité, il prit part à l'expédition d'Egypte. Trois mois à peine après le 18 brumaire, Murat épousait Caroline Bonaparte. Ce mariage, dit Bourrienne, fut célébré au Luxembourg, mais avec modestie. Le Premier Consul ne pensait pas encore que ses affaires de famille fussent des affaires d'État... A ce moment, Bonaparte n'avait pas beaucoup d'argent, il ne donna à sa sœur que trente mille francs de dot : Sentant toutefois la nécessité de lui faire un cadeau de noces, et n'ayant pas de quoi en acheter un convenable, il prit un collier de diamants à sa femme, et le donna à la future.

Dès qu'elle fut mariée, Caroline, poussée par une ambition sans mesure, se mit à soigner activement les intérêts de son mari. Elle accablait de ses sollicitations son frère qui disait d'elle : ... Avec Mme Murat, il faut que je me mette toujours en bataille rangée... Ses résistances, selon l'habitude de Napoléon, n'étaient que pour la forme, témoin l'immense et rapide .fortune de Murat nommé successivement : général en chef, gouverneur de Paris, maréchal de France, prince et grand amiral, grand-duc de Berg et de Clèves, et enfin, en 1808, roi de Naples.

Pourvus des plus hautes dignités, les deux époux donnèrent carrière, chacun dans son genre, à leurs tempéraments vaniteux.

Très fier de sa belle prestance, Murat mettait un suprême orgueil à se revêtir des costumes les plus éclatants : pantalon couleur amarante avec coutures brodées d'or, habit serré par une large ceinture dorée, bottines de peau jaune, grand chapeau à galons d'or surmonté d'un panache formé d'une haute aigrette entourée de plumes d'autruche ; la selle, la bride, la housse bleu ciel du cheval, tout resplendissait de broderies d'or. En cet attirail étincelant qui dénotait certaine crânerie, Murat chargeait à la tête de ses troupes. Son amour-propre n'était pas médiocrement flatté quand il voyait les Cosaques s'arrêter ébahis pour admirer ses élégantes broderies et les belles plumes de sa toque polonaise.

Cet accoutrement théâtral, qui faisait de Murat, si nous nous le représentons bien, une sorte de flamboyant tambour-major à cheval, semble avoir été l'objet des plus chères préoccupations de son esprit borné. Par une coquetterie que lui envierait une femme galante, il exigeait que les accessoires de sa toilette fussent constamment de première fraîcheur. Sur quelque point de l'Europe que se trouvassent les armées impériales, des caisses remplies de parures nouvelles partaient de Paris pour rejoindre Murat. Pendant hune de ses campagnes, en quatre mois, dit la duchesse d'Abrantès, on avait envoyé pour vingt-sept mille francs de plumes. Ce petit travers, qui relève plutôt des fantaisies du carnaval que de l'ordonnance prescrite aux officiers sous les armes, sert au moins à démontrer la tolérance de l'Empereur, qui aurait pu, d'un mot, au grand désappointement de son élégant beau-frère, faire cesser cette exhibition à la fois pompeuse et burlesque.

Si, dans son ménage, Murat semble avoir monopolisé les goûts féminins, par contre, Caroline s'était approprié les droits qui d'ordinaire sont l'apanage du sexe fort : Elle portait, a dit Talleyrand, une tête de Cromwell sur les épaules d'une jolie femme. Mise en appétit par les premiers honneurs princiers, Caroline, alors grande-duchesse de Berg, après s'être dit qu'elle pouvait être reine aussi bien qu'une autre, se demanda pourquoi elle ne serait pas impératrice.

La présence constante de l'Empereur au milieu des batailles rendait possible la vacance subite du trône de France. Caroline arrêta sa pensée devant cette hypothèse, et envisagea froidement ce qui se passerait le jour où surviendrait la mort accidentelle de Napoléon. Elle en arriva, particularité bizarre, dans le palais même de l'Elysée qu'elle devait à la libéralité de son frère, à élaborer un plan exactement semblable à celui que méditait le général Malet du fond de sa prison ! Pour atteindre son but, Malet ne pouvait compter, que sur sa témérité ; Caroline, elle, trouvant des armes dans sa beauté, entreprit la tâche facile de séduire le gouverneur de Paris qui était alors le général Junot. Elle employa toute sa coquetterie à conquérir le cœur du général et réussit à merveille dans cette tentative, moins difficile que risquée de la part d'une femme jeune et jolie. Junot, qui avait trente-six ans à peine, ne vit dans cette bonne fortune qu'une victoire de ses avantages personnels. Il était loin de soupçonner la machination, exempte de poésie, qui se cachait sous les démonstrations amoureuses de sa maîtresse. Cette liaison et les menées qui lui servaient de mobile n'étaient pas un très grand secret. D'après Girardin, on en jasait à la cour et à la ville.

Les calculs de Caroline étaient encore plus profonds. Se préoccupant du rôle des puissances étrangères à l'heure où son plan serait réalisable, elle était pleine d'attentions pour le corps diplomatique. Si l'on s'en rapporte aux dires de Fouché, confirmés par Mlle Avrillon, elle ne se montra pas insensible aux hommages du prince de Metternich. Et sur ce point, Mme de Rémusat ajoute : Metternich obtint des succès auprès des femmes... Il parut s'attacher à Mme Murat, et il lui a conservé un sentiment qui a maintenu longtemps son époux sur le trône de Naples.

L'Empereur, à son retour de l'entrevue de Tilsitt, ne tarda pas à connaître le petit roman que Caroline avait ébauché avec Junot. Ce roman, dont les péripéties se rattachaient toutes à la mort de Napoléon, ne fut pas, on le pense bien, du goût de ce dernier. Cependant il ne s'arrêta pas au côté politique de cette intrigué. Soit ennui d'avoir à sévir, soit pitié des rêves présomptueux de sa sœur, il se contenta de séparer les deux amants, sans, pour cela, montrer une de ces fureurs qu'on nous a dit lui être familières ; on va pouvoir en juger.

Nous avons dit que Junot ne savait rien du complot dont, en fait, il était la cheville ouvrière. Il voulait se croire aimé pour lui-même, et n'était pas sans inclination pour sa maîtresse. Aussi, grande fut sa désolation quand, mandé par Napoléon, il reçut l'ordre de partir pour Lisbonne en qualité d'ambassadeur, en même temps qu'il serait commandant de l'armée d'observation de la Gironde. Junot, sentant une disgrâce dans ses nouvelles fonctions, s'écria : Ainsi, vous m'exilez ! Qu'auriez-vous fait de plus si j'avais commis un crime ? L'Empereur, touché du chagrin qu'éprouvait son ami de jeunesse, lui dit : Tu n'as pas commis de crime, mais tu as commis une faute... Il est nécessaire que tu t'éloignes quelque temps de Paris ; cela est convenable pour détruire tous les bruits qui ont couru sur ma sœur et sur toi... Tu auras à Lisbonne une autorité sans bornes... Allons, mon vieil ami, le bâton de maréchal est là-bas... Crois-moi, la vraie raison de ton départ, c'est ta gloire. Telles sont les paroles rapportées par la femme de Junot ; elles ne témoignent pas d'une excessive sévérité de la part de l'Empereur.

Napoléon ne fut pas plus méchant à l'égard de sa sœur. Il voulut paraître ne rien savoir de la petite conspiration. L'année suivante, il nomma Murat roi de Naples et réalisa ainsi le vœu le plus cher de Caroline, qui désirait si ardemment s'asseoir sur un trône.

Enfin, Napoléon avait réussi à avoir quelque tranquillité de ce côté. Caroline, à la tête d'un royaume, agréablement adulée par des courtisans à l'échine élastique ; Murat, déguisé en roi de théâtre, cavalcadant aux côtés de l'Empereur, dont le visage disparaissait sous les panaches de son extravagant beau-frère : les deux époux étaient en possession du bonheur parfait.

Leur bonheur était tel, que l'idée seule d'en être privés les rendit coupables de la plus cynique trahison que l'histoire ait enregistrée.

En relatant ici les tristes épisodes de la vie du roi de Naples, tous contemporains de la décadence et de la chute de l'Empire, nous nous servirons le plus souvent du nom de Murat ; mais nous insistons sur ce point qu'il faut considérer sa femme comme absolument associée à toutes ces combinaisons équivoques. Elle en fut même probablement l'instigatrice, car elle n'était pas femme à laisser son mari accomplir des actes qu'elle aurait réprouvés. En tout cas, c'est en vain que l'on chercherait une protestation de sa part, un signe d'affection pour Napoléon, abandonné, trahi, combattu même par Murat.

En 1812, semblables à des naufragés perdus sur un désert de glace, se traînant sous les rafales de neige, misérablement vêtus, gelés, affamés, épuisés, les soldats français revenaient de Moscou. C'est alors que, vaincus par l'âpreté d'un hiver effroyable, mais invincibles quand il s'agissait de braver et repousser l'ennemi, ces immortels soldats ont provoqué l'admiration du monde entier par l'exemple qu'ils ont donné des plus hautes vertus militaires : l'héroïsme dans la détresse, l'abnégation dans la souffrance.

Ayant appris les graves incidents de la conspiration Malet, Napoléon avait hâte de rentrer à Paris, autant pour consolider son gouvernement que pour organiser de nouvelles armées et opposer de nouveaux combattants à la marche des ennemis qui menaçaient d'envahir la France. Le 5 décembre 1812, à Smorghoni, il remit à Murat le commandement des glorieux débris de la Grande-Armée, poursuivis, harcelés par les Russes. L'Empereur ne croyait pouvoir mieux faire que de s'adresser à son beau-frère en cette pénible et délicate circonstance.

Peu de temps après avoir accepté cette mission de confiance, le 16 janvier 1813, sans autre motif apparent que son bon plaisir, Murat résignait son commandement et partait pour Naples. Je ne me permets aucune réflexion sur la conduite du Roi, écrit Berthier, rendant compte de cette désertion à l'Empereur.

Pour qu'un militaire de la valeur de Murat commît le crime d'abandonner le commandement d'une armée aux prises avec l'ennemi, il fallait assurément des motifs bien puissants. Ces motifs n'existaient pas en Pologne, où s'effectuait la retraite. Ils existaient à Naples, où la présence du Roi était réclamée, où il s'agissait, par des compromissions avec les ennemis de la France, de sauver la couronne de Naples au milieu de l'effondrement de l'Empire ; catastrophe prévue, dès cette époque, par la diplomatie napolitaine, avec une perspicacité qui lui fait honneur.

En présence d'un acte d'insubordination qui était le premier pas sur la route de la défection, quelles sont les mesures rigoureuses qu'une indignation légitime va dicter à l'Empereur ? Aucune. Optimiste infatigable pour les siens, Napoléon ne voit à ce moment chez Murat qu'une aversion pour les manœuvres de retraite où il faut plus de sagesse que d'audace. Le 23 janvier, il écrit à Eugène de Beauharnais, qui vient de prendre le commandement de la Grande-Armée : Je trouve la conduite du Roi — de Naples — fort extravagante et telle qu'il ne s'en faut de rien que je ne le fasse arrêter pour l'exemple. C'est un brave homme sur le champ de bataille, mais il manque de combinaisons et de courage moral. Le lendemain, s'adressant à sa sœur, Napoléon lui écrit : Le Roi a quitté l'armée le 16 !... Votre mari est un fort brave homme sur le champ de bataille ; mais il est plus faible qu'une femme ou qu'un moine quand il ne voit pas l'ennemi ; il n'a aucun courage moral.

Dès son retour à Naples, le pauvre Murat ne fut, sous l'impulsion des directeurs de sa politique, qu'une marionnette inconsciente sortant d'une coulisse pour rentrer dans l'autre. Fouché et Caulaincourt attestent qu'il se mit à la disposition de l'Autriche, sans omettre de négocier avec lord Bentinck, commandant les forces anglaises en Sicile.

Pendant que la cour de Naples ourdissait la trame de sa politique astucieuse, Napoléon remporta les victoires de Lutzen et de Bautzen sur les puissances alliées. On se demanda à Naples si l'on n'avait pas fait fausse route, s'il n'était pas temps de se rapprocher de l'Empereur, à qui la fortune semblait de nouveau sourire, quand, avec de jeunes conscrits, inexpérimentés, sans artillerie, sans cavalerie, il venait de battre les armées formidables de la coalition ! Avec une connaissance parfaite du caractère de Napoléon, avec une entière confiance dans sa faiblesse envers sa famille, on chargea Caroline de s'entremettre près de son frère afin d'obtenir qu'il accueillit les services de Murat. Le résultat fut tel qu'on l'attendait. Napoléon, qui ne savait pas haïr, céda aux sollicitations de sa sœur, et Murat vint, pendant l'armistice de Dresde, reprendre sa place à la tête de la cavalerie française.

Le renouvellement des hostilités amena promptement la défaite de l'armée française. Le dernier coup lui fut porté par le désastre de Leipsick, le 18 octobre 1813. Sans perdre un instant, Murat se retourna du côté des alliés, et ce fut en sortant un soir de la tente de Napoléon que, rare infamie, il se rendit, le 22 ou le 23 octobre, aux avant-postes ennemis. Là, il eut une conférence secrète avec le général autrichien comte de Mier. Celui-ci, au nom des puissances coalisées, garantit au roi de Naples la possession de ses Etats, à la condition expresse de ne fournir aucun secours à la France, soit en hommes, soit en subsides ; d'abandonner à l'instant l'armée et la cause de l'empereur Napoléon. Fort de cette assurance, le lendemain Murat quitta l'Empereur à Erfurth, sous prétexte que sa présence était indispensable à Naples pour défendre son royaume. Le roi de Naples partit en faisant à son beau-frère les protestations d'un dévouement inaltérable. Napoléon, ignorant la trahison de la veille, ne put, dit le baron Fain, se séparer de cet ancien compagnon d'armes sans l'embrasser à plusieurs reprises.

Cette confiance de l'Empereur, qui touche à la candeur, tant elle est exempte de prévision politique, fut entretenue par Murat le plus longtemps possible. Le 3 décembre 1813, Napoléon écrivait à Eugène : ... Le roi de Naples me mande qu'il sera bientôt à Bologne avec trente mille hommes... C'est une grande consolation pour moi de n'avoir plus rien à craindre pour l'Italie... La sécurité de Napoléon ne devait pas être de longue durée ; l'armée de Murat s'avançait, il est vrai, mais c'était contre la France !

Convaincu enfin de la félonie du roi de Naples, Napoléon, dans une lettre à Fouché, laissa échapper le cri de son âme blessée : La conduite du roi de Naples est infâme, et celle de la Reine n'a pas de nom. J'espère vivre assez longtemps pour venger moi et la France d'un tel outrage et d'une ingratitude aussi affreuse.

Murat reçut son châtiment des mains de ceux à qui il s'était allié pour trahir sa patrie et son bienfaiteur. Détrôné par la coalition le 19 mai 1815, il fut fusillé à Pizzo dans les Calabres, le 13 octobre de la même année, le jour où, pygmée parodiant le géant de l'île d'Elbe, il essaya de reconquérir son trône en débarquant à l'improviste sur les côtes napolitaines.

Après avoir examiné, comme nous venons de le faire, les rapports de l'Empereur avec chacun des membres de sa famille, n'y a-t-il pas lieu vraiment de regretter que sa réputation de despote inflexible soit si peu méritée, qu'il n'ait pas eu la force d'étouffer en lui le sentiment instinctif qui le portait à toujours rechercher la concorde et le bonheur pour tous les siens, et ne faut-il pas déplorer, même à ne considérer que les intérêts de la France, qu'il n'ait pas été l'homme brutal, le maître inexorable dépeint par ses calomniateurs ?

Quelle autre conclusion tirer de cette étude, quand on voit ses parents et ses proches travailler tous à détruire aux yeux de l'Europe le prestige de l'Empereur, se faire plus ou moins les artisans du discrédit et de la chute de l'Empire, quand on les voit pousser l'oubli des plus simples devoirs de la reconnaissance jusqu'à compromettre tous les intérêts dont ils avaient la garde, alors que, d'autre part, dès leur enfance, ils n'ont cessé d'être l'objet de l'affection inébranlable, de l'inépuisable bonté de Napoléon.