NAPOLÉON INTIME

 

LIVRE DEUXIÈME. — L'ÉPOUX - LE PÈRE.

 

 

I

 

LA morale élémentaire, la morale simple, la  morale dite bourgeoise, si l'on veut, la morale qu'on enseignait sans doute à Ajaccio, prescrit à l'homme qui se marie, d'abord d'aimer sa femme, ensuite de chercher à s'en faire aimer.

Au jour de son mariage, Bonaparte, dont les débuts furent si difficiles, n'avait pas eu de jeunesse. Dans son inexpérience, il montra une exaltation amoureuse qui ne devait pas être comprise par Joséphine. Le besoin d'aimer et d'être aimé atteint chez lui un degré d'intensité qui n'a pas été dépassé même par les amants légendaires.

En dépit de ceux qui ont voulu y trouver les calculs pervers d'une ambition sans scrupule, cette union n'a été, en réalité, que le roman d'un jeune homme naïf, pressé de se marier, épris des charmes d'une créole coquette, dont il ne mesurait même pas l'âge.

Au foyer conjugal, il exagérera encore les sentiments mille fois exprimés dans les effusions des fiançailles, pensant prouver ainsi qu'il mérite l'amour de sa femme.

Afin d'arriver à ce résultat, rien ne lui coûte, ni les serments, ni les louangés, ni les prières, ni l'humilité.

Dans cet état d'âme novice où Napoléon se présentait au seuil du mariage, il n'a tenu qu'à Joséphine de fixer pour toujours l'amour de son mari.

Quand on voit la force considérable que l'habitude seule a donnée à cette union, du côté de Napoléon, on se demande quelle considération, fût-ce même la raison d'Etat, aurait pu rompre ces liens, si Joséphine avait, dès les premiers jours, répondu à l'amour de son jeune époux. Mais à cette époque, Joséphine était plus disposée à s'enivrer des plaisirs mondains qu'à se contenter des joies de son foyer.

La lune de miel de Bonaparte avec Joséphine ne dura que deux jours, après lesquels il se mit en route pour l'Italie. Dès ce moment, suivons les phases effervescentes du sentiment qui anime son être entier. Parti le 11 mars 1796, le 14, pendant le relais de Chanteaux, Napoléon écrit à Joséphine : Je t'ai écrit de Châtillon et je t'ai envoyé ma procuration pour que tu touches certaines sommes qui me reviennent...

Chaque instant m'éloigne de toi, adorable amie, et à chaque instant je trouve moins de force pour supporter d'être éloigné de toi. Tu es l'objet perpétuel de ma pensée ; mon imagination s'épuise à chercher ce que tu fais. Si je te vois triste, mon cœur se déchire et ma douleur s'accroît ; si tu es gaie, folâtre avec tes amis, je te reproche d'avoir bientôt oublié la douloureuse séparation de trois jours ; tu es alors légère, et dès lors tu n'es affectée par aucun sentiment profond.

Ecris-moi, ma tendre amie, et bien longuement, et reçois les mille et un baisers de l'amour le plus tendre et le plus vrai.

Il règne déjà, on le remarquera, dans cette lettre, sous les sentiments les plus passionnés, une sorte d'inquiétude vague de ne pas être aimé autant qu'il aime lui-même. Les deux jours qui ont suivi le mariage ont-ils suffi pour jeter dans l'âme de Napoléon ce doute troublant qui ne le quittera plus un instant pendant cette miraculeuse campagne d'Italie ? Le général Bonaparte, dit Marmont, quelque occupé qu'il fût de sa grandeur, des intérêts qui lui étaient confiés et de son avenir, avait encore du temps pour se livrer à des sentiments d'une autre nature, il pensait sans cesse à sa femme. Il la désirait, il l'attendait avec impatience... Il me parlait souvent d'elle et de son amour, avec l'épanchement et l'illusion d'un très jeune homme. Les retards continus qu'elle mettait à son départ le tourmentaient péniblement, et il se laissait aller à des mouvements de jalousie et à une sorte de superstition qui était fort dans sa nature.

Un jour, la glace du portrait de Joséphine qu'il portait toujours sur lui, se cassa par hasard ; il pâlit d'une manière effrayante : Marmont, dit-il, ma femme est bien malade ou infidèle.

C'est que, depuis son arrivée en Italie, voyant qu'il suivait une marche victorieuse, Napoléon écrivait lettres sur lettres à sa femme en la suppliant de venir le rejoindre. Mais elle, avant tout, tenait à demeurer libre à Paris, car elle s'était mariée moins par inclination pour Bonaparte que pour le rang élevé qu'il lui procurait dans le monde. Chaque victoire de son mari rehaussait son prestige à elle, qui voulait de moins en moins abandonner la place unique où elle trouvait les satisfactions de vanité qu'elle avait recherchées avant tout dans le mariage. C'est à Paris, dit Arnault dans les Souvenirs d'un sexagénaire, qu'elle aimait à jouir de cette gloire et des acclamations qui retentissaient sur son passage à chaque nouvelle de l'armée d'Italie. Elle triomphait, de son côté, lorsque les Parisiens, accourant admirer les trophées de drapeaux autrichiens arrivés à Paris, la saluaient et l'appelaient Notre-Dame des Victoires, en la voyant passer.

Ces ovations dues à la gloire de son mari plaisaient à Joséphine. Aussi tenait-elle à rester à Paris, malgré les supplications les plus passionnées qui ne lui arrachaient que cette vulgaire et malséante réflexion : Il est drôle, ce Bonaparte !

Son indifférence est remarquée par tous ceux qui l'approchent. Elle ne prend même pas la peine de la dissimuler. Son ami Bailleul ne peut obtenir d'elle que cette appréciation : Mais, oui, je crois Bonaparte un fort brave homme.

Aux lettres brillantes d'amour de son mari, elle daignait parfois répondre par deux ou trois lignes, et encore c'était pour prétexter tantôt une maladie, tantôt des symptômes de grossesse qui l'obligeaient à retarder son départ.

Lui, pendant ce temps, plein d'amour, écrivait, le 15 juin, de Tortone : Ma vie est un cauchemar perpétuel. Un pressentiment funeste m'empêche de respirer. Je ne vis plus, j'ai perdu plus que la vie, plus que le bonheur, plus que le repos ; je suis presque sans espoir. Je t'expédie un courrier. Il ne restera que quatre heures à Paris et puis m'apportera ta réponse.

Ecris-moi dix pages : cela seul peut me consoler un peu. Tu es malade, tu m'aimes, je t'ai affligée, tu es grosse, et je ne te vois pas. J'ai tant de torts envers toi que je ne sais comment les expier. Je t'accuse de rester à Paris, et tu y étais malade. Pardonne-moi, ma bonne amie ; l'amour que tu m'as inspiré m'ôte la raison ; je ne la retrouverai jamais.

L'on ne guérit pas de ce mal-là. Mes pressentiments sont si funestes que je me bornerais à te voir, à te presser deux heures sur mon cœur et mourir ensemble. Qui est-ce qui a soin de toi ? J'imagine que tu as fait appeler Hortense ; j'aime mille fois plus cette aimable enfant depuis que je pense qu'elle peut te consoler un peu. Quant à moi, point de consolation, point de repos, point d'espoir jusqu'à ce que, par une longue lettre, tu m'expliques ce que c'est que ta maladie et jusqu'à quel point elle doit être sérieuse. Si elle est dangereuse, je t'en préviens, je pars de suite pour Paris... Ma bonne amie, aie soin de me dire que tu es convaincue que je t'aime au delà de tout ce qu'il est possible d'imaginer ; que tu es persuadée que tous mes instants te sont consacrés, que jamais il ne passe une heure sans penser à toi : que jamais il ne m'est venu dans l'idée de penser à une autre femme ; qu'elles sont toutes à mes yeux sans grâce, sans beauté et sans esprit ; que toi, toi tout entière, telle que je te vois, que tu es, pouvais me plaire et absorber toutes les facultés de mon âme... que mes forces, mes bras, mon esprit sont tout à toi ; que mon âme est dans ton corps, et que le jour où tu aurais changé, ou le jour où tu cesserais de vivre, serait celui de ma mort... Tu sais que jamais je ne pourrais te voir un amant, encore moins t'en souffrir un : lui déchirer le cœur et le voir serait pour moi la même chose... Je suis sûr et fier de ton amour. Les malheurs sont des épreuves qui nous décèlent mutuellement la force de notre passion. Un enfant adorable comme sa maman va voir le jour dans tes bras ! Infortuné, je me contenterais d'une journée ! Mille baisers sur tes yeux, sur tes lèvres. Adorable femme, quel est ton ascendant ! je suis bien malade de ta maladie. J'ai encore une fièvre brûlante ! Ne garde pas plus de six heures le courrier, et qu'il retourne de suite me porter la lettre chérie de ma souveraine.

Après cette lecture, on comprend l'exclamation de Joséphine : Est-il drôle, ce Bonaparte ! Il est drôle, en effet, cet époux assez naïf pour croire à la sincérité des serments échangés pendant les baisers des fiançailles ! Il est drôle, l'homme qui apporte, aux pieds de sa femme, la fougue d'un amour sans bornes. Il est plus drôle encore, ce jeune général, acclamé comme un héros, à qui ne doivent pas manquer les tentations et même les avances des plus belles femmes de l'Italie, et qui n'en veut qu'une, la sienne, devant laquelle il s'agenouille comme devant une idole ! Il est drôle, assurément, le vainqueur qui dicte ses volontés au Pape, aux souverains de l'Italie, et se fait, devant sa femme légitime, plus petit qu'un page de seize ans amoureux de la reine !

Voudrait-on insinuer qu'une épître de ce genre, avec son style enflammé et déclamatoire, ne tire pas à conséquence, étant de mode italienne, et remplaçant, pour charmer l'amante lointaine, la romance obligée que chaque soir répète plusieurs fois la même mandoline en l'honneur de la brune aussi bien qu'en hommage à la blonde ?

Cela se passât-il au pays des gondoles, ce n'était pas à coup sûr le cas de Napoléon. Peu de temps auparavant, il avait écrit à Carnot : ... Je vous dois des remerciements particuliers pour les attentions que vous voulez bien avoir pour ma femme ; elle est patriote sincère, et je l'aime à la folie. Non, ce n'était pas en virtuose de théâtre qu'il disait son amour ; c'étaient bien les sentiments réels de son cœur qui étaient traduits par sa plume. On les retrouve identiques dans une lettre à son frère Joseph auquel il écrit le même jour, à huit heures du soir : ... Je suis au désespoir de savoir ma femme malade, ma tête n'y est plus, et des pressentiments affreux agitent ma pensée, je te conjure de lui prodiguer tous tes soins... Après ma Joséphine, tu es le seul qui m'inspire encore quelque intérêt ; rassure-moi, parle-moi vrai ; tu connais mon amour, tu sais comme il est ardent, tu sais que je n'ai jamais aimé, que Joséphine est la première femme que j'adore ; sa maladie me met au désespoir... Si elle se porte bien, qu'elle puisse faire le voyage, je désire avec ardeur qu'elle vienne, j'ai besoin de la voir, de la presser contre mon cœur, je l'aime à la fureur et je ne puis rester loin d'elle. Si elle ne m'armait plus, je n'aurais plus rien à faire sur la terre. Oh ! mon bon ami, fais en sorte que mon courrier ne reste que six heures à Paris et qu'il revienne me rendre la vie... Adieu, mon ami, tu seras heureux ; je fus destiné par la nature à n'avoir de brillant que les apparences.

Ce langage, si bizarre qu'il paraisse, s'explique par son étrangeté même : un collégien, l'esprit imprégné des extravagances sentimentales de Jean-Jacques Rousseau, n'écrirait pas autrement à une coquette se jouant de son premier amour. C'était bien, à peu de chose près, la situation respective de Napoléon, au cœur novice et tendre, et de Joséphine, à l'âme sèche et capricieuse.

N'allez pas croire, du moins, que ces lettres si chaleureuses soient le passe-temps d'un désœuvré, qu'elles n'aient été écrites que pour tromper la monotonie des heures languissantes des camps. Voici le bilan du travail de Napoléon ce même 15 juin :

1° Ordre à Berthier de faire occuper Alexandrie ; e Rapport au Directoire exécutif sur les opérations ; demande de renforts ainsi formulée : Pensez à l'armée d'Italie ; envoyez-lui des hommes et des hommes ; 3° Ultimatum au sénat de Gênes pour faire cesser sa complicité dans les assassinats des soldats français ; menace de brûler les localités où seront commis ces crimes ; 4° A Faypoult, avis de l'envoi de Murat au sénat de Gênes. — Recommandations ; 5° Au même, projet de vendre les canons laissés par les Français dans la rivière de Gênes ; 6° A Masséna, autorisation de prendre les munitions des arsenaux de Venise ; 7° A Lannes, ordre de rester dans sa position ; 8° A Ballet, ordre d'envoyer à Tortone tous les individus soupçonnés de crimes ; 9° A Pujet, ordre d'envoyer un détachement à Toulon ; 10° A Kellermann, avis de l'arrivée de renforts et d'argent à lui destinés.

Sans compter les innombrables ordres verbaux et les soins multiples qui s'imposent chaque jour à un général en chef que personne n'accusera d'avoir jamais négligé son commandement.

 

II

 

Cependant, malgré tous les faux-fuyants dont elle usait, devant la menace de l'arrivée de son mari, devant la crainte de voir Junot, venu en France pour apporter des drapeaux, repartir pour l'Italie où il raconterait la vérité à Bonaparte, Joséphine, qui n'était point enceinte, se décida à se mettre en route avec Junot et Murat, le 24 juin 1796. Son chagrin fut extrême quand elle vit qu'il n'y avait plus moyen de reculer. Pauvre femme ! dit Arnault, elle fondait en larmes, elle sanglotait comme si elle allait au supplice.

Marmont a été envoyé au-devant d'elle jusqu'à Turin. A son arrivée à Milan, elle est installée au palais Serbelloni. Avec quelle effusion de tendresse, avec quels transports de passion Napoléon accueille sa femme tant aimée, tant désirée !

Une fois à Milan, dit Marmont, le général Bonaparte fut très heureux, car alors il ne vivait que pour elle ; pendant longtemps, il en a été de même ; jamais amour plus pur, plus vrai, plus exclusif, n'a possédé le cœur d'un homme !

Ces instants de bonheur furent courts pour celui que ses soldats venaient de nommer caporal (à Lodi, le 10 mai 1796), car, dès les premiers jours de juillet, Napoléon est de nouveau en campagne. Il a laissé Joséphine à Milan.

Le temps qu'il vient de passer près de sa femme n'a pas refroidi l'ardeur passionnée de Napoléon ; au contraire, son amour semble grandir chaque jour. Le 6 juillet, il écrit à sa femme : J'ai battu l'ennemi. Kilmaine t'enverra la copie de la relation. Je suis mort de fatigue. Je te prie de te rendre tout de suite à Vérone ; j'ai besoin de toi, car je crois que je vais être bien malade. Je te donne mille baisers. Je suis au lit. Le 11, il la rassure, en l'initiant brièvement aux grandes et petites impressions qu'il ressent : A peine parti de Roverbella, j'ai su que l'ennemi se présentait à Vérone. Masséna faisait des dispositions qui ont été très heureuses. Nous avons fait six cents prisonniers et nous avons pris trois pièces de canon. Le général Brune a eu sept balles dans ses habits sans avoir été touché par aucune, c'est jouer de bonheur. Je te donne mille baisers. Je me porte très bien. Nous n'avons eu que dix hommes tués et cent blessés.

A mesure que la séparation se prolonge, les lettres se multiplient :

Je reçois ta lettre, mon adorable amie, écrit-il de Marmirolo le 17 juillet ; elle a rempli mon cœur de joie...

Sans cesse je repasse dans ma mémoire tes baisers, tes larmes, ton aimable jalousie ; et les charmes de l'incomparable Joséphine allument sans cesse une flamme vive et brûlante dans mon cœur et dans mes sens... Je croyais t'aimer il y a quelques jours ; mais depuis que je t'aime, je sens que je t'aime mille fois plus encore. Depuis que je te connais, je t'adore tous les jours davantage... Crois bien qu'il n'est plus en mon pouvoir d'avoir une pensée qui ne soit à toi et une idée qui ne te soit pas soumise. Repose-toi bien. Rétablis vite ta santé. Viens me rejoindre ; et au moins qu'avant de mourir, nous puissions dire : Nous fûmes heureux tant de jours !

Millions de baisers et même à Fortuné — chien de Joséphine — en dépit de sa méchanceté.

Lettre du lendemain, 18 :

... Je suis fort inquiet de savoir comment tu te portes, ce que tu fais. J'ai été dans le village de Virgile, sur les bords du lac, au clair argentin de la lune, et pas un instant sans songer à Joséphine !... J'ai perdu ma tabatière ; je te prie de m'en choisir une, un peu plate, et d'y faire écrire quelque chose de joli dessus, avec tes cheveux.

Mille baisers aussi brûlants que tu es froide.

Moins il est payé de retour par sa femme, plus il insiste. Le surlendemain, 19, il écrit :

Il y a deux jours que je suis sans lettre de toi. Voilà trente fois aujourd'hui que je me suis fait cette observation : tu sens que cela est bien triste... J'ai reçu un courrier de Paris. Il y avait deux lettres pour toi ; je les ai lues. Cependant, bien que cette action me paraisse toute simple et que tu m'en aies donné la permission, l'autre jour, je crains bien que cela ne te fâche, et cela m'afflige bien. J'aurais voulu les recacheter : fi ! ce serait une horreur. Si je suis coupable, je te demande grâce... Je voudrais que tu me donnasses permission entière de lire tes lettres : avec cela il n'y aurait plus de remords, ni de crainte... Je fais appeler le courrier ; il me dit qu'il est passé chez toi, et que tu lui as dit que tu n'avais rien à lui ordonner. Fi ! méchante, laide, cruelle, tyranne, petit joli monstre ! Tu te ris de mes menaces et de mes sottises l Ah ! si je pouvais, tu sais bien, t'enfermer dans mon cœur, je t'y mettrais en prison.

Apprends-moi que tu es gaie, bien portante et bien triste.

Deux jours après, nouvelle lettre, de Castiglione :

... Je partirai cette nuit pour Peschiera, pour Vérone, et, de là, j'irai à Mantoue, et peut-être à Milan, recevoir un baiser, puisque tu m'assures qu'ils ne sont pas glacés : j'espère que tu seras parfaitement rétablie alors, et que tu pourras m'accompagner à mon quartier général pour ne plus me quitter. N'es-tu pas l'âme de ma vie et le sentiment de mon cœur ?

... Adieu, belle et bonne, toute nonpareille, toute divine ; mille baisers nouveaux.

Le lendemain :

... Je suis désespéré que tu puisses croire, ma bonne amie, que mon cœur puisse s'ouvrir à d'autres qu'à toi ; il t'appartient par droit de conquête, et cette conquête sera solide et éternelle. Je ne sais pourquoi tu me parles de madame Te... dont je me soucie fort peu, ainsi que des femmes de Brescia. Quant à tes lettres qu'il te fâche que j'ouvre, celle-ci sera la dernière ; ta lettre n'était pas arrivée...

Voyage à petites journées et pendant le frais afin de ne pas te fatiguer... je viendrai à ta rencontre le 7, le plus loin possible.

Mettez en regard de ces lettres celles que Bonaparte écrivait à Joséphine, au cours des fiançailles, quand il disait : Ne me donne pas de baisers, car ils brûlent mon sang. N'est-ce pas toujours le même homme, se donnant sans restriction ?

Aujourd'hui qu'il n'a plus besoin de personne pour réussir, qu'il est le chef acclamé de l'armée et des peuples d'Italie, y a-t-il une différence, au moral, entre le fiancé intéressé que l'on a dit, et le mari exempt de calculs que l'on voit ? S'il y en a une, elle est tout à l'avantage de Bonaparte, car le mari, éperdument amoureux, tient plus que le fiancé n'a promis ; il tient même trop, au gré de Joséphine qui oppose une réserve glaciale aux démonstrations ardentes de Napoléon.

Ainsi que cela se passe chez les amants violemment épris, tout est pour lui sujet à inquiétudes. Serait-elle jalouse ? Il la rassure. Aurait-il manqué d'égards envers la bien-aimée ? Il promet de ne plus ouvrir ses lettres. N'aurait-il pas assez de soins pour elle ? Il prodigue ses prévenances et son empressement. Et cette crainte de ne pas la voir arriver ? Avec quelles précautions il précise les plus petits détails, afin d'éviter un retard quelconque.

Sa pensée tourmentée se fait lyrique ou soumise pour arriver à son unique but : plaire à sa femme !

 

III

 

Joséphine, au palais Serbelloni, avait retrouvé une partie des plaisirs frivoles abandonnés avec tant de regret à Paris. Il s'était formé autour d'elle une cour de jeunes et brillants officiers dont les compliments flattaient sa coquetterie. C'est dans ce milieu, où elle se livrait aux amusements de son goût, que venaient l'importuner les prières de son mari.

Après avoir encore prétexté des malaises et même des maladies, il lui fallut cependant céder et rejoindre Bonaparte.

A Brescia, la réunion des deux époux fut troublée par la rentrée en campagne de Wurmser, qui venait au secours de Mantoue. Joséphine dut retourner seule à Milan, non sans courir quelques dangers.

A partir de ce moment, l'indifférence de Joséphine s'accentue, et Napoléon commence à la comprendre.

Cependant, sa lettre du 31 août, de Brescia, nous montre encore la même fougue juvénile dans son amour : Je pars à l'instant pour Vérone. J'avais espéré recevoir une lettre de toi ; cela me met dans une inquiétude affreuse. Tu étais un peu malade, lors de mon départ ; je t'en prie, ne me laisse pas dans une pareille inquiétude... comment peux-tu oublier celui qui t'aime avec tant de chaleur ? Trois jours sans lettres de toi ; je t'ai cependant écrit plusieurs fois. L'absence est horrible, les nuits sont longues, ennuyeuses et fades ; la journée est monotone.

... Pense à moi, vis pour moi, sois souvent avec ton bien-aimé et crois qu'il n'est pour lui qu'un seul malheur qui l'effraye, ce serait de n'être plus aimé de sa Joséphine. Le surlendemain, toujours sans nouvelles, il écrit : Point de lettres de toi, cela m'inquiète vraiment ; l'on m'assure cependant que tu te portes bien et que même tu as été te promener au lac de Côme. J'attends tous les jours avec impatience le courrier où tu m'apprendras de tes nouvelles ; tu sais combien elles me sont chères... A-t-on assez parlé de l'emportement du caractère de Napoléon vis-à-vis de sa femme ? Et pourtant, en dépit de la froideur de cette dernière, quelle persévérance ne met-il pas dans son illusion !

Quelques jours plus tard, l'informant de ses succès : L'ennemi a perdu, ma chère amie, dix-huit mille hommes prisonniers, le reste tué ou blessé. Wurmser n'a plus d'autre ressource que de se jeter dans Mantoue.

Jamais nous n'avons eu de succès aussi constants et aussi grands : l'Italie, le Frioul, le Tyrol sont assurés à la République...

Lisez la conclusion de ce bulletin de victoires : Sous peu de jours, nous nous verrons ; c'est la plus douce récompense de mes labeurs et de mes peines.

Mille baisers ardents et bien amoureux.

L'humble attitude du jeune héros mettant un amas de trophées aux pieds de Joséphine, ne suffisait pas à celle-ci pour lui inspirer, ne disons pas de l'amour, mais du moins quelques ménagements. Témoin ces plaintes du 17 septembre : Je t'écris, ma bonne amie, bien souvent, et toi, peu. Tu es une méchante et une laide, bien laide, autant que tu es légère. Cela est perfide, tromper un pauvre mari, un tendre amant. Doit-il perdre ses droits parce qu'il est loin, chargé de besogne, de fatigue et de peine ? Sans sa Joséphine, sans l'assurance de son amour, que lui reste-t-il sur la terre ? Qu'y ferait-il ?

Nous avons eu hier une affaire très sanglante, l'ennemi a perdu beaucoup de monde et a été complètement battu. Nous lui avons pris le faubourg de Mantoue.

Adieu, adorable Joséphine ; une de ces nuits, les portes s'ouvriront avec fracas : comme un jaloux, et me voilà dans tes bras.

Cette lettre vaut qu'on s'y arrête. L'idée qu'il peut être trompé traverse l'esprit de Napoléon ; mais, avec l'espèce de candeur particulière aux amants aveuglés, il est tenté de se croire presque fautif et semble s'excuser de la besogne qui le retient au loin.

Dès à présent, par son indolence, par sa légèreté, nous allons voir Joséphine démolir pierre à pierre l'autel que son époux lui avait élevé dans son cœur. C'est surtout entre le 17 octobre et le 28 novembre 1796 qu'elle prélude à la ruine de cet amour par de tels écarts de conduite qu'ils auraient sans doute poussé aux dernières extrémités n'importe quel mari obligé de constater l'anéantissement brutal de tous ses rêves de bonheur.

Quoique empreintes encore du plus vif attachement, les lettres se ressentiront du doute qui est entré dans l'âme de Bonaparte.

J'ai reçu tes lettres, écrit-il, je les ai pressées contre mon cœur et mes lèvres, et la douleur de l'absence, cent milles d'éloignement, ont disparu... Tes lettres sont froides comme cinquante ans, elles ressemblent à quinze ans de mariage. On y voit l'amitié et les sentiments de cet hiver de la vie. Fi ! Joséphine ! C'est bien méchant, bien mauvais, bien traître à vous. Que vous reste-t-il pour me rendre bien à plaindre ? Ne plus m'aimer ? Eh ! c'est d(jà fait. Me haïr ? Eh bien ! je le souhaite ; tout avilit, hors la haine ; mais l'indifférence au pouls de marbre, à l'œil fixe, à la démarche monotone ! Mille, mille baisers bien tendres, comme mon cœur... (Modène, 17 octobre 1796.)

Je ne t'aime plus du tout, au contraire, je te déteste. Tu es une vilaine, bien gauche, bien bête, bien cendrillon. Tu ne m'écris pas du tout, tu n'aimes pas ton mari ; tu sais le plaisir que tes lettres lui font, et tu ne lui écris pas six lignes jetées au hasard !

Que faites-vous donc toute la journée, madame ? Quelle affaire si importante vous ôte le temps d'écrire à votre bien bon amant ?

... Quel peut être ce merveilleux, ce nouvel amant qui absorbe tous vos instants, tyrannise vos journées et vous empêche de vous occuper de votre mari ? Joséphine, prenez-y garde, une belle nuit, les portes enfoncées, et me voilà !

... J'espère qu'avant peu je te serrerai dans mes bras, et je te couvrirai d'un million de baisers brûlants comme sous l'équateur. (Vérone, 13 novembre 1796.)

A cette lecture, on se demande de quoi il faut le plus s'étonner : ou de l'indifférence persistante de Joséphine, ou de la constance inébranlable de Napoléon.

J'espère bientôt être dans tes bras. Je t'aime à la fureur... Tout va bien. Wurmser a été battu sous Mantoue. Il ne manque à ton mari que l'amour de Joséphine pour être heureux. (Vérone, 24 novembre 1796.)

N'est-il pas curieux de voir combien ses faits d'armes, sa gloire personnelle tiennent peu de place dans ses épîtres, qui semblent émaner d'un mari quelconque épris de sa femme, et non du héros qui remplit l'Europe du bruit étourdissant de ses triomphes ?

 

IV

 

Se faisant d'avance une fête de se trouver enfin avec la bien-aimée, qui, d'un regard, saura bien lui faire oublier tous les torts qu'elle a eus, le 27 novembre Bonaparte arrive à Milan... Le palais est vide... Joséphine est à Gênes où l'appelaient quelques distractions ignorées de son mari ! Les rôles n'ont pas changé depuis leurs fiançailles, le programme réciproque s'exécute à merveille : l'un a vu dans le mariage l'abandon de tout son être, la plus haute consécration de l'amour ; l'autre n'y a vu que la liberté de promener partout ses succès féminins accrus du prestige de la gloire de son mari.

Le désespoir de Napoléon, en face de cet abandon, est immense ; il va nous le dépeindre dans la lettre qu'il écrit à Joséphine, sous le coup de son émotion. Il va nous dire, mieux que nous ne saurions le faire, et son affreuse déception, et son amertume profonde, et sa résignation d'amant malheureux, mais encore passionné :

J'arrive à Milan, je me précipite dans ton appartement, j'ai tout quitté pour te voir, te presser dans mes bras... tu n'y étais pas : tu cours les villes avec des fêtes ; tu t'éloignes de moi lorsque j'arrive, tu ne te soucies plus de ton cher Napoléon. Un caprice te l'a fait aimer, l'inconstance te le rend indifférent.

Accoutumé aux dangers, je sais le remède aux ennuis et aux maux de la vie. Le malheur que j'éprouve est incalculable ; j'avais le droit de n'y pas compter.

Je serai ici jusqu'au 9 dans la journée. Ne te dérange pas ; cours les plaisirs ; le bonheur est fait pour toi. Le monde entier est trop heureux s'il peut te plaire, et ton mari seul est bien, bien malheureux. (Milan, 27 novembre 1796, 3 heures après midi.)

Cette désillusion à son arrivée à Milan produit sur Napoléon un effet cruel ; ce coup terrible a fait à son cœur une blessure par laquelle s'échappent, dans la lettre du lendemain, les gémissements de son amour exaspéré.

Je reçois le courrier que Berthier avait expédié à Gênes. Tu n'as pas eu le temps de m'écrire, je le sens facilement. Environnée de plaisirs et de jeux, tu aurais tort de me faire le moindre sacrifice.

... Mon intention n'est pas que tu déranges rien à tes calculs, ni aux parties de plaisir qui te sont offertes ; je n'en vaux pas la peine, et le bonheur ou le malheur d'un homme que tu n'aimes pas n'a pas le droit de t'intéresser.

Pour moi, t'aimer seule te rendre heureuse, ne rien faire qui puisse te contrarier, voilà le destin et le but de ma vie.

... Quand j'exige de toi un amour pareil au mien, j'ai tort : pourquoi vouloir que la dentelle pèse autant que l'or ? Quand je te sacrifie tous mes désirs, toutes mes pensées, tous les instants de ma vie, j'obéis à l'ascendant que tes charmes, ton caractère et toute ta personne ont su prendre sur mon malheureux cœur. J'ai tort si la nature ne m'a pas donné les attraits pour te captiver, mais ce que je mérite de la part de Joséphine, ce sont des égards, de l'estime, car je t'aime à la fureur et uniquement.

Adieu, femme adorable, adieu, ma Joséphine !... Quand il sera constaté qu'elle ne peut plus aimer, je renfermerai ma douleur profonde, et je me contenterai de pouvoir lui être utile et bon à quelque chose. Je rouvre ma lettre pour te donner un baiser... Ah Joséphine !... Joséphine !... (Milan, 28 novembre 1796, 8 heures du soir.)

Pauvre amant affolé, qui ne peut croire à son malheur, qui résume son désespoir dans cette exclamation déchirante !

Comment expliquer la froideur d'une femme pour son mari qui lui apporte, en plus d'un amour ardent, les lauriers de Montenotte et d'Arcole ?

Joséphine était légère et coquette ; nous le savons. La légèreté peut causer l'oubli momentané, non l'abandon du devoir ; la coquetterie a d'autres conséquences : entre tenter les autres et être tentée soi-même, il n'y a pas loin.

Tous les jeunes officiers qui entouraient Joséphine étaient, dit Stendhal, fous d'enthousiasme et de bonheur, et admirablement disposés pour faire tourner les têtes.

L'un d'eux, nommé Hippolyte Charles, sans trop d'avantages extérieurs, petit et mince, très brun de peau, les cheveux noirs de jais, mais très soigneux de sa personne, et très élégant avec ses beaux habits de hussard chamarrés d'or, montra le plus grand empressement près de la femme de son général en chef. Il était de l'‘espèce la plus dangereuse pour la femme qui s'ennuie et qui est peu attachée à son mari. Charles était ce qu'on appelle dans les salons un garçon amusant. Il s'exprimait toujours en calembours, faisait le polichinelle en parlant. Le très vif intérêt que Joséphine portait au jeune officier de hussards n'était ignoré de personne à l'armée d'Italie, et, quand éclatèrent ce que M. de Ségur a appelé les mécontentements jaloux de Napoléon, on ne s'étonna pas de voir Charles, alors aide de camp du général Leclerc, renvoyé de l'armée d'Italie par ordre du général en chef. — Pendant ses premières campagnes d'Italie, dit Sismondi, il éloigna de son quartier général plusieurs des amants de Joséphine.

Joséphine, à son retour de Gênes, n'eut pas de peine à attendrir Napoléon. Renfermant sa douleur profonde, selon sa propre expression, il pardonnera, il ne demande même qu'à pardonner, ainsi le veut son état passionnel. Mais ses illusions sont détruites ; à la place d'une tendre affection, il a trouvé le vide dans le cœur de sa femme.

Napoléon garda donc pour lui ses chagrins domestiques, et se plut, comme la plupart des maris amoureux et trompés, à se faire à lui-même des sophismes qui flattaient son désir secret de ne pas quitter Joséphine. Il ne voulut rien approfondir dans la crainte d'en savoir trop, et mit sur le compte d'une légèreté sans conséquence les manquements graves dont sa femme venait de se rendre coupable.

Qu'en évitant un scandale il ait eu, pour une part, le souci de l'opinion publique toujours prête, en pareille occurrence, à se moquer du mari ; qu'il ait redouté le ridicule de divulguer ses infortunes conjugales à l'Europe qui attendait par chaque courrier un nouveau bulletin de victoire ; qu'il se soit dit qu'un éclat nuirait à la considération dont il avait besoin à cette époque, vis-à-vis des ambassadeurs et des cardinaux avec qui il avait des rapports journaliers, tout cela est possible. Mais le calcul de l'intérêt personnel, si rarement étranger aux résolutions les moins réfléchies, a-t-il joué, à cette heure, un rôle prépondérant dans l'esprit de Napoléon ?

A cette question, comment ne pas répondre non, quand on verra Napoléon s'appliquer aussitôt à transformer son amour en un attachement loyal et paisible que rien, dans la suite, n'a pu jamais altérer, pas même le divorce ; quand on le verra s'efforcer de rendre heureuse la femme qui ne l'aime pas, et supporter patiemment, dans ce but, les petites humiliations résultant de cette fausse situation où chaque jour amène une nouvelle capitulation du mari ?

Lui, dont la parole est sans réplique pour des milliers d'hommes ; lui, dont un geste suffit pour jeter sur un point quelconque toute une armée, il dira à Arnault, en désignant le petit chien de Joséphine, grimpé sur un canapé : Vous voyez bien ce monsieur-là, c'est mon rival. Il était en possession du lit de madame quand je l'épousai. Je voulus l'en faire sortir : prétention inutile ; on me déclara qu'il fallait me résoudre à coucher ailleurs ou consentir au partage. Cela me contrariait assez, mais c'était à prendre ou à laisser. Je me résignai. Le favori fut moins accommodant que moi. J'en porte la preuve à cette jambe. N'est-ce pas à sa première nuit de noces que Napoléon faisait allusion en écrivant à Joséphine trois mois après leur mariage : Millions de baisers et même à Fortuné, en dépit de sa méchanceté.

Et quand Fortuné — c'était le nom du bienheureux caniche — aura disparu, il sera, malgré la défense expresse de Napoléon, remplacé par un carlin. Ainsi, l'homme qui dictait des lois à l'Europe ne pouvait pas, chez lui, mettre un chien à la porte. De même il n'osait pas, on l'a vu, décacheter une lettre de sa femme !

C'est qu'en dictant des lois à l'Europe, Napoléon accomplissait son devoir de général envers la patrie, envers ses armées, et qu'en recherchant la paix de son ménage il accomplissait son devoir d'époux, du moins comme le lui faisaient comprendre son penchant pour sa femme et la force de l'habitude vertus éminemment bourgeoises.

 

V

 

L'existence menée par Napoléon, entre la prise de Mantoue et la paix de Campo-Formio, soit à Montebello, soit à Passeriano, était essentiellement familiale. Il vivait alors entouré de sa mère, de ses sœurs Elisa et Pauline, de ses frères Joseph et Louis, et d'Eugène, fils de Joséphine, âgé de quinze ans, dont il avait fait son aide de camp.

Ecoutons les témoins oculaires. ... Dans l'intérieur, avec son état-major, dit Marmont, il y avait de sa part une grande aisance, une bonhomie allant jusqu'à une douce familiarité. Il aimait à plaisanter, et ses plaisanteries n'avaient jamais rien d'amer, elles étaient gaies et de bon goût ; il lui arrivait souvent de se mêler à nos jeux, et son exemple a plus d'une fois entraîné les graves plénipotentiaires autrichiens à en faire partie. Son travail était facile, ses heures n'étaient point réglées, et il était toujours abordable au milieu du repas.

Après le dîner, dit Arnault, on passait au salon ; il dirigeait lui-même les amusements. La conversation venait-elle à languir, il racontait une de ces histoires dramatiques et fantastiques qu'il affectionnait.

A Montebello, il maria sa sœur Pauline avec le général Leclerc. Celui-ci était fils d'un marchand de farine. Quelques mois auparavant avait eu lieu le mariage d'Elisa Bonaparte avec Bacciochi, officier subalterne. On peut inférer de ces mariages qu'à ce moment Napoléon ne rêvait pas encore des trônes pour les membres de sa famille.

Maintenant, lui fera-t-on, avec Miot de Mélito, un reproche de ne se montrer nullement embarrassé ou confus des excès d'honneur qu'il se faisait rendre en public, et de les recevoir comme s'il y eût été habitué de tout temps ? Trouvera-t-on mauvais qu'il ait apporté dans l'exercice de ses fonctions une autorité qui imposait à tout le monde, une attitude et un regard qui forçaient chacun à obéir ?

Mais n'avait-il donc pas à représenter un grand pays ? N'était-il pas la personnification vivante de nos armes triomphantes ? N'était-il pas le conquérant devant qui s'inclinaient un pape, l'Empereur et les rois ? Ne devait-il pas faire sentir à tous le poids de la main qui, après avoir tracé le chemin de la victoire, signait les traités de paix ?

Certes, nous ne nions pas qu'il n'y eût chez lui, à cette époque, l'orgueil légitime né de ses succès et de son bonheur militaires, car nous comprendrons volontiers avec Walter Scott, qui n'était pas de ses amis, que tous les honneurs qui lui étaient acquis, excepté ceux d'une tête couronnée, avaient tout le charme de la nouveauté pour l'homme qui, deux ou trois ans auparavant, languissait obscur.

Donc, nous admettons et nous croyons véritable et humaine cette dualité du caractère de Napoléon, d'une part : autoritaire, inflexible dans le commandement, altier, réservé dans ses rapports publics ; de l'autre, aimable, enjoué et cordial alors qu'il a dépouillé la fonction dont il doit faire respecter le prestige. Cette dernière attitude est bien celle de l'homme qui, né loin des grandeurs, se livre chez lui aux joies tranquilles entrevues dans son enfance.

Il n'en subsiste pas moins qu'après l'incident du voyage de Gênes, le désenchantement avait meurtri Pâme de Bonaparte. Aux lettres brûlantes de Vérone, se succèdent, mais combien attiédies ! celles d'Ancône ou de Tolentino, pendant la ratification du traité avec les plénipotentiaires du Pape.

Ces lettres sont comme la dernière lueur d'un feu qui, allant en s'éteignant, laisse encore échapper de-ci, de-là, quelques rares étincelles. Pour ranimer ce feu, il faudrait sans doute peu de chose. Mais Joséphine a laissé graduellement se refroidir la passion de Napoléon. Trop sûre d'elle-même, croyant pouvoir, au gré de son caprice, jouer avec l'amour de son mari, elle continue à suivre ses penchants légers avec une parfaite insouciance.

Ainsi s'écoulèrent les jours qui virent s'achever la merveilleuse campagne d'Italie, que termina la ratification du 30 novembre 1797, signée par Bonaparte à Rastadt, où il s'était rendu seul.

Il retrouva Joséphine à Paris, le 5 décembre. Elle put jouir alors, dans son milieu préféré, de toutes les satisfactions de vanité que lui valait la gloire d'un époux excitant partout un enthousiasme qu'elle était la seule à ne point partager.

 

VI

 

Les fêtes, les réceptions de toutes sortes n'empêchèrent pas Napoléon de s'occuper activement de la mise à exécution des plans de conquête de l'Egypte.

Le 4 mai, au soir, Napoléon quitta Paris, accompagné de Joséphine, Bourrienne, Duroc et Lavalette. Contrairement à ce qui a été dit, Eugène n'était pas du voyage ; il était parti d'avance, dans les premiers jours d'avril, et attendait à Toulon. Le 8 avril, arrivée à Toulon. Le 19, Napoléon monte sur le vaisseau-amiral l'Orient.

Les adieux à Joséphine furent touchants. Demanda-t-elle à son mari de l'accompagner ? Elle le dit dans une lettre à Hortense, sa fille. Bourrienne ne parle pas de cette proposition.

Nous voulons bien croire cependant qu'elle a été faite. Il est dans l'ordre naturel des choses qu'une femme, même sans en avoir aucune envie, au moment d'un départ, fasse encore mine par bienséance de vouloir accompagner son mari.

Il eût, du reste, été parfaitement fou d'emmener une femme au début d'une entreprise aussi périlleuse.

A bord de l'Orient. Napoléon se plaisait à réunir autour de lui les savants de l'expédition, entre autres Monge et Berthollet. Il soulevait des discussions dont il donnait lui-même le texte : elles roulaient le plus souvent sur des questions de religion, sur les différentes espèces de gouvernement, sur la stratégie.

Après la prise de Malte (13 juin), Bonaparte débarqua à Alexandrie le 2 juillet. Alors se déroulèrent, pendant plus d'une année, les faits d'armes prodigieux de cette campagne d'Egypte qui devaient porter le nom de la France et de Napoléon jusqu'au fond de l'Asie.

C'est au cours de cette expédition que le dernier coup fut porté au peu qui restait en Napoléon d'illusions sur Joséphine.

Dès son arrivée au Caire, appréhendant de nouvelles inconséquences de la part de sa femme, il est pris d'une inquiétude dont nous trouvons trace dans une lettre à son frère Joseph : ... Aie des égards pour ma femme : vois-la quelquefois. Je prie Louis de lui donner quelques bons conseils... Et ne sent-on pas un regret intime, exhalé comme dans un soupir, quand il termine par ces mots : J'envoie un beau châle à Julie ; c'est une bonne femme, rends-la heureuse.

Des rapports très détaillés ne tardèrent pas à arriver qui suscitèrent en lui la plus noire jalousie. Le fait est indiscutable ; il est attesté par Napoléon lui-même dans une autre lettre à Joseph où il dit : J'ai beaucoup de chagrins domestiques...

Fais en sorte que j'aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris, soit en Bourgogne ; je compte y passer l'hiver et m'y enfermer : je suis ennuyé de la nature humaine. J'ai besoin de solitude et d'isolement ; les grandeurs m'ennuient ; le sentiment est desséché.

Son âme tourmentée, non sans motifs antérieurs, était naturellement ouverte à tous les soupçons. Ecoutez un témoin qui n'est pas suspect : Vers cette époque, nous dit le prince Eugène dans ses Mémoires, le général en chef commença à avoir de grands sujets de chagrin, soit à cause du mécontentement qui régnait dans une partie de l'armée, et surtout parmi quelques généraux, soit à cause des nouvelles qu'il recevait de France, où l'on s'efforçait de troubler son bonheur domestique. Quoique je fusse fort jeune, je lui inspirais assez de confiance pour qu'il me fit part de son chagrin. Je cherchais à adoucir ses ressentiments ; je le consolais de mon mieux, et autant que pouvaient le permettre mon âge et le respect qu'il m'inspirait. Pour faire des confidences de cette nature à un jeune homme de dix-huit ans, il faut avoir le cœur bien gros, et, quand ce jeune homme est le fils de votre femme, n'est-ce pas chercher à se rassurer soi-même par les réponses naïves de l'enfant ?

Comme tous les esprits inquiets, il est probable que Bonaparte provoquait lui-même les entretiens sur ce sujet cuisant avec ceux qu'il supposait être informés. Un jour, en février 1799, à El-Arich, comme il se promenait avec Junot, celui-ci lui fit des révélations telles que Napoléon entra dans une fureur extrême et, s'adressant à Bourrienne, lui dit haletant de colère : Si vous m'étiez attaché, vous m'auriez informé de tout ce que je viens d'apprendre par Junot : voilà un véritable ami. Joséphine !... M'avoir ainsi trompé ! Elle... Si elle est coupable, il faut que le divorce m'en sépare à jamais ! Je ne veux pas être la risée de tous les inutiles de Paris ! Je vais écrire à Joseph ; il fera prononcer le divorce !

Sur quels fondements reposaient les bruits qui, traversant la Méditerranée, étaient parvenus jusqu'à Napoléon ?

En courant le monde, peut-être chez Despréaux, mari de Mlle Guimard, 17, rue du Mont-Blanc, le maitre à danser à la mode, où elle allait oublier l'absence de son mari, cette bonne Joséphine, comme dit Gohier, avait eu le malheur de rencontrer l'ancien officier de hussards, Hippolyte Charles, chassé de l'armée d'Italie par Bonaparte. Ce jeune homme aimable, de nos jour on dirait irrésistible pour les dames, était entré, à la recommandation de Joséphine, comme associé dans l'entreprise de vivres de la compagnie Louis Bron.

Cette position lui permettait de tenir un état de maison assez brillant ; il n'avait donc rien perdu de ses moyens de séduction. Il commença par faire quelques visites à Malmaison et finit par l'habiter tout à fait en maître.

Ces relations scandaleuses furent l'origine des bruits persistants, quoique mal définis, qui arrivèrent aux oreilles de Napoléon. Impuissant, vu la distance, à se venger, il eut le temps de dominer les premiers transports de sa colère, et finit par se détacher tout à fait de Joséphine.

Dès cet instant, nous pouvons considérer comme éteint l'amour de Napoléon pour sa femme... Tous les désirs du jeune général, jadis attirés vers Paris, commencèrent à se donner libre carrière ; il afficha même ouvertement des sentiments chaleureux pour une jeune et sémillante blonde, Mme Pauline Fourès, femme d'un officier de chasseurs à cheval. La présence du mari était gênante ; aussi fut-il envoyé en Europe. Les assiduités dont cette jolie personne était l'objet l'avaient fait surnommer par l'année d'Egypte : Notre Souveraine de l'Orient.

Cette liaison était publique. Bonaparte et sa maîtresse se promenaient ensemble en calèche. Eugène en conçut un violent chagrin qu'il confia à Berthier. Du jour où Napoléon fut informé de la peine qu'il causait au fils de Joséphine, il cessa de sortir avec Mme Fourès.

 

VII

 

Pendant que Napoléon, sous l'impression des nouvelles politiques reçues de France, méditait son retour, et combinait son passage à travers les croisières anglaises, Gohier, alors président du Directoire, scandalisé de la liaison compromettante de Joséphine, prodiguait à celle-ci des conseils aussi prudents qu'inutiles. Il l'engageait à divorcer, et il ajoutait d'un ton quelque peu goguenard : Vous me dites que vous n'avez que de l'amitié l'un pour l'autre, M. Charles et vous : mais si cette amitié est tellement exclusive qu'elle vous fasse violer les convenances du monde, je vous dirai comme s'il y avait de l'amour : Divorcez, parce que l'amitié, aussi abnégative des autres sentiments, vous tiendra lieu de tout. Croyez que vous éprouverez du chagrin de tout ceci.

Le conseil, quoique sage, ne faisait pas le compte de Joséphine Elle tenait aux hommages que lui valait son rang d'épouse du conquérant ; elle en voulait bien les privilèges, sans en accepter les devoirs.

Elle sentait, cependant, l'orage gronder sur sa tête ; elle avait dû recevoir des lettres qu'on nous a cachées, mais qui ne devaient laisser aucun doute sur le courroux de son mari. Au fur et à mesure qu'elle jugeait le retour de Napoléon plus imminent, elle se rapprochait davantage du ménage de Gohier, pensant, par cette honnête fréquentation, donner le change aux soupçons et aux médisances. Quand elle apprend le retour de Bonaparte, Joséphine dit naïvement à Mme Gohier : Je vais au-devant de lui ; quand Bonaparte apprendra que ma société particulière a été la vôtre, il sera aussi flatté que reconnaissant de l'accueil que j'ai reçu dans votre maison pendant son absence.

Contrairement à ces prévisions, Bonaparte ne se montra nullement flatté, ainsi qu'on va le voir :

Par un contre-temps fâcheux, dit Eugène dans ses Mémoires, ma mère, qui, à la première nouvelle du débarquement, était partie pour aller au-devant de lui jusqu'à Lyon, prit la route de Bourgogne, tandis qu'il prenait par le Bourbonnais. De cette manière nous arrivâmes à Paris quarante-huit heures avant elle.

Donc, le 16 octobre, à six heures du matin, Bonaparte ne trouva personne en arrivant dans sa maison de la rue Chantereine ; son irritation et sa jalousie s'en accrurent encore. Lorsque Joséphine revint à son tour, il ne voulut pas la voir et lui fit signifier son intention formelle de divorcer.

Seul dans sa chambre à cet instant, Napoléon put-il bien concentrer toute sa pensée sur son malheur domestique ?

C'était, on en conviendra, une bizarre situation que celle de cet homme, débarqué comme par miracle, qui vient de parcourir la France, acclamé par la population entière, qui, à peine rentré à Paris, croit entendre déjà, se pressant dans son escalier, les pas de vingt personnes aves lesquelles vont être discutées les mesures .propres à sauver l'Etat, et qui se trouve tout d'abord sous la menace des ennuis sans nombre, des écœurantes préoccupations qu'entraîne une instance en divorce !

Cependant, au premier moment, il fit bon marché de l'opinion publique. Il est même à supposer que si, devant la colère de son mari, Joséphine se fût retirée purement et simplement, la procédure du divorce aurait suivi son cours naturel, pendant que Napoléon se serait occupé d'autre chose, et cette autre chose, le complot du 18 brumaire, était assez grave pour l'absorber entièrement.

Homme intraitable, sans commisération, Napoléon aurait fermé vigoureusement sa porte et eût écrit à un homme de loi. Mais du moment qu'il ne prenait pas un parti radical et qu'il condescendait à entrer dans la voie des explications, à subir des scènes de larmes, la cause de Joséphine était gagnée d'avance...

Les mille considérations de l'opinion publique, peu sévère du reste, à cette époque, pour les ruptures de liens formés en dehors de toute idée religieuse, n'auraient pas suffi à détourner Bonaparte de sa résolution ; on le savait bien, rue Chantereine. Aussi Joséphine ne chercha-t-elle ni à braver son mari, ni à le mettre au défi de provoquer un scandale nuisible à sa situation politique. Le connaissant bien, c'est à son cœur à son cœur seul qu'elle fit appel, c'est là qu'elle ouvrit la brèche par où devaient passer tous les arguments propres à amener une réconciliation ; ce sont ses deux enfants, Eugène et Hortense, qu'elle lui envoya d'abord. Ceux-ci, tout en pleurs, se jetèrent aux pieds de Napoléon, le suppliant de ne pas abandonner leur mère.

Sur le point d'accomplir une rupture définitive, quel est le mari qui n'ait une hésitation et n'éprouve quelque compassion à l'idée que la femme jadis aimée sera abandonnée aux pénibles difficultés de la vie ? Bonaparte, dont le cœur gardait encore l'empreinte vive de son ancien amour, échappa moins qu'un autre à ces sentiments de protection et de pitié. Enfin, il fut bien forcé de s'attendrir quand il vit Joséphine, ruisselante de larmes, désespérée, conduite en sa présence par Eugène et Hortense qui l'imploraient de ne pas les rendre orphelins pour la seconde fois. Ne contenant plus son émotion, Napoléon ouvrit les bras à sa femme et lui pardonna.

A partir de ce moment commence une autre existence entre les deux époux. Joséphine a pu mesurer la profondeur de l'abîme qu'elle a creusé elle-même. Contre son attente, elle a vu son mari prêt à ne reculer devant aucune extrémité ; elle a été saisie d'effroi à la pensée qu'elle pouvait retomber dans l'état d'isolement sans prestige qu'elle appréhendait par-dessus tout.

Obéissant encore à tous les instincts de son être, ne voulant à aucun prix renoncer aux satisfactions vaniteuses que lui vaut la situation de son mari, elle sentira la nécessité de se montrer attachée à Bonaparte. Désormais, elle deviendra empressée, elle cherchera même les moyens de plaire à Napoléon, et au 18 brumaire, elle saura s'employer avec beaucoup d'intelligence pour seconder les vues de son mari. C'est elle qui, afin d'endormir la vigilance du Président du Directoire, se chargera de l'inviter à déjeuner pour l'heure même où doit s'accomplir le coup d'Etat. Le 17 brumaire, elle écrit : Venez, mon cher Gohier, et votre femme déjeuner avec moi demain à huit heures du matin ; j'ai à causer avec vous sur des choses intéressantes.

Dans l'avenir, par un juste et fréquent retour des choses d'ici-bas, ce sera Joséphine qui deviendra amoureuse et jalouse sincèrement, au fur et à mesure qu'elle sentira, par degrés, Napoléon se détacher d'elle ; à mesure aussi, disons-le, qu'elle se sentira vieillir.

Lui, complètement désillusionné, se contente des relations telles que sa femme les a créées. Il cherche à avoir un intérieur convenable, et n'a d'autre préoccupation que d'assurer le respect de sa dignité d'homme.

Nous allons le voir appliquer chez lui les règles ordinaires des ménages les plus prosaïques. S'il ne voit plus dans sa femme l'idéal des premiers jours, s'il n'a pas trouvé dans le mariage le charme qu'un amour partagé vient chaque jour renouveler, il veut du moins, selon les traditions qu'il a reçues, un foyer respectable, dans toute l'acception usuelle et bourgeoise du mot. Il ne cessera d'être prévenant, attentionné, désireux de rendre aussi heureuse que possible l'existence de Joséphine, désireux seulement, peut-être, de voir autour de lui des visages contents.

En résumé, si l'on nous permettait une comparaison, qui, bien que hasardeuse dans l'espèce, nous parait caractériser cette situation nouvelle, nous dirions que Napoléon devint pour sa femme, naguère si poétisée, ce qu'est le bourgeois prud'homme pour la compagne de ses jours.

 

VIII

 

S'il est vrai comme on l'a dit, que le style, c'est l'homme, nous allons étudier Napoléon dans ses lettres à Joséphine, écrites de telle ou telle autre étape de cette route glorieuse où il a été sacré le plus grand capitaine des temps historiques, où il a rencontré tous les princes souverains, empereurs ou rois de l'Europe, imploré par les uns, adulé par les autres, arbitre des destinées de tous.

Au milieu des ovations les plus enthousiastes, l'homme n'a pas changé ; il va nous apparaître avec une simplicité, une bonhomie que n'altéreront ni l'éclat des succès, ni la pompe des réceptions royales, ni la magnificence obligée de son rang. Dans cette correspondance du mari à sa femme, il n'y a ni consul ni empereur ; on dirait d'un bon père de famille en tournée d'affaires. Ce sont les mêmes détails sur les moindres incidents de voyage, sur le plus ou le moins de bien-être trouvé dans les logements imprévus ; ce sont les mêmes recommandations patriarcales, les mêmes racontages sur les objets les plus futiles.

Ce côté immuable, pour ainsi dire, du caractère de Napoléon, va être mis en pleine lumière par les fragments suivants extraits de ses lettres écrites à tous les degrés de sa carrière :

Il fait un si mauvais temps ici que je suis reste à Paris. La fête a été belle ; elle m'a un peu fatigué. Le vésicatoire que l'on m'a mis au bras me fait toujours souffrir beaucoup.

J'ai reçu pour toi, de Londres, des plantes que j'ai envoyées à ton jardinier. S'il fait aussi mauvais à Plombières qu'ici, tu souffriras beaucoup des eaux. Mille choses aimables à maman et à Hortense. (1801.)

J'ai reçu ta lettre, bonne petite Joséphine. J'ai été hier à la chasse de Marly et je m'y suis blessé très légèrement au doigt, en tirant un sanglier. Hortense se porte assez bien. Ton gros fils a été malade, mais il va mieux. Je crois que ce soir, ces dames jouent le Barbier de Séville. (23 juin 1803.)

Il y a ici une très belle cour, une nouvelle mariée fort belle, et, en tout, des gens fort aimables, même notre électrice, qui paraît fort bonne, quoique fille du roi d'Angleterre... (4 octobre 1805.)

J'ai couché aujourd'hui chez l'ancien électeur de Trèves qui est fort bien logé. (10 octobre 1805.)

Je me porte bien, cependant le temps est affreux ; je change d'habits deux fois par jour, tant il pleut. (12 octobre 1805.)

J'ai été, ma bonne Joséphine, plus fatigué qu'il ne fallait une semaine tout entière, et toute la journée l'eau sur le corps et les pieds froids m'ont fait un peu de mal, mais la journée d'aujourd'hui où je ne suis point sorti m'a reposé... (19 octobre 1805.)

Il y a fort longtemps que je n'ai reçu de tes nouvelles. Les belles fêtes de Bâle et de Stuttgart font-elles oublier les pauvres soldats qui vivent couverts de bouc, de pluie et de sang ?... Adieu, mon amie. Mon mal d'yeux est guéri. (10 décembre 1805.)

De ces dernières lignes, on peut inférer que, malgré toute sa bonne volonté, la nature de Joséphine reprenait parfois le dessus. Elle devient folle et oublie tout, dès qu'il y a des fêtes ou des prétextes à ostentation. Si, à ce point de vue, elle est restée la même qu'en 1796, par contre, Napoléon a beaucoup changé ; il ne s'irrite ni ne se fâche plus ; c'est en termes d'une ironie un peu lourde qu'il gourmande la négligence de sa femme : Grande Impératrice, écrit-il dix jours plus tard, pas une lettre de vous depuis votre départ de Strasbourg. Vous avez passé à Bade, à Stuttgart, à Munich, sans nous écrire un mot. Ce n'est pas bien aimable ni bien tendre ! je suis toujours à Brunn. Les Russes sont partis, j'ai une trêve. Dans peu de jours, je verrai ce que je deviendrai. Daignez, du haut de vos grandeurs, vous occuper un peu de vos esclaves. (19 décembre 1805.)

Peu de jours après, les deux époux se réunirent à Munich, à l'occasion du mariage du prince Eugène, qui, par l'entremise de l'Empereur, avait obtenu la main d'Auguste, fille du roi de Bavière.

Avec la campagne de Prusse, en 1806, se trouve reprise la correspondance. Les lignes que nous allons mettre sous les yeux du lecteur sont donc contemporaines du plus haut prestige de Napoléon :

... J'ai déjà engraissé depuis mon départ ; je fais, de ma personne, vingt à vingt-cinq lieues par jour à cheval, en voiture, de toutes les manières. Je me couche à huit heures et suis levé à minuit, je songe quelquefois que tu n'es pas encore couchée. (13 octobre 1806.)

... Tu as tort de montrer tant de bonté à des gens qui s'en montrent indignes. Madame L... est une sotte, si bête que tu devrais la connaître et ne lui porter aucune attention. (29 novembre 1806.)

Mon amie, ta lettre du 20 janvier m'a fait de la peine ; elle est trop triste. Voilà le mal de n'être pas un peu dévote ! Tu dis que ton bonheur fait ta gloire... Cela n'est pas conjugal, il faut dire : le bonheur de mon mari fait ma gloire... Joséphine, votre cœur est excellent, et votre raison faible ; vous sentez à merveille, mais vous raisonnez moins bien. — Voilà assez de querelle ; je veux que tu sois gaie, contente de ton sort... (12 février 1807.)

... Paris achèvera de te rendre la gaieté et le repos, le retour de tes habitudes, la santé. Je me porte à merveille. Le temps et le pays sont mauvais. Mes affaires vont assez bien ; il gèle et dégèle dans vingt-quatre heures ; l'on ne peut voir un hiver aussi bizarre... (21 janvier 1807.)

Mon amie, il y a deux ou trois jours que je ne t'ai écrit ; je me le reproche, je connais tes inquiétudes. Je me porte fort bien ; mes affaires sont bonnes. Je suis dans un mauvais village où je passerai encore bien du temps ; cela ne vaut pas la grande ville. Je te le répète, je ne me suis jamais si bien porté ; tu me trouveras fort engraissé... (2 mars 1807.)

Il faut absolument en tout vivre comme tu vivais lorsque j'étais à Paris. Alors tu ne sortais pas pour aller aux petits spectacles ou autres lieux. Tu dois toujours aller en grande loge... Les grandeurs ont leurs inconvénients : une impératrice ne peut pas aller où va une particulière... (25 mars 1807.)

Vois peu cette madame de P... ; c'est une femme de mauvaise société ; cela est trop commun et trop vil... (27 mars 1807.)

Je viens de porter mon quartier général dans un très beau château, dans le genre de celui die Bessières, où j'ai beaucoup de cheminées ; ce qui m'est fort agréable, me levant souvent la nuit, j'aime à voir le feu... (2 avril 1807.)

On dit que l'archichancelier — Cambacérès — est amoureux ; cela est-il une plaisanterie, ou cela est-il vrai ? Cela m'a amusé, tu m'en aurais dit un mot ! (2 mai 1807.)

Je conçois tout le chagrin que doit te causer la mort de ce pauvre Napoléon — son neveu, fils de Louis — ; tu peux comprendre la peine que j'éprouve. Je voudrais être près de toi, pour que tu fusses modérée et sage dans ta douleur... Que j'apprenne que tu as été raisonnable et que tu te portes bien ! Voudrais-tu accroître ma peine ? (14 mai 1807.)

Plusieurs lettres successives sont remplies de consolations au sujet de ce deuil ; nous relevons ces mots adressés à Hortense :

... N'altérez point votre santé, prenez des distractions et sachez que la vie est semée de tant d'écueils et peut être la source de tant de maux que la mort n'est pas le plus grand de tous... (20 mai 1807.)

Ce n'est qu'au moment de la célèbre entrevue de Tilsitt que la correspondance de Napoléon et de Joséphine reprit son ton habituel. La mémorable réunion des empereurs a donné lieu, chez la plupart des historiens, à des relations hyperboliques. On va voir combien tout est ramené à de simples proportions, sous la plume du principal acteur de cette sorte d'apothéose féerique d'un humble lieutenant d'artillerie courtisé par les héritiers des plus anciennes monarchies de l'Europe :

Mon amie, je viens de voir l'empereur Alexandre, j'ai été fort content de lui : c'est un fort beau, bon et jeune homme ; il a de l'esprit plus qu'on ne le pense communément. (25 juin 1807.)

... Tout va fort bien. Je crois t'avoir dit que l'empereur de Russie porte ta santé avec beaucoup d'amabilité. Il dîne, ainsi que le roi de Prusse, tous les jours chez moi. Je désire que tu sois contente. Adieu, mon amie, mille choses aimables. (3 juillet 1807.)

... La reine de Prusse a dîné hier avec moi. J'ai eu à me défendre de ce qu'elle voulait m'obliger à faire encore quelques concessions à son mari ; mais j'ai été galant et me suis tenu à ma politique. Elle est fort aimable. Quand tu liras cette lettre, la paix avec la Prusse et la Russie sera conclue, et Jérôme reconnu roi de Westphalie avec trois millions de population. Ces nouvelles pour toi seule... (7 juillet 1807.)

... Mon amie, je suis arrivé hier à cinq heures du soir à Dresde, fort bien portant quoique je sois resté cent heures en voiture sans sortir. Je suis ici chez le roi de Saxe, dont je suis fort content. Je suis donc rapproché de toi de plus de moitié chemin. — Il se peut qu'une de ces belles nuits, je tombe à Saint-Cloud comme un jaloux ; je t'en préviens... (18 juillet 1807.)

Dans les années 1808 et 1809, nous allons trouver Napoléon prenant part à la guerre d'Espagne, puis à l'entrevue des souverains à Erfurth, enfin à sa dernière campagne d'Autriche terminée par la victoire de Wagram :

Je suis arrivé ici bien portant, un peu fatigué par la route qui est triste et bien mauvaise. Je suis bien aise que tu sois restée, car les maisons sont bien mauvaises ici et très petites. (16 avril 1808.)

... L'infant Don Charles et cinq ou six grands d'Espagne sont ici, le prince des Asturies est à vingt lieues. Le roi Charles et la Reine arrivent. Je ne sais où je logerai tout ce monde-là. Tout est encore à l'auberge... Je désire que tu fasses des amitiés à tout le monde à Bordeaux ; mes occupations ne m'ont permis d'en faire à personne. (17 avril 1808.)

J'ai eu hier le prince des Asturies, sa cour à dîner ; cela m'a donné bien des embarras... je suis assez bien établi actuellement à la campagne... (21 avril 1808.)

J'ai assisté au bal de Weimar. L'empereur Alexandre danse ; mais moi, non ; quarante ans sont quarante ans. Ma santé est bonne au fond, malgré quelques petits maux... (9 octobre 1808.)

Mon amie, je t'écris peu, je suis fort occupé. Des conversations de journées entières, cela n'arrange pas mon rhume. Cependant, tout va bien. Je suis content d'Alexandre, il doit l'être de moi : s'il était femme, je crois que j'en ferais mon amoureuse. Je serai chez toi dans peu ; porte-toi bien, et que je te trouve grasse et fraîche... (12 octobre 1808.)

Tu dois être entrée aux Tuileries le 12. J'espère que tu auras été contente de tes appartements. — J'ai autorisé la présentation à toi et à la famille de Kourakin : reçois-le bien et fais-le jouer avec toi... (21 décembre 1808.)

... Je serai à Paris aussitôt que je le croirai utile. Je te conseille de prendre garde aux revenants ; un beau jour, à deux heures du matin... (9 janvier 1809.)

... Mes ennemis sont battus, défaits, tout à fait en déroute. Ma santé est parfaite aujourd'hui ; hier, j'ai été un peu malade d'un débordement de bile, occasionné par tant de fatigues : mais cela m'a fait grand bien... (9 juillet 1809.)

J'ai reçu ta lettre du 16, je vois que tu te portes bien. La maisonBoispréau appartenant à mademoiselle Juliende la vieille fille ne vaut que 120.000 francs ; ils n'en trouveront jamais plus. Cependant, je te laisse maîtresse de faire ce que tu voudras, puisque cela t'amuse ; mais une fois achetée, ne fais pas démolir pour y faire quelques roches... (23 septembre 1809.)

J'ai reçu ta lettre. Ne te fie pas, et je te conseille de te bien garder la nuit ; car une des prochaines tu entendras grand bruit... (25 septembre 1809.)

 

IX

 

Plus on avance dans cette étude, plus on doit reconnaître que, chez Napoléon, l'homme privé ne pourrait se juger d'après l'homme public. Il est bien évident que le style des lettres citées plus haut n'a aucun rapport avec le style de l'Empereur dans les documents officiels.

Ses proclamations, ses bulletins de victoire sont restés des modèles de fougue militaire et d'entrain communicatif, dont on pourrait s'attendre à trouver le reflet dans sa correspondance personnelle. Il n'en est rien. Quand il parle à l'Impératrice des faits de guerre, quand il fait mention de ses succès les plus considérables, on croirait entendre un bon négociant faisant part à sa femme d'une belle opération réalisée en voyage ; ce sont pour lui des affaires qui vont plus ou moins bien. Il dira, par exemple, après la prise d'Augsbourg : Des succès assez notables ont commencé la campagne. Après l'entrée des Français à Munich : L'ennemi est battu, a perdu la tête, et tout m'annonce la plus heureuse campagne, la plus courte et la plus brillante qui ait été faite... Après la victoire d'Elchingen et la reddition d'Ulm : J'ai rempli mon dessein ; j'ai détruit l'armée autrichienne par de simples marches. J'ai fait 60.000 prisonniers, pris 120 pièces de canon, plus de 90 drapeaux et plus de 30 généraux. Je vais me porter sur les Russes, ils sont perdus. Je suis content de mon armée... Adieu, ma Joséphine ; mille choses aimables partout... A trois journées de marche de Vienne, après une série de combats amenant toujours un nouveau succès, Napoléon écrit : ... Mes affaires vont d'une manière satisfaisante ; mes ennemis doivent avoir plus de soucis que moi... Adieu, ma Joséphine, je vais me coucher.

Un peu d'expansion, un peu d'orgueil se comprendraient le jour où, pour la première fois, il entre en conquérant dans une grande capitale ; eh bien ! cet événement si important n'inspire à Napoléon que ces simples mots : Je suis à Vienne depuis deux jours, ma bonne amie, un peu fatigué ; je n'ai pas encore vu la ville de jour ; je l'ai parcourue la nuit. Demain, je reçois les notables et les corps. Voici comment il fait part de la bataille d'Austerlitz : J'ai battu l'armée russe et autrichienne commandée par les deux empereurs. Je me suis un peu fatigué, j'ai bivouaqué huit jours en plein air par des nuits assez fraîches. Je couche ce soir dans le château du prince de Kaunitz, où je vais dormir deux ou trois heures... Deux jours après, l'empereur d'Autriche sollicite la paix ; Napoléon dit : ... J'ai vu hier à mon bivouac l'empereur d'Allemagne ; nous causâmes deux heures ; nous sommes convenus de faire vite la paix. Si vous cherchez des commentaires emphatiques sur cette visite mémorable et son heureux résultat, vous trouverez ceci : Le temps n'est pas encore très mauvais... Il court un petit mal d'yeux qui dure deux jours ; je n'en ai pas encore été atteint...

La veille de la bataille d'Iéna, au milieu des innombrables préoccupations qui l'assaillent, à deux heures du matin, l'Empereur mande à Joséphine : Je suis aujourd'hui à Géra, ma bonne amie ; mes affaires vont fort bien, et tout comme je pouvais l'espérer. La Reine est à Erfurt avec le Roi. Si elle veut voir une bataille, elle aura ce cruel plaisir. Je me porte à merveille...

Mon amie, j'ai fait de belles manœuvres contre les Prussiens. Telle est la façon modeste dont Napoléon commence sa lettre au lendemain d'Iéna ; il continue ainsi : J'ai remporté hier une grande victoire. Ils étaient 150.000 hommes : j'ai fait 20.000 prisonniers, pris zoo pièces de canon et des drapeaux. J'étais en présence et près du roi de Prusse ; j'ai manqué de le prendre, ainsi que la Reine. Je bivouaque depuis deux jours. Je me porte à merveille... A Postdam, s'il a pu éprouver un sentiment de légitime orgueil en entrant dans la demeure du grand Frédéric, vous n'en verrez pas trace : Je suis à Potsdam, écrit-il, ma bonne amie, depuis hier ; j'y resterai aujourd'hui. Je continue à être satisfait des affaires. Ma santé est bonne, le temps est beau. Je trouve Sans-Souci très agréable... De son entrée triomphale à Berlin, pas un mot ; sa première lettre datée de cette ville porte ceci : ... Le temps est ici superbe ; il n'a pas encore tombé, de toute la campagne, une seule goutte d'eau. Je me porte fort bien, et tout va au mieux...

Nous en passons. Et la prise de Stettin, et celle de Magdebourg, et celle de Lubeck et l'entrée à Varsovie, toujours annoncées avec la même simplicité. Le lendemain de la bataille d'Eylau, Napoléon écrit : Mon amie, il y a eu hier une grande bataille ; la victoire m'est restée, mais j'ai perdu bien du monde. La perte de l'ennemi, qui est plus considérable encore, ne me console pas. Enfin, je t'écris ces deux lignes moi-même, quoique je sois bien fatigué, pour te dire que je suis bien portant et que je t'aime. Voici le compte rendu de la bataille de Friedland : Mon amie, je ne t'écris qu'un mot, car je suis bien fatigué. Voilà bien des jours que je bivouaque. Mes enfants ont dignement célébré l'anniversaire de la bataille de Marengo (Marengo, 14 juin 1800 ; Friedland, 14 juin 1807).

En Espagne, au moment d'aller combattre les Anglais, il écrit : Je pars à l'instant pour voir manœuvrer les Anglais, qui paraissent avoir reçu leur renfort et vouloir faire les crânes... Enfin, la dernière victoire dont il ait eu à rendre compte avant le divorce, est celle de Wagram ; il s'exprime ainsi : Je t'expédie un page pour te donner la bonne nouvelle de la victoire d'Ebersdorf, que j'ai remportée le 5, et de celle de Wagram, que j'ai remportée le 6. L'armée ennemie fuit en désordre, et tout marche selon mes vœux... Je suis brûlé par le soleil... Adieu, mon amie ; je t'embrasse. Bien des choses à Hortense.

 

X

 

D'après la lecture des lettres précédentes, il est facile de s'imaginer ce que pouvait être le foyer conjugal de celui qui les a écrites. Napoléon fut un mari paisible, recherchant avant tout la tranquillité dans son intérieur. Il a dit lui-même à Rœderer : ... Si je ne trouvais pas un peu de douceurs dans ma vie domestique, je serais aussi trop malheureux !Une fois apaisées les querelles des premières années, c'était en tout, nous dit Thibaudeau, un très bon ménage. — L'Empereur, dit Mlle Avrillon, était en effet un des meilleurs maris que j'aie jamais connus ; lorsque l'Impératrice était incommodée, il passait auprès d'elle tout le temps qu'il lui était possible de dérober aux affaires. — ... Plein d'attention, dit Constant, d'égards, d'abandon pour Joséphine, l'Empereur se plaisait à l'embrasser au cou, à la figure, en lui donnant des tapes et l'appelant ma grosse bête...

Les mêmes témoins oculaires, valet et femme de chambre, ceux devant qui l'on ne se cache pas, ceux pour qui la vie intime n'a pas de secret, vont nous compléter le tableau de ce ménage impérial, où toutes les habitudes bourgeoises sont enracinées.

L'Empereur, dit Mlle Avrillon, avait continué, comme lorsqu'il était Premier Consul, de partager pendant la nuit l'appartement de l'impératrice ; à dater du sacre, il resta à coucher dans le sien. Il y avait un escalier dérobé par lequel l'Empereur descendait de son appartement dans la chambre de l'Impératrice ; comme il était très matinal, il y venait souvent avant que sa femme fût levée.

On sait que, n'ayant pas d'enfants, il servait de père aux enfants de sa femme, et, ajoute Thibaudeau, il en avait toute la tendresse. L'Empereur aimait à parler de ses vertus familiales, soit qu'il y mît une certaine ostentation, soit qu'il se plût à propager son exemple. Dans mon intérieur, disait-il à Rœderer, je suis l'homme de cœur, je joue avec les enfants, je cause avec ma femme, je leur fais des lectures, je leur lis des romans.

Joséphine adorait ses deux enfants, Eugène et Hortense de Beauharnais. Napoléon, fidèle à sa promesse, leur porta une affection qui ne se démentit jamais ; ils purent toujours considérer le palais impérial comme leur maison paternelle.

Les enfants d'Hortense n'étaient pas moins choyés par l'Empereur que par leur grand'mère. C'est dans le laisser-aller de ce milieu intime que Napoléon va se montrer à nous dans toute la bonhomie de sa nature.

Oncle Bibiche ! oncle Bibiche ! Tels étaient les cris poussés dans le parc de Saint-Cloud, par un enfant de cinq ans à peine, courant essoufflé après un homme que l'on apercevait au loin, suivi par une bande de gazelles auxquelles il s'amusait à distribuer des pincées de tabac, disputées avec avidité. L'enfant était le fils aîné d'Hortense, et le distributeur de tabac, c'était Napoléon, qui devait ce nom d'oncle Bibiche au plaisir qu'il prenait à mettre le bambin à cheval sur une gazelle et à le promener ainsi, à la grande joie de l'enfant soutenu par son oncle.

L'Empereur, qui aimait tous les enfants, s'était passionné pour celui-là ; il le mettait souvent sur ses genoux pendant le déjeuner, et s'amusait à lui faire manger des lentilles une à une. Les privautés que l'Empereur passait à son cher petit Napoléon ont fait le sujet d'un tableau célèbre de Gérard, où le souverain est représenté suivi de son neveu, portant en bandoulière l'épée impériale, qui traîne â terre, et coiffé du petit chapeau légendaire.

Le bambin était, paraît-il, fort aimable, et, en outre, plein d'admiration pour son oncle ; quand il passait dans le jardin des Tuileries devant des grenadiers, il leur criait : Vive Nonon, le soldat ! — C'était, dit Mlle Avrillon, une vraie fête pour l'Empereur, quand la reine Hortense venait voir sa mère accompagnée de ses deux enfants. Napoléon les prenait dans ses bras, les caressait, les taquinait souvent et riait aux éclats, comme s'il eût été de leur âge, quand, selon son habitude, il leur avait barbouillé la figure avec de la crème ou des confitures.

Un bon sentiment quelconque ne saurait échapper à la malveillance. Quoi ! l'Empereur pouvait avoir ressenti une pure affection pour la fille de sa femme et pour des petits enfants qui, en fait, étaient ses neveux directs, étant les fils de Louis Bonaparte. Ce n'est pas possible, s'écrient les détracteurs, et, dans leur persistance à tout dénigrer, ils expliquent ce sentiment si naturel par la plus monstrueuse hypothèse qui se puisse imaginer : Napoléon était l'amant de la fille de sa femme, il était l'amant de la femme de son frère Louis !

C'est une infamie gratuite, facile à inventer, non moins facile à énoncer quand on se décharge du souci d'en apporter la preuve.

L'homme de toutes les félonies, Fouché, lui, a pris plaisir, sans ambages, à colporter cette odieuse affirmation, en assurant, suprême ignominie, que Joséphine avait poussé sa fille dans les bras de son mari.

Il a fallu, nonobstant, défendre la mémoire de l'Empereur de cette abominable accusation. Ses ennemis eux-mêmes, Bourrienne en tête, sont venus fournir un formel démenti : ... On a menti par la gorge, dit-il, quand on a prétendu que Bonaparte avait eu pour Hortense d'autres sentiments que ceux d'un beau-père pour sa fille. Mme de Rémusat elle-même, parlant d'Hortense, a dit : La manière dont l'Empereur parlait d'elle dément bien formellement les accusations dont elle a été l'objet.

Les témoins les plus intimes de la vie domestique de Napoléon, Mlle Avrillon, la générale Durand, Constant, ne sont pas moins affirmatifs dans le même sens.

A défaut de ces irrécusables témoignages, comment oser admettre que cet homme si pénétré jusque-là du devoir familial, jaloux également de la gloire et de la respectabilité du nom des Bonaparte, fin tout à coup assez dénué de pudeur morale pour marier sa maîtresse, fille de sa femme, à celui de ses frères qu'il aimait le mieux, à celui dont il avait été le père en quelque sorte, en l'élevant sur sa maigre solde d'officier ?

Enfin, pour quelle raison l'Empereur n'aurait-il pas porté à Hortense une tendresse égale à celle qu'il n'a cessé de témoigner à l'autre enfant de Joséphine, Eugène de Beauharnais ?

En réalité, il y avait, à côté d'un sentiment d'affection véritable, cette volonté constante chez Napoléon de remplir ses obligations et de tenir l'engagement qu'il avait pris d'entourer les enfants de sa femme d'une paternelle protection.

 

XI

 

Napoléon fut, en tous points, le meilleur des pères pour Eugène. Ecoutez ses recommandations particulières au jeune homme pendant la campagne d'Egypte : Marchez toujours avec l'infanterie ; ne vous fiez point aux Arabes et couchez sous la tente. Ecrivez-moi par toutes les occasions. Je vous aime. — Ayez soin de ne pas coucher à l'air et les yeux découverts. Je vous embrasse... De son côté, Eugène savait reconnaître les bontés de Napoléon à son égard, en se montrant prévenant et dévoué : ... S'il se tire un coup de canon, disait le Premier Consul, c'est Eugène qui va voir ce que c'est... Si j'ai un fossé à passer, c'est lui qui me donne la main. Volontiers il le citait comme un modèle à présenter à tous les jeunes gens de son âge...

Quand le bien du service paraissait l'exiger, l'Empereur sermonnait Eugène en termes parfois fort vifs, tels que : ... Je ne puis trop vous témoigner mon mécontentement... Mais toujours après ces reproches vous trouverez une phrase destinée à les adoucir, comme, par exemple, celle-ci : Ne croyez pas que ceci m'empêche de rendre justice à la bonté de votre cœur... Tous les petits désagréments, conséquences de sa situation, que le vice-roi d'Italie devait endurer, n'étaient-ils pas compensés quand l'Empereur lui écrivait : ... Rien ne saurait ajouter aux sentiments que je vous porte ; mon cœur ne connaît rien qui lui soit plus cher que vous ; ces sentiments sont inaltérables. Toutes les fois que je vous vois déployer du talent ou que j'apprends du bien de vous, mon cœur en éprouve une satisfaction bien douce. Ou bien quand il recevait de son père adoptif des cadeaux inestimables : ... Mon fils, je vous envoie pour votre présent de bonne année un sabre que j'ai porté sur les champs de bataille d'Italie. J'espère qu'il vous portera bonheur... Eugène retrouvait aussi dans le chef inflexible l'ami dévoué qui lui écrivait : Mon fils, je ne puis accorder mon estime à M. Calmelet ni à votre architecte ; je les ai chassés l'un et l'autre de chez moi. Il est absurde qu'on ait dépensé 1.500.000 francs dans une maison si petite que la vôtre, et ce qu'on y a fait ne vaut pas le quart de cette somme. Ayez donc soin de ne rien faire qu'avec des devis arrêtés. Au reste, ne vous mêlez pas de votre maison ; j'y ai mis embargo. Quand vous viendrez à Paris, vous logerez dans mon palais.

Lorsqu'il s'agit du mariage d'Eugène avec Auguste, la fille du roi de Bavière, l'Empereur lève toutes les difficultés en adoptant le fiancé. L'avis au Sénat est du 1er février 1805, mais la demande officielle et le mariage furent retardés par suite des occupations de l'Empereur qui tenait à présider la cérémonie nuptiale, laquelle eut lieu le 14 janvier 1806.

Dans sa joie légitime d'avoir réalisé cette union, écoutez Napoléon parlant à la jeune femme de son fils adoptif aussitôt après le mariage : Les sentiments que je vous ai voués ne feront que s'augmenter tous les jours. Au milieu de toutes mes affaires, il n'y en aura jamais pour moi de plus chères que celles qui pourront assurer le bonheur de mes enfants. Croyez, Auguste, que je vous aime comme un père, et que je compte que vous aurez pour moi toute la tendresse d'une fille. Ménagez-vous dans votre voyage, ainsi que dans le nouveau climat où vous arrivez... Songez que je ne veux pas que vous soyez malade. Je finis, ma fille, en vous donnant ma bénédiction paternelle.

Tout dans ce jeune ménage l'intéresse, sa sollicitude est poussée même jusqu'à la curiosité la plus indiscrète : ... Mille choses aimables à la princesse, écrit-il à Eugène ; il me tarde d'apprendre qu'elle a bien soutenu la route et qu'elle se trouve bien des premiers combats de l'hyménée. Dites-lui combien je l'aime...

A tout prix, l'Empereur veut que la femme d'Eugène soit heureuse. Dans ce but, lui, l'homme si sévère sur les questions d'assiduité au travail, va déroger à ses principes : Mon fils, vous travaillez trop, votre vie est trop monotone. Cela est bon pour vous... Mais vous avez une jeune femme qui est grosse... Que n'allez-vous au théâtre une seule fois par semaine en grande loge ?... On peut faire bien de la besogne en peu de temps. Je mène la vie que vous menez ; mais j'ai une vieille femme qui n'a pas besoin de moi pour s'amuser, et j'ai aussi plus d'affaires... Quand Eugène est absent, Napoléon s'empresse de consoler la princesse : ... Ma fille, je sens la solitude que vous devez éprouver de vous trouver seule au milieu de la Lombardie ; mais Eugène vous reviendra bientôt, et l'on ne sent bien que l'on aime que lorsqu'on se revoit ou que l'on est absent... J'apprends avec plaisir que tout le monde vous trouve parfaite. Votre affectionné père... N'est-on pas émerveillé de voir l'Empereur prendre le temps de se livrer à ce verbiage paternel, alors qu'il élaborait la fameuse campagne qui, après Iéna, devait le conduire à Berlin ?

Dans le même moment, ses recommandations à la princesse, qui est enceinte, ne sont pas moins étonnantes : ... Ma fille..., vous avez raison de compter entièrement sur tous mes sentiments. Ménagez-vous dans votre état actuel, et tâchez de ne pas nous donner une fille. Je vous dirai la recette pour cela, mais vous n'y croirez pas : c'est de boire tous les jours un peu de vin pur... Et quelle hâte il met, après l'accouchement, à prévenir, afin de les calmer, les inquiétudes ou les ennuis que peut concevoir le jeune ménage : ... Auguste est-elle fâchée de n'avoir pas eu un garçon ? Dites-lui que, lorsqu'on commence par une fille, l'on a au moins douze enfants.

L'intérêt de Napoléon pour les jeunes époux est constant, dans ses lettres, et l'on y retrouve toujours les préoccupations ordinaires d'un brave homme de père pour ses enfants.

 

XII

 

Personne plus que Napoléon, comme on vient de le voir, n'a montré de bonté paternelle. Elle existe chez Napoléon, au delà même de ce qu'on était en droit d'espérer d'un homme absorbé par les soins innombrables et l'accablante somme de travail qui incombaient à l'Empereur.

Non seulement Napoléon avait l'esprit assez libre pour se livrer à ces épanchements avec une abondance qui tient du commérage, mais encore il trouvait le temps de pratiquer les petites manies chères aux maris désœuvrés. Lorsque Joséphine devait paraître en public, il s'inquiétait de sa parure, et allait s'assurer lui-même de la façon dont elle serait habillée. L'Empereur, dit Mlle Avrillon, venait quelquefois à la toilette de l'Impératrice. Il s'occupait des détails les plus minutieux et désignait les robes et les bijoux qu'elle, devait porter en telle ou telle circonstance. — Le matin du sacre, dit la duchesse d'Abrantès, l'Empereur avait essayé lui-même à l'Impératrice la couronne qu'elle devait ceindre. Au cours de la cérémonie, il fut coquet pour elle, il arrangeait cette petite couronne qui surmontait le diadème en diamants, la plaçait, la déplaçait, la remettait encore...

Ce qu'on est convenu d'appeler un bon ménage n'existe pas sans qu'il y ait quelque sujet de discussions journalières, sujet toujours le même, sans conséquence par le fait, mais revenant à chaque minute troubler le calme ou la monotonie des relations. Entre Napoléon et Joséphine, cette cause de discorde était la folle prodigalité de l'Impératrice. Jamais, malgré ses remontrances les plus sévères, celui qui avait établi dans son vaste empire un ordre et une régularité extrêmes, ne put obtenir de sa femme qu'elle modérât ses goûts dépensiers, ni même qu'elle restât dans les limites d'un budget quelconque.

Napoléon, dit le comte Mollien, trouvait fort mauvais que l'Impératrice fît des dettes ; il les lui reprochait, mais finissait par les payer.

L'Empereur, dit Mlle Avrillon, reprochait à l'Impératrice de ne pas compter avec elle-même ; c'était là le principal objet de ses griefs... elle n'avait pas le courage de renvoyer un marchand sans rien lui acheter.

De son côté, Constant rapporte que le gaspillage outré qui se faisait dans la maison de l'Impératrice était un continuel chagrin pour Napoléon.

D'autre part, nous trouvons dans une note de Sismondi : Joséphine avait un désordre inouï dans ses affaires d'argent. Elle était sans cesse entourée de gens qui la volaient. Un jour, Napoléon apprend un déficit d'un million dans le budget de Joséphine : Pour de misérables pompons ! s'écrie-t-il en colère, pour se laisser voler par des fripons !... Il faut que je défende à tel et tel marchand de se présenter chez moi.

Ce fut de tous ses ordres, dit Mollien, celui qui trouva le moins d'obéissance.

Un jour, fatigué de l'obstination que l'on mettait à méconnaître ses volontés, et comme font les maris impuissants à corriger les défauts de leur femme, il laissa retomber sa colère sur une tierce personne. Il donna l'ordre d'arrêter, pour l'exemple, Mlle Despréaux, modiste, qui passa quelques heures à Bicêtre. Ce petit acte de police domestique a valu à la mémoire de Napoléon pas mal d'invectives ; on est allé jusqu'à lui rappeler que la Révolution avait aboli les lettres de cachet ! C'est en vérité bien des affaires, pour un mari qui n'est pas maître chez lui et pour une marchande de fanfreluches qui a payé d'une frayeur l'impertinence de désobéir à l'Empereur !

Napoléon portait en tous lieux avec lui le souci des profusions de sa femme. N'est-ce pas cette obsession qui se traduit dans ses paroles prononcées au Conseil d'Etat : Les femmes ne s'occupent que de plaisirs et de toilette... Ne devrait-on pas ajouter — à la loi — que la femme n'est pas maîtresse de voir quelqu'un qui ne plaît pas à son mari ? Les femmes ont toujours ces mots à la bouche : Vous voulez m'empêcher de voir qui me plaît !

 

XIII

 

Napoléon a-t-il été constamment l'observateur rigoureux du devoir conjugal tel que le prescrit la morale austère ?

Nous ignorons ce qui serait advenu si, aux débuts du mariage, Joséphine avait su conserver l'amour que Napoléon lui apportait. Mais toujours est-il que dans l'état de choses qu'elle avait créé, d'abord par sa froideur, ensuite par ses fautes, état de choses qui avait réduit à une tendresse amicale et à une force de l'habitude le lien qui retenait son époux près d'elle, celui-ci devenait, dans ces conditions, une proie facile pour le démon de l'infidélité.

Donc, soit qu'il n'ait pas su résister aux tentations qui environnent le souverain dispensateur des richesses et des titres, soit qu'il ait voulu se prouver à lui-même qu'il pouvait faire des conquêtes sur un autre terrain que celui des batailles, Napoléon eut des maîtresses, ce n'est pas douteux. Mais, et ceci accuse encore ses préjugés bourgeois, au lieu d'imiter Henri IV, François Ier, Louis XIV et Louis XV, ses prédécesseurs, l'Empereur prenait tous les soins imaginables pour que ses liaisons fussent ignorées de sa femme, de son entourage et du public.

Né obscur, il conserva assez le respect du pouvoir suprême pour ne pas l'avilir. On ne vit pas sous son règne les concubines avoir une action, si minime fût-elle, dans les conseils de la politique, pas même avoir une influence quelconque dans la répartition des privilèges ou emplois dont disposait le monarque.

En même temps que grandissaient la puissance et la gloire de son mari, Joséphine, si indifférente jadis, finit par devenir amoureuse de Napoléon, et, de plus, elle se mit à être jalouse à l'excès.

La première en date qui eut l'honneur de porter ombrage à Joséphine fut, dit Lucien Bonaparte dans ses Mémoires, Mme Branchu, de l'Opéra, fort laide, mais délicieuse cantatrice.

L'attention de Napoléon paraît avoir été retenue un peu plus longtemps sur une autre pensionnaire d'un théâtre subventionné Mlle George, de la Comédie-Française. C'était alors une superbe femme d'une éblouissante beauté. Mlle George, rapporte Lucien Bonaparte, passait alors pour être richement protégée par le Premier Consul ; il n'affichait point cette protection, mais on en parlait en haut lieu. — Sa conversation, dit Constant, lui plaisait et l'égayait beaucoup, et je l'ai souvent entendu rire, mais rire à gorge déployée, des anecdotes dont Mlle George savait animer les entretiens qu'elle avait avec lui.

Napoléon eut moins d'agrément avec la Grassini, chanteuse, qui autrefois à Milan l'avait séduit par sa beauté théâtrale et plus encore, dit Fouché, par les sublimes accents de sa voix. L'Empereur la fit venir à Paris. Ne voulant donner à Joséphine, jalouse à l'excès, aucun sujet d'ombrage, il ne faisait à la belle cantatrice que des visites brusques et furtives. Des amours sans soins et sans charmes ne pouvaient satisfaire une femme altière et passionnée qui s'enflamma vivement pour le célèbre violon Rode, avec lequel, finalement, elle s'enfuit de Paris.

Cette équipée semble avoir dégoûté, à tout jamais, l'Empereur des femmes de théâtre. Nous n'en retrouvons plus dans les annales galantes du règne.

Les idées volages du souverain se portèrent plutôt sur lei dames d'honneur ou les lectrices de la maison de l'Impératrice. On cite, dans cette catégorie, Mme de Vanday, qui était alors une très belle femme ; elle fixa pour quelque temps les regards du souverain, mais sa faveur fut de courte durée.

Un peu plus durable paraît avoir été sa liaison avec Mme D..., femme d'un conseiller d'Etat.

De-ci, de-là, quelques caprices éphémères pour des lectrices de l'Impératrice ; on en compte jusqu'à trois dans cette spécialité, puis la liaison de l'Empereur avec Mme Gazani, une fort belle Génoise, liaison qui, selon Constant, dura environ un an, avec des rendez-vous n'ayant lieu qu'à des époques assez éloignées ; c'est à peu près le menu fretin des péchés mignons de Napoléon, avant d'en arriver au seul engouement réel et durable qu'il ait jamais éprouvé dans ses infidélités conjugales.

 

XIV

 

Entre la bataille d'Iéna (13 octobre 1806) et la bataille d'Eylau (8 février 1807), l'Empereur avait procédé à l'occupation de la Pologne.

En France, la réputation de beauté des Polonaises était grande ; et la pauvre Joséphine, comme pénétrée du pressentiment d'un danger imminent, était agitée nuit et jour par les ardeurs les plus vives de sa jalousie. Elle, qui, jadis, avait mis tant de résistance à rejoindre Bonaparte en Italie, écrivait lettres sur lettres à Napoléon pour qu'il la fit venir en Pologne. Avec une impatience fébrile, elle attendait un mot du maître lui donnant rendez-vous dans une ville. Chaque soir, dit la duchesse d'Abrantès, elle faisait des réussites qui devaient lui apprendre si enfin elle recevrait l'ordre de départ tant désiré.

Dans le milieu de jolies femmes où il vivait, l'Empereur se souciait peu de voir arriver sa femme ; il lui faisait espérer une prochaine réunion, et, tout en s'appliquant à détourner ses soupçons, en bon bourgeois qui médite une infidélité, il se montre plus tendre, plus chaleureux. ... Toutes ces Polonaises sont Françaises, mais il n'y a qu'une femme pour moi. La connaîtrais-tu ? je te ferais bien son portrait ; mais il faudrait trop le flatter pour que tu te reconnusses... Ces nuits-ci sont longues tout seul.

Pour retarder l'arrivée de sa femme, il invoque toutes les raisons possibles, et se retranche derrière la force majeure. Ce n'est probablement pas sans un sourire ironique qu'il développait en si petite affaire ce grave aphorisme : Plus on est grand, et moins on doit avoir de volontés, l'on dépend des événements et des circonstances.

Il ne s'oppose pas à ce qu'elle voyage, mais pas du côté de la Pologne : Tu peux aller à Francfort et à Darmstadt. Puis, revenant sur l'implacable force des choses, il ajoute : ... Vous autres, jolies femmes, vous ne connaissez pas de barrières ; ce que vous voulez doit être ; mais moi, je me déclare le plus esclave des hommes ; mon maître, c'est la nature des choses...

Cette philosophie résignée, qui aurait tant plu à Joséphine en 1796, n'était pas pour la contenter dix ans plus tard, alors qu'elle ne savait comment se rendre agréable à Napoléon, alors qu'elle redoublait de prévenances en lui envoyant de petits objets d'utilité, destinés à prouver sa sollicitude pour le bien-être de son mari : Un officier m'apporte un tapis de ta part, écrit l'Empereur, il est un peu court et étroit ; je ne t'en remercie pas moins...

En voyant se différer son rapprochement de Napoléon, Joséphine sentait croître sa méfiance et ses tourments. Par une sorte de prescience, elle redoutait de savoir son mari seul à Varsovie. Elle ne se trompait pas ; il y avait là une grande séduction qui attendait son époux, et dont les conséquences furent, en effet, néfastes à Joséphine.

A peine arrivé dans la capitale de la Pologne, Napoléon devait rencontrer la seule femme qui, parmi ses fredaines extra conjugales, lui apporta un réel sentiment d'amour. Il trouva à Varsovie l'idylle unique de toute sa vie. Là, seulement, il connut pour la première fois les délices d'un amour véritablement partagé. Ni Joséphine, on l'a déjà vu, ni Marie-Louise, on le verra bientôt, ne conçurent pour l'Empereur l'affection profonde et sincère de Mme Walewska.

Ce fut à un bal, qui lui était offert par la noblesse, que Napoléon vit et distingua la jeune et belle Polonaise, dont il a dit lui-même : Une femme charmante, un ange ! On peut dire que son âme est aussi belle que sa figure !

Elle avait vingt-deux ans, elle était blonde, elle avait les yeux bleus et la peau d'une blancheur éblouissante ; elle n'était pas grande, mais parfaitement bien faite et d'une tournure charmante. Une teinte légère de mélancolie, répandue sur toute sa personne, la rendait plus séduisante encore. Nouvellement mariée à un vieux noble d'humeur maussade, de mœurs extrêmement rigides, elle apparut à Napoléon comme une femme sacrifiée, malheureuse en ménage. Cette idée accrut l'intérêt passionné qu'elle inspira à l'Empereur dès qu'il la vit.

Le lendemain du bal, dit Constant, l'Empereur me parut dans une agitation inaccoutumée. Il se levait, marchait, s'asseyait et se relevait de nouveau... Aussitôt après son déjeuner, il donna mission à un grand personnage d'aller de sa part faire visite à Mme Walewska et lui présenter ses hommages et ses vœux. Elle refusa fièrement des propositions trop brusques peut-être, ou que peut-être aussi la coquetterie naturelle à toutes les femmes lui recommandait de repousser.

La Célimène polonaise ne sut pas résister longtemps à la tentation d'être la maîtresse d'un héros, jeune encore — il avait trente-sept ans —, tout resplendissant de puissance et de gloire. Napoléon lui écrivit en termes si tendres et si touchants qu'elle finit par céder et promettre de venir voir l'Empereur le soir entre dix et onze heures. Semblable à un collégien au moment de son premier rendez-vous d'amour, l'Empereur, en l'attendant, se promenait à grands pas, et témoignait autant d'impatience que d'émotion ; à chaque instant, il demandait l'heure. Mme Walewska arriva enfin, mais dans quel état ! pâle, muette, et les yeux baignés de larmes.

D'après Constant, cette première soirée fut consacrée uniquement aux confidences de Mme Walewska, expliquant, selon la coutume, ses malheurs domestiques, qui devaient excuser le genre de consolations qu'elle venait chercher dans les bras d'un amant. Elle se retira à deux heures du matin, le, mouchoir sur les yeux et pleurant encore. Les larmes lui servirent sans doute, comme naguère les cailloux blancs du Petit Poucet, à retrouver son chemin, car elle revint bientôt, se retira le matin d'assez bonne heure, et continua ses visites jusqu'au départ de l'Empereur.

Dès à présent, les amours battent leur plein à Varsovie. Comme le ferait, à sa place, tout mari en bonne fortune, Napoléon, afin de ne pas faire vend sa femme, va- inventer des difficultés matérielles, inédites jusque-là : Il faut bien se soumettre aux événements. Il y a trop de pays à traverser depuis Mayence jusqu'à Varsovie.... Je serais assez d'opinion que tu retournasses à Paris...

Après la distance, il fait ressortir les intempéries, l'état des routes : Mon amie, je suis touché de tout ce que tu me dis ; mais la saison froide, les chemins très mauvais, peu sûrs, je ne puis donc t'exposer à tant de fatigues et de dangers. Rentre à Paris pour y passer l'hiver... Peut-être ne tarderai-je pas à t'y rejoindre ; mais il est indipensable que tu renonces à faire trois cents lieues dans cette saison, à travers des pays ennemis.

A plusieurs reprises, il insiste sur ces arguments qui lui paraissent décidément les meilleurs :

La saison est trop mauvaise, les chemins peu sûrs et détestables... Il te faudrait au moins un mois pour y arriver. Tu arriverais malade...

Il est impossible que je permette à des femmes un voyage comme celui-ci : mauvais chemins, chemins peu sûrs et fangeux...

Je partage tes peines et ne me plains pas. Mais je ne saurais vouloir te perdre en t'exposant à des fatigues et des dangers qui ne sont ni de ton rang ni de ton sexe.

Cette peinture décourageante des souffrances qui l'attendaient en voyage n'amenait pas Joséphine à la résignation. Elle se morfondait à Mayence.

Pensant qu'alors elle le laissera tranquille, il a hâte de la voir retourner au milieu des plaisirs : Ton séjour à Mayence est trop triste. Paris te réclame, vas-y, c'est mon désir.

Et, comme il sait bien que sa femme est aiguillonnée par la jalousie, pour lui rendre toute quiétude, il ajoute : Je suis plus contrarié que toi ; j'eusse aimé à partager les longues nuits de cette saison avec toi...

Il a parfaitement conscience de la peine qu'il fait à celle qui a conservé toute son amitié, à défaut de l'amour qu'elle a jadis si légèrement repoussé. Cependant, il la voudrait heureuse, il l'excite encore à retourner à Paris, où sa coquetterie féminine, se donnant carrière, pourra lui faire oublier ses appréhensions.

J'exige que tu aies plus de force. L'on me dit que tu pleures toujours : fi ! que cela est laid !... une impératrice doit avoir du cœur...

Je suis désespéré du ton de tes lettres et de ce qui me revient ; je te défends de pleurer, d'être chagrine et inquiète ; je veux que tu sois gaie, aimable et heureuse.

Retourne à Paris, sois-y gaie, contente ; peut-être y serai-je aussi bientôt. J'ai ri de ce que tu me dis que tu as pris un mari pour être avec lui ; je pensais, dans mon ignorance, que la femme était faite pour le mari, le mari pour la patrie, la famille et la gloire...

Tout cela n'est-il pas parfaitement humain ? Ces circonlocutions embrouillées où la paraphrase du code civil vient se mêler aux petits mensonges de l'époux en faute ; cette facilité d'invention, dans l'exposé des obstacles qui arrêtent le voyage de sa femme, ces protestations de fidélité atteignant les extrêmes limites de ce que l'on peut décemment dire dans une lettre, ces exhortations à dissiper tout chagrin, à se livrer aux plaisirs et aux fêtes, voilà bien le bagage ordinaire des maris en bonne fortune.

Nous avons tenu à montrer combien l'Empereur s'assujettissait à des scrupules inconnus avant lui dans le rang élevé qu'il occupait. Si Joséphine, comme femme, avait motif d'être blessée, elle pouvait, comme impératrice, se consoler en songeant à celles dont elle tenait la place, aux reines de France qui ont dû supporter la présence des favorites à la cour. Ces petites défaillances, pardonnées aux rois 'par tout le monde, sont bien excusables chez l'Empereur, qui, dans ses écarts conjugaux, sut mettre du moins, tant vis-à-vis de sa femme que de l'opinion publique, une réserve dont ses devanciers sur le trône ne lui avaient pas donné l'exemple.

N'eût-il pas été préférable de rendre inutile un si bel étalage de sentiments ?

Il est peut-être des hommes doués d'une rigidité vertueuse telle qu'ils semblent avoir le droit de se montrer sans pitié pour ces sortes de fautes, mais ceux-là mêmes cependant devront bien reconnaître qu'à être coupable, on ne saurait l'être avec plus de ménagements, plus de retenue, plus de souci du chagrin que l'on cause. En somme, ce qui ressort nettement de tout cela, c'est l'une des tendances les plus marquées du caractère de Napoléon : il voulait tout le monde content autour de lui.

Le premier chapitre du petit roman d'amour ébauché à Varsovie se termina avec le départ de l'Empereur qui allait prendre le commandement de son armée pour la campagne d'Eylau.

L'amour de Mme Walewska pour Napoléon ne s'éteignit pas. Après lui avoir donné une immense joie en le rendant père, elle ne lui occasionna jamais le moindre désagrément. Elle resta dans l'ombre pendant toute la durée du règne impérial. On ne la voit reparaître que dans les moments pénibles où elle sent que de douces paroles sont nécessaires à son amant, abîmé sous le coup de revers et de déceptions épouvantables !

On la voit aussi venir à l'île d'Elbe apporter quelques consolations à l'exilé, déchu des grandeurs, sans prestige et sans fortune ! Cette figure de femme constante, désintéressée, sensible au malheur, plane comme celle d'un ange au-dessus des abandons, des lâchetés et des trahisons qu'on voit s'accumuler quand décline l'étoile de Napoléon.

 

XV

 

Le renvoi brutal de la meilleure des épouses, dans le seul but de satisfaire le vain orgueil de s'allier à une fille de sang royal, l'abandon cruel de cette femme après le divorce, le tableau élégiaque d'une impératrice éplorée, solitaire, aux portes de Paris, témoin forcé du bonheur de celle qui a pris sa place, tels sont les thèmes développés sur le mode mineur, par les adversaires de Napoléon, afin de transformer son divorce en un acte d'intérêt personnel et de persécution gratuite.

La nécessité de faire de Joséphine une martyre s'imposait par le besoin de peindre Napoléon sous les traits d'un égoïste impitoyable.

L'étude des documents nous a amené à une conclusion moins poétique sans doute, mais plus conforme à la vérité.

Etant donnée la stérilité de Joséphine, l'acte du divorce, comme presque tous les actes de la carrière de Napoléon, est la suite directe, inévitable, des événements qui présidèrent au rétablissement du pouvoir personnel en France. Après le 18 brumaire, après le Consulat à vie, après l'institution de l'Empire et de l'hérédité, vient se placer l'acte du divorce.

Ces cinq phases de la vie de Napoléon sont les résultantes essentielles de l'état des esprits en France qui, du haut en bas de l'échelle sociale, étaient tourmentés par des inquiétudes de diverses natures, il est vrai, mais convergeant toutes à un but unique : le maintien de la chose établie.

D'une part, la majorité du peuple français était possédée de la crainte de se trouver, après le règne de Napoléon, devant l'inconnu qui pouvait ramener les horreurs de la Révolution et de l'invasion étrangère. Enfin, mal renseignée, la masse était persuadée qu'au cas où la résolution à intervenir serait la rentrée des Bourbons, il s'ensuivrait la réclamation des arrérages des droits féodaux, impayés depuis la chute de la royauté.

D'autre part, il s'était formé, sous la Révolution, une légion de spéculateurs sur les biens nationaux, qui avaient de grosses fortunes à consolider d'abord, à mettre ensuite à l'abri des excès révolutionnaires, aussi bien que des revendications royalistes. Cela est tellement vrai que la formule du serment prononcé par Napoléon, le jour de la proclamation de l'Empire, contient ces mots : Je jure de maintenir l'irrévocabilité des biens nationaux.

Les intérêts que nous avons énumérés, différents à la surface, étaient les mêmes au fond. Ils se rassurèrent une première fois par la nomination de Bonaparte au consulat à vie. Puis on réfléchit que, pour être un grand homme, le Premier Consul n'était pas immortel ; on établit alors l'hérédité impériale. Enfin, comme les gens pressés par la peur ne savent quel maximum de précautions prendre, on se mit à réfléchir encore qu'à défaut d'héritier direct, la succession de l'Empereur pourrait être disputée par de nombreux compétiteurs. A tout prix, il fallait éviter une interruption dans l'exercice du pouvoir suprême, et cette dernière appréhension ne pouvait être calmée que si Napoléon avait des enfants.

Terreur de l'anarchie, terreur de l'invasion, dit Azaïs ; nous ajouterons terreur des intérêts matériels acquis depuis l'abolition de l'ancien régime, ces sentiments si cruels impriment à toutes les âmes un seul besoin : le maintien des institutions napoléoniennes.

Ce serait être trop exigeant envers la nature humaine que de demander à un homme de rester insensible à l'offre qu'on lui fait de consolider sa puissance, d'exhausser sa grandeur, de fonder une dynastie. Certes, Napoléon ne devait pas être indifférent à ces perspectives. Qui l'eût été à sa place ? Cependant, il résista plusieurs années à la pression que l'on exerça sur lui pour défaire un mariage stérile. Il est même permis de supposer que plus l'Empereur vieillissait, plus cette pression devenait vive.

Le divorce entre Napoléon et Joséphine fut prononcé le 15 décembre 1809.

La première idée d'une séparation s'est présentée à l'esprit de Bonaparte en 1799, à son retour d'Egypte, en face des écarts de conduite de sa femme. Nous avons raconté cet incident en son temps. Si Napoléon pardonna, il n'oublia jamais. Dès l'an 1800, dit Miot de Mélito, ... On commença déjà à parler du divorce et à le marier à diverses princesses... Enfin, Lucien Bonaparte, dans ses Mémoires, mentionne tout au long les ouvertures qu'il fit, à la même époque, et l'acquiescement qu'il rencontra à la cour d'Espagne au sujet d'un mariage éventuel entre Napoléon et l'infante Isabelle.

De tous les côtés, Napoléon était sollicité dans le même sens ; son frère Joseph, voulant le déterminer à adopter le principe d'hérédité, l'avait pressé de répudier sa femme et de se remarier ; et, en faveur de cette thèse, il avait repris les divers arguments qui avaient déjà été développés... Cet entretien se passait en 1804. Joséphine cherchait partout des points d'appui pour sa situation chancelante, elle s'évertuait à rallier les intérêts des autres aux siens propres. D'après Rœderer, elle disait à Joseph Bonaparte : S'il établit l'hérédité, il fera divorce avec moi pour avoir des enfants : ces enfants vous écartent du pouvoir.

Dans sa lutte contre son entourage, en 1804, c'est chez Napoléon qu'on retrouve le cri humain, la voix du cœur, quand il dit : C'est par justice que je n'ai pas voulu divorcer. Mon intérêt, l'intérêt du système voulait peut-être que je me remariasse. Mais j'ai dit : Comment renvoyer cette bonne femme à cause que je deviens grand... Non, cela passe ma force. J'ai un cœur d'homme, je n'ai pas été enfanté par une tigresse... je ne veux pas la rendre malheureuse...

Il n'a pas fallu moins de cinq ans pour accoutumer Napoléon à l'idée qu'il devait sacrifier ses sentiments personnels à l'intérêt de tous. En réponse aux sollicitations incessantes dont on l'accablait, il allait jusqu'à faire valoir que César et Frédéric n'ont point eu d'enfants. Rien n'y faisait, les partisans du divorce continuaient leur œuvre ; le prince de Metternich mandait à la cotir de Vienne, en 1807 : L'affaire du mariage semble malheureusement tous les jours prendre plus de consistance. Le bruit en est si général, l'Impératrice elle-même s'explique si hautement sur son divorce, qu'il serait difficile de ne pas croire à ce dernier...

Depuis longtemps la stérilité de Joséphine était avérée ; c'est Bourrienne qui a dit : J'ai, à la vérité, été témoin des efforts de la médecine pour rendre à Joséphine les signes d'une fécondité qui avaient cessé de se manifester. L'Empereur, de son côté, ne savait pas alors quelle était sa part dans l'infécondité de son premier mariage, et cette incertitude redoublait ses hésitations à répudier une femme près de qui le retenaient, à défaut d'amour, la force de l'habitude et une amitié incontestable.

On a vu par ses lettres de 1806, que Joséphine, fort anxieuse, semblait redouter pour elle-même le séjour de son mari en Pologne. Ce pressentiment se réalisa trois ans plus tard. En effet, en 1809, après la bataille de Wagram qui marqua l'apogée du règne impérial, Napoléon passa trois mois environ à Schönbrunn. Là, il fut rejoint par Mme Walewska, qui ne tarda pas à devenir enceinte. Dès ce moment, la résolution de Napoléon semble définitivement fixée en ce qui concerne son devoir d'affermir les institutions qui régissent la France. Capable d'avoir des enfants, il croit que sa destinée lui commande d'assurer l'avenir de son pays. Et, bien que le sacrifice, on le verra, ne soit pas moins pénible pour lui que pour Joséphine, désormais le divorce est chose décidée.

 

XVI

 

D'abord, Napoléon voulut charger le comte Lavalette, mari de la nièce de Joséphine, d'annoncer la triste nouvelle à l'Impératrice. Je ne suis pas assez vieux, disait l'Empereur, pour ne pas espérer d'avoir des enfants, et cependant je ne peux en espérer d'elle ; le repos de la France exige que je me choisisse une nouvelle compagne... Vous êtes le mari de sa nièce ; elle vous honore de son estime. Voulez-vous la préparer à sa nouvelle destinée ? Lavalette ayant décliné cette mission, ce fut à Fontainebleau, où il était revenu le 26 octobre 1809, que l'Empereur fit comprendre peu à peu à Joséphine les nécessités impérieuses auxquelles il obéissait, et qu'il obtint son consentement à leur séparation. Ce fut par les moyens les plus doux, dit Constant, et avec les plus grands ménagements qu'il tâcha d'amener l'Impératrice à ce sacrifice douloureux.

Que l'Impératrice ait compris dans toute leur rigueur les raisons qui exigeaient sa retraite, ce n'est absolument pas douteux. En effet, à supposer qu'elle ne voulût pas divorcer, qui donc pouvait l'y contraindre, sans avoir recours à une procédure dont il n'existe aucune trace ? Mais, en outre, si l'on admettait que l'Impératrice fut violentée, il faudrait encore admettre que, vaincue, elle aurait voulu s'éloigner de l'homme qui l'avait répudiée brutalement. Ne se serait-elle pas au moins empressée de fuir à tout jamais les lieux témoins de son humiliation ?

Veut-on même que sa nature douce l'eût portée à éviter tout scandale ? N'avait-elle pas à l'étranger une résidence tout indiquée, toute naturelle, à Milan, près de son fils Eugène qu'elle adorait ? Rien, en effet, ne la retenait à Paris : Hortense était en Hollande, Eugène en Italie.

Il y eut entre les deux époux, on peut l'affirmer, une entente pénible, mais finalement amiable, sur la base d'un établissement somptueux de l'Impératrice et de la conservation de la tendresse affectueuse de Napoléon. Sous ces conditions, elle accepta le sacrifice et rendit à l'Empereur sa liberté. Et qui pourra nier qu'elle le fît de son plein gré, dans le but de procurer un héritier au trône, quand on la verra, elle, oui, elle, Joséphine, s'occuper de remarier Napoléon ?

Un mois à peine après le divorce, Joséphine, secondée par sa fille, faisait à Mme de Metternich des ouvertures en vue d'un mariage possible entre Napoléon et l'archiduchesse d'Autriche, et ce fut avec l'ex-impératrice que se continuèrent les négociations. La preuve de ce que nous avançons est officielle et irréfutable ; elle est dans les instructions envoyées de Vienne par le prince de Metternich à l'ambassadeur d'Autriche à Paris. Nous y lisons ceci : ... L'ouverture la plus prononcée ayant été faite par l'impératrice Joséphine et la reine de Hollande à Mme de Metternich, Sa Majesté Impériale — l'empereur d'Autriche — n'en croit pas moins devoir suivre cette voie nullement officielle, et par conséquent moins compromettante, pour faire parvenir sans fard ses véritables intentions à la connaissance de l'empereur Napoléon.

On voudra bien nous concéder que nul n'était en situation d'obliger une femme à faire des démarches de cette nature. Si Joséphine, qui aurait dû être la dernière à donner son concours à ces combinaisons, s'y prêtait personnellement, c'était donc parce qu'elle avait compris que Napoléon divorçait pour procéder immédiatement à une nouvelle union qui lui permît d'espérer un héritier, ainsi que le dit Caulaincourt, s'occupant lui-même de marier Napoléon à une princesse russe.

Dès le retour de la Cour à Paris, le 14 novembre, le grand événement qui se prépare fait les frais de toutes les conversations aux Tuileries. Le divorce de l'Empereur, dit Girardin, est une chose regardée comme certaine depuis plusieurs jours ; il a été résolu à Schönbrunn. Tout le monde en parle. L'Impératrice elle-même en a parlé à sa marchande de fleurs, à ses médecins, à plusieurs autres. La nation était indifférente : La France, dit Mollien, ne voyait dans le divorce qu'un arrangement de palais.

Il n'en est pas moins vrai que le jour où Joséphine apprit la date exacte fixée pour la consommation de l'acte solennel, elle fut en proie à une douleur extrême qui se traduisit par une crise de nerfs. Quoiqu'elle fût familiarisée, depuis près de onze ans, avec l'idée de sa répudiation, une scène émouvante, qui nous a été rapportée par un témoin oculaire, se passa le 30 novembre, quand Napoléon annonça à l'Impératrice que les actes seraient signés le 15 décembre suivant.

C'était après dîner, raconte M. de Bausset : Le café fut présenté, et Napoléon prit lui-même sa tasse que tenait le page de service, en faisant signe qu'il voulait être seul... Tout à coup j'entends partir du salon de l'Empereur des cris violents poussés par l'impératrice Joséphine... L'huissier de la chambre, pensant qu'elle se trouvait mal, fut au moment d'ouvrir la porte ; je l'en empêchai, en lui observant que l'Empereur appellerait du secours, s'il le jugeait convenable. J'étais debout près de la porte, lorsque Napoléon l'ouvrit lui-même et, m'apercevant, me dit vivement :Entrez, Bausset, et fermez la porte. — J'entre dans le salon, et j'aperçois l'Impératrice étendue sur le tapis, poussant des cris et des plaintes déchirantes. — Non, je n'y survivrai point, disait l'infortunée. Napoléon me dit :Etes-vous assez fort pour enlever Joséphine et la porter chez elle par l'escalier intérieur qui communique à son appartement, afin de lui faire donner les soins et les secours que son état exige ?Avec l'aide de Napoléon, je l'enlevai dans mes bras, et lui-même, prenant un flambeau sur la table, m'éclaira et ouvrit la porte du salon. Parvenu à la première marche de l'escalier, j'observai à Napoléon qu'il était trop étroit pour qu'il me fût possible de descendre sans danger de tomber... Ayant appelé le garçon du portefeuille... il lui remit le flambeau... et Napoléon prit lui-même les deux jambes de Joséphine pour m'aider à descendre avec plus de ménagement... Lorsqu'elle sentit les efforts que je faisais pour m'empêcher de tomber, l'Impératrice me dit tout bas :Vous me serrez trop fort. — Je vis alors que je n'avais rien à craindre pour sa santé, et qu'elle n'avait pas perdu connaissance un seul instant... L'agitation, l'inquiétude de l'Empereur étaient extrêmes... Les mots s'échappaient avec peine et sans suite, sa voix était émue, oppressée, et des larmes mouillaient ses yeux... Toute cette scène ne dura pas plus de sept à huit minutes. Napoléon envoya de suite chercher Corvisart, la reine Hortense, Cambacérès, Fouché, et avant de remonter dans son appartement, il alla s'assurer par lui-même de l'état de Joséphine, qu'il trouva plus calme et résignée...

L'apaisement ne tarda pas à se faire dans l'esprit de l'Impératrice, qui, le 12 décembre, présida son cercle aux Tuileries. Trois jours après, le matin du jour fatal, nous voyons Joséphine tenir les yeux, pendant qu'on la coiffe, sur un papier qui n'était autre que le discours écrit qu'elle devait prononcer devant l'Empereur et qu'on lui avait donné à apprendre par cœur.

Devant toute la famille impériale réunie, en présence des grands dignitaires de la couronne, le 15 décembre 1809, au soir, l'Empereur et l'Impératrice signèrent l'acte qui annulait leur mariage. L'Empereur, dit Mollien, n'était pas moins ému qu'elle, et ses larmes étaient véritables.

Eugène de Beauharnais prit lui-même la parole à la séance du Sénat où le divorce fut annoncé ; nous extrayons de son discours le passage suivant : Il importe au bonheur de la France que le fondateur de cette quatrième dynastie vieillisse environné d'une descendance directe qui soit notre garantie à tous... Les larmes qu'a coûté cette résolution à l'Empereur suffisent à la gloire de ma mère.

 

XVII

 

Napoléon, après le divorce, témoigna à Joséphine une tendresse infinie qu'il lui conserva toujours. Dans cette attitude de l'Empereur, on chercherait vainement autre chose que l'expansion naturelle de son cœur, car son intérêt, à la veille d'un nouveau mariage, lui commandait surtout de paraître entièrement délié de toutes relations avec sa première femme.

Rien ne le montre dans la posture d'un homme heureux d'avoir rompu une union qui lui pesait. Tout ; au contraire, indique chez lui une profonde commisération pour le chagrin de la femme qu'il vient de quitter. Le soir même du divorce, dit Mollien, comme s'il n'avait pu soutenir la solitude du palais des Tuileries, Napoléon partit pour Trianon presque sans suite. Il y passa trois jours, ne voyant pers6nne, pas même ses ministres, et, dans tout son règne, ces trois jours sont peut-être les seuls pendant lesquels les sentiments aient eu plus d'empire sur lui que les affaires. Tout fut suspendu, correspondance, audiences, conseils même. Il pourvut seulement par quelques dispositions au nouvel établissement de celle dont il se séparait, et encore ne me les fit-il connaître que par un de ses officiers. — Le soir même de son arrivée à Trianon, dit Méneval, l'Empereur écrivit une lettre à l'Impératrice pour la consoler dans sa solitude à Malmaison.

Entre le 15 et le 19 décembre, c'est-à-dire deux ou trois jours au plus après leur séparation, Napoléon va voir Joséphine à Malmaison. A peine rentré à Trianon, l'Empereur lui écrivit : Mon amie, je t'ai trouvée aujourd'hui plus faible que tu ne devais être. Tu as montré du courage, il faut que tu en trouves pour te soutenir ; il faut ne pas te laisser aller à une funeste mélancolie, il faut te trouver contente, et surtout soigner ta santé qui m'est si précieuse. Si tu m'es attachée et si tu m'aimes, tu dois te comporter avec force et te placer heureuse. Tu ne peux pas mettre en doute ma constante et tendre amitié, et tu connaîtrais bien mal les sentiments que je te porte si tu supposais que je puis être heureux si tu n'es pas heureuse, et content si tu ne te tranquillises. Adieu, mon amie, dors bien ; songe que je le veux.

Pendant cette retraite à Trianon, qui dura dix jours, l'Empereur envoya cinq lettres, toutes dans le même ton amical, avec les mêmes assurances d'affection.

Ajoutons que, le 25 décembre, Joséphine était allée avec Hortense dîner à Trianon sur une invitation de l'Empereur. Pendant cette visite, l'Impératrice avait, dit Mlle Arvillon, un air de bonheur et d'aisance qui aurait pu faire croire que Leurs Majestés ne s'étaient jamais quittées... Ne dirait-on pas, à les voir joyeux à Trianon, deux amants échappés à la curiosité des indiscrets, plutôt que des époux au lendemain d'une rupture définitive ?

N'allez pas croire que Napoléon se proposait simplement d'adoucir par de bons procédés les chagrins plus aigus des premiers moments. Il ne cessa de veiller avec des soins empressés sur la femme qu'il s'était cru forcé de délaisser pour assurer le bonheur de ses peuples.

En vertu d'un sénatus-consulte, Joséphine conserva le titre et le rang d'Impératrice-Reine couronnée, elle jouit d'une rente annuelle de deux millions de francs, déclarée obligatoire pour les successeurs de l'Empereur. Cette pension fut portée plus tard à trois millions.

Rentré à Paris, Napoléon écrit à Joséphine : ... J'ai été fort ennuyé de revoir les Tuileries ; ce grand palais m'a paru vide, et je m'y suis trouvé isolé. Quelques jours plus tard, il lui annonce qu'il a exaucé quelques-unes de ses demandes : J'ai été bien content de t'avoir vue hier ; je sens combien ta société a de charmes pour moi. J'ai travaillé aujourd'hui avec Estève. J'ai accordé 100.000 francs pour 1810 pour l'extraordinaire de Malmaison. Tu peux donc faire planter tout ce que tu voudras ; tu distribueras cette somme comme tu l'entendras. J'ai chargé Estève de remettre 200.000 francs aussitôt que la contrat de la maison Julien sera fait. J'ai ordonné que l'on paierait ta parure de rubis, laquelle sera évaluée par l'intendance, car je ne veux pas de voleries de bijoutiers. Ainsi, voilà 400.000 francs que cela me coûte.

J'ai ordonné que l'on tînt le million que la liste civile te doit, pour 1810, à la disposition de ton homme d'affaires pour payer tes dettes. Tu dois trouver dans l'armoire de Malmaison 5 à 600.000 francs ; tu peux les prendre pour faire ton argenterie et ton linge. J'ai ordonné qu'on te fît un très beau service de porcelaine : l'on prendra tes ordres pour qu'il soit très beau.

Le mari le plus amoureux aurait-il plus d'attentions délicates pour sa femme ?

Aux courtisans inquiets, se demandant s'ils doivent aller ou non à Malmaison, et qui se sont d'abord abstenus, Napoléon témoigne qu'il sera heureux de leurs visites à Joséphine.

A toutes les époques, même après son mariage avec Marie-Louise, nous allons trouver dans les lettres de Napoléon à Joséphine les marques les plus touchantes de son inaltérable tendresse. Prenons au hasard quelques exemples : ... Ce lieu — Malmaison — est cependant tout plein de nos sentiments qui ne peuvent et ne doivent jamais changer, du moins de mon côté. J'ai bien envie de te voir, mais il faut que je sois sûr que tu es forte et non faible ; je le suis aussi un peu, et cela me fait un mal affreux... Je te verrai avec plaisir à l'Elysée, et fort heureux de te voir plus souvent ; car tu sais combien je t'aime.

Toutes les lettres se ressemblent par l'uniformité affectueuse des sentiments qui y sont exprimés. Un mois après l'arrivée de Marie-Louise en France, Napoléon réitère pour la centième fois à Joséphine l'assurance de son attachement : Ne doute jamais de mes sentiments pour toi : ils dureront autant que moi ; tu serais fort injuste si tu en doutais... Joséphine s'intéressait à tout ce qui se passait dans le nouveau ménage impérial, au besoin elle questionnait Napoléon, qui lui répondait en septembre 1810 : L'Impératrice est effectivement grosse de quatre mois, elle se porte fort bien et m'est fort attachée... A l'accouchement de Marie-Louise, l'impératrice Joséphine, dit Méneval, ne fut pas oubliée ; l'Empereur lui envoya un page à Navarre, où elle était en villégiature. Les félicitations de Joséphine furent très agréables à Napoléon, qui s'empressa d'envoyer à l'ex-impératrice quelques détails sur le nouveau-né :

Mon amie, j'ai reçu ta lettre ; je te remercie. Mon fils est gros et très bien portant. J'espère qu'il viendra à bien. Il a ma poitrine, ma bouche et mes yeux. J'espère qu'il remplira sa destinée. Ce portrait enthousiaste est celui du roi de Rome, âgé de deux jours !... Plus tard, l'enfant fut conduit plusieurs fois à Joséphine, qui demandait à le voir.

En 1812, se renouvelleront encore les mêmes protestations de constante amitié. Au point de vue moral, rien n'a changé entre Napoléon et Joséphine, pas même les causes de leurs éternelles contestations. Ecoutez les remontrances paternelles de l'Empereur en 1813 : Mets de l'ordre dans tes affaires ; ne dépense que 1.500.000 francs et mets de côté tous les ans autant ; cela te fera une réserve de quinze millions, en dix ans, pour tes petits-enfants.

Cette question était la plus irritante pour Napoléon, qui chargea Mollien de porter ses reproches à Joséphine. Le ministre, à son retour de Malmaison, rendit compte de la désolation causée à Joséphine par le mécontentement de l'Empereur ; celui-ci interrompit Mollien en s'écriant : Mais il ne fallait pas la faire pleurer !

La dernière phrase, qui clôt toute la correspondance connue entre l'Empereur et Joséphine, résume mieux que nous ne saurions le faire le fond du caractère de Napoléon, qui ne cessait d'employer le ton bourgeois bon enfant quand il écrivait :

... Annonce-moi que tu es bien portante : on dit que tu engraisses comme une bonne fermière de Normandie.

Le lecteur a pu juger ce que fut Napoléon pour sa première femme : nous l'avons vu tour à tour amoureux jusqu'à la frénésie, puis refroidi par la légèreté et l'inconstance, courroucé quand sa dignité d'homme est menacée, généreux jusqu'à la faiblesse devant les larmes des enfants mêlées au repentir de leur mère, se contentant ensuite d'un intérieur qu'il s'efforce de rendre exemplaire ; nous l'avons vu également infidèle, mais toujours dans les limites de la décence et du respect public, soucieux avant tout de ne pas humilier sa femme. Nous l'avons vu enfin, cédant à la longue aux sollicitations incessantes de son entourage, subordonner ses goûts personnels à l'espoir de donner à son pays un gage de sécurité. Sous ces aspects multiples, son caractère est demeuré strictement, dans ses qualités comme dans ses défauts, ce qu'il aurait été si, trompant sa destinée, il avait vécu en Corse et y avait dirigé son ménage, au sein d'une médiocre fortune, telle que semblait la lui réserver sa naissance.

 

XVIII

 

Le second mariage de Napoléon n'ayant pour objet que de fonder une dynastie, il était important, au premier chef, que cette dynastie fût, autant que possible, égale à celles qui régnaient alors en Europe. A cet effet, le Conseil des ministres fut consulté sur le choix qu'il convenait de faire entre les princesses de Russie, d'Autriche et de Saxe. La majorité du Conseil émit l'opinion qu'il fallait porter ses vues d'abord sur la Russie.

Suivant cette décision, l'Empereur écrit à Caulaincourt, alors ambassadeur à Saint-Pétersbourg : ... Dans cette négociation, Caulaincourt, vous devez employer toute la prudence, toute la dextérité dont vous êtes susceptible. Réfléchissez profondément ; ne hasardez pas un mot, pas un geste légèrement. Je ne dois pas être offert, non plus que refusé. Conservez haute ma dignité, qui est celle de la France.

La Cour de Russie, tout en reconnaissant le grand honneur qui lui était fait, ajournait son adhésion. La vérité est que, si le Tsar était parfaitement consentant à cette union pour sa sœur, l'Impératrice mère hésitait à marier sa fille avec l'empereur des Français.

Plus humilié, sans doute, que fatigué de ce peu d'empressement, Napoléon jeta les yeux sur la cour d'Autriche, et, en homme pratique, sachant qu'une affaire bien faite est celle dont on s'occupe soi-même, il entama, rapporte Metternich, les négociations avec Mme de Metternich, un soir de bal masqué chez l'archichancelier Cambacérès. Croyez-vous, dit-il sans préambule à l'ambassadrice, que l'archiduchesse Marie-Louise accepterait ma main et que l'Empereur, son père, donnerait son consentement ? Surprise, Mme de Metternich balbutia qu'il lui était impossible de répondre à cette question. Ecrivez à votre mari, et demandez-lui ce qu'il en pense. Et Napoléon laissa son interlocutrice ahurie.

Immédiatement après commencèrent les ouvertures officielles ; on a vu plus haut la part effective que prit l'impératrice Joséphine à ces pourparlers. La cour d'Autriche, redoutant par-dessus tout les conséquences politiques d'une alliance franco-russe, n'hésita pas à donner son consentement.

Toutes choses convenues, il fut arrêté que le maréchal Berthier se rendrait à Vienne à l'effet d'épouser par procuration la jeune archiduchesse. Berthier arriva à Vienne le 4 mars 1810, porteur d'une corbeille pour laquelle la munificence de l'Empereur n'avait rien épargné ; on y remarquait entre autres merveilles, d'après le baron Peyrusse, un collier composé de trente-deux chatons dont la valeur n'était pas inférieure à neuf cent mille francs, des boucles d'oreilles ayant coûté quatre cent mille francs, et le portrait de Napoléon enrichi d'un cercle de seize solitaires estimés à six cent mille francs. Napoléon, on le voit, se laissait aller à quelque prodigalité en faveur d'une fiancée dont la dot relativement modique ne s'élevait qu'à la somme de cinq cent mille francs.

Le mariage fut célébré à Vienne avec la plus grande pompe le 11 mars 1810. Le 14, Marie-Louise, sous la conduite du prince de Neufchâtel, quitta la cour d'Autriche accompagnée de douze dames du palais qui devaient la suivre jusqu'à Braunau, où l'attendaient la reine de Naples, sœur de Napoléon, et toute la maison de la nouvelle impératrice. Le 26 mars, à Braunau, le service autrichien fut remplacé auprès de Marie-Louise par le service français.

Une fois le mariage consommé à Vienne, l'homme de tête, qui primait chez Napoléon l'homme de cœur, éprouva une immense satisfaction, non exempte d'un vif sentiment d'orgueil en se voyant uni, lui, d'extraction si ordinaire, à la fille d'une des plus anciennes maisons souveraines du monde. Mais en même temps l'homme de cœur, qui n'était jamais loin, s'enflamma à l'idée que sur la route de Vienne à Paris voyageait une jeune fille de toute pureté, à peine âgée de vingt ans, jolie, fraiche et blonde, qu'il allait initier aux premiers mystères de l'hymen. Il ressentit alors les effluves capiteux d'une première passion.

L'état d'esprit de Napoléon est parfaitement décrit dans les lettres adressées au roi de Wurtemberg par sa fille, la reine Catherine, qui était auprès de l'Empereur à cette époque : Vous ne croirez jamais, mon cher père, dit-elle, combien il est amoureux de sa femme future ; il en a la tête montée à un point que je n'aurais jamais imaginé, et que je ne puis assez vous exprimer...

Dans une autre lettre, elle s'exprime ainsi : ... Pour vous prouver à quel point l'Empereur est occupé de sa femme future, je vous dirai qu'il a fait venir tailleur et cordonnier pour se faire habiller avec tout le soin possible, et qu'il apprend à valser ; ce sont des choses que ni vous ni moi n'aurions imaginées...

 

XIX

 

Si la politique avait donné à Napoléon une nouvelle épouse, il se flattait, lui, de faire la conquête de sa jeune femme. Dans cette intention, il se mit en frais d'inventions romanesques pour plaire à Marie-Louise dès la première rencontre.

Aux yeux des observateurs rigoureux de l'étiquette des cours, ce n'était pas une mince affaire que de régler la première entrevue des deux nouveaux époux. On compulsa tous les ouvrages techniques traitant de la matière, on rechercha les précédents, on réveilla de leur profond sommeil les ordonnances poudreuses qui dormaient dans les archives, puis le prince de Schwarzenberg discuta avec Napoléon, pied à pied, toutes ces questions de formes. Finalement on marqua la place des dignitaires et des troupes ; on stipula qu'entre deux tentes servant de débarcadère, l'une pour l'Empereur, l'autre pour l'Impératrice, serait dressée une troisième tente, et que là aurait lieu la rencontre des nouveaux époux. Sur un carreau, spécialement désigné, Marie-Louise s'arrêterait, s'inclinerait, et Napoléon, après l'avoir relevée, l'embrasserait. Leurs Majestés monteraient ensuite avec les princesses dans un carrosse à six places.

Il est à supposer qu'en élaborant minutieusement avec l'ambassadeur d'Autriche, cette mise en scène du premier baiser, l'Empereur se proposait d'en suivre religieusement le plan. En tête-à-tête avec le diplomate, il n'y avait alors que le souverain respectueux de la dignité des cours ; mais ni son collaborateur ni lui-même ne tenaient compte du simple mortel qui, chez Napoléon, l'emportait toujours dans les questions de sentiment.

Dès que l'Empereur apprit que l'Impératrice était partie de Vitry pour Soissons, le simple mortel, dans son ardeur amoureuse, sans souci de la dignité impériale ni des formalités du protocole, monta aussitôt dans une calèche avec le roi de Naples, et partit incognito et sans suite. L'Empereur avait déjà fait quinze lieues lorsqu'il rencontra, à Courcelles, le cortège de l'Impératrice. Il s'approcha de la voiture de Sa Majesté sans être reconnu ; mais l'écuyer, qui n'était pas prévenu de ses intentions, ouvrit la portière et baissa le marchepied en criant : L'Empereur !

Napoléon se jeta au cou de Marie-Louise, qui n'était nullement préparée à cette brusque et galante entrevue, et il ordonna sur-le-champ d'aller en toute hâte vers Compiègne, où il arriva à dix heures du soir.

Au galop des chevaux, on défila devant les tentes solennellement érigées et devant les ordonnateurs de l'étiquette des cours qui, ébahis, leurs parchemins entre les doigts, regardaient passer la violation des royales convenances.

On pense bien que l'on avait réglé aussi le point délicat des rapports de l'Empereur et de l'Impératrice, du 28 mars, jour de l'arrivée à Compiègne, jusqu'au ter avril, date où devait avoir lieu la consécration du mariage civil. Il avait été expressément stipulé que l'Empereur coucherait à l'hôtel de la Chancellerie, et non dans le palais, durant le séjour à Compiègne.

Donc, le 28 mars, à dix heures du soir, après la rencontre de Courcelles, le cortège impérial fit son entrée au palais de Compiègne.

Un souper avait été préparé pour Leurs Majestés et toute la cour dans la galerie de François Ier. Sous le patronage de ce roi galant, on vit Napoléon adresser à sa jeune épouse, fraiche comme une rose, des paroles soulignées par des regards suppliants. Marie-Louise, rougissante, restait muette d'étonnement. Pour vaincre les scrupules de celle qui n'était sa femme que par procuration, l'Empereur fit appel à l'autorité du cardinal Fesch, à qui il dit en présence de l'Impératrice : N'est-ce pas vrai que nous sommes bien mariés ?Oui, Sire, d'après les lois civiles, répondit le cardinal, sans se douter des conséquences que l'on voulait tirer de sa réponse...

Le déjeuner que Napoléon fit servir le lendemain matin dans la chambre de Marie-Louise, par ses femmes, nous dispense d'expliquer comment fut éludée la dernière partie du protocole, et pourquoi les appartements de l'hôtel de la Chancellerie n'abritèrent pas leur auguste locataire...

Par l'excès de cet empressement, le plus puissant monarque de l'Europe nous a montré une fois de plus que le tempérament chez lui ne s'est guère modifié depuis 1796 : l'impatience amoureuse de l'Empereur près de Marie-Louise équivaut à l'ardeur fébrile du général Bonaparte pour Joséphine.

Après avoir fait la part de la raison qui consistait à conclure un mariage essentiellement politique et dynastique, Napoléon pensa que Marie-Louise, sacrifice  pour ainsi dire, avait bien le droit de trouver au seuil du mariage un peu de la ferveur passionnelle plus ou moins rêvée par toutes les jeunes filles.

Voulant se faire aimer, Napoléon ne sut quels procédés chaleureux mettre en œuvre, et, comme presque toujours en pareil cas, ce fut lui qui, le premier, devint amoureux.

L'Empereur, ravi dans tout son être par une alliance si flatteuse, excité dans tous ses sens par la vue d'une jeune fille douce et tendre qui lui appartenait, éprouva un renouveau bien naturel.

Sera-ce un accident passager ? Une fois cette exubérance éteinte, le souverain va-t-il se reprendre et se tenir dans les rapports réservés qui sont la règle habituelle des mariages royaux ? Nullement. En face de sa femme, il n'y a pour lui d'autre question que d'être un bon époux, que de fonder un foyer heureux et paisible.

Afin de réaliser ce dessein, il trouva chez Marie-Louise une nature plus malléable, plus docile que celle de Joséphine, et, malgré tout ce qu'on a dit pour pallier l'inexcusable trahison de la deuxième impératrice aux jours du désastre final, nous pouvons affirmer et nous allons prouver que Marie-Louise fut très heureuse pendant son union avec Napoléon.

Le premier témoignage que nous invoquerons ne pourra être mis en suspicion, c'est celui de Marie-Louise elle-même, pris dans la correspondance qu'elle adressait à ses amies les plus intimes, les comtesses de Colloredo et de Crenneville.

Un mois à peine après son arrivée à Compiègne, Marie-Louise écrit : Le Ciel a exaucé vos vœux à l'occasion de mon mariage, puissiez-vous jouir bientôt d'un bonheur pareil à celui que j'éprouve...

Par les dates et les extraits de ses lettres, on verra que l'opinion de l'Impératrice n'a pas varié tant qu'elle est restée près de l'Empereur :

... J'ai demandé à l'Empereur la permission de signer votre contrat ; il y a acquiescé tout de suite avec cette grâce, cette obligeance qui lui est si naturelle... (10 mai 1810.)

... Je ne puis former un meilleur souhait pour vous qu'en vous désirant un bonheur pareil au mien... Vous pouvez vous figurer que nous ne manquons pas d'amusements dans une aussi grande ville que Paris, mais les moments que je passe le plus agréablement sont ceux où je suis avec l'Empereur. (1er janvier 1811.)

J'espère que mon fils — le roi de Rome — fera un jour comme son père : le bonheur de tous ceux qui l'approcheront et le connaîtront... (6 mai 1811.)

... Le bonheur que je ressens d'être au milieu de ma famille est troublé par le chagrin de me trouver séparée de l'Empereur ; je ne puis être heureuse qu'auprès de lui... (11 juin 1812.)

... L'absence de l'Empereur suffit pour troubler tout ce plaisir ; je ne serai contente et tranquille que lorsque je le verrai. Que Dieu vous préserve jamais d'une telle séparation ; elle est trop cruelle pour un cœur aimant, et, si elle dure longtemps, je n'y résisterai pas... (28 juin 1812.)

... Vous pouvez juger du chagrin que doit me causer l'absence de l'Empereur et qui ne finira qu'à son retour... Un jour passé sans avoir de lettre suffit pour me mettre au désespoir, et quand j'en reçois une, cela ne me soulage que pour peu d'heures... (1er octobre 1812.)

... Il y a un vœu que je voudrais voir surtout bientôt accompli, celui du retour de l'Empereur... mon fils ne peut parvenir à me faire oublier, fût-ce pour quelques instants, l'absence de son père... (2 octobre 1806.)

... Je pars pour Mayence où je vais voir l'Empereur. Je ne vous parle pas de ma joie, vous en jugerez facilement... (23 juillet 1813.)

De ces lettres écrites dans l'abandon d'une amitié qui datait de l'enfance, ne résulte-t-il pas d'une manière irréfragable que Marie-Louise fut heureuse avec Napoléon ? Il n'est pas indifférent à la question de voir Marie-Louise confirmer les bons procédés de l'Empereur, quand elle apprit sa mort. A cette époque, elle n'avait plus de contrainte d'aucune sorte à observer ; elle avait, au contraire, intérêt à faire montre de sentiments hostiles qui, seuls, pouvaient atténuer l'indignité de sa conduite : elle vivait alors maritalement avec Adam Adalbert, comte de Neipperg, modeste général autrichien, — son amant depuis 1814 (!) — dont la seule distinction consistait en un bandeau noir qui couvrait le vide causé par l'absence de son œil gauche ! Ajoutons qu'elle avait eu de cette liaison un fils, longtemps avant la mort de l'Empereur. Eh bien ! lorsque cette grande nouvelle commença à circuler en Europe, Marie-Louise écrivait : L'empereur Napoléon, loin de me maltraiter, comme le monde le croit, m'a toujours témoigné tous les égards...

Nous ne nous arrêtons pas aux restrictions telles que je n'ai jamais eu de sentiments vifs pour Napoléon, contenues dans la même lettre. D'où vient ce démenti qu'elle donne à toute sa correspondance, si ce n'est des ménagements qu'elle doit, en 1821, à Neipperg, jaloux probablement de son impérial prédécesseur ?

Nous ne voulons laisser aucun doute sur les témoignages d'affection dont Napoléon ne cessa de combler sa deuxième épouse ; amis et ennemis, dans leurs mémoires, l'attestent hautement.

A la cour et à la ville, dit Fouché, le mot d'ordre fut donné de complaire à la jeune impératrice qui, sans aucun partage, captivait Napoléon : c'était même de sa part une sorte d'enfantillage... — L'impératrice Marie-Louise, sa jeune et insignifiante femme, affirme Caulaincourt, était l'objet de ses soins empressés. Le regard heureux de Napoléon la couvait de son amour ; on voyait qu'il était fier de la montrer à tous et partout... La générale Durand, première dame d'honneur de l'impératrice Marie-Louise, rapporte que : Pendant les trois premiers mois qui suivirent son mariage, l'Empereur passa auprès de l'Impératrice les jours et les nuits : les affaires les plus urgentes pouvaient à peine l'en arracher quelques instants... — L'Empereur, relate M. de Champagny, fut le meilleur mari du monde il est impossible d'avoir plus de soin et des attentions plus délicates et plus généreuses...

Napoléon, réputé si altier, si cassant à son ordinaire, ne recule devant aucun moyen pour savoir si sa femme est réellement heureuse. Les assurances qu'elle lui donne ne lui suffisent pas, il voudrait connaître toute sa pensée par un tiers qui jouisse de la confiance de l'Impératrice. C'est bien de l'enfantillage qui se voit dans ce que raconte le prince de Metternich. Le rencontrant chez Marie-Louise, Napoléon lui dit : Je veux que l'Impératrice vous parle à cœur ouvert, et qu'elle vous confie ce qu'elle pense de sa position ; vous êtes un ami, elle doit ainsi ne pas avoir de secrets pour vous. Le lendemain, Napoléon chercha l'occasion de parler à l'ambassadeur : Que vous a dit hier l'Impératrice ? lui demanda-t-il. Et sans lui laisser le temps de répondre, il ajouta vivement : L'Impératrice vous aura dit, qu'elle est heureuse avec moi, qu'elle n'a pas une plainte à former. J'espère que vous le direz à votre empereur, et qu'il vous croira plus que d'autres...

 

XX

 

Il faut renoncer à décrire l'immense joie de Napoléon quand, trois mois après le mariage, l'Impératrice éprouva les premiers symptômes d'une grossesse ; ce bonheur fut à son comble lorsqu'elle accoucha d'un fils.

Quel songe merveilleux ! Le boursier des écoles militaires, l'officier d'artillerie famélique fondait une dynastie appelée à gouverner le plus vaste empire de l'Europe, et son héritier se trouvait être le petit-fils d'un monarque de droit divin !

Ne pouvait-il se croire l'élu de Dieu, celui qui, après une carrière déjà miraculeuse, se voyait l'objet de cette suprême bénédiction ?

Au moment de l'accouchement qui fut extraordinairement laborieux, la fortune sembla disputer à Napoléon cette félicité sans égale. Quand Dubois, le médecin accoucheur, vint annoncer qu'on ne pouvait sauver l'enfant qu'au prix de la vie de la mère, il y avait place, à cette heure pathétique, pour une alternative cruelle. Si l'Empereur eût été l'homme qu'on a dit, égoïste, sacrifiant tout à ses intérêts personnels, il aurait surtout demandé que l'on sauvât l'enfant. L'enfant n'était-il pas le but unique de son mariage avec Marie-Louise ?

Napoléon n'hésita pas une seconde et s'écria : Ne pensez qu'à la mère.

Le cœur de l'époux a parlé en étouffant la voix du souverain. Qu'importent les rêves grandioses de postérité, les joies paternelles entrevues, l'immortalité de son œuvre ! c'est sa femme avant tout qu'il veut garder, la femme simple et bonne que la politique lui a donnée, mais que son amour loyal et tutélaire veut conserver.

L'enfant se présentant par les pieds, on dut recourir au forceps pour lui dégager la tête. L'Empereur ne put supporter que pendant quelques instants les angoisses de cette horrible opération, qui dura vingt minutes. Il lâcha la main de l'Impératrice qu'il tenait dans les siennes, et se retira dans le cabinet de toilette, pâle comme un mort et paraissant hors de lui.

Enfin, à huit heures du matin, le 20 mars 1811, l'enfant naquit, et, dès que l'Empereur en fut instruit, il vola près de sa femme et la serra dans ses bras.

L'enfant resta pendant sept minutes sans donner signe de vie. Napoléon jeta les yeux sur lui, le crut mort, ne prononça pas un mot et ne s'occupa que de l'Impératrice. Enfin, l'enfant poussa un cri, et l'Empereur vint embrasser son fils.

La foule assemblée dans le jardin des Tuileries attendait avec anxiété la délivrance de l'Impératrice. Vingt et un coups de canon devaient annoncer la naissance d'une fille, et cent coups, celle d'un garçon.

Au vingt-deuxième coup, une joie délirante éclata dans le peuple : Napoléon, placé derrière un rideau, à une des croisées de l'Impératrice jouissait du spectacle de l'ivresse générale et paraissait profondément attendri ; de grosses larmes roulaient sur ses joues sans qu'il les sentît, c'est dans cet état qu'il vint embrasser de nouveau son fils.

Napoléon, désormais, ne devait plus connaître les larmes de joie, car la fortune lui souriait pour la dernière fois. A partir de la naissance de son fils, s'amoncelle l'orage qui emportera l'Empereur jusqu'au delà des océans, seul, sans femme, sans enfant, sans pouvoir, sans liberté !

La naissance du roi de Rome donna lieu à des transports d'enthousiasme indicibles. La joie publique se manifesta spontanément dans toute l'Europe. Le Messie n'aurait pas été accueilli avec plus d'exaltation. Tous les poètes, célèbres ou inconnus, envoyèrent leurs odes, leurs stances, leurs cantates, leurs chansons. Il en arriva dans toutes les langues, en français, en allemand, en flamand, en italien, en grec, en latin, en anglais !

Depuis Casimir Delavigne, du Havre, élève de rhétorique au lycée Napoléon et à l'institution de M. Ruinet, jusqu'à Esménard, membre de l'Académie française, c'est à qui déploiera le plus de lyrisme.

Après l'émotion bien naturelle que lui causa cette allégresse universelle, Napoléon, au comble de ses ambitions, resta identique à lui-même d'humeur et de caractère. Nous allons le retrouver dans son ménage, aussi simple, aussi paisible que le plus vulgaire des époux. Avec cet enfant adoré, il sera le même papa gâteau, le même oncle Bibiche qu'était Bonaparte, Premier Consul, avec ses neveux, enfants d'Hortense.

Ecoutez les témoins oculaires : ... L'entrée de son cabinet, dit Méneval, était interdite à tout le monde ; il n'y laissait pas entrer la nourrice, et priait Marie-Louise de lui apporter son fils ; mais l'Impératrice était si peu sûre d'elle-même, en le recevant des mains de sa nourrice, que l'Empereur, qui l'attendait à la porte de son cabinet, s'empressait d'aller au-devant d'elle, prenait son fils dans ses bras et l'emportait en le couvrant de baisers... S'il était à son bureau, prêt à signer une dépêche, dont chaque mot devait être pesé, son fils, placé sur ses genoux ou serré contre sa poitrine, ne le quittait pas... Quelquefois, faisant trêve aux grandes pensées qui occupaient son esprit, il se couchait par terre, à côté de ce fils chéri, jouant avec lui avec l'abandon d'un autre enfant, attentif à ce qui pouvait l'amuser ou lui épargner une contrariété... Sa patience et sa complaisance pour cet enfant étaient inépuisables...

L'Empereur aimait passionnément son fils, dit Constant, il le prenait dans ses bras toutes les fois qu'il le voyait, l'enlevait violemment de terre, puis l'y ramenait, puis l'enlevait encore, s'amusant beaucoup de sa joie. Il le taquinait, le portait devant une glace, et lui faisait souvent mille grimaces dont l'enfant riait jusqu'aux larmes. Lorsqu'il déjeunait, il le mettait sur ses genoux, trempait un doigt dans la sauce et lui en barbouillait le visage...

En voyage ou dans ses campagnes, il est en correspondance directe avec Mme de Montesquiou, la gouvernante.

En route pour la guerre de Russie, l'Empereur lui écrit : ... J'espère que vous m'apprendrez bientôt que les quatre dernières dents sont faites. J'ai accordé pour la nourrice tout ce que vous m'avez demandé ; vous pouvez lui en donner l'assurance.

Rien, ni la somme de travail considérable qu'il s'imposait, ni les soucis du début d'une guerre formidable, ni la responsabilité du commandement d'une armée de trois cent mille hommes, ne détournait la pensée de l'Empereur du berceau de son cher enfant.

Ce fut avec une grande émotion qu'il reçut, à la veille de la bataille de la Moskowa, le portrait du petit roi de Rome, que lui envoyait l'Impératrice. Napoléon, à la porte de sa tente, acclamé par ses soldats, contempla ce portrait avec amour, puis soudain, trahissant les inquiétudes qui l'agitaient, il dit à son secrétaire : Retirez-le, il voit de trop bonne heure un champ de bataille.

 

XXI

 

Jusqu'à présent, nous n'avons pu juger Napoléon qu'aux époques où la fortune ne cessait de lui être favorable. L'heure des revers a sonné, ils vont être immenses, de nature à reléguer bien loin le souci des détails du ménage, et cependant, malgré l'effort colossal qu'il fait pour se défendre contre les épouvantables catastrophes qui fondent sur lui, Napoléon conservera pour sa femme et son enfant les mêmes attentions vigilantes, les mêmes délicatesses qu'aux jours de la prospérité.

En 1813, il écrit à Cambacérès : ... Les ministres ne doivent pas parler à l'Impératrice de choses qui pourraient l'inquiéter ou la peiner. Après la bataille de Dresde, il adresse ces mots à Mme de Montesquiou : ... Je vois avec plaisir que mon fils grandit et continue à donner des espérances. Je ne puis que vous témoigner ma satisfaction pour tous les soins que vous en prenez.

Pendant cette terrible campagne, désireux de voir sa femme, il l'avait fait venir à Mayence ; il s'y rendit le 26 juillet : Il me parlait, dit Caulaincourt, de ce rendez-vous donné à sa Louise avec un entraînement de jeune homme ; alors il faisait trêve aux soucis, et sa physionomie radieuse n'offrait aucune trace des émotions douloureuses du commencement de notre entretien...

Au moment où, après un espoir de paix, l'Empereur se voit forcé de lutter contre la coalition de l'Europe entière, il s'inquiète des plus petites choses relatives à sa femme : J'ai été mécontent d'apprendre, écrit-il au grand chambellan, que la fête du 15 août avait été mal disposée et les mesures si mal prises que l'Impératrice avait été retenue par une mauvaise musique un temps infini... Enfin, il y avait un bien petit inconvénient à faire sortir un peu plus tôt l'Impératrice d'un spectacle où elle étouffait de chaleur...

Pendant la campagne de France, où, par un effort surhumain, donnant tout son essor à un génie qui n'a pas été égalé, il défend pied à pied le sol de la patrie, et tient en respect avec trente mille hommes toutes les puissances de l'Europe, il écrit de Nogent : ... Tenez gaie l'Impératrice, elle se meurt de consomption.

Le lendemain, il fait la recommandation qui, pour lui, prime tout : Mais, dit-il, ne laissez jamais tomber l'Impératrice et le roi de Rome entre les mains de l'ennemi. Et, envisageant toutes les éventualités qui peuvent se produire, il s'écrie : Quant à mon opinion, je préférerais qu'on égorgeât mon fils plutôt que de le voir jamais élevé à Vienne, comme prince autrichien, et j'ai assez bonne opinion de l'Impératrice pour aussi être persuadé qu'elle est de cet avis, autant qu'une femme et une mère peuvent l'être.

Si l'on parle à Napoléon, perdu sans rémission, de faire intercéder sa femme près de l'empereur d'Autriche, il se révolte, mais bien moins par sentiment d'orgueil que dans la crainte que cette attitude de Marie-Louise ne nuise au repos de son ménage ; écoutez plutôt l'expression de son mécontentement : J'ai vu avec peine que vous avez parlé des Bourbons à ma femme. Cela la gâterait et nous brouillerait... évitez les discours qui la feraient penser que je consens à être protégé par elle ou par son père... D'ailleurs, tout cela ne peut que troubler son repos et gâter son excellent caractère...

Ici, dans cette détresse extrême, comme aux plus beaux jours des succès, Napoléon place avant toutes choses sa dignité personnelle dans son foyer domestique.

Après avoir épuisé les merveilleuses ressources d'une science militaire qui chaque jour frappait ses ennemis de stupeur, écrasé sous des forces vingt fois supérieures aux siennes. l'Empereur trahi, abandonné par ses compagnons d'armes, dut se résigner à signer l'acte d'abdication de Fontainebleau.

La pensée de sa femme et de son enfant, un moment voilée dans son esprit par les tortures horribles que lui infligent ses ennemis et ses amis, vient l'aider à supporter les dernières humiliations ; il accepte de se rendre à l'île d'Elbe, en disant à son confident : A l'ile d'Elbe, je puis encore être heureux avec ma femme et mon fils.

Après ses adieux à la garde, qui sont restés légendaires, il écrit à l'Impératrice : Ma bonne amie, je pars pour coucher à Briare. Je partirai demain matin pour ne plus m'arrêter qu'à Saint-Tropez... J'espère que ta santé te soutiendra et que tu pourras venir me rejoindre...

Adieu, ma bonne Louise. Tu peux toujours compter sur le courage, le calme et l'amitié de ton époux.

A l'île d'Elbe, étonné, inquiet du silence de Marie-Louise, loin de soupçonner sa femme d'une trahison, il la croit prisonnière. Tout est mis en œuvre par Napoléon afin d'avoir des nouvelles de sa femme. Le 20 août, il écrit au général Bertrand : ... Donnez les instructions suivantes au capitaine de la garde qui part sur le brick. Il saisira toutes les occasions pour écrire à Méneval et à Mme Brignole pour donner de mes nouvelles, dire que Madame Mère est ici et que j'attends l'Impératrice dans le courant de septembre. Dix jours après, même mission est donnée au capitaine Hureau dont la femme est près de l'Impératrice.

Par contre, les quelques efforts faits par Marie-Louise pour correspondre avec son mari dans les premiers jours de leur séparation ne furent pas bien énergiques ; ils n'allaient pas jusqu'à contrarier, si peu que ce fût, les idées de son père, l'empereur d'Autriche ; il convient d'ajouter, afin de rendre son indifférence plus compréhensible, que dès le 17 juillet 1814 l'influence du comte Neipperg commençait à agir sur elle.

En octobre, Napoléon, ne sachant plus à qui s'adresser pour avoir des nouvelles, écrit au grand-duc de Toscane, oncle de l'Impératrice et le supplie de vouloir bien servir d'intermédiaire pour sa correspondance avec Marie-Louise.

Quel contraste navrant ! Avoir connu les ivresses de la gloire et de la toute-puissance, avoir été pendant dix ans accablé par les démonstrations obséquieuses des rois et l'adulation des peuples, et venir mendier une preuve de sympathie d'un petit prince dans le simple but de ramener sa femme auprès de soit

En décembre, l'Empereur, ne pouvant encore croire à son abandon, écrivait au comte Bertrand : Voyez ce que coûterait la maison Lafargue, et ce qu'il faudrait y dépenser pour la mettre en état. Si l'Impératrice et le roi de Rome venaient ici, cette maison sera la seule convenable pour loger la princesse.

Dans ce morne séjour de Pile d'Elbe, aux déchirements incessants de son âme vient s'ajouter l'anxiété de ne recevoir aucune marque d'affection de Marie-Louise, aucune nouvelle de son fils adoré.

Le seul témoignage de constance qui vint soulager son âme désolée lui fut donné par Mme Walewska. Cette noble femme désintéressée sentit, à distance, les battements douloureux du cœur de son ancien amant et lui apporta, le 1er septembre, les douces consolations de son amour. Elle resta trois jours à Marciana, puis Napoléon retomba dans sa triste solitude.

Quand Napoléon quitta Pile d'Elbe, il est permis de supposer qu'à son envie de ressaisir un trône, était intimement lié l'ardent espoir de recouvrer l'affection de sa femme et les caresses de son enfant. Dès son arrivée à Paris, il écrivait à l'empereur d'Autriche : ... Je connais trop les principes de Votre Majesté, je sais trop quelle valeur elle attache à ses affections de famille pour n'avoir pas l'heureuse confiance qu'elle sera empressée, quelles que puissent être d'ailleurs les dispositions de son cabinet et de sa politique, de concourir à accélérer l'instant de la réunion d'une femme avec son mari et d'un fils avec son père...

L'empereur d'Autriche n'avait nullement à peser sur sa fille, pour la pousser à mépriser ses devoirs d'épouse et de mère. Elle vivait tranquillement dans un concubinage méprisable.

On a cherché à mettre sur le compte de la faiblesse de son caractère l'indigne conduite de Marie-Louise. La faiblesse peut encore inspirer de la pitié ; nulle indulgence ne saurait être acquise au cynisme des sentiments.

Y aura-t-il chez elle un cri du cœur, alors que son mari est définitivement vaincu dans cette lutte gigantesque dont l'Empire, sa femme et son fils étaient le prix ? Aura-t-elle une lueur de commisération pour le père de son enfant ?

Dans une lettre intime, où la politique n'a rien à voir, voici en quels termes elle parle des progrès de la marche des alliés contre la France : ... Le général Neipperg, dit-elle, ne m'a pas donné signe de vie depuis dix-huit jours, de sorte que je ne connais que les détails du bulletin, mais je me réjouis avec tout le monde des bonnes nouvelles qu'il contient...

Ainsi, devant ces événements où se joue le salut du pays dont elle fut la souveraine, où vont se décider le sort de son mari et les destinées de son fils, Marie-Louise se classe, impudemment, au rang de tout le monde ! La postérité, vengeresse des simples lois de l'honneur et de la fidélité, rangera aussi, nous l'espérons, cette triste princesse parmi les malheureuses qui aux hontes de l'adultère s'efforcent d'ajouter la bassesse du cœur, la lâcheté du caractère.

 

Cette étude de Napoléon, dans son rôle d'époux, commencée sous les auspices des merveilleux triomphes de la première campagne d'Italie, s'arrête dans les affres de l'effondrement de Waterloo. Désormais, c'est sur le rocher de Sainte-Hélène qu'en lui-même l'Empereur pleurera l'absence de son fils et le vil abandon de celle qu'il a tant aimée.

Sous tous les aspects où nous venons de le considérer, au sommet de la gloire, comme dans les abîmes de la défaite, Napoléon a conservé le haut sentiment conjugal qu'il portait en lui dès sa jeunesse.

Il eut deux épouses ; il les entoura toutes deux d'une égale affection. Il s'appliquait avec des soins aimables et minutieux à les rendre heureuses, et cependant toutes deux lui furent infidèles, avec cette différence que Joséphine ne tarda guère à le tromper, tandis que Marie-Louise ne le trahit qu'après plusieurs années de mariage.

Dans ces deux infortunes conjugales, suivant la règle commune, un voile épais recouvre ses yeux ; devant les soupçons les plus justifiés, il veut douter jusqu'à ce que la preuve soit complète ; pour Joséphine, il attribue longtemps à la légèreté les apparences de l'infidélité ; pour Marie-Louise, il se plait à la croire prisonnière et victime plutôt qu'inconstante.

Nous l'avons vu, dans l'une et l'autre de ces unions s'appliquer à fonder un foyer exemplaire, paisible, régi par les habitudes les plus simples.

Celui qui avec une fierté redoutable relevait les moindres attaques des souverains les plus puissants, nous l'avons vu transiger, presque au prix de sa dignité, pour éviter les plus petits conflits dans son intérieur.

Celui qui commandait à quarante millions d'hommes n'opposait que de la faiblesse aux caprices de sa femme et des enfants qui l'entouraient.

En résumé, ni les splendeurs d'une carrière prodigieuse, ni le suprême orgueil de la majesté impériale, n'ont influé sur son caractère d'époux et de père. Napoléon n'a jamais dérogé aux principes réguliers que lui avait inculqués son éducation première.