NAPOLÉON INTIME

 

PRÉFACE DE L'AUTEUR.

 

 

NAPOLÉON, durant sa vie, a été tour à tour l'objet du culte et du mépris de ses sujets. Aujourd'hui, — quoique l'influence de son action individuelle sur les destinées de la France et de l'Europe ne puisse encore être exactement définie, — sa mémoire nous partage toujours en deux camps, les admirateurs et les détracteurs, également zélés pour dénaturer, en bien comme en mal, la personnalité de l'Empereur.

Or, les louanges excessives et les attaques virulentes, qui se valent par leur exagération, s'annulent les unes les autres et laissent la raison aussi peu éclairée sur le caractère de Napoléon que si rien n'en avait été dit.

Toutefois, en étudiant la vie de l'Empereur avec droiture, on voit bientôt la réalité se dégager de la légende dorée et de ce qu'il est permis d'appeler la légende noire napoléonienne. Cette réalité la voici : Napoléon ne fut ni un dieu ni un monstre, mais, simplement, — selon la célèbre formule classique qu'on peut lui appliquer, — il était homme, et rien d'humain ne lui était étranger. Le haut sentiment familial, en effet, la bonté, la gratitude, la cordialité, furent ses qualités essentielles.

Cette conclusion, qui, malgré son évidence, me mettait en désaccord complet avec d'éminents écrivains, n'a pas été sans me causer un peu d'hésitation.

Avant de l'adopter définitivement, je me suis prescrit le devoir de m'entourer de renseignements contradictoires, de vérifier les assertions des amis de l'Empereur par les dires de ses ennemis. Selon l'expression actuelle, j'ai interviewé, en quelque sorte, les contemporains dans leurs écrits, les pressant de questions, tout en ne retenant que les allégations corroborées, au moins dans leur esprit, par plusieurs auteurs. C'est ainsi que j'ai apporté quinze, vingt, parfois trente témoignages favorables, à l'encontre d'une appréciation malveillante. Puis, voulant davantage encore, j'ai contrôlé, au moyen de faits historiques, les attestations recueillies dans les souvenirs de l'époque.

On ne trouvera -Jans cet ouvrage aucune opinion se rapportant à Napoléon qui ne soit fondée sur des renseignements émanant des sources les plus diverses, sur des textes officiels dont les originaux sont faciles à consulter, soit aux Archives nationales, soit dans les collections que j'indique soigneusement.

Enfin, par un dernier scrupule, j'ai tenu à ne point faire usage du Mémorial de Sainte-Hélène, qui aurait souvent confirmé ma thèse. J'ai estimé qu'il ne fallait pas prendre à un homme ses définitions de lui-même, surtout lorsque cet homme, irrémissiblement vaincu, rayé avant sa mort du nombre des humains, n'a pu avoir, sans doute possible, d'autre visée en dictant ses mémoires que de se donner, au regard des générations prochaines, la posture la plus avantageuse à sa renommée, la plus profitable aux intérêts de sa dynastie.

Bien qu'on ait dit à satiété que l'Empereur, au cours de son règne, a été l'instigateur de toutes les guerres européennes, la question, avant d'être tranchée, me paraît demander cependant un supplément d'enquête, — quand on considère qu'après huit ans de luttes permanentes avec l'Europe, sous la Révolution et sous le Directoire, les quatre premières années du pouvoir personnel de Napoléon furent une ère de reconstitution pacifique ; quand on est obligé de constater que la théorie des guerres, commencée à la fin du siècle dernier, se continue à présent avec une régularité presque mathématique ; quand on voit encore aujourd'hui les mêmes alliances se former, au nord comme au midi, contre la France.

L'histoire documentée des guerres de l'Empire n'est pas faite. Pour l'écrire véridiquement, il importera beaucoup plus de connaître à fond les archives des pays étrangers que celles de la France.

Le jour où l'on voudra déterminer si Napoléon a provoqué telle guerre de son plein gré, ou si, au contraire, il n'a fait que prévenir une agression imminente, la correspondance échangée entre les souverains, à la veille des coalitions, sera autrement édifiante que celle de l'Empereur avec ses agents.

Du rapprochement des résolutions de l'Empereur et des combinaisons secrètes qui se tramaient, hors de France, aux heures décisives des conflits, naîtra, peut-être, un nouvel ouvrage qui sera le complément de cette étude intime du caractère de Napoléon.

 

ARTHUR-LÉVY.

Paris, 1er septembre 1892.