Le rapide coup d’œil que nous avons jeté sur l’histoire de la basilique et de l’abbaye de Sainte-Geneviève nous montre déjà que la mémoire de la Patronne de Paris n’a pas été laissée en oubli par les générations qui nous ont précédés. Bien plus, si, dans la capitale, saint Denis, saint Martin, saint Marcel, saint Germain, saint Séverin et d’autres saints nationaux ont eu leur souvenir perpétué par la fondation d’abbayes ou d’églises, il est juste de dire que le culte de sainte Geneviève a éclipsé tous les autres, et qu’à part la Vierge Marie personne n’a tenu plus de place que la sainte Patronne dans le cœur des Parisiens. Libre à quelques esprits chagrins de prétendre que cette popularité est venue fortuitement à Geneviève ; que la sainte doit sa gloire posthume au biographe dont l’écrit, par un heureux hasard, n’a pas péri dans le naufrage qui a englouti tant de documents des anciens âges ; que l’œuvre de ce biographe, souvent transcrite et augmentée avec le temps d’additions légendaires, a fini par constituer à la sainte une célébrité factice dont se contenta la foi naïve de nos pères. Pour naïfs qu’on se plaise à les supposer, nos pères ne nous étaient pas inférieurs en bons sens et ils entendaient aussi bien que nous leurs véritables intérêts. Pour les décider à honorer sainte Geneviève d’un culte si solennel et si persistant, il a fallu autre chose que des légendes sans fondement. En fait, l’assistance efficace et souvent miraculeuse de Geneviève en faveur de son peuple a été constante. Les Parisiens de chaque génération croyaient aux faits miraculeux rapportés dans la vie de la sainte parce qu’ils en voyaient d’analogues se produire de leur temps ; ils attribuaient à leur Patronne un crédit extraordinaire auprès de Dieu parce qu’eux-mêmes en ressentaient les effets. Les guérisons opérées au passage des reliques, à l’époque des invasions normandes, la protection assurée à Paris et à la France dans des circonstances critiques ont entretenu cette dévotion d’âge en âge. Il importe peu que, parmi tant de faits merveilleux, il puisse s’en trouver quelques-uns d’exagérés ou même de légendaires. La fausse monnaie n’ôte rien (le sa valeur à la bonne, et il reste assez de miracles incontestables pour servir de base rationnelle à la confiance des peuples et d’encouragement au culte qu’ils rendent à leur glorieuse Patronne. Sous l’évêque Inchada, qui siégea à Paris de 810 à 831, il arriva un fait dont l’écho s’est conservé jusqu’à nos jours dans les hymnes composées en l’honneur de sainte Geneviève. La maison qu’elle habita si longtemps dans la cité, sur le bord même de la Seine dont le rempart seul la séparait, avait été transformée en église ; mais on y conservait précieusement le lit où elle prenait son repos. Or il arriva que le fleuve déborda avec tant de furie que toutes les maisons et les églises de la cité furent inondées. Comme on cherchait un endroit où l’on pût célébrer les saints mystères, quelques hommes se rendirent en barque à la maison de Geneviève. Quel ne fut pas leur étonnement quand ils constatèrent que les eaux respectaient le lit de la sainte, bien que placé fort au-dessous de leur niveau, et qu’elles s’en tenaient à distance ! L’évêque et tout le peuple purent à loisir contempler la merveille. Les fréquents débordements du fleuve firent plus tard abandonner cette église. Vers le Xe siècle, on la remplaça par une autre qui fut bâtie en avant de la cathédrale et qu’on appela Sainte-Geneviève la Petite, pour la distinguer de la basilique du mont Lutèce. Au XVIe siècle, on changea ce vocable en celui de Sainte-Geneviève-des-Ardents. On la démolit en 1747 pour construire l’établissement des Enfants trouvés, qui occupait une partie de l’emplacement actuel de l’Hôtel-Dieu et du parvis Notre-Dame. Ce nom des Ardents fait allusion au prodige éclatant qui fut dû à l’intercession de sainte Geneviève en l’année 1130. Un étrange fléau se déchaîna à cette époque sur Paris et sur la France. Le peuple a appelé cette épidémie mal des ardents ou feu sacré. Les malheureux qu’elle atteignait se sentaient consumer par une inflammation que rien ne pouvait soulager. Il en périssait un grand nombre. Suivant la coutume du temps, on plaçait sous le portique de Notre-Dame, contiguë à la cathédrale de Saint-Étienne, les malades indigents qu’on ne pouvait recueillir ailleurs. On les étendait sur de la paille et ils demeuraient là, jour et nuit, jusqu’à ce qu’ils fussent guéris. Comme l’art des médecins demeurait impuissant contre le mal des ardents, on recourut à la vierge Marie. On jeûna, on pria, et aux supplications qu’on lui adressait dans son temple se mêlaient les gémissements des pestiférés couchés sous le portique. Le fléau persistant, on se rappela que Dieu avait assigné à la cité une protectrice particulière en la personne de sainte Geneviève. On demanda donc que ses reliques fussent portées solennellement à Notre-Dame, dans l’espoir que leur passage produirait des effets aussi salutaires qu’autrefois dans les villages qu’elles traversaient pour échapper à la fureur des Normands. Au jour marqué, l’évêque de Paris, Étienne de Senlis, et toute la population valide escortèrent la châsse de la sainte de sa basilique à l’église de Notre-Dame. Quand elle y arriva, tous les malades qui la touchèrent frirent guéris à l’instant. On en compta cent qui bénéficièrent de cette faveur. Trois autres gardèrent leur mal, parce que la confiance en Dieu leur avait fait défaut. Transporté d’enthousiasme à la vue du miracle, le peuple voulait que la châsse ne sortît plus de la cité ; les chanoines de Sainte-Geneviève eurent grand’peine à la remporter dans la basilique. A partir de ce jour, le fléau commença à décroître dans la ville et dans le reste de la France[1]. L’année suivante, le pape Innocent II vint à Paris pour solliciter l’assistance du roi Louis VI contre un antipape qui lui disputait le souverain pontificat. Il logea à l’abbaye de Sainte-Geneviève. Informé de ce qui s’était passé, il ordonna qu’une fête perpétuât le souvenir du miracle et il en fixa la célébration au 26 novembre. Cette fête n’a pas cessé depuis lors d’être solennisée à Paris. La cessation du fléau, sollicitée en vain de la Vierge Marie, avait été obtenue par l’intercession de sainte Geneviève. Il n’y a rien là qui ne soit conforme à la conduite ordinaire de la Providence, qui choisit ses instruments comme il lui plaît et qui tient à accréditer plus particulièrement certains saints comme protecteurs d’une ville ou d’une nation. Dans ces conditions, la puissance d’intercession de sainte Geneviève ne porta pas plus de préjudice à celle de la sainte Vierge que celle de la Mère de Dieu n’amoindrit l’honneur dû à son divin Fils. A dater du miracle des Ardents, les manifestations du culte national se multiplièrent envers la sainte Patronne et prirent une importance croissante. On veillait avec un soin jaloux sur les précieuses reliques. En 1160, peu après la réforme opérée par Suger, le bruit courut que la tète de la sainte avait été distraite de la châsse. Il y eut grande inquiétude dans la ville. Le roi Louis VII prescrivit l’ouverture du reliquaire et le précieux dépôt fut reconnu intact. Une fête se célébrait annuellement le 10 janvier à l’abbaye en mémoire de cette reconnaissance. Le concours des fidèles était toujours fort grand à la basilique pour prier soit devant les reliques de sainte Geneviève, soit auprès du tombeau de la crypte. Il ne passait point de personnage de marque à Paris qui ne s’empressât d’y aller faire ses dévotions. Mais rien ne donne mieux l’idée de la place occupée par sainte Geneviève dans le cœur des Parisiens, que les solennelles processions instituées en son honneur. Le miracle des Ardents suggéra tout naturelle-la pensée de recourir à ce moyen pour obtenir du ciel, par l’entremise de la sainte, des faveurs extraordinaires. En décembre 1206, des pluies persistantes firent déborder la Seine dans Paris. Plusieurs maisons s’écroulèrent et de grands désastres parurent imminents. Le peuple réclama une procession des reliques. On alla donc prendre la châsse à la basilique pour la porter à Notre-Dame. Le Petit-Pont, miné par les eaux, menaçait ruine ; la multitude n’hésita pourtant pas à le traverser à la suite de sa protectrice. Pendant l’office de Notre-Dame, le temps se rasséréna. Au retour, on repassa par le pont dangereux, et ce fut seulement le soir, à la nuit tombante, alors que personne ne le traversait plus, qu’il fut entraîné par les eaux sans causer d’autre accident. La protection de la sainte était manifeste. L’inondation de 1233 fut l’occasion d’une nouvelle procession. Tous y observèrent une colombe qui accompagna la châsse à l’aller et au retour, et qui pendant l’office resta perchée sur la tête d’un saint Michel, placé au portail de Notre-Dame. Trois autres fois, dans ce XIIIe siècle, la châsse fut promenée solennellement, deux fois pour demander la cessation des pluies, et en 1239 pour obtenir la guérison de Robert, comte d’Artois et frère de saint Louis. Cette grâce fut accordée. Lorsque quarante ans plus tard saint Louis mourut sur le rivage de Tunis, ce fut en invoquant saint Jacques, saint Denis de France et en dernier lieu madame sainte Geneviève[2]. Au mite siècle, et probablement en reconnaissance de la guérison du comte d’Artois, l’on remplaça la châsse primitive, simple coffre de bois richement décoré, par un autre reliquaire plus magnifique. Un orfèvre parisien, nommé Bonnard, l’exécuta en 1242. La nouvelle classe représentait une église d’or et d’argent ornée de statuettes. Ce travail fut regardé comme l’un des chefs-d’œuvre d’orfèvrerie de l’ancienne France. En 1614, Pierre Nicole la restaura. A cette occasion, on l’enrichit de pierres précieuses de toute nature et Marie de Médicis y ajouta un bouquet de diamants et d’autres bijoux de prix. Au XIVe siècle, la châsse fut portée cinq fois à Notre-Dame. On demandait la cessation des pluies la guérison du roi Charles VI. La procession de 1347 eût pour but d’obtenir la délivrance de Calais, assiégé par les Anglais. Le roi Philippe de Valois, battu à Crécy, fut malheureusement impuissant à secourir la ville. Celle-ci dut se rendre, mais du moins les habitants eurent la vie sauve, grâce au dévouement d’Eustache de Saint-Pierre et de cinq autres bourgeois. Il est à remarquer que ni la délivrance de Calais, ni la guérison de Charles VI ne furent obtenues. De pareils insuccès suivront d’autres processions de la châsse de sainte Geneviève. La prière, en effet, n’est jamais infaillible dans son résultat désiré. Parfois elle manque de ferveur ; d’autres fois, Dieu l’exauce d’une autre manière, mais sans accorder la faveur spéciale qu’on a sollicitée. Il a ses raisons pour agir ainsi ; sa justice laisse de temps en temps porter aux hommes les conséquences temporelles de leurs fautes prolongées. En 1412, à la demande des habitants de Paris, le pape Jean XXII érigea une confrérie de sainte Geneviève, dans laquelle s’enrôlèrent les bourgeois de la ville et les magistrats municipaux. Cette même année, le 9 juillet, on fit une procession pour obtenir la cessation des guerres civiles. De fait, le 12 du même mois, les ducs de Bourgogne et de Berry se réconcilièrent à Bourges et tous les princes français purent s’unir pour faire face aux Anglais. Les discordes civiles entre Armagnacs et Bourguignons motivèrent une autre procession le 22 août 1417. Mais, à la faveur de la désunion qui régnait en France et de la faiblesse du gouvernement du malheureux Charles VI, les Anglais avaient étendu leurs conquêtes et menaçaient de faire de la France une province de l’Angleterre. Le roi Charles VII n’était guère en mesure de leur résister. Le 2 juillet 1427, alors que la misère était à son comble dans tout le royaume et que le roi d’Angleterre commandait à Paris, on fit une procession de sainte Geneviève pour implorer la fin de tant de maux. Dieu eut alors pitié du royaume de France. Depuis deux ans déjà, il parlait à une jeune fille de Domrémy, bergère comme l’avait été Geneviève enfant. Le 13 mai 1428, Jeanne d’Arc se rendit à Vaucouleurs, le 8 mai 1429 elle délivra Orléans, puis mena Charles VII à Reims pour y être sacré. Le 8 septembre suivant, elle partit du bourg de la Chapelle-Sainte-Geneviève pour donner l’assaut à Paris. Mais là sa mission fut définitivement entravée par la mauvaise volonté des hommes. Cependant, malgré le bûcher de Rouen, l’œuvre de Jeanne eut son glorieux couronnement. L’Anglais, le protestant du siècle suivant, que la Pucelle avait vaincu, fut chassé du royaume, -comme autrefois avaient été tenus à distance par Geneviève le Hun sanguinaire et le Franc païen. Il y a trop d’analogies entre la mission de Jeanne d’Arc et celle de sainte Geneviève pour qu’on puisse douter de l’intervention de cette dernière dans les événements qui ont accompagné la délivrance du pays. Du haut du ciel, la Patronne de Paris et de la France priait, pendant que sa jeune sœur combattait, et Dieu, comme au temps de Clovis, se servait d’une vierge, pour faire triompher sa volonté, malgré l’impuissance ou l’opposition des hommes. Le XVe siècle vit onze processions de la châsse. En reconnaissance de la protection dont la sainte avait favorisé la France au milieu de tous ses malheurs, le Parlement ordonna, en 1477, que désormais la fête de sainte Geneviève, le 3 janvier, serait chômée comme les fêtes d’obligation. A la procession de 1496, motivée par une inondation de la Seine, se rattache la guérison miraculeuse du fameux savant Érasme, alors de séjour à Paris. Lui-même célébra en vers latins la faveur dont il avait été l’objet. Atteint dernièrement de fièvre quarte, écrivit-il après le miracle, je suis maintenant guéri, non par les soins du médecin, bien que j’y aie recouru, mais par la seule action de la très célèbre vierge sainte Geneviève, dont les ossements, gardés par les chanoines réguliers, sont chaque jour illustrés et glorifiés par des miracles. Rien de plus digne, rien de plus salutaire pour moi que cette sainte. Je crains que la pluie n’ait inondé ailleurs les champs et les récoltes. Ici, il a plu sans discontinuer pendant près de trois mois : la Seine sortie de son lit se répandait à travers la ville. La châsse de sainte Geneviève a été conduite de sa place ordinaire à l’église de Notre-Dame, l’évêque venant au-devant d’elle avec toute l’Université ; les chanoines réguliers, et l’abbé avec eux, l’escortaient pieds nus et en grande pompe. A présent le temps est beau ; rien de plus serein que le Ciel. L’amélioration du temps, que constate ici Érasme, se produisait presque infailliblement quand on faisait une procession dans ce but, ainsi que le notent expressément les documents des différentes époques. Dans le cours du XVIe siècle, si profondément troublé parla propagande protestante, L’histoire a enregistré jusqu’à quarante-quatre processions de la châsse. La moitié d’entre elles se rapportent aux intempéries, la plupart des autres sont motivées par les excès et l’impiété des huguenots. La procession de 1590 se fit pendant la Ligue, alors que le vainqueur d’Ivry, encore hérétique, assiégeait Paris. Comme autrefois Clovis arrêté par sainte Geneviève, Henri IV n’entra dans la capitale que quand il eut abjuré. C’est vers le commencement de ce XVIe siècle, en 1524, que les principaux membres de la confrérie de Sainte-Geneviève réclamèrent l’honneur de porter la châsse dans les processions solennelles. Les chanoines se prêtèrent à leur désir, et alors prit naissance la Compagnie des porteurs de la châsse, composée d’abord de trente membres, puis de quarante, au nombre desquels se faisaient gloire d’être choisis des échevins et des juges de la ville. Les porteurs, dont l’honneur et la religion devaient être à l’abri de tout reproche, se préparaient par la confession et la communion à l’exercice de leurs fonctions. Aux processions, ils allaient pieds nus, une couronne de fleurs blanches sur la tête, et revêtus d’une aube de lin avec une ceinture de fil à laquelle pendait un chapelet blanc. Ils fournissaient une guirlande de fleurs blanches pour orner la châsse et l’un d’eux portait devant elle un cierge allumé, en mémoire du cierge traditionnel de sainte Geneviève[3]. Le XVIIe siècle ne compte que sept processions. L’une d’elles eut lieu en 1615, à la demande du roi Louis XIII et à l’occasion de son mariage. Celle de 1652 fut célébrée pour obtenir la cessation des troubles de la Fronde et le retour à Paris du jeune roi Louis XIV. Dans les cinq autres, on pria pour obtenir un temps plus favorable[4]. Celle du 27 mai 1694 obtint du ciel des faveurs singulières. La sécheresse durait depuis six mois ; les récoltes avaient déjà manqué l’année précédente, la disette se faisait sentir dans tout le royaume et, pour comble d’infortune, une partie de l’Europe était coalisée contre la France. La procession fut précédée d’un jeûne général dans tout Paris. Les habitants de la ville et de ses plus lointains environs prirent part à la grande supplication. Ce ne fut pas en vain. Au retour de Notre-Dame, le ciel se couvrit de nuages ; la pluie commença bientôt à tomber dans certains quartiers de Paris, mais elle respecta le cortège jusqu’au moment où l’abbé de Sainte-Geneviève, vers sept heures du soir, rentra dans la basilique. Le temps se montra ensuite si propice aux biens de la terre que la récolte fut des plus abondantes. Ce même jour, le maréchal de Noailles remportait une brillante victoire sur les Espagnols, au passage du Ter[5]. Enfin une religieuse du monastère de la Présentation de Senlis, sœur de deux conseillers au Parlement de Paris, qui s’unissait de loin aux prières faites dans la capitale, fut subitement guérie d’une paralysie des quatre membres par le simple attouchement d’une relique du tombeau de la sainte. Le fait fut consigné dans les registres du Parlement[6]. Louis XIV fit célébrer à Paris trois jours d’actions de grâces et, en témoignage permanent de la reconnaissance de la ville, le prévôt des marchands et les échevins firent exécuter par le peintre Largillière et placer dans la basilique un magnifique tableau qui les représentait agenouillés devant sainte Geneviève, apparaissant elle-même au sein de la gloire céleste[7]. Au XVIIIe siècle, les processions de la châsse devinrent plus rares. On n’en compte que deux. La première eut lieu le 16 mai 1709, à la suite d’un rude hiver qui amena la famine dans le pays déjà écrasé par les maux de la guerre. Dans celle du 5 juillet 1725, on demanda la cessation des pluies qui menaçaient les récoltes. Enfin le 16 décembre 1765, on avait descendu la châsse et on se disposait à la porter à Notre-Dame, pour obtenir la guérison du dauphin attaqué d’une maladie de poitrine, quand celui-ci mourut. La France ne savait plus prier, en ce siècle, comme elle le faisait aux âges précédents. A la place des reliques de sainte Geneviève, la raison orgueilleuse se préparait à porter et à installer à Notre-Dame une déesse de son choix. Dieu n’exauçait plus une nation qui ne voulait écouter que des oracles humains et qui, par le chemin du plaisir, courait à l’apostasie. Les processions de la châsse de sainte Geneviève étaient de véritables démonstrations nationales de la confiance que Paris et la France professaient envers leur Patronne. Les historiens les mentionnent comme des événements de haute importance. Tous les corps de l’État y prenaient part[8], la ville entière était sur pied et l’on suivait scrupuleusement un cérémonial réglé jusque dans les moindres détails. Tout d’abord, la procession ne pouvait avoir lieu que pour des causes majeures, comme des calamités publiques, de grandes guerres, la maladie du roi ou du dauphin. Le roi lui-même ou plus souvent les échevins de Paris prenaient l’initiative de la cérémonie et adressaient une requête en ce sens au Parlement. Quand celui-ci avait donné un avis favorable, les échevins transmettaient leur demande à l’archevêque de Paris et à l’abbé de Sainte-Geneviève. Ces deux prélats accordaient leur consentement et ensuite le Parlement portait un arrêt pour prescrire la descente de la châsse et la procession. Pendant les cinq ou six jours qui précédaient la cérémonie, les paroisses et les communautés religieuses de la ville se rendaient tour à tour à Sainte-Geneviève pour y faire des prières publiques. L’archevêque y venait aussi lui-même, accompagné du clergé de sa cathédrale et des quatre églises qui en dépendaient et s’appelaient pour cette raison les filles de Notre-Dame, Saint-Benoît, Saint-Étienne-des-Grès, Saint-Merry et Saint-Sépulcre. Après l’office, l’archevêque allait au chapitre de l’abbaye et informait officiellement l’abbé qu’il était nécessaire d’appeler la protection de sainte Geneviève en faisant une procession solennelle de sa châsse. L’abbé répondait en énumérant les difficultés de l’entreprise et lès charges qui en résultaient pour ses religieux. Il accédait néanmoins à la demande de l’archevêque. Les chanoines de l’abbaye se préparaient à la cérémonie par des prières et un jeune de trois jours. Dans Paris, on jeûnait la veille de la procession. Ce jour-là, l’office de sainte Geneviève était célébré solennellement dans la basilique. De onze heures à minuit, la cloche sonnait pendant que les chanoines chantaient matines. Ensuite, on descendait la châsse de la place qu’elle occupait sur les quatre colonnes dressées derrière le maître-autel ; une sonnerie de trompettes retentissait du haut du clocher pour avertir le peuple de cette descente. La messe de la sainte était alors célébrée et tous y communiaient. Les chanoines demeuraient pieds nus et à jeun depuis les matines de la nuit jusqu’à la fin de la procession. Dès la pointe du jour, les officiers de la ville se présentaient à la basilique et prêtaient serment de veiller sur la châsse et de la ramener à sa place[9]. Dès cet instant, ils ne la quittaient plus. De leur côté, les porteurs de la châsse avaient assisté à une messe à l’intérieur de l’abbaye et y avaient communié. Sur les sept ou huit heures, quelquefois plus tard, à cause de l’encombrement des rues, arrivaient à la basilique le Parlement, les Cours souveraines, les officiers de la ville, les différents clergés des paroisses et les membres des ordres religieux. Les chanoines de Notre-Dame amenaient avec eux la châsse de saint Marcel, transférée à la cathédrale depuis l’époque de Philippe Auguste. Il était de principe absolu que sainte Geneviève ne sortait pas si saint Marcel ne venait la quérir. Les chanoines avaient cédé à la corporation des orfèvres le privilège de porter cette châsse. En outre, les pères de l’Oratoire apportaient leur châsse de saint Magloire, les religieux de Saint-Martin-des-Champs celle de saint Paxent, les pères Barnabites celle de sainte Aure, et le clergé des paroisses celles de saint Landry, de saint Clément, de saint Merry, de saint Lucain et de sainte Opportune. La procession se mettait en marche vers Notre-Dame par les rues Saint-Étienne-des-Grès, Saint-Jacques, du Petit-Pont et la rue Neuve-Notre-Dame. Sur tout le parcours, les maisons étaient ornées de tentures et le sol jonché de verdure. On jetait des fleurs de toutes les fenêtres[10]. En tête du cortège marchaient les religieux des ordres mendiants, suivis des prêtres des églises paroissiales et collégiales. Après eux venaient, du côté gauche, les quatre filles de Notre-Dame, les chanoines de la cathédrale et l’archevêque de Paris qui donnait sa bénédiction ; du côté droit, les paroisses génovéfaines de Saint-Médard et de Saint-Étienne-du-Mont, les chanoines de Sainte-Geneviève et enfin l’abbé, qui s’avançait au même rang que l’archevêque et donnait comme lui sa bénédiction[11]. Entre les chanoines de Notre-Dame et ceux de Sainte-Geneviève étaient portées côte à côte, sauf dans les rues trop étroites, les deux châsses de saint Marcel et de sainte Geneviève. Enfin, derrière l’abbé venaient le Parlement et la Cour des aides, et derrière l’archevêque la Cour des comptes et le Corps de ville. Tous étaient en costume d’apparat. A Notre-Dame, l’archevêque chantait la grand’ messe. On reprenait ensuite le chemin de l’abbaye. La châsse de saint Marcel reconduisait celle de sainte Geneviève jusqu’au Petit-Pont, puis s’en retournait à la cathédrale avec les chanoines. Les religieux et les prêtres des paroisses quittaient le cortège aux endroits les plus voisins de leurs églises, et enfin la châsse rentrait à la basilique. Les chanoines de Sainte-Geneviève et les porteurs de la châsse, tous encore à jeun, sauf ceux dont la santé n’eût pu supporter cette fatigue, prenaient alors leur réfection avec les officiers de la ville. Il était souvent assez tard, car la procession ne rentrait guère avant la fin de la journée. Mme de Sévigné dit au sujet de la procession du 19 juillet 1675 : J’ai été voir passer la procession de sainte Geneviève. Nous en sommes revenus de très bonne heure ; il n’était que deux heures. Bien des gens n’en reviendront que ce soir. Tout le long du trajet, en effet, il fallait arrêter la châsse pour satisfaire la dévotion du peuple qui tenait à y faire toucher toutes sortes d’objets. On attachait grand prix à cette pratique. Aussi des surveillants, porteurs de bâtons violets décorés de fleurs de lis d’or, avaient-ils la mission de protéger le précieux reliquaire contre les indiscrétions de la foule. Témoin de cet empressement, à la procession de 534, un écrivain protestant, Jean Sleidanus, dit dans un de ses livres[12] : A Paris, la vierge Geneviève est honorée presque au-dessus de tous les saints. Le peuple est persuadé qu’on n’implore jamais en vain son assistance. Sa châsse est portée, d’après un antique usage, par des hommes qui se disposent à cette fonction, plusieurs jours à l’avance, au moyen de prières et de jeûnes. Les officiers de police sont sur pied ce, jour-là et ont grand’peine à frayer le chemin. Car on s’empresse autour de la châsse avec une extrême dévotion, pendant qu’elle est portée en procession, et l’on croit que cela porte bonheur de la toucher soit avec le doigt, soit avec un chapeau ou un linge. D’ordinaire, la grâce spécialement sollicitée était obtenue, comme l’indiquent à plusieurs reprises les registres ‘du Parlement dans le procès-verbal de la cérémonie. Mais il était rare et pour ainsi dire inouï qu’il ne se produisît pas de guérisons miraculeuses toutes les fois que la châsse sortait dans la ville. Ainsi, par exemple, à la procession du 5 juillet 1725, une paralytique fut guérie subitement dans la basilique et quatre autres miracles furent signalés[13]. Faut-il s’étonner de ces faveurs extraordinaires quand on considère quels sacrifices nos pères savaient s’imposer en ces occasions ? Ces religieux et ces porteurs de la châsse allant à jeun et pieds nus toute une journée, en quelque saison que ce fût, ces grands corps de l’État prenant officiellement part à la solennelle supplication, tout ce peuple préparé à la cérémonie par le jeûne de la veille et interrompant ses travaux quotidiens pour se presser sur le passage des reliques de sa sainte Patronne, tant de prières et de pénitences, tant de foi et de dévotion ne pouvaient manquer de faire violence au ciel. Habitués à ne plus voir dans les rues de la capitale que des manifestations profanes, quelquefois vulgaires et révoltantes, nous sommes devenus comme étrangers à tout acte public de piété nationale et nous ne comprenons plus rien à ces démonstrations religieuses d’autrefois. Aurions-nous même encore le courage de joindre à nos supplications ces pénitences auxquelles on s’astreignait jadis si volontiers pour le salut de la cité et de la patrie ? Si aujourd’hui sainte Geneviève paraît moins libérale envers Paris et envers la France, c’est hélas I que Paris et la France ont perdu le secret de la prière nationale qui finit toujours par toucher le cœur de Dieu. Quand la châsse était rentrée dans la basilique, on la remontait au sommet de son piédestal et on la recouvrait d’un voile de satin vert broché d’or. Fallait-il exciter la dévotion des Parisiens et solliciter une grâce dont l’importance n’allait pas jusqu’à motiver une procession, on descendait la châsse pour l’exposer de plus près à la vénération des fidèles, ou bien l’on se contentait de la découvrir soit entièrement, soit seulement par devant. Encore ces descentes et ces découvertes ne pouvaient-elles avoir lieu d’ordinaire qu’en vertu d’un arrêt du Parlement. Ainsi, dans le cours du dix-huitième siècle où l’on ne fit que deux processions, la châsse fut descendue deux fois et découverte vingt-quatre fois entièrement et quatorze fois par devant. On peut donc l’affirmer en to u te vérité, jusqu’à l’époque de la Révolution, la châsse qui contenait les reliques de sainte Geneviève a été considérée comme le palladium de la capitale et le gage de la protection divine pour toute la France. Les lettres et les arts n’ont pas manqué de célébrer une sainte si révérée dans une ville où les écrivains, les poètes et les artistes ont toujours jeté tant d’éclat. Les proses et les hymnes composées en son honneur depuis les plus anciens temps ne se comptent pas. Qu’il nous soit permis seulement de reproduire la petite pièce suivante, qui date de 1631 et dans laquelle le poète prie sainte Geneviève en s’inspirant du plus pur esprit catholique. Vierge
douce, vierge bénigne, Vierge
sainte, vierge très digne, Vierge
franche de France née, Vierge
de grâce enluminée, Sainte
Geneviève Madame, Par
pitié mon corps et mon âme Veuille
de tous péchez défendre Et en
ta saincte garde prendre. Jésus,
ton espoux débonnaire Me
doint[14]
par ta bonne prière Humble
cœur en prospérité, Patience
en adversité, De mes
péchez rémission Et en
biens confirmation ; Que jamais
je ne puisse faire Chose
qui luy puisse déplaire, Et à
mes parens et amis Doint
bonne vie et paradis, Les
mauvais veuille convertir Et les bons en paix maintenu[15]. La sculpture et la peinture la représentèrent ordinairement avec le costume simple qui convient à la religieuse et le voile sur la tête. Parfois l’artiste cherchait à reproduire différents épisodes de sa vie : Geneviève recevant la bénédiction de saint Germain d’Auxerre, rendant la vue à sa mère, priant pour éloigner Attila, obtenant la délivrance des prisonniers ou distribuant le pain pendant le siège de Paris[16]. Le plus souvent la sainte apparaissait seule avec son attribut caractéristique, le cierge allumé à la main. Pour mieux accuser la signification mystérieuse de, ce cierge, on aimait à placer au-dessus des épaules de la sainte un démon qui cherchait à en éteindre la flamme et un ange prêt à la rallumer. C’est ainsi notamment qu’elle était figurée au portail de l’ancienne basilique[17]. De l’autre main, elle tenait soit son livre de prières, soit, à Paris surtout dont elle est la patronne, les clefs de la ville. Tels sont invariablement les attributs de sainte Geneviève dans les statues et les peintures antérieures au XVIe siècle. ; C’est ce type que reproduisent les statues qui sont au porche de Notre-Dame, de Saint-Germain-l’Auxerrois et de plusieurs autres églises. Parfois, soit pour rappeler les jeunes années de sainte Geneviève, soit pour symboliser le peuple dont elle a eu la garde, on mettait une brebis à ses pieds, comme dans la belle peinture du XIIIe siècle de la cathédrale de Bayeux. A partir du XVIe siècle, on commença à altérer lé type traditionnel de la sainte. A cette époque, un aveugle de Bruges, Pierre du Pont, composa un poème en l’honneur de sainte Geneviève et jugea à propos de ne célébrer en elle que la bergère. L’idée fit son chemin. Les artistes se plurent à traiter ce thème qui leur sembla sans doute plus pittoresque. Ils n’abandonnèrent pas tout d’un coup la donnée traditionnelle. Quelques-uns représentèrent la sainte en bergère qui garde son troupeau, mais qui a en main son cierge et son livre. Dans le beau tableau de Lebrun, tous les attributs sont reproduits, le cierge allumé, l’ange et le démon, le livre, les clefs de la ville, des moutons, une quenouille, puis, à l’arrière-plan, Paris et les ennemis qui s’enfuient foudroyés à la prière de la sainte. D’autres finirent par confondre le cierge allumé avec une houlette et ne virent plus en sainte Geneviève qu’une simple bergère[18]. C’est sous cette forme que Vanloo l’a représentée. La légende réussit à s’accréditer à tel point qu’aujourd’hui encore, pour beaucoup d’esprits mal informés, elle tient lieu de l’histoire, et qu’on croit avoir tout dit quand on a appelé sainte Geneviève la bergère de Nanterre. Une bergère peut devenir une sainte et couvrir de sa protection tout un pays : telles furent sainte Solange dans le Berri et sainte Germaine dans le Languedoc. Sainte Geneviève a pu garder le troupeau paternel pendant son enfance, nous l’avons dit. Mais de quinze à quatre-vingt-neuf ans, elle a mené à Paris la vie d’une religieuse et n’a jamais eu de brebis à surveiller. Qu’on la représente enfant, priant au pied d’un arbre, avec des moutons auprès d’elle, comme l’a fait Puvis de Chavanne, rien de mieux. Mais qu’on la figure en bergère à l’âge de trente ou cinquante ans, qu’on ne veuille voir en elle que la bergère de Nanterre, c’est donner d’elle une idée tout aussi exacte que si, pour caractériser saint Vincent de Paul, on se contentait de l’appeler le berger de Pouy. Ce qu’il y a de plus grave dans cette déviation de l’histoire, c’est qu’elle met de côté toute l’action sociale et patriotique de sainte Geneviève. Qu’une bergère soit la patronne de Paris, voilà une idée qui a fourni de champêtres inspirations aux artistes du avine siècle, de piquantes antithèses à des écrivains et à des orateurs du luxe. Mais les vertus d’une bergère ne tirent pas à conséquence pour les habitants d’une grande capitale, et ces derniers peuvent aisément s’en désintéresser. L’exemple de la sainte sera d’une tout autre portée si, comme il en est grand temps, on revient à l’intelligence de son rôle historique, si l’on reconnaît en elle la femme aux héroïques vertus, dévouée à son peuple, comprenant les nécessités de son époque, ne reculant pas devant les grandes initiatives, payant toujours de sa personne et entourant de soins maternels une nation naissante. Voilà un modèle d’abnégation et de dévouement bon à méditer, surtout en un temps où les tendances égoïstes s’accusent davantage et où le relèvement de la patrie dépend du travail, des sacrifices et des souffrances que chacun saura s’imposer. La Révolution fit tout pour détruire à jamais la popularité et jusqu’au souvenir de sainte Geneviève ; sa fureur fut celle d’une mer en courroux qui se précipite à l’assaut d’un rocher et ne réussit qu’à le couvrir un moment de son écume. Au début des troubles, il est vrai, le peuple put manifester son respect envers sa protectrice. Après la prise de la Bastille, il vint chanter le Te Deum devant la châsse. Les dames de la halle et les différentes corporations de Paris se rendirent tour à tour à la basilique et y apportèrent officiellement leurs hommages. Le 3 janvier 1790, jour de la fête de sainte Geneviève, le maire de Paris, Bailly, le commandant de la garde nationale, Lafayette, et les représentants de la Commune assistèrent en corps à la grand’messe de l’abbaye. A cette occasion, Bailly écrivit à l’abbé de Sainte-Geneviève : Tout est également saint et antique dans ce lieu consacré par la piété. Ce temple est l’objet d’une longue et constante vénération, votre ordre depuis des siècles y reçoit l’hommage des fidèles. J’ai conduit ici au contraire une Commune qui s’y montre pour la première fois, une municipalité naissante, mais qui ne dégénérera pas de la piété de ses ancêtres. Libre et franche, elle vient, suivant un usage qu’elle respecte et qu’elle veut conserver, offrir ses prières à la Patronne de Paris. Ces beaux sentiments eurent plus de sincérité que de durée. Le 14 août 1792, la châsse de la sainte fut transférée à Saint-Étienne-du-Mont. Parmi les nouveaux hôtes du Panthéon, il en était qui, comme Voltaire[19], Rousseau et Marat, s’accommodaient assez mal de la compagnie de sainte Geneviève. Le peuple continuait cependant à venir prier sa Patronne. Le 26 novembre, pour la fête de sainte Geneviève des Ardents, l’affluence fut énorme à Saint-Étienne-du-Mont. Dès la veille, à six heures du soir, les fidèles arrivaient de tout Paris, de Nanterre et des campagnes environnantes. Beaucoup ne purent pénétrer dans l’église et passèrent la nuit sur la place, malgré le froid très vit. A minuit fut célébrée une messe solennelle, puis, durant toute la journée, des milliers de pèlerins se succédèrent pour faire toucher des objets à la châsse. Cet empressement était significatif, surtout à pareille date. Il exaspéra les ennemis de la religion. Le 9 novembre 1793, la châsse fut enlevée de Saint-Étienne-du-Mont, par ordre de la Commune, et portée à la Monnaie. Le métal et les pierreries furent estimés à environ vingt-quatre mille livres, somme fort inférieure à leur valeur réelle. On fit aussi l’inventaire des reliques et on trouva les ossements d’un cadavre et une tête. On dressa un procès-verbal de ce qui s’était fait et l’on eut le bon goût de voter qu’un exemplaire en serait envoyé au pape. Enfin, il fut arrêté que ces ossements seraient sur-le-champ brûlés en place de grève, pour y expier le crime d’avoir servi à propager l’erreur. Deux commissaires, nommés à cet effet, se rendirent au lieu désigné et procédèrent à la sacrilège exécution. C’était le 21 novembre 1793, cinq jours avant l’anniversaire du miracle des Ardents. Les cendres de sainte Geneviève, jetées dans la Seine, allèrent ainsi rejoindre celles de Jeanne d’Arc dans l’immense Océan, qui devait les envelopper à tout jamais de son mouvant linceul et en porter les glorieuses parcelles à toutes les plages de l’univers. A la suite de cette impiété, le culte de sainte Geneviève fut pendant dix ans refoulé au fond (les cœurs. Nous avons vu comment, le 31 décembre 18o3, le tombeau de la sainte fut retiré des décombres. Les Génovéfains avaient jadis distrait quelques parties des reliques de la châsse pour satisfaire à la dévotion de divers sanctuaires. Plusieurs d’entre elles furent restituées à Paris. L’église de Saint-Étienne-du-Mont en possède quatre. Celles qui avaient été attribuées au Panthéon ont été transportées à Notre-Dame après la profanation de 1885. Depuis le commencement du mixe siècle, le culte de la sainte a repris en France quelque chose de son antique splendeur. Les anciennes confréries établies en l’honneur de la Patronne de Paris se sont reconstituées. L’Institut des Dames de Sainte-Geneviève a été fondé en 1853 par l’archevêque de Paris, Mgr Sibour, et béni par le Souverain Pontife, avec mission spéciale de prier chaque jour pour Paris et pour la France. La Compagnie des porteurs de la châsse a reparu et trois fois l’an, le 11 janvier, à la clôture de la neuvaine, le quatrième dimanche après Pâques, pour la fête de la Translation du tombeau, et le dernier dimanche après la Pentecôte, pour la fête de Sainte-Geneviève des Ardents, elle exerce ses fonctions si chères aux anciens bourgeois de Paris. Plusieurs œuvres se sont établies sous le patronage de la sainte, spécialement l’œuvre de Sainte-Geneviève dont les membres se dévouent au bien spirituel des habitants de la banlieue. En dépit des brutalités de la Révolution, de la disparition des Génovéfains, des profanations périodiques du nouveau temple qu’on lui avait dédié, sainte Geneviève n’a pas cessé de voir affluer à son tombeau le courant toujours aussi intense de ses fidèles. C’est même une des curiosités du Paris moderne que ce pèlerinage annuel, amenant pendant neuf jours, dans la saison la plus défavorable, les pèlerins par centaines de mille aux pieds de la sainte. L’ouvrier de la ville y coudoie le travailleur des champs ; à l’habitant de la capitale vient s’unir dans une même prière celui des campagnes les plus éloignées. Rien de pittoresque et de touchant comme ce concours qui semble renouvelé d’un autre âge. On sent qu’il existe au cœur de tout ce peuple une dévotion vivace, qui ne se rattache à aucune institution contemporaine, n’obéit à aucun mot d’ordre et n’est que la suite ininterrompue du culte des ancêtres envers sainte Geneviève. L’amour de la sainte est dans le sang du peuple de toute la région parisienne, et cet amour est l’une des rares traditions nationales qui aient survécu à tous nos bouleversements. Ce culte se continue, d’ailleurs, pendant tout le cours de l’année. Le mouvement est incessant au tombeau de la sainte. Les fidèles viennent, parfois de fort loin, pour lui adresser leurs supplications, solliciter une guérison, un succès temporel, une faveur spirituelle, acquitter un vœu, manifester leur reconnaissance. Que de fois l’action de grâces retentit près de ce tombeau ! C’est un mal qui a été conjuré, d’une manière inexplicable, à la suite d’une fervente neuvaine ; c’est un enfant arraché à la mort par l’attouchement de linges qui ont été posés sur la pierre du tombeau ; c’est une âme sauvée du désespoir par l’assistance de la sainte ; c’est une vocation favorisée, un danger écarté, une faveur quelconque obtenue dans l’ordre temporel ou clans l’ordre spirituel. Assez souvent cette action de grâces vient de pays étrangers. Au delà même de l’Océan, la Patronne de Paris et de la France a été invoquée, son assistance s’est fait sentir, et une âme reconnaissante apporte ou envoie de plages lointaines l’hommage de son amour envers la sainte. De fait, le rayonnement de la sainteté et de la puissance de Geneviève ne s’est pas concentré sur Paris et sur Nanterre ; il s’est étendu bien au delà des limites de l’Ile-de-France et de la France elle-même. Dans presque tous les diocèses français, on célèbre sa fête ou l’on fait mémoire d’elle. Son culte est plus particulièrement développé dans les pays qu’elle a visités, Meaux, Reims, Troyes et leurs environs, dans ceux qui ont été les dépositaires de la châsse pendant les invasions normandes, ou qui par la suite ont obtenu de ses reliques et les ont précieusement gardées, comme Diant, près de Meaux. En tous ces lieux, sainte Geneviève a des églises ou des autels. Dix communes de France portent son nom, quatre en Normandie, et les autres dans l’Ile-de-France, l’Orléanais, la Picardie, la Champagne, la Lorraine et l’Auvergne. Bon nombre de paroisses l’ont prise pour patronne : Sainte-Geneviève de la Plaine et Asnières, aux portes de Paris, Tranzault, au diocèse de Bourges, Bourg-Beaudoin, au diocèse d’Évreux, et beaucoup d’autres. Germigny, paroisse voisine de Saint-Benoît-sur-Loire, possède un de ses plus anciens sanctuaires. C’est une église bâtie par Théodulphe, évêque d’Orléans et abbé de Fleury. Elle a été consacrée le 3 janvier 806 sous le vocable de sainte Geneviève et de saint Germain[20]. En Bretagne, dont les habitants durent jadis leur préservation à l’intervention de saint Germain d’Auxerre, le culte de sainte Geneviève est très répandu, et il n’est pas rare de rencontrer dans les églises, jusque dans le Finistère, des statues anciennes où la sainte est représentée avec son cierge et son livre. En 1192, l’abbé de Sainte-Geneviève, Étienne, devenu évêque de Tournai, érigea une église à la sainte dans sa ville épiscopale. En Hollande, dans le Limbourg, non loin d’Aix-la-Chapelle, il existe à Holset une église dédiée à sainte Geneviève et très gracieusement décorée. Chaque année, à l’époque de la fête, des milliers de pèlerins s’y rendent de Hollande et d’Allemagne ; bon nombre d’autres y affluent en tout temps. La fondation de ce sanctuaire remonte à saint Falco, évêque de Maëstricht, contemporain et ami de saint Remi[21]. A Rome, une statue de la sainte a été érigée et son culte établi en 1895 dans l’église de Sainte-Marie in Via. Enfin l’Amérique connaît aussi sainte Geneviève, la vénère et la prie dans divers sanctuaires de son vaste continent. Ainsi se vérifient les paroles d’une ancienne hymne qui se dit encore aux matines de la fête de sainte Geneviève : Ô vierge, assurez à votre patrie le salut que des peuples éloignés obtiennent par vos prières. Et pourtant, ce salut de la patrie française auquel elle a travaillé pendant tant de siècles, qui songe aujourd’hui à l’implorer par l’entremise de sainte Geneviève ? Qui voit encore en elle la Patronne de Paris et de la France ? Qui l’invoque comme la première de nos saintes nationales ? On vient à elle et on la prie pour obtenir des grâces personnelles, pour lui confier des intérêts de famille. Mais s’agit-il des grandes causes qui font vibrer le cœur de la France, on oublie GeneViève, la mère de la patrie, la sainte à qui Dieu en a jadis confié la garde. Que la dévotion populaire se préoccupe surtout d’obtenir des faveurs particulières, cela se conçoit. Mais que la partie la plus intelligente de la nation oublie l’histoire de notre France, ne sache plus le rôle que Geneviève a joué dans notre pays pendant de longs siècles et délaisse la Patronne nationale pour se choisir des protecteurs nouveaux et plus à la mode, voilà ce qui se comprend moins aisément. Aux plus mauvais jours de la dernière guerre, en 1870, à la veille du bombardement, le gouverneur de Paris voulut en appeler officiellement à l’antique protection de sainte Geneviève, et il rédigea une proclamation en ce sens à la population assiégée. Les autres membres du gouvernement s’opposèrent à ce qu’elle fût affichée[22]. Mieux valait, sans doute, la défaite due à l’impuissance de l’homme, que le salut assuré par l’intervention d’une sainte. Pourquoi aujourd’hui encore se trouve-t-il des Français catholiques qui se font les complices inconscients de cette rupture avec les traditions nationales ? Et qui donc leur a notifié que Dieu a retiré son crédit à sainte Geneviève, que l’ancienne protectrice de la patrie est maintenant déchue de son rôle tutélaire, que Dieu, dont pourtant les dons sont sans repentance, est revenu sur ses desseins primitifs, et a assigné à la France des protecteurs mieux écoutés et plus puissants ? Le siècle qui se termine n’a pas eu à se louer de son ingratitude envers sainte Geneviève. Puisse le siècle nouveau revenir aux grandes traditions du passé ! Puisse-t-on se rappeler enfin qu’il y a là-haut, auprès du Christ qui aime les Francs, auprès de la Vierge Marie qui est leur reine, une Patronne de Paris et de la France, qui marche à la tête de tous les saints qui ont illustré notre pays et le protègent. Dans notre capitale des centaines de statues ont été dressées à des célébrités de tout ordre. Geneviève n’a point la sienne[23], elle à qui la cité est redevable de si longs et de si mémorables services. Paris s’honorerait en lui donnant la place qu’elle mérite, en amont de cette île qu’elle a consacrée par soixante-dix ans de séjour, au chevet de Notre-Dame, à cette pointe qui divise les eaux de la Seine en deux courants et qu’attriste le misérable réduit où viennent échouer toutes les épaves des accidents et des crimes de la capitale. C’est là qu’il serait beau de voir Geneviève, debout dans sa virginale et maternelle majesté, telle qu’un grand artiste l’a représentée veillant la nuit sur Paris endormi. Elle occuperait l’emplacement même où sa châsse fut apportée pendant le siège de 886, et où les Parisiens, confiants en sa protection, repoussèrent avec tant de vaillance les assauts des Normands. Elle serait à l’arrière d’un vaisseau, tenant en main la barre du gouvernail et présidant encore à la glorieuse marche en avant de la cité qui a pris pour devise Fluctuat nec mergitur, toujours ballotté, jamais submergé. Fluctuat, c’est toute l’histoire de Paris. Nec mergitur, pourquoi, sinon parce que sainte Geneviève veille toujours sur le navire ? FIN DE L’OUVRAGE |
[1] Un fait analogue se produisit quatre siècles plus tard, quand le corps de saint François Xavier fut transporté à Malacca. La peste qui ravageait la ville depuis plusieurs semaines cessa tout d’un coup dès l’entrée des reliques du saint missionnaire.
[2] Joinville, Histoire de saint Louis, 756, 757.
[3] Ed. Pinet, La Compagnie des porteurs de la châsse de sainte Geneviève, Paris, 1900.
[4] A la procession du 1er juin 1603, le cortège rencontra au retour une troupe de galériens enchaînés. Un de ces malheureux éprouva au fond du cœur un vif désir de baiser la châsse de sainte Geneviève. Ses chaînes se rompirent à la vue de toute l’assistance qui demanda pour lui la liberté.
[5] Saint-Simon, Mémoires, t. I, XII, p. 192, date cette victoire du 28 mai. Avec plus de raison, Dareste, Histoire de France, t. V, p. 619, la rapporte au 27.
[6] Bibliothèque Sainte-Geneviève, Manuscrits, vol. 681.
[7] Ce chef-d’œuvre a été donné en 1811 par le cardinal Fesch à l’église Saint-Étienne-du-Mont, où il est encore conservé.
[8] Pour la seule procession de 1725, la bibliothèque Sainte-Geneviève conserve jusqu’à vingt-six pièces officielles se rapportant aux convocations.
[9] Mme de Sévigné ajoute même : On laisse en otage à Sainte-Geneviève le prévôt des marchands et quatre conseillers, jusqu’à ce que le précieux trésor y soit revenu. Lettre à Mme de Grignan, 19 juillet 1675. Les documents de l’époque ne font pas mention de cet usage. Toujours est-il que toutes les précautions étaient prises pour la sûreté de la châsse.
[10] La police prenait d’importantes mesures à l’occasion de ces processions. Une ordonnance de police, relative à la procession du 28 juin 1725, ordonne de tendre les maisons sur le passage du cortège, défend de laisser circuler les voitures et d’ouvrir les boutiques, tant dans la ville que dans les faubourgs, de dresser des échafaudages devant les maisons, de tirer des boîtes ou armes à feu, de stationner dans les rues et carrefours avant et pendant la procession, etc. Bibliothèque Sévigné, 54e s. n° 5283.
[11] Des discussions de préséance s’élevèrent plusieurs fois au moment de partir. Le Parlement décidait séance tenante, sauf recours ultérieur, pour ne point retarder le départ.
[12] De la situation de la religion et de l’État, Strasbourg, 1555, l. IX, f. 138.
[13] Bibliothèque Sainte-Geneviève, manuscrits, cart. 679, n° 188.
[14] Donne.
[15] Le savant jésuite Pétau, si célèbre par ses grands travaux théologiques, dut à sainte Geneviève le rétablissement de sa santé qu’un labeur excessif avait épuisée, en 1617. En reconnaissance, il composa en l’honneur de la sainte plusieurs éloges en vers latins et un panégyrique en vers grecs.
[16] Ces différents sujets ont été traités en style gothique dans les trente-six tableaux des verrières qui ornent le pourtour du cloître de Notre-Dame. Les dessins en sont dus à Viollet-le-Duc. On en trouve une reproduction dans le livre de M. Delaumosne, curé de Nanterre, Sainte Geneviève de Nanterre, 1882.
[17] Cette statue fort ancienne est maintenant au Louvre. Celle de la chapelle de Sainte-Geneviève, à Saint-Étienne-du-Mont, en est l’exacte reproduction.
[18] Cahier, Caractéristiques des saints, p. 136, 195 ; Kohler, Étude critique, p. XII-XVII.
[19] On cite quelquefois, d’après les Souvenirs de la marquise de Créqui, des paroles de Voltaire à l’honneur de sainte Geneviève. Ces Souvenirs, publiés en 1834, par M. de Courchamps, sont de pure fantaisie et n’ont pas la moindre authenticité. L’insulteur de Jeanne d’Arc a épargné ses éloges à sainte Geneviève, et il n’a pas eu de grand-père parmi les porteurs de la châsse, comme on le lui fait dire.
[20] Saint Germain d’Auxerre, dont le nom a été défiguré en Germinus, a fourni son appellation au village. Sainte Geneviève y est nommée Ginevra. Un concile a été tenu dans l’église de Germigny en 843.
[21] En Prusse rhénane, dans la région volcanique de l’Eifel, sur la rive gauche du Rhin, à l’ouest de Coblentz, il existe trois églises sous le vocable de sainte Geneviève, à Andernach, à Kruft et à Obermendig. L’église d’Andernach est un superbe monument, flanqué de quatre belles tours romanes et remontant au XIIe et au XIIIe siècle. Mais le personnage primitivement honoré dans ces sanctuaires n’a jamais existé que dans la légende ; c’est Geneviève de Brabant, qui aurait été mariée à un comte palatin du temps des croisades et serait devenue un modèle de fidélité conjugale. La légende a été rédigée au moyen âge dans le monastère bénédictin de Laach, qui est au centre de cette région et la fabuleuse Geneviève de Brabant usurpa dans ce pays la renommée qu’y possédait alors la Patronne de la France, sainte Geneviève de Paris. L’église d’Obermendig est revenue au culte de cette dernière. Voir F. Bran, Die Maifelder Genovefa, Andernach, 1897 ; Fr. Gœrres, Annalen des historischen Vereins für den Niederrhein, heft 66, Cologne, 1898, p. 15-38.
[22] Mémoires du général Trochu, t. I, p. 508.
[23] Elle n’a pas même d’église qui lui soit exclusivement consacrée.