SAINTE GENEVIÈVE

 

CHAPITRE IV. — L’ACTIVITÉ RELIGIEUSE DE SAINTE GENEVIÈVE.

 

 

Nous savons quel zèle Geneviève apportait à la pratique des vertus de son état : humilité, recueillement, mortification, patience, dévouement pour le prochain, ardent amour de Dieu. Malheureusement le biographe ne nous dit pas tout. Il passe sous silence bien des faits que ses contemporains connaissaient pour en avoir été eux-mêmes les témoins personnels. Tout nous reste à deviner quand il s’agit de l’assiduité de la sainte aux offices de l’Église, de sa ferveur dans la réception des divins sacrements, de son affabilité envers tous, de son parfait oubli de soi-même au milieu des événements qui la mettaient le plus en vue.

Si sa piété était telle dans sa modeste cellule que saint Germain n’hésitait pas à y prier comme dans un sanctuaire, à quelle hauteur ne s’élevait-elle pas dans la maison de Dieu ? Toute jeune enfant, à Nanterre, Geneviève affrontait le mécontentement de sa mère pour se rendre à l’église. A Paris, où rien ne gênait la liberté de sa dévotion, on aimait sans doute à la contempler dans la cathédrale de Saint-Étienne, où elle demandait au glorieux martyr quelque chose de son héroïque amour pour Jésus-Christ, puis dans le sanctuaire de Notre-Dame, où elle conjurait la Vierge des vierges de soutenir sa vertu. On s’édifiait au spectacle de sa tendre piété quand elle s’approchait de la Table Sainte chaque semaine, suivant la coutume des âmes ferventes de cette époque, plus fréquemment peut-être, suivant le conseil qu’avaient formulé saint Augustin et d’autres grands docteurs.

Sa soumission à l’Église était filiale et profonde. Cette soumission est la pierre de touche de la vraie sainteté. Si extraordinaires que soient les voies suivies par une âme, on reconnaît dans sa conduite l’inspiration de Dieu quand elle obéit docilement aux moindres ordres de l’Église. Saint Siméon Stylite se soumettait aux conseils des évêques avec une docilité d’enfant. La singularité de sa vie était par là même garantie contre toute illusion. Sainte Geneviève fut aussi une grande obéissante. Elle atteignait sa cinquantième année lorsque quelques évêques lui exprimèrent le désir de la voir modérer son effrayante mortification. Une âme ordinaire se fût obstinée à défendre contre toute idée de changement un genre de vie qui durait depuis trente-cinq ans. Aux yeux de Geneviève, au contraire, c’eût été un sacrilège de résister aux avis des ministres du Seigneur. Elle modifia sur-le-champ ses habitudes. A dater de ce jour, elle ajouta à son grossier pain d’orge du poisson et du lait, condescendance singulièrement plus agréable à Dieu que l’entêtement à poursuivre les plus dures pénitences.

Cette conduite de Geneviève faisait que tous, le clergé aussi bien que le peuple, avaient entière confiance en elle et la regardaient comme une parfaite servante du Seigneur. Elle ne profitait de son influence, désormais incontestée, que pour procurer la gloire de Dieu et l’avantage de ses concitoyens.

A quelques mille pas au nord de la cité, au petit bourg de Catheuil, sur le bord de la Seine, se trouvait le tombeau qu’avait autrefois sommairement édifié la pieuse femme Catulle, pour y abriter les restes vénérés du premier apôtre et martyr de la contrée, saint Denis. Geneviève connaissait bien cet endroit sacré. Peut-être avait-elle eu l’occasion de s’y rendre assez souvent de Nanterre. Elle gémissait de voir cette tombe bénie surmontée d’un beaucoup trop modeste oratoire ; elle prit à cœur de promouvoir la construction d’un édifice plus digne de l’illustre saint et de ses glorieux compagnons.

Quand le moment lui parut favorable, elle s’ouvrit de son projet aux prêtres de la cité. Vénérables pères, leur dit-elle, mes saints seigneurs en Jésus-Christ, je vous en conjure, concertez-vous donc ensemble et recueillez ce qui sera nécessaire pour élever une basilique en l’honneur de saint Denis. Car le lieu où il repose est, à n’en pas douter, un lieu sacs à et digne de tous les respects. Les prêtres comprirent sans peine la convenance du projet. Mais une difficulté leur apparut aussitôt et ils répondirent : Notre insuffisance ne réussira peut-être pas à élever l’édifice, car nous n’avons aucun moyen de faire de la chaux. Il fallait en effet des fours spéciaux pour y calciner soit le calcaire qui donne la chaux, soit le gypse qui fournit le pleure. Le calcaire et le gypse abondent aux environs de Paris. On peut s’étonner que les prêtres de la cité aient été arrêtés par l’impossibilité de faire de la chaux. Peut-être se plaignaient-ils seulement de ne pouvoir s’en procurer à portée de Catheuil.

Geneviève, qu’éclairait la lumière de Dieu, leur dit avec un visage souriant et un air assuré : Sortez donc, je vous prie, saints ministres de Dieu, et allez vous promener de l’autre côté du pont. Vous reviendrez me dire ce que vous aurez entendu. Ils y allèrent, tant ils avaient de déférence pour les désirs de la sainte.

Après avoir passé le pont qui reliait la cité aux marais et aux forêts de la rive droite, ils s’arrêtèrent et attendirent en prêtant l’oreille. Deux porchers conversaient ensemble à quelques pas de là. L’un d’eux disait : En suivant les traces d’une laie égarée dans le pâturage, j’ai trouvé un four à chaux étonnamment grand. — Et moi aussi, répliqua l’autre, j’ai vu dans la forêt un arbre que le vent avait complètement déraciné, et sous les racines duquel se trouvait également un four à chaux dont rien, je crois, n’a été enlevé. En entendant ces propos, les prêtres levèrent les yeux au ciel et, transportés de joie, remercièrent Dieu des faveurs qu’il accordait à sa servante. Ils se firent renseigner sur l’endroit précis où les porchers avaient vu les fours, puis, suffisamment fixés sur leur emplacement, ils revinrent transmettre ces informations à la sainte. A cette annonce, Geneviève éprouva une telle satisfaction que tes larmes jaillirent aussitôt de ses yeux. Après le départ des prêtres, elle se jeta à genoux sur le sol et passa toute la nuit à prier et à pleurer, implorant l’aide du Seigneur pour le succès (le l’entreprise.

Le lendemain, de grand matin, elle se rendit en hâte auprès du prêtre Génésius, qui jouissait de sa confiance et paraît avoir exercé une charge importante dans l’Église de Paris. Elle insista vivement pour qu’il commençât la construction de la basilique et en même temps lui fit part de la solution apportée par la Providence à la difficulté qui avait tout arrêté jusque-là. Quand il sut ce qui s’était passé la veille, Génésius fut saisi de crainte. Il se prosterna à terre pour rendre hommage à Geneviève et promit de se consacrer jour et nuit à l’exécution de ses ordres. Assurée du concours du personnage principal, la sainte s’adressa au peuple de Paris. On ne pouvait résister à son appel. On se mit donc aussitôt à l’œuvre.

L’édifice projeté comportait tout d’abord une maçonnerie considérable. Il fut aisé de se procurer la pierre. Les fours récemment découverts, et vraisemblablement construits par les Romains du premier siècle, en briques réfractaires, permirent de préparer la chaux. Dans la forêt abondait le bois nécessaire à la charpente et aux lambris. Pendant que les maçons travaillaient surplace, les charpentiers commencèrent à couper les arbres convenables, à les équarrir et à les charger sur des chariots pour les conduire à pied d’œuvre. Or, un jour, la boisson fit inopinément défaut aux charpentiers. Génésius en informa la sainte, en la priant de faire patienter les ouvriers jusqu’à ce qu’il allât lui-même à la ville et en rapportât la boisson réconfortante dont ils avaient besoin.

Cette nouvelle émut de pitié le cœur de Geneviève. Elle n’hésita pas à penser que Dieu voudrait venir lui-même en aide à des hommes qui travaillaient pour l’honneur de ses saints. Elle se fit apporter la cruche qui renfermait ordinairement la boisson et commanda à tous de se retirer. Restée seule, elle s’agenouilla à terre pour faire violence au ciel à l’aide des moyens qui lui réussissaient habituellement, la prière et les larmes. Quand elle se sentit exaucée, elle se leva, termina sa prière et fit sur le vase le signe de la croix. Aussitôt la cruche se trouva remplie de boisson jusqu’au bord. Les bûcherons s’y désaltérèrent et, chose merveilleuse, tant que dura leur travail, ils y purent boire à leur aise sans que la boisson manquât. On ne se lassa pas de remercier Dieu de ce miracle[1].

La basilique de Saint-Denis s’acheva heureusement. En suscitant cette grande entreprise, Geneviève avait obéi à une pensée très élevée, que Dieu approuva lui-même par des miracles. Le nouveau monument devait rappeler aux habitants de la région parisienne l’apôtre qui leur avait apporté la lumière de la foi. Geneviève se rattachait ainsi à saint Denis et, en le faisant honorer, prenait en main son héritage et travaillait à en perpétuer la fécondité. A cette heure, où les destinées de la Gaule étaient si incertaines et où le pays semblait être à la merci des barbares, tous ariens ou païens, elle revendiquait les droits de la foi catholique, qui était la foi de la vieille population gallo-romaine, et elle appelait celui qui l’avait prêchée le premier et fécondée de son sang à la garder aux fils de ses disciples. Cette prière fut exaucée, car, malgré de rudes assauts, la foi de Denis et de Geneviève est restée jusqu’à nos jours la foi de Paris.

Non contente de l’érection de la basilique, la sainte aimait à s’y rendre pour prier, surtout le jour du Seigneur. Elle passait alors en pieuses veilles la nuit du samedi au dimanche, afin de mieux préparer son âme. Ces veilles avaient lieu dans une maison qu’elle possédait, à moitié chemin entre Paris et Saint-Denis. Sur l’emplacement de cette maison fut plus tard construite une chapelle qui s’appela, jusqu’au XVIe siècle, la chapelle Sainte-Geneviève. Tout autour se groupa un petit village qui finit par prendre le nom de la Chapelle Saint-Denis, parce que la route qui le traversait allait à Saint-Denis et que l’abbaye de ce nom le possédait en fief[2].

De grand matin, la sainte partait pour la basilique. Une nuit, le vent avait furieusement soufflé en tempête. Quand, au chant du coq, Geneviève sortit avec quelques compagnes, la pluie tombait à torrents et le sol était tout détrempé. Une jeune fille portait un cierge allumé pour guider la petite troupe à travers l’obscurité encore profonde. Une rafale du vent eut tôt fait d’éteindre le flambeau. Le pieux cortège dut s’arrêter, saisi de crainte et ne sachant plus comment se diriger à pareille heure en pleine campagne. Mais Geneviève se fit remettre le cierge éteint et à peine l’eut-elle touché qu’il se ralluma de lui-même. Elle le porta ainsi jusqu’à la basilique ; sa flamme défia toutes les fureurs de l’ouragan et le cierge acheva doucement de se consumer l’aidant la prière de la sainte.

Nul miracle ne pouvait mieux symboliser la vertu et la mission de sainte Geneviève. La foi qui illuminait son intelligence et l’ardent amour de Dieu qui consumait son cœur n’ont-ils pas triomphé en elle de toutes les tentations ? Et cette âme si ardente n’était-elle pas envoyée à la Gaule pour y conserver le flambeau de la foi et transmettre à une nation naissante la lumière surnaturelle reçue du grand apôtre saint Denis ? Nos pères avaient compris ce rôle assigné par Dieu à la sainte. Ils la représentaient avec un cierge allumé à la main. Parfois, pour rendre le symbole plus expressif, ils ajoutaient au-dessus des épaules de la vierge, d’un côté un démon qui cherchait à éteindre la flamme, de l’autre un ange qui la défendait et l’entretenait à l’aide d’un flambeau divin.

Saint Denis ne fut pas le seul des apôtres de la Gaule auquel Geneviève témoigna sa vénération. Pouvait-elle oublier cet autre saint évêque, si grand par la parole et par les œuvres, qui, au siècle précédent, avait poursuivi victorieusement le paganisme jusqu’au fond des campagnes ? Saint Martin de Tours s’était particulièrement dévoué à l’affermissement de la foi catholique dans tout le pays gallo-romain, surtout de la Loire aux Rhin. Geneviève vint au monde un quart de siècle seulement après la mort de l’illustre saint. Appelée, par l’analogie même de sa vocation, à servir les mêmes intérêts religieux que lui, elle tint à aller réclamer son assistance à son tombeau, que visitait déjà une multitude de pèlerins.

Elle se rendit d’abord à Orléans, où elle ne dut pas manquer d’aller prier sur les restes du vaillant défenseur de la ville, l’évêque saint Agnan, mort en 453. Elle eut, pendant son séjour dans cette cité, à ramener miraculeusement un orgueilleux au sentiment de la charité. Elle apprit qu’un serviteur s’était donné des torts envers son maître et elle demanda à ce dernier la grâce du coupable. Mais l’offensé refusa avec obstination et ne voulut rien entendre. — Vous pouvez mépriser mes prières, lui dit la sainte, mais il y a quelqu’un qui ne les méprise pas : c’est le Seigneur Jésus-Christ, plein de compassion et de clémence pour pardonner. Le maître impitoyable revint chez lui. La fièvre le saisit sur-le-champ et il fut en proie toute la nuit à de tels transports qu’il ne pouvait ni dormir ni même respirer. Aussi, dès le point du jour, se hâta-t-il d’aller se jeter aux pieds de Geneviève, sollicitant pour lui-même la grâce qu’il avait refusée à son serviteur. La sainte le guérit en faisant sur lui le signe de la croix et le serviteur obtint son pardon.

Embarquée sur la Loire, la sainte eut à affronter de grands dangers sur ce fleuve capricieux. Dès qu’elle parut aux portes de Tours, un grand nombre de possédés accoururent à elle. Ces malheureux poussaient des cris affreux. Les démons, qui parlaient par leur bouche, se plaignaient bien haut des tourments que Martin et Geneviève leur causaient et de l’aggravation que leur présence apportait aux supplices dont ils souffraient. Ils se vantaient même, dans leur rage furieuse, d’avoir suscité les périls que la sainte avait courus sur le fleuve.

Sans se troubler du tumulte, celle-ci entra dans la basilique de Saint-Martin, toujours poursuivie par les possédés. Là, elle délivra plusieurs de ces infortunés en faisant sur eux le signe de la croix et en adressant à Dieu sa prière. Obligés de sortir du corps de leurs victimes, les démons ne les abandonnaient pas sans donner des marques significatives de leur terreur. Ils s’écriaient que les doigts de Geneviève, semblables à des cierges enflammés, brûlaient comme d’un feu céleste et leur infligeaient d’intolérables tortures.

Le spectacle de ces premières délivrances opérées par Geneviève encouragea les habitants de Tours à en attendre de nouvelles. Trois d’entre eux, dont les femmes étaient tombées au pouvoir des malins esprits, tenaient ces malheureuses enfermées dans leurs maisons, afin que personne ne s’aperçût de l’épreuve à laquelle Dieu les soumettait. Sur leur demande, Geneviève alla chez chacun d’eux et, par ses prières, par des onctions d’huile bénite et surtout par la puissance du Christ qu’elle invoquait, elle débarrassa les trois possédées de leurs persécuteurs.

Mais elle avait surtout entrepris son pèlerinage pour rendre ses hommages à saint Martin. Elle priait donc assidûment à son tombeau, avec toute la ferveur et l’humilité qu’on pouvait attendre d’elle. Une nuit, elle assistait aux vigiles dans la basilique ; semblable au publicain de l’Évangile, elle se tenait dans un coin de l’édifice, inaperçue de tous et plongée dans un profond recueillement. Une nombreuse assistance se pressait auprès du saint tombeau. Tout à coup, l’un des chantres fut saisi par le démon. Il se mit à se déchirer les membres, comme s’ils étaient ceux d’un autre, et, s’échappant de l’abside tout hors de lui, il se précipita vers l’endroit où priait Geneviève. Celle-ci reconnut sans peine en cet homme la présence du malin esprit. Elle enjoignit à ce dernier de sortir sur-le-champ, sans faire aucun mal à celui dont il s’était emparé. Le démon obéit, non sans donner des signes de son immonde dégradation, et le chantre fut immédiatement délivré.

N’est-il pas étrange que, dans la ville et jusque dans la basilique d’un saint si redouté des démons de son vivant, les possessions diaboliques aient pu se produire dans les conditions que nous venons de constater, plus étrange encore que la délivrance ait été obtenue, non par l’intercession de saint Martin, mais par la prière et l’action de son humble visiteuse ? Il n’y a pas lieu pourtant de s’étonner outre mesure. En réalité, Dieu seul est l’auteur de l’effet surnaturel ; quand ils opèrent des miracles, les saints ne sont que ses instruments. En choisissant Geneviève pour délivrer les possédés de Tours, Dieu honorait son illustre serviteur Martin dans la mesure même où il honorait celle qui venait en suppliante à son tombeau. Il glorifiait Geneviève et lui transmettait quelque chose du pouvoir que le saint évêque avait exercé contre les démons jusqu’à son lit de mort ; en même temps il témoignait par là qu’il entendait faire de sa servante la continuatrice de l’œuvre si vaillamment entreprise par saint Martin. Enfin, à une époque où Satan mettait en œuvre toutes ses violences et toutes ses ruses pour disputer à l’Évangile le monde nouveau, Dieu l’humiliait en l’obligeant à fuir, non plus devant un évêque ni un ministre de l’Église, mais devant une femme, une simple religieuse.

La vie que Geneviève avait embrassée s’accommodait de voyages entrepris tantôt par piété, comme celui de Tours, tantôt pour le soin de légitimes intérêts même temporels. Le biographe signale la présence de la sainte à Meaux et à Laon. Elle possédait, aux environs de la première ville, des terres qui provenaient peut-être de l’héritage de sa marraine. Elle avait coutume de s’y rendre à l’époque de la moisson. Un jour qu’elle s’y trouvait au milieu de ses moissonneurs, un orage approcha, la pluie fut sur le point de tomber et les travailleurs eurent grande appréhension. Geneviève se retira alors dans la tente qu’on lui avait dressée auprès de ses champs, se prosterna à terre et, selon son habitude, se mit à prier avec beaucoup de larmes. Dieu exauça les désirs de sa charité et préserva une moisson dont les travailleurs et les pauvres devaient bénéficier. A la stupéfaction des spectateurs, la pluie se déversa sur les champs voisins, mais épargna la récolte et les moissonneurs de Geneviève[3].

La moisson matérielle n’était pas la principale dont la sainte se préoccupât pendant ses séjours à Meaux. Ses exemples de vertus tombaient dans les âmes comme une semence de grâce qui germait, croissait et produisait de merveilleux fruits. Dans la ville habitait une jeune fille appelé Célinie, comme la mère de l’évêque saint Remi. On l’avait déjà promise en mariage quand la grâce de Dieu vint solliciter son cœur et lui inspirer la résolution de suivre les traces de Geneviève. Célinie se rendit à l’appel divin. Elle pria la sainte de l’agréer au nombre de ses compagnes et de lui donner des vêtements plus conformes à sa vocation Le fiancé ne tarda pas à apprendre le changement survenu dans les idées de la jeune fille. Il entra en fureur et courut précipitamment à Meaux, afin de revendiquer ses droits sur celle qui lui était promise. A son approche, Geneviève et Célinie se hâtèrent d’aller chercher un refuge dans le baptistère de la grande église de Meaux. Le jeune homme les suivit de près. Quel ne fut pas son étonnement quand il vit la porte du baptistère s’ouvrir d’elle-même devant les fugitives pour leur donner asile ? Dieu prenait visiblement parti pour celle qu’il appelait à lui. Le jeune homme comprit et ne poussa pas plus loin son entreprise.

Célinie put suivre en toute liberté sa vocation. De condition aisée, elle avait une servante atteinte depuis deux ans d’un mal qui l’empêchait de marcher. Geneviève étendit à la pauvre servante le bienfait de son intercession et la guérit en la touchant. Quant à Célinie, elle suivit avec tant de générosité les avis de sa sainte amie qu’elle-même devint une sainte dont le souvenir est resté en honneur à Meaux et à Paris.

Geneviève fit dans la même ville une autre conquête non moins glorieuse. Une jeune fille des environs, nommée Aude, s’attacha à elle, la suivit à Paris, imita ses vertus et parvint également à la gloire de la sainteté. Inhumée auprès de la Patronne de Paris, elle partagea longtemps les honneurs rendus aux reliques de cette dernière.

Un certain nombre de jeunes filles se groupèrent ainsi autour de Geneviève et, soit à Paris, soit ailleurs, embrassèrent la vie religieuse dans les mêmes conditions qu’elle. Nous en avons déjà vu en sa compagnie dans ses pèlerinages à la basilique de Saint-Denis ; nous en retrouverons encore à ses côtés dans d’autres circonstances. Consacrées à Dieu par le vœu de virginité, elles vivaient à la manière de leur modèle, allaient et venaient par le monde quand il était nécessaire, s’exerçaient aux œuvres de miséricorde et de charité envers leurs concitoyens, édifiaient le peuple par leurs vertus, servaient Dieu, dans leurs humbles cellules, par la pratique assidue de la pénitence, du recueillement et de la prière. Elles n’étaient cependant rattachées à Geneviève que par un lien tout volontaire ; car le biographe de la sainte ne fait aucune mention d’un monastère bâti par elle et l’on ne trouve nulle trace d’une institution de ce genre établie par ses soins. Son influence sur ses pieuses compagnes n’en était pas moins profonde. Elle guida ainsi bien des âmes dans la voie des plus hautes vertus et, par elles, ménagea à la population parisienne les plus consolants exemples.

 

 

 



[1] La multiplication miraculeuse des liquides se rencontre dans la vie de plusieurs saints. A Poitiers, par exemple, sainte Radegonde obtint qu’un muid de vin suffit à sa communauté d’une vendange à l’autre. Saint Dominique bénit un jour une coupe de vin à laquelle purent ensuite se désaltérer vingt-cinq frères et cent quatre religieuses. De nos jours, la prière d’une humble religieuse de l’Adoration réparatrice, à Paris, multiplia suffisamment un peu d’huile pour qu’on pût alimenter pendant quatre semaines sept lampes brûlant nuit et jour devant le Saint-Sacrement. D’Hulst, Vie de la mère Marie-Thérèse, Paris, 1873, p. 380.

[2] Jeanne d’Arc résida dans le village de la Chapelle, près de l’église de Sainte-Geneviève, du 6 au 9 septembre 1429 ; elle en partit pour donner l’assaut à Paris et tenter inutilement d’y introduire l’armée du roi.

[3] On a prétendu que Geneviève avait ainsi détourné sur les autres le fléau qui devait la frapper elle-même. C’est une erreur que n’autorise aucunement le texte du biographe. Rien ne dit que la préservation de Geneviève fut préjudiciable aux autres. Les champs voisins n’eurent guère à souffrir de la pluie si la récolte était déjà faite ou encore sur pied. S’ils ont souffert, en quoi Geneviève en est-elle responsable ? Comment d’ailleurs Dieu aurait-il exaucé sa prière, sous la forme égoïste qu’on lui prête gratuitement ?