SAINTE GENEVIÈVE

 

CHAPITRE III. — L’INVASION D’ATTILA.

 

 

Depuis le passage de la formidable avalanche de barbares qui, en 406, avaient envahi le sol de la Gaule, et qui, rompant toute communication avec leur pays d’origine, étaient allés fonder des États éphémères dans les riches provinces du midi, les Francs, mieux inspirés, avaient continué d’occuper leurs postes sur les deux rives du Rhin. Vers le milieu du Ve siècle, entre 431 et 451, un chef du nom de Clodion commandait à l’une des principales tribus franques, celle des Saliens. Devant ces derniers, s’étendait ce beau pays du nord de la Gaule, que l’autorité romaine protégeait encore de son prestige, mais que pratiquement elle laissait presque à l’abandon, trop occupée qu’elle était à disputer ses anciennes provinces du midi aux Wisigoths et aux Burgondes. Les Francs crurent l’occasion favorable pour se porter en avant.

Ils s’emparèrent d’abord de Tournai, poste romain dévasté par la précédente invasion, mais repeuplé depuis et pourvu d’une église catholique. Ce fut ensuite le tour de Cambrai et d’Arras. Quand ils tentèrent d’aller plus loin, les Francs se heurtèrent au général romain Aétius, grand homme de guerre qui venait de triompher des Wisigoths, des Francs orientaux et des Burgondes, et qui accourait pour barrer la route aux envahisseurs du nord. Ceux-ci durent s’arrêter. Mais comme, au point de vue romain, la meilleure politique consistait encore à faire des barbares les gardiens intéressés des frontières de l’empire, Aétius abandonna aux Francs Saliens de Clodion tout le pays situé entre le Rhin et la Somme. Ce jeune peuple prenait ainsi peu à peu possession du domaine que lui réservait la Providence. Il se mêla pacifiquement à la population gallo-romaine qui habitait le pays et commença à se familiariser avec cette civilisation romaine et chrétienne qu’il ne pouvait sans admiration comparer à sa propre barbarie.

Vers la fin de cette période, mourut saint Germain d’Auxerre, le protecteur et l’ami de Geneviève. Au retour de son second voyage en Grande-Bretagne, il avait eu à intervenir en faveur des Armoricains, jusque-là turbulents et prompts à la révolte contre le joug romain. Aétius se disposait à réprimer les armes à la main leurs tentatives d’insurrection, quand ils eurent l’idée, pour conjurer le péril, de recourir à la médiation du vieil évêque d’Auxerre. Les évêques de cette époque ne bornaient pas leur activité au soin spirituel de leur troupeau. Ils apparaissaient partout en conciliateurs et en messagers de paix, et aucun intérêt social ne les trouvait indifférents. Germain obtint d’abord un délai dans l’application des mesures de rigueur projetées contre les Armoricains. Puis il courut à Ravenne, afin d’obtenir de l’empereur Valentinien une amnistie complète. Il eut la joie de se rencontrer dans cette capitale avec l’évêque, saint Pierre Chrysologue, et avec l’impératrice Placidie, que sa haute piété rendait si vénérable. C’est à Ravenne même que Dieu le rappela à lui le 31 juillet 448. Avant de mourir, il laissa en souvenir à ceux qui l’entouraient les quelques objets qu’il possédait encore. Geneviève ne fut pas oubliée, et le diacre Sédulius fut chargé de lui transmettre le suprême témoignage d’une affection fidèle jusqu’à la mort.

A Clodion succéda son fils Mérovée. C’est de son temps que s’abattirent sur la Gaule les hordes innombrables des Huns.

Les Huns, barbares d’origine asiatique, avaient commencé par être un moment les maîtres de la Chine. Chassés de l’Asie centrale, vers la fin du Ier siècle, ils se portèrent vers l’Occident. Une partie d’entre eux se fixa à l’est de la mer d’Aral, dans le Turkestan ; l’autre s’avança d’abord jusqu’au Volga, d’où elle s’ébranla dans les dernières années du IIIe siècle, en poussant devant elle les Alains, les Goths et tout ce flot de barbares qui se répandit sur la Gaule en 406. Les Huns occupaient déjà les bords du Danube et faisaient trembler les deux empereurs de Constantinople et de Ravenne, quand Attila devint leur unique roi, en 445, par le meurtre de son frère Bléda.

Les anciens historiens, surtout ceux qui furent témoins de la terreur que causait Attila, ont tracé de lui le plus sombre portrait. Taille trapue, large poitrine, grosse tête, teint bronzé, petits yeux, barbe clairsemée, air farouche ; au cœur la cruauté, la soif du sang, l’amour de l’or, la passion de tout dominer, la prétention de passer pour le « fléau de Dieu a et le génie même de la dévastation, au point que, disait-il, l’herbe ne poussait plus là où le pied de son cheval avait posé, tel était le roi des Huns. Il faut ajouter qu’en ce barbare se heurtaient tous les contrastes de la sauvagerie et de la civilisation, la simplicité personnelle au milieu d’un luxe effréné qu’alimentait le pillage quotidien, des mœurs presque patriarcales et toutes les fureurs du carnage, la justice et la pitié alternant avec la violence et la ruse, l’insolence envers les puissants, la méfiance et la dissimulation dans ses rapports avec les étrangers, le pouvoir absolu sur ses hordes et point d’autre Dieu qu’une épée plantée en terre.

Quand les Huns s’ébranlaient pour marcher en avant, c’était tout un peuple qui émigrait, avec les femmes et les enfants dans des chariots et d’innombrables troupeaux menés à la suite. Les hommes passaient leur vie à cheval, se précipitaient sans grand ordre à la bataille et se jetaient sur l’ennemi en poussant des cris de bêtes fauves. Après avoir lancé d’une distance prodigieuse des flèches meurtrières armées d’os effilés, ils s’approchaient et frappaient d’une main l’adversaire avec l’épée, pendant que de l’autre ils l’enlaçaient dans un filet pour paralyser ses mouvements.

Arrêté en Pannonie à la tête de ses hordes, au sein desquelles les guerriers s’élevaient au nombre de six cent mille, Attila hésitait sur le choix du pays à envahir. En Orient, Marcien venait de monter sur le trône, en 450, et prenait en face des barbares une attitude énergique. Attila se décida pour l’Occident. D’ailleurs le féroce conquérant de Carthage, Genséric, roi des Vandales, avait besoin de secours contre les Wisigoths, qui occupaient le midi de la Gaule et menaçaient sa domination. Il fit appel à Attila. Celui-ci profita de l’occasion. Il comptait écraser d’abord les Wisigoths, puis atteindre le cœur même de l’empire d’Occident par le nord de l’Italie.

Il passa donc le Rhin. Metz voulut se défendre. Les Huns prirent la ville le samedi saint de l’an 451, l’incendièrent, massacrèrent les habitants et poursuivirent leur route, précédés par l’épouvante.

L’objectif d’Attila était d’atteindre la Loire à Orléans et de la traverser pour se jeter sur les Wisigoths. A Paris, l’on ignorait ce plan de campagne. Mais, l’eût-on connu, comment se persuader que le flot des barbares, en se dirigeant de Metz sur Orléans, ne dévasterait pas une large étendue de territoire et épargnerait Paris ? Comment espérer que la petite ville, qui s’enrichissait de son commerce et possédait un palais impérial, échapperait à la convoitise des envahisseurs et ne recevrait pas tout au moins la visite de bandes détachées de la masse formidable des Huns ? On se rappelait avec terreur les effroyables massacres de 406. Les Parisiens ne se sentirent pas le cœur de s’exposer au renouvellement de ces sanglantes horreurs.

Ils jugèrent plus raisonnable d’abandonner leur ville et de s’en aller chercher au loin un asile plus sûr pour leurs personnes et le peu de leurs biens qu’ils pourraient emporter. Humainement parlant, c’était là le parti le plus sage, parti douloureux néanmoins, puisqu’on laissait la cité exposée sans défense au pillage, à l’incendie, peut-être à une ruine sans retour. Pourrait-on, en effet, quitter de sitôt la retraite où l’on aurait trouvé protection contre les barbares ? Reverrait-on jamais la ville dont on allait s’enfuir ? Qui d’entre les Parisiens survivrait à la tourmente ? On le voit, c’était l’avenir même de Paris qui était en jeu. Mais il devenait urgent de pourvoir à la sécurité du présent, et tous, bateliers, marchands, prêtres, magistrats, s’accordaient à regarder la fuite comme l’unique moyen de salut. Déjà tout s’agitait fiévreusement dans les rues étroites de la cité ; le long des rives de l’île, les barques se chargeaient des objets les plus chers aux fugitifs et s’apprêtaient à descendre le cours de la Seine.

Seule, au milieu du désarroi général, une jeune femme de vingt-huit ans reste calme et confiante : c’est Geneviève. Sa foi lui révèle que Dieu peut toujours défendre ceux qui n’attendent le salut que de sa bonté. Pendant que les hommes tremblent et se disposent au départ, elle rassemble les femmes, leur rappelle les grands exemples de Judith et d’Esther, libératrices de leur peuple, et leur demande de s’unir à elle afin de détourner le fléau à force de jeûnes, de prières et de saintes veilles. Il y a tant de conviction dans les exhortations de Geneviève, tant de confiance et de fermeté dans son attitude, que les femmes en grand nombre se laissent persuader. Devenues plus intrépides que les hommes et plus clairvoyantes qu’eux sur le choix des moyens de salut, on les voit se réunir durant plusieurs jours dans le baptistère de Saint-Jean-le-Rond et s’efforcer de toucher le cœur de Dieu par leurs pénitences et leurs supplications.

Quand Geneviève juge que ces prières des femmes, jointes aux siennes, ont fléchi le ciel, elle ose s’adresser aux hommes. Elle leur dissuade d’abandonner leur ville. Elle va jusqu’à leur assurer que les cités dans lesquelles ils songent à se réfugier tomberont sous les coups des hordes barbares, tandis que, par la protection du Christ, Paris n’aura rien à souffrir. Cette affirmation était en contradiction avec toutes les probabilités naturelles et en opposition formelle avec la persuasion des Parisiens. Geneviève voyait-elle donc l’avenir à la clarté d’une lumière divine ? Ses assurances multipliées n’étaient-elles pas plutôt le fruit des dangereuses illusions d’un esprit égaré ou pervers ?

C’est à cette dernière conclusion que s’arrête d’instinct la population effarée. Bientôt, sous l’empire d’une panique qui entrave toute réflexion, on passe de l’incrédulité à la fureur et aux pires accusations contre la sainte qui pourtant, depuis treize ans, montre à la cité l’exemple des plus admirables vertus. Cette Geneviève, dit-on, c’est une prophétesse de mensonge. Elle veut empêcher les habitants de quitter une ville destinée à périr et de mettre leurs biens en sûreté dans des refuges plus assurés. C’est une trahison !

Geneviève a beau répéter avec une douce fermeté ses exhortations et ses promesses, l’animosité ne fait que grandir. On parle déjà de la réduire brutalement au silence, de se venger de ses avis perfides qui tendent à paralyser les efforts nécessaires à un prompt départ. Il faut saisir la vierge folle, la massacrer à coups de pierres ou la précipiter dans le fleuve. C’est ainsi que se comportait déjà le Paris du Ve siècle envers celle qui voulait le sauver.

L’humble vierge, aussi vaillante que le plus valeureux guerrier en face de la fureur populaire, laisse dire et laisse faire. Déjà l’on porte la main sur elle et la foule en délire va procéder à une exécution sommaire, quand soudain, au milieu du tumulte, apparaît Sédulius, l’archidiacre du saint évêque d’Auxerre. En voyant Geneviève aux mains des forcenés, il a compris ce qui se prépare. Parisiens, s’écrie-t-il, n’allez pas commettre un tel forfait. Celle que vous parlez de mettre à mort, je l’ai entendu raconter par le saint évêque Germain, elle a été l’élue de Dieu dès sa venue en ce monde, et voici le pieux présent que je lui apporte de la part de Germain le saint.

A ces mots, la- foule s’arrête stupéfaite, comme si Germain, l’évêque vénéré, se dressait devant elle en personne. Chacun rentre en soi-même et comprend. C’est bien le saint pontife d’Auxerre qui vient prendre si à propos la défense de sa pieuse amie. Sédulius, qui depuis trois ans a attendu l’occasion favorable pour remplir sa mission et que l’approche des Huns a probablement fait hâter, est vraiment amené à Paris par la Providence au moment opportun. Avec cette mobilité d’esprit qui n’a pas cessé de les caractériser, les Parisiens se souviennent alors des titres de Geneviève à leur confiance et à leur vénération. Ils croient maintenant à sa parole et se persuadent que, pour échapper au fléau, les moyens les plus efficaces sont encore ceux qu’indique la sainte : la prière, la pénitence et la confiance en Dieu.

L’événement justifia les promesses de Geneviève. Attila se porta de Metz sur Orléans. Le gros de ses hordes dut passer par Reims et Troyes. Mais, étant donnée l’immense étendue de pays qu’avaient à ravager pour subsister des masses de plus d’un million de personnes, ce fut merveille que Paris n’eût rien à souffrir des barbares. Attila trouva Orléans sur la défensive. L’évêque de la ville, saint Agnan, s’était fait le promoteur à e la résistance. Il avait réparé les remparts, de manière à arrêter les envahisseurs, puis s’était hâté de courir à Arles, pour presser l’arrivée du général romain Aétius. Celui-ci réussit à décider les autres barbares de la Gaule, Wisigoths, Francs et Burgondes, à une action commune contre les nouveaux arrivants. Le 4 juin, il parut devant Orléans.

Attila, déconcerté par une entente qu’il avait tenté d’empêcher, quitta la ville après une lutte meurtrière dans les rues. Toujours formidable néanmoins, il reprit la route de Troyes. Aétius et les autres défenseurs de la Gaule le poursuivirent. Les Francs de Mérovée, qui marchaient à l’avant-garde, atteignirent l’arrière-garde d’Attila, composée de Gépides, à Mauriac, non loin de Châlons, près de la route de Sens à Troyes. La lutte s’engagea entre eux dans la nuit et fut effroyable. Le lendemain, les deux armées entières en vinrent aux mains. La bataille fut une des plus sanglante que l’histoire ait enregistrées. D’après les calculs les plus modérés des historiens, cent soixante-deux mille hommes y perdirent la vie. La victoire de la Gaule, commencée la nuit par la vaillante attaque des Francs, fut assurée parles charges énergiques des Wisigoths, qui y perdirent leur roi Théodoric.

Vaincu, mais terrible comme le lion blessé, le roi des Huns se retira vers le nord-est, surveillé par Aétius et les Francs de Mérovée. A Troyes, l’évêque saint Loup se porta au-devant du fléau de Dieu et lui inspira une telle vénération qu’Attila ne fit aucun mal à la ville. Par une sorte d’instinct religieux, il voulut même que le vieil évêque, devant lequel avait fléchi sa férocité, l’accompagnât dans sa retraite, comme pour lui servir de sauvegarde contre les surprises et les dangers. Il l’emmena ainsi jusqu’au Rhin et là lui rendit la liberté.

L’année suivante, Attila descendit en Italie, détruisit Aquilée et parut devant Rome, où la majesté du pape saint Léon sut encore l’arrêter. Il s’en retourna en Pannonie et y mourut en 453, sans avoir rien fondé, malgré la puissance et les ressources de toute nature dont il disposait.

Les Parisiens attribuèrent sans hésiter à Geneviève la préservation de leur cité. Honneur à Geneviève, dit son biographe ; par ses prières, elle a empêché l’armée ennemie d’entourer Paris et l’en a éloignée. S’expliquant ensuite plus explicitement, il la compare à deux autres saints, à saint Martin qui, encore soldat, offrit de se présenter sans armes aux barbares, près de Worms, et obtint par sa foi qu’ils se rendissent à discrétion aux Romains, et à saint Agnan qui, par ses prières et son activité, procura la délivrance d’Orléans.

Il est aisé d’affirmer aujourd’hui, dans l’ignorance où nous sommes du détail (les événements, que Paris, situé assez loin de la route suivie par les Huns, n’a jamais été menacé par eux, et que le rôle de Geneviève s’est borné à relever le moral des Parisiens et, tout au plus, à prévoir mieux que les autres la marche des barbares. N’y eût-il eu rien de plus, l’on conviendra que c’était déjà beaucoup et qu’il fallut à cette jeune femme une singulière énergie pour résister à tout un peuple affolé, et des lumières surhumaines pour annoncer avec précision un avenir si incertain. Mais les contemporains, mieux placés que nous pour discerner les causes et les effets dans les événements accomplis sous leurs yeux, ont attribué à Geneviève le mérite, non seulement d’avoir prédit leur préservation, mais surtout de l’avoir procurée par ses prières. Il faut les en croire. Il est incontestable que Paris était menacé. D’après quel principe rationnel contesterait-on la puissance de la prière des saints ou la liberté de l’intervention providentielle qui, en conséquence de cette prière, fait tourner les événements à son gré, tout en respectant le jeu spontané des volontés humaines ? Nos pères ont donc salué à bon droit en Geneviève la libératrice de Paris et la terreur des Huns. Du reste, la suite de sa vie nous le montrera, ce ne fut pas la seule circonstance dans laquelle l’intervention divine répondit à sa prière.

Quelques années après son triomphe, Aétius mourut assassiné par l’empereur Valentinien III, en 454. Les barbares se ruèrent alors sur les provinces romaines sans défense. Les Francs Saliens s’avancèrent davantage du côté de la Seine, tout en restant serviteurs de l’empire et gardiens de sa frontière.

A Mérovée succéda en 457 son fils Childéric, dont la capitale demeura à Tournai. Fidèle aux traditions paternelles, Childéric fut l’allié d’Ægidius, successeur d’Aétius dans le commandement des milices romaines. Il l’aida à défendre contre les Wisigoths le pays d’entre la Loire et la Seine, seule partie de la Gaule sur laquelle les Romains exerçaient encore une autorité directe. Après avoir combattu à Orléans sous Ægidius, le roi franc servit également sous le comte Paul, qui prit le commandement des milices après la mort de ce dernier. Depuis quelques années, de nouveaux barbares, les Saxons, habiles gens de mer, inquiétaient les côtes de la Gaule. Ils avaient même établi des stations à Boulogne, aux environs de Bayeux et à l’embouchure de la Loire. De ce dernier poste, ils remontèrent jusqu’à Angers dont ils s’emparèrent. Le comte Paul et Childéric vinrent les assiéger et réussirent à les chasser ; mais le général romain y laissa la vie. A la suite de ce succès, le roi franc acquit une autorité prépondérante sur tout le pays situé au nord de la Loire. Agissait-il comme chef des milices romaines ou comme roi indépendant ? On ne cherchait guère à s’en rendre compte et pratiquement l’origine de son pouvoir importait assez peu.

Childéric exerçait avec sagesse et bienveillance sa domination sur un pays laissé comme à l’abandon par l’empereur d’Occident. Il eut naturellement d’assez fréquentes occasions de passer par Paris et même d’y faire quelque séjour. Il y connut Geneviève, mise en si haut relief par les derniers événements ; il subit l’ascendant de sa vertu et lui marqua la plus grande déférence. Il avait même à se défendre, dans son rôle de justicier, contre l’intercession de la sainte, aux prières de laquelle il ne savait pas résister.

Un jour, Childéric entra dans Paris, accompagné d’un certain nombre de prisonniers auxquels il avait résolu d’ôter la vie. Geneviève se trouvait hors de la ville. Pour se prémunir contre ses supplications, le Roi fit fermer les portes de la cité, de manière que la sainte ne pût parvenir jusqu’à lui. Celle-ci, avertie sans doute par les complices de ses bonnes œuvres, accourut aussitôt pour sauver la vie des condamnés. Le peuple anxieux se demandait ce qui allait se passer. On vit Geneviève traverser le pont à la hâte, atteindre la porte de la cité et la pousser de la main. Cette porte s’ouvrit comme d’elle-même, à l’étonnement de tous. La sainte entra, se rendit au palais qui était situé à la pointe occidentale de l’île parisienne, y rencontra Childéric et en obtint aisément la grâce des malheureux.

Ce seul trait nous donne une idée de l’incomparable influence dont disposait Geneviève, même sur le cœur des Francs encore païens. Elle apparaît déjà comme la sauvegarde, la conseillère et la mère de la cité parisienne. Elle la protège et la défend comme une mère défend et protège son enfant. Cette vierge du Christ, qui n’a d’autre famille que ses concitoyens, puise dans son amour de Dieu une tendresse et une puissance dont la nature n’a point le secret ; après Dieu, Paris et sa chère Gaule sont tout pour elle.

Sa réputation s’étendit même au delà des limites de l’empire d’Occident.

Dans un désert de Syrie, non loin d’Antioche, vivait alors un saint étrange, du nom de Siméon. Importuné par les foules qu’attiraient ses miracles et son extraordinaire sainteté, il avait pris le parti d’habiter au sommet d’une colonne, d’où son surnom de Stylite. Il y demeura trente ans, jusqu’à sa mort arrivée en 459. On ne cessait d’accourir au pied de sa colonne, pour recueillir ses conseils, réclamer ses prières et s’édifier au spectacle de ses vertus. A la foule des visiteurs se mêlaient souvent des princes et des princesses, des évêques et des hommes de tout rang ; on y vit une fois l’empereur Marcien. Le savant évêque de Cyr, Théodoret, ami du Stylite, dont il a écrit la vie, raconte que les relations commerciales établies entre l’Orient et l’Occident amenaient auprès du saint des marchands de tous les paya ; il cite nommément des Italiens, des Espagnols, des Gaulois et des Bretons.

Siméon Stylite s’intéressait vivement à tout ce qui se passait dans l’Église de Dieu. Quoi d’étonnant dès lors que des marchands venus des bords de la Seine lui aient parlé de Geneviève, de l’amitié que Germain d’Auxerre lui avait témoignée et de l’admirable vie qu’elle menait à Paris ? Le Stylite aimait à en demander des nouvelles, quand des Gaulois se présentaient au pied de sa colonne, et, raconte le biographe, il se recommandait humblement aux suffrages de la vierge parisienne[1]. Ainsi s’établit une union spirituelle entre deux saints que séparait la distance, mais dont les cœurs battaient d’un même amour pour Jésus-Christ et pour son Église.

 

 

 



[1] Pour expliquer la mention de saint Siméon Stylite, dont la fête tombe le 5 janvier, dans la vie de sainte Geneviève, dont la fête se célèbre deux jours plus tôt, on a supposé qu’un écrivain trop zélé avait conclu du voisinage des deux fêtes à des relations entre les deux saints. Mais le biographe du VIe siècle n’était pas plus naïf que nos critiques d’aujourd’hui et c’est gratuitement qu’on lui impute une pareille confusion. Il en faut dire autant des copistes. Le zèle mal entendu de l’un eût été corrigé par d’autres et, introduite après coup, la mention de Siméon Stylite ne se retrouverait pas dans tous les manuscrits.