Après avoir traversé Paris, la Seine multiplie les sinuosités de son cours, comme si ses eaux s’éloignaient à regret du beau pays qu’elles arrosent. Elle se dirige d’abord vers le sud-ouest, remonte ensuite subitement vers le nord, puis revient à sa direction première et forme par ses capricieux détours la presqu’île de Gennevilliers. A l’extrémité occidentale de cette presqu’île et au pied de la plus saillante de ses collines, connue depuis sous le nom de mont Valérien, s’élevait déjà au IVe siècle le petit village de Nemetodurum ou Nanterre[1]. Les habitants de la bourgade vivaient de la culture des champs environnants, de l’élevage des troupeaux, de la pêche et peut-être aussi des transports par voie fluviale auxquels donnait lieu le commerce de l’époque. Deux jeunes époux, Sévère et Gérontia, habitaient Nanterre au début du Ve siècle. Leurs noms, dont l’un est latin et l’autre d’origine grecque, n’ont rien qui puisse étonner dans un pays gallo-romain. L’histoire a conservé le souvenir d’un soldat du nom de Gérontius, lieutenant de ce Constantin qui se fit proclamer empereur en Grande-Bretagne et périt en 411 sous les coups d’Honorius. La condition sociale de Sévère et de Gérontia ne nous est point connue. Ils ne furent, selon toute vraisemblance, ni les principaux personnages de Nanterre ni de trop humbles gens. Il ressort plutôt des récits qui se rapportent à l’enfance de leur fille, qu’ils étaient eux-mêmes de condition moyenne, possédant un petit avoir en champs et en troupeaux. Mais telle était alors l’insécurité des temps, résultant, surtout dans le nord de la Gaule, de l’instabilité et de la faiblesse des représentants de l’autorité impériale, que les deux époux ne pouvaient guère compter sur la jouissance paisible de leur humble patrimoine. Jeunes encore, ils avaient dû connaître toutes les horreurs de l’invasion. Sur la fin de l’année 406, en effet, d’innombrables hordes de barbares, passant par-dessus les Francs qui gardaient alors les rives du Rhin, se ruèrent sur la Gaule et la ravagèrent pendant deux ans. Toutes les cités de quelque importance furent saccagées et ruinées, les campagnes pillées et dépeuplées. Attentif à toutes les commotions qui ébranlaient le vieux monde romain, saint Jérôme[2] écrivait du fond de la Palestine : Des peuples sans nombre et d’une férocité extrême ont envahi toutes les Gaules. Tout le pays compris entre les Alpes et les Pyrénées, l’Océan et le Rhin, a subi les hostilités et les ravages des barbares, Quades, Vandales, Sarmates, Mains, Gépides, Hérules, Saxons, Burgondes, Alamans et Pannoniens. Quelques villes exceptées, tout a été dévasté ; ces villes mêmes, menacées au dehors par le glaive, sont au dedans la proie de la faim. A Reims, les Vandales, plus cruels encore que les autres envahisseurs, massacrèrent le pontife saint Nicaise au milieu de son troupeau. Ni la petite cité de Lutèce, ni les bourgades des environs ne durent échapper aux désastres causés par la sinistre avalanche. Les habitants du territoire parisien qui survécurent à l’invasion ne purent effacer de leur mémoire le souvenir des violences dont ils avaient été les témoins et les victimes. Le flot dévastateur finit par s’écouler vers les contrées méridionales de la Gaule. Les Francs n’avaient pas suivi les autres barbares. Ce n’est pas qu’eux aussi ne guettassent les provinces gauloises comme une proie désirable. Mais, établis sur la rive gauche du Rhin depuis la fin du IIIe siècle, ils eurent la sagesse de ne jamais perdre le contact avec la Germanie, leur pays d’origine. La Gaule les vit sous Constance Chlore, qui les combattit et transporta un certain nombre d’entre eux dans les terres désertes des environs d’Amiens, de Beauvais et de Troyes, afin de les coloniser. Constantin et ses fils, puis Julien eurent encore à les contenir les armes à la main. Mais les campagnes militaires se terminaient ordinairement par des traités qui laissaient aux Francs le territoire occupé par eux et les constituaient gardiens et défenseurs de la frontière romaine. C’est ainsi que peu à peu ces barbares en vinrent à être considérés comme des alliés de l’empire et purent s’infiltrer insensiblement parmi les populations gauloises qui occupaient tout le pays au nord de la Seine. Ces vieux Gaulois, que César n’avait pu dompter jadis qu’à la faveur de leurs divisions, appartenaient à la race celtique et occupaient depuis près de vingt siècles le sol qu’ils n’ont jamais quitté depuis. On sait avec quelle souplesse ils se plièrent à la civilisation romaine, tout en gardant les traits particuliers de leur caractère national. Quand la civilisation chrétienne vint se superposer à la précédente, les villes de la Gaule reçurent partout les missionnaires du Christ et fournirent à la foi nouvelle de dévoués adeptes et de généreux martyrs. Au début du Ve siècle, les églises des Gaules étaient florissantes et parfaitement organisées. La pure foi catholique y réglait la croyance et les mœurs. Aussi, quand les barbares, qui professaient l’arianisme, paraissaient dans le pays, l’hérésie créait un antagonisme de plus entre eux et les envahis. L’antique paganisme avait longtemps conservé un dernier refuge dans les campagnes. Saint Martin venait de le poursuivre victorieusement, la croix à la main, et de le réduire à l’état de superstition décriée et honteuse d’elle-même. De simples villages, comme Nanterre, possédaient une église catholique, qui parfois n’était qu’un ancien temple païen, et la population s’y réunissait pour chanter les louanges du Christ et participer à ses sacrements. Ainsi s’étendait et s’affermissait, jusque dans les plus humbles bourgades de la vieille Gaule, cette religion qui devait être la seule chose durable dans un pays destiné à subir tant de changements politiques, et qui contribua, plus que tout autre institution, à lui assurer l’unité et la prospérité. Sur la fin du règne de l’empereur Honorius, par conséquent au plus tard en 423, Sévère et Gérontia eurent une fille, la seule enfant qu’ils paraissent avoir obtenue du ciel. Pieux catholiques l’un et l’autre, ils lui firent donner le baptême dans la petite église de Nanterre. La marraine de l’enfant, qui habitait la cité parisienne et semble avoir possédé une assez large aisance, imposa à sa filleule le nom de Genovefa et ou Geneviève[3]. Les parents de l’enfant l’élevèrent dans les sentiments de religion qui les animaient eux-mêmes. Dieu se plut à verser dans l’âme de la petite fille des grâces exceptionnelles, en raison de la haute mission qu’il se proposait de lui confier un jour. Aussi se montra-t-elle bientôt capable d’un merveilleux discernement, à un âge où s’éveille à peine la raison dans les autres enfants. Geneviève ne comptait guère plus de sept ans en effet, quand deux saints évêques, Germain d’Auxerre et Loup de Troyes, de passage à Nanterre, fixèrent sur elle leur attention. Les deux évêques se rendaient alors dans la Grande-Bretagne pour y combattre l’hérésie. Un moine breton, nommé Pélage, s’était mis en effet, depuis quelque vingt ans, à enseigner de singulières doctrines. D’après lui, l’homme naît avec une nature intègre ; son intelligence et sa volonté lui suffisent pour s’affranchir du péché et tendre à la perfection. En conséquence, rien de plus inutile que l’intervention de Dieu dont la grâce léserait notre liberté, rien de moins indispensable que le baptême, puisqu’il n’y a pas de déchéance originelle à réparer. Aucune théorie ne pouvait caresser plus agréablement l’orgueil de la raison humaine et lui apprendre à se passer de Dieu. Pélage s’en alla propager successivement ses idées à Rome, en Afrique et jusqu’en Palestine. Saint Augustin et saint Jérôme prirent la plume contre lui, deux conciles africains le condamnèrent et un peu plus tard, en 431, le concile général d’Éphèse lui porta le dernier coup. Il semble que les compatriotes du novateur aient pris à cœur, plus que d’autres, de soutenir une doctrine éclose dans leur pays. Bien que refoulés de plus en plus vers l’ouest de leur fie par les barbares, ils s’éprirent d’un tel goût pour les erreurs de Pélage que les évêques bretons crurent devoir appeler à leur aide leurs collègues de la Gaule. Ceux-ci se réunirent et désignèrent Germain et Loup pour passer en Grande-Bretagne. Les deux délégués se mirent en route, avec l’approbation et les encouragements du pape Célestin. C’était en l’année 429. Germain, né à Auxerre, avait fait son droit à Rome, puis s’était vu confier en Gaule diverses charges militaires. Il commandait les troupes de tout le pays qui s’étend de la Garonne à la Seine quand l’évêque d’Auxerre, saint Amateur, qui comptait l’avoir pour successeur, obtint du préfet des Gaules l’autorisation de l’ordonner prêtre. On aimait à cette époque à choisir les pasteurs de l’Église parmi les hommes, qui avaient fait preuve de sagesse dans l’exercice dès grandes charges de l’État. C’est ainsi que saint Ambroise était passé, en 374, de la préfecture à l’évêché de Milan. A la mort de saint Amateur, en 418, Germain fut élu pour lui succéder. Il se voua dès lors à la pratique des plus hautes vertus évangéliques, consacra toutes ses richesses au service de l’Église et des pauvres, vécut lui-même dans la pénitence et la prière et se multiplia pour visiter toutes les parties de son diocèse et prendre soin de son troupeau. Loup était né à Toul. Marié d’abord à une sœur de saint Hilaire d’Arles, il alla se mettre après son veuvage sous la conduite de saint Honorat, au monastère de Lérins, revint ensuite à Mâcon, où il distribua tous ses biens aux pauvres et fut choisi, en 426, pour devenir l’évêque de Troyes. Les évêques des Gaules ne pouvaient envoyer à leurs collègues bretons des représentants qui fussent plus illustres par leur situation personnelle, leur science et leur vertu. Germain et Loup partirent ensemble de Sens, avec l’intention de passer par Paris. Une voie romaine un peu plus courte, il est vrai, aurait pu les conduire par Meaux, Beauvais et Amiens, jusqu’à Boulogne, où ils devaient s’embarquer. Mais les rivières, ces chemins qui marchent et qui portent où l’on veut aller, offraient aux voyageurs des facilités et aussi une sécurité que l’on ne méprisait pas à cette époque. Les deux saints s’embarquèrent donc sur l’Yonne, puis descendirent la Seine en bateau jusqu’à Lutèce, dont les nautes, déjà mentionnés du temps de Tibère, faisaient le service de la batellerie sur le fleuve assez loin en amont et en aval. De Lutèce, ils devaient poursuivre commodément leur voyage jusqu’au-dessous du confluent de l’Oise, en un point où s’amorçait sur la voie latérale à la Seine une autre voie romaine qui remontait directement à Boulogne par Beauvais et Amiens. Sur la fin de l’hiver de l’année 429, la barque qui portait les deux évêques se détacha un matin des rives de l’île parisienne. Glissant rapidement sur les eaux, à la faveur du courant et sous l’effort des rameurs, elle atteignit vers le milieu du jour le modeste bourg de Catheuil, où les voyageurs s’arrêtèrent sans doute pour vénérer la tombe du martyr saint Denis, le premier apôtre de la région. Sur le soir, alors que le soleil éclairait encore de quelques doux rayons un paysage dénudé par les frimas, la barque aborda auprès du village de Nanterre. L’apparition des deux vénérables prélats mit aussitôt en émoi toute la population. En un instant, hommes, femmes, enfants, tous les entourèrent, avides de les voir, de les entendre, d’en recevoir une bénédiction. On s’agenouillait sur leur passage aux deux côtés du chemin qui conduisait à la petite église, vers laquelle, on le pensait bien, les hommes de Dieu allaient se diriger tout d’abord. Les bons évêques, touchés de cet accueil, souriaient, bénissaient, disaient un mot paternel à chacun, caressaient les plus jeunes enfants, à la grande joie des parents. Soudain le visage de Germain devient plus grave. On dirait qu’une vision céleste a frappé son regard et qu’une illumination surnaturelle lui a révélé la raison providentielle de son arrêt à Nanterre. La petite Geneviève est là, perdue au milieu des autres enfants et venue sans ses parents au-devant des évêques. Germain l’a aperçue. Il demande qu’on la fasse approcher. Quand elle est auprès de lui, il dépose un baiser sur son front et interroge les assistants. Comment s’appelle cette jeune
enfant ? Quels sont ses parents ? — Elle s’appelle Geneviève, lui répond-on de tous côtés. En même temps quelques-uns s’empressent d’aller chercher les parents, de les avertir que l’évêque s’est enquis d’eux, qu’il a eu des attentions particulières pour leur petite Geneviève. Sévère et Gérontia accourent aussitôt. a Cette enfant est votre fille ? leur dit Germain. — Oui, seigneur, répondent-ils. — Heureux parents ! reprend l’évêque qu’éclaire alors l’Esprit de Dieu, heureux parents d’avoir donné le jour à une si respectable enfant ! A sa naissance, sachez-le, ce fut grande joie et mystérieuse allégresse parmi les anges du ciel. Elle sera grande aux yeux du Seigneur. Témoins de son admirable vie et de sa sainte consécration, beaucoup s’éloigneront du mal, renonceront à leur vie de péché et de honte pour se convertir au Seigneur et obtiendront du Christ la rémission de leurs fautes et les récompenses de l’éternelle vie. S’adressant alors à l’enfant : Ma fille Geneviève, lui dit-il. — Votre servante vous écoute, père saint, répondit l’enfant ; dites ce que vous ordonnez. Eh ! bien, reprend l’évêque, ne crains pas de le déclarer ; veux-tu te consacrer à la vie religieuse et devenir l’épouse du Christ, en te donnant à lui corps et âme ? — Soyez béni, mon père, s’écrie la petite Geneviève. Vous me demandez mon assentiment pour la chose que je désire par-dessus tout. Oui, je le veux, père saint, et je conjure le Seigneur de vouloir bien rendre ma consécration définitive. — Aie confiance, ma fille, conclut Germain. Sois courageuse et efforce-toi de réaliser dans ta conduite ce que croit ton cœur, ce que disent tes lèvres. Gracieuse enfant, le Seigneur te donnera force et vaillance. Quelle maturité dans les pensées et la résolution de la jeune enfant de sept ans, alors même qu’il faudrait croire que le biographe a quelque peu défloré la naïveté et la candeur des paroles de Geneviève ! Comment ne pas reconnaître sur les lèvres de la petite fille l’inspiration du Dieu qui donne l’intelligence aux tout petits ! Encore tout ému de ce qu’il venait de voir et d’entendre et sous le charme de la vision qui lui avait fait entrevoir les glorieuses destinées de Geneviève, saint Germain se rendit à l’église avec son compagnon de voyage. La foule du peuple les y suivit. Les deux évêques y récitèrent none et vêpres et, pendant tout le temps de sa prière, Germain tint la main étendue sur la tête de Geneviève. Dans le sanctuaire qui s’était assombri au déclin du jour, les anges du ciel furent seuls sans doute à comprendre le sens de ce qui se passait : l’ancien commandant des troupes de la Gaule, le vaillant évêque d’Auxerre, transmettait à une frêle enfant l’esprit qui l’animait lui-même et lui confiait à la fois la tutelle du pays gallo-romain et la garde de la foi catholique. Leur office terminé, les deux voyageurs s’en allèrent prendre leur repas. Sévère demeura près d’eux avec sa fille. Germain congédia ensuite l’un et l’autre en recommandant au père de lui ramener l’enfant le lendemain, de bon matin, avant son départ. Sitôt le soleil levé, Sévère se retrouva avec Geneviève auprès de l’évêque. Un reflet céleste brillait encore sur le visage de l’enfant, tant l’entrevue de la veille l’avait comblée de joie. Bonjour, ma fille Geneviève, lui dit aussitôt Germain. Te souvient-il de m’avoir promis hier soir de te consacrer corps et âme au Seigneur ? — Je m’en souviens, père saint, répondit la douce enfant. J’ai promis à Dieu et à vous de me vouer à son service corps et âme, et avec son secours je désire lui appartenir fidèlement jusqu’à la fin. A ce moment, l’évêque aperçut à terre une pièce de monnaie de cuivre. Elle portait l’empreinte d’une croix[4]. Il la ramassa et la donna à Geneviève en lui disant : En souvenir de moi, suspends à ton cou cette pièce de monnaie percée et garde-la toujours. Ne souffre jamais qu’on mette à ton cou ou à tes doigts des bijoux d’or ou d’argent ni des perles. Si la moindre parure du siècle venait à séduire ton âme, c’en serait fait pour toi des éternelles et célestes splendeurs. L’enfant reçut avec reconnaissance l’humble présent de l’évêque. Elle renonça de bon cœur aux joyaux que portaient les jeunes filles aisées de son temps et que la condition de ses parents lui eût permis sans doute de désirer et d’obtenir. Elle attacha d’autant plus de prix à la modeste médaille de cuivre qu’elle y voyait le signe sacré du bien-aimé Sauveur, doux mémorial du vœu qu’elle avait fait et des bénédictions que lui avait promises le saint pontife. Sa mission accomplie à Nanterre, Germain dit adieu à Geneviève et l’adjura de se souvenir de lui et d’être tout entière au Christ. Puis il la recommanda à son père et remonta en barque avec l’évêque de Troyes. Le peuple suivit quelque temps du regard l’embarcation qui portait les hommes de Dieu jusqu’au moment où, inclinant vers la droite avec le cours de la Seine, elle disparut dans les brumes que perçaient à peine les premiers rayons du soleil. Peut-être aura-t-on la pensée de s’étonner de l’attention prêtée par les vénérables évêques à une petite fille de sept ans. Ces hommes qui avaient occupé dans le monde une si haute situation, qui étaient alors les représentants les plus autorisés de la civilisation romaine et de la foi chrétienne dans leur province, qui, sur le mandat de leurs collègues des Gaules, s’en allaient combattre l’hérésie dans la grande île bretonne, qu’on verra un jour tenir tête intrépidement à la fureur des barbares et qui sauront les arrêter par la seule majesté de leur caractère religieux, n’oublient-ils pas la grandeur de leur rôle quand ils s’arrêtent à converser avec une modeste enfant de village ! Non, loin de l’oublier, ils la justifient plus que jamais. Saint Germain n’a rien fait de plus noble dans toute sa vie que cette reconnaissance et cette consécration de la vocation de Geneviève. A la lumière divine, il a discerné celle qui doit être un jour le salut et la gloire de son peuple, il l’a vouée au Christ, son Seigneur, il Fa préparée à sa sublime mission. Rien n’était plus digne d’un grand évêque. C’est avec Sévère, père de l’enfant, que saint Germain s’était entretenu de préférence, c’est à lui qu’il avait recommandé Geneviève en partant. Gérontia se trouva ainsi reléguée au second plan. Elle n’eut pas à s’en étonner. L’ancien droit romain, qui était encore en vigueur à cette époque et dont l’esprit évangélique n’avait pas eu le temps d’adoucir toutes les rigueurs, attribuait au père l’autorité souveraine dans la famille. Mais peut-être Gérontia fut-elle froissée que sa fille se fût engagée au service du Christ sans la consulter. Peut-être même ne se rendait-elle pas suffisamment compte des droits supérieurs de Dieu et ressentit-elle quelque chose de cette secrète et instinctive jalousie qu’éprouvent certaines mères, quand le souverain Maître intervient pour prendre une trop large place dans le cœur de leur enfant. Toujours est-il qu’après le départ des deux évêques elle garda quelque mauvaise humeur. L’occasion se présenta bientôt pour elle de la manifester. C’était un jour de fête solennelle. Gérontia allait se rendre à l’office ; mais, avant de partir, elle ordonna à Geneviève de demeurer à la maison, soit qu’elle jugeât l’enfant trop jeune encore pour l’astreindre à toutes les obligations religieuses, soit qu’une autre raison dictât sa conduite. La petite Geneviève comptait sans doute sur cette fête pour commencer publiquement son service de dévouement et d’humble obéissance auprès du Christ, comme le lui avait prescrit le saint évêque. Elle s’attacha donc à sa mère qui partait, lui fit entendre ses cris et lui dit toute en larmes : Mère, il faut que je tienne la promesse que j’ai faite à Dieu et au saint évêque Germain. Il faut que je sois assidue à l’église, pour mériter de devenir l’épouse du Christ. C’est le bienheureux pontife qui me l’a assuré. A cette humble supplication, Gérontia répondit par un soufflet. Le châtiment ne se fit pas attendre ; à peine la pauvre femme avait-elle porté la main sur Geneviève, qu’elle fut privée de l’usage de la vue. Par ce coup aussi sévère qu’imprévu, Dieu lui rappelait que les enfants lui appartiennent avant d’appartenir à leurs parents, que lui-même s’est réservé le droit de les choisir à son heure et que certains d’entre eux ont mission dès l’âge le plus tendre, à l’exemple de l’enfant Jésus, de s’occuper des affaires du Père céleste. L’intervention de Dieu était manifeste. Gérontia fut bien obligée de le reconnaître et de rentrer en elle-même. Elle avait voulu conduire sa fille à son gré et contre le gré de Dieu ; elle en était maintenant réduite à solliciter la main de l’enfant pour se faire conduire. L’humiliation de la mère fut grande ; plus grande assurément fut la douleur de Geneviève en voyant frappée à son occasion celle qu’elle chérissait. Dieu permit que l’épreuve se prolongeât pendant vingt et un mois. Gérontia eut le temps de réfléchir. Elle se convainquit que ce que Dieu veut, il le veut bien. Elle repassa dans son esprit le témoignage que l’évêque avait rendu à sa fille, le soir de son arrivée à Nanterre. Peu à peu, elle sentit son cœur s’attendrir. La soumission et la confiance en Dieu y remplacèrent les sentiments trop humains. Elle comprit que les droits du Christ primaient les siens, que s’il voulait faire de Geneviève l’élue de son cœur divin, elle-même n’avait qu’à se rendre, à lui offrir son enfant, à se tenir magnifiquement honorée de la faveur dont sa famille devenait l’objet. L’humiliation et l’épreuve patiemment acceptées inclinèrent Gérontia à se persuader que Dieu ne lui tiendrait pas indéfiniment rigueur. Un jour donc, elle appela Geneviève auprès d’elle et lui dit : Mon enfant, prends le vase à puiser, hâte-toi d’aller au puits et apporte-moi de l’eau. L’enfant docile y courut. Elle arriva à la margelle du puits, toute baignée de ces larmes qu’elle ne cessait de verser sur l’infortune de sa mère. Quand le vase fut plein, elle l’apporta. La pauvre Gérontia leva alors les mains vers le ciel pour invoquer, avec la plus respectueuse confiance, la miséricorde toute-puissante. Geneviève, avec plus d’ardeur que jamais, unissait ses supplications à celles de la chère aveugle. A la demande de sa mère, elle fit un signe de croix sur l’eau et la lui présenta. Gérontia s’en frotta les yeux. La vue commença à lui revenir. Elle continua l’application de cette eau et bientôt elle recouvra complètement l’usage de ses yeux. Ce miracle consacrait définitivement la vocation de Geneviève, appelée à rendre plus tard la santé à tant d’infirmes, la vue à tant d’aveugles, la lumière de la foi à tant d’âmes égarées. A Nanterre, on entoure encore de respect le puits où la sainte enfant vint puiser l’eau et qu’elle féconda de ses larmes et de ses prières. Le biographe ne nous dit absolument rien des occupations de la sainte pendant son enfance. La tradition locale supplée jusqu’à un certain point à son silence. Sévère et Gérontia, nous l’avons vu, vivaient probablement du produit de leur modeste domaine. Ils ne se mettent pas en avant à l’arrivée des évêques ; donc ils n’étaient pas les plus notables du pays. Germain défend à Geneviève de porter des bijoux d’or ou d’argent ; donc ses parents auraient pu lui en procurer et par conséquent ne comptaient pas parmi les pauvres. Geneviève, selon la coutume des anciens temps, garda leur petit troupeau dans le voisinage de la maison paternelle. C’est de cette manière qu’elle put être bergère durant ses jeunes années. On a conservé à Nanterre le souvenir d’un endroit où elle menait paître ses moutons et qu’on a appelé depuis le parc de sainte Geneviève[5]. Plus tard, deux des plus nobles enfants de la France, Jeanne d’Arc et Vincent de Paul commenceront comme elle par garder les brebis. On montre aussi, dans le village, une sorte de souterrain, voisin de la demeure de ses parents, dans lequel elle aimait à se retirer pour prier. Sur les pentes boisées du mont Valérien, alors couronné par un petit temple païen abandonné, à travers les champs de la presqu’île ou le long des rives ombragées du beau fleuve, Geneviève allait, conduisant de sa douce petite main son docile troupeau. Et pendant qu’elle allait, son âme lisait dans le livre enchanteur de la nature. A ce cœur d’enfant, si simple et si pur, tout redisait le nom, la gloire, la puissance et surtout l’amour du Dieu auquel appartenait sa vie. A d’autres heures, surtout quand les prêtres y venaient célébrer l’office, elle se rendait à l’église de Nanterre. Là elle entrait en communication plus directe avec son Seigneur bien-aimé ; là elle entendait parler de lui, là elle assistait à son auguste sacrifice et eut le bonheur d’y participer pour la première fois. Là enfin revivait, toujours douce et lumineuse, la vision du saint évêque tenant sur elle sa main vénérable pour la préparer à devenir la vierge du Christ[6]. |
[1] Nemetodurum paraît signifier, dans la langue celtique, temple sur la rivière.
[2] Lettre CXXXII, à Ageruchia, 16.
[3] On a cru pouvoir assigner à ce nom une étymologie tirée de la vieille langue des Gaulois, le celtique, qui a survécu dans le breton actuel. Genovefa viendrait de geno, bouche et de eff, ciel, ce qui permettrait de donner au nom de la sainte le sens de bouche du ciel. Mais si le mot Genovefa était d’origine celtique, il se serait conservé sous sa forme primitive en breton, tandis qu’en cette langue, Geneviève s’appelle aujourd’hui Guenézan ou Guénojan. Il est plus probable que ce nom doit se rattacher à une origine germanique. Du reste, sa signification ne tire pas plus à conséquence que celle des noms du père et de la mère de Geneviève.
[4] Cette croix n’était autre chose que le monogramme du Christ, que les successeurs de Constantin mirent sur leurs monnaies. Constance II, qui régna de 337 à 361, avait fait frapper, au revers de ses monnaies, le monogramme accosté des deux lettres grecques Α et Ω. Valentinien II, qui régnait depuis 424, fit entourer le monogramme d’une couronne de lauriers. Ces monnaies impériales avaient cours en Gaule en 429. De plus Magnence, ce soldat d’origine franque qui se fit proclamer empereur à Autun, en 349, en concurrence avec Constance II, et finit par se tuer à Lyon, en 353, avait fait frapper à Amiens des monnaies portant le même monogramme. Nos musées conservent beaucoup de ces monnaies impériales percées d’un trou et destinées à être suspendues au cou. C’est une de ces pièces que saint Germain vit à ses pieds.
[5] Delaumosne, Le pèlerin de Nanterre, 1885, p. 1-23.
[6] La précocité que le biographe attribue à la piété de Geneviève enfant, les sentiments dont il met l’expression sur ses lèvres dans le récit de son entrevue avec saint Germain ont éveillé les susceptibilités de quelques critiques et suscité des doutes que ne sauraient partager ceux qui ont de l’hagiographie une connaissance un peu plus étendue. Dans des temps plus rapprochés de nous et sans sortir de notre pays, nous trouvons, par exemple, une bienheureuse Françoise d’Amboise qui fait preuve d’un tel discernement et d’une telle ferveur, qu’on l’admet à la sainte communion dès l’âge de cinq ans. La bienheureuse Marguerite-Marie montre une précocité surnaturelle non moins étonnante. Elle n’a pas encore quatre ans qu’elle se sent pressée de se vouer à Jésus-Christ et qu’elle s’engage à n’appartenir qu’à lui (Ch. Daniel, Histoire de la bienheureuse Marguerite-Marie, Paris, 1866, p. 6). On pourrait multiplier ces exemples. Ce qui est raconté de l’enfance de sainte Geneviève peut donc être tenu pour indubitable.