La vie de sainte Geneviève a été écrite en latin, dix-huit ans après sa mort, par un biographe dont le nom est resté inconnu. Ce biographe était, selon toute apparence, un clerc de l’Église de Paris. Il avait dû connaître la sainte, au moins durant les dernières années de sa longue vie. En tout cas, il fut en relations avec un grand nombre de personnes qui avaient été témoins des événements dont il a entrepris le récit. Son écrit constitue donc un document de premier ordre. C’est la principale et, à vrai dire, la seule source d’informations détaillées que nous possédions sur la sainte ; car les autres écrivains de l’époque ne font d’elle que de rapides et trop succinctes mentions. L’œuvre originale nous est parvenue dans de très nombreux manuscrits dont les plus anciens remontent au XIIe, peut-être même au Xe siècle. Ces manuscrits comportent des variantes qui ont permis de les grouper en quatre familles différentes. Certains d’entre eux ont de plus subi des interpolations dont l’origine ne saurait être antérieure au IXe siècle. Le texte des manuscrits, avec leurs variantes, a été soigneusement étudié et édité par l’abbé Saintyves, des prêtres de la Miséricorde (Vie de sainte Geneviève, Paris, 1846), par C. Kohler (Étude critique sur le texte de la vie latine de sainte Geneviève, Paris, 1881) et par l’abbé Narbey (Quel est le texte de la vie authentique de sainte Geneviève ? Paris, 1884). A l’étranger, certains critiques se sont refusés à admettre l’antiquité que se donne le biographe. Au XVIIIe siècle, le protestant suédois Wallin (De sancta Genovefa, Wittenberg, 1723) ne voulut voir en lui qu’un faussaire, plus récent de deux cents ans qu’il ne le dit ; il alla même jusqu’à douter que sainte Geneviève ait jamais existé. De notre temps, Bruno Krusch a repris la même thèse. S’appuyant sur quelques passages interpolés au IXe siècle, il a décidé que tout l’écrit datait de cette époque, que par conséquent le biographe ne mérite aucune créance quand il prétend composer son œuvre en l’an 530, et que la vie de sainte Geneviève n’est qu’un roman (Die Falschung der vita Genovefæ, dans le Neues Archiv., t. XVIII, p. 11-50 ; t. XIX, p. 444-459, 1893, 1894). Le critique allemand a reproduit les mêmes assertions en éditant le texte latin de la vie de sainte Geneviève dans le tome III des Scriptores rerum merovingicarum, 1897. Un autre écrivain allemand, Wattenbach (Deutschlands Geschichtsquellen, t. II, p. 491), s’est empressé d’adopter ces conclusions. Ces critiques ont trouvé à qui parler. M. l’abbé Duchesne, dont la haute compétence fait loi en pareille matière, a vengé de ces attaques l’écrit du biographe (La Vie de sainte Geneviève, dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, 1893, t. LIV, p. 209-224 ; Bulletin critique, 5 sept. 1897, p. 473-476). Il reprend par le détail les principaux arguments du critique allemand, dont l’érudition est d’ailleurs coutumière de témérités surprenantes et de jugements qu’une science sérieuse a le devoir de réformer. Il montre qu’au lieu de dater la vie d’après les passages ajoutés au ixe siècle, sans lien nécessaire avec le contexte et absents de toute une famille importante de manuscrits, il est plus logique de supprimer simplement les interpolations et de retrouver ainsi le texte primitif. Ses conclusions sont que l’écrit du biographe doit être maintenu au nombre des documents historiques relatifs au pays et au temps qu’il concerne, et que d’ailleurs aucun des faits consignés dans cet écrit n’offre, soit en lui-même, soit par la façon dont il est raconté, la moindre objection contre la date que s’attribue l’auteur, c’est-à-dire les environs de l’année 520. De son côté, M. Kohler (La Vie de sainte Geneviève est-elle apocryphe ? dans la Revue historique, 1898, p. 282-320) a également entrepris la réfutation de la thèse allemande. Il réduit à néant les assertions du fantaisiste écrivain qui déploie, pour étayer son paradoxe, une ingéniosité tellement supérieure à nos moyens ordinaires de critique, qu’elle semblerait vraiment tenir d’un don de seconde vue et, en tout cas, l’a conduit à des résultats que la simple raison n’eût probablement pas entrevus. Nous sommes donc à l’aise pour nous appuyer, en toute sécurité historique, sur l’œuvre du biographe du vie siècle. Pour nous conformer aux exigences d’une saine critique, nous laisserons de côté les additions, en général peu importantes, dont des copistes trop zélés ont jugé à propos de parer leurs manuscrits. La biographie de sainte Geneviève est relativement courte. Elle comprend de cinquante à soixante paragraphes, la plupart assez brefs. L’auteur y raconte les faits sans chercher à mettre beaucoup d’ordre dans son récit. Il s’en tient presque toujours à ce qui concerne personnellement la sainte et c’est à peine s’il fournit, de temps à autre, quelque point de repère avec l’histoire de la Gaule. Il en dit assez pourtant à ce sujet pour qu’il n’y ait aucune difficulté sérieuse à assigner leur vraie place aux événements principaux qu’il raconte. Il écrit simplement, honnêtement, sans prétention littéraire, bien que dans un style fort convenable, et surtout sans préoccupation de surfaire son personnage. Il dit ce qu’il a vu par lui-même et ce qu’il a recueilli auprès de témoins oculaires plus âgés que lui. Considérée en dehors de toute idée préconçue, son œuvre nous apparaît comme une œuvre de bonne foi. Nous suivons son texte aussi fidèlement que possible, avec un souverain respect pour un écrivain qui a si bien mérité de l’Église et de la patrie française. Nous avons cependant cherché à présenter les faits soit logiquement, soit chronologiquement, selon leur nature. Nous nous sommes surtout efforcé de replacer sainte Geneviève dans son cadre historique. Isolée du milieu social et politique dans lequel Dieu l’a fait vivre et agir, elle présente encore une figure aimable et édifiante. Mais sa haute valeur morale et sa mission providentielle se détachent en un relief bien autrement puissant, si l’on voit se mouvoir autour d’elle tout ce monde de Gallo-romains et de barbares au milieu duquel s’est exercée son influence. Des travaux assez récents ont mis plus sûrement au point l’histoire de ce Ve siècle, qui vit le pays gallo-romain, abandonné peu à peu par les empereurs, passer sous la domination des Francs. M. G. Kurth a magistralement raconté tous les événements de ce temps dans son beau livre de Clovis (Tours, 1896). Il a écrit, pour cette collection même, une Sainte Clotilde dans laquelle il rend à la première reine de France sa véritable physionomie, altérée par la légende. Nous nous sommes inspiré de ces ouvrages pour reconstituer la société agitée dont sainte Geneviève a fait partie et dont jusqu’ici, semble-t-il, on l’avait trop isolée. Nous avons encore mis à profit, entre autres documents, l’Histoire de sainte Geneviève et de son église royale et apostolique, par Du Moulinet (en manuscrit à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, H fr. 21 in-fol.), et L’Abbaye de Sainte-Geneviève et la Congrégation de France, de l’abbé P. Féret (2 vol., Paris, 1883). Placé par la Providence auprès du tombeau de la sainte Patronne de Paris, témoin quotidien du pieux empressement avec lequel un peuple fidèle vient y prier et confident des faveurs incessantes qu’il y obtient, il nous a semblé qu’il nous appartenait plus qu’à tout autre d’écrire cette nouvelle vie de sainte Geneviève. Cette vie, telle quelle, ne saurait être superflue. Geneviève n’est-elle pas devenue à Paris comme une illustre inconnue ? Quoi de plus populaire que son nom vénéré, que sa mémoire bénie ? Mais quoi de plus oublié que la part active qu’elle a prise à la formation chrétienne de notre nation française et la maternelle protection dont elle l’a entourée dans tout le cours de notre histoire ? Si sainte Geneviève était encore pour nous ce qu’elle a été pour nos pères, la sainte, la patronne, la mère de la patrie, avec quel respect, quelle confiance, quelle reconnaissance et quel amour tous les cœurs français ne se tourneraient-ils pas de son côté ! A ses heures de crise, la vieille cité l’invoquerait comme sa meilleure sauvegarde et certes ne pourrait que se féliciter de sa puissante intercession. Dans les calamités publiques, on s’adresserait à elle avec la même foi que nos ancêtres et l’on verrait se renouveler les faveurs dont ils ont tant de fois bénéficié. Aujourd’hui, après plus d’un siècle d’agitations et de bouleversements, un peuple intelligent pourrait revenir au culte de ses plus vieilles gloires nationales, sans avoir à rien renier des légitimes conquêtes du présent. Geneviève alors serait vengée par d’éclatants hommages des attentats sacrilèges, des profanations, des ingratitudes et de l’indifférence par lesquels, depuis plus de cent ans, l’on a répondu à ses antiques bienfaits. A oublier leurs multiples et passagères idoles pour se tourner à nouveau vers leur céleste Patronne, Paris et la France auraient tout à gagner. C’est notre vœu, en écrivant cette vie de la sainte. Puisse-t-il être exaucé bientôt ! |