L'AMOUR SOUS LA TERREUR

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLUTION

 

VII. — LE DERNIER AMOUR DE PHILIPPE-ÉGALITÉ.

 

 

La légende de Philippe-Égalité. — Par qui et comment elle a été fabriquée. — Vie publique et vie privée. — Mot de Rivarol. — Les ancêtres de Louis-Philippe-Joseph d'Orléans. — Le Régent. — Caractères de dégénérescence de la race. — Le duc d'Orléans dit de Sainte-Geneviève. — Le père et la mère de Philippe-Égalité. — Tête-à-tête et dos-à-dos. — Un mot terrible. — Le comte de Melford. La pudeur de Collé. — Mademoiselle Le Marquis. — Deux bâtards heureux. — Louis-Philippe d'Orléans dit le Gros. — Madame de Montesson. — Les nièces terribles. — Fatalités de l'hérédité.—Une honnête femme. — La fille du duc de Penthièvre. — Elle épouse le duc de Chartres par amour. —Témoignage de Besenval. — Le Souper des Veuves. — Récit de Bachaumont. — Récit de Collé. — Une belle dot. — Calomnie contre le duc de Chartres à propos de la mort de son beau-frère, le prince de Lamballe. — Témoignage du prince de Ligne. — Époque de la cessation de l'harmonie conjugale et des bons rapports avec la cour. Anglomanie. — Ce qui brouille les cartes. — Intrigues et rivalités. — Le comte et la comtesse de Genlis. — Couplets contre la Reine. — Une épigramme dans une faveur. Compliment ironique. — Comment un prince peut aller de l'opposition à la Révolution. — Manège des amis et des ennemis. — Le comte d'Artois. — Le prince enfant prodigue, le. prince enfant . gâté de la cour et de l'histoire. La première et la dernière passion. — Roman interrompu par le bourreau. — Le fils de Buffon. — Un mot plaisant de Rivarol. — Les fils des hommes illustres. — Mot sublime du fils de Buffon. — Il faut l'estimer autant que le plaindre. Son portrait par Humbert-Bazile. — Ses voyages en Europe. — Il épouse, à vingt ans, mademoiselle de Bouvier de Cepoy, qui en avait seize. — Détails du contrat de mariage. — Lune de miel. — Lettre à Guéneau de Montbéliard. — Ombres au tableau. — Incompatibilités fatales. Le duc d'Orléans, protecteur de la mère et de la fille. — Le comte de Buffon, capitaine au régiment de Chartres, toujours en garnison à la frontière. — Séjours à Montbard, en 1784 et en 1786, de madame de Buffon. — Commencements de mésintelligence. — Mari, femme et belle-mère. Extraits de correspondance. — Termes symptomatiques. Ce que les femmes n'osent pas dire, elles le rient. — Commentaire indiscret. — Visite romanesque du dué d'Orléans, déguisé en postillon. — Attitude de madame de Buffon à une fête donnée en son honneur. — Précautions prises par l'amant et la femme déjà coupable. — Variations de la théorie et de la pratique, de l'opinion et des mœurs en ce qui touche le cas des maris malheureux. — L'opinion se met du côté du mari. — Le jeu anglais. — Suicide ou conjugicide. — Passage significatif d'une lettre de madame de Buffon à son mari. — Nouveau symptôme à noter. — Les fêtes de Dampierre. — Rapprochements décisifs. — Manège de la femme qui trompe son mari depuis Eve. — Voyage du comte de Buffon à Paris. — Double démarche de son illustre père auprès de sa bru. — Lettre de belle-mère. Dramatique rupture. — Belles lettres de Buffon à son fils et à M. de Malesherbes. — Le comte de Buffon quitte le régiment de Chartres, et en 1791 il est colonel à vint-six ans. — Séparation de fait non de droit. — Les deux époux brouillés demeurent voisins. — Tentation généreuse, tentative inutile. — Les femmes ne pardonnent jamais à un mari les torts qu'elles ont envers lui. — Les séparations de cœur sont sans remède. — Séparation judiciaire. — Divorce. — Acte de divorce des époux Buffon. — Divorce de Talma. — Réfutation d'une calomnie. — Version authentique des causes de la rupture entre M. et madame de Buffon. — Visite au Jardin du Roi et conversation avec Buffon, racontée par madame de Sabran. — Jugement impartial. — Torts des deux côtés. — L'école mutuelle du mariage. — Défauts de caractère de M. de Buffon. — Ses algarades de jeunesse. — Le cèdre du Liban. — Le tonnerre calomnié. — Témoignage à la décharge de madame de Buffon. — Raisons de son extraordinaire ascendant sur le duc d'Orléans. — Fut-elle aussi désintéressée du côté de l'ambition que du côté de l'argent ? — Rêve qu'elle dut faire. — Le comte de Buffon se remarie. — Il épouse Betzy Daubenton. — Seconde lune de miel. — Accusation mal fondée d'Humbert-Bazile. — Double et sanglant dénouement d'une comédie de salon finissant en tragédie. — Popularité du comte de Buffon dans sa section à Paris. — Conjuration jalouse et intéressée. — M. de Buffon est arrêté. — Résistance courageuse, protestation indiscrète. — Mémoire de la seconde madame de Buffon à l'appui des réclamations de son mari. — Récit de Humbert-Bazile. — La résistance de M. de Buffon, qui a confondu et fait arrêter ses dénonciateurs, le perd. — Il est définitivement incarcéré. — La conspiration des prisons. — Lettre de M. de Buffon. — Sa mort. — Il lègue tous ses biens à sa seconde femme. La première continue à porter son nom. — Elle est la maîtresse affichée du duc d'Orléans. — Son empire croissant. — Cette influence fut-elle bonne ou mauvaise ? — Témoignage du comte de Tilly. — de miss Elliott. — Indulgence qu'ils mêlent à leurs sévérités. — Portrait du prince par Cosway. — Contrastes et contradictions de la physionomie et de la vie. — Double trait de nature. — Ce qu'il faut penser de l'accusation de lâcheté qui pèse sur le duc d'Orléans. — Témoignage de madame de Genlis. — Mot caractéristique. — Récit de miss Elliott. — La journée du 12 juillet 1789. — Le duc va à Versailles. — Accueil qui lui est fait. — Griefs irréconciliables. — L'authenticité des Souvenirs de miss Elliott. — Confirmation de ses assertions. — Conversation entre le roi Louis-Philippe et l'auteur de Louis XVI et sa. Cour. — Procès jugé, non vidé. — Le mouton enragé. — Concordance du témoignage de miss Elliott et de Brissot sur le prince et son entourage. — L'influence de madame de Buffon ne lui est pas salutaire. — Lettre de madame de Buffon à M. de Lauzun, en date du 20 août 1792. — Elle ne laisse pas le moindre doute sur l'exaltation des idées et des espérances de madame de Buffon. — L'élève politique de Laclos n'est pas son élève en amour. — Lovelace-Grandisson. — Lettre écrite de prison à madame de Buffon par Philippe-Égalité. — Pourquoi il l'appelle Fanny. — Détails de sa mort. — Madame de Buffon se remarie.

 

 

I

Il y a toute une légende sur ce duc d'Orléans dont la Révolution a fait Philippe-Égalité. Cette légende a été fabriquée par les ennemis d'un prince qui en eut beaucoup, et ses amis même n'y nuisirent point.

Avant 89, ses désordres de conduite, ses hardiesses de propos, ses velléités d'opposition, son affectation d'anglomanie, son goût de la nouveauté, ses caresses à l'opinion, ses allures philanthropiques et libérales, ses spéculations sur les boutiques du Palais-Royal, lui aliénèrent la cour et coalisèrent contre lui tous les partisans du régime menacé. Après 89, les chansonniers, les libellistes, les pamphlétaires s'en donnèrent à cœur joie contre un prince qui, après s'être embourgeoisé, disait-on, s'encanaillait, qu'il était de bon ton d'insulter, et qu'il semblait impossible de calomnier.

A ce canevas d'infamies, ourdi par les haines aristocratiques et les rancunes royalistes contre celui qu'elles traitaient de conspirateur, de traître, d'usurpateur, s'ajoutèrent les broderies fantastiques de l'émigration.

Il en résulta, pour l'imagination des futurs voltigeurs de 1814, un type à faire horreur et à faire peur, une sorte de Croquemitaine, de Barbe-Bleue de la famille royale martyre, dont l'image maudite disparut, dans les galeries de portraits de la maison de Bourbon, sous le voile d'indignité qui y cachait déjà l'effigie du connétable révolté contre François Ier.

La dignité méprisante de la mort du prince victime à son tour de la Révolution ne désarma point les férocités vengeresses de la Contre-Révolution acharnée après sa mémoire. On ne se donna pas la peine de remarquer la contradiction qu'il y avait à taxer d'usurpation un prince qui n'avait pas eu d'autre trône que l'échafaud. On continua de confondre les fautes, trop réelles, de sa vie privée, avec les crimes supposés de sa vie publique.

Un seul acte de cette vie publique était incontestable. C'était le vote émis dans le procès de Louis XVI. C'est là un fait que nous n'avons pas l'intention d'apprécier ici, parce qu'il y aurait trop à dire pour le juger impartialement, et que ce n'est point d'ailleurs de notre sujet. Nous nous bornerons à faire remarquer que la haine des détracteurs de la mémoire de Philippe d'Orléans, baptisé par elle du sobriquet d'Égalité, aurait dû demeurer conséquente avec elle-même. L'odieux ne dispense pas d'être logique. Or, il était absurde d'exiger la vertu d'un héros, le courage d'un martyr, du même homme auquel ou refusait le courage le plus ordinaire, les plus vulgaires qualités de l'honnête homme. Mais nous le répétons, l'histoire politique de Philippe-Égalité n'est pas, aujourd'hui du moins, de notre sujet. C'est l'homme seul, sous un aspect particulier, à un moment suprême de sa vie, que nous voulons essayer de peindre.

 

II

Quel homme fut vraiment, à le prendre à ce point de vue intime et restreint, Louis-Philippe-Joseph d'Orléans, et qu'y a-t-il de commun entre ce prince objet de tant de controverses passionnées, qui n'a pu obtenir encore, même de l'histoire, un jugement impartial, et celui dont Rivarol, par exemple, qui portait parfois, dans ses haines hyperboliques, la frivolité et la férocité féminines, a dit, en faisant allusion à son visage bourgeonné que la débauche l'avait dispensé de rougir, — une autre fois : que tous ses vices n'avaient pu le conduire à son crime, enfin, le poursuivant jusque dans l'abandon de ses amis, que : sa trahison n'avait trouvé que des traîtres ? Examinons.

Il était né le 13 avril 1747, et avait épousé, le 5 avril 1769, à l'âge de vingt-deux ans, Louise-Marie Adelaïde de Bourbon-Penthièvre.

Il était l'arrière-petit-fils de ce prince spirituel, vaillant, voluptueux, en qui Saint-Simon lui-même, qu'il avait apprivoisé, retrouvait la physionomie d'Henri IV ; à qui Duclos, plus sévère, a reconnu toute les qualités, hormis les qualités de prince. Tout le monde a présents à l'esprit les traits divers de la physionomie de ce Régent doué, en tout cas, de bien des talents, y compris celui de savoir garder dans la plus mauvaise compagnie quelque chose de la bonne, et de ne jamais perdre le sang-froid ni avec les hommes ni avec les femmes ; curieux de toute science et de tout art ; fabricateur de parfums — la calomnie dit un jour de poisons — et d'élixirs ; illustrateur plus grivois que naïf du Daphnis et Chloé gravé par Audran, bon joueur de flûte et auteur de la musique de trois opéras — notamment celui de Penthée — dont l'épicurien La Fare avait écrit les paroles ; en somme, fanfaron de vices plus encore que vicieux, fanfaron d'impiété plus encore qu'impie et gardant un fond de superstition assez robuste pour essayer un jour ou plutôt une nuit d'évoquer le diable dans les carrières de Montrouge et de Vaugirard.

La race des d'Orléans, qui dégénérait, comme celle des Bourbons, se marque avec ce prince de certains caractères de décadence : la grossièreté des traits, la bouffissure des joues, l'obésité précoce et pléthorique, la tendance à l'apoplexie, les façons bourgeoises et les goûts populaires.

Le grand-père de notre triste héros, — mais trop noirci vraiment, par la bile des pamphlétaires politiques, — fut ce duc d'Orléans dit de Sainte-Geneviève, qui s'essaya d'abord gauchement et voracement à copier les goûts libidineux et orgiaques de son père, renonça vite à l'entreprise, au-dessus de ses moyens et de ses forces, se rangea dans le mariage, et devint si bon mari et père qu'après la mort prématurée de sa femme, une princesse de Bade, il lui garda un veuvage fidèle et maniaque et se confina dans la retraite de Sainte-Geneviève. Là, il vécut, partagé entre ses recherches scientifiques, ses théologiques études, et ses accès intermittents de galanterie, réduits, contre leur gré, aux voluptés platoniques, dont madame de Gontaut et madame d'Alincourt furent tour à tour l'objet, et qui le disputaient aux transports d'une dévotion mystique.

Nous arrivons enfin, — et nous ne nous excuserons point de ces détails d'origine, d'influence héréditaire qui ont ici une importance particulière, même en réduisant à ce qu'elle a d'incontestable la doctrine de l'atavisme, — au père, Louis-Philippe d'Orléans, mari peu fidèle de la moins fidèle encore Louise-Henriette de Bourbon.

Leur hymen avait pourtant débuté sous les plus heureux auspices. C'était un mariage d'inclination, à la lune de miel fameuse, que ce mariage, tendre et perpétuel tête-à-tête, avant de devenir un maussade dos-à-dos. La chronique scandaleuse du temps a noté d'un sourire railleur, au scepticisme bientôt justifié, cette idylle conjugale dont les impatients transports n'attendaient pas la nuit, et ces échanges de caresses que les deux époux amants se prodiguaient avec une naïveté d'impudeur que n'effarouchait pas le regard d'un tiers.

C'est pendant un de ces duos indiscrets, trop insoucieux du mystère, dont sa chambre était le théâtre, que fut dit.par la duchesse douairière, mal à propos réveillée, aux amoureux qui escomptaient son sommeil, ce mot terrible : Il vous était réservé de faire rougir du mariage. Chamfort a conté l'aventure.

La satiété vient vite à ce jeu et le mutuel dégoût. La duchesse ne tarda pas à donner à son époux trop déniaisé le signal de l'émancipation. Elle s'afficha avec le comte de Melford, au point que son mari, qui avait pourtant acheté, par un pacte tacite de tolérance, sa propre liberté, trouva le marché trop dur, l'affront trop provoquant, et menaça le galant de le faire jeter par les fenêtres.

La duchesse, renommée pour la hardiesse et la gaillardise de ses saillies, mourut sans peur et sans vergogne comme elle avait vécu, laissant une cassette remplie de lettres et de chansons d'un ton si salé, qu'un prompt autodafé dut en faire justice, et que la pudeur de Collé lui-même a reculé devant la citation. La pudeur de Collé !

Collé fut le commensal et le favori du prince, l'impresario de son théâtre de Bagnolet, le poète domestique de Mlle Le Marquis, mère de ces deux bâtards heureux comme la main gauche, les abbés de saint-Farre et de Saint-Albin — il y avait aussi une fille, madame de Villemomble — qui survécurent à la Révolution et à l'émigration, et moururent tranquillement et épicuriennement comme ils avaient vécu en 1825 et en r826.

Nous n'insistons pas sur d'autres détails caractéristiques de la vie de Louis-Philippe d'Orléans, dit le Gros, qui couronna dignement sa carrière en épousant bourgeoisement, ne pouvant l'avoir autrement, le 23 avril 1773, madame de Montesson, dont l'habile manège de pruderie provocante, si bien résumé par sa maxime : Je le renvoie toujours mécontent, jamais désespéré, et de cailletage précieux triompha de tous les obstacles, et qui ne se rendit, comme elle l'avait voulu, qu'au prix du mariage, et au lit conjugal. Il faut lire cette histoire édifiante, quoique profane, dans les Mémoires de Collé et ceux de madame de Genlis, digne nièce d'une telle tante, et qui ne la gâte pas plus que madame de Caylus ne ménage madame de Maintenon. On n'est jamais trahi que par ses nièces.

De tout ce qui précède il résulte que Louis-Philippe-Joseph ne reçut de l'hérédité que des fatalités physiques et morales fâcheuses : un sang corrompu, une humeur inquiète, un esprit hardi, un caractère faible, ce mélange de goûts artistiques et d'instincts crapuleux, cet appétit de galanterie, cette soif de popularité, cet amour et ce mépris de l'opinion, cette prédilection pour la société des actrices et des gens des lettres, des philosophes de boudoir, des militaires de café, qui signalent et expliquent l'un par l'autre des Gaston, frère de Louis XIII, des Philippe, frère de Louis XIV, et, aux deux extrémités du siècle, où s'accentuent et s'accusent les courants de la transmission, un Philippe d'Orléans Régent et un Philippe-Égalité.

Il est impossible de ne pas remarquer encore que ce courant d'influence masculine n'est que très rarement et bien faiblement rectifié, corrigé, compensé par des influences féminines réparatrices et préservatrices. De Louis XIV à Louis XVI, il n'y a dans la famille qu'une figure d'honnête femme et de bonne mère, la seconde Madame, princesse Palatine, dont on connaît les lettres salées, un Saint-Simon femelle, moins le génie de l'observation et du style. Pendant les trois générations qui suivent, les enfants ne trouvent pas dans l'exemple maternel de quoi corriger l'autre. La femme du Régent est frivole, vaine, fantasque, coquette sinon galante. Pour la mère de Louis-Philippe-Joseph, nous l'avons dit, il faut tirer le voile. Et sa femme ? Parlons un peu de sa femme, fille du duc de Penthièvre, sœur du prince de Lamballe.

 

III

Si Louis-Philippe-Joseph n'avait pas été heureux en mère, il pouvait l'être en femme. Il ne tenait qu'à lui, car la fille du duc de Penthièvre, princesse aimable, instruite et pieuse, fut une honnête femme et une bonne mère dans toute l'acception du mot. Après avoir fait les délices de cette cour patriarcale de Billy, de Vernon et de Sceaux dont Florian est le poète, elle était faite pour donner au Palais-Royal étonné l'exemple de la fidélité, de la dignité, de la vertu conjugales, et le purifier de tant d'infamies domestiques et publiques. Elle adorait son mari, qui parut assez longtemps le lui rendre, ne cessa point de la respecter, et n'essaya même point de la haïr quand les ennemis et les amis — les pires ennemis en semblable circonstance — eurent envenimé jusqu'à une séparation de fait, les malentendus en griefs et les griefs en reproches, qui en tout cas ne purent jamais porter sur la conduite de la duchesse. Elle était invulnérable à cet égard, même en un temps où la calomnie n'épargnait personne, surtout les princes, et où une crédulité hostile tenait pour vrai tout ce qui était malin.

Si la duchesse fut irréprochable, il n'est pas permis d'en dire autant de son mari, bien qu'il n'ait jamais affiché ses désordres jusqu'au scandale, et qu'il ait évité dans ses galanteries cette pointe de fanfaronnade, ce ragoût de cynisme qui caractérisent les allures des libertins de la Fronde et des roués de la Régence. Mais revenons aux tranquilles et heureux débuts de cette union peu à peu si troublée.

La princesse, avons-nous dit, adorait son mari, que lui avaient disputé tour à tour les scrupules de son père et les tergiversations de son futur beau-père, qui chicana longtemps, rechigna tantôt sur la question de la naissance, tantôt sur la question de la dot, et faillit à plusieurs reprises faire manquer le dénouement nuptial souhaité par les deux parties intéressées. Avec la calme et fière décision de l'amour honnête et ingénu qu'elle avait voué à son futur époux dès leur première rencontre, la princesse triompha de tous les obstacles, déjoua toutes les intrigues, emporta de haute lutte le succès cher à son cœur.

Un fait assez singulier, dit Besenval dans ses Mémoires, c'est la passion que mademoiselle de Penthièvre avait conçue pour M. le duc de Chartres. Elle ne l'avait jamais vu qu'une fois, chez madame de Modène, je crois, où M. le duc de Chartres lui avait donné la main pour la mener à son carrosse. En rentrant dans son couvent elle dit qu'elle n'en épouserait jamais d'autre ; et elle n'a cessé depuis ce temps de tenir le même langage, quoique dans ce temps-là il y eût peu d'apparence à l'accomplissement de ses désirs.

Instruite que les espérances d'un mariage tant souhaité étaient évanouies et qu'on songeait à lui faire épouser M. le comte d'Artois, elle déclara à M. de Penthièvre que jamais elle n'y donnerait son consentement, et que, s'il voulait la forcer, elle irait se jeter aux pieds du roi pour le supplier de ne pas contraindre son inclination, et la rendre malheureuse le restant de ses jours ; que jamais elle n'aurait d'autre époux que M. le duc de Chartres : fermeté d'autant plus extraordinaire en elle, qu'on ne pourrait trouver de caractère plus doux et plus timide que le sien.

 

Comment le duc de Chartres, objet d'un tel sentiment, n'y eût-il pas répondu ? Tout indique qu'il en fut touché et le partagea ; et il n'y a nulle induction contraire à tirer de ce fait, — irrévérencieux peut-être à l'endroit du mariage, mais qui n'implique pas la moindre atteinte au respect dû à la mariée, — qu'il enterra, comme on dit, joyeusement et ironiquement sa vie de garçon. Il n'y a qu'un tribut — de mauvais goût sans doute, mais que la pudibonderie affectée des censeurs hostiles a pu seule trouver coupable, — payé à l'usage dans ce dernier souper où le duc de Chartres célébra galamment et plaisamment les funérailles de sa liberté, et qu'ont raconté Collé et Bachaumont.

Voici le récit de ce dernier, à la date du 25 mars 1769 :

Au mariage de M. le comte de Fitz-James, M. le duc de Chartres lui donna à sa petite maison un souper appelé le souper des veuves. On y avait réuni les maîtresses de ce prince, et de différents seigneurs mariés ou sur le point de se marier. Tout était tendu de noir. Les femmes étaient en habit de deuil ; les hommes de même. Les flambeaux de l'Amour s'éteignaient et se trouvaient remplacés par les flambeaux de l'Hymen. Ces deux dieux étaient dans une rivalité continuelle à cette fête : en un mot tout y caractérisait le tombeau des plaisirs et l'empire de la raison. On assure qu'il est question de renouveler cette fête d'une façon plus solennelle encore, à l'occasion du mariage prochain du duc de Chartres. .

 

Il ne paraît pas que le projet ait été réalisé ; et d'après Collé, commensal de la maison et très au courant de ses intimités, on s'en serait tenu à la fête du 25 mars qu'il raconte avec quelques détails nouveaux, en ces termes :

On me disait ces jours-ci une facétie imaginée par M. le duc de Chartres il y a quelques mois. Voici le fait. M. le comte de Fitz-James s'est marié au commencement de cette année. Ce jeune seigneur était de toutes les parties de plaisir de M. le duc de Chartres. Huit jours avant son mariage, il dit au prince :

Monseigneur, je veux être honnête homme ; je veux bien vivre avec ma femme ; je quitte ma petite maison, et je renonce aux filles. — Cela est fort bien fait, mon cher Fitz-James, lui répondit le prince, mais les noces ne sont que dans huit jours. Il faut que tu viennes après-demain souper à ma petite maison avec moi, pour y faire tes adieux à nos coquines. — Cela est juste, repartit M. de Fitz-James, j'aurai l'honneur de m'y rendre. Le jour marqué, il partit effectivement après l'opéra. Il est reçu d'abord par un valet de chambre en pleureuse. Il monte, il trouve l'antichambre tendue de noir, la chambre en noir, et trois demoiselles en crêpes et dans le plus grand deuil des veuves. Pour consoler ces pauvres affligées, ces Messieurs firent un souper très gaillard, qu'ils poussèrent bien avant dans la nuit, etc.

 

Il n'en fut rien de plus, et on comprend que le duc de Chartres n'ait pas pris plus au sérieux que cela l'approche du joug conjugal, quand on songe que ce joug était d'ailleurs en ce temps-là, surtout pour les princes, des plus légers, et qu'il aurait eu mauvaise grâce à se plaindre du sort qui le faisait l'époux d'une princesse charmante, dont la fortune, quand elle aurait atteint son maximum par la succession du duc de Penthièvre et du comte d'Eu, ne devait pas être moindre de trois millions de rentes. Mademoiselle de Penthièvre n'était pas, comme on le voit, un si mauvais parti, et en l'épousant, son mari ne faisait, à aucun point de vue, une mauvaise affaire.

L'affaire était même si bonne qu'il fut soupçonné, sinon accusé, et Bachaumont et madame Campan ont prêté à cette calomnieuse insinuation un trop complaisant écho, d'avoir hâté, en l'associant avec préméditation à une vie de plaisirs meurtriers, la mort prématurée de son futur beau-frère le prince de Lamballe, tué à vingt ans par la débauche. Nous avons fait justice ailleurs, avec preuves à l'appui, de cette allégation encore plus absurde qu'odieuse[1].

Il nous suffira de rappeler qu'à la date du 6 mai 1768, date de la mort du prince de Lamballe, le mariage du duc de Chartres avec sa sœur n'était rien moins qu'arrêté et que des deux côtés intéressés, on avait semblé y renoncer ; en second lieu, qu'il résulte du témoignage du prince de Ligne, que le duc de Chartres, comme s'il eut prévu les soupç6ns dont il pourrait être l'objet, n'avait jamais admis dans sa société le prince de Lamballe, qui n'avait besoin ni de corrupteur, ni de complice ; enfin que ce malheureux prince, au lit de mort, dans les aveux de son tardif et inutile repentir, nomma ceux qui avaient abusé de son inexpérience et de sa jeunesse, et que punit une juste disgrâce. Le duc de Penthièvre n'eut jamais pardonné à un gendre coupable du crime d'excitation à la débauche de son futur beau-frère ; ou plutôt, s'il eût pu avoir même des doutes sur la culpabilité et la responsabilité, à cet égard, du duc de Chartres, il ne l'eût jamais accepté pour gendre. Au contraire, son attitude vis-à-vis du duc de Chartres fut celle d'un beau-père sans griefs à l'égard d'un gendre sans reproche, — au moins en ce qui touchait le prince de Lamballe.

Nous avons fait allusion tout à l'heure au témoignage du prince de Ligne. Nous devons nous arrêter à ce document, qui ne porte pas seulement sur un fait de l'histoire du duc d'Orléans mais sur l'ensemble même de sa vie, et qui emprunte au talent, au caractère de son auteur, à sa qualité de témoin oculaire et auriculaire, et de témoin plutôt ennemi qu'ami, une autorité décisive. Il y a là de quoi rendre plus facile une tâche qui semblait d'abord téméraire, tant la légende hostile a poussé de profondes racines, et tant, lorsqu'il s'agit du duc d'Orléans, l'impartialité paraît impossible et la vérité même paradoxale, lorsqu'elle est favorable.

Voici les principaux passages de cette lettre du prince de Ligne, trop admirateur de Marie-Antoinette pour être suspect de partialité en faveur du duc d'Orléans, lettre écrite d'ailleurs au lendemain de ces événements où la passion ajoutait, aux torts réels du prince, tous ceux qu'il paraissait avoir, et qui porte tous les caractères d'une libre et intime confidence.

Vous désirez, Monsieur, savoir mon opinion sur le duc de Penthièvre et le duc d'Orléans ; je vais vous satisfaire... Le duc de Penthièvre aimait M. le duc d'Orléans à cause des égards qu'il a eus pour sa femme, pendant dix ans qu'il fut excellent mari. Il ne l'a jamais accusé d'avoir entraîné M. le prince de Lamballe, son fils, dans la débauche, car le duc d'Orléans ne l'a jamais voulu avoir dans sa société, qui, jusque un an avant la Révolution, était composée de tout ce qu'il y avait de mieux en hommes... Nous l'avons vu exposer sa vie pour sauver celle d'un de ses gens. Nous l'avons vu renoncer à tirer et pleurer parce que son coureur, par étourderie, se levant d'un fossé, reçut de lui quelques grains de plomb dans le cou. Je l'ai vu proposer de se battre, en bon gentilhomme ; très difficile en délicatesse sur le compte de bien des gens. Hasardeux et de sang-froid dans un ballon, et de bon exemple à Ouessant, quoi qu'on en dise. Par amour-propre trop circonspect, et peut-être avide en paris, avare en petites choses, mais généreux dans les grandes... Les orgies de M. le duc d'Orléans étaient des fables. Il était de bonne compagnie, même au milieu de la mauvaise, poli ; avec un peu de hauteur pourtant avec les hommes ; attentif et presque respectueux avec les femmes ; gai pour lui-même, de bon goût dans les plaisanteries ; il avait plus de traits que de conversation. Dans d'autres circonstances, il aurait tenu du Régent ; il avait de son genre d'esprit. Il était bien tourné, bien fait, avec de jolis yeux... Quand on a été son ami, — mot dont il connaissait la valeur, — il faut le pleurer avant de le détester.

 

Ainsi qu'on le voit, le duc d'Orléans et sa femme vécurent dans les meilleures conditions d'union conjugale et d'harmonie domestique pendant dix ans, c'est-à-dire de 1769 à 1779. C'est, en effet, vers cette époque, que les rapports du duc avec la cour et par contre-coup avec sa famille, commencèrent d'être altérés par diverses circonstances, de l'ensemble desquelles il est permis de conclure que s'il eut des torts, il ne les eut pas tous.

En 1778 encore, le duc était en bons termes avec le roi, la reine et les princes. La reine allait souper et danser chez lui. Le comte d'Artois était son intime compagnon de plaisirs. Ils affectaient les mêmes goûts de nouveauté à l'anglaise, jouaient gros jeu, pariaient à l'envi, faisaient courir, se rendaient en cabriolet, vêtus du simple frac ou de la redingote des gentilshommes d'Outre-Manche en villégiature, dans leurs parcs et leurs jardins copiés sur les parcs et les jardins anglais. Enfin, quand le comte d'Artois voulut être franc-maçon, c'est la loge du duc d'Orléans et son patronage qu'il choisit.

Ce qui commença de brouiller les cartes, ce fut la prétention assez naturelle, mais traversée par toutes sortes d'intrigues, ministérielles et aristocratiques, de boudoir et de cabinet, qu'afficha le duc d'Orléans de succéder à son beau-père, le duc de Penthièvre, comme grand amiral de France.

Cette prétention fut précisément contrariée par ce qui devait la favoriser : un succès naval et la brillante conduite du prince à Ouessant. Le prince, mal conseillé et déjà environné de ces flatteurs, de ces parasites, de ces ardélions qui devaient d'abord le compromettre et plus tard le perdre, se laissa aller à jouir indiscrètement de son triomphe et de sa popularité naissante. Il fut applaudi à l'Opéra : ovation frivole, facilement ridiculisée, qui lui coûta les résultats plus sérieux de son succès, s'il eût été assez ambitieux pour savoir les attendre. Mais, homme de l'impression du moment, il était plus sensible aux plaisirs de la vanité qu'à ceux de la gloire, et aux apparences qu'aux réalités du pouvoir.

Le ministre de la marine, M. de Sartines, les amiraux Du Chaffaut et d'Orvilliers virent avec dépit le prince attirer à lui en quelque sorte tout l'honneur du succès commun et ne partager sa faveur qu'avec M. de la Motte-Piquet. Le comte de Genlis, favori du prince, envenima l'affaire par des propos irréfléchis ; sa femme, qui ménageait déjà le petit coup d'Etat qui la fit gouvernante — on disait gouverneur, en persiflant — des enfants d'Orléans, fut encore moins prudente. La jalousie des princes, le mécontentement du roi, les cancans de cour, les couplets malins échangés entre les deux camps, la grossesse de la reine longtemps stérile, — qui déplaça les influences à son profit, et lui permit de se venger des chagrins secrets d'une longue attente, firent le reste.

Comme il arrive toujours, les courtisans, de chaque côté, exagérèrent les passions de leurs maîtres et aigrirent le malentendu jusqu'aux procédés irréconciliables, jusqu'aux mots irréparables. On alla jusqu'à contester la bravoure du prince, attestée par des témoins indignés ; on répondit, en son nom, peut-être à son insu, par des insinuations malignes et perfides sur la légitimité de l'enfant royal attendu. Le roi était brusque et bourru ; la reine susceptible, le duc d'Orléans ombrageux et vindicatif ; le nuage, d'abord léger, s'épaissit, s'assombrit ; la bouderie réciproque devint de la haine ; les griefs se multiplièrent et les levains d'hostilité s'aigrirent et couvèrent des deux côtés jusqu'à la grande explosion de 89, trahissant, à chaque occasion propice, leur fermentation par des éclats isolés.

Telle fut, dans un conflit relativement peu important, l'origine de cette mésintelligence, de cet antagonisme qui jetèrent de plus en plus le roi dans les voies de la rigueur et le prince dans celles de l'opposition. La reine était étrangère et aimait peut-être trop les étrangers, disant, pour son excuse, qu'elle ne pouvait se confier qu'à des amis désintéressés qui ne lui demandaient rien. On lui fit sentir sa faute en la traitant en étrangère, en princesse autrichienne plus qu'en reine française. Elle put entendre bourdonner maintes fois à son oreille la chanson gouailleuse et menaçante :

Petite reine de vingt ans

Vous repasserez la barrière.

La famille royale, le parti de la reine, qui jouissait de son triomphe maternel, en femme longtemps humiliée par les disgrâces de l'épouse, riposta par des épigrammes. Louis XVI lui-même s'en mêla. En récompense de son succès maritime, il fit son cousin, le duc de Chartres, lieutenant-général des troupes de terre. Et plus tard, quand le duc de Chartres, devenu duc d'Orléans, se livra aux fameuses spéculations de terrains et de bâtiments qui transformèrent le Palais-Royal, résidence princière, en jardin public entouré de lucratives boutiques, on prétendit qu'un jour il avait été reçu à la cour par ce compliment ironique sur ses occupations de marchand. Espérons du moins, mon cousin, qu'on vous verra le dimanche. Et voilà comment, les circonstances d'ailleurs s'y prêtant et ne venant que trop en aide aux passions, un prince mécontent put devenir un adversaire, et de l'opposition, passer peu à peu à la révolution.

On comprend maintenant, sans qu'il soit nécessaire d'insister davantage, comment les jugements portés sur la vie privée du duc d'Orléans ont dû se ressentir des jugements portés sur sa vie publique ; et combien les pamphlétaires et les chansonniers au service des préjugés, des haines, des rancunes de la cour, ont dû user et abuser de ce procédé trop commode, qui consiste à discréditer un adversaire par ses vices, et à écraser la hardiesse et la popularité de ses idées sous l'infamie de ses mœurs.

Avec le duc d'Orléans, la calomnie avait d'autant plus beau jeu, que sa conduite prêtait à la médisance, et qu'il exagérait souvent, par légèreté, sinon par fanfaronnade, par insouciance sinon par défi, des désordres de conduite, des dérèglements de vie que la haine de ses ennemis ne manqua point d'exagérer à plaisir. On voit d'ici l'effet doublement grossissant de ce mépris des censeurs, d'un côté, et de l'autre, de leur dépit. Ajoutons qu'on était à une de ces époques de décadence où le prestige des classes supérieures se perd de plus en plus ; où, saisies du vertige des sociétés condamnées, elles se font un jeu d'aider à cette perte, et de préparer, par la ruine du respect, toutes les autres. Depuis longtemps déjà la France, qui avait eu la superstition des princes, n'en avait plus même la religion. En fait d'argent on ne prête qu'aux riches ; en fait de vices, on prête surtout aux princes : et tant de gens, amis ou ennemis, pour en profiter ou s'en armer contre eux, ont intérêt à ce qu'ils soient vicieux, qu'il est bien difficile qu'ils ne le soient pas, et impossible qu'ils ne le paraissent point plus qu'ils ne le sont.

Le duc d'Orléans était l'arrière-petit-fils de ce Régent qui gâta tout en France, comme a dit Voltaire en plaisantant, mais qui, certainement, y contribua beaucoup à la corruption des idées et des mœurs. Il était l'arrière-petit-fils de ce prince des Roués à qui, dans une orgie du Palais-Royal, madame de Sabran, qui avait ce soir-là le vin mauvais, avait pu dire impunément que l'âme des princes est faite de la même boue que celle des laquais. On ne se fit pas faute à la cour, de 1780 à 1789, de dire que le duc de Chartres avait les mœurs d'un laquais, comme il avait les façons d'un parvenu, les idées d'un marchand et les goûts d'un jockey. Quelques maîtresses d'un jour ou d'une nuit, qu'on affiche ou qui vous affichent avec l'effronterie savante que donne à la ville l'habitude des planches ; quelques paris bruyants, quelques soupers scandaleux : il n'en fallut pas davantage pour effacer toutes les qualités du duc d'Orléans aux yeux de ceux qui avaient intérêt à ne lui trouver que des défauts. Cela suffit pour en faire un monstre de débauche, alors qu'il était plutôt un fanfaron de débauche qu'un débauché, et qu'il perdait, en somme, beaucoup moins d'argent au jeu de l'amour et du hasard, et s'affichait beaucoup moins à l'un et à l'autre, que le comte d'Artois par exemple, prince du sang comme lui, marié comme lui, tenu autant que lui à l'exemple, ami imprudent de la reine au point de lui nuire beaucoup plus que le pire de ses ennemis, et pour qui cependant la famille royale, la cour et même l'opinion gardèrent toujours cette indulgence à toute épreuve qu'on a pour les enfants prodigues, qui sont, le plus souvent, des enfants gâtés.

Pourquoi cette différence de traitement ? cette sévérité implacable d'un côté, cette indulgence aveugle de l'autre ? Pourquoi ? parce que le comte d'Artois fut toujours bien pensant, ennemi des philosophes, hostile aux réformes, complaisant aux abus, timide d'idées, autant qu'il était hardi de propos et de mœurs, et tout prêt à devenir à son heure, après avoir été le plus étourdi et le plus galant des princes, le plus autoritaire et le plus dévot des rois. Il n'en était pas de même du duc d'Orléans, et on accumula contre lui les accusations et les reproches avec toute la fureur du dépit causé aux bonnes âmes par l'improbabilité de sa conversion.

Nous pourrions pousser à fond ce parallèle, fâcheux d'ailleurs pour les deux parties, et montrer qu'au point de vue des mœurs et de la conduite privée, le comte d'Artois, dont on enveloppe les écarts dans un blâme atténué par l'attrait de ce qu'on appelle son caractère chevaleresque, ne valut pas mieux que le duc d'Orléans, dont on a fait le bouc émissaire de toutes les corruptions, de toutes les iniquités de la décadence de la société française. Mais ces recherches dans les frivoles annales de la chronique scandaleuse du temps, outre que le ragoût en est bien émoussé, n'ont pas de rapport assez direct avec l'objet de cette étude, qui est de raconter la première, qui fut aussi la dernière passion du duc d'Orléans, la seule où son cœur ait vraiment été intéressé, et de le montrer, dans ce roman commencé à la veille de la Révolution et interrompu par le bourreau, très différent de ce qu'on pourrait attendre du protecteur de Laclos. S'il fut l'ami, il ne fut pas du moins, comme on va le voir, l'élève du roué auteur des Liaisons dangereuses.

La seule liaison qui mérite ce nom, car elle coûta beaucoup plus à sa réputation qu'elle ne rapporta à son plaisir, ce fut celle du duc d'Orléans avec madame de Genlis, que nous n'effleurerons pas même ici, car elle exige et mérite une étude à part, où il serait encore plus question de politique ou du moins d'intrigue politique que de galanterie. Nous n'en dirons rien, parce qu'il y aurait trop à dire et arrivons immédiatement à la comtesse de Buffon ; car c'est d'elle et d'elle seule qu'il s'agit maintenant.

 

IV

Le fils unique de Buffon, que Rivarol appelait plaisamment le plus pauvre chapitre de l'Histoire naturelle de son père, paraît avoir été victime, comme d'autres fils de pères illustres, du préjugé qui rend l'opinion d'autant plus sévère pour eux que le nom qu'ils ont reçu est plus difficile à porter. Les grands hommes ne devraient pas avoir de fils. Il est par trop difficile de s'appeler dignement Corneille, Racine, Montesquieu, Buffon. Le fils de ce dernier, en somme, s'il n'ajouta rien à la gloire paternelle, ne la diminua pas en cherchant à l'augmenter ; il eut le bon goût de se contenter de s'en parer avec une fière modestie, qui eut son jour sublime ; et si sa vie ne différa guère par son train des romans et des drames bourgeois ordinaires, elle fut couronnée par un dénouement tragique, héroïquement soutenu.

Celui qui pour toute défense devant ses juges leur dit : Citoyens, je me nomme Buffon, et qui, condamné non seulement malgré cela, mais à cause de cela, monta sur l'échafaud en jetant pour reproche et pour adieu à l'ingratitude et à l'ignorance populaires ce nom qui ne l'avait pas sauvé, celui-là put être un officier dissipé, un mari malheureux, un homme médiocre, enfin, si on le veut, par l'esprit, sinon par le caractère ; il ne le fut pas du moins ce jour-là, le dernier. Il trouva un cri simple et sublime en face de l'échafaud, à trente ans, au sortir des bras d'une femme adorable et adorée, due au divorce, qui réparait les torts de la première épouse et faisait bénir des liens jusque-là maudits. Tout cela n'est pas du premier venu.

Il faut estimer en effet autant que le plaindre, ce Georges-Louis-Marie Leclerc, comte de Buffon, qui naquit à Montbard le 22 mai 1764 et mourut à Paris sur l'échafaud de la Terreur, le 22 messidor an II (10 juillet 1793).

Le témoignage sincère d'un intime témoin de sa vie — le secrétaire de son père, Humbert-Bazile — nous le représente comme un des plus beaux hommes de son temps, d'une taille élevée — cinq pieds cinq pouces — et d'un visage noble et fier. Il était de bonnes façons, d'un esprit vif, d'un caractère fougueux mais généreux, d'une instruction sérieuse, surtout dans ce qui touchait à l'art et au métier militaires ; s'exprimant avec une certaine originalité, écrivant avec élégance, possédant plusieurs langues, etc. Il avait visité les principales cours de l'Europe, avait voyagé en Suisse avec son gouverneur, puis en Allemagne avec le chevalier de la Marck, enfin en Russie avec le chevalier de Contréglise, son camarade au régiment des gardes françaises. Il avait reçu de l'empereur Joseph II, de l'impératrice Catherine et du roi Frédéric II à Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Berlin, un accueil des plus distingués, des plus flatteurs, et quoiqu'il le dût surtout au nom de son père, il n'en avait point paru indigne personnellement. Il était rentré de ce voyage presque triomphal chargé de trophées ; entre autres, le manuscrit des Matinées du roi de Prusse, solennellement désavoué mais avoué tout bas ; et de la part de Catherine, des fourrures, des médailles, son portrait sur une tabatière enrichie de diamants.

Un an après ce brillant voyage, le jeune comte de Buffon se maria. Il épousa, le 5 janvier 1784, mademoiselle de Bouvier de Cepoy. Il avait vingt ans ; elle en avait seize.

A première vue, le mariage se présentait sous les meilleurs auspices, et conciliait toutes les convenances d'âge, de condition, de fortune. Il résulte du contrat passé le 4 janvier 1784, devant Me Boursier junior et son collègue, notaires au Châtelet de Paris, que les nouveaux époux entraient en ménage chacun avec 20.000 livres de rentes. Le protocole contient quelques détails curieux !

Par-devant les conseillers du roi, notaires au Châtelet de Paris, soussignés, furent présents :

M. Georges-Louis-Leclerc, chevalier, comte et seigneur de Buffon, La Mairie, Rougemont, Les Barges et autres lieux, de l'Académie française et de celle des Sciences à Paris, intendant du Jardin et du Cabinet du roi, demeurant ordinairement en son hôtel à Montbard, en Bourgogne, lieu de son domicile habituel, et actuellement à Paris, pour les fonctions de sa place, en son logement comme intendant du dit Jardin, rue du Jardin-du-Roi, paroisse Saint-Médard, stipulant mon dit seigneur comte de Buffon, pour son fils mineur et de défunte dame Marie-Françoise de Saint-Belin son épouse, officier au régiment des gardes françaises, gouverneur de la ville de Montbard, lieutenant des chasses de la capitainerie de Fontainebleau au siège du Châtelet-en-Brie, demeurant ordinairement en la dite ville de Montbard, de présent à Paris, logé avec le dit seigneur comte de Buffon son père, susdites rue et paroisse...

Du côté de la future se présenta :

Dame Élisabeth-Amaranthe Jogues de Martinville, veuve en premières noces de M. Guillaume-François Bouvier, chevalier, seigneur marquis de Cepoy, officier au régiment des gardes françaises, gouverneur, grand bailli et capitaine des chasses des ville, château, baillaige et capitainerie de Montargis, et chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis ; et veuve en secondes noces de M. Jean-Baptiste de Castéra, chevalier, maréchal des camps et armées du roi, et chevalier de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, demeurant à Paris, rue d'Artois, paroisse Saint-Eustache, stipulant ma dite dame de Castéra pour mademoiselle Marguerite - Françoise Bouvier de Cepoy sa fille mineure et du dit feu marquis de Cepoy son premier mari...

 

Parmi les nombreux personnages présents au contrat, en qualité de parents ou d'amis des futurs, nous signalerons le maréchal duc de Biron, et le marquis de Sauzay, colonel et major du régiment des gardes françaises, le baron de Grimm, ministre plénipotentiaire du duc de Saxe-Gotha, M. de Chastellux, M. Necker, ancien directeur général des finances et madame Necker, son épouse. Nous ne notons, cela va sans dire, dans cette aristocratique assemblée, que les noms marqués d'une illustration littéraire.

Il n'est pas de mariage qui n'ait sa lune de miel, si courte qu'elle doive être. Il n'est pas de malheur qui n'ait commencé par le bonheur. Ducis disait du bonheur qu'il n'est qu'un malheur consolé. On pourrait dire du malheur qu'il n'est que du bonheur aigri. Ce fut le cas du moins pour le jeune comte de Buffon, et sans doute pour sa jeune femme, qui fut heureuse avec lui les premiers temps, ne fût-ce que du plaisir de le rendre heureux, car il l'était, il le déclare dans une lettre à Guéneau de Montbéliard, l'intime ami de sa famille, lettre qui respire l'engouement naïf et la sécurité des premières ivresses.

Je suis content et heureux, je vous écris pour vous le dire. Si vous étiez plus près de nous, je vous le raconterais. Je suis fâché que vous n'ayez pas vu ma jeune amie, vous l'aimeriez. Quoiqu'elle n'ait que quinze ans et demi, sa raison en a davantage et ses talents contribuent beaucoup à la rendre très aimable. Mais, en me recueillant sur mon bonheur, je ne puis pas ne pas songer au vôtre, etc.

 

Les choses allèrent ainsi au mieux pendant quelque temps. Il y avait bien quelques ombres au tableau, de ces ombres qui n'apparaissent jamais... que lorsqu'il n'est plus temps : d'abord certains germes, qui pouvaient s'apaiser ou s'aigrir, suivant les cas, d'une incompatibilité d'humeur et de caractère entre les époux ; ensuite des bruits aussi vagues que fâcheux, qui tendaient à faire paraître suspecte la bienveillance particulière dont le duc d'Orléans honorait la mère et la fille, qui l'avaient accompagné, disait-on — et cela paraît faux —, dans un voyage en Angleterre, qui en étaient revenues, pleines d'empire sur le prince, et jouissant auprès de lui d'une faveur dont commençaient à jaser les échos malins du Palais-Royal.

Tout cela, bien entendu, se bourdonnait et se chuchotait entre amis, loin des intéressés, qui ne sont jamais, surtout en ces sortes de délicates affaires, instruits de rien que les derniers.

Aussi s'explique-t-on très bien la sécurité innocente, confiante, reconnaissante, avec laquelle le comte de Buffon et son fils reçurent les premiers témoignages de cette faveur du prince que leur nom eût suffi à justifier. C'est donc sans scrupule et sans regret, car il ne pouvait y voir encore rien de suspect, que le jeune comte de Buffon accepta le brevet de capitaine dans le régiment de Chartres, en même temps que l'ordre de rejoindre son corps, en garnison au Quesnoy.

Cette nomination et cet éloignement, qui en était la conséquence forcée, n'avaient pas encore de quoi l'offusquer ou l'inquiéter, le jeune ménage vivant en bonne harmonie, en dépit de quelques malentendus non encore aigris et de quelques crises passagères. Les grands parents semblaient s'accorder à attendre de leurs efforts combinés, du temps qui apaise tout ce qu'il n'envenime pas, de l'absence même, et surtout de l'espoir, qui fut malheureusement déçu — d'une prochaine grossesse, un rapprochement intime et durable.

C'est aussi dans le but de placer ses légitimes ambitions de bonheur partagé sous les auspices de l'autorité et du prestige paternels que, pendant l'été de 1784, le comte de Buffon conduisit sa femme et sa belle-mère, la marquise de Castéra, à Montbard. Toutes deux y reçurent l'accueil le plus empressé, le plus flatteur, le plus fait pour fondre la glace de l'indifférence dont le jeune mari s'était plaint, en confidence, à son illustre père.

Cette glace ne fondit guère, si l'on en juge par la correspondance échangée en 1786 entre le comte et la comtesse de Buffon qui était venue, souffrante depuis quelque temps, achever de se rétablir à Montbard, où elle passa les mois de mai, de juin et de juillet. Il y avait eu déjà plus d'une scène entre le comte, qui prétendait être aimé, quoique mari et quoique absent, — deux circonstances très aggravantes de son cas, — et la jeune femme enivrée, étourdie de ses succès frivoles, énervée par le tourbillon de la vie mondaine où elle s'était jetée, qui ne donnait à ses devoirs conjugaux que le superflu de son temps et de son cœur, trouvant maussade et de mauvais ton qu'on ne vît pas là même le nécessaire.

Le mari, mécontent de ces allures ennuyées et blasées, de ces bonnes grâces distraites, de ces sourires équivoques, de cet air qui semblait lui dire, quand il rongeait en grognant ses restes de bonheur légitime : Passez, passez, bonhomme, on vous a déjà donné, avait ajouté à tous les autres le tort de se fâcher.

La belle-mère, qui semble avoir joué dans le ménage, sous des formes conciliantes, un rôle qui ne l'était pas, et avoir été un beau type de belle-mère aigre-douce, écrivait à son gendre, le 20 juin 1786 :

Ma fille, qui m'écrit tous les courriers, me mande recevoir de vos nouvelles et vous écrire avec soin ; c'est beaucoup : vous vous êtes séparés d'une manière si fâcheuse, qu'elle pouvait faire croire que la correspondance ne serait pas très exactement suivie ; son beau-père la traite avec bonté et amitié, et elle me paraît satisfaite de son séjour à Montbard.

 

Les premières lettres de la correspondance entre Montbard et le Quesnoy, pendant cet été de 1786, sont assez caractéristiques. Ce qui y manque surtout, c'est l'élan, la confiance, la tendresse. On remplit un devoir, on ne satisfait pas un besoin. Sans doute, quelques-unes pourraient faire illusion par les apparences. La forme affectueuse y est, mais elle sonne faux à l'oreille exercée. L'hypocrisie de l'amour ne trouve rien que des formules banales.

Ne me laissez rien ignorer de ce qui peut vous intéresser ; vous croirez, j'espère, que rien de ce qui vous regarde ne peut m'être indifférent. — Adieu, recevez les assurances de mon tendre et sincère attachement ; je ne puis m'empêcher d'y joindre une embrassade ; rendez-la moi par le prochain courrier ; aimez-moi toujours un peu ; voilà comme il faut payer de retour quelqu'un qui vous aime beaucoup.

 

Dans les lettres suivantes, on se contraint moins ; le naturel y reprend ses droits : Adieu, je vous embrasse et puis : Adieu tout court, tel est le tribut payé par ces épices de courte haleine aux bienséances plus qu'aux besoins de l'union conjugale. La comtesse sent aussi bien que son mari ce qui manque à ses lettres ; elle en dissimule parfois la sécheresse sous des apparences badines et, malgré elle, légèrement ironiques. Ce que les femmes ne peuvent pas ou n'osent pas dire, elles le rient.

N'y a-t-il pas quelque chose d'une indifférence tournant à l'aigreur et cherchant à s'étourdir en un nerveux enjouement dans cette fin de lettre du 23 juin ?

Bonjour, mon ami ; portez-vous bien, ménagez votre poitrine, sautez un peu pour éviter le coup de sang, mangez bien pour ne pas tomber en faiblesse, et buvez de tout votre cœur, ou pour vous faire plaisir ou pour !mye vos chagrins. Adieu, ne m'oubliez pas.

 

C'est là la prière distraite de quelqu'un qui a depuis longtemps oublié. Rapprochez cette lettre et les autres, de ces quelques lignes du commentateur des lettres de Buffon, fort au courant de toutes ces intimités, en sa qualité d'arrière-petit-neveu de Buffon, et vous leur trouverez le caractère symptomatique des lettres d'avant ou après la chute. Est-ce encore avant ? Écoutez l'indiscrétion suivante, encore discrète :

Durant son séjour à Montbard, madame de Buffon fut comblée, par son beau-père, de prévenances et d'attentions délicates ; elle y parut peu sensible : Cet excellent père, absorbé par ses pensées profondes, ne se doutait de rien alors ; il était sans défiance et cependant on voyait bien, à certains jours, que le doute lui venait à l'esprit et qu'il avait des soupçons qu'il craignait d'éclaircir. Plusieurs visites que le duc d'Orléans fit à Montbard y donnèrent lieu. Il arrivait avec le duc de Fitz-James, dont il conduisait la chaise, déguisé en postillon.

 

Vers la fin de juillet 1786, la comtesse rentra à Paris 'où l'attendait sa mère, laissant d'elle à tout le monde, après cette hospitalité prolongée, où elle n'avait toujours pu garder le masque, une impression beaucoup moins avantageuse que celle du premier voyage. Elle avait paru le 7 juillet, fiévreuse, nerveuse, dédaigneuse, ennuyée, à la fête d'adieu donnée en son honneur. Écoutez là-dessus le secrétaire intime de Buffon, témoin oculaire.

Cette fête fut célébrée dans les grands jardins ; le peuple de Montbard y fut convié. Les arbres, les boulingrins, les nombreuses terrasses, ce modeste cabinet où Buffon écrivit ses immortels ouvrages étaient éclairés par des milliers de verres de couleur et de pots enflammés ; la montagne était en feu ; des salles de danse, des distributions de vins et de comestibles, de jeux de mâts de cocagne et d'équilibre donnaient au parc l'aspect le plus pittoresque et le plus animé. Dans les salles des tours et sous des tentes dressées sous les grands arbres, des musiciens exécutaient des mélodies de choix. Madame de Buffon y parut tard ; elle était mise avec richesse et coiffée à la Titus. La fête était pour elle ; elle parut à peine s'en apercevoir, passa dédaigneuse et ennuyée dans les groupes de paysans accourus pour lui faire fête et rentra au château. Elle donnait le bras à madame de Damas de Cormaillon qui, du même âge qu'elle, était en tout digne de lui être comparée. La grâce et les heureux à-propos de la seconde firent bien vivement ressortir, ce soir-là la maussade froideur de la première.

 

Cette maussade froideur s'explique si, par hasard, ce soir-là, la coulisse du théâtre cachait quelque mystérieuse impatience, donnait asile à quelque nouvel épisode de ce roman amoureux et aventureux pour le succès duquel le duc Philippe d'Orléans n'hésitait pas à s'affubler d'une casaque de jockey.

On comprend que des affaires conjugales et extraconjugales ainsi menées devaient finir par aboutir à quelque scandaleux éclat. Ce n'est pas que les deux amants ne prissent leurs précautions. Les allures furtives et les ingénieux subterfuges du duc pour jouir sans trouble du fruit défendu le disent assez. Il avait cassé trop de vitres pour ne pas avoir peur des réverbères. Madame de Buffon n'avait pas moins d'obstacles à tourner, de bienséances à ménager, de dangers à éviter. Elle redoutait justement l'odieux d'un conflit, le ridicule d'une surprise. Le comte, fatigué d'être réduit à la portion congrue, ennuyé des garnisons de Flandre auxquelles, depuis qu'il y était entré, le régiment de. Chartres était condamné, agacé de ne pouvoir jamais obtenir de congé, pouvait un jour, mal luné, le prendre, ce congé, et fort de son droit, indigné de l'outrage, se porter à quelque extrémité tragique.

Après avoir été longtemps .du parti des femmes qui trompent leur mari, l'opinion tournait et la galerie ne raillait plus, sans les approuver encore, les maris qui se fâchent et font justice de l'affront infligé à leur confiance. On avait déjà vu des maris jaloux ou malheureux qui se tuaient et même qui tuaient pour ne point survivre à leur déception ou pour la faire expier aux coupables. C'était le jeu anglais succédant au jeu français, en cela comme en tout le reste.

Cette mode du suicide ou du conjucide n'était pas sans donner parfois le frisson à la belle coupable, moins insoucieuse en réalité qu'en apparence. Il y a à citer à cet égard un passage assez singulier d'une lettre du 21 mars 1787 ; le billet est court du reste et vaut la peine, tant il contient de traits symptomatiques, d'être cité en entier.

Je me suis informée selon votre désir, de savoir s'il y aurait un camp et si la reine irait : le bruit ici est de même que chez vous, et l'on dit que le camp aura lieu certainement et qu'il paraît probable que la reine ira. Comment vous portez-vous, mon ami ? j'espère que c'est à merveille. Il fait ici le plus beau mois de mars possible. Je crois que Longchamps sera très brillant. J'ignore encore la manière dont j'irai. On dit que Londres sera superbe au mois de mai, et beaucoup de femmes et d'hommes de Paris doivent y aller passer deux mois. Il faut que je vous parle aussi de la santé de M. votre père. Il me semble qu'il va mieux, et quoiqu'il souffre, sa santé n'en est pas moins superbe. Les notables vont toujours leur train, c'est-à-dire qu'ils ne se pressent pas. L'abbé d'Espagnac, comme agioteur malhonnête, vient d'être renfermé par l'ordre du roi. M. de Simiane s'est tué à Aix ; on dit que c'est pour finir un malheur qu'il ne pouvait supporter, celui de n'être pas aimé de sa femme ; cependant il y avait dix ans qu'il ne s'en portait pas plus mal et cela est bien fol ou bien bête... Bonjour, mon ami, plus de nouvelles ici. Recevez l'assurance de mon attachement ; donnez-moi bientôt de vos nouvelles.

 

Il n'est pas possible de ne pas remarquer la nouvelle relative à M. de Simiane, et l'appréciation qui la suit. Elle est d'une femme qui n'aimait pas les esclandres et avait quelque raison de les redouter. Elle est aussi d'une femme qui parle pour faire parler et contient, sous son apparente indifférence, une sorte d'aveu de curiosité intéressée et de provocation indirecte à la satisfaire.

Autre symptôme à noter : dans les lettres de l'année précédente, madame de Buffon, allant au-devant de certaines indiscrétions malignes, note, comme sans en avoir l'air, la présence, en septembre, du duc d'Orléans à Dampierre, où elle est avec sa mère, à goûter, en grande compagnie, l'hospitalité proverbiale des de Luynes.

M. et madame de Luynes m'ont parlé de vous, ainsi que M. le duc d'Orléans, qui y a passé quelques jours ; je l'ai revu depuis que j'habite Paris, et il m'a fait votre éloge...

Il y a quelques jours, — dit-elle dans une autre lettre, — que M. le duc d'Orléans est venu faire une visite à maman pour lui parler des affaires de mon frère. En sortant de chez elle il est monté chez moi, car je gardais la chambre, parce que j'étais plus souffrante ; il n'a fait que me parler de vous et de la satisfaction qu'il avait de votre conduite. Il m'a demandé la permission de revenir me voir, ce que je n'ai pas hésité de lui accorder, bien sûre que vous l'approuveriez ; je ne l'ai pas revu depuis.

 

Rapprochez tous ces extraits de correspondance et sans prétendre à l'infaillibilité, d'ailleurs contestable, d'un juge d'instruction, vous trouverez là tous les éléments du vieux jeu de la femme coupable, qui n'a pas changé, paraît-il, depuis Eve, notamment ces traits éternels : la franchise et l'indifférence affectées en parlant du tiers qui sera bientôt l'intrus, de ce tiers qui n'est rien d'abord comme l'autre, qui veut être quelque chose, qui sera tout et qui en attendant qu'il prenne la place, s'épuise en éloges de celui qu'il va supplanter.

Toutes ces histoires de fruit défendu se ressemblent ; et en général, quand on a le droit de l'être, il faut se montrer méfiant à l'endroit des hommes dont une femme affecte de n'avoir nul souci. Souvenez-vous du mot de la duchesse du Maine, qui ne pouvait se passer de ceux dont elle ne se souciait pas. Quand la femme affecte l'indifférence pour un homme, c'est qu'elle a des raisons de dissimuler l'importance qu'il prend au contraire à ses yeux.

Tout ce manège ne parut point si insignifiant ni si innocent au comte de Buffon à qui, à défaut de son père éloigné, le plus souvent absorbé par ses travaux et aveuglé par ses illusions, quelques amis avaient entrepris de dessiller progressivement et charitablement — est-ce bien le mot ? — les yeux, puisqu'un jour, rompant son ban, il tomba à Paris, pour s'enquérir par lui-même de la conduite de sa femme, et en apprit assez pour en venir sinon à l'éclat d'une irréparable rupture, du moins aux soupçons et aux reproches qui la rendirent inévitable. Il repartit pour son régiment, peu satisfait des explications reçues, en homme qui n'en reviendra pas ou qui en reviendra mal à propos.

Sur ces entrefaites, une double démarche, tentée peut-être sur la prière de son fils, par l'illustre écrivain, fit déborder le vase d'amertume, rendit les griefs irréconciliables, et mit solennellement et dignement fin à une situation dont l'équivoque trop prolongée par une ignorance et une patience qui semblaient invraisemblables, commençait à provoquer, parmi les médisants de cour, depuis longtemps au fait de ce que les intéressés ignoraient seuls, des commentaires peu bienveillants. Le père et le fils se relevèrent noblement dans l'opinion par l'énergie et la netteté de leur répudiation de toute solidarité avec la fille et la femme coupables.

Une lettre de la belle-mère de M. de Buffon nous initie aux circonstances qui avaient rendu aigu le conflit qui depuis longtemps compromettait l'union et le bonheur des deux époux.

Je suis fâché, mon ami, écrit-elle à son gendre, que vous ayez mandé à votre père que je savais les raisons de votre brusque départ. Vous en avez dit, devant votre femme et moi, que je n'ai nullement approuvées. Je crois même qu'à la veille d'un départ vous auriez dû les taire ; elles ont produit un mauvais effet. Mais quelques choses que je vous aie dites, je n'ai jamais pu gagner sur vous d'être plus doux et moins indiscret. Vous avez eu tort de me mettre en jeu ; vous savez que je ne veux nullement me mêler de vos discussions intérieures ; j'ai fait et dit vis-à-vis de vous deux ce que j'ai cru devoir, et sans aucun succès. Si M. votre père me parle — ce que j'éviterai le plus possible —, je le prierai de faire ce qu'il croira sage et je ne dirai rien de plus ; je vous demande, mon cher ami, de ne plus me compromettre.

 

La marquise de Castera, qui paraît avoir été une fine mouche, écrivait un autre jour :

Il est bien cruel pour moi d'avoir travaillé depuis deux ans à réunir deux êtres qui s'y sont constamment refusés ; si vous n'aviez jamais eu de torts, je pourrais ne pas trouver extraordinaire votre résolution de ne pas pardonner à autrui ; mais en vérité, mon ami, vous avez eu les premiers, et vous ne devriez pas l'oublier. Quoi qu'il en soit, je ne puis approuver la manière dont vous écrivez ; songez que l'être que vous maltraitez autant est ma fille ; que si elle a des torts, vous en avez aussi, et que vous êtes sur ce point au moins à deux de jeu.

 

En effet ils étaient trois, et c'est précisément ce dont se plaignait le mari.

Quoi qu'il en soit des incidents, demeurés mystérieux, auxquels cette lettre aigre-douce fait allusion, il était déjà trop tard pour plaider les circonstances atténuantes. Le feu était aux poudres et la mine avait fait explosion, dans des circonstances qu'explique ce passage des Mémoires intimes d'Humbert-Bazile.

Depuis longtemps, M. de Buffon se plaignait à son père de la froideur de sa femme à son égard, mais ce dernier avait pour sa bru une si grande estime, qu'il traitait de chimériques les craintes et les soupçons de son fils. Il était si loin de se douter de la vérité, que, lors de son dernier voyage à Montbard, il accepta, pour faire la route avec moins de fatigues, une litière que lui avait envoyée le duc d'Orléans.

Cependant, comme dans toutes ses lettres son fils se plaignait du silence de sa femme, demandant la permission de quitter son régiment et de venir s'assurer par lui-même de la réalité des bruits sourds qui étaient parvenus jusqu'à lui, ou convaincre leurs auteurs de mensonge et de fausseté, M. de Buffon fit venir sa bru, lui parla en père, lui demandant de calmer, par une conduite plus sage, les inquiétudes de son fils, la priant, au nom du bonheur de son mari et de son propre repos, d'avoir plus de réserve et plus de tenue. M. de Buffon ne fut pas content de cette entrevue ; des doutes lui vinrent à l'esprit, sa confiance fut ébranlée, il fit prendre des renseignements et apprit alors tout ce qui, depuis plusieurs mois, défrayait la conversation des salons de Paris. M. de Buffon eut alors un second entretien avec sa belle-fille. Il lui parla avec sévérité, avec bonté cependant, prononça les mots de repentir et d'oubli ; mais la tenue de madame de Buffon fut telle, qu'il la reconduisit à la porte de son cabinet en lui disant qu'elle n'était plus sa fille ; et, à dater de ce jour, il ne la vit plus.

 

C'est à cette dramatique rupture et aux arrangements réciproques qui avaient pour but de la régulariser, que correspond une lettre de madame de Castéra, écrite, à la date du 13 juin, à son gendre et ainsi conçue :

Madame de Buffon comptait, mon fils, se retirer au couvent ; elle s'en occupait, et c'était mon désir. Mais cette démarche a fait sensation dans le public, et sa famille et ses amis ont exigé d'elle d'y renoncer. En conséquence, elle reste dans la maison tant qu'elle ne sera pas louée ; et alors ma fille habitera avec moi le pied-à-terre que je me choisirai : voilà ce qu'il y a de plus raisonnable à faire, ce que j'ai décidé, de concert avec mes parents, et dont j'ai cru devoir vous avertir.

 

Huit jours plus tard, Buffon écrivait à son fils à ce propos, avec la décision noble et fière d'un parti irrévocable, et le juste ressentiment de sa médiation méprisée.

Au jardin du roi, le 22 juin 1787.

M. de Faujas, par amitié pour moi et pour vous, mon cher fils, a bien voulu vous porter mes ordres auxquels il faut vous conformer.

1° L'honneur vous commande avec moi de donner votre démission et de sortir de votre régiment pour n'y jamais rentrer.

2° Vous quitterez tout de suite en disant que les circonstances vous y obligent, et vous ferez cette même réponse à tout le monde, sans autre explication.

3° Vous n'irez point à Spa, et vous ne viendrez point à Paris, avant mon retour.

40 Vous irez voyager où il vous plaira, et je vous conseille d'aller voir votre oncle à Bayeux. Vous le trouverez instruit de mes motifs.

5° Ces démarches honnêtes et nécessaires, loin de nuire à votre avancement, y serviront beaucoup.

6° Conformez-vous en entier pour tout le reste aux avis de M. de Faujas, qui vous fera pari de toutes mes intentions, et vous remettra vingt-cinq louis de ma part ; et si vous avez besoin des trois mille livres que vous devez recevoir le 4 août, je les donnerai à M. Boursier dès à présent. Vous savez qu'il doit remettre quinze cents francs dans ce même temps à feu votre femme.

Ce sont là, mon très cher fils, les volontés absolues de votre bon et tendre père.

LE COMTE DE BUFFON.

 

Cette lettre, terminée par un mot cornélien : Feu votre femme, appliqué à l'épouse vivante, mais indigne et coupable, qui, aux yeux de son illustre beau-père, avait perdu plus que la vie avec l'honneur et était retranchée de la société des honnêtes gens par le jugement du chef de la famille outragée, est suivie, dans le recueil de la Correspondance inédite de Buffon, auquel nous l'empruntons, d'une lettre à M. de Malesherbes, ministre d'Etat, que l'illustre auteur des Epoques de la Nature prend pour confident de sa douleur, pour témoin de sa vengeance, pour champion de son honneur et médiateur des réparations nécessaires.

Il invoque son appui auprès du maréchal de Ségur, ministre de la guerre, afin d'obtenir que son fils, sorti du régiment de Chartres, pour satisfaire à l'honneur, rentre dans l'armée à un autre titre et reçoive ainsi lui-même la satisfaction personnelle à laquelle il a droit.

Je viens d'écrire à M. le maréchal de Ségur, en le priant de rendre compte au roi du sacrifice volontaire que mon fils fait aujourd'hui par honneur, et ce sacrifice est grand, car il perd la promesse du grade de colonel. Je n'ai pas craint de demander au ministre un équivalent, et en attendant, on pourrait l'employer dans l'état-major des troupes qu'on rassemble à Givet. Daignez, Monseigneur, appuyer ma prière ; rien ne me sera plus glorieux que votre recommandation, et l'on sentira que c'est la vertu même qui, par votre bouche, plaide aujourd'hui 1 a cause de l'honneur.

 

Cette requête devait être et fut exaucée. Le jeune comte de Buffon, capitaine démissionnaire au régiment de Chartres, fut, le 22 juillet 1787, nommé capitaine de remplacement au régiment de Septimanie, et promu, le 4 avril 1788, au grade de major en second du régiment d'Angoumois. La Révolution qui devait le tuer, quoiqu'il eût embrassé les idées nouvelles, lui fut d'abord favorable. Nommé, lors de la réorganisation de l'armée (septembre 1791), lieutenant-colonel au 9e régiment de chasseurs à cheval, (ci-devant Lorraine), il passa comme colonel au 58e régiment d'infanterie (ci-devant Bourgogne) ; il avait alors vingt-six ans.

Les tronçons d'une union ainsi brisée ne se rejoignirent plus. M. de Buffon paraît avoir eu un moment l'espoir, plus généreux que clairvoyant, du contraire. Pendant quelque temps la liquidation des droits et des intérêts respectifs des deux époux était demeurée en suspens, les parents et les amis ayant supposé peut-être que les rapports d'affaires subsistant ainsi entre les deux époux brouillés, les liens d'affection se renoueraient forcément par là.

C'est dans le même but sans doute de favoriser un raccommodement, car on ne saurait- voir là une intention maligne, une précaution jalouse ou un coquet défi, qu'on laissa voisins matériellement les deux époux moralement séparés. M. de Buffon continua à habiter son hôtel de la rue Verte. Madame de Buffon prit à loyer un hôtel placé à l'angle opposé. Les croisées des deux maisons se faisaient face ; on ne pouvait entrer dans l'une sans être vu par les habitants de l'autre.

Ce qui devait arriver arriva, mais le résultat fut tout différent de celui qu'on attendait. Un jour, provoqué par quelque question ou quelque tentation, saisi d'un élan de retour amoureux ou simplement généreux, M. de Buffon ne se tint plus au silence, traversa la rue et monta chez sa femme, prêt à pardonner peut-être. Il fit mal : ce que les femmes ne pardonnent jamais à un mari, ce sont les torts qu'elles ont eus envers lui. Et puis ce mot de pardon, si cruel à l'amour-propre, a-t-il jamais raccommodé l'amour ? Le pardon, on l'obtient quelquefois quand on le demande à la femme qui vous a offensé, jamais quand on l'offre.

Une conversation ainsi mal engagée, devait vite et mal finir, acheva d'envenimer et de rendre irréparable, les griefs que n'avait pu faire oublier la correspondance échangée par l'intermédiaire, pourtant aussi lénitif que possible, du respectable et pacifique M. Boursier, notaire et intermédiaire des deux parties, chargé du payement de la pension qui suppléait les intérêts de la dot non encore remboursée. M. de Buffon redescendit furieux d'une entrevue irritante et humiliante pour les deux interlocuteurs et terminée par un adieu sec comme un congé.

Les séparations de corps et de biens se guérissent ; il n'est pas de remède aux séparations de cœur.

C'est sans doute à la suite de ce malencontreux et décevant essai de conciliation qu'éclatèrent les dernières hostilités. Madame de Buffon sollicita et obtint une séparation de corps et de biens qui fut, suivant la loi du temps, prononcée par un jugement arbitral, rendu le 28 juillet 1791, et homologué par ordonnance du juge de paix du 2e arrondissement de Paris, le i o août suivant. M. de Buffon riposta par le coup droit d'une demande de divorce, obtenu le 14 janvier 1793.

L'acte est ainsi conçu. Nous le donnons à titre de curiosité :

Du lundi, quatorzième jour de janvier 1793, l'an second de la République, acte de divorce de Georges-Louis-Marie Leclerc-Buffon, âgé de vingt-huit ans, né à Montbard, district de Semur, département de la Côte-d'Or, domicilié à Paris, rue Verte, section de la République, fils de Georges-Louis Leclerc-Buffon et de Marie-Françoise Saint-Belin, tous deux décédés, et de Marguerite-Françoise Bouvier-Cepoix, âgée de vingt-six ans, née à Paris, domiciliée à Paris, rue Bleue, faubourg Montmartre, fille de Guillaume-François Cepoix et d'Elisabeth-Amaranthe Jogues-Martinville, lui décédé.

Suit l'énumération des quatre témoins, sans intérêt pour nous, après laquelle intervient la formule légale en ces termes :

Le citoyen Buffon, seul comparant, a fait à haute voix sa déclaration en ces termes : Je demande la dissolution de mon mariage avec Marguerite-Françoise Bouvier-Cepoix. Antoine-Edme-Nazaire Jaquotot, officier public, a prononcé, en présence des témoins, qu'au nom de la loi, ledit mariage est dissous.

 

On le voit, les choses s'étaient passées, au divorce du comte de Buffon, moins galamment et moins spirituellement qu'à celui de Talma, où les deux époux s'étaient rendus ensemble à la mairie pour y consommer, avec de mutuels égards et de mutuels regrets, leur séparation légale, et où l'on avait vu, la cérémonie accomplie, le divorcé conduire à sa voiture celle qui n'était plus sa femme que dans le passé, et y recevoir, non sans émotion, un 'adieu attendri.

Madame de Buffon avait d'autant moins tenu à se trouver en présence de son ex-mari, qu'elle n'ignorait pas sans doute qu'il ne faisait rompre son union que pour convoler à de nouvelles noces, réparatrices des précédentes. On a beau être femme divorcée et satisfaite de l'être, on n'en est pas moins femme, et la pensée qu'on sera remplacée, peut-être avec avantage, n'est pas agréable.

Mais avant d'en arriver à ces nouvelle noces dont le court bonheur fut si vite interrompu, dont l'amour mutuel fut si prématurément étouffé par la jalouse mort, dont la lune de miel fut si vite remplacée par cette lune rousse où plutôt rouge ; dont le croissant n'est autre que le triangle sanglant de la guillotine ! il importe de faire justice d'une calomnie qui n'a peut-être cru être qu'une médisance. Elle ne repose sur aucun autre témoignage que les souvenirs confus dont le comte d'Allonville a rempli ses Mémoires hâtifs, et il suffirait pour la démentir, de ce qu'on sait du caractère, de l'âge, du cœur qui a trouvé de si nobles accents paternels, de l'illustre Buffon. De telle sorte qu'on peut affirmer, non seulement qu'il ne fut point coupable du crime qu'on lui attribue, mais encore qu'il n'aurait pu l'être.

Car c'est de lui qu'il s'agit ; c'est lui qui, selon des commérages que madame de Buffon aurait certainement flétris, si elle les eût connus — ils ne pouvaient partir que d'un faux ami, c'est-à-dire du pire des ennemis —, est accusé d'avoir essayé vainement de suborner sa bru, au profit d'une passion incestueuse, et d'avoir vengé son affront en jetant la zizanie dans ce ménage où il n'avait pu porter la honte, en faisait victime de son dépit amoureux celle qui avait refusé d'être sa complice, et en suscitant contre elle la haine du fils qu'il n'avait pu outrager.

Tout cela, nous le répétons, est aussi invraisemblable, impossible, qu'odieux. Aucun témoignage sérieux ne vient à l'appui de celui de d'Allonville qui ne l'est pas ; si on veut recueillir, au contraire, toute chaude et frémissante de vérité, la version authentique de l'éclat décisif et de la rupture qui le suivit, on la trouve dans les lettres d'une femme qui la tenait de la propre bouche de Buffon.

C'est la comtesse de Sabran, future marquise de Boufflers. Le récit de cette femme charmante, qui contient d'ailleurs des détails nouveaux et curieux, emprunte à son talent et à son caractère une autorité absolument irrécusable. Voici cette lettre de madame de Sabran au chevalier de Boufflers, en date du 15 juillet 1787.

J'ai été voir cette après-midi M. de Buffon et le Jardin du Roi ; j'ai trouvé ce célèbre vieillard bien affligé de l'esclandre que sa belle-fille vient de faire dans le monde pour M. le duc d'Orléans. Il était seul, et soit le besoin de parler de son chagrin, soit la confiance que je lui ai inspirée tout d'abord, il m'a conté toute sa déplorable histoire, qui est vraiment incroyable.

Il aimait tendrement sa belle-fille, qui est aimable et d'une très jolie figure, de manière qu'il en est beaucoup plus affecté qu'elle ne mérite. Cette petite femme a perdu la tête tout d'un coup, et soit vanité ou amour, aile est devenue folle de M. le duc d'Orléans, au point de s'afficher publiquement pour être sa maîtresse. Le pauvre mari était absent depuis un an, se reposant tranquillement sur la fidélité de sa femme, et s'occupant moins d'elle que de son métier dans la place de colonel que lui avait donnée M. le duc d'Orléans, vraisemblablement pour un être moins importuné.

Mais un beau matin, il se met en tête de venir surprendre sa femme ; il arrive ; tout frémit à sa vue, tout prend la fuite, femmes et valets ; la dame du logis fut la plus interdite, et ne pouvant pas se contraindre, elle le reçut si mal, qu'enfin elle lui ouvrit les yeux ; mais il n'y voyait qu'à demi, parce qu'il ne savait pas encore à qui s'en prendre. Il va trouver son père, il pleure, il gémit ; le père n'en savait pas davantage. Ils ne furent pas longtemps dans cette incertitude. De retour chez lui, il trouva M. le duo d'Orléans établi comme dans son ménage ; il se retira prudemment.

Le moindre bruit que l'on peut faire

En telle affaire

Est le plus sûr de la moitié.

Il retourne en poste à son régiment pour y faire ses adieux, ne voulant rien devoir à celui qui le couvre d'infamie ; il a rendu également la dot de sa femme, et s'en est séparé pour toujours, n'exigeant pas qu'elle fût dans un couvent et la laissant à sa mère, qui ne vaut pas mieux qu'elle, à ce qu'il paraît, puisqu'elle était la confidente de toute cette intrigue. A présent, te voilà aussi bien instruit que moi de cette' histoire. J'aurais voulu avoir assez d'esprit pour te l'écrire avec toute la chaleur et l'énergie que M. de Buffon a mise à la raconter : il m'a attendrie jusqu'aux larmes, et je suis sûre qu'il t'aurait fait le même effet ; car tu as parfois le cœur assez bon ; le malheur, c'est que tu ne l'écoutes pas toujours[2].

 

Et maintenant, si nous nous arrêtons un instant, avant d'aller plus loin, pour essayer de porter un jugement impartial sur les causes de la rupture= de cette union qui eût, par les qualités et les agréments des contractants, mérité d'être heureuse, et sur les torts réciproques des deux époux, nous devons reconnaître qu'il y eut, dans leur malheur, de leur faute à tous deux, et qu'il y eut aussi, dans leur faute, des circonstances atténuantes pour l'un et l'autre. Les convenances plus que l'amour avaient présidé au mariage, et s'il est vrai que dans tout mariage, l'un des deux époux doit faire l'éducation de l'autre et que ce rôle appartient au mari, M. de Buffon, à vingt ans, était-il le maître plein de douceur et d'expérience à la fois qu'il fallait à une élève aussi gracieuse, aussi sensible, mais aussi vaine et étourdie que la jeune femme de seize ans brusquement jetée par le hasard à l'école du devoir conjugal ?

A ce moment M. de Buffon était-il assez différent de ce brillant, mais impérieux et fantasque officier des gardes françaises, farceur et rageur, bon cœur, mais tête folle, que son compagnon d'études, de jeux, de promenades, le secrétaire de son père, Humbert-Bazile, nous montre descendant aux serres du Jardin du Roi pour y brûler de la flamme de torches promenées sous les branches des arbres exotiques, où ils s'étaient cachés, les moineaux qui venaient, au coucher du soleil, y chercher un abri ; abattant avec un camarade de régiment, à coups de pistolet, la flèche du cèdre du Liban, espièglerie qui d'un tel homme et en un tel lieu a les caractères de la profanation, et l'on mit dans le temps, en imprécations éloquentes, sur le compte du tonnerre innocent ; enfin, mécontent d'avoir le dessous dans un assaut d'armes, s'emportant jusqu'à frapper à deux mains de son fleuret l'impertinent vainqueur ?

On comprend aisément qu'un homme d'une humeur si vive et si prompte ait pu avoir des torts, et même, comme l'en accuse sa belle-mère, les premiers torts vis-à-vis de sa femme.

D'un autre côté, il n'est que juste d'enregistrer, à la décharge de celle-ci, le témoignage de l'auteur, peu suspect d'indulgence, du commentaire de la Correspondance de Buffon et des Mémoires de son secrétaire, qui ayant eu sous les yeux la correspondance relative à leurs intérêts demeurés communs, échangée entre les deux époux séparés par l'intermédiaire de M. Boursier leur notaire, rend hommage à la dignité, à la délicatesse, au désintéressement dont fit preuve la comtesse de Buffon.

Ces qualités expliquent aussi très bien l'empire extraordinaire qu'elle prit sur un prince peu délicat en amour, et qui paraît avoir été entraîné à faire de ce qui ne fut peut-être d'abord qu'une simple fantaisie galante, une passion véritable, la seule qu'il ait ressentie, pour une femme assez rare puisqu'elle joignait aux charmes qui la rendaient désirable les qualités qui obligeaient de l'estimer. C'est avec sa tête peut-être que le duc d'Orléans aima d'abord madame de Buffon ; c'est avec son cœur et de tout son cœur qu'il l'aima ensuite, quand il trouva dans cette liaison le ragoût inattendu — il n'était pas blasé sur cette surprise-là —, d'une affection naïve et sincère, et d'un dévouement absolu, peut-être trop absolu, car il nuisait à la clairvoyance d'un esprit des plus déliés et des plus avisés, quand il ne s'agissait pas de cette cause à laquelle madame de Buffon avait consacré sa vie.

Cette affection incontestablement désintéressée du côté de l'argent, le fut-elle aussi du côté de l'ambition ? La Révolution et la loi du divorce ne firent-elles pas miroiter, aux yeux éblouis de la maîtresse du duc d'Orléans, les récompenses et les revanches soit d'une seconde édition du mariage morganatique du père de son amant avec madame de Montesson, soit d'une première édition d'un mariage public ? Ayant abdiqué ses privilèges princiers, le duc d'Orléans ne pouvait-il au moins se réserver le droit de se marier selon son cœur ? Enfin, car toute ambition — surtout ambition féminine — a sa part d'illusion et d'enivrement, madame de Buffon alla-t-elle jusqu'à rêver le rôle d'une Maintenon avouée et couronnée, la Révolution se bornant à changer l'ordre de succession au trône et à disgracier les Bourbons pour adopter les d'Orléans ?

Quoi qu'il en soit, qu'elle ait haussé son ambition jusqu'à devenir, grâce au divorce, la femme du roi du choix populaire, ou l'ait simplement bornée à être la femme du prince démagogue, de Philippe-Égalité, pendant que ces rêves s'agitaient dans sa tête, et la conduisaient d'illusion en illusion et de déception en déception, le comte de Buffon, plus modeste et plus sage, se hâtait de conclure une nouvelle union, selon son goût et selon son cœur.

Le 2 septembre 1793, le comte de Buffon épousait Elisabeth-Georgette, dite Betzy Daubenton, née à Montbard le 28 mai 1775 et qui ne devait y mourir que le 17 mai 1852, à l'âge de soixante-dix-sept ans. C'était la nièce du docteur Daubenton, le collaborateur de Buffon. Sa mère avait quitté Montbard à la mort de son mari, dont les affaires n'avaient pas été prospères, et qui ne lui avait laissé aucune fortune. Elle était venue se fixer à Paris et s'était chargée de faire bénéficier des soins éclairés qu'elle donnait à l'éducation de sa fille, deux jeunes Anglaises, les deux filles du célèbre sir Francis Burdett, dont l'aînée fut la non moins fameuse miss Burdett-Coutts. La famille, justement reconnaissante de ses élèves lui fit une pension viagère.

Betzy Daubenton, sa fille unique, était, dit M. Humbert-Bazile, aussi spirituelle que jolie ; jeune fille accomplie, elle devait faire une femme charmante, et l'on comprend le passage suivant d'une lettre de son mari, écrite peu de jours après leur union, et qui respire la plénitude du bonheur.

De jeudi dernier, me voilà marié, heureux, content et tranquille. Betzi l'est aussi et c'est là mon grand bonheur. A dix heures nous avons été à la municipalité avec M. Daubenton, M. de Montbeilliard, M. Hérault de Séchelles et M. de Morveau ; ils ont été nos quatre témoins, et de là nous sommes venus à la paroisse du Roule sur laquelle nous demeurons ; le curé, honnête et brave homme, nous a mariés.

 

Ce bonheur ne devait pas durer longtemps. M. Humbert-Bazile, cédant à la partialité de préventions évidemment favorables à la seconde madame de Buffon plus qu'à la première, insinue, sans en fournir la preuve, que cette dernière chercha à détruire le bonheur de celle qui l'avait remplacée de façon à la faire oublier.

Il ajoute qu'elle pouvait, quand son ex-mari fut arrêté, le sauver et qu'elle ne le fit pas. Il fonde cette appréciation sur les relations de madame de Buffon et de son prince avec le chef du parti révolutionnaire triomphant.

C'est par trop oublier qu'à cette époque le duc d'Orléans était déjà suspect, incapable de sauver les autres, et même de se sauver lui-même. C'est par trop oublier que si le fils de Buffon fut arrêté le 19 février et guillotiné le 10 juillet 1794, Philippe-Égalité fut arrêté le 6 avril et guillotiné le 6 novembre 1793. Le rapprochement de ces dates suffirait à justifier madame de Buffon, sinon de tous reproches, du moins de celui de n'avoir pas sauvé son mari.

 

V

Mais nous voici arrivés au double et sanglant dénouement de cette comédie de salon, trop pareille à tant d'autres, commencée avant la Révolution, aux jours d'illusion suprême et de mélancolique ivresse 'qui la précédèrent, pour finir en drame sur l'échafaud, alors que le drame courait les rues et que le bourreau y terminait uniformément, de son sourd coup de hache, la représentation du jour.

Le comte de Buffon, nous l'avons dit, n'avait ni boudé, ni conspiré, ni émigré. Il avait embrassé la cause de la Révolution, et pouvait être compté parmi ceux qui applaudirent avec le plus de sincérité aux réformes, et partagèrent le plus naïvement les illusions des premiers jours. Ses compatriotes, rendant justice à son Zèle civique et patriotique, l'avaient nommé, en 1790, maire de Montbard et colonel de la garde nationale ; et la même année, leur suffrage l'avait placé à la tête de la fédération armée des départements composant l'ancienne province de Bourgogne. Lorsqu'il se fixa à Paris, la section de la rue Verte le choisit pour commander la garde nationale du Vie arrondissement. Sa popularité y devint même assez grande pour causer de l'ombrage à quelques jaloux ou à quelques exaltés. Aussi, c'est moins la tiédeur que l'ardeur de sa conduite politique qui paraît avoir suscité contre lui un de ces fréquents complots de haines et de rivalités subalternes coalisées dont les comités révolutionnaires et les comités de sûreté générale et de salut public servaient aveuglément les machinations.

Sous le régime de la terreur, — et on était alors au plus fort de ce régime, — il suffisait d'une dénonciation pour être suspect, d'une arrestation pour être accusé, et d'une comparution devant le tribunal révolutionnaire, pour être le plus souvent condamné. M. de Buffon fut arrêté non par hasard, comme André Chénier, surpris en visite chez les Pastoret, mais à la suite d'une véritable tentative d'intimidation et de chantage, contre laquelle il se défendit avec une juste mais indiscrète indignation. Il ré-résulte du mémoire signé et peut-être rédigé par sa seconde femme, sa digne, courageuse et dévouée compagne, qui essayait en vain de le disputer et de l'arracher à la fatalité de son sort, les faits suivants, trop communs en ce temps de tyrannie populaire, d'arbitraire impuni, et de cynique spéculation sur la pitié ou la peur :

Le 30 pluviôse, un inconnu se présente et demande le citoyen Buffon. Introduit, il dit qu'il y a un ordre du comité de sûreté générale pour l'arrêter. Buffon répond que cela ne peut être ; l'inconnu continue d'affirmer, fait des protestations de service, dit qu'il a suspendu depuis trois jours l'exécution de l'ordre ; qu'il en connaît le porteur, qu'il l'a invité à dîner, et qu'il l'amènera à Buffon, qui pourra s'arranger et traiter avec lui. Buffon, voyant que c'était un intrigant qui voulait avoir de l'argent, feint d'être effrayé, demande conseil et envoie à la section réclamer l'assistance de la force armée, pour le faire traduire au comité révolutionnaire ; il l'accompagne au comité ; lorsqu'ils furent arrivés, deux citoyens se présentent avec un pouvoir du comité de sûreté générale, daté du 21 septembre (vieux style) pour faire arrêter les marchands d'argent, émigrés, etc. Les porteurs d'ordre se retirent au comité de sûreté générale.

 

On voit d'ici la scène, racontée en termes encore plus explicites par M. Humbert-Bazile, qui assure que le premier émissaire chargé d'engager cette négociation de brigandage civique, qu'on pourrait appeler : le coup du mandat d'arrêt, demandait cent pièces d'or comme rançon.

Il affirme aussi, mais contrairement, ce semble, aux faits, et sans doute d'après une tradition orale erronée, que sur l'énergique refus de M. de Buffon, le négociateur expulsé revint, dans la soirée du lendemain, assisté de bandes sectionnaires, faire le siège de l'hôtel de la rue Verte, arrêter M. de Buffon, et le conduire aux Madelonnettes, d'où il aurait été élargi sur l'intervention menaçante de la légion de la garde nationale dont M. de Buffon était le chef.

Il ajoute que la section ne borna pas là sa protestation contre une arrestation injuste et illégale, et fit une enquête à la suite de laquelle l'auteur de toute cette échauffourée fut conduit lui-même en prison.

La réalité des faits est moins à l'éloge de l'initiative de la section et de l'impartialité révolutionnaire. Un ordre du comité de sûreté générale, à cette époque, investissait le porteur de la même inviolabilité, fondée sur la terreur, qui faisait marcher, à travers une double haie de fronts courbés, au temps de l'empire idolâtrique du padichah, le messager du sérail chargé d'un iradié du Commandeur des Croyants. Personne n'eût osé se permettre une contradiction même fondée en droit ou en fait, mais qui eût été aussitôt réprimée comme un crime de lèse-nation.

La vérité est donc que si la section, où M. de Buffon jouissait d'une véritable popularité, fit officieusement tout ce qu'elle put pour le disputer à son sort, elle le fit timidement, sans protestations et sans prise d'armes. Aussitôt que pour couvrir des agents même fautifs, mais qui devaient passer pour infaillibles, — sinon pour incorruptibles, — ce qui eut été trop demander, on le sait par les révélations de Senart sur Héron, un de leurs chefs ; aussitôt que le comité de sûreté générale montra les dents au comité de surveillance révolutionnaire celui-ci s'empressa de lâcher la proie qu'il voulait retenir. Du moins, si nous calomnions involontairement le zèle et le courage des officiers de la section, faut-il reconnaître qu'ils furent impuissants, et même que leur tentative de résistance compromit plus qu'elle ne la servit la cause de M. de Buffon.

Celui-ci, en effet, se défendit pied à pied, avec l'énergie de l'innocence, énergie que les persécuteurs ne manquent pas de trouver indiscrète. Il provoqua une visite de ses papiers, dont le procès-verbal attestait qu'on n'y avait rien trouvé de suspect.

Pendant cette visite même, un des porteurs de l'ordre du 21 septembre, qui était venu au comité révolutionnaire, entra dans l'hôtel, et renouvela l'arrestation de M. de Buffon. Les commissaires du comité et l'officier de paix répondirent de lui et donnèrent décharge au porteur de l'ordre ; mais Buffon, voulant confondre ses accusateurs, et rendre décisive cette épreuve publique de son civisme, se constitua prisonnier à la section.

Le soir, il fut interrogé au comité révolutionnaire sur une dénonciation que le négociateur évincé du matin avait pris le parti de déposer contre lui. Mais Buffon fit tête avec son impétuosité habituelle, tourna en sa faveur les témoins invoqués contre lui, confondit son accusateur, trompa enfin complètement l'attente de ce dernier, qui fut arrêté, et après une tentative d'évasion déjouée, et une non moins inutile rétractation de la dénonciation, transféré à la Force.

Briquet, qui avait arrêté le comte de Buffon, fût arrêté à son tour, et, le 6 ventôse, le dossier de l'affaire fut transmis au comité de sûreté générale par le comité révolutionnaire de la section des Champs-Elysées.

Mais le comité de sûreté générale prit le parti de son agent, refusa d'examiner l'affaire, pour ne pas avoir à le désavouer, et ordonna le transfert du ci-devant comte de Buffon dans une maison d'arrêt. Son patriotisme est cependant bien pur, dit naïvement le Mémoire en sa faveur signé Daubenton-Buffon, c'est-à-dire signé de sa femme, et il est évident qu'on voulait tirer de l'argent de lui.

La preuve en était dans la précaution que ce Guillet dénonciateur avait prise de donner un faux nom et une fausse adresse. Il accusait Buffon d'avoir été au château le 10 août ; celui-ci déclarait n'y avoir jamais mis les pieds, et produisait un certificat de résidence de la commune du Tremblay, district de Gonesse, département de Seine-et-Oise, prouvant qu'il y était arrivé le 9 août pour en repartir le 20.

Guillet avait retiré cette dénonciation, et l'avait remplacée par une autre, motivée sur ce que Buffon était du club de Valois. Buffon eut beau prouver que cette seconde assertion était aussi fausse que la première, il arriva ce qui arrive en temps révolutionnaire. L'accusateur confondu fut épargné, la victime innocente fut sacrifiée. On garda Buffon prisonnier en vertu du principe que ce qui est bon à prendre est bon à garder, et que c'est être déjà coupable que d'être suspect. On l'engloba dans la prétendue conspiration des princes et malgré ses protestations fondées, son incontestable civisme, son nom qui aurait du être sa sauvegarde, et qu'il criait aux juges et aux bourreaux avec la surprise indignée de voir que ce laconique plaidoyer, cet éloquent reproche trouvaient également indifférents les uns et les autres, il périt sur l'échafaud, le 22 messidor de l'an II, dix-sept jours avant le 9 thermidor, qui l'eût sauvé.

Il semble avoir, du reste, prévu son sort par une sorte de pressentiment, puisque, par son contrat de mariage, renouvelant un acte de donation de 1790, confirmé par son testament du 20 mars 1791, il donnait tous ses biens — à la charge de quelques legs particuliers —, à Betzy Daubenton, voulant ainsi assurer au moins sa fortune, dont elle recueillit en effet les débris, à celle qui allait recevoir son-nom.

Ce nom, la première madame de Buffon l'avait quitté, après le divorce, pour reprendre son nom de fille, et ne s'appela plus que madame de Cépoy, bien que les mémoires du temps continuent de la nommer madame de Buffon.

 

VI

Depuis 1789, madame de Buffon avait jeté le masque, et cessant de faire aux bienséances des sacrifices trop tardifs pour n'être pas inutiles, s'était affichée comme la maîtresse en titre du duc d'Orléans, trouvant alors son intérêt ! à braver les préjugés qu'il lui avait d'abord part convenable de ménager.

Le duc, qui avait le goût de la vie privée, sur qui l'habitude exerçait un grand empire, vivait conjugalement avec sa maîtresse, comme il vivait bourgeoisement avec sa femme avant la séparation de fait née de leurs dissentiments religieux, politiques et financiers, plus que de désordres que sa piété permettait à la duchesse d'ignorer ou de paraître ignorer. Il n'avait pas tardé à subir l'influence croissante d'une femme douée d'un esprit aimable, d'un visage charmant, et qui l'avait enveloppé des doux rets d'une sorte d'ensorcellement.

Cette influence fut-elle bonne ou mauvaise, salutaire ou funeste ? Il serait difficile de garder des illusions à cet égard, et la conduite du prince ne dépose point en faveur de celle qui l'inspirait alors, au témoignage des contemporains.

Le comte de Tilly, dans ses Mémoires curieux et scandaleux, nous apprend que pendant le dernier et assez long séjour du prince en Angleterre, c'est madame de Buffon qui présidait sa table et gouvernait son salon.

Miss Elliott, quand il fut de retour à Paris, déclare avoir vu madame de Buffon dont la politique, remarque-t-elle, était très différente de la sienne, c'est-à-dire qui poussait le prince en avant, alors que ses amis désintéressés ou se disant tels cherchaient, au contraire, à le retenir dans la voie démagogique où le dépit et la rancune l'avaient engagé, jouer au Palais-Royal, au Raincy et à Monceau le même rôle de favorite et de conseillère intime et prépondérante.

Chose caractéristique ! En dehors de leurs griefs et de leurs reproches, Tilly, qui était l'ennemi politique du prince, miss Elliott, qu'il avait connue et fréquentée quand elle était la maîtresse du prince de Galles, et qui était demeurée son amie avec un jaloux regret peut-être de n'avoir pu devenir plus, et une dernière espérance de réparer ce mécompte, ne se défendent pas de l'irrésistible sympathie que les qualités personnelles du duc d'Orléans inspiraient même aux plus prévenus contre lui. Il y avait, nous l'avons dit, en lui beaucoup des défauts, des vices, mais aussi de l'esprit et du charme de son aïeul le Régent.

Si l'on veut se faire une idée exacte de ce qu'il était, au moment où ces qualités et ce charme, qu'allaient ternir et voiler ses compromissions révolutionnaires, jetaient, pour ainsi dire, leur dernier et séduisant éclat, il faut considérer ce portrait en pied peint par R. Cosway en 1788, dont nous avons sous les yeux la gravure par G. Hatfield.

Le prince est revêtu du costume archaïque et pittoresque des chevaliers de la Jarretière. Il porte le chapeau à la Henri IV empanaché d'une double plume recourbée sur la nuque,- le justaucorps de satin à collerette, à crevés, et le haut-de-chausses tailladé. Le cordon bleu suspend sur sa poitrine le Saint-Esprit. Le mantelet de velours doublé d'hermine, rejeté en arrière, découvre un buste où s'étalent avec prestance toutes les vigueurs de la maturité. Le corps est bien campé, la jambe belle sous le nœud aux glands d'or. Le geste de la main gauche tenant le gant, est élégant, et le geste de la main droite appuyée au pommeau de l'épée en verrouil, est martial.

Le visage rubicond, qui s'épanouit sous la double aile de la chevelure poudrée, a la rondeur de contours de la sincérité, de la jovialité, et de la cordialité. Mais la grâce clignotante des yeux, la finesse des lèvres que surplombe un nez opulent et sensuel, et qui dessinent leur trait fuyant sur un menton dont l'arc relâché se perd dans les plis d'un cou trapu d'épicurien, d'obèse et, d'apoplectique, trahissent les incertitudes de la pensée, les fluctuations et les défaillances de la volonté, les intermittences de l'énergie.

On lit sur cette physionomie d'un caractère général bourgeois et tempéré, ennoblie toutefois par quelques traits de dignité et de fierté, les contrastes et les contradictions de cette vie à la fois très conjugale et très débauchée, aux goûts aristocratiques et aux penchants populaires d'un prince bon mais faible, tour à tour avare et généreux, facile dupe de l'intrigue et jouet des illusions galantes, dont le caractère est fait de l'absence de caractère, et qui ne se piqua jamais d'être fidèle à personne, pas même à lui, oscillant perpétuellement, comme tous les timides, tous les irrésolus, entre les deux extrêmes.

Quand on examine cette vie dans ses détails, il est impossible de ne pas voir que sa conduite fut encore plus inspirée par des rancunes de vanité que par des calculs d'ambition, plus dirigée par ses amis que par lui-même, et que des déboires et des dépits de cour plus que des convictions philosophiques ou politiques le jetèrent dans la Révolution. Il y alla jusqu'au bout, parce qu'il se flatta toujours de s'arrêter où et quand il le voudrait, et qu'il croyait, à chaque pas en avant, que ce suait le dernier ; ce qui divise sa route en deux parties : la première faite par un homme qui ignore où il va ; la seconde faite par un homme qui le voit quand il est trop tard, suit l'impulsion qu'il n'a pu mesurer, et tombe dans le gouffre à la lueur de l'unique éclair de lucidité de cet orage obscur dont il a plus qu'un autre contribué à grossir et à électriser la nue. Les fatalités qu'on crée ne sont pas moins inflexibles que celles qu'on subit ; qu'elles proviennent des circonstances ou de nous-mêmes, elles n'en entraînent pas moins, — qu'elle résiste ou se résigne, — leur victime innocente ou complice. Volentem ducunt, nolentem trahunt.

Voilà qui se lit clairement sur ce portrait aux équivoques douceurs, aux grâces sinistres, au charme suspect d'un homme aimable et funeste, qui n'eut pas l'intention de la moitié des fautes qu'il commit en fait, dont la cour ne ménagea point assez les susceptibilités, dont les malices de la reine et les brutalités du roi exaspérèrent la vanité jusqu'à la haine, et que la Révolution, qu'il méprisait à la fin plus qu'il ne la redoutait, méconnut autant que la cour en le croyant capable de tout par ambition ou lâcheté, alors qu'il l'était surtout par peur de ne point paraître ambitieux ou de paraître lâche.

C'est là un double trait de nature que tous les observateurs contemporains ont noté sans s'en rendre compte, et qui constitue, pour ainsi dire, le fond du caractère du duc d'Orléans, autant qu'on peut le dire d'un homme dont le caractère consista surtout à n'en pas avoir.

Au combat d'Ouessant, un bon juge en pareille matière, La Motte-Piquet, remarqua que le duc mettait dans sa bravoure une pointe de coquetterie sinon de fanfaronnade et de témérité, et en faisait trop par la crainte de paraître n'en pas faire assez.

Ceux qui ont accusé le duc de pusillanimité ne se souvenaient pas assez de cette brillante journée, dénaturée ensuite à plaisir par cet esprit de dénigrement qui est l'esprit des cours autant que l'esprit des partis. Les uns et les autres sont peuple également. Ils ne se souvenaient pas assez de ses hommages spontanés et mérités des Parisiens, qui précédèrent, comme le premier et bon mouvement précède le second et le mauvais, leurs injustes et plagiaires sarcasmes. Ils ont trop oublié aussi plus d'un autre incontestable témoignage de courage ; ils ont surtout oublié le sang-froid dédaigneux de la vie et des hommes avec lequel, loin de le retenir, comme maint autre, pour se ménager quelques instants de plus, le duc, pressé d'en finir, aiguillonnait sut l'échafaud le zèle du bourreau, et la crânerie de ce suprême haussement d'épaules qui signifiait : Fi de la vie !

Madame de Genlis raconte qu'en plein mois de novembre 92, lors de sa dernière entrevue au Raincy, avec son mari et le duc d'Orléans, qui refusèrent l'un et l'autre de fuir avec elle (ils le pouvaient, s'ils n'eussent pas considéré l'un et l'autre comme un devoir, non d'éviter, mais de braver le danger), elle lui demanda pourquoi, avec les principes qu'il avait adoptés, les amis qu'il affichait, il avait laissé sur la plaque de la cheminée de son salon, ainsi que sur toutes les autres du château, ses armes, trois fleurs de lis, puisque ces signes étaient proscrits par des décrets et que les Jacobins venaient sans cesse dans cette maison. Voici littéralement, dit-elle, la réponse de M. le duc d'Orléans : Je les ai laissées parce qu'il y aurait de la lâcheté à les ôter.

Le mot est caractéristique et répond bien à notre signalement moral, tout comme celui que répète miss Elliott, et qui échappa au duc, au retour d'une de ces démarches de convenance et d'avances où Louis XVI aveuglé ne voyait que des platitudes perfides, et déconcertait l'interlocuteur par ces brusques et impolitiques affronts, qu'on appelait les coups de boutoir du roi, fautes de maladresse et de violence qui contribuèrent à ses malheurs autant que ses fautes de faiblesse et d'imprévoyance.

C'était le 12 juillet 1789. Miss Elliott, qui était demeurée royaliste, et c'était en effet son métier de l'être, saisissait toute occasion d'essayer de supplanter politiquement sa rivale, madame de Buffon, en attendant mieux, et de convertir le duc, sauf, s'il était possible, à le gouverner.

On avait passé galamment et patriarcalement la journée au Raincy, ce qui n'était pas d'un prince conspirateur, en compagnie du prince Louis d'Aremberg et de quelques autres intimes, et on se proposait de couronner dignement la partie en allant le soir à la Comédie italienne.

A Paris, on trouva l'effervescence révolutionnaire en flagrante éruption, et l'émeute et la répression se mesurant dans un premier choc. Profitant habilement de la surprise, de la terreur, de la pitié qu'excitait naturellement un tel spectacle, miss Elliott cherchant à reconquérir d'abord le prince pour la cour — qui semblait encore l'emporter, la répression de l'échauffourée ayant été énergique —, sauf à gagner ensuite l'homme pour elle, sollicita et obtint du duc, durant une promenade de deux heures dans le jardin de Monceau, à l'écart et à l'insu de madame de Buffon dont la politique, nous le savons par le naïf aveu de miss Elliott — le mot est bien gros pour cette petite tête à col de cygne —, était différente de la sienne, une promesse qui pouvait favoriser son illusion et son triomphe.

Je le conjurai à genoux d'aller immédiatement à Versailles, de ne pas quitter le roi tant que Paris serait dans l'agitation, et de lui montrer sr cette conduite que le peuple abusait de son nom sans son consentement et à son insu ; je le priai aussi d'exprimer au roi combien il était peiné de ce qui se passait ; car je croyais qu'il l'était réellement. Il répondit qu'il ne pouvait pas y aller si tard... mais il me donna sa parole d'honneur qu'il irait à Versailles à sept heures du matin.

 

Le duc tint sa parole ; mais l'accueil -qui lui fut fait fut très différent de celui qu'il attendait, et il revint de Versailles où on aurait pu et dû l'engager et l'apaiser en le traitant bien, plus ulcéré que jamais.

Selon les uns, le roi, instruit de sa présence, aurait fait tirer brusquement les rideaux de son lit en disant, avec sa lourde ironie de chasseur mal réveillé : Laissez approcher monsieur le duc d'Orléans, qu'il puisse bien se convaincre que je ne me suis pas enfui ainsi qu'il le croyait sans doute.

Selon miss Elliott, le duc, lui rendant compte de cette nouvelle déception, de ce suprême affront lui dit qu'en arrivant il était allé au lever du roi, qui avait lieu en ce moment. Le roi parut ne pas le voir, mais comme c'était l'usage que le premier prince du sang lui donnât la chemise quand il était présent, le gentilhomme de la Chambre l'offrit au duc d'Orléans pour la passer au roi. Le roi s'approcha alors et lui demanda ce qu'il voulait. Le duc, en passant la chemise, lui répondit qu'il venait prendre les ordres de Sa Majesté : Je n'ai rien à vous dire, répondit le roi avec rudesse. Retournez aux lieux d'où vous êtes venu. Le duc fut très choqué et froissé de ces paroles ; et quittant la chambre, il se rendit à l'Assemblée, qui se tenait alors au jeu de Paume. Il revint le soir à Paris dans un état que miss Elliott définit et explique en ces termes :

Je ne l'avais pas encore vu de si mauvaise humeur ; il dit que le roi et la reine le détestaient, qu'ils tâcheraient' de l'empoisonner ; que s'il voulait jamais rendre service au roi et à la reine, ils ne croiraient pas à sa sincérité ; qu'il ne retournerait plus auprès d'eux, se considérant comme fort maltraité, au moment où il voulait réellement être utile au roi, et que s'il avait été bien reçu, les choses auraient tourné bien mieux pour tout le monde, mais que maintenant il était décidé à se créer des amis pour lui-même. Depuis ce moment, en effet, le duc me parut devenir plus violent en politique, et quoiqu'il n'ait jamais mal parlé du roi devant moi, je l'ai positivement entendu attaquer la reine avec une violence extrême.

 

Bien qu'il y ait parfois, dans les souvenirs de miss Elliott, une confusion qui s'explique par les circonstances dans lesquelles ils furent écrits, et certaines erreurs ou contradictions qui tiennent aux mêmes causes et ont fait à tort, suivant nous, suspecter leur authenticité, on ne saurait s'empêcher d'être frappé, au contraire, de la saisissante ressemblance du portrait que l'auteur nous fait du duc à cette époque. Il est difficile de contester la sincérité de ces griefs contre Versailles, contre la cour et contre la reine, et la ténacité de ces préventions ou de ces rancunes demeurées traditionnelles et héréditaires dans la famille.

Au cours d'un entretien caractéristique avec le roi Louis-Philippe, dont il rend compte, l'auteur du livre intitulé Louis XVI et sa cour, M. Amédée Renée, retrouva, non sans surprise et sans émotion, dans le jugement de son auguste interlocuteur sur son père, sur ses fautes, sur ses malheurs et sur l'injuste responsabilité qu'on faisait peser sur lui, sur le caractère de Louis XVI et celui de la reine, le même contraste d'indulgence et de regret d'un côté, de sévérité et de reproche de l'autre, qui frappe à propos des rapports du duc avec la cour et surtout avec la reine, dans le témoignage de plusieurs Mémoires royalistes eux-mêmes.

A travers la distance des temps, en dépit du refroidissement de ce brûlant passé et des leçons de l'expérience, le fils de Philippe-Égalité s'exprimait, à peu de chose près, comme son père sur Louis XVI et Marie-Antoinette, et dans le souvenir ému qu'il avait gardé de ses qualités privées, et le blâme implicite qu'il exprimait par son silence même contre d'augustes et infortunés personnages, on retrouvait encore toute vive l'impression de regret et de reproche sur des malentendus fatalement envenimés, qui échappe à certains témoins de la révolution dont les sympathies royalistes sont incontestables.

Il est certain que le procès de la mémoire du duc d'Orléans est un de ces procès jugés, mais non vidés, qui attendent encore l'heure d'une impartiale révision. Nous avons, chemin faisant, donné quelques détails sur les petites causes de ce malentendu dégénéré en conflit, qui eut de si grands effets, qui poussa, de part et d'autre, la bouderie à la haine, et jeta de l'opposition dans la révolution, un prince auquel, dans des circonstances moins anormales et moins critiques, l'opposition aurait sans doute suffi.

S'il alla bien au delà, la faute lui en reste, mais n'en est pas à lui seul. Elle fut surtout due aux intrigues et aux ambitions qui jouèrent de son amour-propre, de sa vanité, de sa susceptibilité, de cette faiblesse de caractère de' mouton au besoin enragé, qui dénaturèrent, envenimèrent, exaspérèrent tout, le firent le chef nominal, apparent, d'un parti dont il n'était pas, prêtèrent des allures de conspirateur et des vues d'usurpateur à un homme qui eut la vanité plus que l'ambition d'un tel rôle, firent en un mot d'un prince de Fronde un prince de Révolution.

Miss Elliott, sur ce point, est d'accord avec un témoin bien différent et placé à de tous autres points de vue, Brissot, dont les Mémoires sont instructifs à lire à ce sujet, quand elle signale l'influence néfaste de ces roués politiques, les Talleyrand, les Mirabeau, les Lauzun, les La Marck, les vicomte de Noailles, les Laclos, les Ducrest, qui trouvèrent fort à propos pour les associer à leurs menées et à leurs espérances, la frivolité passionnée et les illusions peut-être intéressées de madame de Buffon. Elle contribua, à n'en pas douter, à précipiter les choses, à rendre irréconciliable et irréparable ce qui eût pu sans elle se concilier et se réparer, et à donner à l'homme qui l'aimait, quelque chose de son caractère hardi et de son tempérament militant.

Pour établir, ce qui est malheureusement conforme à la vérité, que cette influence intime de madame de Buffon ne fut pas, comme elle aurait dû l'être, modératrice, pacificatrice, salutaire, et qu'elle ne contribua que trop à exalter les méfiances, à irriter les susceptibilités, à achever de corrompre ce, qui n'était qu'aigri, ce ne serait pas assez des commérages jaloux, médisants et sentimentaux de cette bonne âme de miss Elliott, dont le miel n'est pas toujours doux. Mais les faits sont là, les actes, dont la violence croissante correspond précisément à l'accroissement de l'influence de madame de Buffon, et elle s'est dénoncée et accusée, sans le savoir, elle-même, par un irrécusable et décisif document, qui n'était, comme tant d'autres du même genre, destiné qu'à la poste et qui est arrivé à la postérité.

C'est une lettre d'elle, écrite au lendemain du 10 août, et qui ne fait pas honneur à son tact ni à son cœur, car elle s'y montre encore tout enfiévrée d'une lutte et d'un triomphe où elle voit à tort celui de son amant ; et elle y oublie trop que le premier devoir des vainqueurs est le respect et la pitié des vaincus !

Voici le texte de cette lettre de madame de Buffon à Lauzun, qui était allé prendre à Strasbourg le commandement de l'armée du Haut-Rhin. Cette lettre, très caractéristique de la personne qui l'a écrite, et du moment, est datée de Paris, 20 août 1792.

Je vous ai promis de vous donner de mes nouvelles, même de remplir trois ou quatre pages en votre faveur. Comme voici le moment où chacun est plus scrupuleux de tenir ce qu'il promet, je vais commencer mon récit, et ne parlerai de vous, de moi et de nos amis communs qu'après vous avoir donné un extrait fidèle des différents événements de la capitale.

Les chevaliers du poignard, faible soutien de Louis XVI, après avoir été les uns pris et enfermés, les autres se claquemurant pour se rendre introuvables, ont encore eu la douleur de voir ou de savoir que l'on a mis leur gros chef au Temple, où il est avec sa femme, sa fille et le prince royal, plus Madame Elisabeth. — On n'entre dans la tour qu'avec une permission de M. Pétion. Si nous connaissions de l'esprit au Roi, nous pourrions prendre son insouciance pour du courage. Il se promène dans son jardin, en calculant combien de pieds carrés en tel sens ou en tel autre ; il mange et boit bien et joue au ballon avec son fils. La reine est moins calme, dit-on ; elle n'a depuis hier aucune dame auprès d'elle. Mesdames de Lamballe, Tarente, Saint-Aldegonde, Tourzel, encore deux autres, dont je n'ai pas pu savoir le nom, ont été transférées à la Force. — Il y a, selon le relevé ses sections de Paris, six mille cinq cents personnes de péries dans la journée du 10. — Le complot de la cour était atroce et gauche comme à l'ordinaire. Il faut avouer que nous avons une étoile préservatrice et qu'avec bien de l'argent, bien des ruses, bien des moyens, ils ont toujours si fort précipité leurs projets que le succès, qu'ils attendaient a toujours été pour nous ; les plus enragés aristocrates sont furieux contre le roi, de ce qu'ils se sont laissé couper le col pour lui, et que bravement il s'en est allé trouver les députés ; trop heureux que l'Assemblée ait bien voulu lui permettre de dormir et de manger au milieu d'elle. — On assure qu'il y a quatre mille personnes d'arrêtées et compromises plus ou moins dans cette malheureuse affaire. On doit demain guillotiner au Carrousel. — On affirme que MM. de Poix et de Laporte seront les premiers. On cherche partout MM. de Narbonne, Baumetz et du Châtelet ; ils sont dans Paris, et c'est la crainte qu'eux et d'autres que l'on ne veut pas laisser aller, ne partent, qui fait que l'on ne délivre aucun passeport. Au milieu de ces arrestations, Paris est calme pour ceux qui ne tripotent point. J'oubliais de vous dire que madame d'Ossun est, à l'Abbaye. — Celles qui sont à la Force ne savent point pour combien de temps, et la ci-devant princesse de Lamballe est sans femme de chambre ; elle se soigne elle-même ; pour une personne qui se trouve mal devant un oumard en peinture, c'est une rude position. — On ne voit pas une belle dame dans les rues ; je roule cependant avec mon cocher qui chatouille les lanternes de Paris avec son chapeau — J'ai été hier à l'Opéra ; les aboyeurs étaient occupés de mon seul service ; j'avais le vestibule pour moi ; et Roland mon domestique faisait promenade solitairement dans le couloir ; cependant la salle était pleine. — Vous savez par les papiers les choses dont je ne vous parle pas. — Vous avez sans doute su que Suleau a été expédié dans l'affaire du 10, on court après M. Lafayette. Je ne sais s'il se défendra avec une partie de son armée, ou s'il sera ramené à Paris : voilà encore un événement marquant, mais que j'ignore. La fourberie de ce général prouvera en faveur du plus franc et du moins ambitieux des citoyens, notre ami Philippe.

Vous savez que lorsque M. Luckner a appris le décret de suspension, il a dit : Sacretié l moi che si jacobi ! pourvu que M. Lafayette n'ait pas eu le temps de travailler sa façon de penser ! — Il y a une dame de la rue du Bac, qui avait les yeux culotte de velours noir, disait son beau-frère, qui a assuré notre ami, qu'elle n'osait respirer et qu'elle mourait de peur ; elle est fort drôle, dit-on, dans sa frayeur, quoique n'ayant rien qui l'agite personnellement ; mais ses amis, elle n'en peut respirer.

Je vais cesser mon bavardage ; j'ai rempli mon engagement ; c'est un plaisir avec vous, je vous ai voué il y a longtemps, et pour deux, amitié, reconnaissance et un tendre intérêt ; je vous désire du bonheur, des succès, de la santé et de l'argent. — C. B.

 

Je me porte à merveille. — J'espère tout de cette crise pour le bonheur et la santé de mon ami. — On n'en parle pas même en bien. — C'est très heureux ; il a, je crois, une conduite parfaite, et j'espère qu'un jour on saura l'apprécier.

Tous ses ingrats amis sont dans un moment de presse pénible ; il y en a bien quelques-uns qui ont la bassesse de chercher à se rattacher à lui. Nous sommes bien bon mais pas bête. Charles Lameth est pour sûr arrêté à Barentin. M. de Liancourt s'est sauvé par le Havre.

Monseigneur a reçu votre lettre par laquelle vous nous apprenez que vous allez à Strasbourg.

 

Cette lettre, empruntée au cabinet de M. Niel, et publiée pour la première fois par MM. de Goncourt dans leur Histoire de Marie-Antoinette, est catégorique, et ne saurait laisser le moindre doute, la moindre illusion sur l'exaltation des idées et des espérances que madame de Buffon dut faire partager à son amant autant qu'il en était capable, car il ne s'intéressait à fond à rien et était l'homme par excellence de la fluctuation. Mais il est certain que cette intime et quotidienne insufflation de l'ardeur politique dont madame de Buffon était dévorée, le ressentiment des injures reçues à la cour de la part de certains de ses parasites et de ses matamores et demeurées impunies, le souci croissant de sa propre sécurité quand la Terreur ne sembla plus laisser d'issue de salut que de son côté, et lorsque la peur plus que la haine jeta tant d'hommes personnellement inoffensifs dans ses bras ensanglantés ; il est certain que tous ces ferments, tous ces levains, habilement et progressivement exploités par Laclos et par Merlin, ses commensaux trop fidèles, achevèrent de s'aigrir chez le prince et échauffèrent sa conduite comme son visage.

On sait assez le reste ; on sait comment, après avoir étonné et mécontenté à la fois amis et ennemis par cette attitude équivoque, cette conduite ambiguë qui donnaient à la fois à tous les partis à espérer et à craindre, le duc d'Orléans, pareil à ce Glocester des Enfants d'Édouard, qui ne sait rien finir, ni le mal ni le bien, partagé entre ses idées et ses passions, ses devoirs et ses goûts, ses espérances et ses regrets, peut-être ses remords, devenu jacobin sans pouvoir cesser d'être prince, ne parvint pas, même après avoir accordé à la Révolution le gage d'un vote régicide, à sauver cette tête pour laquelle on l'accusait d'avoir rêvé une couronne usurpée.

S'il ne garda point sa tête, sur le sort de laquelle il prit vite son parti avec un courage exalté par le dégoût, et qu'il ne disputa au bourreau que le temps nécessaire à sa dignité, il garda ce cœur qui jusqu'au dernier moment ne cessa de battre pour l'ex-comtesse de Buffon d'un amour sincère et profond. Il ne pensait qu'à elle dans sa prison, et ne nourrissait plus d'autre ambition, d'autre espérance que celle de la rejoindre et de vivre avec elle dans la sécurité d'une condition privée et la douceur d'une retraite agreste.

Il fallait qu'elle eût bien de l'attrait et bien du charme, la femme capable de captiver ainsi un prince blasé, de rendre à un prince roué toutes les naïvetés, toutes les candides tendresses de la passion juvénile ; et si Philippe-Égalité fut en politique l'élève, et le mauvais élève, de Laclos, de Merlin, de Lauzun, on ne saurait dire qu'il le fut en amour, car ses lettres, et surtout les dernières qu'il ait écrites à madame de Buffon, ou de Cépoy, comme elle s'appelait, témoignent à la fois de l'empire irrésistible, absolu, qu'elle avait su prendre sur lui, et de l'attachement tendre et presque pur — on peut le dire de cette passion coupable qui subira la double purification, la double expiation des larmes et du sang —, qu'il lui avait voué.

Est-elle d'un Lovelace ou d'un Grandisson, par exemple, cette lettre où il confirme par son propre témoignage un propos que lui prête miss Elliott et qu'il tenait devant elle peu de temps avant d'être arrêté ? Il m'assura qu'il avait toujours envié la vie d'un gentilhomme campagnard anglais, et que pendant que ses ennemis l'accusaient d'avoir voulu se faire roi, il aurait volontiers échangé sa position et toute sa fortune contre une petite propriété en Angleterre, avec les privilèges de ce délicieux pays, qu'il espérait revoir encore. Cette espérance fut, jusqu'au désespoir suprême, la consolation et le charme de sa captivité. Jusqu'au dernier moment, il rêva de châteaux.... en Angleterre, avec madame de Cépoy — il oubliait sa femme, digne et sainte princesse, incapable de figurer, en effet, dans un rêve profane — et ses enfants.

Par un raffinement qui le peint bien, il avait voulu donner à sa maîtresse un nom qui fût à lui, que nulle autre bouche n'eut prononcé en l'appelant, et il avait paré d'un nom à son goût, à son gré, d'un nom anglais, l'héroïne française de son idylle anglaise.

Voici une des lettres que le duc d'Orléans écrivait à la citoyenne Cépoy, rue Bleue, à Paris, le 17 septembre 1793, l'an II de la République, du fort Saint-Jean, où il était détenu avant d'être transféré à la Conciergerie, antichambre de l'échafaud. Cette lettre peut donner une idée des autres ; on y remarque qu'il appelle la destinataire ma chère Fanny, nom d'intimité, de caresse, qu'elle ne tenait que de l'amour.

Vos lettres me parviennent, chère et tendre amie, très exactement ; en voilà trois qui m'arrivent trois jours consécutifs. La dernière est du 14. Que vous êtes aimable que je vous aime et vous estime ! Vous ne pouvez pas vous faire une idée du calme que répand dans mon âme de vous lire et de savoir où vous êtes et comment vous vous portez. Je ne comprends pas que vous n'ayez pas trouvé de lettres de moi à votre arrivée à Paris. Pourquoi vous refuserait-on le bonheur de me lire et de m'entendre vous dire que rien au monde n'est comparable à la tendresse que j'ai pour vous ? Vous le savez bien ; mais il me serait bien doux de penser que je puis vous le répéter tous les jours. Je ne reçois que très rarement des lettres relatives à mes affaires ; je n'en ai aucune depuis quatre mois que deux du citoyen Lemaire, et la dernière m'a percé l'âme, car elle m'a appris que l'on avait suspendu le payement des pensions et des gages des gens qui m'étaient attachés.

Je ne puis vous dire combien j'en suis affecté. Je mets ce malheur au nombre des plus grands que j'ai éprouvés. Je n'ai jamais reçu de lettres d'autres que de Lemaire. Il m'apprend aussi la mise en vente du Raincy et de Monceaux ; mais tout cela me touche peu en comparaison. Quelque lieu que j'habite, quelque fortune que j'aie, pourvu que je sois avec vous, chère et bien-aimée Fanny, et que je n'aie pas la douleur de penser que les gens qui m'étaient attachés et que j'aime sont dans la misère et dans le besoin, je vivrai heureux. Comme je n'ai jamais fait d'autres vœux et que je ne demande rien autre chose au ciel, il me l'accordera. Je serai réuni à ma Fanny avec mes deux enfants ; et si je n'en meurs pas de joie, je passerai le reste de mes jours heureux et tranquille, uniquement occupé de mon bonheur. Adieu, bien respectable amie, adieu. Je serai bien heureux quand j'apprendrai que mes lettres vous parviennent. Adieu, chère amie, que je vous aime !

LOUIS-PHILIPPE-JOSEPH[3].

 

Ces rêves de bonheur à deux dans une condition privée, sous la paix d'un ciel étranger, furent brusquement interrompus par la plus décevante réalité.

Transféré à Paris, traduit devant le tribunal révolutionnaire, c'est-à-dire condamné, le malheureux — encore plus, que coupable — Philippe-Égalité fut conduit, le 6 novembre 1793, au supplice.

Il passa, avec une émotion assez fermement contenue pour qu'elle ne mît pas une larme à son œil, devant ce Palais-Royal devenu Palais-National. Il essuya, en haussant les épaules, les huées de la foule sur le théâtre de son ancienne popularité. Descendu de la charrette, il gravit d'un pas ferme, d'un pas militaire, les degrés de l'échafaud, abrégea d'un ton et d'un geste altiers, pressé d'en finir avec tant de dé boires et de dégoûts, les préparatifs suprêmes ; et les 'derniers mots entendus de lui furent ceux-ci, pleins de courage et de mépris : Dépêchons-nous, dépêchons-nous !

La citoyenne Cépoy, plus heureuse ou phis malheureuse, comme on voudra ; traversa impunément la fin de la Terreur et dut à quelque protection mystérieuse, ou à quelque miraculeux hasard d'être épargnée, même, semble-t-il, par cette captivité que subit dans toute son horreur, à laquelle elle faillit succomber, la vertueuse duchesse d'Orléans.

Celle qui avait été l'objet du dernier et du premier .amour de son volage et infortuné mari, se remaria à Rome en septembre 1798, avec Raphaël-Julien de Bussierre, alors attaché à l'armée d'Italie comme commissaire des guerres. Elle mourut le 15 septembre 1804, laissant un fils adoptif mort en Espagne au service de l'Angleterre, et un autre fils, le baron de Bussierre, qui fut pair de France et ambassadeur à Naples en 1848, et qui vivait encore en 1863. Ainsi finit, bourgeoisement et obscurément, dans la personne de son héroïne, ce petit roman de l'histoire de la Révolution qui n'aura peut-être point paru sans intérêt à nos lecteurs.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] La Princesse de Lamballe. Sa vie et sa mort d'après des documents inédits. Paris, Plon, 1866, p. 30 à 42.

[2] Correspondance inédite de la comtesse de Sabran avec le chevalier de Boufflers (1778-1788). Paris, Plon, 1875, p. 270-271.

[3] Cette lettre, qui faisait partie du cabinet de M. Boutron, a été publiée par l'éditeur de la Correspondance inédite de Buffon, p. 574-575 des Notes.