L'AMOUR SOUS LA TERREUR

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLUTION

 

V. — LA DERNIÈRE SEMAINE DE LA VIE D'ANDRÉ CHÉNIER.

 

 

L'André Chénier inconnu. — Contrastes et fatalités de son sort. — André Chénier homme politique. — Le poète citoyen, le voluptueux stoïque, orateur par indignation, journaliste par mépris. — Il est arrêté par hasard. — Il est perdu par les démarches de son père pour le sauver. — Il périt, deux jours avant le 9 thermidor, le cœur obsédé par une plus douce image que celle de la gloire. — Son arrestation arbitraire. — Il passe à Saint-Lazare quatre mois et vingt jours. — La retraite de la rue de Satory. — Retour à Paris au commencement de 1794.. — Le citoyen Guénot. — Résistance goguenarde d'André au porteur d'ordres du Comité de sûrete générale. — Exaspération du citoyen Guénot. — L'engrenage. — Date de l'écrou d'André Chénier. Démarches intempestives de son père. — Age d'André au moment de son incarcération. — Statistique curieuse et émouvante. — Tour de force de Beugnot. — Portrait d'André Chénier. — Le premier soin de tout prisonnier. — André se trouve, à Saint-Lazare, en pays de connaissance. Le marquis d'Usson. — Roucher, Ginguené, Suvée, les deux frères Trudaine. — Les femmes d André Chénier. Madame de Bonneuil. — Camille. — Comment madame Vigée Le Brun parle de madame de Bonneuil dans ses Mémoires. — Le fameux souper grec. — Témoignage d'Arnault. — Revue des prisons au 14 novembre 1792. — Au 17 mars 1793. — La loi des suspects. — Multiplication et encombrement des prisons. — La maison Saint-Lazare. Monstrueuse loi du 22 prairial (10 juin 1794). — Le concierge Naudet. — Correspondance de Roucher avec sa fille. — Régime d'abord bénin de Saint-Lazare. — Les dîners en ville. — Cercle du soir. — Reconstitution, d'après les traditions de la famille et de l'amitié, de la société d'André à Saint-Lazare. — Le préau, les repas communs. — Comment Ginguené fut sauvé. — Madame Ginguené. — Madame Landais. — Le mot ambigu de Barère. — Le chef du bureau des dossiers. — Sauveur de Chénier et madame Landais. — André refuse de s'évader. — Pourquoi ? — Mesdames de Flavigny, de Meursin, de Fleury, d'Hinnisdal. — Aimée de Coigny. — Portrait de sa mère, par madame de Genlis. — Sa passion pour l'anatomie. — Le château de Mareuil. — Le chevalier de l'Isle. — Mariage et divorce d'Aimée de Coigny, duchesse de Fleury. — Divorce provisoire de Mathieu Dumas et de Lanjuinais. — Le divorce par amour. — La jeune captive. — Elle survit à la Terreur. — M. de Montrond. — Il paye cent louis sa radiation et celle d'Aimée de Coigny des listes fatales. — Il épouse Aimée de Coigny. — Séparation de fait. — Liaison consolatrice. — Népomucène Lemercier. — Il avait connu André Chénier à Luciennes. — Son éloge funèbre de la comtesse Aimée de Coigny. — Alvar. — Mémoires perdus. — Recrudescence de fa tyrannie révolutionnaire. — Commission d'enquête. — Le juré Trinchard. — Perquisition générale dans les prisons. — Perquisition à Saint-Lazare. — La fouille. — Révolution administrative à Saint-Lazare. — L'administrateur Bergot. — Le concierge Semé. — Visites par les yeux. — La mort par feu de file. — Engorgement des prisons. — Les fournées. — Rapport d'Herman. — Arrêté du Comité de salut public du 7 messidor. — Manini, Coquery, Faro. La conspiration des prisons. — Les délateurs. — André Chénier est inscrit sur la liste. — La haine de Collot d'Herbois. — Inculpation singulière. — Le broc de tisane. Marché des radiations. — Visite de M. de Chénier. — Son mémoire à la commission d'enquête. — Son entrevue avec Barère. — Le Chant du Départ. — Vers d'André applicables à son père. — Son portrait par Suvée. — Un mot de Vauvenargues. — Derniers vers. — La fournée du 3 thermidor. — Les sursis pour cause de grossesse. — Madame de Saint-Aignan. — Pourquoi on n'exécutait plus place de la Révolution. — Les bœufs du char de l'Agriculture. — Succès des exécutions. — Les curieux de l'échafaud. — La fournée du 7 thermidor. — Roucher. — Les actes signifiés à André étaient dressés au nom de son frère Sauveur. — Corrections de la dernière heure. — Griefs de l'acte d'accusation contre André. — La salle de la Liberté. — Composition du tribunal et du jury révolutionnaires. — Pepin-Desgrouettes. — La place du Trône renversé. — Roucher et André Chénier sont immolés les premiers. — La fosse commune de Picpus. — Marie-Joseph Chénier. — Scènes chez Isoré et madame Landais. — Le père et la mère d'André Chénier. — La fatale requête. — La conjuration vengeresse. — Mort du père d'André Chénier.

 

 

I

Il n'est personne aujourd'hui qui ne connaisse cette touchante figure de notre histoire littéraire et politique, et qui n'ait soulevé son voile de deuil.

Pour le vulgaire, André Chénier n'est que le héros du plus dramatique épisode d'un roman célèbre d'Alfred de Vigny : Stello, et le personnage le plus remarquable d'un tableau célèbre de Müller : l'Appel des condamnés[1]. Pour les lettrés, c'est un grand poète mort dans sa fleur, un grand citoyen assassiné, à trente et un ans, par la haine des factions qu'il avait démasquées et combattues.

On comprend quelle sympathie particulière, quelle mélancolique piété s'attache à tout ce qui reste d'un homme que la jeunesse, la poésie, l'éloquence, l'amour, la vertu auraient dû rendre inviolable même à ses ennemis, qui n'en furent que plus acharnés contre lui.

A tous ces titres, la postérité honore d'un expiatoire hommage cette tendre et triste mémoire ; ils justifient jusqu'aux excès d'une admiration qui se plaît à exagérer ce qu'elle a perdu, et à racheter ainsi l'injustice du tort envers une de ses plus nobles victimes.

André Chénier, frère de Joseph, moins célèbre alors et plus célèbre aujourd'hui que le dramaturge membre de la Convention, qui ne put le sauver et mérita d'être épargné, — mais non, comme on l'a dit, en le sacrifiant, — ne provoque pas moins ces regrets passionnés dont il est l'objet par les contrastes généreux et les fatalités vraiment inouïes de sa vie que par l'horrible injustice de sa mort.

Le plus frappant de ces contrastes, la pire de ces fatalités, ce fut cet enthousiasme sitôt déçu pour la Révolution qui enivra André, au printemps de son talent et de sa vie, à ce délicieux moment du génie et de la gloire, où le génie n'est connu que de quelques-uns, où la gloire, aube intime et discrète, ne luit encore que pour l'amour et l'amitié.

André, loin de se tenir à l'écart de ce grand mouvement d'idées que les passions allaient si vite faire dégénérer, et de fuir dans la retraite, sous quelque ciel étranger, les orages prochains de la liberté et de la licence, se jeta, dès le premier jour, dans la lutte et s'y fit remarquer.

C'est ainsi que ce poète délicat et savant, né pour doter la France du chef-d'œuvre qui lui manquait et lui manque encore dans les genres les plus élevés, et auquel, à ce prix, on eût volontiers pardonné l'égoïsme, s'arracha à ces projets, à ces ébauches dont les fragments épars gisent dans ses œuvres, comme les fûts et les tronçons des colonnades du temple inachevé : l'Hermès, Suzanne, et tout ce que nous ignorons, tout ce qu'il regrettait en se frappant le front, tout ce qu'il avait là !

Bientôt l'indignation fit un orateur et le mépris fit un journaliste de celui dont la science avait fait un philosophe et dont l'amour et l'espoir du progrès avaient fait un citoyen. Bientôt la raison déçue ne put plus parler en lui que le langage de la colère. Bientôt André, abandonnant Théocrite pour Archiloque, l'idylle pour la satire, la plume du poète pour celle du pamphlétaire honnête, se livra aux combats civiques avec une ardeur égale à son indifférence pour les luttes littéraires, prit en mains la cause déjà perdue de la liberté modérée par l'humanité et réglée par les lois, se fit un nom nouveau de l'impopularité de ses protestations, enfin tomba victime des articles qu'il avait signés jusqu'au dernier jour, et des iambes vengeurs dont il avait osé flétrir d'indignes triomphes.

Ce qui ajoute au charme attendrissant de cette mâle et douce figure du philosophe épicurien, devenu le plus remarquable polémiste du parti constitutionnel, du sybarite rêveur, aux vers voluptueux, devenu un défenseur intrépide de la modération et de la légalité, un citoyen héroïque et recevant stoïquement la mort de la tyrannie oligarchique et populaire, ce sont les circonstances fatales qui s'attachèrent à lui comme à une proie d'élite, et déconcertèrent si cruellement les plus légitimes espérances de salut.

Arrêté par hasard, sans mandat, durant une visite domiciliaire — contre laquelle il ne put s'empêcher de protester — dans la maison Pastoret, où il était allé apporter à des amis persécutés les consolations et les offres du dévouement, André eût peut-être échappé à son sort sans les importunes et inopportunes démarches d'un père exaspéré par l'incarcération de deux de ses fils, par le danger qui menaçait le troisième, et dont l'affection impatiente précipita le dénouement qu'elle voulait éviter.

Sans ces démarches, si bien intentionnées et si funestes, d'un père obstiné à provoquer l'attention sur un nom que l'oubli protégeait, et à lasser de ses sollicitations les proscripteurs qui semblent avoir hâté le trépas du fils pour se débarrasser du père ; sais ces efforts acharnés pour le sauver, André eût peut-être été sauvé. On touchait au 9 thermidor, révolution libératrice de la terreur et de la pitié, où Robespierre tomba, par l'excès même de sa puissance, et fut envoyé à l'échafaud par d'anciens complices auxquels il n'avait pas assez épargné la crainte d'y être envoyés par lui.

Deux jours avant, le 7 thermidor, André périt, l'esprit attristé par le regret de tomber avant la moisson, et à peine au midi de sa journée, le cœur obsédé peut-être d'une plus douce image que celle de la gloire, l'image de cette jeune captive qui lui avait inspiré des vers où s'exprime si éloquemment cet amour de la vie justifié en lui par tant d'espérances.

Il périt, ne laissant que des traces de son passage, quelques fragments de vers, quelques fragments de prose, assez remarquables pour l'avoir fait de son vivant beaucoup plus célèbre que ne le pensaient Chateaubriand et M. de Latouche, quand ils eurent l'illusion de le découvrir et de le révéler aux lettres.

Ces fragments ont suffi pour le rendre immortel et pour justifier les recherches pieuses, passionnées auxquelles nous nous sommes livrés sur les moindres circonstances de son agonie et de sa mort, avec l'espoir de faire partager au lecteur la curiosité émue qui nous y a poussés.

 

II

André-Marie de Chénier, né à Constantinople le 3o octobre 1762, mort le 7 thermidor an II ou le 26 juillet 1794, avait exactement à sa mort trente et un ans, huit mois et vingt-six jours.

Arrêté arbitrairement à Passy le 18 ventôse (8 mars 1794) par le sieur Guénot, porteur d'ordres du comité de sûreté générale, refusé par le concierge de la prison du Luxembourg en raison des irrégularités flagrantes dont fourmillait cette procédure sommaire, il fut enfin admis à la prison de Saint-Lazare, où sa détention devait durer quatre mois et vingt jours.

Il était, à cette époque, domicilié chez son père, rue de Cléry, n° 97. Mais il n'y habitait guère que depuis peu de temps ; son frère et ses amis, sentant combien le séjour de Paris était dangereux pour un homme qui avait osé défendre Louis XVI et insulter Collot-d'Herbois, le tenaient éloigné de la caverne révolutionnaire, et lui avaient imposé, à Versailles, dans une maison écartée, située au haut de la rue de Satory, une retraite à laquelle il avait dû de vivre impunément pendant l'année 1793[2].

C'est au commencement de 1794 qu'il était rentré à Paris, dans la circonscription de la section de Brutus, où son père, malgré ses talents et ses vertus, jouissait d'une considération protectrice, et dont lui-même, grâce sans doute au crédit paternel, avait pu obtenir une carte, passeport civique qu'il avait en vain exhibé aux yeux du farouche Gu6not.

Il faut dire que le citoyen porteur d'ordres du comité de sûreté générale n'était pas de bonne humeur ce jour-là. Et il y avait de quoi vraiment. Il venait, muni d'un mandat en date du 14 ventôse, soit pour procéder à une perquisition, soit même pour meule en état d'arrestation madame de Pastoret, née Piscatory.

Or il trouvait madame de Pastoret absente, alors qu'il croyait prendre, suivant son langage, la pie au nid.

Il fit tomber tout naturellement la peine de son mécompte sur un personnage rencontré dans la maison suspecte, et d'autant plus suspect lui-même à ses yeux, qu'il n'avait pu dissimuler sans doute — André, comme tous ses frères du reste, mais surtout Sauveur et Marie-Joseph, était d'un tempérament bilieux et d'un caractère prompt aux nobles colères — quelque témoignage d'indignation ou de mépris, quelque haussement d'épaules ou ironique sourire.

Il n'en fallut pas davantage au citoyen Guénot, parvenu de la Terreur, qui n'admettait point de contradiction dans cette mission de pourvoyeur de l'échafaud, qu'il exécutait avec la dignité d'un sacerdoce et la brutalité d'une consigne, pour accuser de sa déception et de l'évasion de madame de Pastoret ce jeune homme chez lequel tout respirait le ci-devant.

André aggrava encore son cas par Je ton et la roideur de ses réponses à un interrogatoire naïvement cynique et stupidement féroce, dont il refusa de signer les bévues grotesques, les fautes de français et les fautes d'orthographe.

Le commissaire, exaspéré par cette résistance goguenarde, à laquelle il n'était pas accoutumé, obtint du comité révolutionnaire de Passy la confirmation de l'arrestation du raisonneur et l'ordre de le conduire à Paris, où il ne rentra pas ainsi bredouille, affront dont le digne homme, qui mettait à remplir ses fonctions un amour-propre à la Vatel, ne se fût jamais consolé.

André une fois incarcéré, il était pris dans l'engrenage.

Il était sous la mainmise du parquet du tribunal révolutionnaire. Il ne pouvait être élargi que sur un ordre du comité de sûreté générale ou un acquittement, deux faveurs qu'il était si difficile d'obtenir, si dangereux de demander, que la prudence consistait plutôt à chercher à demeurer en prison, où l'oubli pouvait cacher un homme plus sûrement que toutes les retraites, qu'à chercher à en sortir.

C'est ce que ne voulut pas comprendre le malheureux père d'André Chénier.

Tandis que celui-ci se résignait, par dédain plus encore que par prudence, à se tenir coi et à attendre la fin de cette affaire, qui ne pouvait cesser d'être ridicule que pour devenir tragique, son père, poussé à bout par cette nouvelle douleur s'ajoutant à celle du sort de son autre fils, Sauveur, transféré des prisons de Beauvais à la Conciergerie, s'indignait, s'agitait, protestait, et entamait des démarches dont le premier résultat fut qu'on se mit en devoir de régulariser l'écrou d'André.

Cet écrou, qu'on avait oublié ou négligé, — soit parce que, lors de l'incarcération, l'heure réglementaire de la clôture du greffe était sonnée, soit parce que le prisonnier n'était détenu que préventivement, par mesure de sûreté générale, en vertu de l'ordre d'une autorité révolutionnaire subalterne, — cet écrou n'est enregistré que sous la date du 19 ventôse.

Nous reproduisons, en ce qui touche cette première fatalité, la version résultant d'une tradition de famille[3]. Il est probable toutefois que Guénot, déjà repoussé au Luxembourg, et n'ayant pu faire accepter son prisonnier à Saint-Lazare qu'à titre provisoire, n'avait pas perdu de temps pour faire maintenir sous les verrous l'insolent qu'il avait coffré, et que sa haine est encore plus responsable du fait que l'imprudente sollicitude de M. Louis de Chénier.

Telles sont les circonstances dans lesquelles André Chénier entra, à l'âge de trente et un ans quatre mois six jours, dans cette prison qu'il ne devait quitter que pour la Conciergerie, antichambre du tribunal, c'est-à-dire de l'échafaud, bien avant d'avoir atteint sa trente-deuxième année.

Qu'on ne s'étonne pas de nous voir tant insister surfes dates et sur les âges. Il n'y a point là recherche minutieuse et puérile d'exactitude. Nous faisons ces calculs et ces rapprochements parce qu'il est impossible d'y échapper, parce qu'ils contiennent la plus poignante des leçons, le plus terrible des reproches contre cette fatalité révolutionnaire, la pire de toutes, qui poussera de la scène à la mort, bien avant l'heure normale, tous les acteurs de ce drame sanglant, presque tous fauchés en pleine virilité. Les divinités funestes, non moins que les divinités favorables, aiment les jeunes victimes.

Avez-vous jamais songé à cette statistique monotonement émouvante, uniformément terrible, qui fait frissonner en nous l'humanité : Mirabeau, quarante-deux ans ; Barnave, trente-deux ans ; Brissot, trente-neuf ans ; Vergniaud, trente-cinq ans ; Pétion, trente-sept ans ; madame Roland, trente-neuf ans ; Buzot, trente-trois ans ; Barbaroux, vingt-six ans ; Danton, trente-cinq ans ; Camille Desmoulins, trente-trois ans, âge, dit-il lui-même, fatal aux révolutionnaires ; Robespierre, trente-six ans ; Saint-Just, vingt-sept ans ! On le voit, la Révolution va vite, et n'attend pas qu'ils aient les cheveux blancs pour dévorer ses enfants.

L'écrou d'André Chénier, formalité redoutable qu'un autre prisonnier du manie temps, également connu dans la politique et dans les lettres, Beugnot, trouva moyen d'éluder par un tour de force demeuré mystérieux, mais auquel il dut sans doute le salut[4] ; cet écrou porte un signalement sommaire assez inexact, mais qui, corrigé par les traditions de famille et les souvenirs d'amitié, permet de reconstituer sa physionomie, à ce moment décisif de son existence.

Il existe d'ailleurs entre les mains de M. de Cailleux ou de ses ayant droits un portrait, le seul qui lui ait survécu, peint à Saint-Lazare même, le 29 messidor, par Suvée, son compagnon de captivité.

Il est donc possible de se représenter aujourd'hui André tel qu'il était alors, tel que l'ont vu des yeux de femme, non beau de cette beauté plastique qui laisse souvent le cœur indifférent, mais laid de cette laideur spirituelle, sympathique, séduisante, plus belle encore que la beauté : de taille moyenne, les épaules et les reins d'un athlète, la poitrine accusée, le cou large, le front vaste et épanouissant sa calvitie naissante, double fruit du plaisir et du travail, sous une couronne de cheveux châtain foncé, frisant autour de l'oreille et de la nuque ; les yeux gris bleu, petits mais vifs et doués de la magnétique étincelle, les méplats des joues un peu saillants, les lèvres d'une pourpre moelleuse que faisait ressortir encore, avec l'éclat de ses yeux, son teint basané de Gallo-Grec.

Tel était André quand il entra à Saint-Lazare, et quand, les premières explosions de surprise, de colère, de mépris épuisées, il se résigna à attendre avec la mélancolie du poète amoureux de la nature et de la solitude, arraché si cruellement à ses rêveries errantes au moment du printemps — une délivrance qu'il espérait encore.

Il l'espérait même assez prochaine pour aller se baigner dans la molle lumière des soleils d'avril se couchant à l'horizon et semblant descendre dans les eaux de la Seine, et respirer, aux jardins de Luciennes et aux coteaux de Meudon, l'enivrement des roses et le rafraîchissement des bois.

 

III

Le premier soin de tout prisonnier est de chercher, — surtout dans ces prisons encombrées de la Révolution où la terreur des gouvernants, qui se venge par celle des gouvernés, entasse au hasard des foules de proscrits qu'elle regrette de ne pouvoir frapper tous à la fois, — un compagnon, un confident, une société.

André n'eut qu'à se promener une fois dans les corridors pour faire un choix qui ne tut pas sans embarras ; car tout son monde était sous clef, et il ne trouvait partout que figures de connaissance ou d'amitié, à pouvoir reconstituer tour à tour, devant des mets forts différents et sous un horizon beaucoup moins riant, le cercle des causeurs de l'hôtel Trudaine et de l'hôtel Pastoret, des hôtes de Luciennes, et même des convives des soupers de gourmets licencieux et sceptiques de l'hôtel Grimod de la Reynière.

A Saint-Lazare, André rencontra le marquis d'Usson, son ancien colonel à ce régiment d'Angoumois (aujourd'hui 83e), où il avait fait, par la vie de garnison, l'apprentissage de l'état militaire. Il s'en était vite dégoûté, malgré la composition tout à fait agréable de cet état-major d'élite, qui comptait (en 1782) comme lieutenant-colonel le marquis de Narbonne, ministre de la guerre en 92, proscrit après le 10 août et émigré, et comme lieutenant M. de la Tour-d'Auvergne Corret, le futur premier grenadier de France.

Mais ce n'était pas seulement des connaissances comme M. de Montalembert[5]. M. de Montmorency, le duc de Noailles, le prince de Rohan, le prince de Broglie, le comte de Vergennes, qu'André trouva à Saint-Lazare.

Il y revit ou put y revoir aussi son collaborateur au Journal de Paris, Roucher, le poète des Mois, Ginguené, les peintres Suvée et Hubert Robert, et surtout les deux frères Trudaine, c'est-à-dire, en dehors de MM. Brazais et de Pange, ses deux meilleurs amis., avec lesquels il put goûter la douce amertume de s'entretenir encore du passé, de la Suisse, de l'Italie, de la Grèce, des bois de Montigny et de leurs joyeux décamérons, sans oser parler de l'avenir.

Cette satisfaction d'esprit, cette consolation de cœur eussent été complètes si André eût pu trouver à Saint-Lazare quelques personnes de sa société ou de son intimité féminines. Ce n'est pas que la Terreur les eût épargnées toutes. Elle n'en avait, au contraire, ménagé aucune. Celles des femmes aimables qu'André a connues, courtises, chantées, ou dont li n'a rien dit — le silence est aussi un hommage —, qui n'avaient pas droit par leur vertu aux rigueurs de la persécution, avaient attiré sur elles, sans le vouloir et sans le savoir, les foudres de cette tyrannie populaire, faite d'envie plus encore que de crainte, aux yeux de laquelle, en dehors de celle de la naissance et de la fortune, l'esprit, la beauté, la grâce, la galanterie constituaient de criminelles aristocraties.

Madame de Pastoret, madame Chalgrin, les dames de Brienne, madame Laurent Le Couteulx — la Fanny des Élégies —, madame de Gouy d'Arcy — que le 5 thermidor allait faire veuve —, autre platonique passion d'André ; madame d'Espréménil et sa sœur madame de Bonneuil, la belle, spirituelle et passionnée créole, adorable et adorée, à laquelle André a sacrifié les plus beaux vers et les plus beaux jours de son ardente jeunesse : toutes ces femmes charmantes et distinguées avaient été déjà arrêtées, détenues, menacées, frappées, mais non toutes à Saint-Lazare.

Madame de Bonneuil notamment, incarcérée le 12 septembre 1793 à Sainte-Pélagie, avait été transférée aux Anglaises, rue de l'Ourcine, le 11 ventôse.

André n'avait donc aucun moyen d'échanger ses impressions de captivité avec celle qui, sous le nom de Camille, avait tenu une si grande place dans sa vie et dans ses pensées, et lui avait fait autrefois de si douces prisons.

Il ne pouvait que penser à elle, apprécier, avec la généreuse mesure de l'absence et du regret, les qualités de cette femme charmante qui l'avait rendu plus d'une fois si heureux, en pardonnant à ses défauts, dont il avait parfois tant souffert, durant le cours d'une liaison non exempte d'orages, enfin déplorer la double incertitude de leur sort, menaçant de séparer par une mort prochaine ceux qui jadis avaient uni leur vie de liens profanes et délicieux.

L'intérêt qui s'attache à tout ce qui touche à André nous a fait rechercher les moindres traces de celle qui n'a pas passé impunément, pour son génie et pour son cœur, dans la vie du poète.

Madame de Bonneuil, femme d'un premier valet de chambre de Monsieur, comte de Provence, frère du roi, future belle-mère de Regnault de Saint-Jean d'Angély et du poète tragique Arnault, était née à l'île Bourbon, et était douée de tous les attraits et de tous les talents que la nature tropicale se plaît à prodiguer à quelques-unes de ses créatures favorites, comme elle et comme Joséphine de Beauharnais.

D'un esprit vif et gracieux, d'un caractère capricieux et enjoué, elle était, à la veille de la Révolution, du nombre de ces femmes qu'on verra triompher et trôner plus tard, et qui cherchaient alors à se faire un sort digne d'elles, par l'esprit, la grâce, la beauté, cette fortune de celles qui n'en ont pas d'autre, au milieu des hasards, favorables aux fortunes nouvelles, d'une société en décadence, attendant, sans trop s'en soucier, les tempêtes prochaines[6].

Madame de Bonneuil était de la race des madame de Genlis, des madame Tallien, des madame Récamier, des madame Roland, des madame d'Abrantès, avec moins de beauté, moins d'ambition, moins de tête enfin ; plus d'agrément peut-être : car elle demeura plus femme, dans le sens du charme et aussi de la faiblesse de son sexe.

Comme plus d'une autre jolie femme du temps, comme madame de Condorcet qui en faisait, pendant la Terreur, un si noble et si touchant usage, madame de Bonneuil avait le goût, sinon le talent de la peinture.

Elle fut liée de bonne heure et en plein épanouissement de sa beauté et de son succès, avec madame Vigée-Lebrun, qui la vit pour la première fois en 1773, chez le sculpteur Le Moine, et en parle en ces termes :

A côté de Le Kain, tout en face de moi, se trouvait la plus jolie femme de Paris, Madame de Bonneuil..., qui alors était fraîche comme une rose. Sa beauté si douce avait tant de charme, que je ne pouvais en détourner les yeux, d'autant plus qu'on l'avait aussi placée près de son mari, qui était laid comme un singe, et que les figures de Le Kain et de M. de Bonneuil formaient un double repoussoir, dont bien certainement elle n'avait pas besoin...

... L'usage, à cette époque, était de chanter au dessert : Madame de Bonneuil, qui avait une voix charmante, chantait avec son mari des duos de Grétry[7]...

 

Madame Vigée-Lebrun se lia avec madame de Bonneuil, à ce point qu'elle fit de son amie trois portraits, rien que pendant l'année 1773.

Lorsque l'artiste peignit le principal des ambassadeurs de Tippoo-Saïb, en 1788, elle était accompagnée de madame de Bonneuil :

... Madame de Bonneuil, à qui j'avais parlé de mes séances, désirait beaucoup voir ces ambassadeurs. Ils nous invitèrent toutes deux à diner, et nous acceptâmes par pure curiosité. En entrant dans la salle à manger, nous fûmes un peu surprises de trouver le diner servi par terre, ce qui nous obligea à nous tenir comme eux presque couchées autour de la table. Ils nous servirent avec leurs mains ce qu'ils prenaient dans les plats, dont l'un contenait une fricassée de pieds de mouton à la sauce blanche, très épicée, et l'autre, je ne sais quel ragoût. Vous devez penser que nous finies un triste repas : il nous répugnait trop de les voir employer leurs mains bronzées en guise de cuillers.

Ces ambassadeurs avaient amené avec eux un jeune homme qui parlait un peu le français. Madame de Bonneuil, pendant les séances, lui apprenait à chanter : Annette à l'âge de quinze ans. Lorsque nous allâmes faire nos adieux, ce jeune homme nous dit sa chanson, et nous témoigna le regret de nous quitter en disant : Ah ! comme mon cœur pleure ! Ce que je trouvai fort oriental et fort bien dit[8].

 

Madame de Bonnemil, et sa fille, la future madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély, déjà belle comme un ange, assistaient aussi avec madame Chalgrin, fille de Joseph Vernet, et madame Vigée, costumée comme elles en Athénienne, au souper grec si fameux en son temps[9].

Les intéressants Souvenirs d'Arnault, son gendre, nous montrent madame de Bonneuil chargée, auprès de Beaumarchais, d'une négociation des plus délicates, et obtenant de sa générosité le sacrifice d'un écrit vengeur de son amour-propre offensé[10].

Nous y voyons aussi comment, héritier pieux des sentiments de ce frère qu'il n'avait pu sauver, Marie-Joseph Chénier, après vendémiaire, rendit spontanément à Regnault de Saint-Jean d'Angély, qu'il ne connaissait pas, un signalé service, uniquement parce qu'il avait épousé la fille de la femme qu'André avait tant aimée[11].

Cette femme, jusqu'ici à peu près inconnue aux biographes, nous avons, nous aussi, uniquement par piété pour la mémoire d'André, recherché ce qui reste encore, sur les poussières de cette fin d'un siècle orageux, de ses traces légères et fugitives comme la jeunesse et la beauté.

Nous avons cru accomplir un vœu testamentaire en restaurant le souvenir gracieux de celle dont toute la gloire tient dans l'amour d'un poète.

Nous devons maintenant faire droit à d'autres désirs de l'ombre éplorée.

Nous avons à raconter la captivité d'André Chénier et le suprême amour dont il mêla le court espoir à ses derniers travaux ; fleur de prison qui embauma ses heures les plus sombres, et fut tranchée, comme sa vie, en plein épanouissement.

 

IV

On sait de quelle façon expéditive les prisons de Paris, remplies après le ro août, furent vidées durant l'orgie de sang du 2 au 4 septembre 1792. La Révolution avait dépassé son but et s'était épouvantée elle-même. Une certaine modération succéda à cet abominable excès, qui faisait reculer les plus acharnés, et rougir les plus cyniques.

A la date du 14 novembre 1792, une revue des prisons faite par le comité de sûreté générale, ne constatait plus qu'un nombre presque insignifiant de détenus politiques. Pour ne parler que de Saint-Lazare, son contingent se réduisait à un seul prisonnier de ce genre.

Le 17 mars 1793, suivant le rapport du citoyen Grandpré, inspecteur des prisons, le recensement donnait déjà le chiffre de neuf cent cinquante détenus.

Après la révolution du 31 mai, la Terreur commence. La Convention ouvre, en se décimant elle ; même, l'ère implacable. Le 6 juin, il y a treize cent dix personnes incarcérées. La loi du 17 septembre 1793, dite loi des suspects, encore aggravée par un commentaire arbitraire et une application brutale de la part des autorités révolutionnaires, classait parmi les suspects auxquels trente mille comités de surveillance donnaient la chasse, ceux mêmes qui, n'ayant rien fait contre la liberté, n'ont aussi rien fait pour elle.

On arrêta donc pour tout, à propos de tout, dans ce temps terrible où le renversement de toutes les lois, la suppression de toutes les hiérarchies, avaient fait remonter la lie sociale à la surface, et où, suivant l'expression caractéristique d'Arnault, tout le monde se mêlait de tout. On était emprisonné, on était guillotiné comme suspecté d'être suspect.

Avec un tel régime, les prisons devaient regorger, et il fallut les multiplier, les cinq prisons de l'ancienne monarchie — en laissant à part les deux geôles d'État, la Bastille et Vincennes —, c'est-à-dire la Conciergerie, la Tournelle, le Grand-Châtelet, le Petit-Châtelet et la Force ne pouvant suffire.

On y joignit l'Abbaye ou prison de Saint-Germain des Prés, devenue prison militaire ; Saint-Lazare — faubourg Saint-Denis —, ancienne léproserie, devenue maison de correction ; la Salpêtrière, Bicêtre et Charenton, maisons d'un caractère spécial, moitié prisons, moitié hôpitaux.

Il y eut sons la Terreur, grâce à des adjonctions successives, hâtives, que motivait, sans en être diminué, l'encombrement des prisonniers, jusqu'à plus de trente maisons de détention. On en installait deux nouvelles, quand thermidor arriva pour les rendre inutiles.

On entassa partout des victimes prêtes pour le tribunal révolutionnaire, c'est-à-dire pour l'échafaud, trop lent malgré leurs coups réglés, au gré du zèle fanatique des comités de la haine populaire fatiguée, mais jamais rassasiée de vengeance.

Des couvents, des collèges, des casernes, des maisons particulières, des hôtels, des palais même furent convertis en prisons : les Madelonnettes et Sainte-Pélagie, les Carmes, Port-Royal, dit Port-Libre (ô dérision !), les Anglaises de la rue Saint-Victor, de la rue de Lourcine, du Faubourg-Saint-Antoine, les Bénédictins anglais, rue de l'Observatoire, les Ecossais, rue des Fossés-Saint-Victor, et les Irlandais, rue du Cheval-Vert, 18 caserne des Petits-Pères et l'ancienne caserne des Gardes-Françaises, rue de Sèvres, la maison des Oiseaux, même rue, la maison Belhomme, rue de Charonne, la maison Mohaye, rue du Chemin-Vert (section Popincourt), la maison La Chapelle, rue Folie-Renault, et la maison Blanchard, à Picpus ; l'hôtel des Fermes et l'hôtel Talaru, le palais du Luxembourg[12].

La maison Saint-Lazare, de maison de correction, devint maison de suspects dans les premiers jours de 1794 (20 nivôse an II). Le poète Roucher y fut transféré le 31 janvier (10 pluviôse an II) avec quatre-vingts autres compagnons de captivité extraits, comme lui, de Sainte-Pélagie.

On se souvient que c'est let 8 ventôse (8 mars 1794) qu'André Chénier était à son tour tombé dans le gouffre sans espérance, dans la solitude de ce désert d'hommes, et avait reçu la coupe, pire que celle de la ciguë, de ce supplice lent, de cet empoisonnement progressif de l'âme, de cette servitude d'une existence passive, réduite à l'étiquette d'un numéro, à l'horizon d'un corridor, à la tyrannie d'un geôlier, flatté et courtisé comme autrefois un ministre.

L'engrenage toutefois, serré à ce moment à faire souhaiter la mort comme une délivrance, de cette vie de captivité ne devait devenir intolérable qu'à partir de la monstrueuse loi du 22 prairial (10 juin 1794), par laquelle les comités, effrayés du nombre de leurs victimes, simplifiaient à ce point les formes du sacrifice que le tribunal révolutionnaire n'avait plus qu'à tuer et ne pouvait guère que tuer.

Bientôt, le tribunal semblant encore trop lent, la commission populaire d'enquête, présidée par Trinchard, trop molle, on allait inventer, pour dégorger les prisons encombrées, ces conspirations prétendues, dont le système, de l'aveu de Blanqui, le conventionnel, qui faillit y laisser sa tête, n'était dans le fond qu'une septembrisation renouvelée sous des formes juridiques.

Les prisons étaient alors sous la surveillance d'un administrateur de police et sous le gouvernement d'un concierge. De mars à juin la tyrannie des deux citoyens obscurs à qui l'ironie du hasard donnait une place si disproportionnée dans l'existence d'hommes illustres, par le rang, le génie ou la vertu, semble avoir été relativement assez bénigne. Nous savons à peine le nom de l'administrateur de police — c'était Gagnant, successeur de Michel — qui s'associa, en ne les punissant pas, aux restes de sentiments d'honnêteté et de modération qui faisaient du concierge Naudet et de sa femme les représentants les moins mauvais possibles du pire des destins. Heureux les gouvernements qui n'ont pas d'histoire, fussent-ils seulement des gouvernements de prison ! Plus heureux encore, ces tyrans tout-puissants et subalternes, comme Naudet, dont le souvenir se trouve, presque béni au milieu des malédictions de leurs sujets de quelques jours !

Le citoyen Naudet, dit Roucher, était un homme d'un caractère très doux et n'ayant d'un concierge que le nom effrayant.

L'humanité avec laquelle nous fûmes traités, tant par Naudet et sa femme que par ses porte-clefs, dit un détenu amené de la caserne des gardes-françaises, l'empressement que mirent ses garçons à nous procurer les objets de première nécessité, nous firent croire que nous passions des enfers aux champs Élysées.

La correspondance de Roucher avec sa fille[13], une de nos principales sources d'informations pour l'histoire du régime de la prison de Saint-Lazare, nous permet de nous faire une idée de la vie qu'y dut mener André Chénier pendant cette première période de sa captivité.

A ce moment, point de barreaux aux fenêtres, mais de grandes et belles croisées. Point de verrous aux portes, mais des serrures intérieures dont on a la libre disposition. Point d'heure fixe de retraite, mais la liberté de voisiner toute la nuit dans le même corridor. Durant tout le jour, communication permise entre tous les étages et, sous peu, jouissance d'une grande et vaste cour qu'on bat en ce moment et qu'on sable[14].

On se visitait, on s'entretenait librement et familièrement, on échangeait des compliments et des vers.

On se recevait mutuellement, pour partager l'aubaine des envois gastronomiques, des douceurs offertes par la famille ou l'amitié, et sur lesquelles fermait les yeux la douane indulgente de Naudet.

On dînait en ville, disait-on de ces agapes intimes.

Les prisonnières en renom tenaient cercle le soir et retrouvaient autour d'elles les hommages. les intrigues et les jalousies du salon. Mademoiselle Dervieux, madame de Maillet reçurent de Roucher des lettres et des vers, fruits des rares loisirs que lui laissait sa correspondance assidue avec sa fille, sa chère Minette, et l'éducation de son fils Emile, qu'il faisait coucher dans sa chambre, sur un matelas mis en double entre les six feuilles de son paravent, et qui resta près de lui jusqu'à la veille de l'éternelle séparation.

Ses relations avec le dehors ne se bornaient pas aux communications nécessitées par les envois de provisions, de linge, de livres. La correspondance de Roucher atteste que, grâce à d'ingénieux subterfuges, dont la tolérance des gardiens favorisait le succès, il put jouir de loin de la vue de sa femme, de ses signes d'affection et d'espoir, de ses encouragements murmurés à voix basse, de ses baisers envoyés du bout des doigts, de la conversation de ses yeux, plus éloquents encore, où le sourire brillait au milieu des larmes, et même de la visite de sa fille, hardie comme l'innocence et heureuse comme elle.

André Chénier dut donc, comme les autres, lire, rêver, écrire, visiter ses voisins de corridor, s'entretenir avec ses voisins ou voisines des autres étages, correspondre avec sa famille, épancher enfin le trop-plein de son âme, à ce moment d'exubérance printanière où monte la sève des hommes et des arbres, et où l'esprit et le cœur fleurissent comme les champs.

Les traditions de la famille et de l'amitié, les listes de la prison de Saint-Lazare nous permettent de reconstituer à peu près la société habituelle d'André dans cette seconde ville de Paris, le Paris de la prison, qui ne comptait pas alors, rien qu'à Saint-Lazare, moins de sept cent soixante-cinq, et dans les autres lieux de détention, moins de cinq mille habitants[15].

Il est facile de deviner les habitués, les préférés parmi ces voisins de corridor, ces compagnons de cellule, ces mélancoliques et gracieuses promeneuses, rencontrées d'abord se réchauffant à ce timide soleil des préaux, que ne peut émousser tout à fait l'ombre humide et jalouse des hautes murailles.

Dans les derniers temps, on se retrouvait encore à ces repas communs, où les histoires remplaçaient le rôti absent, où furent échangés tout ce que les espérances de la foi ont de plus saint, tout ce que les vengeances de l'esprit ont de plus vif, entre ces victimes chrétiennes ou profanes, également réservées au cirque populaire et aux sanglants holocaustes de la place de la Révolution.

André s'entretenait le plus souvent, aux diverses occasions de la vie commune, avec les deux frères Trudaine, ses plus anciens et ses meilleurs amis, leur beau-frère, Micault de Courbeton, le peintre Suvée, le marquis d'Usson, son ancien colonel, le baron de Trenck qui avait survécu à la plus longue et à la plus dramatique des captivités tyranniques pour venir mourir en France de la plus injuste des morts populaires, M. de Fossé, ex-constituant, M. Bouchet, ancien secrétaire de Bailly, le comte de Flavigny, le comte de Vergennes et son fils, le duc de Saint-Aignan, MM. de Loyserolles père et fils, le comte de Mesnil-Durant, M. de Montrond, le conseiller Goesman et Ginguené.

Ce dernier, sans le savoir, allait devoir la vie au même complice obsctir de tendres sollicitudes qui jusque-là avait prolongé celle d'André, et ne put sauver l'un qu'en perdant l'autre.

Les démarches que faisaient en effet deux femmes d'un ardent dévouement, madame Ginguené, dont l'épitaphe de son mari célèbre la vertu conjugale, et madame Landais, plus tard devenue la femme de ce Sauveur de Chénier qu'elle avait tant contribué à préserver de l'échafaud, ne pouvaient se rencontrer sans se contrarier.

Dans un temps où l'oubli était le plus sûr des protecteurs, et où la besogne du parquet du tribunal révolutionnaire était devenue trop considérable, trop hâtive pour être dirigée et contrôlée utilement, plus d'une famille dut le salut des siens à la connivence secrète, mercenaire ou désintéressée, de tel obscur scribe, chargé du classement ou du placement des pièces, et dont tout l'art consistait à mettre toujours le dernier te dossier recommandé.

Fouquier-Tinville, pourvu que le travail de ses bureaux lui fournît chaque jour sa proie, et chaque semaine le tableau des affaires prêtes à juger qu'il était tenu d'adresser au comité de sûreté générale, et au comité de salut public, n'avait pas le temps d'en demander davantage, et n'allait au delà qu'en cas de notoriété scandaleuse ou d'injonction formelle.

Or, André Chénier lui était si peu connu, si peu signalé, que, lorsque les imprudentes et fatales. démarches de son père attirèrent sur ce nom l'attention du comité et celle de Collot-d'Herbois, blessé par André d'une de ces flèches satiriques dont le moindre souvenir renouvelle la blessure, il crut que l'ordre d'expédier cette affaire se rapportait à Sauveur de Chénier. C'est ainsi qu'André comparut au tribunal révolutionnaire en vertu d'un acte d'accusation, rectifié à l'audience, qui ne visait que des griefs relatifs à l'adjudant général.

Jusqu'au dernier jour il avait échappé, grâce à la faveur du chef de bureau du parquet, aux redoutables initiatives de Fouquier-Tinville.

En thermidor, bien que porté sur la liste de la conspiration de Saint-Lazare, il eût pu encore être préservé. Barère l'avait dit, de meilleure foi qu'on ne l'a cru, au malheureux père suppliant : Votre fils sortira dans trois jours.

Dans trois jours en effet, Barère, qui livrait ainsi par pitié un dangereux secret, contribuait à la révolution de thermidor, et sauvait, pour se sauver lui-même, plus d'un proscrit destiné à l'échafaud.

André eût été du nombre, si en préparant les fournées, le chef du bureau du parquet n'eût rencontré le nom d'un compatriote, celui de Ginguené.

Il eut des scrupules, et ne pouvant sauver à la fois ses deux protégés, il sacrifia, en mettant son dossier en évidence, et en ensevelissant celui de Ginguené au plus profond du tas, André que des propos imprudents et les indiscrètes sollicitations de son père avaient signalé aux impatiences de la vindicte révolutionnaire, fait inscrire sur la liste de la conspiration de Saint-Lazare, fait recommander peut-être par Collot-d'Herbois, peut-être même fait réclamer par Fouquier.

Tout ce dénouement fatal est demeuré enveloppé de mystères. Madame Ginguené a toutefois attesté l'anecdote du chef de bureau ; et nous avons pour garant des premières intempérances de langage d'André au début de sa captivité, et des suprêmes et fatales importunités de son père, le témoignage des biographes de famille eux-mêmes.

Parmi les femmes qu'André connut ou retrouva en prison, nous nous bornerons à citer la duchesse de Beauvilliers de Saint-Aignan, emprisonnée avec son mari, qui échappa à son sort, le 6 thermidor, grâce à une déclaration de grossesse reconnue exacte, et reçut ainsi la vie de l'enfant auquel elle allait la donner ; la marquise d'Artigues, la comtesse de Périgord et surtout madame de Coigny, sur laquelle nous allons donner plus d'un détail nouveau. C'est madame de Coigny, en effet, qui fut la dernière Muse du poète, qui occupa la dernière son esprit et son cœur. C'est pour continuer de la voir, plus que pour tout autre motif, qu'il consentit à contenir ses colères, à modérer ses propos, à se laisser oublier, à oublier lui-même ; sauf à épancher solitairement ses indignations et ses mépris dans ces iambes vengeurs, écrits d'un caractère tellement fin qu'on ne pouvait les lire qu'à la loupe, et qui parvinrent impunément à son père, dissimulés sous les replis du paquet de linge que le prisonnier lui renvoyait hebdomadairement.

Ce conseil de se taire, de s'effacer, de se faire petit, de se dérober dans une sorte d'incognito à la mort aux aguets, lui avait été transmis, dès les premiers jours, par cette gracieuse protectrice de deux frères prisonniers, sa future belle-sœur.

Cette madame Landais, qui avait pris en main ! une cause si chère à son cœur, avait fait de son salon le théâtre des conciliabules de salut, y voyait Marie-Joseph Chénier, Isoré, y cherchait en vain à apaiser le malheureux père, et y recevait, pour leur renvoyer en échange d'utiles avis et de sages conseils, les messages de Sauveur et les demandes d'André.

André, soit crainte, soit dégoût, soit absorption d'une passion unique, soit plutôt impossibilité de trouver des intermédiaires assez hardis ou assez dévoués pour risquer tous les jours de se perdre, n'avait avec sa famille que des relations intermittentes et irrégulières.

Plus heureux ou plus habile, Sauveur son frère entretenait entre la Conciergerie et madame Landais un va-et-vient quotidien de correspondance. Nous pouvons en croire là-dessus le témoignage filial :

Le messager que madame Landais avait trouvé à la prison de la Conciergerie faisait régulièrement sa commission. Il recevait la veille du prisonnier un petit billet et le lendemain matin, avant le jour, il le portait chez madame Landais, puis y prenait ce que la famille désirait faire passer à Sauveur Chénier. Cet homme recevait chaque fois son salaire et un petit verre d'eau-de-vie. Il avait fait lui-même cette condition, parce que, disait-il, je ne suis jamais sûr de venir le lendemain. Si j'étais découvert... et il faisait le signe qu'il aurait la tête tranchée[16].

 

Soit par suite du goût repris à la vie, soit par suite de l'influence pacificatrice de ce sentiment nouveau qui ranimait en lui tous les autres et le rendait docile aux conseils de prudence et de salut qu'il avait d'abord trop peu écoutés, André contint donc sa bile, surveilla sa verve, et à partir d'avril 1794 semble s'être décidé à faire, pour éviter un esclandre et sauver sa vie, tout ce qu'il est permis de faire.

Il poussa même, dit-on, la réserve, la crainte de se signaler, jusqu'à refuser de tenter une évasion dont on lui ménageait les moyens.

Un des amis d'André Chénier était parvenu à l'informer qu'en sautant du haut d'un mur qui se trouvait au bout d'une petite cour, et qui n'avait que douze pieds d'élévation, il serait dans la campagne et pourrait se mettre à l'abri avant qu'on eût le temps d'apprendre son évasion. Il se rendit à la place indiquée, mais il eut peur de se casser la jambe, et ne profita pas de l'expédient qui l'eût infailliblement sauvé.... Il marcha au supplice avec le plus grand courage : il craignait de se blesser et ne craignait pas la mort[17].

 

Nous croyons qu'il n'y a là qu'un bruit, comme il en court tant, après coup, sur la captivité des hommes célèbres.

Le scrupule d'André, cette pudeur d'une blessure capable de le défigurer ou de le mutiler, sont cependant deux traits bien humains, et qui conviennent assez à sa fière nature.

Quoi qu'il en soit du sentiment qui lui fit éluder une proposition suspecte, éviter un moyen équivoque, de salut il avait à ce moment, dans l'idylle de prison qu'il chantait en poète et sentait en amoureux, assez de raisons de ne point hasarder témérairement sa vie.

 

V

Parmi les femmes dont André recherchait de préférence, à Saint-Lazare, le commerce consolateur, et avec lesquelles il échangeait tous les menus témoignages de sympathie que permettent les rencontres de la vie commune en prison — modestes bonnes fortunes auxquelles le besoin d'espérance et l'attente de la mort prochaine donnent tant de prix ! —, nous avons déjà nommé celles que la tradition signale.

Il convient d'y ajouter madame de Flavigny, comtesse d'Esvieux, dénoncée par le concierge Semé pour tenir dans sa chambre des rassemblements d'aristocrates ; la comtesse de Meursin, la marquise de Fleury, la baronne d'Hinnisdal, qui demeuraient à Saint-Lazare dans la même chambre et y étaient accusées, dans le même document, d'aristocratie puante. Cela signifie évidemment qu'elles étaient jeunes, spirituelles, peut-être un peu moqueuses, se vengeant du mauvais régime par des bons mots, riant de tout de peur d'en pleurer, rachetant par un redoublement de juste fierté les promiscuités de la prison, et mettant une .sorte de défi à trouver encore des courtisans à Saint-Lazare.

Leur âge, d'ailleurs, explique bien des choses, et permet de deviner tout ce qu'on ne sait pas. Sauf madame de Saint-Aignan, aucune n'était avec son mari. La comtesse d'Esvieux était séparée du sien par l'émigration, la baronne d'Hinnisdal par le divorce, la marquise de Fleury et la comtesse de Meursin, par la mort. De ces deux veuves, la première avait trente six ans ; la seconde, valétudinaire, il est vrai, et rhumatismée, n'avait que vingt et un ans. Mesdames la baronne d'Hinnisdal, la duchesse de Saint-Aignan, la comtesse d'Esvieux, n'étaient âgées que de trente-cinq, vingt-neuf et vingt-huit ans.

Les conseillers Trudaine et Micault de Courbe-ton, frères et beaux-frères, avaient vingt-neuf, vingt-huit et vingt-sept ans. André était leur aîné à trente et un ans. On voit d'ici, rien qu'à cette statistique, le diapason des conversations de cette société un peu frivole.

Elle semble n'avoir reconquis toute sa dignité mélancolique et tout son charme décent qu'à l'apparition, décisive pour le cœur d'André, d'une jeune femme faite par sa naïveté, sa sincérité ; sa grâce touchante, pour éclipser toutes ses compagnes de captivité, et régner sans rivale sur celui qui devint aussitôt son poète ordinaire.

Aimée de Coigny, née vers 1776, était la tille de Augustin Gabriel de Franquetot, comte de Coigny, mestre de camp d'un régiment de dragons de son nom, et de Anne-Joséphine Michel de Roissy, qu'il avait épousée en 1767.

Madame de Genlis avait connu intimement cette comtesse de Coigny, et en fait le portrait suivant[18], qui n'est pas sans intérêt, car il nous permet de reconstituer, par analogie, la physionomie que sa fille, au dire des contemporains, avait moralement et physiquement héritée de sa mère :

Je revis avec grand plaisir, à l'Isle-Adam, la jeune comtesse de Coigny, auparavant mademoiselle de Roissy, avec laquelle j'avais été fort liée au couvent du Précieux-Sang. Elle avait de la singularité, mais de l'esprit et de bons sentiments ; nous renouvelâmes connaissance ; elle me conta qu'elle avait la passion de l'anatomie, goût fort extraordinaire dans une jeune femme de dix-huit ans. Comme je m'étais un peu occupée de chirurgie et de médecine, et que je savais saigner, madame de Coigny aimait beaucoup à causer avec moi. Je lui promis de faire un cours d'anatomie, mais non pas comme elle, sur des cadavres...

 

Madame de Genlis ajoute en note que la jeune comtesse de Coigny mourut très jeune. On prétend, continue-t-elle, que sa passion pour l'anatomie contribua à sa mort, en lui faisant respirer un mauvais air. On assurait dans le temps qu'elle ne voyageait jamais sans avoir dans la vache de sa voiture un cadavre.

Aimée dé Coigny passa chaque année une partie du temps de sa jeunesse précoce et rêveuse à errer, en robe de mousseline blanche et en chapeau de paille, dans les allées de ce pittoresque jardin anglais du château de Mareuil, en Champagne, dont des visiteurs d'élite ont célébré l'hospitalité.

... Ma plus longue station, écrivait en septembre 1783 au prince de Ligne le spirituel chevalier de l'Isle, a été à Mareuil, chez M. le comte de Coigny, bon seigneur, qui veut que, à commencer par lui, tout le monde soit bien accueilli, bien traité, bien nourri, bien libre, bien heureux[19], dans un grand château, grand assurément, trop grand pour les réparations qu'exige son entretien. Mais ce n'est pas le comte qui l'a fait bâtir ; c'est ce phénomène historique, cette duchesse d'Angoulême, morte de nos jours[20]...

 

Le chevalier de l'Isle nous peint les lieux où s'écoula l'enfance d'Aimée de Coigny, et dont l'influence dut développer la charmante sauvagerie et la naïveté piquante de son caractère :

Le comte de Coigny a donné dans les jardins anglais, ou plutôt dans les jardins naturels : c'est ce qu'avec les plus grandes beautés est, par excellence, le jardin de Mareuil. Nulle part on n'y peut apercevoir le travail des hommes ; il semble que ce soit depuis mille ans qu'une source abondante mugit, bouillonne, et s'échappe d'un amas de rochers, pour tomber, s'étendre et couler, pure comme le cristal, dans un lit dont le gazon qui forme les bords a la finesse, la douceur et le lustre du velours. Aucune ruine, aucune antiquité menteuse n'y présente aux yeux l'affligeante image de la destruction ; au contraire, une multitude d'arbres vénérables, encore pleins de vigueur, semblent donner aux habitants de cet asile le doux espoir d'être, comme eux, respectés par le temps ; et la végétation des quatre parties du monde, rassemblée dans cette terre hospitalière, s'y développe avec tant de complaisance, que Salomon, qui connaissait tout, depuis le cèdre jusqu'à l'hyssope, ne pourrait, s'il revenait occuper le trône d'Israël, depuis si longtemps vacant, faire un voyage plus intéressant que celui de Mareuil, ni qui pût mieux le mettre à même de montrer la vaste étendue de ses connaissances[21].

 

Aimée de Coigny fut mariée très Jeune, comme la plupart des filles qui n'ont plus leur mère, et conformément, d'ailleurs, à l'usage du temps, au duc de Fleury, petit-neveu du cardinal.

Son mari ayant émigré, elle divorça, suivant la faculté nouvelle offerte par la loi, et dont usèrent au même temps, pour garantir leurs biens et leurs liberté, plusieurs femmes de proscrits, notamment madame Lanjuinais et madame Mathieu Dumas.

De la part de ces deux dernières, le divorce n'était que fictif, et elles ne s'étaient prêtées à ce subterfuge que sur l'instante prière de leurs maris.

Le général Mathieu Dumas raconte, dans ses Souvenirs[22], la peine qu'il eut à faire accepter par sa noble épouse l'idée de ce sacrifice apparent, de cet expédient préservateur.

Lanjuina.is, au fond de la cachette gardée par le dévouement héroïque de sa femme et de sa servante, où il trouva moyen de passer impunément, dans sa propre maison, le temps de la Terreur, rédigea lui-même le mémoire et les pièces à l'appui de l'action en divorce de sa femme. Il va sans dire qu'aussitôt après la Terreur, ces divorces simulés furent révoqués et annulés.

Nous ignorons si, en prenant la même précaution pour détourner les dangers qui la menaçaient et en abdiquant le nom de son mari fugitif pour reprendre son nom de fille, Aimée de Coigny céda seulement à la nécessité et garda intacte la foi conjugale dont elle avait abjuré en apparence le serment. Il n'est pas permis de mesurer la place qu'occupa dans son affection un époux qui en tint une des plus modestes dans une vie où aucune trace ne reste de son passage.

Ce qu'il y a de certain, c'est que, soit que la haine révolutionnaire n'eût pas été désarmée par des preuves suspectes, soit qu'elle ait vu dans ses efforts pour éluder la loi une raison de plus de l'appliquer, Aimée de Coigny fut enveloppée dans les derniers coups de filet de la chasse aux suspects et incarcérée à Saint-Lazare, où, sans pouvoir dissimuler son esprit et sa beauté, elle fit du moins tous ses efforts pour se faire oublier.

Elle était femme, elle était belle, d'une intelligence et d'une instruction extraordinaires pour son sexe et pour son rang ; elle avait toutes sortes de raisons d'aimer la vie et de redouter la mort. Elle ne se piquait pas d'héroïsme et convenait volontiers de ses répugnances pour une fin tragique et prématurée, ainsi que des espérances par lesquelles elle se consolait de ses craintes ; et la flatter dans son goût de la vie, son espoir du salut, l'encourager dans les illusions de sa faiblesse était le meilleur moyen de lui plaire.

C'est par le désir de lui adresser l'hommage qui était le mieux fait pour la toucher qu'André fut conduit à écrire la Jeune Captive et à donner une voix immortelle aux ennuis, aux regrets, aux craintes, aux espérances, si humains, si féminins, qui faisaient alors, plus que l'amour sans doute, palpiter le cœur de la prisonnière.

Qui pouvait refuser de plaindre celle qui ne voulait qu'être plainte et n'aspirait point à l'admiration méritée par la vertu, dont elle se sentait incapable, de ces résignations cornéliennes, de ces chrétiennes impatiences du martyre qu'affichaient ou que cachaient auprès d'elle certaines affligées, certaines désabusées, déjà mortes au monde, et ne respirant plus que du côté du ciel ?

Aimée de Coigny ne connaissait rien encore de la vie que ces premiers orages qui la rendent plus douce ; elle n'avait fait qu'effleurer le monde, le mariage lui-même ; elle avait à peine été épouse, elle n'était pas mère ; elle avait dix-huit ans !

Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m'endors,

Et tranquille, je veille, et ma veille aux remords,

Ni mon sommeil ne sont en proie.

Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;

Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieux

Ramène presque de la joie.

Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !

Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin,

J'ai passé les premiers à peine.

Au banquet de la vie à peine commencé,

Un instant seulement mes lèvres ont pressé

La coupe en mes mains encor pleine.

Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson ;

Et comme le soleil, de saison en saison,

Je veux achever mon année.

Brillante sur ma tige et l'honneur du jardin,

Je n'ai vu luire encor que les feux du matin ;

Je veux achever ma journée...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ainsi triste et captif, ma lyre toutefois

S'éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,

Ces vœux d'une jeune captive ;

Et secouant le joug de mes jours languissants,

Aux douces lois des vers je pliais les accents

De sa bouche aimable et naïve.

Ces chants, de ma prison témoins harmonieux,

Feront à quelque amant des loisirs studieux

Chercher quelle fut cette belle :

La grâce décorait son front et ses discours ;

Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours,

Ceux qui les passeront près d'elle.

Partageant le tendre intérêt qui fut le dernier sentiment d'André Chénier, nos lecteurs ne voudront pas attendre que nous soyons arrivés au dénouement de la vie du poète prisonnier, pour connaître le sort de celle qui lui inspira son suprême amour et ses plus beaux vers. Nous comprenons cette impatience et nous la satisferons immédiatement, certain de répondre au vœu d'André, en faisant passer la biographie de madame de Coigny avant la sienne.

Eh bien ! madame de Coigny fut exaucée, elle échappa au couteau révolutionnaire ; elle survécut à la Terreur.

A côté d'André Chénier, qui ne savait que traduire harmonieusement les désirs et les plaintes de la jeune captive, et ne trouvait à lui offrir que des hommages et des vers, il y avait un homme plus avisé.

Cet homme portait un intérêt non moindre au sort d'Aimée de Coigny, mais s'occupait d'une façon plus active, plus pratique, plus habile et plus heureuse de la préserver, en même temps que lui-même, du fatal dénouement.

Cet homme, ce rival peut-être préféré — car rien ne prouve que madame de Coigny ait répondu autrement que par l'amitié à l'amour du poète qui l'a immortalisée —, c'était l'homme d'esprit, le jovial sceptique, le frivole sérieux, lié déjà avec l'évêque d'Autun, plus tard avec le ministre Talleyrand, de cette amitié d'égoïste qui est restée proverbiale, ce diplomate in partibus, cet épicurien triomphant qui fut l'auxiliaire secret et le commensal habituel du prince de Bénévent : M. de Montrond.

Lors des préliminaires, des conciliabules entre des prisonniers espions et des administrateurs de police zélés, d'où devait sortir la liste des prétendus conspirateurs de la prison de Saint-Lazare, M. de Montrond, informé à temps de la pensée homicide qui présidait à ces abominables mystères, ne perdit pas son temps en vaines protestations, en supplications stériles.

Il n'estimait pas assez les misérables auteurs de cette machination infernale pour les supposer capables de se laisser toucher par d'autres arguments que ceux de l'intérêt ; il corrompit ceux qu'il dédaignait de convaincre ; il acheta le salut que marchandaient cyniquement les fabricateurs de ce réseau de délation et de calomnie dans lequel on allait envelopper, pour les traîner au tribunal et à l'échafaud, quatre-vingt-deux conspirateurs supposés.

Il paya cent louis sa radiation et celle de madame de Coigny, faveur qui ne coûta au comédien Joly qu'une bouteille d'eau-de-vie offerte à propos au mouton Robinet.

Après la Terreur, madame de Coigny, restée libre, ne trouva pas de meilleure récompense d'un tel service que de donner à son tour à M. de Montrond, pour être conduite par lui à l'autel, la main qu'il lui avait offerte pour l'arracher à la mort et la faire sortir de prison. La comtesse de Coigny devint la baronne de Montrond.

Tout porte à croire que son cœur ne trouva point dans cette union, de convenance et de raison plus que d'entraînement, les mêmes satisfactions que son esprit.

Le mariage de M. de Montrond avec madame de Coigny ne fut pas heureux et ne pouvait guère l'être. Tous deux étaient trop de leur temps pour être faits l'un pour l'autre. L'expérience terrible des vicissitudes révolutionnaires avait rendu M. de Montrond sceptique ; et léger par caractère, il l'était devenu encore plus par système, décidé à se tirer de tout par une pirouette et un bon mot, seul moyen., selon lui, d'éviter le ridicule de la misanthropie . Il est plus commode de mépriser les hommes que de les haïr. Pour madame de Coigny, mariée à quinze ans, divorcée à vingt-quatre, elle était de ces femmes de plus d'imagination que de sentiment, Sont la tête mène le cœur, et que leur vivacité à s'embarquer dans une affaire condamne à plus d'un naufrage.

M. et madame de Montrond allèrent passer leur lune de miel en Angleterre. Elle fut courte. Au bout de deux mois de tête à tête, pendant lesquels, au lieu de l'économiser, les deux époux avaient épuisé jusqu'à la satiété, à l'aigrissement qui la suit, le bonheur de toute une vie ; ils revinrent à Paris dos à dos, et pour y divorcer.

Quelque temps après, l'ex-duchesse de Fleury, l'ex-baronne de Montrond, qui avait repris de nouveau son nom de fille, se trouvait exposée à rencontrer dans le monde où elle était justement recherchée, le second de ses anciens maris ; et la Restauration devait ajouter à cet ennui celui d'y rencontrer le premier, le duc de Fleury, premier gentilhomme de la Chambre de Louis XVIII. Au lendemain d'une Restauration, c'est-à-dire au surlendemain d'une révolution, tous ces disparates s'effacent, tous ces quiproquos s'arrangent avec de l'esprit et de la bonne volonté ; et il y avait en cette affaire beaucoup de l'un et de l'autre de chaque côté. Tout s'arrangea ; il n'y a que le premier pas qui coûte. Madame de Coigny eût donc encore pu être heureuse, s'il eût été dans son caractère de l'être. Après la nouvelle épreuve et la nouvelle déception d'une passion dernière qu'elle eut pour un frère de Garat qui la traitait cruellement, suivant madame Vigée-Le Brun, elle revint au port des affections domestiques et des intimités sans orages. La Restauration lui avait ramené son père, le duc de Coigny, dont elle se plut à environner la vieillesse de cette piété filiale exaltée qui veut réparer le temps perdu.

Enfin, elle épousa de cœur, et d'esprit encore plus que de cœur, un poète comme André Chénier, dont il avait été l'ami, un néo-grec comme lui, l'auteur d'Agamemnon, Népomucène Lemercier, de l'Académie française.

Malgré la figure et le talent de ce galant homme, nous ne pouvons pas croire que madame de Coigny n'ait pas perdu au change. Mais outre que Lemercier était loin d'être sans mérite, ce rival heureux d'André avait sur lui un terrible avantage, c'est qu'il était vivant.

Lemercier a payé dignement sa dette à une chère mémoire. Nous lui devons, sur une personne que nul n'a connue mieux que lui, que nul n'était plus capable de peindre et de louer, les détails suivants, consacrés, dans une Notice nécrologique qui est une véritable oraison funèbre, à la femme séduisante, originale, qu'un caractère fantasque et une vie accidentée empêchèrent de devenir un écrivain remarquable.

Mais avant de donner la parole à Lemercier, il importe de la laisser à un de ses biographes, qui nous initiera délicatement à ce doux secret de sa vie. Le poète, d'ailleurs, dans l'éloge de celle qui fut sa mystérieuse Muse, l'avait déjà trahi par la chaleur de ses éloges et l'émotion de ses regrets :

Lemercier vit souvent aussi, durant les premières années de la Révolution, André Chénier, qui fréquentait comme lui le salon de madame Pourrat, la femme du riche financier. Mais destiné jeune à la mort, ce fils inspiré de l'Attique... n'eut pas le temps d'apprécier cet autre talent, grec aussi, mais plutôt spartiate qu'athénien, qui allait se révéler dans Agamemnon. Plus favorisé qu'André, Lemercier put souvent causer de la Jeune Captive avec la femme charmante et spirituelle que le poète avait chantée en de si admirables vers. Le vœu de la dernière strophe se réalisa même pour lui ; son intime liaison avec la comtesse de Coigny ne cessa qu'en 1820, à la mort de cette personne distinguée et séduisante, qui, s'intéressant jusqu'au bout aux idées nouvelles, avait néanmoins gardé le bon ton et l'urbanité d'un autre âge[23].

 

La comtesse Aimée de Coigny mourut à Paris le 17 janvier 1820. Elle avait quarante-quatre ans. Voici un extrait de la Notice de Lemercier :

Aimée de Coigny avait connu tout ce que l'élégance, la délicatesse, les grâces donnaient de charmes à la cour de Versailles. Depuis que sa séparation d'avec son mari lui avait fait reprendre le nom de son père, elle avait connu tout ce que la Révolution avait fait naitre de plus intéressant, de plus solide, de plus éclairé sur les affaires et les personnes qui l'avaient dirigée. Ce mélange d'instruction mit en valeur les qualités naturelles et les avantages de son éducation, qui avait été extrêmement soignée. Egalement familière avec les belles-lettres françaises et latines, elle avait tout l'acquis d'un homme, mais le savoir en elle n'était jamais pédant. Elle resta toujours femme et l'une des plus aimables de toutes. Sa conversation éclatait en traits piquants imprévus et originaux ; elle résumait toute l'éloquence de madame de Staël en quelques mots perçants[24].

 

On a lu d'elle, ajoute Lemercier, un roman anonyme qui attache parce qu'elle l'écrivit d'une plume sincère et passionnée. Ce roman, tiré seulement à vingt-cinq exemplaires, était intitulé : Alvar 2[25].

Madame de Coigny laissait aussi, paraît-il, en manuscrit des Mémoires et Portraits sur la Révolution, qui, remis avec d'autres de ses papiers entre les mains du prince de Talleyrand, auraient été détruits accidentellement ou volontairement. M. de Montrond, qui devait avoir sa place dans ces souvenirs, son portrait dans cette galerie, fut-il étranger à cet autodafé ?

Mais nous revenons à André Chénier. Nous ne nous en sommes point écarté en parlant de celle qui lui fut si chère. Nous devons maintenant raconter cette conspiration des prisons, inventée par ceux qui voulaient se donner un prétexte pour débarrasser, pour septembriser judiciairement leurs bastilles, et dont André devait être victime.

 

VI

La recrudescence dans la persécution des suspects, qui succède à la réaction de modération et de clémence dont Danton et Camille Desmoulins, amollis par le bonheur conjugal et les craintes personnelles, se firent tardivement les champions et qu'ils expièrent par la mort, l'ère implacable, désespérée, succédant à l'ère tempérée et presque bénigne du régime des prisons, datent du jour même où l'auteur du Vieux Cordelier et son patron montent sur l'échafaud, en même temps que Philippeaux, dénonciateur et, assurent-ils, calomniateur des héros et des proconsuls sans-culottes qui se sont rués sur la Vendée (16 germinal an II - 5 avril 1794).

La tyrannie révolutionnaire redevient terrible, inexorable ; le fer et le feu ne s'arrêtent plus. A Paris, la politique de Robespierre devient celle des comités et s'engage sur cette pente qui, d'excès, en excès, de la visite générale des prisons en floréal, aboutira aux fournées de messidor et de thermidor, grâce aux épouvantables facilités imposées aux juges par la loi du 22 prairial.

Danton l'avait dit en entrant à la prion du Luxembourg dans la nuit du 31 mars aux nombreux détenus qui se pressaient sur ses pas, curieux de voir le visage et peut-être de jouir de la déception de l'auteur de la Terreur, pris à son tour dans ses pièges et mis en cage comme un simple ci-devant.

Les rires cessèrent bien vite lorsque Danton, d'une voix triste et profonde et sans daigner s'arrêter à l'insulte de cet ironique accueil, s'écria : Je vous plains tous ; si la raison ne revient pas promptement, vous n'avez encore vu que des roses.

En effet, dès germinal, un redoublement de rigueur est partout signalé dans les prisons et au Luxembourg on prélude aux conspirations qu'on se prépare à supposer pour les punir, par le ballon d'essai du prétendu complot du général Dillon, qui permit d'immoler de prétendus complices.

A la faveur de ce danger imaginaire couru par les comités, c'est-à-dire Robespierre, c'est-à-dire la Révolution elle-même, on procède à l'institution de la commission d'enquête populaire dite du Muséum, présidée par le juré à poigne Trinchard (24 floréal - 13 mai 1794).

Quelques jours auparavant, du 15 au 22, on avait ouvert dans presque toutes les prisons une perquisition générale, minutieuse, dont l'appareil armé, l'escorte de troupes et de canons, firent croire un moment à un renouvellement systématique et organisé des exécutions sommaires de septembre.

Il n'en était rien, et ces commissaires en écharpe, ces canons dans les cours, ces sentinelles à chaque issue, tout cela n'avait pour but que de protéger, par une intimidation salutaire, une recherche tendant à la spoliation générale des prisonniers.

Furent saisis en effet sans inventaire ni reçu, pour être rendus à la paix, le numéraire formant le pécule de chaque captif ; et non seulement cet argent, mais aussi les assignats, l'argenterie, les bijoux, les bagues, boucles, nécessaires ; ensuite les rasoirs, couteaux, canifs, ciseaux, fourchettes, clous, épingles, etc.

Le résultat immédiat de ces opérations préliminaires, dit un historien critique de la Terreur, fut d'ôter aux prisonniers les adoucissements qu'ils avaient su apporter jusque-là au commun régime, et de multiplier les rigueurs dont l'objet, selon les conjectures de plusieurs de nos récits, était de donner apparence à ces bruits de conspiration, en poussant les détenus à la révolte ou aux murmures[26].

Nous avons, dans des journaux ou correspondances de prisonniers, la relation exacte de cette perquisition domiciliaire et corporelle qui n'épargna aucune dignité, ne respecta aucune pudeur, au Luxembourg, à Port-Libre, à la Force, à Saint-Lazare.

Dans cette dernière prison, la seule qui doive nous occuper, les lettres de Roucher à sa femme et à sa fille nous tiennent au courant du moindre incident de cette visite par laquelle commence la trame ourdie contre des captifs qu'on savait inoffensifs, mais qu'on voulait faire paraître redoutables, et qui l'étaient en effet, gênant par leur nombre et menaçant par leur innocence même.

A Saint-Lazare, la perquisition commença le 17 floréal (6 mai 1794) et interrompit ainsi cruellement les rêves de délivrance, favorisés par les premières effluves printanières, que plus d'un captif entretenait depuis la nouvelle de l'institution de la commission populaire d'enquête.

Ces illusions si vite déçues, on les nourrissait du moins dans la famille d'André Chénier, s'il est vrai qu'il ne les partageât point ; car c'est à ce moment que son malheureux père rédigea et adressa à la commission populaire un mémoire apologétique en sa faveur, qu'il croyait opportun et qu'il espérait décisif.

En attendant, au lieu de la commission populaire, les prisonniers de Saint-Lazare virent arriver, non sans surprise, des administrateurs de police qui procédèrent immédiatement et brutalement à leur mission investigatrice.

Les prisonniers furent consignés dans leurs chambres ; une force armée occupa les corridors, et les administrateurs, se partageant en deux. bandes, firent la visite de toutes les chambres, fouillèrent jusque dans les paillasses, prirent aux détenus leurs couteaux, rasoirs, canifs, ciseaux, compas, et généralement tout ce qu'ils avaient d'instruments tranchants, ensemble leur argent au-dessus de 50 livres, leurs montres et leurs bijoux[27].

Cette fouille, ou pour mieux dire ce dépouillement dura trois jours, dit un des récits qui nous servent de guide. A Saint-Lazare toutefois, plus heureux qu'ailleurs, les prisonniers rentrèrent immédiatement dans la possession de leurs montres et de leurs bijoux. L'argent devait aussi leur être rendu. Mais, réflexion faite, on s'en tint à la promesse et à l'intention. On jugea bon de retenir l'argent, cet instrument de corruption et d'évasion ; les couteaux, arme de la révolte ou instrument du suicide.

Le 1er prairial (20 mai), le resserrement des prisonniers devint plus étroit. A la date de ce jour, le commissaire des administrations civiles, police et tribunaux, ayant demandé au comité de salut public si dans les maisons de détention, l'on peut réunir les maris, les femmes et les enfants d'une maison à l'autre, Robespierre écrit en marge du registre un non implacable.

Le 4 prairial éclate, fort à propos grossie et dénaturée, la tentative de Cécile Renault contre Robespierre succédant à l'attentat de L'Admiral contre Collot-d'Herbois.

Cette fois, c'en est trop la réaction lève la tête ; dans le sein des comités directeurs la haine s'aggrave de la peur, et dans les comités populaires, le fanatisme pour les idoles du jour s'accroît par la pensée des dangers que leurs plus fervents adorateurs partagent avec elles. Désormais plus de répit, plus de délai avant que la destruction complète des ennemis du régime révolutionnaire ait permis à ses auteurs de respirer. Si le triumvirat dominant, Couthon, Saint-Just et Robespierre, pouvait s'endormir, des dénonciations et des adjurations quotidiennes le tiendraient en éveil, gourmandant ses scrupules, aiguillonnant ses lenteurs.

A Port-Libre, dès le 6, les communications avec le dehors sont interdites ; les journaux, les livres, les lettres sont prohibés ; plus de lumière après dix heures ; plus de concerts, jusque-là tolérés. Deux boîtes à la porte reçoivent, l'une le linge sale, l'autre le linge blanchi, soigneusement scrutés. Le régime intérieur est réduit au niveau de la plus stricte égalité ; une place à la table commune, une ration de la pitance ordinaire, cinquante sous par jour, alloués par la nation, que l'ancien garde des sceaux de France, M. de Miromesnil, va chercher comme les autres.

A la maison des Oiseaux, rue de Sèvres, les sentinelles reçoivent disposer de traverser diagonalement la cour, de rompre les groupes et d'interrompre les conversations liées à la faveur des rencontres de la promenade.

A Saint-Lazare, révolution domestique, prélude de bien autres changements. L'administrateur Bergot remplace Gagnant, celui-là même dont nous avions peine à retrouver pas le nom plus haut, tant son règne avait été relativement tolérant, discret, effacé. Le concierge Naudet, suspect de modérantisme, coupable de ne pas recueillir les malédictions dont son successeur allait se parer comme d'un titre à l'avancement, est remplacé par Semé, qui ne tarde pas à justifier cette confiance.

La loge du concierge devient une taverne, une tabagie, où, entre deux verres de vin toujours pleins, deux pipes de terre toujours fumantes, les deux compères concertent avec les sectionnaires de garde et les espions frémissant d'un zèle sanguinaire, les taquineries du jour, les proscriptions du lendemain.

Les lumières sont interdites, les visites des parents ne trouvent plus que portes closes, geôliers sourds, factionnaires farouches. Il faut même renoncer aux apparitions, jusque-là tolérées, des prisonniers à la fenêtre, située au bout d'un corridor qui avait jour sur la rue du Paradis ; on ne peut plus s'y risquer, crainte des rondes faites par ordre des administrateurs de police.

Dès le 6 prairial, Roucher prie sa femme et sa fille de renoncer à ces visites muettes, à ces conversations des yeux, à ces stations suspectes de la rue du Paradis.

Il en vient à regretter le calme relatif dont il jouissait sous le régime monotone de Sainte-Pélagie. Ici, il y a chaque jour du nouveau, et il faut s'attendre à tout. Le 16 prairial, ne l'a-t-on pas menacé de lui enlever son fils, son petit Emile ? Plus d'enfant, plus de joie ! Le lendemain son cœur paternel respire, allégé du poids de cette angoisse. Il gardera encore son fils. Et il mêle à ses plaintes un cri de suprême allégresse.

Le 2 prairial, plus de journaux ; désormais le char de la Terreur enveloppe de mystère sa marche ascendante ; on sera écrasé sous ses roues, avant d'avoir aperçu le danger. Aussitôt jugé, aussitôt condamné ; aussitôt condamné, aussitôt exécuté. La table commune pour alimenter d'une nourriture infecte les derniers jours de sa vie, l'amphithéâtre commun au tribunal révolutionnaire ; l'échafaud commun sur la place de la Révolution, pour recevoir en masse la mort décrétée en masse ; la mort par feu de file ; le sacrifice par hécatombe : tel est le programme des décemvirs, trop fidèlement exécuté.

La loi du 22 prairial rend les fournées possibles ; la prétendue conspiration des prisons pourvoira largement le bourreau de victimes. On n'en finirait jamais sans cela ; les prisons sont encombrées, le zèle qui les remplit ne parvient pas à les vider. C'est un scandale : le 20 ventôse — le lendemain de l'écrou d'André Chénier — le chiffre des détenus est de 6.044, le 9 floréal de 7.840 ; le 29 prairial, il se maintient à 7.406 ; le 3 messidor, au moment où nous voici arrivés, à 7.465. Un mois après la chute de Robespierre, il sera encore de 5.106, et la clémence aura de la peine à vider ces prisons que la Terreur n'a pu épuiser.

Le 3 messidor (21 juin 1794), la commission des administrations civile, police et tribunaux met en batterie cette machine d'épuisement appelée la Conspiration des prisons.

A la suite du rapport d'Herman sur les dangers de l'agglomération des prisonniers et l'explosion. qu'on peut attendre de la fermentation de ces immondices, un arrêté du Comité de salut public, signé Robespierre, Bertrand Barère, Carnot, Couthon, C.-A. Prieur, Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et R. Lindet, fait droit à sa requête en ces termes (7 messidor) :

Le Comité de salut public charge la commission des administrations civile, police et tribunaux, de rechercher, dans les prisons de Paris, ceux qui ont particulièrement trempé dans les différentes factions, dans les diverses conjurations que la Convention nationale a anéanties et dont elle a puni les chefs ; ceux qui, dans les prisons, étaient les affidés, les agents de ces factions et conjurations, et qui devaient être les auteurs des scènes tant de fois projetées pour le massacre des patriotes et la ruine de la liberté, pour en faire un rapport au comité dans un court délai.

La charge, en outre, de prendre de concert avec l'administration de police tous les moyens d'établir l'ordre dans les prisons.

 

La commission des administrations civile, police et tribunaux ne perdit pas de temps. Peu de jours après avoir été investie de ce mandat, elle adressa au Comité de salut public un rapport sur la conspiration du Luxembourg. Les 19, 21 et 22 messidor, cent quarante-six sur cent cinquante-neuf des détenus signalés périssaient sur l'échafaud. L'ordre régnait à la prison du Luxembourg.

Dès le lendemain, 23 messidor (samedi, 11 juin 1794), l'enquête homicide fonctionnait, non furtivement, mais ouvertement, cyniquement, à Saint-Lazare.

Un nommé Manini, aventurier italien, se disant comte milanais, qui gagnait sa vie à cet infâme métier de vendre celle des autres ; un serrurier du nom de Coquery, qui servait les détenus pour subvenir à ses besoins, associèrent leurs cupidités, leurs rancunes, leurs jalousies, leurs craintes, et adressèrent au Comité de salut public la dénonciation nécessaire pour mettre l'affaire en train.

Dès le 23 messidor, l'administrateur de police Faro, un artiste en machinations de ce genre, qui paraît avoir fait sa sinistre spécialité de l'invention et de l'instruction des conspirations de prison, s'installa à Saint-Lazare pour procéder à sa besogne de dépositions, d'interrogatoires ; cari' usurpait l'apparence des formalités légales pour la prostituer au besoin de vengeance, fondé sur des complots chimériques, qui inspiraient au Comité de salut public de trop réelles appréhensions.

Ici, pour être juste et mériter aussi d'être sévère, il faut tenir compte de toutes les circonstances qui contribuaient à rendre insatiable cette soif de sang qu'excitaient sans cesse chez les persécuteurs le zèle d'une fanatique ignorance et le souci de leur propre sécurité, menacée par des symptômes, des apparences qu'exploitaient la haine et la peur, toutes d'eux également habiles à tout grossir.

La Terreur, on ne la comprendrait pas sans cela, fut un régime créé par des gens qui n'éprouvaient pas moins de crainte qu'ils n'en inspiraient, et chez lesquels la cruauté fut en raison directe de cette crainte, dont le propre est de s'accroître sans cesse.

La loi de prairial, la conspiration des prisons furent le suprême expédient, la ressource désespérée de tyrans non moins terrifiés que terrifiants et qui croyaient sincèrement tuer pour n'être pas tués.

Le moyen extrême qu'ils prenaient pour retarder leur chute ne pouvait, d'ailleurs, que la précipiter, car la tyrannie n'est jamais plus près de finir que lorsque ce qui est le salut de quelques-uns devient la perte de tout le monde.

Au moment de pénétrer dans l'abîme de cette machination effroyable : la conspiration des prisons à Saint-Lazare, il est bon de rappeler que l'administrateur Herman, l'administrateur Bergot, l'administrateur Faro, l'administrateur adjoint Lanne devaient être mis hors la loi après y avoir mis les autres, et suivre à l'échafaud, le 11 thermidor, leur patron Robespierre, ou le i8 floréal an III, leur collègue Fouquier-Tinville.

Nous ne perdrons pas notre temps à discuter des témoignages mercenaires, servant de base à l'échafaudage d'une conspiration supposée.

Ces procès-verbaux, monument de ce que le zèle de l'intérêt, de la haine, de la peur, peut enfanter de plus odieux à la fois et de plus puéril, ont été publiés[28].

Nous nous hâtons d'arriver au résultat de ces conciliabules entre Bergot, Semé, Lanne, Faro d'un côté, et les délateurs Manini, Coquery, Robinet et Joubert de l'autre, pour arriver à la fabrication d'un complot d'évasion et de rébellion attribué aux détenus Allain, des Isnards, de Selle et Gauthier, et d'une liste de complices non moins imaginaires que le complot.

Dans cette liste de leurs compagnons de captivité que Joubert et Robinet déclarent en leur âme et conscience être ennemis du peuple et ne pas aimer le gouvernement actuel de la République française, le nom d'André Chénier se trouve ajouté de la main de Robinet par ordre du citoyen Herman, dans la chambre du concierge Semé, avec une apostille qui ne pouvait en effet être suggérée au délateur que par un homme plus au courant que lui des affaires politiques et des dispositions du Comité de salut public.

Nous croyons même ne pas nous tromper en attribuant à la haine de Collot-d'Herbois, réveillée par de funestes sollicitations poursuivies autour de lui, l'adjonction qu'avait exigée Herman.

André Chénier avait recélé les papiers de l'ambassadeur d'Espagne et les avait soustraits aux recherches du Comité de sûreté générale depuis qu'il était à la maison Lazare.

A quel fait peut bien se rapporter cette inculpation singulière ? Nous ne pouvons supposer qu'une chose : c'est que la perquisition du 17 floréal avait amené la saisie, à Saint-Lazare ou ailleurs, de papiers suspects pouvant justifier le grief invoqué contre le malheureux poète. Son biographe, poursuivant cette conjecture, ajoute :

C'étaient sans doute iles papiers appartenant au chevalier d'Ocariz, qui, après le 10 août, avait remplacé le comte de Fernand Nuñez, ambassadeur d'Espagne, avec le simple titre de chargé d'affaires. On sait les démarches que l'Espagne fit à plusieurs reprises en faveur de Louis XVI, et les lettres écrites à ce sujet à la Convention par le chevalier d'Ocariz. Sur la seconde, la Convention passa à l'ordre du jour, dans la séance du 16 janvier. La première avait été lue dans la séance du 28 décembre. Il pourrait se faire qu'André Chénier n'eût pas été étranger à sa rédaction, car quelques phrases portent l'empreinte de sa main. En tout cas, il s'agissait sans-doute de correspondances échangées entre le chevalier d'Ocariz et plusieurs membres du parti constitutionnel qu'André Chénier aurait, à Saint-Lazare, longtemps dérobées aux recherches du Comité[29].

 

La dernière fois que l'administrateur adjoint Lanne vint à Saint-Lazare, c'était le 2 thermidor (lundi 20 juillet 1794).

Ce jour-là la, liste générale et définitive des prisonniers triés pour la première épuration, des noms marqués de la croix rouge, fut arrêtée.

Elle avait varié à plusieurs reprises, s'était diminuée, à la faveur de négociations occultes et d'opportunes rançons, tel ou tel détenu racheté plus que justifié ; elle s'était augmentée par contre de tel ou tel détenu choisi uniquement pour combler la lacune, et parce ce qu'il fallait leur compte aux pourvoyeurs de l'échafaud.

Nous avons déjà dit que pour cent louis M. Montrond obtint sa radiation et celle de madame de Coigny. Nous avons raconté comment le comédien Joly s'en tira à meilleur compte, puisqu'il ne lui en coûta qu'une de ces bouteilles d'eau-de-vie introduites subrepticement dans la prison, qui franchissaient la douane du concierge sous l'étiquette anodine de broc de tisane.

D'autres prisonniers, non moins heureux, le marquis du Roure, Mallin, Martin, Poissonnier père, Delmas, Duparc, Legaie, Pordailhan, Glatigny, Hessolay et sa fille, l'encyclopédiste Millin, se pourvurent secrètement en révision dans l'ombre des corridors ou la solitude des chambres, proposèrent des accommodements acceptés, obtinrent le service d'un sursis, le bienfait d'un oubli, séduisirent, intimidèrent, caressèrent — car tout guichetier avait ses courtisans et ses favoris —, bref, se firent remplacer sur la liste funèbre ; son âge n'en exclut point le jeune de Maillé, âgé de seize ans, coupable du crime d'avoir jeté au nez d'un des suppôts du gargotier entrepreneur de la nourriture des prisonniers, un hareng pourri.

Son génie n'en fit pas excepter davantage André Chénier, qui s'était tenu à l'écart de toutes ces négociations de vie ou, de mort, de tout cet agiotage de radiations, trop fier pour solliciter, trop pauvre peut-être pour acheter une rémission.

Peut-être espérait-il plus des démarches du dehors que de ses efforts, et s'abstint-il de toute tentative de pactisation avec les fabricateurs de listes, par prudence plus encore que par mépris. On lui avait dit de se taire et d'attendre. Il se taisait et il attendait des nouvelles.

Le 3 thermidor, M. de Chénier père se présenta à Saint-Lazare, demandant à voir son fils. Il fut brutalement éconduit.

Alors, désespéré, le malheureux père renouvela et redoubla auprès de Barère ces imprudentes sollicitations destinées à réveiller clémence au cœur des décemvirs, et qui ne réveillaient que la haine.

Que ne fut-il plus accessible à la crainte qu'à l'espérance ! Que ne connut-il mieux ceux auxquels il s'adressait ! Moins actif, moins confiant, moins dévoué, il eût sauvé celui que perdirent son Mémoire à la commission populaire d'enquête et ses incessantes, bientôt ses importunes démarches,

O fatalité ! l'amour et le désespoir de son père furent plus funestes à André que son abandon. En s'abstenant, il eût reçu de l'ignorance, de l'oubli, ce qu'il n'obtint pas de la pitié. Rappeler à Collot-d'Herbois qu'André Chénier vivait encore, c'était le vouer à la mort. Son père, en sollicitant pour lui, le dénonça une seconde fois. Tant il est vrai, ainsi que le lui disaient madame Landais et Marie-Joseph, que dans certains moments ce qu'il y a de mieux à faire pour sauver un homme, c'est de ne rien faire.

Mais c'est en vain que Barère, gagné à la pitié pour les autres par ses propres craintes pour lui-même, fermait la bouche à l'obstiné et dangereux avocat de son fils en lui disant tout ce qu'il pouvait lui dire de ces projets tendant à la délivrance commune : Votre fils sortira bientôt.

En vain Marie-Joseph Chénier, suspect lui-même, presque proscrit, presque fugitif, lui répétait : Silence ! puis, tour à tour outré et désespéré de ne pouvoir pas agir à la place de ce père qu'il empêchait de parler, se rendait aux conciliabules où s'armaient les conventionnels menacés déjà pour hâter une séance décisive et tragique, ou bien s'en allait pleurer auprès du piano de Méhul, auteur de la musique de cet hymne inspiré : le Chant du départ, offert à la République par le poète pour détourner ses colères, apaiser ses soupçons, pour payer la rançon de deux poètes !

M. de Chénier père, de plus en plus inquiet, ne tenait plus en place ; il se cachait de ses amis pour leur désobéir ; il précipitait fiévreusement son intrigue libératrice vers un dénouement si contraire à celui qu'il en attendait, bien différent lui-même de cette image qu'André traçait de lui, à ce moment, non de souvenir, mais de divination, et qu'il croyait ressemblante :

Triste vieillard, depuis que pour tes cheveux blancs

Il n'est plus de soutien de tes jours chancelants,

Que ton fils orphelin n'est plus à son vieux père,

Renfermé sous ton toit et fuyant la lumière,

Un sombre ennui t'opprime et dévore ton sein.

Sur ton siège de hêtre, ouvrage de ma main,

Sourd à tes serviteurs, à ton ami lui-même,

Le front baissé, l'œil sec et le visage blême,

Tout le jour en silence, à ton foyer assis,

Tu restes pour attendre ou la mort ou ton fils....

Hélas ! par malheur, il n'en était pas ainsi !

Comme s'il eût éprouvé le pressentiment de la catastrophe prochaine, André, par une prévoyance qui, en effet, a quelque chose de testamentaire, s'était fait peindre par son compagnon de captivité, le peintre Suvée, victime, disait-on, de la jalousie de David ; et ce portrait, daté du 29 messidor, est la seule image que la postérité possède de lui.

En même temps, il s'abandonnait à des pensées plus graves que des pensées d'amour, qui veulent l'espérance. Il commençait à désespérer de son sort ; le. silence de ses amis l'inquiétait ; il constatait avec une involontaire envie les efforts quelquefois heureux de certains de ses compagnons d'infortune pour échapper à la mort, en se faisant effacer de la liste du bourreau ; il regrettait la vie, non plus en épicurien qui n'a pas assez joui, mais en soldat qui n'a pas assez combattu, mais en artiste qui n'a pas réalisé son rêve et donné son chef-d'œuvre.

Il est permis de regretter la vie, a dit Vauvenargues, quand on la regrette pour elle-même et non par timidité devant la mort.

C'est une douleur tout aussi humaine, mais plus mâle encore et plus noble qui anime les dernières pensées et les derniers vers d'André Chénier. Il regrettait la vie moins pour elle-même que pour l'usage qu'il eût voulu en faire, pour ce que l'amitié, la poésie et la vertu allaient perdre en lui.

Telles sont, tour à tour, les suprêmes inspirations du poète. Réfugié dans sa conscience, il envisage, fortifié par cet examen consolateur, sa situation, sans défaillance comme sans illusion, et se résigne à un sort qu'il lui suffit de n'avoir pas mérité. Avec une abnégation héroïque, il excuse ses amis, et plutôt que de les accuser, préfère s'accuser lui-même :

Oubliés comme moi, dans cet affreux repaire,

Mille autres moutons, comme moi

Pendus aux crocs sanglants du charnier populaire,

Seront servis au peuple-roi.

Que pouvaient mes amis ? Oui, de leur main chérie,

Un mot, à travers ces barreaux,

A versé quelque baume en mon âme flétrie,

De l'or peut-être à mes bourreaux...

Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.

Vivez, amis ; vivez contents.

En dépit de Bavus, soyez lents à me suivre,

Peut-être, en de plus heureux temps,

J'ai moi-même, à l'aspect des pleurs de l'infortune,

Détourné mes regards distraits ;

A mon tour aujourd'hui, mon malheur importune.

Vivez, amis ; vivez en paix.

Et le poète, abandonnant dans ces adieux, où perce malgré lui quelque ironique amertume, la vie aux ingrats qui la méritent, cherche à s'accoutumer à l'idée de cette mort infligée au juste comme un châtiment, et où il trouve sa récompense, car elle le délivre du dégoût. Mais il n'est pas de sacrifice sincère qui n'ait sa révolte, pour garder tout son prix. Chez André toutefois ce n'est pas la chair qui tremble c'est l'esprit qui s'indigne, c'est le cœur qui s'afflige d'un départ prématuré. Car enfin, sa vie n'importe-t-elle pas à la vertu, à la vengeance, sinon au triomphe de la justice et de la vérité ?

Mourir sans vider mon carquois,

Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange,

Ces bourreaux barbouilleurs de lois !

Voilà pourquoi il lui en colite de s'en aller avant l'heure. Il sait ce qu'il vaut.

Toi, vertu, pleure si je meurs !

Mais c'en est fait, les derniers instants sont venus. André Chénier est résigné, mais un poète doit tomber en chantant. Et c'est en chantant, avec une émotion pénétrante et contenue, avec un art toujours raffiné et exquis qu'il trompe l'heure de la suprême attente et s'apprête à répondre pour aller au tribunal ou à l'échafaud — c'est la même chose — lorsque

Le messager de mort, noir recruteur des ombres

Escorté d'infâmes soldats,

Remplira de son nom ces longs corridors sombres.

 

VII

Le 5 thermidor (jeudi 23 juillet 1794), les huissiers du tribunal révolutionnaire se présentèrent à Saint-Lazare, porteurs de l'acte d'accusation et de l'ordonnance de prise de corps contre vingt-cinq prisonniers qui, extraits de Saint-Lazare et écroués à la Conciergerie le même jour, furent jugés et exécutés le lendemain, à l'exception de mesdames de Saint-Aignan, de Meursin, Joly de Fleury et d'Hinnisdal, qui s'étaient déclarées enceintes.

La déclaration ayant été reconnue fausse parles officiers de santé du tribunal pour toutes ces infortunées, sauf madame de Saint-Aignan, le sursis ne fut maintenu qu'en faveur de cette dernière, et ses quatre compagnes terminèrent le 6 sur la place de la Barrière de Vincennes, dite aussi du Trône-Renversé, cette misérable vie qu'elles n'avaient — aux dépens de la vérité et de la pudeur — pu prolonger que d'un jour.

Car depuis quelque temps, on n'exécutait plus place de la Révolution. Ce n'est pas, comme on l'a dit, que les organisateurs de cette terrible mise en scène de la Terreur craignissent le refroidissement ou même l'indignation d'une populace toujours avide de cet atroce spectacle du quotidien sacrifice patriotique.

Les hommes et les femmes, sans-culottes, et tricoteuses, qui formaient le parterre de la guillotine et la claque du bourreau, n'éprouvaient point, à la vue des traces toujours renouvelées, des taches toujours fumantes du sang versé, les répugnances indomptables qu'avaient trahies les animaux eux-mêmes.

Le jour de la fête de l'Être suprême, les bœufs du char symbolique de l'Agriculture avaient refusé de traverser les rouges vestiges de l'immolation de la veille, et ces canaux de sang, exutoires de l'échafaud, qui débordaient parfois avant de s'écouler, et que les quatre valets de bourreau, balayeurs attachés à ce monstrueux service, ne suffisaient pas à étancher[30].

Les funèbres charrettes ne manquaient donc point de leur escorte ordinaire de spectateurs pieux, insultants, indifférents, épiant les suprêmes adieux d'une victime adorée, recherchant l'occasion d'une dernière injure, ou bien enfin, sinistres dilettanti, apprenant de combien de façons on peut mourir, afin peut-être de choisir la meilleure pour eux-mêmes.

Ainsi qu'il serait aisé de l'établir par des exemples aussi multipliés qu'incontestables, la tragédie réelle de la place de la Révolution n'eut jamais plus de succès que dans les derniers temps. C'est alors que la jalousie des faubourgs suburbains força précisément les comités, dans l'intérêt de leur popularité plus que dans celui d'un effet partout et toujours sûr, à changer le théâtre de ses représentations, afin de favoriser à leur tour d'un hideux spectacle gratuit la féroce curiosité des quartiers jusque-là déshérités de cette rosée féconde de la liberté (style du temps).

Cela est si vrai que, le 9 thermidor, le peuple ne voulut pas perdre le spectacle, alors que Robespierre était déjà tombé, et que l'auteur allait à son tour être acteur et victime dans ce drame dont le dénouement se trouvait brusquement changé par une révolution.

Ce qu'il y a de non moins étrange et de non moins vrai que le succès persistant des exécutions, c'est l'imperturbable empressement jusqu'au dernier jour à les suivre, non pas seulement de prêtres déguisés et héroïquement fidèles, accompagnant mentalement des prières de l'église le convoi de leurs pénitentes emportées vivantes dans les charrettes bières roulantes de l'échafaud et leur envoyant du regard la suprême bénédiction, comme le fit le père Carrichon pour les dames de Noailles ; mais encore d'amis, d'ennemis, de physiologistes, de simples curieux de ces émotions corruptrices à la fois et salutaires qui couraient les rues.

C'étaient Camille Desmoulins allant voir mourir Brissot, Bosc et Bertin allant voir le double jet d'un sang rouge et abondant attestant chez madame Roland, d'un témoignage physique irrécusable, la puissance de la vie et la permanence du courage[31] ; Arnault enfin allant, poussé par une irrésistible attraction, assister à la leçon du supplice de Camille Desmoulins, de Danton et surtout de Robespierre[32].

Le 6 thermidor (vendredi 24 juillet 1794), André Chénier, s'arrachant des bras des frères Trudaine, qui ne devaient lui survivre que d'un jour, était extrait de Saint-Lazare, en même temps que vingt-six compagnons d'infortune. Parmi eux il reconnut avec une douloureuse surprise, puis avec une consolation attristée, son ancien collègue, confrère, collaborateur Roucher, partisan comme lui des nouveaux principes, défenseur comme lui de la Constitution, puni comme lui par les héros de la licence triomphante d'avoir été un champion de la liberté opprimée.

A la Conciergerie, vestibule d'attente, asile de provision du tribunal révolutionnaire, où André Chénier fut transféré, languissait aussi son frère Sauveur, qui ignora son passage, et qu'il n'eut pas le bonheur d'embrasser.

Par une ironie du sort qui peint bien ce temps de fureur stupide autant que féroce où les pourvoyeurs de l'échafaud, trop pressés dans leur fiévreuse besogne, n'avaient plus même le temps de reconnaître et de distinguer leurs victimes, l'acte d'accusation et l'ordonnance de prise de corps signifiés à la Conciergerie, entre les deux guichets, par l'huissier Chateau à André Chénier, étaient préparés et dressés au nom de son frère Sauveur, car il y était qualifié d'ex-adjudant général, chef de brigade sous Dumouriez.

L'erreur qui devait sauver la vie au fils Loiserolle, dont son père appelé usurpa héroïquement le sort ; l'erreur qui devait sauver la vie à madame de Maillé, remplacée à son insu par madame de Maillet ou Mayet ; l'erreur qui devait perdre M. de Saint-Pern fils, acceptant la mort pour l'épargner à son père, cette erreur se représentait dans l'affaire d'André Chénier, transféré de Saint-Lazare à la Conciergerie, en vertu d'un acte d'accusation et d'une ordonnance de prise de corps dont les griefs et qualifications s'appliquaient à son frère.

Dernière et équivoque faveur du hasard dont le poète refusa de profiter. Il est doux de vivre ; mais il est plus dur que la mort de devoir la vie à une erreur du bourreau, et d'écarter son tour en avançant celui d'une victime oubliée. Cette victime, c'était son frère ! André, non moins incapable de supporter l'injure d'être traduit au tribunal révolutionnaire sous un autre nom que le sien, et l'affront d'être ainsi immolé au hasard, que de profiter d'une occasion de salut achetée au prix d'une lâcheté, se borna à protester contre les inexactitudes et les irrégularités de la signification qui lui était faite, en évitant tout ce qui pouvait rendre son observation préjudiciable à son frère.

En effet, averti par l'huissier de cette réclamation, Fouquier-Tinville, que de pareilles mésaventures touchaient peu, se contenta de rayer, sur l'acte d'accusation collectif, tout ce qui concernait Sauveur .et avait été laissé à la charge de son frère par un magistrat de vengeance et non de justice, peu scrupuleux par lui-même, comme l'établissent surabondamment les débats de son propre procès.

Il est juste d'ajouter que l'impatience de plus en plus exigeante des comités et la fièvre perpétuelle de ses redoutables fonctions ne lui laissaient guère le temps de l'être.

L'erreur de qualification et d'incrimination fut hâtivement rectifiée sur l'acte collectif d'accusation, mais elle est restée au procès-verbal d'audience. André demeurait prévenu, avec ses compagnons de comparution, de complicité dans la conspiration dont Alain, Selle et Isnards, frappés du glaive de la loi, étaient les chefs, et dont les détails, le but et les moyens étaient connus du tribunal. Fouquier ajoutait :

Tous devaient seconder les principaux chefs et se procurer par la violence une liberté dont ils ne devaient user que pour consommer les plus grands forfaits. Ces trames, ces complots ne sont que la suite de tous ceux que les prévenus n'ont cessé de former depuis le commencement de la Révolution. En effet, Roucher e Chénier n'ont-ils pas été les écrivains stipendiés du tyran, pour égarer et corrompre l'esprit public, et préparer tous les crimes du despotisme et de la tyrannie ? N'étaient-ils pas, en 1791 et en 1792, les salariés de la liste civile et les mercenaires du comité autrichien pour provoquer en les diffamant, en les calomniant, la dissolution des sociétés populaires et la proscription de tous les patriotes qui en étaient membres ? N'étaient-ce pas eux qui, émules des Royou, des Fontenay, des Durosoy, rédigeaient le supplément du Journal de Paris, où, sous l'apparence de soutenir de prétendus principes constitutionnels, on préparait la contre-révolution ?

 

La conclusion de l'accusateur public était digne de ces prémisses. Il requérait contre les dénommés, pour s'être déclarés les ennemis du peuple, en entretenant des intelligences et des correspondances avec les ennemis intérieurs et extérieurs de la République, en leur fournissant des secours en hommes et en argent, pour favoriser les succès de leurs armes sur le territoire français, comme aussi en participant aux complots, trames et assassinats du tyran et de sa femme contre le peuple français, notamment dans les journées du 28 février 1791 et 10 août 1792, et encore, en conspirant dans la maison d'arrêt dite Lazare, à l'effet de s'évader et de dissoudre, par le meurtre et l'assassinat des représentants du peuple et notamment des membres des comités de salut public et de sûreté générale, le gouvernement républicain et rétablir la royauté.

C'est sous le coup de cette accusation sans preuves, aussi ridicule qu'odieuse, que devaient tomber des hommes comme André Chénier, constitutionnel convaincu, patriote sincère ; Roucher, républicain jusque sous les verrous de la République, aussi incapable de conspirer contre elle que madame de Meursin, rhumatismée ou paralysée des deux jambes ; que l'ex-abbesse de Montmartre, Marie-Louise de Laval-Montmorency, âgée de soixante-douze ans, et qu'il fallut traîner ou porter à l'échafaud, l'étaient d'avoir pris part à une évasion.

Le 7 thermidor (samedi 25 juillet 1794), à neuf heures du matin, les vingt-six accusés du jour montèrent et s'assirent sur les gradins établis dans la salle du Palais-de-Justice dite de la Liberté.

Le tribunal était composé de Coffinhal, président de la section, assisté de Gabriel Deliège, Antoine Maire et Antoine Félix, juges. Le siège de l'accusateur public était occupé par son substitut, Liendon. Le commis-greffier Neirot tenait la plume.

Les citoyens Girard, Laurent, Despréaux, Magnin, Fenaux, Potheret, Meyère, Specht, et Devèze, formaient le jury de jugement. Nous croirions faire injure à la justice en insistant sur ce simulacre de débats qui n'étaient qu'une hypocrisie de la vengeance usurpant, pour assassiner, les apparences d'un jugement.

Les accusés, qui n'avaient point d'avocat, et auxquels on ne laissait pas la liberté de se défendre eux-mêmes, ne purent qu'assister muets, indignés ou méprisants, protestant par leur silence et leur dédain seulement — aucun lien ne les empêchait de hausser les épaules — contre la triple déposition et les charges ridicules exposées par Joseph Manini, écrivain artiste, détenu au Plessis, où il s'était dérobé aux reproches mérités par son infamie ; Pierre Coquery, serrurier, détenu à la maison Lazare ; et Pépin-Degrouettes, homme de loi, défenseur officieux avant la Révolution, ancien président du tribunal du 17 août, qui n'avait pas craint, pour sauver sa tête, de déshonorer sa double qualité d'avocat et de magistrat, en aidant les comités à faire tomber celle de ses compagnons de captivité.

Ce Pépin-Degrouettes demeurait, circonstance à noter, rue du Sentier, 25, c'est-à-dire sur la circonscription de cette section de Brutus à laquelle appartenaient eux-mêmes M. de Chénier et son fils, demeurant rue de Cléry, 97.

Il devait connaître les Chénier, et tout porte à croire que c'est à son intervention funeste aux débats, que furent dus les griefs insérés au jugement, et qui visaient particulièrement André, puisqu'on y rappelait ses écrits contre la fête donnée aux forçats libérés du régiment suisse de Châteauvieux, fête dont Collot-d'Herbois avait été l'organisateur.

Les débats clos, la déclaration du jury fut affirmative contre tous les accusés, excepté contre François Auphant, qui avait été certainement amené au tribunal par suite d'une confusion de personnes, et vis-à-vis duquel il fut sursis à statuer.

Les vingt-cinq accusés furent condamnés à mort et ramenés à la Conciergerie.

A trois heures, l'escorte de force publique arrivait dans la cour du Palais, en vertu d'une réquisition adressée par Fouquier-Tinville au citoyen commandant général de la force armée parisienne, c'est-à-dire au stupide et fanatique Hanriot, et les vingt-cinq victimes du jour montaient dans les charrettes, également réquisitionnées, pour les conduire sur la place de la barrière de Vincennes ou du Trône-Renversé, théâtre de l'exécution.

A six heures, par une chaude, brillante et poudreuse journée, le sacrifice quotidien de la vengeance révolutionnaire commençait, aux applaudissements féroces des fidèles de cet autel en plein air de l'idole de la Liberté devenue le Moloch de la Terreur.

Le sage, l'honnête, le libéral, le patriote Roucher, l'auteur du poème des Mois, montait, érigé en chef de la conspiration de Saint-Lazare, le premier sur l'échafaud et livrait sa tête au joug mortel, après avoir jeté au soleil, aux arbres, à la nature qu'il avait tant aimée, un regard suprême, un adieu résigné.

André Chénier fut immolé le second. Six heures sonnaient quand cette mâle et douce tête inspirée roula au sanglant panier, et, avec elle, tout ce monde poétique et philosophique qu'il avait là.

Le soir même, une fosse commune du cimetière de Picpus recevait J.es dépouilles mortelles de ce héros de la raison, de ce martyr du génie, de ce grand poète mort à trente et un ans, auquel la fatalité jalouse qui semble présider parfois aux destinées humaines n'avait pas laissé le temps d'être un grand homme..

Le 8 thermidor, raconte M. Gabriel de Chénier, les journaux publièrent selon l'usage, la liste des victimes. Marie-Joseph y lut le nom de son frère !...

Ceux qui l'ont connu se figureront facilement le délire de sa douleur mêlée d'accès de rage. Il s'arrachait les cheveux, se tordait les mains, poussait des cris affreux, inarticulés, ses yeux lançaient des éclairs de fureur et deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues. C'était horrible et déchirant tout à la fois...

Cette scène se passait chez Isoré, où il était allé dès le matin pour se concerter sur l'accusation qui allait être enfin portée contre Robespierre. Depuis cette fatale nouvelle, il n'était plus possible de tirer de Marie-Joseph autre chose que des sanglots et des  imprécations. Il sortit de chez Isoré et se rendit chez madame Landais. En entrant, il se jeta sur un canapé, et donnant cours à sa douleur, il entrecoupait ses pleurs de ces mots :

Ils l'ont tué ! ils l'ont tué !

Madame Landais, pâle, effrayée, lui demandait : Mais qui ?

Mon frère !...

Lequel ?

André !

Madame Landais joignit les mains et garda le silence... Marie-Joseph le rompit le premier et lui dit :

Pardon, madame, de venir vous rendre ainsi témoin de ma douleur ; mais vous portez un si généreux intérêt à mon frère Sauveur, que, dans ma profonde douleur, c'est à vous que j'ai songé d'abord...

Vos parents connaissent-ils cette affreuse nouvelle ? reprit madame Landais.

Je ne le crois pas, dit Marie-Joseph ; mais comment leur annoncer ?

Allons-y de suite, conseilla madame Landais.

Ils partirent à l'instant. Arrivés chez M. de Chénier père, la pâleur de Marie-Joseph, ses traits bouleversés, la rougeur et le gonflement de ses yeux arrachèrent au vieillard cette exclamation d'effroi :

Qu'y a-t-il ? qu'est-il arrivé ?

 

On voit d'ici cette pathétique scène dont l'annaliste de famille, retenu par le respect, a plus senti que rendu la cornélienne grandeur.

D'un côté la mère inquiète, attentive au moindre bruit, pâle et dont la douleur a achevé de flétrir la délicate beauté. De l'autre, le père agité, fiévreux, ne tenant pas en place, discutant ses craintes, plaidant ses espérances, impatient de la nouvelle qui donnera raison à son système, à son plan de la campagne de délivrance par un succès si doux à son cœur.

On frappe ; la mère relève son pâle visage aux yeux humides ; le père redresse son d'os voûté, et déjà sa tête blanche s'incline, souhaitant la bienvenue aux visiteurs, dans le lumineux entrebâillement de la porte ouverte par lui d'un geste impérieux.

C'est Marie-Joseph exaspéré et désespéré à la fois, c'est madame Landais, dont le visage trahit la douleur et implore la résignation.

La mère a deviné la première qu'il s'agit de ce qui tient en elle depuis des mois la vie comme suspendue. Elle porte la main à son cœur.

— Mes fils ! s'écrie-t-elle, et saisissant le bras de madame Landais

— Parlez, quel malheur nous arrive ?

Madame Landais garde le silence. C'est au fils seul à consoler.

Mais s'il dit toute la vérité d'un seul coup, il risque de foudroyer les deux vieillards chéris debout devant lui. Le poète tragique suggère au fils l'unique moyen d'amortir l'effet d'une fatale nouvelle, qui est de procéder par progression, et de la laisser deviner plutôt que de l'exprimer.

— André, dit-il d'une voix sombre, en faisant un effort sur lui, pour que son attitude et ses traits ne trahissent point sa réticence, André vient de paraître au tribunal.

On savait alors ce que cela voulait dire. Depuis la loi de prairial, il n'y avait plus d'innocents.

Madame de Chénier se jeta dans les bras de madame Landais, étouffant dans son sein ses sanglots et ses larmes.

Le père ébranlé s'obstinait au doute, et feignant l'assurance :

— Eh bien ? interrogea-t-il.

Marie-Joseph ne se sentit pas la force d'entretenir, encore moins de contredire une si tenace illusion, et ne répondit que par des larmes.

Le père avait compris. Elevant ses mains vers le ciel pris en témoignage et les abaissant ensuite, pleines de malédictions :

— Les scélérats ! s'écria-t-il. Ce n'est pas cela qu'ils m'avaient promis !... ils devaient faire droit à ma requête.

A ces derniers mots murmurés sur son épaule, Marie-Joseph ; qui tenait son père embrassé et mêlait ses larmes aux siennes, s'arrache à cette étreinte brusquement, et, reculant d'un pas, il fixe sur son père un regard plein de surprises et de reproches.

— Que voulez-vous dire ? demande-t-il du ton d'un homme devant lequel la vérité se dévoile, et qui devine déjà ce qu'on va lui répondre ; on vous a promis ?... qui ?... Vous avez présenté une requête ?... à qui ?... quand ?... comment ?...

Alors le malheureux père raconta ses démarches demeurées secrètes pour la famille, qui ne les approuvait pas, comme pouvant être plutôt nuisibles qu'utiles dans un temps où un homme dont personne ne s'occupait était à moitié sauvé ; son entrevue récente avec Barère et la réponse équivoque du décemvir, importuné, réponse que la crainte et l'espérance pouvaient également s'attribuer : Votre fils sortira dans trois jours !

Marie-Joseph, qui voua dès ce jour à Barère une haine implacable, considéra cette réponse comme une ironie. Peut-être était-ce, au contraire, une preuve d'intérêt et de pitié, un encouragement à l'espoir. Car le moment de la délivrance universelle pouvait n'être pas éloigné de plus de trois jours, et Barère, pour rassurer un père désolé, lui confiait ainsi une part du secret de la conjuration. Laquelle des deux interprétations est la vraie, la pessimiste, ou l'optimiste, celle qui accuse Barère ou celle qui le justifie ? C'est ce qui ne ressort avec une autorité décisive ni des allégations du parti de Chénier, ni des objections du parti de Barère.

Quoi qu'il en soit, Marie-Joseph, qui était d'un tempérament ardent et d'un caractère impétueux, ne put contenir, même dans un tel moment, la première explosion de sa surprise et bientôt de sa fureur. Secouant comme une crinière son épaisse chevelure, l'œil étincelant, le poing crispé, il se laissa aller jusqu'à maudire une sollicitude plus fatale que l'indifférence ou la haine, et il fut si cruel dans ces injustes reproches de la douleur et de la colère, que son père ne trouva pas d'autre moyen de le faire taire que d'implorer sa pitié.

— Par grâce, mon fils, balbutia-t-il, ne m'accable pas. Je suis bien malheureux !

Alors ce fut au fils à sentir sa faute, et à l'expier en sollicitant à son tour le pardon de ses vivacités. Son père ne lui répondit qu'en lui tendant les bras. Il s'y précipita, et ils demeurèrent longtemps enlacés.

Quand Marie-Joseph releva son visage, la douleur en avait presque disparu. Ses yeux étaient secs, mais brillaient d'un feu menaçant.

— Adieu ! dit-il en marchant d'un pas précipité vers la porte.

— Où allez-vous ?

— Vous venger.

Et il se rendit chez ses collègues pour attiser d'un nouvel aliment le feu de la conjuration.

Le lendemain, 9 thermidor, éclatait la révolution qui le surlendemain, 10, envoyait Robespierre à l'échafaud et terminait la Terreur.

Le 6 prairial an III (25 mai 1795), M. de Chénier père succombait à la douleur de la mort de son fils André, dont il se considérait comme la cause involontaire, et auquel il ne survécut que dix mois.

 

 

 



[1] Il y a aussi un roman de Méry : André Chénier, et un drame sous le même titre de M. Justin Dallière.

[2] André Chénier occupait la maison de la rue de Satory portant aujourd'hui le n° 69 (Histoire de Versailles, de ses rues, places et avenues, etc., par M. Le Roi, tome II, p. 218- 219).

[3] La vérité sur la famille de Chénier, par L.-J.-G. de Chénier, avocat, neveu d'André et de Marie-Joseph. Paris, 1844, in-18, p. 29-30.

[4] Les Prisons de Paris sous la Révolution, etc., par M. Dauban ; in-8°, 1870, p. 169-170.

[5] De la famille du futur grand orateur, mais d'une branche collatérale.

[6] C'est une spirituelle et jolie femme de la même époque, Madame Vigée-Lebrun, plus célèbre encore par son admirable talent de peintre de portraits, qui a dit, à propos de la belle mademoiselle Boguet, son émule et son amie, destinée à un sort tragique, le mot décisif du temps : A cette époque, réellement, la beauté était une illustration. (Mémoires, t. I, p. 20.)

[7] Souvenirs de madame Vigée-Lebrun, éd. Charpentier, 2 vol. in-18, t. I, p. 29.

[8] Souvenirs de madame Vigée-Lebrun, t. I, p. 42.

[9] Souvenirs de madame Vigée-Lebrun, t. I, p. 68.

[10] Souvenirs d'un sexagénaire, par Arnault, t. I, p. 131, 132.

[11] Souvenirs d'un sexagénaire, t. II, p. 179.

[12] La Terreur, etc., par M. Wallon, de l'Institut, t. II, p. 14-15.

[13] Consolations de ma captivité, ou Correspondance de Roucher, publiée par Guillois, son gendre. 1797, 2 vol. in-8°.

[14] Consolations de ma captivité, ou Correspondance de Roucher, t. I, pages 266, 267.

[15] Exactement, 5.092, le 30 nivôse, an II (19 janvier 1794).

[16] La vérité sur la famille de Chénier, etc. ; par L.-J.-G. de Chénier, p. 37.

[17] Mémoires, souvenirs, œuvres, portraits, par Alissan de Chazet. Paris, 1837, t. III, p. 32.

[18] Mémoires de la comtesse de Genlis. Paris, Ladvocat, 1825, 10 vol. in-8°, tome I, p. 308.

[19] Les Mémoires de Lauzun nous montrent, en 1777, le comte de Coigny sous le caractère d'un aide de camp de M. de Jaucourt, comme Minerve près de Télémaque sous celui de Mentor, fumant dans l'antichambre du général pour avoir l'air d'un vieux partisan, et faisant des mémoires sur la guerre quand on entrait dans sa chambre. (p. 270.)

[20] En 1713 ; elle était belle-fille du roi Charles IX, mort en 1574, son mari étant né des amours de Charles IX et de Marie Touchet.

[21] Tableaux de genre et d'histoire, etc., par François Barière. Paris, 1828, p. 298 à 301.

[22] Souvenirs du général comte Mathieu Dumas, publiés par son fils. Gosselin, 1839, t. III, p. 41.

[23] Études littéraires, par Ch. Labitte, 1846, t. II, p. 182-183.

[24] Censeur Européen, 22 janvier, et Moniteur universel, 25 janvier 1820.

[25] Paris Firmin Didot, 1818. 2. vol. in-12. C'est par erreur que M. Charles Labitte dit qu'il n'a pas été imprime.

[26] La Terreur, par Wallon, t. II, p. 166-167.

[27] Mémoires sur les prisons, t. I, p. 286.

[28] Œuvres en prose d'André Chénier, publiées par L. Becq de Fouquières, p. LXIV à LXXIV de l'Introduction.

[29] Œuvres en prose d'André Chénier, Introduction, p. LXXV.

[30] Souvenirs d'un sexagénaire, par Arnault, 1833, t. II, p. 90.

[31] Etudes sur madame Roland et son temps, par Dauban, 1864, p. XCI et p. CCVLIII.

[32] Souvenirs d'un sexagénaire, t. II, p. 96 et 107.