L'AMOUR SOUS LA TERREUR

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLUTION

 

III. — LE ROMAN DE ROBESPIERRE.

 

 

Les surprises de l'histoire intime de la Révolution. -- Après Marat amoureux, Danton bon fils et bon mari. — Son apprivoisement domestique ; son amollissement par le bonheur conjugal. — Robespierre est un autre homme ; avec lui nous changeons de mystères. — Il préfère être l'homme de toutes les femmes que celui d'une seule. — Son prestige sur le sexe faible. — Beau moment pour les grêlés. — L'appartement de la rue de Saintonge, au Marais ; l'appartement de la rue Saint-Florentin. — La maison Duplay. Il échappe à sa sœur Charlotte pour y revenir. — Nostalgie de l'ombre. — Habits typiques. — Le dessin de Gautherot. — Portrait physique et moral de l'homme. — Jeunesse académique et badine. — Les Rosati d'Arras. — Discours de réception en vers. — La Coupe vide. — Madrigal à Ophélie. — Goûts élégants. — Amour de jeunesse. Aveux pudiques du biographe. — Anaïs Deshorties. Passion déçue. — Témoignage de Charlotte Robespierre. — Madame Leduc. — Vie de Robespierre à Paris. — Cornélie Duplay. — La marquise de Saillant. — La marquise de Chalabre. — Prédilections intellectuelles de Robespierre. — J. J. Rousseau et Racine. — La famille Duplay. — La veille du 9 thermidor. — Promenades aux Champs-Elysées et aux jardins Marbeuf. — Le chien Brount. — Les petits Savoyards. — La prédiction de Danton. — Mort de madame Duplay. — La veuve vierge. — Le médaillon de Collet.

 

 

Nous avons cherché le cœur de Marat, et nous avons constaté que le sinistre apôtre des rancunes et des vengeances populaires, que le farouche cynique auquel il fallait quatre cent mille têtes avait gardé jusqu'au bout une fibre d'égoïste tendresse, avait été, par moments, un homme romanesque et sensible, dans le sens profane et galant du mot.

Ce même fond de sensibilité aigrie, ce même goût des femmes, ce même incroyable prestige exercé sur elles, nous nous attendions à les trouver, avec bien plus de raison, chez Danton, homme d'imagination et de plaisir, capable de tous les entraînements, même des généreux, doué de l'éloquence et surtout des vices de Mirabeau.

Pourtant, en ce qui le concerne, nous sommes revenu à peu près bredouille de nos recherches. Chose étrange ! qui n'empêche point d'ailleurs les goûts voluptueux, les distractions galantes, les orgies secrètes prêtées au vénal tribun, cet homme qui fit pleurer tant de mères, semble avoir adoré la sienne, qui lui rendait cette affection passionnée, et ne lui survécut, — jusqu'en octobre 1813, — que pour le pleurer plus longtemps ; ce cynique, dont la parole hardie et la verve brutale suaient le vice, paraît avoir été, sans superstition cependant pour la fidélité conjugale, un mari tendre et ardent. Il fut gouverné par ses deux femmes, il fut un vir uxorius dans toute la force du terme, amolli à ce point par l'amour légitime, qu'il ne sut, au moment du duel suprême, ni fuir ni lutter, et que le loup abâtardi se laissa égorger comme un mouton.

Tous les historiens, même les plus sérieux, attribuent cet attiédissement, cet amollissement, cet avachissement si caractéristiques de Danton, qui ne retrouva que grâce aux jeûnes réparateurs de la captivité, quelque chose de son ancienne énergie devant le tribunal révolutionnaire et l'échafaud, à l'empire énervant exercé sur lui par le mariage. Tous disent qu'il avait, dans la lune de miel prolongée de son second mariage, dépouillé à la fois les haines et les forces par lesquelles il fut un moment si terrible.

Avec Robespierre nous avons affaire à un autre homme ; et si sa vie privée n'est pas demeurée moins énigmatique que sa vie publique, au moins au point de vue du dessein final, du but suprême, nous changeons avec lui de mystères. Nous sommes en face d'un célibataire qui le demeura par nécessité, et semble s'être résigné avec assez de facilité à cet égoïsme de son ambition, favorisé par un tempérament et un caractère qui lui faisait aimer et craindre à la fois la société des femmes, lui firent en tout cas préférer être l'homme de toutes les femmes que celui d'une seule.

Tous les historiens ont été frappés du contraste de ce goût de la galanterie superficielle et passagère, avec une invincible répugnance contre toute liaison suivie, toute passion à fond, tout engagement définitif. Un autre contraste non moins frappant, c'est celui de l'incontestable prestige, sur la plus belle moitié du genre humain, d'un homme physiquement peu doué, dont la grêle élégance, le costume suranné, l'allure féline, le visage chafouin, les immuables lunettes n'avaient rien d'entraînant. A une époque moins exaltée, moins passionnée, moins au-dessus de tout préjugé, Robespierre eût pu, sans calomnie, être taxé de laideur. Il n'en fut pas moins un homme à fascination, à conquêtes, qui ne demeurèrent platoniques que parce qu'il recula devant son succès, et, implacablement économe de son temps, de sa santé, de sa réputation, se contenta toujours de la fleur de ses bonnes fortunes. Il eut tous les bonheurs à cette époque où l'on vivait si vite qu'on n'y regardait pas de si près, et où les engouements de la place publique et du salon, les bonnes grâces de la popularité et de la fortune galante vont de préférence à des hommes disgraciés, au moins en apparence, de la nature.

Les femmes de ce temps donnaient vraiment sans compter. Ce fut un beau moment pour les grêlés. Le docteur Robinet — quoique biographe on n'en est pas moins médecin — ne peut s'empêcher, non sans quelque étonnement, de constater que Mirabeau, dont la liste galante est presque aussi longue que celle de don Juan, était taillé comme un portefaix et avait la figure horriblement couturée par la petite vérole. Marat avait l'air d'un batracien furieux ; Danton, l'heureux époux, Camille Desmoulins, adoré de l'adorable Lucile, avaient payé aussi leur tribut à la petite vérole. — Camille était même bègue par-dessus le marché. — Robespierre complète le quatuor. Il a aussi la mine d'un hibou effarouché ; il fuit la lumière dans ses sombres logis de la rue de Saintonge, au Marais, puis dans cette chambre cellulaire, chez les Duplay, donnant sur une cour étroite, remplie de l'aigre bruit des rabots et des scies.

Sa sœur, Charlotte Robespierre, qui l'a un moment reconquis sur l'idolâtrie affectée et l'accaparement, matériellement, mais non moralement désintéressé de la famille de l'entrepreneur de menuiserie, l'enlève triomphante, dans un clair et relativement élégant appartement de la rue Saint-Florentin.

Mais bientôt l'incorruptible tombe malade ; il regrette son obscurité, son humidité ; il a la nostalgie de cette cour d'où l'on ne voit le ciel que comme du fond d'un puits ; il faut le rendre à sa chambre chez le menuisier, à ses bruits accoutumés d'ouvriers qui tirent la scie ou de jeunes filles qui chuchotent et folâtrent en repassant un jabot ou en laissant brûler des confitures.

Cet homme 'si fidèle à ses appartements ne l'était pas moins à ses vêtements. Il tenait à laisser de lui au peuple, puis à la postérité, l'image de l'homme incorruptible à la nouveauté, immuable dans ses principes et qui, de même qu'il n'eut qu'une passion, celle du bonheur du genre humain, n'eut qu'un domicile et qu'un habit. On ne lui en connaît guère que trois ou quatre, ce qui est bien près d'un seul, car il ne les porta que successivement : l'habit rayé de 1789, l'habit olive de 1792, et le fameux habit bleu de ciel — culotte nankin — avec lequel il présida la fête de l'Être suprême et avec lequel il monta sur l'échafaud.

Tout ce que nous-savons de Robespierre en donne, certes, l'idée d'un homme peu aimable. En dehors des nombreux portraits du temps qui le montrent les jambes de plus en plus maigres, l'estomac de plus en plus rentrant, le teint de plus en plus bilieux, les yeux de plus en plus verts et bordés de rouge par les veilles, le nez de plus en plus relevé, le profil de plus en plus aigu, nous avons eu occasion de voir récemment un dessin de Gautherot, représentant Robespierre à la tribune. C'est le Robespierre des derniers temps, usé, pâli, fatigué, peut-être découragé, mais gardant, au-dessus de ce troupeau de la Convention qu'il régente encore, cette allure roide, rogue et pédagogique qui persista chez lui jusque devant la mort. Il a le teint blafard, les pommettes saillantes, l'œil cave où brille un regard gris ; il porte l'habit nankin, rayé de vert — c'est le quatrième connu — ; un gilet blanc, rayé de bleu ; la cravate blanche, rayée de rouge. Le dessinateur a soigneusement noté ce costume, et il n'a eu garde d'oublier les besicles relevées — à l'envers — sur le front, aux ailes de pigeon décollées par la sueur oratoire : sueur de triomphe, près de devenir la sueur d'angoisse.

Voilà bien l'homme. Né le 6 mai 1758 (un peu plus d'un an avant Danton), qui se douterait qu'il n'a que trente-six ans ? Il semble avoir toujours été grave, roide, anguleux, être né vieux enfin. Pourtant il n'en est rien. Robespierre a eu sa jeunesse, comme les autres, même une jeunesse aimable, badine, et qui savait sourire. Cet homme glacial a eu son printemps. Il a été presque frais, presque pimpant ; il a eu des succès de barreau, d'académie, de salon. Il a fait partie — avec Carnot — de la joyeuse et littéraire Société des Rosati, d'Arras, où l'on portait une rose à la boutonnière, où l'on buvait du vin rosé, où l'on célébrait les roses de la nature et de la vie, où l'on voyait tout en rose. Entre deux Mémoires justificatifs, entre le Discours couronné par la Société royale des arts et des sciences de Metz, et l'Éloge de Gresset, que l'Académie d'Amiens eut le mauvais goût de ne pas couronner, Robespierre trouvait le temps de faire bonne figure à la fois à l'Académie d'Arras, où il avait été reçu en 1783, et à la société des Rosati, où il répondait en vers, suivant la règle, au confrère chargé de le complimenter :

Je vois l'épine avec la rose

Dans les bouquets que vous m'offrez,

Et, lorsque vous me célébrez,

Vos vers découragent ma prose.

Tout ce qu'on m'a dit de charmant,

Messieurs, a droit de me confondre, etc.

Il faisait une chanson intitulée : la Coupe vide, dont voici le dernier couplet :

Amis, de ce discours usé,

Concluons qu'il faut boire ;

Avec le bon ami Ruze, Qui n'aimerait à boire ?

A l'ami Carnot,

A l'aimable Cot,

A l'instant, je veux boire ;

A vous, cher Fosseux,

Au groupe joyeux,

Je veux encor boire.

Ce même homme à qui on disait — en vers également — que sa voix d'Amphion attendrirait une panthère, madrigalisait aussi avec succès.

Crois-moi, jeune et belle Ophélie,

Quoi qu'en dise le monde et malgré ton miroir,

Contente d'être belle et de n'en rien savoir,

Garde toujours ta modestie.

Sur le pouvoir de tes appas

Demeure toujours alarmée ;

Tu n'en seras que mieux aimée

Si tu crains de ne l'être pas.

Oui, cela est de Robespierre, du Robespierre élégant, précieux, musqué, frisé de 1787, qui garda jusqu'en plein sans-culottisme le culte des bas blancs, des souliers à boucle, de la poudre, du jabot et des manchettes de batiste, et chez qui le goût passionné des oiseaux et des fleurs survécut à cette terrible époque où sa tyrannie abattait les têtes et étouffa tant de grandes ou touchantes voix humaines.

Ce Robespierre de 1787 doit avoir eu son amour de jeunesse. Il l'eut en effet. Il en eut même plusieurs, et de ceux même dont l'ivresse un peu nue appelle le pudique manteau du silence. On peut en croire là-dessus son idolâtre biographe :

Jeune homme, il eut de ces attachements sur lesquels une discrétion facile à apprécier nous commande de jeter un voile, et qui, du reste, n'intéressent en rien l'histoire[1].

M. Hamel fait toutefois exception en faveur d'un de ces épisodes de jeunesse qui lui paraît mériter d'être signalé, parce qu'il demeura constamment pur, et faillit aboutir au mariage.

Un ancien notaire, M. Robert Deshorties, avait épousé en secondes noces une des tantes de Robespierre, Marie-Éléonore-Eulalie. D'un premier mariage il avait eu une fille nommée Anaïs. Les deux jeunes gens s'aimèrent et se le dirent, cela est certain. Ce qui ne l'est pas moins, c'est que l'élection de Robespierre comme député aux États généraux, et son départ pour la capitale, contrarièrent le dénouement légitime de cette passion qui ne semble point d'ailleurs avoir dépassé les limites d'un mutuel attrait de cœur et d'une commune aspiration au nœud final. Mais, comme il arrive souvent de ces amours morts dans leur fleur et qui laissent pourtant dans la mémoire une trace plus durable, un parfum plus doux que les amours séchées dans leur maturité, Robespierre semble avoir gardé toute sa vie le souvenir amer et délicieux à la fois de ce bonheur rêvé avec la fiancée de son choix, surtout quand elle se fut résignée à l'apporter à un autre. Y eut-il là violation d'une promesse, même d'un serment, déception d'un espoir fidèle ? Charlotte de Robespierre, dans ses Mémoires, semble le dire[2]. Toujours est-il qu'Anaïs Deshorties ne tarda point à donner sa main et son cœur à un avocat distingué, M. Leduc, un ami de Robespierre, qui avait sur lui l'énorme avantage de la présence réelle et de la résidence. Madame Leduc, dont la vie fut attristée par la perte précoce de son mari et la fin tragique de celui qui avait failli l'être, n'est morte que le 28 avril 1847, laissant une mémoire honorée.

A Paris, Robespierre vécut pauvrement, frugalement, solitairement, tout entier aux sombres et souterrains travaux par lesquels il allait lentement surgir à la lumière. L'ambition ne laissait guère de place aux autres sentiments dans cette âme déjà tarie, glacée, et où Cornélie Duplay, seule, fera briller une dernière chaleur, un dernier rayon, fera sourdre un maigre filet d'attendrissement.

En dehors des idolâtries exaltées, mais qu'il laissa platoniques, et qui semblent d'ailleurs avoir été des coups de tête plus que des coups de cœur, dont Robespierre fut l'objet ; en dehors de ces liaisons plus politiques que galantes, dont témoignent les lettres de la marquise de Saillant, sœur de Mirabeau, de la marquise de Chalabre — trouvées dans ses papiers —, et que la faction hostile qui conspirait thermidor essaya de calomnier et de ridiculisez, par l'affaire de Catherine Théot, Robespierre donna certainement à sa passion pour Cornélie Duplay tout ce qui lui demeurait de sensibilité.

Cette passion fut une passion à la Rousseau, c'est-à-dire quelque peu déclamatoire, guindée, d'imagination encore plus que de sentiment. Robespierre était un admirateur enthousiaste de Rousseau, qu'il avait eu occasion de voir une fois et qui avait peut-être deviné et salué prophétiquement en lui le disciple destiné à l'application de son système, le dictateur selon l'esprit d'Emile et du Contrat social. Aussi Robespierre ne lisait que Rousseau, qui lui fournissait ses idées, et Racine, qui l'avait séduit par la pureté et l'harmonie de sa forme, et sur les vers duquel il aiguisait et polissait sa prose.

Cornélie Duplay, âgée de vingt-cinq ans, était une grande personne d'une beauté fière, accentuée, un peu rude et mâle, et d'un caractère viril. Elle avait traversé l'éducation du couvent chez les religieuses de la Conception, voisines de la maison,, pour demeurer ensuite, tout en partageant avec sa mère le gouvernement domestique, livrée à ces électriques courants d'idées nouvelles qui enchantèrent et dévorèrent l'âme de Manon Phlipon. C'était en effet une sorte de madame Roland avant le mariage, à la fois enthousiaste et raisonneuse, éprise du même idéal de grandeur et de vertu profanes.

Duplay, qui avait gagné à la sueur de son front une quinzaine de mille livres de rente, représentées par la propriété de trois maisons qui ne se louaient plus guère, et qui s'était refait entrepreneur de menuiserie pour réparer les brèches creusées par la Révolution dans sa fortune, avait un fils et quatre filles : Éléonore, l'aînée ; Sophie, la seconde, mariée à un avocat d'Issoire, nommé Auzat — nous avons vu le contrat de mariage, qui est de 91, aux minutes de maître Turquet, successeur médiat de Thion de La Chaume, le notaire d'alors — ; Victoire qui ne fut jamais mariée, et dont il fut question un moment pour Saint-Just, et Élisabeth, qui devait épouser, en août 93, le compatriote et l'ami de Robespierre, le conventionnel Le Bas, son séide. Il se brûla la cervelle quand il vit son maître atteint, le 9 thermidor, par le coup de pistolet de Méda. Il fut le père de ce Philippe Le Bas, qui fut précepteur de Napoléon III et membre de l'Institut.

On sait que lors de l'échauffourée du Champ de Mars, de l'attroupement séditieux des signataires de la pétition de déchéance, dispersé sur la première application de la loi martiale par les gardes nationaux de La Fayette, requis par Bailly, Robespierre, inquiet pour sa sûreté, avait accepté l'asile que lui offrait Duplay, son admirateur et son ami. Il ne devait plus sortir de cette maison tutélaire — sauf une courte désertion rue Saint-Florentin, où la mère Duplay vint le reprendre à sa sœur, qui l'avait enlevé — que pour aller aux Jacobins, puis à la Convention, prononcer ce fameux discours dont il attendait le suprême triomphe, et qui le perdit irrémédiablement.

Ce discours, il l'avait longuement médité, corrigé poli, tantôt dans sa chambre de la rue Saint-Honoré, au milieu de l'hospitalité patriarcale des Duplay, tantôt sous les ombrages de Montmorency, où l'entourait la famille, tantôt dans les allées des Champs-Élysées et du jardin Marbeuf. Là, il en récitait des fragments à Éléonore, qui lui donnait le bras et s'arrêtait avec lui pour mieux l'écouter, tour à tour enivrée d'un sombre enthousiasme, et tourmentée par de mélancoliques pressentiments.

La dernière promenade, les dernières confidences eurent lieu le 5 thermidor, la veille de la séance des Jacobins qui livra Robespierre à sa fatalité. Le tyran s'attendrissait presque par moments, aux caresses du chien familier Brount, et aux naïves chansons, accompagnées par la vielle criarde, des petits Savoyards, auxquels il faisait largesse, et qui le remerciaient en l'appelant : Mon bon Monsieur.

Le 9 thermidor, Robespierre était jeté sanglant, mutilé, sur la table de cette salle de la Convention où il assistait agonisant, au milieu des injures de ses anciens courtisans et de ses anciens sicaires, à la ruine, en quelques discours et quelques décrets, de sa laborieuse tyrannie.

Le lendemain il passait, avec Saint-Just, Couthon et les nombreux proscrits qu'il entraînait avec lui, sur les charrettes du supplice, devant cette maison Duplay, où il avait vécu ses meilleurs jours. Elle avait les contrevents fermés, comme le jour où il y avait entendu, caché derrière les volets, Danton marchant à la mort entre Hérault de Séchelles et Camille Desmoulins, jeter à la demeure du rival qui le tuait la malédiction et la prédiction vengeresses : J'entraîne Robespierre, Robespierre me suit !

La prophétie s'était réalisée. La maison Duplay était vide de ses habitants, tous jetés aux prisons par une réaction sans pitié. Madame Duplay succombait dès la nuit du 10 thermidor, emportée par l'apoplexie selon les uns, selon les autres étranglée par les mégères et les furies de Sainte-Pélagie, auxquelles on l'avait donnée en proie. Cornélie survécut à celui que la mort seule avait empêché de payer, en l'épousant, la dette de trois ans d'hospitalité. Jusque sous la Restauration, une femme en deuil, vierge qui se considérait comme veuve, recueillie dans un unique et jaloux souvenir, porta souvent de son cœur à ses lèvres un médaillon modelé par Collet, image fidèle, maudite de tous et par elle bénie, de celui qui fut Robespierre !

 

 

 



[1] Histoire de Robespierre, d'après des papiers de famille, les sources originales et des documents entièrement inédits par Ernest Hamel, t. I, p. 86.

[2] Mémoires de Charlotte de Robespierre sur ses deux frères, à la suite du t. II des Œuvres de Maximilien Robespierre, publiées par Laponneraye, 1840, p. 401.