L'AMOUR SOUS LA TERREUR

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE PENDANT LA RÉVOLUTION

 

I. — LES AMOUREUX DE CHARLOTTE CORDAY.

 

 

Recherche des motifs mystérieux de l'assassinat de Marat par Charlotte Corday. — La légende et l'histoire. — Est-ce une tragédie sans amour que celle que Charlotte dénoue par un coup de couteau ? — Oui, Charlotte a aimé. — Devise de Charlotte : Corde et ore. —En faveur de qui la bouche a-t-elle trahi le secret du cœur ? — Liste des amoureux de Charlotte. — Examen et discussion des témoignages. — Le comte Henri de Belzunce. — Fouquier-Tinville auteur de la légende de Belzunce. — Le général Félix de Wimpfen l'a accréditée. — Raisons de notre incrédulité. — M. de Pontécoulant contredit l'hypothèse relative à Belzunce et penche pour Barbaroux. — Influence des Girondins sur Charlotte. — La revue des volontaires de Caen. — Coïncidences prises pour des solidarités et des complicités. — Barbaroux blâme le crime de Charlotte. — Témoignage de M. Vaultier. —Erreur politique de Charlotte. — Le choix de la, victime expiatoire atteste l'absence d'un complot girondin. — Barbaroux à Caen, en juin 1793. — Décadence précoce de sa beauté physique et de son énergie morale. — Il est accompagné a Caen non sans scandale, par sa maîtresse Zélie, ci-devant marquise et devenue républicaine. — Témoignage de Pétion. — Anna, Julia et Zelia. — Apologie de l'inconstance, par Barbaroux. — Opinion de Madame Roland, de Louvet, de F. Vaultier. — Inductions tirées de la tragédie de Charlotte Corday, par Salles. — Barbaroux lui-même désigne Adam Lux comme seul capable du r6le de l'amant, dans la fiction comme dans la réalité. — Prétendants hypothétiques et romanesques ; M. de Franquelin. — M. de la Sicotière démontre que Franquelin est un mythe. — M. de Boisjugan de Mingré a existé, mais rien ne lie son sort à celui de Charlotte. — Adam Lux. — Ses relations avec les Girondins. — Sa réprobation de l'attentat du 3i mai et du 2 juin. — Son projet de suicide expiatoire. — Il publie, le lendemain de l'exécution de Charlotte Corday, une brochure en son honneur. — Raccourci de la biographie d'Adam Lux. — Passages de sa brochure concernant Charlotte Corday. — Sa lettre d'adieux à sa femme. — Il est arrêté. — Singulier plaidoyer en sa faveur du docteur Wedekind. — Adam Lux proteste contre cette défense. Il est guillotiné le 4 novembre 1793. — Lettre admirable de Ch. Bougon-Longrais, ex-procureur général syndic du Calvados, à sa mère, la veille de son exécution. — Si Charlotte a jamais aimé quelqu'un, c'est lui. — Ses relations avec elle. — Portrait physique et moral de Bougon-Longrais. — Etranges coïncidences du samedi 23 juillet 1793. — Lettre de Charlotte à Barbaroux. — Passage qui concerne Bougon-Longrais. — Il est arrêté dans la même retraite que le prince de Talmont, qui l'avait sauvé. — Il est guillotine à Rennes, le 5 janvier 1794. — Charlotte et Bougon. — Madame Roland et Buzot.

 

 

I

Tout le monde connaît l'assassinat de Marat par Charlotte Corday, le 13 juillet 1793.

Mais si tout le monde connaît l'acte auquel la chaste Judith de la Gironde, la digne petite-fille de Corneille a dû la gloire, voilée de deuil, des héroïsmes coupables, si tout le monde en connaît les effets, si funestes à ceux que Charlotte voulait sauver, il n'en est pas de même des mobiles qui le provoquèrent.

Les motifs qui armèrent le bras de mademoiselle de Corday et l'exaltèrent au point de lui faire plonger son couteau dans le cœur d'un homme sans défense qu'elle ne connaissait pas, la veille de leur unique entrevue, sont demeurés mystérieux et controversés.

Une légende, de plus en plus luxuriante, a environné l'histoire de cet attentat extraordinaire de ses fictions parasites. Le cœur n'a point voulu laisser à la tête le triste honneur du rôle principal dans un tel drame. L'imagination des contemporains s'est épuisée à la recherche et à l'invention des mobiles secrets, des sentiments romanesques qui semblaient seuls pouvoir convenir à l'explication d'un meurtre sans cela inexplicable. Nul n'a voulu voir là une tragédie sans amour. C'est dans les miracles de l'amour qu'on a cherché, à l'envi, la cause de ce prodige de haine : l'assassinat d'un démagogue à elle personnellement inconnu par une jeune fille de vingt-cinq ans, que son sexe, sa condition, son âge, son éducation, ses antécédents semblaient prédestiner aux héroïsmes de la pitié plus qu'à ceux de la haine.

La passion de la gloire, de la liberté, de la patrie, a-t-on dit, ne saurait suffire à fournir la raison de cette aberration. Un seul sentiment humain manque de logique et s'en passe : c'est l'amour, que l'on peint justement aveugle. C'est donc l'amour, avec ses espérances ou ses colères, qui a mis aux mains de Charlotte le poignard libérateur et vengeur. Et de même que dans tous les crimes de l'homme on a cherché la femme, on a cherché l'homme dans le crime de la fière et pudique vierge du Calvados, qu'on a supposée n'avoir pu être rendue inexorable que par un excès même de sensibilité.

Ce sont les résultats de cette recherche passionnée, qui a donné lieu à tarit de tours de force d'induction et de chefs-d'œuvre de subtilité, que nous nous proposons d'exposer et de juger.

Après avoir montré l'erreur, nous espérons pouvoir démontrer la vérité, faire, dans l'acte de Charlotte Corday, la part exacte des mobiles qui l'ont inspiré et déterminé, conduire enfin les lecteurs avides d'une opinion impartiale et raisonnée à l'appréciation la plus proche de la certitude sur un événement dont Dieu seul sait tout le secret.

Nous entrons immédiatement en matière par la liste même des personnages auxquels la tradition populaire ou l'imagination des romanciers de l'histoire ont fait l'honneur, souvent immérité, de les croire animés pour Charlotte d'un sentiment partagé par elle, mais d'ailleurs noble et pur comme elle.

 

II

Voici donc cette liste, contre laquelle nous nous abstiendrons d'user d'un premier argument qui ne serait cependant pas sans valeur, tiré du nombre même de ceux qui la composent.

Il est vrai que chaque parrain présente son filleul comme unique et attribue à Charlotte un choix exclusif de toute compétition et de tout partage.

Enumérons donc tous ceux dont la candidature au cœur de Charlotte repose sur quelque patronage ; nommons les parrains, exposons les motifs à l'appui et les raisons contraires. Nous arriverons ainsi à un triage préliminaire qui écartera sans rémission de la lice la plus grande partie des prétendants et nous laissera seulement en présence des sujets sérieux.

C'est ainsi que nous trouverons peut-être celui — le plus modeste et le plus obscur de tous —, qui ne s'est point vanté d'une conquête à laquelle il n'osait point prétendre, mais dont les aveux indirects et les demi-confidences de deux lettres testamentaires ont trahi les titres à l'affection, sinon à l'amour de mademoiselle de Corday.

Car Charlotte aima, il n'y a point lieu d'en douter. Et son acte même le prouve. Il n'est point d'âme de Romaine où il ne soit possible de trouver ce coin de tendresse, ce défaut de la cuirasse stoïque par où la flèche est entrée, par lequel l'héroïne est femme[1].

La solitude et son démon, dont parle Michelet, les lectures viriles et profanes, ni Plutarque, ni Corneille, ni Jean-Jacques, ni l'abbé Raynal, n'ont pas seuls inspiré et armé Charlotte.

Une personne capable d'une si grande haine contre les tyrans, le dut être aussi d'une grande pitié pour les victimes.

A plusieurs fois, à son départ, durant son interrogatoire, Charlotte pleura. Ces larmes attestent que ce grand cœur eut ses tendresses, ses faiblesses peut-être, dans le sens cornélien du mot. L'amazone normande a une devise parlante, qui ne peut tromper. Corde et ore, dit cette devise : de cœur et de bouche.

Voyons comment, quand et pour qui la bouche a pu paraître trahir le secret du cœur.

La liste des personnages auxquels on a prêté pour Charlotte Corday de tendres sentiments, plus ou moins partagés, comprend :

1° Le comte de Belzunce ;

2° Barbaroux ;

3° M. de Franquelin ;

4° M. Boisjugan de Mingré ;

5° Adam Lux.

Nous ne parlons pas, bien entendu, des arbitraires, paradoxales, monstrueuses hypothèses qui ont pu fleurir dans l'imagination des trente-huit auteurs de pièces ou tableaux dramatiques consacrés à Charlotte Corday, et dont quelques-uns ont donné à Marat ou à Fualdès — qui fut juré au tribunal révolutionnaire et siégea dans le procès de Charlotte Corday, double circonstance étrange et peu connue — le rôle amoureux.

Nous allons consacrer une courte étude critique à chacun de ces personnages, et nous commencerons par le premier en date dans la tradition : M. de Belzunce.

 

III

Il s'agit du comte Henri de Belzunce, major en second au régiment de Bourbon-Infanterie, massacré à Caen le 12 août 1789, au milieu d'une de ces séditions populaires fréquentes en province qui suivirent le signal du 14 juillet et firent de nombreuses victimes parmi les officiers assez imprudents pour les braver, assez énergiques pour prétendre les réprimer, malgré la complicité de leurs soldats.

Le jeune comte de Belzunce fut dans ce cas. Il paya de la vie un courageux mépris de l'émeute et du fétichisme révolutionnaire, et le crime de sa mort fut aggravé par des profanations cyniques perpétrées sur son cadavre, partagé en lambeaux, que la populace promena dans une sorte de triomphe cannibalesque.

Le comte de Belzunce était le parent de l'abbesse du même nom qui avait présidé, au couvent de la Sainte-Trinité, à Caen, à l'éducation de Charlotte.

Charlotte avait donc pu le voir et le connaître ; aussi, cette mort précoce et tragique d'un aristocrate à venger parut à Fouquier-Tinville pouvoir expliquer ce meurtre, dont il n'était pas fâché de diminuer la grandeur importune en l'attribuant à une vengeance de jolie femme amoureuse, plutôt qu'à l'exaltation d'un sentiment politique et patriotique désintéressé.

C'est en effet le sinistre pourvoyeur du tribunal révolutionnaire qui a pris sous sa protection et paternellement mis en circulation le bruit d'après lequel Charlotte aurait tué Marat pour venger Belzunce.

Il écrivait au comité de sûreté générale, dans une lettre qui appartient aujourd'hui à M. Feuillet de Conches :

Citoyens,

Je vous observe que je viens d'être informé que cet assassin femelle — Charlotte Corday — était l'amie de Belzunce, colonel, tué à Caen dans une insurrection, et que, depuis cette époque, elle a conçu une haine implacable contre Marat, qui avait dénoncé Biron, qui était parent de Belzunce, et que Barbaroux paraît avoir profité des dispositions criminelles où était cette fille contre Marat pour l'amener à exécuter cet horrible assassinat.

Signé : FOUQUIER-TINVILLE.

 

Cette fable, accréditée par le farouche et galant accusateur public, a rencontré chez un contemporain, fort différent, le général Félix de Wimpfen, chef malheureux de l'insurrection avortée de l'Ouest contre le despotisme conventionnel, une confirmation des plus inattendues.

Dans une note de l'Histoire de France de M. de Toulongeon, on trouve, sous l'autorité du général, la double assertion que voici : Charlotte aurait été d'abord ardente royaliste, et elle aurait éprouvé pour M. de Belzunce un tendre sentiment bientôt si cruellement déçu dans s'es espérances.

Cette hypothèse, vigoureusement battue en brèche par la dialectique de nos bénédictins de la critique appliquée à l'histoire révolutionnaire[2], ne supporte plus aujourd'hui l'examen.

Marat n'a pu être pour rien, par ses déclamations sanguinaires, dans la mort du jeune comte — en admettant qu'il fût jeune —, arrivée le 12 août 1789, c'est-à-dire un mois juste avant l'apparition du premier numéro du fatal Ami du peuple, qui est du 12 septembre de la même année.

M. Henri de Belzunce, d'ailleurs, n'était point le neveu, comme on l'a dit, de l'abbesse protectrice et bienfaitrice de Charlotte, mais son parent éloigné. Il était de la branche des Belzunce de Macaïe, tandis qu'elle descendait des Belzunde de Castelmoron.

Rien n'établit la présence à Caen, avant la circonstance qui lui fut si fatale, du comte de Belzunce. L'abbesse de ce nom était décédée le 3 février 1787, et il ne vint à Caen en garnison qu'en avril 1789.

Il est impossible d'établir, par un témoignage quelconque, que le jeune officier ait connu l'abbesse de son nom et l'ait visitée, encore moins qu'il ait connu Charlotte.

Il l'eût connue qu'il n'eût sans doute que médiocrement goûté la société d'une jeune fille pauvre et retirée, d'une beauté grave et froide, peu aimable dans le sens frivole du mot, d'une grâce un peu gauche, d'un sérieux un peu âpre, qui s'inquiétait plus des idées que des modes, se nourrissait de lectures viriles et s'exaltait à la pensée des vertus républicaines et des héroïsmes antiques.

Tout établit l'incompatibilité d'humeur entre cette stoïque et pudique jeune fille et le brillant, bouillant, galant, étourdi officier, aristocrate fieffé, des plus zélés et provocants, car il fut la victime, et l'unique, du soulèvement du 12 août 1789.

Comment donc croire à des relations qui ne reposent sur aucun fondement, et qui, bien loin de trouver quelque probabilité dans une naturelle sympathie, un mutuel attrait, semblent avoir été contrariées par d'insurmontables dissidences de goûts et d'opinions ?

Un témoignage contemporain des plus autorisés nous parait devoir faire décisivement pencher du côté de la négative la balance où nous le jetons.

C'est celui du comte Gustave Doulcet de Pontécoulant, le neveu de la vénérable coadjutrice de l'abbesse de Belzunce, le député du Calvados, le proscrit de la Terreur. Il connaissait Charlotte, elle le connaissait et elle l'estimait assez pour avoir songé à le charger de sa défense par une lettre qui ne lui fut communiquée que lorsque, en le flétrissant injustement d'avoir refusé une mission qu'il n'avait pas connue, Charlotte était déjà, depuis deux jours, morte sur l'échafaud.

M. de Pontécoulant ne croit pas à l'amour de Charlotte pour un jeune homme exalté dans un sens contraire au sien, et qu'elle n'aurait pu rencontrer avant la mort de sa parente, au parloir de l'abbaye aux Dames, qu'à un âge qui n'est pas celui des sentiments exclusifs et passionnés ; rien d'ailleurs, selon lui ne prouve qu'elle l'ait jamais connu.

Il pense, au contraire, que la beauté physique du député de Marseille — Barbaroux —, sa mâle éloquence, sa verve méridionale, n'avaient point laissé de produire une vive impression sur l'imagination exaltée de la jeune républicaine[3].

Jusqu'à quel point les conversations politiques que Charlotte eut avec les Girondins proscrits, et avec le plus beau, sinon le plus éloquent d'entre eux, réagirent-elles sur ses sentiments intimes ? C'est ce qu'il convient maintenant d'examiner.

 

IV

L'influence des Girondins sur Charlotte Corday, l'impression produite sur son imagination et sur son cœur par les préparatifs de la courte et inégale lutte engagée par l'insurrection fédéraliste normande contre la tyrannie de Paris et le despotisme proscripteur de la Montagne ne sont pas contestables.

C'est le jour de la revue des volontaires de Caen, allant rejoindre à Evreux l'armée de Wimpfen, que semble s'être achevé pour elle le combat intérieur ; c'est ce jour-là que sa résolution paraît s'être arrêtée de donner à Pétion, qui avait paru suspecter son courage, un démenti décisif, et de signaler son voyage à Paris par un exploit sur lequel les hôtes de l'hôtel de l'Intendance étaient loin de compter.

Bien loin, en effet, d'avoir été suggéré par eux, le projet de Charlotte leur demeura inconnu ; et quand éclata la fatale nouvelle de cet attentat qui les compromettait sans profit, ils le déplorèrent, l'improuvèrent hautement et sincèrement : car ils se sentaient perdus.

L'insurrection normande, l'assassinat de Marat, il y avait là plus qu'il n'en fallait pour les vouer à l'implacable vindicte de l'opinion et des lois.

Sur l'appréciation du crime dont on leur attribue si à tort l'inspiration, les Girondins n'ont jamais varié.

Ils ont admiré le courage et le dévouement de cette jeune fille s'immolant à ce qu'elle croit le salut, mais ils ont réprouvé l'acte ; ils n'avaient point la religion du stérile poignard ; ils savaient que Marat mort était plus dangereux pour eux que Marat vivant.

Le témoignage de M. F. Vaultier, le témoin et l'historien de l'insurrection normande, atteste le blâme de Barbaroux ; celui-ci se montra, devant lui, atterré quand il reçut la nouvelle de l'attentat commis par cette jeune fille qu'il ne connaissait pas assez pour avoir deviné son dessein.

Il ne l'avait vue que trois fois depuis le 15 juin, toujours rapidement et publiquement, en présence des nombreux assistants qui remplissaient les salons de l'Intendance.

Le choix de Marat comme victime suffirait seul d'ailleurs à disculper Barbaroux.

Il fallait une jeune fille peu au fait de la lutte des partis et de la valeur des hommes pour croire étouffer dans le sang de Marat cette doctrine de la Terreur dont n'était le grand prêtre.

Barbaroux et madame Roland connaissaient mieux leurs véritables ennemis. La mort de Marat ne leur était d'aucune utilité, car il n'avait pas même le crédit d'un Hébert, dont l'arrestation provoqua la journée du 31 mai, tandis que les persécutions exercées contre Marat n'avaient indigné que lui.

S'ils eussent eu une victime à désigner au poignard du fanatisme, ce n'eût pas. été Marat, mais plutôt Robespierre et surtout Danton, chefs de la faction dominante et leurs irréconciliables adversaires.

Nous ne développerons pas ce point qui est hors de conteste pour quiconque a lu les Mémoires de madame Roland[4] et les Souvenirs de l'insurrection normande dite du fédéralisme, par M. F. Vaultier[5].

Barbaroux a donc ignoré, bien loin de l'avoir suggéré, le projet de Charlotte, dont l'exécution devait tant contribuer à le perdre.

Et c'est là précisément ce qui le rend exclusif de toute préoccupation du sort personnel de Barbaroux, par suite ce qui dément toute hypothèse de tendres sentiments entre Charlotte et celui qu'on appelait, aussi ironiquement que sincèrement, l'Antinoüs de la Gironde.

Nous allons voir ce qu'il faut penser au juste de cette qualification d'un homme alourdi, énervé par l'ambition et le plaisir, précocement obèse, trop corrompu pour apprécier, sous leur fière et dure enveloppe, les savoureuses qualités d'une personne sans légèreté et sans coquetterie.

Disons immédiatement que la vérité est d'après le témoignage de Louvet, de Meillan, de M. Vaultier, que les relations de Charlotte et de Barbaroux à Caen furent rares, courtes, presque banales ; que rien n'indique que la beauté athlétique et un peu vulgaire, d'ailleurs à son déclin, du député marseillais ait frappé Charlotte, peu accessible à ces impressions matérielles et profanes ; qu'au contraire, il résulte des propres conversations de Barbaroux après l'événement, qu'il se reprochait et regrettait de n'avoir pas deviné et mieux apprécié une personne si extraordinaire, mais qui, au milieu du mouvement et des distractions de sa vie à Caen, l'avait laissé presque indifférent.

Voyons maintenant, avant la preuve décisive, réservée pour la fin, ce qu'était en juin 1793 ce Barbaroux trop vanté au physique et au moral, et sous quel aspect de décadence, sensible même aux yeux étrangers, il apparaissait déjà à ses meilleurs amis.

En ce qui touche le physique, nous croyons que la vérité est dans le juste milieu entre les hyperboles optimistes de madame Roland et d'Anacharsis Clootz, et entre les exagérations en sens contraire de Liautard ou de Granier de Cassagnac.

Sans admettre, comme ces derniers, que Barbaroux eût la face ultra-rubiconde et passablement bourgeonnée, qu'il fût un bellâtre bouffi, commun et essoufflé, il est juste de reconnaître avec Louvet qu'il était affligé, à vingt-huit ans, de l'embonpoint d'un homme de quarante.

La tête posée sur cette carrure massive, tête aux cheveux noirs, aux yeux noirs, aux belles dents, à la trace bleutée d'une barbe tellement noire, que son ombre survivait au rasoir et brunissait le teint chaud et mat du tribun ; cette tête était plus remarquable par la régularité des traits que par leur harmonie et leur charme.

Ce magnétique attrait, Barbaroux paraît l'avoir possédé dans sa première et florissante jeunesse ; mais un usage précoce et prodigue de son prestige, durant une vie vouée à l'ambition et à la galanterie, l'avait quelque peu émoussé.

Ramené à la fidélité par le dégoût même et la fatigue de l'inconstance, il affichait plutôt les conquêtes du passé qu'il ne prétendait à celles de l'avenir, et il voyageait suivi, à Caen même, au milieu de collègues qui déploraient cette faiblesse chez un républicain et chez un proscrit, d'une femme que Pétion désigne, dans la partie inédite de ses Mémoires, sous le nom de Zélia.

Voici la citation, qui a son importance, en dehors de son intérêt de curiosité.

Une femme que j'étais fâché de voir attachée à nos pas accompagnait celui qu'elle aimait — Barbaroux — ; elle nous compromettait, et donnait lieu à des propos désagréables... Zélia est une ci-devant marquise, mais républicaine. Elle demeurait dans un hôtel où nous occupions une chambre, Buzot, Louvet et moi. Souvent, pour charmer nos peines, Louvet nous racontait quelques anecdotes aussi jolies que son Faublas.

 

Cette Zélia, marquise républicaine entraînée dans l'orbite de l'étoile pâlissante de la Gironde, était la troisième de cette trilogie de femmes mêlées à sa vie, et que Barbaroux désigne lui-même sous le nom d'Anna, Julia et Zélia, dans la quatrième partie de ses Mémoires, aujourd'hui considérée comme perdue, mais qui avaient passé complets sous les yeux malins de Lecointre, auquel nous devons ces citations et analyses.

De son côté, M. Frédéric Vaultier[6], qui s'était lié avec Barbaroux pendant son séjour à Caen, en 1793, le montre alors assez vivement occupé d'une femme qu'il ne nomme pas.

Ce devait être cette Zélia ou Zélis à laquelle Barbaroux, qui se piquait de faire des vers et ne manquait pas de talent poétique, avait adressé une Épître ou Apologie de l'inconstance commençant ainsi :

Zélis, on se lasse de tout...

Il la lut à son ami durant une promenade qu'ils firent ensemble, et Barbaroux semble ne pas avoir tardé à se débarrasser d'une cohabitation importune à lui-même comme à ses amis, car il était seul durant la suite de cette triste odyssée terminée par une mort tragique.

Il avait cédé à la fois, en refusant d'associer plus longtemps une femme à sa proscription, aux conseils de la générosité et à ceux de la raison. Ses amis ne lui avaient pas épargné, en effet, les représentations sur l'inconvenance de cette compagnie, au moment où les circonstances appelaient les résolutions les plus

graves et les plus stoïques.

Madame Roland, tenue au courant, sans doute par Buzot, écrivait, le 7 juillet 1793, six jours avant l'attentat de Charlotte :

Et ce jeune Bx. — Barbaroux — ne fait-il pas des siennes dans cette terre hospitalière ? C'est pourtant le cas d'oublier de s'amuser, à moins que de savoir, comme Alcibiade, suffire à tout également ?[7]

 

Elle fait allusion, dans ses Portraits et Anecdotes, à cet amour du plaisir, qui est à côté des belles qualités de Barbaroux, et risque parfois de prendre la place de l'amour de la gloire et d'affaisser une trempe excellente.

Louvet, de son côté, peint à merveille ce côté efféminé d'un beau caractère quand il s'écrie :

Je t'ai vu, mon cher Barbaroux, au milieu des plaisirs variés dont t'enivraient tour à tour mille enchanteresses attirées par ta beauté, mais aussitôt délaissées par ton inconstance.

 

Cet homme galant jusqu'au bout, à qui la Marseillaise Annette donnait un fils naturel au milieu même d'août 92, et qui se montrait systématiquement inconstant dans sa conduite comme dans ses vers, n'avait rien de ce qui pouvait attirer ou retenir une pure et noble fille, avide d'idéal et d'infini, comme Charlotte Corday.

M. F. Vaultier reconnaît le fait, quand il dit de Barbaroux : Il ne pouvait songer à mademoiselle de Corday, étant alors préoccupé d'une autre personne.

Ce qui a pu donner lieu à ce bruit, à cette tradition de l'amour de Barbaroux pour Charlotte et réciproquement, tradition dont madame Louise Colet, Ponsard et les dramaturges étrangers Von Appen et Ginrdt, se sont fait les organes, c'est la présence incontestée d'une femme auprès du député girondin, habitant avec lui à l'hôtel de l'Intendance, à Caen, et s'y promenant à son bras dans les jardins.

Mais cette femme n'était pas et ne pouvait être Charlotte Corday, quoique un dessin du temps de la collection Saint-Albin (1825, n° 107), représentant l'Antinoüs de la Gironde se promenant dans les jardins de l'Intendance à Caen, avec une femme à son bras, désigne arbitrairement Marie de Corday comme étant cette femme.

Cette attribution, qui n'est qu'une médisance par rapport à Barbaroux, se trouve être une calomnie par rapport à l'héroïne.

Un témoignage décisif, venu des Girondins eux-mêmes, lève à cet égard tous les doutes, et c'est par lui que nous finirons.

Il existe une tragédie de Charlotte Corday, composée par le Girondin Salles, pendant sa proscription même, récemment publiée par M. Moreau-Chaslon, puis par M. Vatel, et sur laquelle l'auteur consulte ses amis errants d'abord, et ensuite enfermés avec lui.

On a les observations de Pétion, de Buzot et de Barbaroux ; admirable feuilleton dramatique et critique, dit de cette dernière M. Jules Janin.

Eh bien ! l'élément romanesque de cette tragédie, écrite entre deux si tragiques réalités, était représenté par le galant et efféminé Hérault de Séchelles, l'Alcibiade de la Montagne, comme Barbaroux fut celui de Gironde.

Ce personnage est considéré par les trois amis comme indigne de Charlotte Corday, qu'abaisse l'amour d'un homme qui ne pouvait la comprendre.

Là-dessus, Barbaroux, bien loin de faire allusion à des souvenirs personnels, et à cette tradition qui a commencé de son vivant et le flatterait si elle ne calomniait pas une personne trop admirable pour être aimée, et qui mérite d'être adorée ; Barbaroux désigne comme le seul homme capable de porter le masque d'une telle fiction celui que son enthousiasme pour Charlotte devait conduire à l'échafaud, celui qui ne put la voir impunément dans la fatale charrette, sous le vêtement rouge des parricides, le front auréolé de je ne sais quel éclat céleste, Adam Lux, le député de Mayence, dont nous aurons à parler bientôt.

L'enquête est, croyons-nous, fermée, et la légende des amours de Barbaroux et de Charlotte Corday tombe définitivement au rebut des hypothèses. Continuons à percer, à travers la fiction, le chemin de la vérité.

 

V

Ni Michelet, ni Louis Blanc, disons-le du reste à leur décharge, n'ont cru à l'amour de Charlotte pour Belzunce, pour Barbaroux encore moins.

Ils n'y croient pas davantage pour M. de Franquelin ou pour M. de Boisjugan de Mingré, prétendants sans consistance, purs héros de roman sur lesquels il suffit de souffler pour les voir s'évanouir, ombres vaines, nées du rêve d'une nuit.

Nous aurons d'autant moins de peine à expédier M. de Franquelin que son existence est aussi fabuleuse que son amour.

Il est sorti d'un commérage de vieille femme, fécondé par l'incubation successive d'un conteur aimable, M. Paul Delasalle, et d'un des plus séduisants romanciers de l'histoire, M. de Lamartine.

Un érudit qui connaît comme personne l'histoire de la Révolution et celle de la Normandie, M. Léon de la Sicotière, a fait justice de la légende Franquelin en quelques lignes dont chacune emporte son morceau. Il n'y a qu'à le citer. C'est bref et net comme un bon arrêt :

M. Paul Delasalle[8], et après lui M. de Lamartine[9], ont admis une légende bien plus romanesque encore. Un jeune homme du nom de Franquelin serait venu, quelque temps après le supplice de Charlotte, mourir à Vibraye (Sarthe) de douleur et d'une fluxion de poitrine. Il portait toujours sur son cœur un portrait et des lettres de Charlotte Corday, et il aurait exigé en mourant que ces lettres et ce portrait fussent ensevelis avec lui.

Le secret, longtemps gardé, aurait été divulgué par une vieille gouvernante qui, voyant un jour dans la galerie d'un amateur du Mans — M. de Saint-Rémy — une copie de la Charlotte Corday de Scheffer, aurait reconnu, sans hésiter, dans les traits de l'héroïne, ceux de la jeune fille dont Franquelin, son ancien maître, contemplait si souvent l'image, adorée plus de quarante ans auparavant.

Outre que ce nom de Franquelin n'a laissé aucun souvenir, ni dans la ville de Caen, ni dans la famille de Charlotte de Corday, ni même à Vibraye, faut-il relever tout ce qu'offre d'invraisemblable une pareille reconnaissance après un si long temps écoulé ? Faut-il surtout faire remarquer que, le portrait de Charlotte, que Scheffer a placé dans son tableau, est entièrement de fantaisie ? Il m'en a fait lui-même l'aveu à une époque où l'on n'avait pas encore retrouvé l'original d'Hauër, en regrettant de ne pas avoir eu à sa disposition de portrait authentique. Si l'amante de Franquelin ressemblait à la Charlotte de Scheffer, nous pouvons affirmer que ce n'était pas la véritable Charlotte Corday[10].

 

Ajoutons que M. Vatel achève ce personnage légendaire en constatant que les registres des décès de Vibraye, de 1792 à 1795, ne contiennent point le nom de Franquelin.

M. de Boisjugan de Mingré, du moins, n'est pas un mythe. Son existence et sa mort sont judiciairement établis.

Les relations entre la famille Godefroy de Boisjugan et madame de Brétheville, la tante de Charlotte Corday, auprès de laquelle elle vivait à Caen, sont notoires.

Un des membres de cette famille, M. de Boisjugan de Mingré, fut fusillé en 1792, comme émigré pris les armes à la main.

Là-dessus on a échafaudé tout un petit roman, dont le château de cartes ne repose que sur des hypothèses.

M. Frédéric Vaultier, M. Louis Dubois, contemporains de Charlotte, qui l'ont connue, mentionnent la tradition, mais déclarent n'avoir pu recueillir aucun renseignement qui la confirme[11].

Il en est de même de M. Ch. Vatel, qui a bien voulu nous l'affirmer personnellement.

 

VI

Nous arrivons au député de Mayence, Adam Lux, à celui que Barbaroux désignait à Salles comme seul digne de jouer dans sa tragédie le rôle d'amoureux de Charlotte, rôle qu'il avait joué dans la réalité jusqu'à donner son sang en témoignage à cette passion idéale, mystique, héroïque qui le conduisit à l'échafaud.

Non pas qu'il y ait eu, entre Adam Lux et Charlotte, le moindre rapport personnel et direct.

Tout se passa dans l'imagination d'un homme exalté par l'attentat du 31 mai et du 2 juin, par la proscription des Girondins' et l'acte antique, mais surtout les paroles romaines de l'inutile vengeresse de son parti.

Rien n'établit que Lux ait connu Charlotte et l'ait même jamais vue avant le jour de son supplice.

Mais il n'est pas possible de douter de l'impression que ce dernier fait avait produite sur le cerveau enflammé d'un ami enthousiaste et déçu de la liberté et de l'humanité.

Adam Lux connaissait les Girondins ; il était lié avec Pétion et Guadet, auxquels il écrivait, et il eut pour compagnon de détention à la Force, Champagneux, chef de bureau au ministère de l'intérieur, futur mari d'Eudora Roland, fille unique de la célébré victime de la Révolution.

Ces relations incontestables suffisent pour faire comprendre deux choses : la réprobation de l'attentat du 31 mai, et l'admiration pour Charlotte Corday. C'étaient deux sentiments naturels à quiconque estimait et fréquentait les Girondins, à quiconque déplorait, dans l'intérêt même de la République, la lutte entre les deux grands partis révolutionnaires, la Montagne et la Gironde, arrivée durant l'été de juin 1793 à une sorte de paroxysme furieux.

Mais ni Champagneux, compagnon de captivité d'Adam Lux à la Force, du 4 août au 2 novembre 1793, ni son compagnon Georges Kerner, qui le visita pendant sa détention et a laissé des souvenirs intéressants sur leurs relations, n'ont fait allusion à la passion qui lui est attribuée pour Charlotte.

Adam Lux, cœur naïf, imagination exaltée, dévorée de cette soif de concorde et de paix qui ne s'apaise que dans les sphères éternelles et dont il chercha en effet à éteindre, dans une mort volontaire et exemplaire, la sublime fièvre, désapprouvait également l'assassinat de Marat et la proscription des Girondins.

Il était, dès le mois de juin, tourmenté de la pensée, que ne combattait pas assez l'amour incontestable pourtant qu'il avait pour sa femme, Sabine Reuter, et ses trois enfants, de se tuer sur la cime même de la Montagne, après avoir offert, dans une sorte de discours expiatoire, sa vie en sacrifice aux Furies qui divisaient l'Assemblée.

Il était arrivé, par une direction différente du même sentiment, à espérer que son sang, ainsi volontairement versé, apaiserait les influences funestes qui poussaient à s'entre-déchirer les enfants de la même patrie et les partisans de la même cause ; de même que Charlotte avait cru, en immolant Marat, ouvrir avec son poignard une ère nouvelle de liberté et de paix.

C'est un amour exalté du pays natal ou du pays adoptif, une commune passion pour ces idées généreuses que calomniait et compromettait une lutte d'ambition poussée jusqu'à la guerre civile, qui mirent à la main de Charlotte Corday et d'Adam Lux l'arme des résolutions extrêmes.

Seulement les conseils de Guadet firent renoncer le député de Mayence à ce projet de suicide expiatoire, plus théâtral qu'efficace, dont il lui avait fait confidence.

Pour Charlotte, n'ayant communiqué à personne un dessein qu'elle avait conçu dans la solitude, elle n'en put être- dissuadée par personne, ce que les Girondins, s'ils l'eussent connu, se fussent certainement crus obligés d'essayer dans leur intérêt même.

Charlotte frappa Marat et fit un martyr du démagogue assassiné.

Adam Lux renonça à se frapper en pleine assemblée ; mais il publia, dès le lendemain de l'exécution de Charlotte, une brochure en l'honneur des Girondins et en son honneur, qui était, pour le suicide d'un homme qui bravait ainsi à la fois toutes les colères de l'opinion dominante, toutes les puissances dont un signe suffisait pour envoyer à l'échafaud, une arme beaucoup plus sûre qu'un pistolet ou un poignard.

Cette brochure, dont nous allons parler, et qui était une protestation déclamatoire contre la tyrannie jacobine, l'expulsion des Girondins, fut naturellement dédiée à celle dont la vie et la mort remplissaient à ce moment toutes les imaginations et tous les cœurs, à celle que les patriotes et les libéraux persécutés du moment voyaient passer dans leurs rêves attristés, à celle qu'ils considéraient comme l'image même, comme la personnification tragique de leur foi, à celle qu'André Chénier glorifiait sans la connaître, à celle qu'Adam Lux déclarait, après bavoir vue passer sur la charrette fatale, plus grande que Brutus.

Disons maintenant en bref ce que c'était que cet Adam Lux, ce qu'il fit, et comment il mourut, victime volontaire d'une noble exaltation politique, montrant sans le savoir à sa fille préférée, héritière de ses talents et de son sort, cette route du suicide où elle devait, victime de l'exaltation littéraire et d'une passion romanesque pour Jean-Paul Richter, le suivre vingt années plus tard.

Jean-Adam Lux était né le 27 décembre 1765, dans le village d'Obernburg, près d'Aschaffenbourg-sur-le-Mein, dans l'électorat de Mayence[12].

A dix-neuf ans, ses études terminées, il fut promu au grade de docteur en médecine et en pharmacie.

Il n'exerça point la médecine, par suite d'une répugnance pour les études anatomiques qui cadre bien avec son humanitarisme ardent.

Il entra comme gouverneur .dans la maison d'un riche bourgeois de Mayence, y fit la connaissance d'une jeune parente, nommée Sabine Reuter, et l'épousa peu après.

Il se retira dans une petite terre achetée dans le village de Kostheim, en face de Mayence, et y vécut tranquille, au moins extérieurement, au milieu des travaux de la vie champêtre et des plaisirs domestiques. Bon cultivateur, bon mari, bon père ; heureux si tout le monde l'eût été autour de lui et si ses rêveries et ses lectures, développant en lui l'instinct de réforme et échauffant les levains d'une exaltation naturelle, ne l'eussent jeté, quand les circonstances le permirent, tout enfiévré et enivré, dans les vicissitudes de l'action !

En septembre 92, demeuré Allemand par le fonds de ses idées, il se sent gagné au triomphe des idées françaises, et, combattu entre le patriotisme et l'amour de la liberté, il blâme les illusions de la coalition, et ne trouve que dans l'incorporation de son pays à la France le moyen de concilier ces deux sentiments, tout vibrants en lui : la haine de la guerre et celle de la servitude.

Un mois plus tard, le 22 octobre 1792, les armées de la République vinrent occuper Mayence et la plus grande partie de la rive gauche du Rhin.

Un décret de la Convention nationale du 17 décembre 1792 avait enjoint aux provinces conquises de se donner des constitutions libres, et le 17 mars 1793, une convention nationale rhéno-allemande se réunit à Mayence pour délibérer sur l'organisation du pays.

Une proposition d'incorporation à la République française fut votée à une grande majorité le 22 mars.

Adam Lux, qui avait puissamment contribué à ce résultat, fut délégué par l'Assemblée, avec le célèbre Georges Forster et un négociant nommé Potocki, pour porter à la Convention le procès-verbal et en solliciter l'homologation.

Le 29 mars, les trois députés arrivèrent à Paris, et le 30, la Convention ratifia solennellement en leur présence l'acte d'incorporation.

Adam Lux demeura à Paris, où la lutte des partis, la nouveauté des événements avaient pour lui l'attrait de l'abîme.

Il se plongea dans la lecture des feuilles publiques et la pratique des assemblées, que sa connaissance particulière de la langue française lui rendait faciles.

La fermentation de ces lectures et de ces spectacles s'aigrit bientôt en lui jusqu'à le conduire à la pensée désespérée d'un suicide exemplaire.

La nouvelle de l'entrée des Prussiens à Mayence (le 22 juillet) acheva d'irriter cette exaltation, dont la vue de Charlotte Corday montant à l'échafaud avait allumé en lui le volcan.

Le volcan avait fait explosion dans son second pamphlet intitulé : Charlotte Corday, par le député extr. A. Lux. Cette brochure est du 19 juillet, surlendemain de la mort de l'héroïne, exécutée le 17.

Déjà, le 13 juillet, le jour même de l'assassinat de Marat, Lux avait attiré sur lui l'attention et la colère des jacobins en leur jetant à la tête un Avis aux citoyens français, où il épargnait si peu la tyrannie montagnarde, qu'il se jugeait lui-même impardonnable et appelait sur lui la foudre par cet ironique défi : Après une telle déclaration, il sera de votre convenance de me faire l'honneur de vos cachots ou de votre guillotine.

Dès le 24, ce vœu funèbre était exaucé.

On lit aux registres d'écrou conservés aux archives de la Préfecture de police la mention suivante :

Adam Lux, entré à la Force le 24 juillet 1793, transféré à la Conciergerie le 2 novembre, condamné à mort et exécuté le 14 brumaire an II (4 novembre 1793).

Nous n'avons plus maintenant qu'à citer les passages de la brochure d'Adam Lux qui concernent Charlotte Corday.

..... Charlotte Corday, âme sublime, fille incomparable ! je ne parlerai point de l'impression que tu feras sur le cœur des autres ; je me bornerai énoncer les sentiments que tu as fait naître dans mon âme.

Le mercredi 17 juillet, jour de son exécution, vers le soir, je fus surpris de ce jugement dont cependant je n'ignorais aucun détail : j'en savais à peu près assez pour conclure que cette personne devait montrer un courage extraordinaire.

C'était la seule idée-de ce courage qui m'occupait dans la rue Saint-Honoré, en la voyant approcher dans la charrette ; mais quel fut mon étonnement lorsque, outre une intrépidité que j'attendais, je vis cette douceur inaltérable au milieu des hurlements barbares !... ce regard si doux et si pénétrant ! ces étincelles vives et humides qui éclataient dans ces beaux yeux, et dans lesquels parlait une âme aussi tendre qu'intrépide ; yeux charmants qui auraient dû émouvoir les rochers ! Souvenir unique et immortel ! regards d'un ange qui pénétrèrent intimement mon cœur, qui le remplirent d'émotions violentes, qui me furent- inconnues jusqu'alors ; émotions dont la douceur égale l'amertume, et dont le sentiment ne s'effacera qu'avec mon dernier soupir ! Pendant deux heures, depuis son départ jusqu'à l'arrivée à l'échafaud, elle garda la même fermeté, la même douceur inexprimable : sur sa charrette, n'ayant ni appui ni consolateur, elle était exposée aux huées continuelles d'une foule indigne du nom d'hommes. Ses 'regards, toujours les mêmes, semblaient parcourir cette multitude pour chercher s'il n'y avait point un humain...

Elle monta sur l'échafaud... elle expira... et sa grande âme s'éleva au sein de Caton, de Brutus, et de peu d'autres, dont elle égale ou surpasse les mérites. Elle s'éleva et laissa à tout humain des souvenirs, et à moi des douleurs et des regrets intarissables.

Charlotte, âme céleste, n'étais-tu qu'une mortelle ? L'histoire a-t-elle ton semblable ? Triomphe, France, triomphe, Caen ! car tu as produit une héroïne dont à Rome ou à Sparte on cherche en vain un semblable exemple.

Elle quitta la terre qui n'était plus digne d'elle ; elle passa comme un éclair ; mais, Français, elle nous laissa le souvenir de ses vertus : ce souvenir, si aimé et si doux ne sera jamais perdu pour mon cœur, il augmente et soutient mon amour pour cette patrie, pour laquelle elle voulut mourir, pour m'encourager à aimer cette patrie dont j'ai l'honneur d'être un fils adoptif. Je n'aurai plus besoin désormais de me ressouvenir des Spartiates et des Romains ; car il me suffira de penser continuellement à Charlotte Corday, dont l'héroïsme et les vertus sont au-dessus d'une plume aussi grossière que la mienne, mais dont j'honorerai la mémoire par mes mœurs. La seule idée de cet ange allant à la mort me fera mépriser la puissance de ses bourreaux...

 

Ici Adam Lux s'interrompait pour ajouter, en une note directement adressée auxdits bourreaux, l'apostrophe suivante :

S'ils veulent aussi me faire l'honneur de leur guillotine, qui désormais, à mes yeux, n'est qu'un autel sur lequel on immole les victimes et qui, par le sang pur versé le 17 juillet, a perdu toute ignominie ; s'ils le veulent, dis-je, je les prie, ces bourreaux, de faire donner à ma tête abattue autant de soufflets qu'ils en firent donner à celle de Charlotte ; je les prie de faire pareillement applaudir à ce spectacle de tigres par leur populace cannibale. Ah ! Parisiens ! est-ce vous qui restez paisibles pendant qu'on commet dans vos murs autant d'horreurs qu'autrefois on voyait de galanterie ?... Tu me pardonneras, sublime Charlotte, s'il m'est impossible de montrer dans mes derniers moments le même courage et la même douceur qui te distinguaient : je me réjouis de ta supériorité ; car n'est-il pas juste que l'objet adoré soit toujours plus élevé et toujours au-dessus de l'adorateur ?

 

Après avoir exhalé ce vœu sinistre qui devait cette fois être exaucé, Adam Lux continuait son imprécation :

..... Son souvenir suffira pour élever mon âme au-dessus de l'intérêt personnel, pour m'engager à l'obéissance aux lois dont nous attendons le règne ; son souvenir m'engage à toutes les vertus républicaines, et, par conséquent, à la haine implacable des ennemis de la liberté, des fripons, des anarchistes et des bourreaux... usurpateurs du 31 mai, vous qui, pour échapper aux supplices mérités par vos forfaits, avez trompé les Parisiens et les Français ! je cherchais ici le règne de la douce liberté ; mais je trouvai l'oppression du mérite et de la vertu, le triomphe de l'ignorance et du crime.

Je suis las de vivre au milieu de tant d'horreurs que vous commettez et de tant de malheurs que vous préparez à la patrie( Il ne me reste plus que deux espérances : ou, par vos soins, en victime de la liberté, de souffrir, de mourir sur cet échafaud honorable, ou de concourir à faire disparaître vos mensonges, qui sont la véritable source du fédéralisme et de la guerre civile, afin que votre tyrannie finisse avec l'erreur, qu'au même lieu de sa mort l'immortelle Charlotte ait une statue avec cette inscription :

Plus grande que Brutus !

 

Adam Lux qui, depuis le 7 juin, aspirait à la mort, avait à cette date adressé à sa femme ses derniers adieux dans une lettre testamentaire, qui n'avait ajourné l'exécution de sa résolution de donner l'exemple nécessaire pour dénouer la crise que sur les représentations de Guadet, mais tout en lui déclarant que, si les choses continuaient, il ne survivrait pas, vit enfin, le 24 juillet, ses désirs exaucés. Il fut arrêté à son domicile, à l'hôtel des Patriotes-Hollandais, rue des Moulins, et incarcéré.

La hache, qu'il avait bravée si intrépidement, demeura trois mois suspendue sur sa tête, sans doute grâce aux démarches que quelques-uns de ses compatriotes et amis faisaient en faveur d'un homme qu'ils représentaient comme fou, c'est-à-dire comme irresponsable de ses actes.

Telle fut évidemment l'intention du docteur Wedekind, qui, sous le voile de l'anonyme, publia dans le Journal de la Montagne du 4 septembre une sorte d'apologie brutale de son malheureux ami, qu'il déprécie pour le sauver, et qu'il affecte de traiter, pour mieux déguiser son but secret, avec la commisération mêlée de mépris d'un médecin sans-culotte.

Il raconte les circonstances qui ont troublé la raison du philosophe. Il hausse les épaules à son rêve déçu de mœurs patriarcales et républicaines dont il s'était forgé dans la solitude la délicieuse idée. Il le montre ensorcelé par les Brissotins et enivré par la vue de Charlotte Corday, de la folie de la mort.

Il réclame pour lui un hôpital ou l'Amérique.

Le passage le plus curieux de ce plaidoyer est le suivant :

Une autre circonstance a complété cette folie. Lux aimait beaucoup sa femme, et quoiqu'il ait un tempérament extrêmement ardent, il a vécu, depuis qu'il est séparé d'elle, dans une chasteté sévère. Cette nouvelle situation a augmenté le trouble de ses sens, et la vue de Charlotte Corday, la seule femme peut-être qu'il ait remarquée depuis qu'il est à Paris, ayant fait sur lui une impression physique extrêmement forte, a porté au comble le trouble, la confusion et la noire mélancolie qui régnaient déjà dans son âme. Il a parlé à tort et à travers de Charlotte Corday, il a dit qu'il désirerait mourir pour elle, et, à la suite de ce propos, il a été mis en prison.

 

Peut-être ce singulier avocat eût-il gagné sa cause s'il eût pu obtenir l'acquiescement de son client à son système de défense ou tout au moins son silence.

Mais Adam Lux s'indigna, protesta, et écrivit au Journal de la Montagne, qui enregistra sa réclamation le 26 septembre, qu'il n'était pas assez fou pour vouloir vivre, que te qui prouvait qu'il était un sage, c'est qu'il voulait mourir.

Et il mourut le 4 brumaire an II, sous le même couteau qui avait tranché la tête de Charlotte Corday.

 

VII

Nous avons terminé la partie critique de notre travail. Nous arrivons à sa partie historique, c'est-à-dire à celle où, après avoir démontré irréfutablement, nous le croyons, que Charlotte Corday n'a éprouvé ni peut-être inspiré à Belzunce, à Barbaroux, à Franquelin, à Boisjugan, à Adam Lux une passion directe, personnelle, vivante, méritant le nom d'amour, nous devons nous hasarder à nommer notre candidat et à lui faire les honneurs de cette scène vide.

Oui, si Charlotte a jamais aimé, si jamais la vue d'un homme a fait rougir son visage et battre son cœur, on peut dire hardiment : Le voilà ! du personnage modeste et touchant que nous allons introduire devant le lecteur.

Nous procéderons sans coquetterie — un sentiment de vanité artistique serait peu de saison dans ce triste voyage à travers les ombres —, mais dans l'unique intérêt de la vérité, qui aime ces éclats subits et procède parfois par impression foudroyante, comme font le peintre ou le sculpteur qui dévoilent d'un seul coup leur tableau ou leur statue.

Nous croyons que le public ne lira point, sans une de ces émotions qui éclairent autant qu'elles brûlent, la lettre suivante, retrouvée par M. Vatel dans un des dossiers des archives du tribunal révolutionnaire, à Rennes, et adressée par un proscrit normand, le matin même du jour où il fut exécuté, — à sa mère !

Voici ce document qui ne devait jamais aller à son adresse, car la justice révolutionnaire, qui faisait si peu de cas du respect de la vie humaine et des formes les plus sacrées de la loi, ne s'inquiétait guère de lettres d'adieux de ses victimes, et l'épître suprême, retrouvée soixante-dix-neuf ans après avoir été &the, dans le poudreux dossier du greffier de Rennes, ne parvint pas plus à sa destination que la lettre de Charlotte Corday à Barbaroux ou celle de Marie-Antoinette à madame Élisabeth.

De la prison de Rennes, le 5 janvier 1794, le dernier de mes jours, à huit heures du matin.

Ma tendre et respectable mère,

Dans quel moment je vous écris ! Qu'allez-vous apprendre... !

Ne soyez plus inquiète de mon sort, bientôt il va être terminé ! Ah ! ma mère, que votre courage ne vous abandonne pas dans ces instants cruels ; le mien est, inaltérable et brave la mort et les bourreaux.

Qui l'eût cru, que les soins que vous donniez à mon enfance, que l'exemple si cher de vos vertus, que les travaux de ma jeunesse, que mes efforts suivis de quelques succès, que cette carrière brillante qui semblait s'ouvrir devant moi, que ce témoignage fréquent de l'estime et de l'amitié publiques, ne dussent me conduire qu'à ce terme fatal : l'échafaud ! L'échafaud ! Mais ce nom, jadis si affreux, ne rappelle plus maintenant l'idée de l'infamie et du crime. Depuis les malheurs de la France, il a été trop de fois honoré et ennobli.

Je ne vous parlerai ni de mon jugement ni de mes juges ; bientôt un tribunal supérieur prononcera sur leur sentence et calmera mon ombre irritée. Ils doivent lire cette lettre ; j'en ai dit assez.

Les citoyens de Caen, ceux du Calvados, en se rappelant quelle fut parmi eux ma conduite, et quels furent les derniers actes de mon administration, sauront quel crime l'on m'impute. Ma signature aux arrêtés relatifs à l'insurrection départementale du mois de juillet dernier, voilà la cause ou plutôt le prétexte de ma mort.

Au reste, entendu les motifs de mon jugement ; la seule faveur que je demande à mes juges, c'est de les faire imprimer comme ils les ont lus.

Mais, prêt à rentrer dans le sein de l'Éternel, ces tristes détails s'échappent aisément devant moi, et font place à des considérations plus puissantes.

Non, ma mère, il n'en coûte pas à votre fils de quitt.ir la vie ; depuis longtemps elle avait cessé d'avoir des charmes pour moi. Éloigné de vous, privé des personnes qui m'avaient été les plus chères, ne voyant plus, pour ainsi dire, dans les Français que des hommes lâches ou féroces, témoins les proscriptions sanguinaires qui poursuivent les vertus, le courage et les talents au milieu de la terreur qui glace toutes les âmes et éteint tous les sentiments généreux, sans espoir de voir bientôt finir cette crise terrible, que me reste-t-il à désirer, si ce n'est de mourir ?

Encore si dans mes derniers instants j'avais pu, comme ma chère Cordais, m'endormir au sein d'une illusion douce et trompeuse, et croire au retour prochain de l'ordre et de la paix dans ma patrie... Mais non, j'emporte avec moi l'idée déchirante que le sang va couler à plus grands flots !

Oh ! Charlotte Cordais ! oh ! ma noble et généreuse amie, toi dont le souvenir occupa sans cesse ma mémoire et mon cœur, attends-moi, je vais te rejoindre ! Le désir de te venger m'avait fait jusqu'à ce jour supporter l'existence. Je crois avoir assez satisfait à ce devoir sacré ; je meurs content et digne de toi.

Adieu, ma tendre mère, adieu ! L'instant approche, on me presse, on m'enlève jusqu'à la douceur de m'entretenir plus longtemps avec vous. Adieu ! je vous embrasse, vous et les amis fidèles qui sont encore présents à ma mémoire et auxquels je consacre, ainsi qu'à vous, tous mes sentiments, tous mes hommages et mon dernier soupir[13].

 

Cette admirable lettre est signée : Ch. Hy. Bougon-Longrais, ex-procureur général syndic du Calvados.

Celui qui l'écrivait était alors âgé de vingt-sept ans. Les victimes de la République, comme ses héros, étaient jeunes, et bien peu des uns et des autres ont dépassé la jeunesse !

Aux termes de son signalement dans un passeport à lui délivré let 3 juin 1793, il était de taille moyenne (cinq pieds trois pouces). Il avait les cheveux blonds, les yeux bleus, le nez aquilin.

Du reste, son portrait au physionotrace existe dans les collections de MM. Léon de la Sicotière et Charles Renard, de Caen, et sera reproduit prochainement.

Sa lettre suffit pour attester les qualités morales qu'il alliait à un incontestable attrait physique.

C'était là cette figure grave et douce, c'était là ce jeune homme marqué du sceau de l'éloquence, de l'esprit et de la vertu, ce magistrat républicain, épris de l'antique, nourri de Plutarque et de Corneille, dont sa prose mâle et simple respire la stoïque influence, qui devait faire sur Charlotte une autre impression que l'Antinoüs emphatique et blasé de la Gironde.

Bougon-Longrais d'ailleurs, né à Caen, secrétaire général du département du Calvados en 1791, puis procureur général syndic en 1792, connaissait Charlotte.

Il en était connu ; il en avait été distingué. La communion aidant de leurs goûts littéraires et de leurs opinions politiques, ils s'étaient liés autant que le permettait, des deux côtés, une égale réserve, et faisaient partie de la même société, autant qu'on peut employer ce mot pour indiquer les rencontres et les relations intermittentes d'un jeune homme grave, occupé, studieux, et d'une jeune personne vivant isolée auprès d'une vieille tante, et ne faisant dans le monde même, à la faveur de l'émancipation générale des mœurs dont la Révolution avait été le signal, que de rares apparitions.

Réservée, pudique, inflexible sur les décences, en un mot puritaine, la  jeune et aimable nièce de madame de Brétheville ne visait pas cependant complètement recluse et solitaire.

Elle gouvernait la maison ; elle avait à Caen des relations qu'elle cultivait. Elle avait la demi-liberté d'un âge touchant à la majorité. M. Louis Dubois se souvenait d'avoir pris part avec elle à un déjeuner de quinze personnes. Bougon-Longrais lui prêtait des livres, et elle lui communiquait par écrit ses impressions littéraires et politiques.

Tous ces faits symptomatiques d'une liaison assez familière sont attestés par le témoignage d'un contemporain, historien autorisé de l'insurrection normande, M. Frédéric Vaultier.

On lit dans ses notes, à la suite du nom de Bougon-Longrais :

C'était un jeune homme de manières tout à fait distinguées, plein de talent et d'activité, d'un extérieur aimable et d'une élocution des plus faciles — quoique peut-être un peu empâtée —, d'un esprit solide et cultivé. A l'époque de l'insurrection et longtemps auparavant, Bougon avait été en relations d'amitié et de correspondance littéraire et politique avec mademoiselle de Corday. C'est à lui qu'elle empruntait les ouvrages de philosophie moderne dont la lecture avait pour elle un attrait si décidé.

 

Mesnil, autre administrateur du département, avait affirmé à M. Vaultier :

Qu'à Lisieux, au retour de la campagne de Brécourt, Bougon avait communiqué une vingtaine de lettres par lui reçues de Charlotte et toutes relatives à des sujets de littérature ou de politique.

 

M. Louis Dubois, après avoir rappelé les personnes qu'il voyait chez M. Lévêque, président du directoire du département du Calvados, signale parmi elles ce Bougon-Longrais, dont l'éloquence tirait un vif éclat de sa voix imposante et sonore, et il ajoute en note :

Il avait eu avec mademoiselle de Corday quelques rapports qu'entretenait leur goût commun pour la littérature. Bougon-Longrais avait une noble et belle figure ; il s'exprimait avec autant de facilité que d'élégance et d'énergie.

 

Eh bien ! étrange accumulation de coïncidences ! le samedi 13 juillet, l'insurrection normande avortait misérablement par la faiblesse de Wimpfen, par la trahison de Puisaye, dans l'échauffourée de Brécourt, près de Vernon ; et Bougon-Longrais ne rentrait à Caen, désespéré de cette expédition décevante, que pour y devancer les troupes jacobines victorieuses, y apprendre la nouvelle de la mort de Marat — et par quelle main ! — et partir pour cette aventureuse odyssée dont nous connaissons la tragique issue.

Ce même jour, samedi 13 juillet, Adam Lux lançait dans le public son Avis aux citoyens français. Ce même jour, samedi 13 juillet, Marat avait écrit le matin dans le Publiciste de la Révolution française, par Marat, l'Ami du Peuple, cette apostrophe à Carra par laquelle il fermait brusquement la polémique qui s'était élevée entre eux.

Marat reprochait avec violence à Carra, envoyé près de Dumouriez, en septembre 1792, de n'avoir pas coupé la retraite au despote Guillaume et de ne pas l'avoir amené captif à Paris.

Carra se défendait en disant que le roi de Prusse avait levé le camp trop vite pour qu'on pût le prendre.

Alors, répliquait Marat, il fallait le poignarder. Voici le passage :

Deux mots à Carra : Tu me demandes des preuves, traître, les voici dans tes réponses mêmes. Tu dis que tu n'arrivas que le 30 septembre, que le lendemain les ennemis levèrent le camp... Que faisais-tu donc ? Est-ce ainsi qu'agissaient les consuls romains, que parfois tu veux singer ? Où était le poignard de Brutus ?

 

Le même jour, samedi i3 juillet, au moment même où son public idolâtre lisait dans le journal des colères du peuple cette nouvelle glorification du poignard de Brutus, le poignard de Brutus, dans la main de l'héroïne du Calvados, frappait le tyran, qui expirait dans un bain rougi par son sang.

Le lundi 15 et le mardi 16 juillet, dans cette admirable lettre à Barbaroux dont les nuances diverses et les déclarations en apparence contradictoires ont été si bien expliquées dans une dissertation qui est un modèle achevé de critique historique et morale, Charlotte écrit au député girondin, à propos de Bougon-Longrais, ces lignes si pleines de choses pour ceux qui savent comprendre à demi-mot, qu'un dramaturge allemand, le baron de Senkenberg, auteur d'une tragédie sur Charlotte Corday, publiée à Francfort-sur-le-Mein en 1797, n'a pas hésité à deviner dans Bougon-Longrais, sur ce seul témoignage, l'homme le plus cher au cœur de Charlotte.

Comment ne pas donner ce titre en effet à celui dont le souvenir s'est mêlé à celui de son père à l'heure des déclarations testamentaires, et à qui elle adresse par l'intermédiaire de Barbaroux — l'intermédiaire d'un autre employé dans toutes les circonstances où l'on n'oserait pas parler directement — des adieux dont un sang-froid affecté ne dissimule pas assez l'émotion, et qui pour quiconque sait que cette lettre devait être lue par ses juges, ses gardiens, ses bourreaux, et que Charlotte ne l'ignorait pas, semblent presque un aveu ?

Je vous prie, citoyen, de faire part de ma lettre au citoyen Bougon, procureur général syndic du département. Je ne la lui adresse pas pour plusieurs raisons ; d'abord, je ne suis pas sûre que dans ce moment il soit à Evreux ; je crains de plus qu'étant naturellement sensible, il ne soit affligé de ma mort ; je le crois cependant assez bon citoyen pour se consoler par l'espoir de la paix ; je sais combien il la désire, et j'espère qu'en la facilitant j'ai rempli ses vœux[14].

 

Barbaroux ne reçut pas cette lettre, et ne put, par conséquent, pas la communiquer à Bougon, à qui Charlotte n'osait point l'adresser, par suite de motifs qu'elle énumère tous... excepté peut-être le véritable.

Bougon, proscrit, errant, tomba entre les mains des Vendéens, qui ne l'auraient pas plus épargné que les Jacobins. Le prince de Talmont le sauva. C'était vers la fin de brumaire an II (la mi-novembre 1793), à l'époque du siège de Granville. Ce fut dans la même retraite que tous deux furent pris à la Basouge-du-Désert, près de Fougères.[15]

Le 16 nivôse an III (5 janvier 1794), Bougon monta à Rennes sur l'échafaud de la Terreur.

Les lettres de Charlotte Corday qu'il possédait et dont certainement il ne s'était pas séparé, qu'il portait sans doute comme des reliques sur sa poitrine, ont disparu de son dossier.

La plupart des juges révolutionnaires étaient doublés d'un curieux qui collectionnait pour l'avenir, afin de se ménager des ressources ou des pardons. Courtois, Lecointre, Isoré, Jullien de Paris, ont laissé des trésors d'autographes précieux. Le testament de Louis XVI et celui de Marie-Antoinette ont été ainsi retrouvés pour l'histoire dans les papiers de ceux qui les envoyèrent à la mort.

Où sont les lettres de Charlotte Corday à Bougon-Longrais ?

En 1868, il a été vendu à Londres aux enchères publiques une collection d'autographes, parmi lesquels figurait une lettre de Charlotte Corday à Bougon-Longrais, l'homme qu'elle aimait à Caen.

Ainsi s'exprime le catalogue, qui pourrait bien avoir dit vrai, en dépit de la réputation des catalogues.

Oui, nous le croyons fermement, un jour viendra où l'on aura la preuve que le seul homme auquel Charlotte a pu penser est celui auquel personne n'avait pensé peur elle, le véritable adorateur qui s'est caché si longtemps, avec la modestie du mérite et la fière pudeur des passions sincères, derrière des prétendants usurpateurs, et que si Charlotte a aimé quelqu'un, c'est Bougon-Longrais, comme on a découvert récemment que le seul homme que madame Roland ait aimé, c'est Buzot.

Buzot, Bougon, hommes de la même opinion, du même caractère, du même talent, du même sort, tous deux morts pour la République qui les a maudits, tous deux morts amoureux et aimés d'une femme qui n'a pas dit leur nom, et qu'ils n'ont pas nommée !

 

 

 



[1] Une imagination vive, un cœur sensible me promettaient une vie bien orageuse, dit d'elle-même Charlotte Corday dans sa lettre à Barbaroux.

[2] Nous donnons ce nom, qui implique de notre part beaucoup d'estime et de reconnaissance, à ces infatigables chercheurs ou collectionneurs, M. de la Sicotière, M. Ménétrier, par exemple, et, surtout, M. Charles Vatel. Non moins curieux, non moins heureux dans ses trouvailles, notre confrère et ami Jules Claretie a de plus qu'eux les qualités de l'historien et de l'écrivain.

[3] Souvenirs historiques et parlementaires du comte de Pontécoulant, t. I, p. 204.

[4] Voir les citations dans le curieux et consciencieux ouvrage, plein de trouvailles publié par M. Ch. Vatel et intitulé : Charlotte Corday et les Girondins, 3 vol. in-8°. Plon, 1864-1872. T. I. (Préface, p. LXI et suivantes.)

[5] Publiés par M. Georges Mancel, Caen, Legost-Clérisse, 1858. (P. 102-104-109.)

[6] Souvenirs, etc., p. 162.

[7] Lettres de madame Roland, p. 48. — Charlotte Corday et les Girondins, par M. Ch. Vatel, t. III, p. 478 et suivantes.

[8] Charlotte Corday, 1845, p. 64.

[9] Histoire des Girondins, livre XLIV, n° 11.

[10] Charlotte Corday et Fualdès, par L. de la Sicotière, 1867, P. 6.

[11] Souvenirs de l'insurrection normande de 1793, p. 107.

[12] Cette date est authentique. Elle résulte de l'acte de baptême publié par M. Ch. Vatel (tome I, préface 257), que n'a pas connu le biographe de Lux, M. Louis Bamberger, auteur d'un article des plus intéressants sur cet étrange personnage. (Revue moderne, 1er octobre 1866.)

[13] Archives de la Cour d'appel de Rennes. — Ch. Vatel, Charlotte Corday, etc., t. I. Préface, p. CCXIII et suivantes.

[14] M. Ch. Vatel, Dossier du Procès de Charlotte Corday.

[15] Louis Dubois, p. 10.